En deux mots
Elsa vit seule avec sa mère. Elle a sept ans lorsqu’elle emménage dans un nouvel appartement où il lui est difficile de trouver ses marques, entre injonctions maternelles et repères flous. Vingt ans plus tard, elle cherche à s’émanciper en partant vivre seule dans une chambre de bonne.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
« Nous vivons rangés, à moitié morts »
Dans ce premier roman, Pauline Peyrade confronte Elsa, une enfant puis une jeune femme, à sa mère qui vient d’acheter un appartement, symbole de leur vie rangée. Si la vie en commun n’est pas aisée, entre les peurs de l’une et les aspirations de l’autre, l’émancipation n’est guère plus facile.
Elsa, qui est encore une fillette au début du roman, doit quitter sa maison et son établissement scolaire pour emménager avec sa mère dans le nouvel appartement qu’elle vient d’acquérir, en espérant pouvoir honorer les traites de son crédit.
Pour sa fille, elle a préparé une chambre avec des lits jumeaux, ce qui l’angoisse car, vivant seule avec sa mère, elle ne comprend pas très bien la finalité de ce choix. Pas plus que les angoisses et les injonctions d’une mère qui la phagocyte. Tout en réclamant sans cesse des preuves d’amour à sa fille, elle reste elle-même très intransigeante, puis possessive. On découvrira plus tard qu’elle a été victime de violences.
Pour Elsa, la respiration va venir avec l’arrivée dans son nouvel établissement scolaire. Issa, une belle jeune fille aux cheveux magnifiques la prend sous son aile. Très vite, les deux jeunes filles vont devenir inséparables. Et si sa mère refuse que sa fille passe la nuit chez Issa, elle accepte cette dernière sous son toit. Après tout, elle avait justifié le lit jumeau en affirmant: «Tu pourras inviter tes nouvelles copines à dormir, comme ça». Une nuit qui va se transformer en initiation sexuelle, mais aussi causer leur séparation. Cet Âge Un s’achève avec la reprise en mains par sa mère.
Puis vient l’Âge Deux, une vingtaine d’années plus tard. Si Elsa a trouvé un petit appartement sous les toits, elle n’en est pas libre pour autant. Pourtant ce n’est pas faute d’essayer via les sites de rencontre ou des voisins qui, lorsqu’ils font l’amour, l’émoustille. Mais ces instants ne sont que des pis-aller. Elle reste sous emprise, avant de comprendre, comme le laisse entendre la phrase de Virginia Woolf en exergue du livre, qu’après l’âge de comprendre vient celui de détruire.
Notez qu’une adaptation du roman au théâtre a été proposée par Le Théâtre ouvert.
L’Âge de détruire
Pauline Peyrade
Éditions de Minuit
Roman
156 p., 16 €
EAN 9782707348197
Paru le 5/01/2023
Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
J’entends ma mère qui entre dans la chambre. Ses pas sont lents. Elle marche sur la pointe des pieds. Elle effleure les barreaux de l’échelle, suit le bord de la couchette du haut jusqu’au milieu du matelas. Je me terre dans l’angle. Elle grimpe sur le rebord du lit, plie son coude autour de la barrière, elle se tient, le corps tendu dans le vide. Je sens ses yeux, ils scrutent les reliefs à travers le garde-corps ajouré. Elle tâte la couette à ma recherche. Quand elle me trouve, ses doigts se referment, ils tentent d’identifier leur prise. Une masse de cheveux, une fesse, un talon. Sa main s’arrête sur mon épaule. Elle reste là, sans bouger.
Les premières pages du livre
« ÂGE UN
Les mollets sculptés et les pieds douloureux dans ses escarpins à talons carrés, debout, seule au milieu de la chambre, ma mère trace une petite croix dans l’angle supérieur gauche du plan de l’appartement. Au-dessus de la croix, elle note le mot « cloques ». Juste en dessous, elle précise « plafond ». Elle lève les yeux et fixe un moment la peinture boursouflée, les bulles maculées de taches vertes aux contours dilués au-dessus de sa tête. Les restes d’un dégât des eaux. Il y a peu de risques que cela s’aggrave. Elle se demande si une telle remise en état lui coûterait cher en travaux. Un soupir lui échappe, bref et nerveux.
L’appartement fait cinquante-six mètres carrés. Il occupe le quart du troisième étage d’un morceau de résidence construite dans les années 1970, un ensemble de tours jaune clair de différentes formes géométriques, rassemblées autour d’une cour pavée de ciment vieux rose incrusté d’éclats de quartz et reliées entre elles par des parkings souterrains, des ascenseurs aux intérieurs couverts de moquette marron et de miroirs, des cages d’escalier en béton et des passerelles de verre aériennes. Il compte deux chambres, un salon, un balcon à l’embranchement du salon et de la deuxième chambre qui surplombe la rue, une cuisine, une salle de bains et des toilettes. Du blanc et de la toile de jute fibreuse habillent les murs. Du carrelage blanc ou rosé protège les espaces exposés à l’eau et à la saleté. Une moquette à poils ras couleur vert menthe couvre les sols des couloirs, du salon et de la chambre qui donne sur le balcon. La deuxième chambre, située à l’extrémité nord, du côté de la cour intérieure, se distingue par sa moquette mouchetée, bleu mer et blanc.
Ma mère n’a jamais fait faire de devis de sa vie.
Depuis qu’elle a quitté la maison de son enfance, elle a occupé ses différents logements sans s’en sentir responsable, de passage, les mains vides. À présent qu’elle s’est mis en tête d’acheter un appartement, elle compte et recompte, vérifie ses calculs pour s’assurer que c’est financièrement possible. Elle épluche son nouveau contrat de travail, parcourt les lignes qui détaillent son salaire à s’en user les yeux.
Elle doute encore des chiffres qui lui disent que c’est à sa portée et peine à se départir de l’idée qu’elle est en train de voir trop grand, au-delà d’elle. Devenir propriétaire, c’est suivre l’ordre des choses, pour elle, et c’est précisément ce qui lui semble anormal. Elle se regarde accomplir les démarches, rassembler les papiers, livrer chaque nouvelle pièce que la banque lui réclame pour l’ajouter au dossier, remplir et signer les documents sans ciller, comme une enfant soucieuse de faire ce qu’on lui demande, sérieusement et sans y croire tout à fait.
Un courant d’air frais navigue dans la chambre, accompagné d’une rumeur douce qui s’élève de la cour. La fenêtre est ouverte. C’est le début de l’automne. Ma mère frissonne. Par réflexe, elle regarde sa montre et oublie de lire l’heure. Sa serviette en cuir caramel pèse au bout de son bras. Malgré le froid, ses cheveux s’imbibent de transpiration à la naissance de sa nuque et de son front. Son épaule craque. Son tailleur rouge foncé, froissé par les frottements avec le siège de la voiture, lui tient chaud. L’odeur de la sueur filtrée par le coton de son chemisier la gêne. Elle porte une fine chaîne en or autour du cou, un bracelet d’or au poignet droit, une montre simple au poignet gauche, et trois bagues serties de pierres précieuses que ma grand-mère lui a offertes. Chaque bijou a une origine et une signification précises. Elle n’en change et ne s’en sépare jamais.
Ma mère plonge la main dans la poche de sa veste, ses doigts cherchent à tâtons son briquet et ses cigarettes. J’aime leur forme et le dessin sur le paquet, une gitane qui danse avec un éventail, mais je déteste leur odeur. Elle mord dans un filtre blanc, une flamme mince lui brûle le bout du nez. Son cou se contracte. Elle souffle profondément. La fumée se perd dans les boucles de la moquette en laine synthétique, bleues et blanches, minuscules, innombrables. La vue de ma mère se trouble. Elle a l’impression de les voir bouger.
Le bleu plaira à Elsa, elle pense. Les enfants aiment le bleu. Elle écrase sa cigarette contre le rebord de la fenêtre, la referme d’un geste rapide. Elle fouille à nouveau dans la poche de sa veste, en tire une tablette de chewing-gum enrobée dans du papier argenté. Elle plie la gomme contre sa langue, froisse l’emballage dans sa main. De la poussière à la chlorophylle poisse ses doigts. Elle prend une inspiration rapide, inonde sa bouche de salive, avale l’écume parfumée. Elle fait une bulle verte qui gonfle entre ses lèvres et éclate avec un bruit sec. Elle regarde encore une fois les cloques pendues au plafond avant de quitter la pièce.
Nous emménageons à la fin du mois d’octobre 1993. J’ai sept ans. Je change d’école. Je fais beaucoup d’efforts pour que ma mère ne remarque pas ma tristesse. Elle ne parle presque plus que du déménagement, des peintures à rafraîchir, des équipements qu’elle doit acheter. Elle s’exalte de la chance que nous avons, que j’ai, d’avoir bientôt un endroit à nous. Elle me dit que personne, là d’où elle vient, n’a jamais connu ce bonheur jusqu’ici. Personne là d’où elle vient, ça veut dire sa mère et elle-même.
Le jour de l’emménagement, elle vient me chercher à l’école en voiture. C’est un vendredi, la veille des vacances. Elle a pris un après-midi de congé avant le week-end pour apporter quelques-unes de nos affaires et installer les premiers meubles dans le nouvel appartement. Je ne l’ai visité qu’une seule fois et il était vide. Il ne m’a laissé aucune impression particulière, si ce n’est que je l’ai trouvé grand.
Je l’aperçois près de la grille, au bout de la cour de récréation. Elle porte un jean et un sweat-shirt, ses cheveux sont relevés en une queue-de-cheval. Elle parle avec la maîtresse qui s’occupe de l’étude. Quand elle me voit, elle me fait un grand signe de la main. Je n’avance pas. J’ai la conscience très nette de me trouver au seuil d’un changement sans retour. Je me répète que je me trouve ici, dans cette cour, pour la dernière fois de ma vie. Je m’efforce d’éprouver le concret de cette idée.
Elsa, tu viens ?
Je commence à marcher. Je gravis les secondes
comme une nageuse à contre-courant, tiraillée entre mon désir d’obéir et une résistance dérisoire au mouvement à l’œuvre. Je porte mon regard au-delà de la grille, j’étouffe de toutes mes forces la tentation de regarder en arrière et un dernier espoir qui traîne de tordre le cours du temps. Ma mère m’attend. Ses yeux me tirent à elle comme une ligne de pêcheur. Elle a l’air d’être très heureuse. Ses joues sont un peu rouges, ses pupilles brillent d’excitation. Je m’arrête à côté d’elle. La maîtresse me dit quelques mots gentils, elle me souhaite d’aimer mon nouveau quartier, de me faire des amies. Je souris poliment. Je suis pressée de partir.
Ma mère fait ses adieux et me prend par la main. Elle m’entraîne dans la rue. J’ai une surprise pour toi.
Nous montons en voiture, elle oublie de me dire d’attacher ma ceinture. Nous roulons au pas. Je ne regarde pas mon école qui s’éloigne, les façades qui défilent derrière la vitre. Je fixe les mains de ma mère sur le volant. Elle porte ses bijoux mais ses ongles sont sales. Une éraflure fraîche traverse son avant-bras. Mes yeux remontent vers sa nuque étroite et dégagée. Des moutons de poussière sont accrochés à ses cheveux.
La voiture s’enfonce dans le tunnel qui mène au parking. Ma mère se gare et coupe le moteur. Je descends, l’odeur stagnante de pneu et d’essence brûlée me donne mal à la tête. Nous longeons une rangée de places vides, puis nous pénétrons dans une salle carrelée et froide où s’arrêtent les ascenseurs. Ma mère appuie sur le bouton d’appel. Une flèche rouge s’illumine. Je renifle. Je serre les bretelles de mon cartable entre mes doigts, mes poings l’un contre l’autre sur mon cœur. Nous montons au troisième étage. La cabine sent la pluie. Je remarque un graffiti, un nom suivi d’un chiffre, gravé dans l’angle inférieur du miroir, à hauteur de mes yeux.
La clé tourne bruyamment dans la serrure. Elle pousse la porte et me fait entrer dans l’appartement.
Le salon est encombré de cartons. Elle y a disposé le mobilier, un canapé en faux cuir noir, une table basse et une étagère en rotin, comme elle l’a pu. La télévision débranchée gît à même le sol, quelques chaises sont rangées contre le mur. Des valises et des sacs-poubelle empêchent l’accès au couloir de la salle de bains.
Viens.
Ma mère se dirige vers le deuxième couloir, celui qui mène à ma chambre. Elle est à l’opposé de la sienne. Dans l’autre appartement, nos chambres étaient collées l’une à l’autre. Je n’ai jamais dormi loin d’elle. En chemin, je jette un coup d’œil à la cuisine. Elle est encore plus impraticable que le salon. Des piles d’assiettes enrobées dans du papier journal
encombrent l’étroit plan de travail. Le frigidaire, poussé entre la table et le placard mural, ressemble à un iceberg à la dérive. L’évier déborde de casseroles, d’ustensiles et de plats de tailles et de formes diverses.
Je retrouve ma mère à l’entrée de la chambre, le bras tendu vers l’intérieur de la pièce.
Ça te plaît ?
Je reconnais la moquette bleu mer. Les sacs de voyage où j’ai rangé mes jouets et mes vêtements, ma petite table à dessiner sont rassemblés sous la fenêtre. Contre le mur, je découvre deux lits superposés.
Ma mère me regarde, elle espère que je dise quelque chose. Son souffle court trahit son enthousiasme, son impatience est encore lisible sur son visage. Je reste un moment sans comprendre. Une chambre à deux lits. Je n’ai ni sœur, ni frère, ni perspective d’en avoir. J’ai toujours connu ma mère seule. Jusqu’ici, elle ne m’a présenté ni amies, ni amoureux. Elle n’en parle pas non plus. Une hostilité imprécise naît en moi, mêlée de crainte et de colère, comme si elle essayait de me jouer un mauvais tour mais que je ne parvenais pas à comprendre lequel, ni comment m’y dérober.
Tu pourras inviter tes nouvelles copines à dormir, comme ça.
Elle guette une réaction. Je lui souris, je tente un remerciement maladroit. Elle m’embrasse fort sur la joue. J’observe à nouveau la structure de bois. Elle m’apparaît un peu plus sympathique qu’au premier abord. En bas, une couette violette à fleurs et une taie d’oreiller assorties et bien repassées. En haut, une housse à imprimé rouge qui semble dessiner un paysage. Je ne les ai jamais vues, ni l’une ni l’autre. Elles doivent être neuves. »
Pauline Peyrade est née en 1986. Elle est l’auteure de sept pièces de théâtre aux Solitaires intempestifs – jouées et traduites en sept langues. Elle a reçu le prix Bernard-Marie Koltès pour Poings en 2019 et le Grand Prix de Littérature dramatique Artcena pour À la carabine en 2021. L’Âge de détruire est son premier roman. (Source: Éditions de Minuit)
En deux mots
Ma mère est morte. Avant de la laisser partir, la narratrice tente de se souvenir, de reconstituer sa vie, leur vie. Après avoir dressé le portrait de cette célibattante qui l’accompagnée au fil d’une vie chaotique, elle raconte comment elle est devenue à son tour mère.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
«Un roman-photo aux couleurs fanées»
Lisa Balavoine revient à la littérature blanche avec un émouvant roman qui retrace sa relation avec sa mère. Une histoire d’amour déchirante, un hommage sincère à travers trois générations de femmes.
C’est l’histoire d’un lien invisible, parfois très ténu, qui relie une fille à sa mère. Un lien indissoluble qu’explore Lisa Balavoine avec autant de franchise que de sensibilité dans son second roman.
C’est lorsqu’on lui annonce que sa mère est morte, dans la violence du choc, le maelstrom d’émotions et d’interrogations, que naît ce besoin de retrouver cette femme. Mais connaît-on vraiment sa mère? Que savons-nous de ce que fut sa vie avant qu’elle ne puisse nous prendre dans ses bras? Après avoir à son tour fondé une famille? Et même durant la période de cohabitation, année après année, l’image qui se construit de cette femme n’est-elle pas déformée?
Au moment de convoquer les souvenirs, de raconter cette personne née et décédée un 7 juillet, il est bien difficile de faire le tri entre les odeurs et les couleurs, les lieux et les objets, les paroles et les actes. C’est sans doute cette accumulation qui est le plus touchant dans ce récit. Des jeunes années où, après le départ du père, la mère devient par la force des choses l’être le plus important – celui qu’il est hors de question de partager – jusqu’à ce moment où à son tour elle met au monde une fille, devient à son tour mère, que se construit cette relation unique. «Les souvenirs s’attachent à nous bien plus qu’on ne tient à eux. Ils sont dans l’air qu’on respire, dans ce fruit dans lequel on mord, dans la poussière qu’on piétine sans s’en apercevoir. Les souvenirs nous collent à la peau et, comme une encre sympathique, ils reviennent quand nous croyons les avoir effacés. Ils se superposent et nous recouvrent. Les souvenirs sont des vêtements posés sur nous dont les bords usés s’effilochent au fur et à mesure qu’on tire dessus. Difficile de savoir où et quand il faut couper le fil.»
Il reste alors la chaleur d’un corps qui vous fait une place dans son lit, la mauvaise foi affichée après un accident de voiture causé par une étourderie, les petits mots d’excuses inventées et qui sont autant de preuves d’amour et de complicité, quelques chansons fredonnées des centaines de fois comme Dis-lui de revenir de Véronique Sanson (voir playlist ci-dessous), les vacances en camping en Bretagne, les hommes qui passaient sans laisser de trace, les courses dans la grande salle attenant à son bureau qui devenait alors salle de jeu quand elle n’avait d’autre choix que d’emmener sa fille avec elle au travail. Et dans ce tourbillon de la vie, avec cette mère divorcée, l’envie d’appuyer sur la touche pause. «Toi et moi ne vivons qu’un brouillon d’existence dans des appartements où nous ne nous installons jamais. Chez nous tout va trop vite, la voiture, la musique, les jours et les nuits. Je me revois espérer que nous aurons nous aussi une maison, de l’espace, du temps. Un jour, nous aurons une vie normale.»
Mais les semaines passent avec leurs rituels, une petite sœur arrive et avec elle l’enfance qui s’en va. L’alcool et les cigarettes commencent à marquer le visage, à transformer le corps de sa mère et leur relation. «Je n’invite personne, j’ai honte de cet immeuble, des gamins qui squattent en bas, et surtout j’ai honte de toi, pour la première fois, je veux que personne ne te rencontre, que personne ne te voie. J’ai honte de ressentir cela.» Quelque chose se casse et à nouveau, on voudrait refaire l’histoire, ne pas croire que Bonjour tristesse, le roman de Françoise Sagan qui traîne sur la table serait un bon titre pour sa vie.
Si les mots de Lisa Balavoine touchent au cœur, c’est parce qu’ils sonnent toujours juste, parce qu’ils sont vrais, parce qu’ils sont sincères jusque dans la souffrance.
«Un jour tout ça s’en va, l’inquiétude, la peur, la honte, les regrets, l’odeur d’une peau et même le son d’une voix, un jour on ne sait plus où tout a disparu. Le manque d’amour comme le reste, l’attente devant l’école le soir, la crainte quand au matin elle n’était pas là, la colère de la voir dans de pareils états, un jour tout devient moins vivace et plus supportable, on efface, on oublie, c’est comme ça. La vie a ceci de surprenant qu’elle nous apprend à composer avec ce qui nous manque. J’ai une mère, mais je fais souvent comme si je n’en avais pas.» C’est beau comme une chanson de Ferré.
Les trois parties qui composent le roman et qui racontent la fille et sa mère, puis la fille devenue à son tour mère et qui regarde ses enfants et enfin la mère cherchant cet autre mère pour enfin la laisser partir sont autant d’histoires d’amour. Belles, cruelles, puissantes et déchirantes. Un «roman-photo aux couleurs fanées» qui dresse aussi, à travers trois générations de femmes, un portrait de la France au tournant du XXIe siècle.
Playlist du roman
Sweet Dreams are made of this Eurythmics
Dis-lui de revenir Véronique Samson
Quoi Jane Birkin
China Girl David Bowie
Si rien ne bouge Noir Désir
Ultra moderne solitude Alain Souchon
Mala Vida Mano Negra
Famous blue raincoat Leonard Cohen
Atlantic City Bruce Springsteen
Ceux qui s’aiment se laissent partir
Lisa Balavoine
Éditions Gallimard
Roman
160 p., 16,50 €
EAN 9782072897894
Paru le 12/05/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi des vacances en Bretagne, du côté de Saint-Malo et dans le Sud-Ouest ainsi que Lille.
Quand?
L’action se déroule de la fin du XXe siècle à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
«Est-ce qu’on peut éviter les peines, la mélancolie, ce qui se répète, tous ces chagrins qu’on se trimballe et qu’ensuite on se transmet, est-ce qu’on peut les remiser, sous des pulls trop grands, dans les bras d’un amour de passage ou dans les mots qu’on écrit, est-ce qu’on peut seulement faire comme si cela n’existait pas?»
Dans ce roman intime et fragmentaire, Lisa Balavoine raconte sa mère, cette femme insaisissable avec qui elle a grandi en huis clos. Une femme séparée, qui rêve d’amour fou, écoute en boucle des chansons tristes et déménage sans cesse, entraînant sa fille dans une vie tourmentée. Entre fascination et angoisse, l’enfant se débat auprès de cette figure parentale attachante, instable, qui s’abîme dans le chagrin, laissant ceux qui l’aiment impuissants. En choisissant de s’éloigner, la fille devenue mère ne cessera d’être rattrapée par les fantômes de son passé. Jusqu’à quand?
Histoire d’un amour filial empêché, Ceux qui s’aiment se laissent partir est un récit à fleur de peau sur le poids de l’héritage, mais aussi un livre de réconciliation où l’autrice adresse à sa mère les mots lumineux que celle-ci n’a jamais pu entendre de son vivant.
Les premières pages du livre
« Elle est étendue, elle semble apaisée.
Mais je veux vous prévenir : l’appartement est dans un état de dégradation avancé. Je ne sais pas quoi faire pour vous.
Je reçois ce message en fin d’après-midi, un vendredi de juillet. Dehors l’été bat son plein, il fait une chaleur à crever.
La chaleur, je me souviens surtout de ça.
Ce jour-là, je me trouve à Paris où je ne vis pas. J’ai passé la nuit avec un homme qui finit de m’aimer et que je ne parviens pas à quitter. Ce n’est pas la moindre de mes lâchetés.
Après son départ, j’ai paressé au lit. Peut-être ai-je lu quelques pages d’un roman, peut-être me suis-je rendormie. Je ne suis pas une fille du matin, je viens de la nuit et des rêves qui s’étirent, des élans planqués sous la lenteur.
Je m’oblige à sortir des draps vers midi pour aller voir une exposition. Ed van der Elsken, au Jeu de Paume. Je reste longuement devant une photographie de baiser qui me bouleverse et je sors du musée avec ce couple en tête. L’intensité de ce baiser. Ces bouches qui se dévorent. Je ne sais pas si j’ai déjà été aimée ainsi.
J’arpente les rues de la capitale en traquant l’ombre. Il fait lourd, le métro est bondé, la ville grouillante de monde. Je titube, reviens sur mes pas, saoule de ce qui m’entoure. Je me hâte de rentrer, le corps harassé par la sueur. Je prends une longue douche glacée, l’eau me pique la peau méthodiquement, comme les aiguilles d’un tatoueur. Je laisse mes cheveux trempés dégouliner sur mes épaules et déambule nue dans le salon, à ne rien faire.
Il me semble ne plus avoir envie de rien, depuis des mois, peut-être des années. Ne rien faire de ces désirs perdus, oubliés, comme emportés par le ressac. Me laisser bercer par cet inlassable mouvement, choisir, renoncer, recommencer. Peut-être qu’on n’en finit jamais d’essayer de vivre.
Devant moi, l’horizon est grand ouvert. L’été s’étale comme une page blanche, il commence à peine. Je ne dois retrouver mes enfants que dans une dizaine de jours. Juillet ressemble à une promesse.
Je pourrais ne pas attendre cet homme, prendre mes affaires et déguerpir, tout envoyer valser. Je pourrais tant si je me décidais.
Et puis ce message s’affiche sur mon téléphone et sur lui mon regard se fige. Je ne sais pas quoi faire pour vous.
Ces mots me sont envoyés par mon médecin, qui est aussi le tien.
Je ne comprends rien, sinon que tu es morte.
I
Tu es une jeune femme divorcée au début des années quatre-vingt. À vingt-cinq ans, tu as tout plaqué sur un coup de tête, ton mari, la maison à la campagne que vous veniez d’acheter, tes premiers rêves et tu es partie, emportant une gamine de presque quatre ans dans ta nouvelle vie. Tu t’es d’abord installée avec un autre homme, une aventure comme tu en as parfois, mais cela n’a pas duré, les histoires qui durent tu n’es pas faite pour ça. Tu as cherché un appartement où vivre avec ta fille. Après avoir porté les cheveux longs, tu les as coupés aux épaules, cela te va bien, tu y noues parfois des foulards qui te donnent de faux airs de Romy Schneider dans Les choses de la vie. On dit de toi que tu es une belle femme, ton corps est mince et élancé, tu optes toujours pour des vêtements à la mode, des jeans, des jupes évasées, une veste en cuir. Tu aimes les soirées entre amis, sortir, danser en boîte de nuit, repeindre des meubles et fumer toute la journée. Tu aimes aussi les chansons françaises qui passent sur la bande FM, la peinture impressionniste, les plantes, les films avec Bernard Giraudeau, Miou-Miou et Patrick Dewaere, te coucher très tard, les séries télévisées, Véronique Jannot dans Pause Café, le fard à paupières du même vert que tes yeux, un vert avec des éclats dorés, prendre des bains, acheter des crèmes pour le corps, te vernir les ongles, ton métier de secrétaire, lire des romans et des magazines féminins, conduire vite et sans ceinture, plaire, séduire et faire l’amour. Tu n’aimes pas être contrariée, rester trop longtemps au même endroit, faire tes comptes, les corvées administratives (ce n’est pas ton truc même si tu ne sais pas réellement ce que c’est, ton truc), tu n’aimes pas cuisiner, faire le marché, revoir tes ex, les imaginer avec une autre femme, comme si on pouvait se passer de toi, quelle idée, tu n’es pas une femme qu’on oublie, tu n’es pas une femme comme les autres. Tu n’aimes pas être désignée comme une mère, en avoir les obligations, te rendre aux rendez-vous avec les instituteurs, surveiller les devoirs, jouer, lire des histoires. Tu n’aimes pas devoir t’engager avec quelqu’un, être sérieuse, penser au lendemain.
Tu préfères croire que ta vie n’a pas encore commencé et tu attends, impatiente, qu’il se passe quelque chose.
Je n’ai pas de souvenir de ta vie avec mon père. Tout commence avec toi, dans tes pas et ton regard, comme si rien n’avait existé avant notre duo. Je suis celle qui t’accompagne, cette fillette qui tient ta main, je suis ton enfant sage, la prunelle de tes yeux, ton unique amour. Nous deux depuis toujours.
Tu conduis une petite Mazda de couleur beige, « dorée » tu précises, c’est plus élégant. Je suis installée devant, même si je n’ai pas encore l’âge, cela t’agace de devoir parler à quelqu’un assis à l’arrière. « Je ne fais pas taxi », me répètes-tu souvent.
Alors que nous roulons dans le centre-ville, tu me tends ta main droite. « Regarde. » Je penche la tête mais je ne vois rien, rien que ta main, qui n’est pas sur le volant, ta main qui danse, qui virevolte, un papillon, c’est à cela que je pense alors qu’on avance toujours à une certaine vitesse sur les boulevards intérieurs. « Mais enfin tu ne vois pas ? » Comme je secoue la tête, tu m’expliques que tu t’es brûlée en cuisinant. J’aperçois une vague trace blanche au creux de ta paume, rien qui justifie ton affolement. Je te rassure, « c’est pas grave maman », tu te tournes vers moi, et comme tu ne prêtes pas attention à la route, la voiture percute le véhicule de devant. Le choc est brutal, je ne suis pas attachée, mon corps heurte le pare-brise. J’ai mal, je me tiens la tête dans la main, je me suis mordu la langue, ça pisse le sang. Tu t’énerves, « mais qu’est-ce qu’il fichait là lui, ça va encore me coûter du fric, c’est vraiment pas le moment ! ». Je m’essuie la bouche avec la manche de mon blouson pendant que tu descends de voiture et enguirlandes le type. Vous rédigez un constat en vous appuyant sur le capot de la Mazda. Des voitures klaxonnent derrière, je rentre la tête dans mes épaules. Le monsieur me désigne du menton : « Elle n’est pas trop jeune votre fille pour être devant ? — Qui vous dit que c’est ma fille ? » Au ton de ta voix, on pourrait croire que tu ne m’aimes pas. Le document rédigé, tu remontes dans la voiture, remets le contact, repars. Ma langue s’est arrêtée de saigner, j’ai mal à la tête, cela va passer. Tu parles toute seule, refais l’histoire, réinventes l’accident. À la fin, on croirait que c’est cet homme qui nous est rentré dedans.
Arrivées devant chez nous, tu descends de voiture et m’assènes : « C’est de ta faute tout ça ! Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? » Je me tais et te suis dans la rue, tu marches devant, tu marches en faisant de grands pas, comme si tu préférais me tenir à distance.
Une fois dans l’appartement, tu allumes la chaîne stéréo et pousses le son à fond. La voix de Kim Carnes s’éraille pour parler des yeux de Bette Davis. Tu m’attrapes, me soulèves et me murmures à l’oreille : « Je t’aime, tu es ma fille, je te donnerai ma vie s’il le faut. »
Je rêve d’un animal de compagnie, tu m’offres des tortues d’eau. Elles sont plusieurs dans un aquarium. Souvent je les sors de leur bassin pour organiser des courses entre elles sur la moquette. Certaines n’y survivent pas. Sans état d’âme, tu m’ordonnes de les jeter dans le vide-ordures. Il m’arrive d’imaginer que l’une d’elles n’est pas morte, escalade le conduit et revient se glisser dans mon lit pour me mordre pendant la nuit.
Vivre avec toi, c’est vivre à cent à l’heure, c’est un tourbillon. Le matin c’est toujours la course. Le réveil ne sonne pas, tu as du mal à te lever, tu débarques dans ma chambre, « allez, vite, on va être en retard», alors je me lève les yeux pleins de sommeil. Je m’habille comme je veux, tu t’en fiches, je t’entends qui écoutes la radio dans la salle de bains, des informations que je ne comprends pas, ces voix qui parlent et toi qui te maquilles, te mets du khôl, de la poudre, du rouge à lèvres. Je te regarde parfois par l’entrebâillement de la porte, tu me dis « ne reste pas là, va manger quelque chose », alors je trottine jusqu’à la cuisine, je mange ce que je trouve, des biscuits, un yaourt, du pain. Parfois il n’y a rien. Cela ne me dérange pas, je n’ai pas trop d’appétit le matin. Tu me rejoins, regardes l’heure, râles que tu n’as pas le temps, bois quand même un café, un grand café dans un grand bol, tu fumes une cigarette. Tu fumes tout le temps. Tu ne manges pas, tu n’as pas faim, tu n’as jamais faim. Tu es une liane, un fil. Tu te regardes plusieurs fois dans le miroir de l’entrée, te recoiffes avec les doigts. Je me regarde aussi, nos deux reflets dans le même miroir, j’ai des nœuds dans les cheveux, tu me les attaches, ça ne se voit pas.
Pas le temps de traîner, tu me presses, j’enfile une veste, puis mon cartable par-dessus, il ne pèse pas bien lourd, il ne contient pas grand-chose, une ardoise, des craies et une éponge dans une boîte en plastique, une trousse avec des stylos parfumés à la fraise et mon cahier du jour. Je travaille bien à l’école et, quand je rentre le soir, je suis fière de te montrer les TB en rouge dans la marge. J’aime quand tu signes le cahier. J’aime ton écriture, grande, ronde, qui prend de la place. Elle a ton élégance, elle te ressemble.
Nous quittons l’appartement, nous descendons les étages, il n’y a pas d’ascenseur, toi devant et moi qui te suis, « allons dépêche-toi ! », nous sortons de l’immeuble, tu cherches du regard la voiture, cela peut prendre un moment, puis tu la repères, ouvres les portières, me fais monter devant. Le trajet ne prend que cinq minutes, mais souvent la cloche sonne quand tu me laisses au coin de la rue. J’appréhende d’être en retard, d’arriver après les autres, avec un peu de chance ils sont encore en train de se mettre en rang dans la cour. Tu déposes un baiser furtif sur ma joue. Je cours vers l’école et me retourne pour te faire un signe de la main. Le plus souvent, tu ne me vois pas.
Un canapé convertible rose pâle à motifs fleuris. Du papier peint mauve. Une table basse surchargée de magazines et de romans dont les pages sont cornées. Un paquet de Dunhill posé sur la table. Des reproductions de photographies de Sarah Moon sur le mur. L’intégrale des disques de France Gall, Véronique Sanson et Michel Berger. Une chaîne stéréo Pioneer. Un poste de télévision. Un téléphone à cadran. Un carton à dessins rempli de croquis au fusain, des corps nus, des visages de femmes, des paysages de campagne. De gros rideaux de velours pourpre. Une cigarette pas éteinte qui meurt dans un cendrier. Dans la salle de bains, un imposant miroir dont le cadre est entouré d’ampoules, comme celui d’une star de cinéma. Posé sur le lavabo, Femme de Rochas. Beaucoup de jeans, des chemisiers en soie, un perfecto, un long manteau noir, des bottes cavalières, des escarpins. Un renard qui te vient de ta grand-mère. Une chouette naturalisée dont je caresse les plumes rousses et brunes. Une tortue empaillée plus grosse que mes deux mains. Une cage avec un canari vivant, mais pas pour longtemps. Une balance Terraillon dans la cuisine. Un pot à glaçons en forme de pomme. Des plats surgelés entassés dans le congélateur. Des assiettes à petits motifs naïfs. Des draps bleu ciel sur mon lit en fer forgé qui a d’abord été le tien. Des sacs à main accrochés à une patère dans l’entrée. La porte que tu as peinte, dans des tons pastel, puisque tu peins tout. Les meubles sans cesse en mouvement. Le décor de notre existence.
Je dors avec toi, parce que tu me le proposes, parce que nous vivons toutes les deux, parce qu’il n’y a personne d’autre. Je dors avec toi, tes épaules pour horizon, mon cœur branché sur ta respiration. Le soir, je me glisse dans ton lit immense en attendant que tu me rejoignes. Je m’endors souvent avant ta venue, bercée par le ronron lointain de la télévision, une conversation téléphonique, un disque que tu écoutes.
Ma présence dans ton lit ne te dérange pas, au contraire c’est toi qui le veux et quel enfant refuserait cela, dormir contre sa mère, son souffle, sa peau, sa chaleur ? Contre ton corps, je suis bien. C’est la nuit que nous nous tenons le plus près l’une de l’autre. C’est la nuit que je t’aime le plus fort.
Il arrive aussi que tu reçoives un homme et que tu me renvoies dans ma chambre, de l’autre côté du salon. Ce sont des nuits comme des punitions, des nuits comme des gouffres, des nuits sans sommeil. Je suis en colère, je boude, je refuse que tu lui donnes ma place, que tu me mettes de côté, que tu m’oublies. J’ai peur que tu me délaisses pour de bon, au profit d’un autre. Je ne veux pas qu’un tiers te renifle, te regarde, te touche. Comme tous les enfants, j’exige que tu sois uniquement ma mère. Et puis l’homme ne revient pas. Alors je reprends ma place. Quelques soirs par semaine, pas tous les soirs, pas toutes les nuits. Juste assez pour que je m’en souvienne et que s’impriment dans ma mémoire ces nuits parenthèses, ces nuits tranquilles, ces nuits sans peur.
Je fais basculer une tortue sur le dos comme un culbuto. Je regarde ses pattes se débattre dans le vide, son cou se tendre d’un côté puis de l’autre, la laideur de son bec s’entrouvrant vainement. Je me demande au bout de combien de temps elle mourrait si je la laissais ainsi. Magnanime, je la saisis, mon pouce et mon index posés de chaque côté de sa carapace. Je la remets dans l’aquarium. Je lui sauve la vie.
Un matin pressé comme les autres, tu me déposes à l’école en coup de vent et je cours jusqu’à la grille. En passant les portes, je me rends compte que je suis toujours en pyjama.
Je suis une enfant silencieuse. Dans la cour, on m’appelle la muette. Je ne sais pas quoi répondre lorsqu’on me demande si ça va.
Parce que je ne vois que toi quand je ferme les yeux. Parce que je me délecte de ta voix et de ton rire lumineux. Parce que j’attends les samedis matin où j’écoute Émilie Jolie dans le salon pendant que tu fumes sur le balcon. Parce que je ne sais pas où tes yeux se perdent lorsqu’ils regardent le ciel. Parce que je garde l’odeur de ta peau inscrite dans la mémoire de mon cœur. Parce que j’ai peur qu’il t’arrive quelque chose. Parce que j’ai raison d’avoir peur.
L’appartement est plongé dans la pénombre. J’ai ouvert avec mes clés. Depuis quelques jours, je rentre seule après l’école. Les volets du salon sont fermés. Il fait nuit noire au milieu de l’après-midi. Je tâtonne pour trouver l’interrupteur, un clic, rien ne se passe. Ça doit être une coupure d’électricité, c’est fréquent dans cet immeuble, c’est ça aussi les HLM, ça disjoncte à intervalles réguliers. Je pose mon cartable dans l’entrée, je fais le tour des pièces, personne, alors je me réfugie dans ma chambre et je m’assois sur mon lit pour attendre. Cela dure un certain temps avant que j’entende ton rire résonner comme si tu mimais une déflagration depuis l’autre côté de la cloison. SURPRISE ! Les lumières s’allument tout à coup, tu as les bras levés au milieu de la pièce, comme si tu mimais une incantation au soleil. Des ballons gonflables et colorés sont disséminés un peu partout sur le sol. BON ANNIVERSAIRE MA CHÉRIE ! Tu as la mine réjouie de ceux qui ont bien manigancé leur coup. « Je me suis dit qu’on pouvait faire une petite fiesta toutes les deux. » Tu as tout prévu, « allez on allume les bougies », et tandis que tu t’affaires avec le briquet, je grimpe sur une chaise, contemple le gâteau, il est énorme et rien que pour nous. Tu m’encourages et je souffle, de toutes mes forces, je souffle pour tout éteindre en une seule fois sinon ça porte malheur, c’est toi qui me l’as dit. Tu m’applaudis, me prends dans tes bras, me serres, m’embrasses à m’en faire mal. La fumée des bougies s’évapore, tu les retires une à une, et avec le couteau découpes une grosse part de fraisier que tu mets dans une assiette et me tends. Tu as acheté du jus de fruits et des bonbons, j’ai la bouche pleine de sucre et les doigts qui collent. »
Extraits
« Toi et moi ne vivons qu’un brouillon d’existence dans des appartements où nous ne nous installons jamais. Chez nous tout va trop vite, la voiture, la musique, les jours et les nuits. Je me revois espérer que nous aurons nous aussi une maison, de l’espace, du temps. Un jour, nous aurons une vie normale. » p. 35-36
« Tu me dis : « Tu as de la chance, tu as une mère jeune, plus tard je serai un peu comme une copine pour toi. » p. 36
« Je voudrais te protéger, te prendre dans mes bras, te serrer fort quand tu pleures, te porter ton sac, tes courses, te faire couler un bain, te servir un café, te faire des dessins, des tas de dessins où nous serions ensemble devant une maison et des arbres, «on se tient la main regarde», t’écrire des histoires, te chanter des chansons, te rendre heureuse. Je sens bien que par moments tu glisses, que le sol se dérobe sous tes pieds, que tu perds l’équilibre. Les enfants sentent ces choses-là, ce qui se fendille, lentement, dans la routine de l’existence, dans le cœur de leurs parents. Quelque chose se déchire, peu à peu, je le vois et rien ne peut recoudre ça. » p. 48
« Tu es une femme de trente-huit ans, seule, transparente. Le jour, tu te rends à ton travail, tu n’as plus autant de collègues, tu n’intéresses plus les étudiants. Le soir, tu rentres à l’appartement, fais à manger à tes filles, regardes les séries de la 6 pendant le repas, t’endors sur le canapé devant le film de TF1. Tu as abandonné le dessin, je ne te vois plus jamais avec un livre, nous ne parlons plus de rien. Depuis quelque temps, tu t’es mise à répéter souvent les mêmes choses, toute seule, comme si tu tournais en boucle sur toi-même. J’ai peur que tu deviennes folle. J’ai arrêté de compter les verres, les cigarettes, les absences. Ton visage est recouvert d’un masque, celui d’une femme qui fait semblant d’aller bien. Nous menons une existence ritualisée. Le samedi nous allons faire les courses, le dimanche nous passons voir tes parents. Je n’invite personne, j’ai honte de cet immeuble, des gamins qui squattent en bas, et surtout j’ai honte de toi, pour la première fois, je veux que personne ne te rencontre, que personne ne te voie. J’ai honte de ressentir cela.
Je suis devenue aussi dure que cette carapace de tortue posée sur une étagère dans ma chambre d’adolescente. » p. 62
« Les souvenirs s’attachent à nous bien plus qu’on ne tient à eux. Ils sont dans l’air qu’on respire, dans ce fruit dans lequel on mord, dans la poussière qu’on piétine sans s’en apercevoir. Les souvenirs nous collent à la peau et, comme une encre sympathique, ils reviennent quand nous croyons les avoir effacés. Ils se superposent et nous recouvrent. Les souvenirs sont des vêtements posés sur nous dont les bords usés s’effilochent au fur et à mesure qu’on tire dessus. Difficile de savoir où et quand il faut couper le fil. » p. 78
« Il arrive donc que cet amour-là passe, l’amour fou que j’avais pour elle lorsque j’étais enfant. Cet amour passe et on s’habitue à l’absence, elle peut même être douce. Un jour tout ça s’en va, l’inquiétude, la peur, la honte, les regrets, l’odeur d’une peau et même le son d’une voix, un jour on ne sait plus où tout a disparu. Le manque d’amour comme le reste, l’attente devant l’école le soir, la crainte quand au matin elle n’était pas là, la colère de la voir dans de pareils états, un jour tout devient moins vivace et plus supportable, on efface, on oublie, c’est comme ça. La vie a ceci de surprenant qu’elle nous apprend à composer avec ce qui nous manque. J’ai une mère, mais je fais souvent comme si je n’en avais pas. » p. 92-93
« J’ai fabriqué des souvenirs pour qu’ils donnent raison à mes actes. » p. 123
« Tu es née un 7 juillet. Tu es l’avant-dernière de six enfants. Ta naissance a été enregistrée à Lille où habitaient tes parents. À l’âge de sept ans, tu t’es cassé l’épaule en tombant d’un arbre dans lequel tu avais grimpé avec un de tes frères. Tu étais jalouse de l’attention que ta mère portait, selon toi, à ta plus jeune sœur. Tu as longtemps eu les cheveux courts comme un garçon, avant de les porter longs vers la fin de l’adolescence. Tu as fait ta première communion. Tu n’as pas eu le baccalauréat. Tu as rencontré mon père dans un centre de loisirs estival. Tu as été embauchée comme secrétaire dans un cabinet médical. Tu as donné naissance à deux enfants. » p. 125
« Je sais que tu m’as aimée. Je le sais dans les plis de ma peau, dans les interstices de ma mémoire, dans les méandres de mes palpitations cardiaques. De ton amour, je n’ai jamais douté. Mais j’ai douté du mien, avec les années. » p. 133
« De tous ces souvenirs, de leur absence aussi, je fais un matériau, mais j’ignore si c’est avec cela que je peux dire ce qui a été. Je ne sais plus ce qui nous est arrivé, sans doute ne l’ai-je même jamais su. J’invente le réel pour te garder encore un peu. » p. 142
Lisa Balavoine est née en 1974 à Amiens. Petite fille et adolescente, elle lisait tout le temps sans jamais imaginer qu’un jour elle écrirait à son tour. Comme les livres et l’écriture l’attiraient beaucoup, elle a fait des études de Lettres qui lui ont permis de devenir professeure de français. Elle est aujourd’hui professeure documentaliste dans un lycée professionnel. Après avoir pris le temps de fabriquer trois enfants formidables, Lisa Balavoine s’est mise à écrire de façon quotidienne des notes, des petits billets, de courtes histoires et en 2018, tout cela a donné un premier roman, Éparse (JC Lattès. Elle a par ailleurs publié des nouvelles dans la revue littéraire Décapage et des chroniques musicales pour le site Section26 ou le projet Écoutons nos pochettes, car en plus d’adorer la littérature, Lisa Balavoine est une passionnée de musique pop-indé. En 2020, elle publie Un garçon c’est presque rien, roman pour adolescents, avant de revenir à la littérature pour adultes avec Ceux qui s’aiment se laissent partir (2022). (Source: ricochet-jeunes.org)
En deux mots
Émilie est revenue. Avec cette amie d’enfance, née à quelques jours d’intervalle, elle va partager toute sa jeunesse, un peu comme leurs mères respectives. Pourtant leurs caractères sont très différents et, mystérieusement, un beau jour ces voisines vont disparaître sans laisser de traces.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Une si longue absence
Avec son second roman Juliette Adam replonge en enfance. Bouleversée par le retour d’Émilie, cette «meilleure» amie si fascinante et si mystérieuse, elle va tenter de comprendre comment sa vie s’est construite à l’aune de celle de sa voisine.
Pour parler de Zoé et d’Émilie, il vaut peut-être mieux commencer par dire quelques mots de leurs mères. Lisa avait 18 ans lorsqu’elle a fait la connaissance de Morgane. À compter de ce moment, les deux femmes ne sont plus quittées, même si leur parcours professionnel était bien différent. Elles ont trouvé une colocation dans un appartement situé dans une ville côtière de Bretagne et tandis que Lisa partait à Rennes pour y suivre des cours de journalisme, Morgane travaillait à Bricorama. Quand un homme est entré dans leurs vies respectives, elles ont trouvé deux pavillons qui se faisaient face. Mariage et enfants ont suivi. Et Zoé est née avec une semaine d’écart d’Émilie, dans le même hôpital. Les deux filles ont alors grandi ensemble, même si là encore, leurs personnalités étaient bien différentes. Pour Zoé, la fille et la mère ont quelque chose de fascinant, d’étincelant. «Elle portait une telle lumière en elle. J’avais l’impression qu’elle pouvait venir à bout des ténèbres les plus tenaces, éclairer les profondeurs, tenir à distance la noirceur. Morgane me faisait l’effet d’un ange qui errait sur terre depuis bien trop longtemps et qui pourtant n’arrivait toujours pas à s’en lasser. Elle me montrait qu’on pouvait vivre autrement, qu’un ailleurs était possible, sans même avoir à partir.» Ajoutons que l’aura d’Émilie gagne encore un intensité grâce à son don de voyance. Ses prémonitions s’avéraient souvent justes, annonçant le décès prochain d’une grand-mère ou encore la catastrophe de Fukushima. Mais au fil des jours les liens se distendent entre la première de classe et la marginale. Jusqu’à ce jour où, de retour de voyage, Zoé découvre un panneau «maison vendue» sur le pavillon d’en face et apprend que ses voisines sont parties «dans le sud».
Commence alors une longue période sans nouvelles. Malgré tous les efforts déployés par Zoé, elle n’entendra plus parler de son ami, ni de sa mère.
Et soudain, comme le chapitre initial nous l’a appris, Émilie est de retour, comme si elle avait toujours été là, retrouvant son ami dans le salon de thé où elle travaille régulièrement.
Juliette Adam rend parfaitement bien l’état d’esprit de sa narratrice, entre l’émerveillement et l’incompréhension. Elle sent qu’elle est manipulée, mais veut croire que leurs liens sont très forts. En fait, elle est aveuglée par un attachement qui vire à l’obsession, qui l’empêche de construire une vie qui ne tiendrait pas compte d’Émilie. Le tout sur fond de mystère, de ce trou noir – cette si longue absence – dont elle va tenter de comprendre la cause.
Nos mains dans la nuit
Juliette Adam
Éditions Fayard
Roman
356 p., 20,90 €
EAN 9782213723372
Paru le 05/01/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une ville côtière qui n’est pas précisée, ainsi qu’à Rennes et Nantes. On y évoque aussi des vacances à Hendaye.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Le secret, c’est de s’inquiéter pour quelqu’un. » Entre Raphaël, son frère abîmé, sa mère, qui semble lui cacher quelque chose d’essentiel, et son père, avec qui elle n’est jamais parvenue à communiquer, Zoé ne manque pas de sujets de tourments. Travaillant le temps d’un été dans la ville côtière où elle a grandi, elle tente tant bien que mal de rassembler les éléments disparates de son existence. Mais c’est la réapparition d’Émilie, la fille étrange qui l’a toujours fascinée et l’obsède encore, qui va créer un véritable séisme dans sa vie. La jeune femme sera-t-elle capable, cette fois, de retenir celle qui n’a jamais cessé de lui échapper ?
Avec Nos mains dans la nuit, Juliette Adam signe un roman poignant sur l’entrée dans l’âge adulte, où les projets sont suspendus aux souvenirs, et la confiance dans l’avenir à l’élucidation du passé.
Les premières pages du livre
« 1
Je te connais depuis que je suis née. Je ne pense pas que tu t’en sois vraiment rendu compte. Tu m’as toujours donné l’impression que ta vie était ailleurs. Que tu évoluais dans ton monde, un lieu caché, quelque part dans les plis des draps ou le vide d’un double vitrage, ce genre d’endroit inaccessible où tu te trouvais à l’abri de moi, à l’abri de tout. Mais moi, je ne voyais que toi. Tu étais si saisissante avec ton air grave. Si magnétique. Tous tes gestes respiraient la majesté, un seul mot de toi suffisait à me fasciner et je passais des semaines à y repenser, à faire tourner en boucle tes paroles dans ma tête. Elles devenaient prophétiques à force d’être répétées. Tu ne pouvais pas t’empêcher de rendre solennel ce qui ne l’était pas. Tu creusais de minuscules sépultures au beau milieu du potager, y enterrais avec soin les fourmis que tu avais écrasées par inadvertance, du bout de tes sandales roses. Tu lançais des avions en papier pour prévenir les oiseaux de l’arrivée de l’hiver. Tu guettais le facteur chaque matin, assise sur une minuscule chaise que tu installais sous le pommier, juste derrière la barrière en fer rouillé de ton jardin. Quand tu l’apercevais enfin, tu t’autorisais à sourire, et lui remettais en soupirant un bouquet de mourons rouges, lui lançant qu’aujourd’hui encore, grâce à lui, le soleil n’allait pas s’écrouler. Ma mère jugeait toujours comiques tes saillies théâtrales, mais moi, je demeurais désarmée devant tes rituels, devant tes règles qui n’obéissaient à rien de ce que je connaissais. Je détestais ça. Ne pas savoir. Ne pas comprendre. À cet âge, être la plus brillante de ma classe, même en première année d’école primaire, était devenu une donnée que je tenais pour dérisoire, mais à laquelle j’étais secrètement accrochée. Tout ce qui pouvait me démontrer que les adultes se trompaient sur mon compte me terrifiait. Et tu en étais la preuve vivante. Toi et tes mystères. Toi et ta peau transparente. Toi et tes yeux de fantôme. J’avais peur. Peur pour toi, peur qu’il t’arrive quelque chose. Tu étais du genre à tomber d’une falaise par inadvertance, trop occupée à poursuivre une aigrette de pissenlit dansant dans le vent. Du genre à ouvrir la portière de la voiture en pleine autoroute, juste pour avoir un peu plus d’air. Du genre à proposer de jouer à qui tiendrait le plus longtemps la main à plat sur une plaque chauffante, sans y voir aucun danger. J’en faisais des cauchemars. Tu mourais, sans cesse, tu mourais, mourais, mourais sous mes yeux, et je ne pouvais rien faire à part te regarder souffrir en silence et écouter ta mère m’accuser de ne pas avoir été à la hauteur, de n’avoir été qu’une déception pour tout le monde. Pourtant, à l’époque, j’aurais fait n’importe quoi pour te sauver. Tu dois me croire. Chaque fois que je posais mes yeux sur toi, une part de moi me disait que je te voyais pour la dernière fois. Je t’observais avec la plus grande attention, mémorisais chaque centimètre de peau, chaque plissement autour des yeux, chaque tressautement de sourcils, je m’abreuvais de toi comme si je voulais imprimer ton visage pour toujours et me promettre de ne jamais l’oublier. Je m’attendais à tout de toi. Tu avais tes coups d’éclat venus d’une autre planète, mais tu passais la majorité du temps à te taire, en fixant le vide. Et je pense que c’était ça qui m’inquiétait, me poussait à être constamment sur le qui-vive. Je te savais capable de commettre une connerie à n’importe quel moment. Je ne compte plus le nombre de fois où tu as été à deux doigts de te tuer. La fois où tu as traversé la route les yeux fermés. Celle où je t’ai fait recracher les pilules contraceptives de ta mère. Celle où tu as trouvé un cadavre de lapin dans le jardin et lui as arraché le cœur, avec un air étonné. Tu te mettais continuellement en danger. Tu courais dans le jardin, un couteau de cuisine à la main, enfonçais des stylos dans les prises électriques, mettais tes mains dans le four brûlant, glissais la tête la première dans la baignoire remplie à ras bord, te retenais de respirer jusqu’à ce que tu t’évanouisses. Tu gobais les œufs d’oiseaux tombés de leur nid, te rasais une partie des sourcils, suivais des inconnus, leur prenais la main avec fermeté. Tu ne te rendais jamais compte de rien. Et moi, je te surveillais tout le temps. Je devais être là pour ramasser les débris que tu laissais sur ton passage. Je me disais qu’un jour tu te volatiliserais, comme ça, sans prévenir. Tu te débrouillerais pour te dissoudre dans l’air, ne laissant plus que le vestige de ta présence, une sorte de brume épaisse qui alourdirait tout et serait toujours à mes côtés, des années après ta mort. J’ai tellement anticipé ce scénario que je m’étonne de te savoir encore en vie, même si je n’ai plus aucune nouvelle de toi. Je m’attendais à des signes qui ne sont jamais venus. Tu t’es contentée de sortir de ma vie de la façon la plus banale possible. C’est triste à crever. Mais qu’est-ce qu’on peut bien y faire ? Tu sais, après ton départ, j’ai mis une éternité à comprendre d’où venait ce calme qui creusait ma poitrine. Tu as emporté avec toi mon inquiétude, celle qui n’était tournée que vers toi. Tu as fait disparaître cette anxiété qui m’a toujours accompagnée, me rongeait sans que j’y puisse rien. Tu as capturé mes frayeurs et mes rêves d’enfant. Tout ce qui faisait ce que j’étais. Tu me l’as volé, Émilie. Et je ne te pardonnerai jamais ça.
2
Tu ne le sais sûrement pas, mais nous sommes nées à une semaine d’écart, toi et moi, en pleine canicule. Dans le même hôpital. Je ne sais pas si c’était dans la même chambre. C’est ce que nos mères nous disaient en tout cas. Elles se connaissaient depuis leurs 18 ans et ne s’étaient pas quittées depuis. Elles avaient vécu un moment en colocation dans un studio près de la gare, coincé entre une crèche et une station-service. Ma mère était étudiante en journalisme, la tienne vendeuse dans un Bricorama. La mienne suivait ses études à Rennes, elle prenait tous les jours le TER de 6 h 57 pour s’y rendre, le même que je prends aujourd’hui pour rejoindre mon université et mon studio, à la fin des vacances ou du week-end. Ma mère ne voulait pas vivre dans une grande ville. Elle se sentait trop petite, pas assez au courant du monde, constamment jugée pour son ignorance, pour son manque de modernité. Elle étouffait. Surtout dans les amphis. Même si elle ne me l’a jamais avoué. Très vite, elle a trouvé un poste de rédactrice dans un magazine féminin, le genre à zoomer sur la cellulite des actrices, à commenter la vie sentimentale des chanteuses, à s’extasier sur les potins de la famille royale anglaise. Elle était responsable de la rubrique des tenues de stars sur les tapis rouges des Oscars, des Golden Globes ou de la Fashion Week. Elle pouvait écrire ses articles à la maison, ce qui lui permettait de n’effectuer le déplacement à Rennes qu’une fois par semaine. Ça lui allait très bien. Elle y travaille encore aujourd’hui. Elle est devenue la rédactrice en chef des pages mode, a gravi les échelons, naturellement, petit à petit, sans se presser. Elle ne rêve pas de plus. Elle ne rêve pas beaucoup, ma mère. Elle se contente de ce qu’elle a, depuis toujours. La tienne, au contraire, n’a jamais perdu ses espérances. Elle n’a pas arrêté d’enchaîner les petits boulots, comme elle le pouvait, dans l’espoir de monter sa propre boutique un jour. Combien de fois j’ai aimé l’entendre me raconter ses aventures de cueilleuse de pommes, femme de chambre dans un hôtel quatre étoiles, sondeuse en ligne pour des marques de sodas bretons, testeuse de bougies parfumées, dog-sitter, livreuse de sushis, distributrice de prospectus pour des montres de luxe, sexeuse de poussins, nettoyeuse d’écran de cinéma et même modèle nu pour des étudiants d’art, autant de métiers qui lui ont appris différentes manières de voir le monde, comme elle disait. Sa vie me semblait tout droit sortie d’un roman picaresque. À des années-lumière du quotidien sans vie de ma mère. Pourtant, elles s’entendaient à la perfection, c’était presque effrayant de se dire qu’elles avaient un jour pu vivre l’une sans l’autre. Bien sûr, elles s’engueulaient de temps en temps pour de la vaisselle cassée, des disques mal rangés, ou des flacons de parfum renversés. Mais rien de bien méchant. Elles étaient bien ensemble. Parfois, elles montaient sur le toit par l’escalier de service, prenaient l’apéro en regardant le soleil se noyer dans la mer, comptaient les étoiles sous un plaid violet un peu trop rêche, leurs épaules se touchant, leurs mains enlacées quelquefois. Ma mère écoutait la tienne parler des énergies du cosmos, ne la comprenait pas quand elle disait que cela n’avait rien à voir avec l’astrologie, que ça c’était bon pour ceux qui avaient trop peur de vivre. Elles s’adonnaient à des concours de cuisine, lançaient des batailles d’eau sans prévenir dans l’appartement, s’amusaient à rendre fou leur voisin raciste, se prenaient pour le duo de justicières loufoques de leur immeuble. Ça devait être parfait. Du moins, c’est ce que j’imaginais. Mais lorsque ma mère a rencontré mon père dans un café près du port, alors qu’elles n’avaient que 21 ans, il leur a bien fallu se séparer. Ma mère ne pouvait pas supporter de vivre éloignée de Morgane, sa sœur, son adorée, sa moitié. Je crois que ça emmerdait mon père, cette proximité entre elles. Il n’en a jamais parlé. Pas devant moi, en tout cas. Mais il ne parle jamais de rien, mon père. Encore aujourd’hui, il reste une sorte de statue sans vie à mes yeux. Un esprit de passage qui ne peut être vu que par ma mère. Je me demande s’il parle de moi. Si j’existe vraiment pour lui. J’ai toujours eu l’impression que je n’étais qu’une case à cocher dans sa liste. Quelque chose de désincarné dont il avait absolument besoin pour pouvoir un jour s’allonger, et se dire, ça y est, j’ai réussi ma vie. J’ai un foyer. J’ai un boulot. Une famille. J’ai bâti quelque chose.
Nos mères ont fini par repérer deux petites maisons à vendre dans une rue plantée de châtaigniers, exactement l’une en face de l’autre. Elles n’étaient pas spécialement charmantes ni spacieuses, mais se trouvaient à un kilomètre de la mer, si on se mettait sur la pointe des pieds sur leurs minuscules balcons, on pouvait presque deviner la surface d’un magma bleuté, et c’était comme s’il s’apprêtait à tout engloutir. Mais surtout, elles avaient un jardin. Pour ta mère, c’était l’essentiel. Morgane n’était pas encore fleuriste à cette époque, elle était même loin de deviner qu’elle posséderait un jour une boutique rien qu’à elle, mais elle passait déjà son temps à jardiner. Ça la détendait, elle disait. Ça l’aidait à oublier. Au fil des années, elle avait arrangé son terrain de manière à ce que chaque coin représente un continent. Quand je venais chez vous, je m’armais d’un sac à dos koala rempli de briques de jus de raisin et de sachets de fraises Tagada, disais adieu à ma mère pour me lancer dans un tour du monde. À droite du portail se dressait un bosquet de bambous jouxtant un ginkgo biloba, des lotus et un cerisier en fleur. Je tapotais la grenouille en céramique sur la tête du tanuki en pierre, me recueillais devant le Bouddha turquoise avec respect, au cas où cela servirait à quelque chose. Je continuais en direction de l’Europe et de son champ de fleurs, je les respirais toutes, sans exception, coquelicots, tulipes, lavandes, myosotis, œillets, bleuets, iris, lauriers, marguerites et chèvrefeuilles. Je murmurais leurs noms, comme pour les saluer. J’espérais y découvrir une petite fée, endormie au creux des pétales, même si je n’y croyais plus depuis longtemps. Il fallait ensuite passer devant la maison sans toucher le paillasson flamant rose – au risque de revenir au point de départ selon une règle que j’avais ajoutée pour plus de dangerosité – pour arriver en Amérique du Sud. Je contemplais avec émerveillement les pétales de dahlia, les branches de ceibo. Je me sentais en vie. Enfin, je revenais sur mes pas pour atterrir en Afrique, prenant bien garde à m’hydrater, avançant difficilement à mesure que j’imaginais la température augmenter. Je m’installais finalement sous le flamboyant, attentive à ne pas écraser les protéas qui s’épanouissaient autour de mes bottes de pluie, et savourais l’exploit que je venais de réaliser. Toi, tu me regardais par la fenêtre de ta chambre pervenche, encore en pyjama, et, un carnet à la main, dessinais, l’air perdu, sans un regard sur ce que tu créais.
Ma mère m’a toujours raconté que, même au neuvième mois de grossesse, Morgane sortait encore tous les jours dans son jardin pour cueillir des feuilles de menthe, des grappes de groseilles et des brins de ciboulette. Elle s’en servait pour les tisanes qu’elle confectionnait à l’aide d’un ancien grimoire trouvé par hasard chez un bouquiniste. Il avait appartenu à une sorcière du temps de l’Inquisition et devait sûrement valoir des milliers d’euros, mais Morgane préférait le garder près d’elle, au cas où ces femmes auraient eu raison depuis tout ce temps. Ça explique pas mal de choses sur toi, je crois. Sur la manière dont tu as été éduquée. Morgane, elle, avait été élevée dans une villa à la peinture écaillée, couverte de lierre et de lilas, donnant sur une plage de sable fin. Elle y vivait avec sa mère, une sorte de fausse voyante aux allures d’Esmeralda qui la menaçait de lui jeter une malédiction au moindre faux pas. Tu n’arrives pas à faire bouillir de l’eau sans te brûler, tu verras, ma fille, de tes poumons sortiront des vers à tête humaine qui finiront par te transpercer la peau, te crever les yeux, voler ta voix pour crier, hurler à t’en faire exploser le crâne, et tu t’étoufferas de toi-même. Tu n’as pas fait ton lit, très bien, mais prends garde, ma fille, un incendie bleuâtre vient de prendre naissance en toi et ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne te consume. Tu as cassé ce verre, ce n’est pas grave, ma fille, tu viens juste de condamner ton futur enfant à une mort certaine, oui, je vois la mer, je vois une nuit sans lune, je vois un râteau planté dans le sable et toi qui ne peux pas le sauver. Et elles y croyaient. Je pense aussi qu’elle la battait. Morgane a fini par fuguer pour dresser une tente jaune Quechua sur une plage sauvage couverte de détritus où personne ne venait jamais s’aventurer. Quand elle me parlait de cette période de sa vie, je ne pouvais pas m’empêcher de la voir comme une survivante, une rescapée. Une aventurière. Chaque jour, elle se levait aux aurores pour admirer le lever du soleil sur la mer, se délectait de sa lueur orangée en sirotant son café. Elle pêchait des bars et des maquereaux assise sur des algues gluantes, allait cueillir des crevettes dans des mares, attrapait des méduses à l’aide d’un seau rouge abandonné qu’elle avait trouvé en se lavant dans l’eau salée. Elle observait leur peau translucide pendant des heures, fascinée par leurs gracieux mouvements, avant de leur rendre leur liberté à l’arrivée de la nuit. Elle partait chercher des pommes dans des vergers entourés de barbelés, arrachait des bottes de carottes dans les parcelles agricoles, cueillait des framboises près d’une chapelle abandonnée où elle venait se réfugier les jours de tempête. L’après-midi, elle faisait le tour des déchets qui s’étaient échoués, trouvait parfois des objets inespérés. Un paquet de cigarettes, des serviettes hygiéniques, une casserole, des tee-shirts troués, des Doliprane, un briquet. Des lettres raturées et des dessins au crayon à papier les jours de vent violent. Des poèmes inachevés qu’elle tentait ensuite de terminer si elle avait de la chance. Parfois, elle allait voler des sandwichs triangles au supermarché. Elle ne se faisait jamais prendre. Elle était douée pour ça. Pour se débrouiller. Pour vivre au jour le jour. Sans penser au lendemain. Comme s’il n’allait pas exister. Comme si elle n’y croyait pas. Elle a vécu ainsi un temps, au rythme des marées, sans rien dire à personne. Elle n’est jamais revenue chez sa mère. Ça a laissé des marques, qu’elle n’a jamais montrées. Et elle ne voulait les léguer à personne. Encore moins à toi. C’est ce qu’elle te répétait toujours. « Ma mère ne survivra pas en toi. » Mais une part d’elle est toujours restée malgré tout fascinée par l’ésotérisme, les revenants, la magie. Non pas qu’elle y croie vraiment, mais cette atmosphère n’a jamais cessé de l’imprégner, d’accompagner son quotidien rempli de plantes médicinales, de pierres d’harmonie et d’animaux croisés à la lisière de la forêt. Nos mères étaient superstitieuses, chacune à sa façon. Quand elles se sont avoué le même jour qu’elles étaient enceintes, elles y ont vu un signe. Une injonction à faire de nous des amies fidèles, des êtres inséparables, de véritables sœurs. On jouerait, constamment, à chat perché, aux orphelines, aux naufragées. On partagerait des secrets à l’ombre d’un cyprès, on boirait notre limonade à la même paille, on ferait de grosses bulles en riant. On s’écroulerait sur le sable en se tenant les côtes, n’en pouvant plus du bonheur d’être ensemble. Et puis, plus tard, on irait en boîte, on fumerait, boirait, se défoncerait, cognerait, baiserait et puis on se rangerait. On ferait des pique-niques sur la plage avec nos compagnons en admirant le coucher de soleil sur une nappe à carreaux, une bouteille de rosé à la main. Jamais plus d’une par soirée. On amènerait nos gamins en Corse. On les ferait dormir dans le même lit, lovés l’un contre l’autre, leurs mains se cherchant dans le noir. On les observerait sans un mot pour ne pas briser ce miracle. On adresserait des prières silencieuses à la nuit. On murmurerait faites qu’ils s’entendent aussi bien que nous. Faites que nos enfants s’aiment. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Avec le recul, je me demande si on ne voulait pas défier cette bénédiction, toutes les deux, chacune à notre manière. Toi qui t’éloignais de moi. T’éloignais de tout. Et moi qui n’ai jamais pu laisser tomber. Qu’importe à quel point tu me repoussais. Qu’importe à quel point je ne comptais pas pour toi. C’est drôle. Tu savais que nos mères voulaient nous appeler de façon à ce que l’on soit accordées ? Il y a eu Delphine et Solange, Serena et Vénus, Thelma et Louise, et même Aphrodite et Artémis, mais mon père a refusé d’en entendre parler, alors ça a juste été Émilie et Zoé. Je me demande si ça aurait changé quelque chose. Si cela nous aurait réellement rapprochées. Parfois, je me demande si tout n’est pas la faute de mon père. De ses absences. De ses silences. Mais je sais à quel point c’est facile de le blâmer, pour tout ce qui m’arrive, alors la réponse ne doit pas être aussi simple. Avec toi, rien n’est jamais aussi simple.
3
Mon père n’était pas doué pour les mots. Pour la tendresse, pour l’affection, pour l’attachement. Pour nous montrer qu’il savait qui on était. À l’époque, il travaillait déjà comme conducteur de porte-conteneurs, souvent en direction du port de Shanghai, de Singapour ou de Ningbo-Zhoushan. Il partait un mois, téléphonait de temps en temps, et puis il revenait. Il ne parlait pas de ce qu’il voyait là-bas. Il ne parlait pas de l’océan, des tempêtes, des couchers de soleil, des orages et de la lumière. Il ne parlait pas des gens qu’il rencontrait, des marchandises qu’il acheminait. Il n’avait pas l’air de s’intéresser aux pays qu’il visitait. C’était le boulot, c’est tout. Pas la peine d’en faire tout un plat. Il se reposait dans un hôtel, le plus proche du port possible avant de refaire le chemin vers la France, pressé de retrouver les bras de sa femme. Quand il était en ville, il s’enfermait avec ma mère dans la chambre, s’en allait ramasser des couteaux sur les plages sauvages, fumait sur la terrasse, tentait de lire un Zola qu’il ne finissait jamais, partait boire des coups avec ses collègues sur le port, toujours sur le port. J’avais l’impression qu’il ne pouvait pas s’en éloigner trop longtemps. Mes parents s’en allaient le temps de leur traditionnel week-end en amoureux à Étretat, nous laissant chez Morgane et toi, pour mon plus grand plaisir. Et puis, il retournait en mer. Il était absent de nouveau, et chaque fois je l’oubliais un peu plus. Chaque fois, j’étais encore plus surprise quand il rentrait, comme si mon cœur de gamine pensait que, s’il nous abandonnait, c’était forcément pour de bon. Les pères ne reviennent jamais dans les livres pour enfants. Les orphelins et les abandonnés le restent, ils trouvent une nouvelle famille souvent, mais n’attendent jamais de leurs disparus qu’ils reviennent. Je n’espérais pas son retour, je ne me languissais pas de ses absences. J’avais déjà bien assez à faire avec toi. Cela vient peut-être du fait que mon père ne jouait pas vraiment avec nous, contrairement à nos mères, qui connaissaient tout de nos goûts, savaient ce qui faisait briller nos yeux de petites filles. Il a bien essayé le foot avec mon grand frère, mais Raphaël n’a jamais été un grand sportif, toujours fourré dans ses jeux vidéo, ses mangas ou ses documentaires animaliers. Me proposer une séance de tirs au but ne lui a jamais traversé l’esprit. Je me débrouillais pourtant plutôt bien, tous les garçons de l’école me le disaient. Bien mieux que mon frère en tout cas. Le seul moment que nous partagions, mon père et moi, c’était nos parties d’échecs les jours de pluie. On jouait en silence, seulement troublés par le bruit des gouttes s’abattant sur la vitre du salon. Il ne me donnait pas de conseils, il se contentait de déplacer ses pions et de me voler mes pièces une par une, sans un mot. J’ai fini par acheter un livre sur les ouvertures, que je lisais jusque tard le soir, au point d’en choper des migraines qui ne me quittaient pas au réveil. Je me suis mis en tête que je pourrais devenir plus proche de lui si je le battais. Qu’il serait enfin fier de moi, qu’il me regarderait avec admiration pour une fois, et plus comme une petite fille sage et sans saveur. Mais quand je l’ai enfin tenu en échec, il s’est contenté de me sourire et de se lever de son fauteuil, l’air apaisé. Il a rangé le plateau dans sa housse de protection, l’a déposé sur le haut de la bibliothèque, là où prennent la poussière les objets dont on ne se sert plus. On n’a plus jamais rejoué après ce jour. Comme s’il avait accompli son but, son rôle de père. Qu’il en avait fini avec moi. Parfois, j’enviais mon grand frère. Lui, au moins, existait dans les yeux de mon père. Mal, mais il existait. Un petit con vaut mieux que rien, ça, je l’ai bien compris avec toi. Quand mon frère avait encore merdé, volé, frappé, insulté, mon père l’amenait parler longuement dans le bureau ovale, comme il l’appelait. Je collais mon oreille contre la porte, me retenais de respirer, mais je n’arrivais pas entendre ce qui se tramait là-dedans. À croire que mon père l’engueulait en chuchotant. J’aurais pu moi aussi me mettre à faire n’importe quoi. Je rêvais de fugues, de coups d’éclat, de cris, de gifles et de verres brisés. Ça aurait été la solution pour que mon père se soucie lui aussi de moi. Mais c’était contre ma nature. Moi et mon envie de toujours bien faire. J’avais beau lui présenter mes bulletins, mes nouvelles prouesses en danse, lui faire goûter mes crèmes glacées maison, il se contentait d’un laconique « c’est bien », avant de reprendre ce qu’il était en train de faire. Et c’était tout. C’était bien. Je le prenais pour une marque d’indifférence. D’une incapacité à s’émerveiller des actes de sa fille. Je n’ai pas souvenir qu’il m’ait pris dans ses bras. Une petite tape sur la tête, un baiser sur le front quand je me faisais mal, une caresse fugace sur la joue à la limite. Et encore. Ces rares élans d’amour sont morts depuis longtemps. C’était le temps d’avant ma puberté. Avant que mon corps d’enfant se transforme, que mes hanches s’élargissent, que mes seins grossissent. Avant qu’il sache encore moins se comporter avec moi. Même une bise, il ne peut plus. Je vois bien que ça le gêne, qu’il prend un air pataud, qu’il ne trouve pas ça naturel. Je ne sais pas si je dois trouver son rapport à mon corps respectueux ou malsain. S’il pense me mettre à l’aise, à considérer mon corps comme un temple, comme celui d’une sainte qui ne doit pas être touchée, sous peine de passer pour un prédateur sexuel. Je me demande si je dois trouver ça étrange qu’il considère une étreinte entre un père et sa fille comme quelque chose de transgressif, d’érotique, d’incestueux. Mais, en vérité, je crois que lui-même ne le sait pas. Et qu’il ne doit pas vraiment se poser la question.
Un soir, au tout début de mon adolescence, il a passé la main sous mon tee-shirt de nuit. Par accident. J’avais fait un cauchemar, et je savais bien que j’étais trop grande pour venir dans le lit de mes parents, mais je me suis glissée dans les draps en dormant à moitié, comme par reflexe. Il m’a pris pour ma mère, ça, je l’ai compris dès qu’il a posé ses doigts sur moi. Quand je l’ai repoussé en grognant, il m’a jeté un regard d’incompréhension. Ma mère ne voulant pas de lui, cela semblait ne pas être possible, défier toutes les lois de l’univers, renverser sa conception du monde. Il a frotté ses yeux, comme un petit garçon encore engourdi par le sommeil. Et puis il m’a reconnue. Il a porté la main à sa bouche, s’est excusé en chuchotant, a commencé à se balancer d’avant en arrière. La première et dernière fois que j’ai lu de la panique dans son regard. J’ai essayé de le rassurer, de le consoler, de lui dire que c’était pas grave. Je savais bien qu’il avait pas fait exprès. Il s’est levé en frissonnant, l’air honteux, le dos voûté, et est parti dormir sur le canapé pour me laisser seule avec ma mère, comme s’il avait besoin de s’infliger une pénitence pour pouvoir me regarder en face le lendemain. Comme s’il avait besoin de se punir pour tout oublier. Après ça, j’ai eu l’étrange pensée que la prochaine personne qui toucherait ma poitrine, cela devait être toi. Je me suis sentie conne, conne et sale de penser ça dans le noir, avec toi dormant dans la maison d’en face. Je me suis demandé si j’étais normale. Si je n’étais pas plus perturbée par toi que ce que je pensais. Et puis je me suis rendormie. Pour faire comme mon père. Pour t’oublier. »
Extrait
« Morgane a toujours représenté à mes yeux ce que la vie pouvait avoir de plus étincelant. Bien plus que ma mère. Elle portait une telle lumière en elle. J’avais l’impression qu’elle pouvait venir à bout des ténèbres les plus tenaces, éclairer les profondeurs, tenir à distance la noirceur. Morgane me faisait l’effet d’un ange qui errait sur terre depuis bien trop longtemps et qui pourtant n’arrivait toujours pas à s’en lasser. Elle me montrait qu’on pouvait vivre autrement, qu’un ailleurs était possible, sans même avoir à partir. Malgré tout ce qu’elle avait traversé, elle restait toujours de bonne humeur, n’élevait jamais la voix, ne s’employait qu’à rire et inventer de nouveaux moyens de nous amuser, toi et moi. Elle faisait en sorte que chaque jour porte en lui une part de magie et je comptais sur elle pour veiller à notre bonheur. Tout était possible. On pouvait découvrir une piscine gonflable remplie de canards en plastique, de paillettes et de Barbie en bikini au beau milieu du jardin. » p. 57
Juliette Adam est étudiante en Lettres et Arts à l’Université de Paris. Chez Fayard, elle a publié Tout va me manquer en 2020 et Nos mains dans la nuit en 2022.
(Source: Éditions Fayard)
En deux mots
Marié depuis 23 ans à Isabelle, le narrateur ne voit pas la détresse de son épouse, déprimée après le départ de ses enfants et l’arrivée de la ménopause. Ils ne font plus guère l’amour, elle décide de s’installer dans la chambre de sa fille. Peut-il la reconquérir?
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Chronique de la misère sexuelle
Avec cette capacité à humer l’air du temps, Amélie Cordonnier aborde la question de la lassitude sexuelle au sein du couple en se mettant dans la peau de l’homme délaissé. Un roman qui dérange, mais qui sonne très juste.
Amélie Cordonnier a cette faculté de nous proposer des romans qui éclairent les évolutions de notre société. Après les violences conjugales dans Trancher, elle avait posé quelques questions essentielles sur la filiation, l’amour maternel, la transmission et le racisme dans Un loup quelque part où un bébé avait la peau qui noircissait jour après jour. Avec Pas ce soir, elle s’attaque à la question des relations sexuelles au sein du couple. Et pour pimenter la chose, prend la place de l’homme.
Difficile de dire comment et même quand cela a commencé. Peut-être que la fameuse usure du couple aura eu raison de leur amour? Même si au sein du couple qu’il forme depuis 23 ans avec Isabelle rien ne semble avoir changé, c’est un cataclysme qui s’est abattu sur le narrateur. Après avoir constaté que la fréquence de leurs rapports sexuels diminuait petit à petit, Isa vient de lui asséner le coup de grâce. Elle a décidé de s’installer dans la chambre de leur fille Roxane, partie à Boston. Elle a beau répéter que ce sera mieux ainsi, qu’elle ne subira plus ses ronflements, il comprend que leur relation vient de prendre un tour funeste. À 50 ans passés, son désir est pourtant toujours là, sa femme toujours aussi belle. Alors, il tente de la reconquérir, multiplie les attentions, mais sans succès. Pour l’anniversaire de leur rencontre, il va proposer un week-end à Étretat, là où ils s’étaient déjà donné rendez-vous des décennies auparavant. À sa grande surprise, Isa le félicite pour cette initiative. Il est vrai qu’on a déjà fait rejaillir le feu d’un volcan qu’on croyait éteint. Mais à vouloir en faire un peu trop. Isa est malade et s’effondre dans le lit de leur chambre d’hôtel à Honfleur.
De retour de cette escapade qui se voulait amoureuse, le constat est amer. Voilà déjà plus de huit mois qu’ils n’ont pas fait l’amour. Et quand Isa entreprend de réaménager la chambre de leur fille, le drame est consommé. «C’est comme si en retirant le tapis, la table de nuit, ses livres et tous ses habits, Isabelle avait fait sauter une digue, comme si plus rien ne retenait sa souffrance longtemps diluée dans la nonchalance de la routine et qu’elle s’écoulait maintenant dans un torrent déchaîné. La douleur irradie en lui, se propage à une vitesse fulgurante dans tout son corps. Ce qui le crible à ce moment-là, ce n’est ni la désolation ni le manque, mais le sentiment abyssal de la perte. (…) Il prend tout à coup conscience qu’une partie de lui a disparu en même temps que tous les gestes qu’Isabelle ne fait plus. En s’éteignant, le sexe a tué bien plus de choses entre eux qu’il ne l’avait imaginé, et sûrement bien plus encore qu’il n’accepte de l’admettre. Son histoire avec Isa hoquette, leur vie à deux crève sans bruit. Et cette agonie l’anéantit.»
En déroulant la chronique de la misère sexuelle au sein du couple, Amélie Cordonnier réussit un double exploit. D’abord celui de se mettre à la place de ce quinquagénaire en mal d’amour sans que jamais la crédibilité ne soit prise en défaut et ensuite parce que, bien mieux qu’une étude sociologique, elle explore la frustration et tous les succédanés inventés pour tenter d’y remédier, le porno, les sextoys, les sites de rencontre.
Une écriture d’une belle inventivité est mise au service de cette histoire d’aujourd’hui qui mêle les slogans d’une société de consommation qui impose ses diktats jusque dans l’intime, des paroles de chansons et quelques punchlines bien senties. Quand on a que l’amour à s’offrir en partage…
Pas ce soir
Amélie Cordonnier
Éditions Flammarion
Roman
240 p., 19 €
EAN 9782080256416
Paru le 12/01/2022
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
«Un homme et une femme. Chacun de leur côté. Un homme qui ne dort pas et une femme qui s’assomme. Un homme sur sa tablette et une femme dans son bouquin. Un homme qui désire et une femme qui soupire. Un homme qui se désole, une femme qui s’enferme, les heures qui s’étirent. Et plus rien. Rien de rien.» Huit mois, deux semaines et quatre jours qu’il n’a pas fait l’amour avec Isa. Et ce soir, elle lui annonce qu’elle s’installe dans la chambre de Roxane, leur fille cadette qui vient de quitter la maison. Pourquoi le désir s’est-il fait la malle? Comment a-t-il pu s’éteindre après de si belles années? Le départ des enfants a-t-il été fatal? Est-ce que tout doit s’arrêter à cinquante ans? Lui refuse de s’y résoudre puisqu’Isa semble l’aimer encore. Amélie Cordonnier ausculte l’histoire d’un couple à travers le regard d’un homme blessé.
Les premières pages du livre
« Désolée, ne m’en veux pas, mais je dormirai tellement mieux là-bas. Elle a dit là-bas pour désigner la chambre de Roxane, et leur quatre pièces a beau mesurer moins de quatre-vingts mètres carrés, il lui a semblé que c’était loin. Très loin. Très très loin. Le bout du monde. Et peut-être aussi la fin d’un monde. Ah, bah d’accord. Ils en sont donc arrivés là… Des mois qu’ils se couchent en décalé, des mois qu’il la trouve systématiquement endormie quand il la rejoint. Des semaines qu’il se demandait comment elle faisait pour trouver si vite le sommeil avant de tomber sur la boîte de Donormyl. C’était déjà pathétique. La triste petite misère de la conjugalité. Mais alors là… Là, c’est encore autre chose. Un sale palier franchi. Un échelon supplémentaire gravi sur l’échelle de la désespérance. Lui qui adore la montagne se représente parfaitement la mauvaise pente, bien raide, sur laquelle ils se trouvent désormais. Et il a beau n’avoir jamais eu le vertige de sa vie, son obliquité l’effraie. Allongé, les yeux ouverts dans le noir, il a l’impression que des milliers de kilomètres les séparent. Qu’il l’a perdue. Que quelque chose entre eux s’est brisé. Net. Qu’il ne saura pas recoller. Si encore elle était partie à un stage de yoga au fin fond de la France, quand bien même il s’imaginerait, comme chaque fois qu’elle s’en va, les participants qui lui tournent autour, les tas de gars qui la félicitent chaleureusement pour sa souplesse et son lâcher-prise, lui sourient pendant le dîner, l’invitent à boire une dernière tisane et plus si affinités. Il préférerait la savoir à Lille ou Marseille, il préférerait se faire des films, se figurer les enfoirés qui la draguent et la raccompagnent jusqu’à sa chambre. Tous les scénarios pourris vaudraient mieux que celui-là. Eux deux sous le même toit, séparés par trois murs et un couloir. Il ne s’y attendait tellement pas. Mais pourquoi décider ça, comme ça, ce soir, après ce dîner chez les Berthon ? C’était pourtant ce qu’on appelle une bonne soirée. Le genre de soirée entre copains qui vous flingue la semaine à peine commencée. Dont il faut au moins deux jours pour se remettre. Ils ont beaucoup parlé, sacrément ri, énormément picolé et finalement terminé bien trop tard pour un mardi. Petits plats dans les grands, champagne et deux bouteilles de vin à quatre. Isa a eu mal au cœur à peine montée dans le taxi. A-t elle pris sa décision pendant qu’elle respirait tant bien que mal par la fenêtre ouverte sur la nuit froide de novembre ou est-ce en se démaquillant qu’elle a eu l’idée de dormir à côté ? C’est idiot, cela ne change rien au problème, mais il ne peut s’empêcher de se poser la question. Et la question tourne, tourne en boucle dans sa tête. Jamais la chambre ne lui a semblé aussi grande. C’est à croire que la solitude pousse les cloisons. Perdu, déchu. Détrôné dans ce king size. Le roi n’est à la hauteur de rien, ce soir. Il faudrait s’en moquer, réussir à ne pas dramatiser. Isa dort dans la chambre de Roxane. Point barre. Isa dort à côté parce qu’elle est fatiguée, qu’elle a besoin de récupérer. Pas de quoi en faire toute une histoire. Et puis ça va, il a compris qu’il ronflait comme un cochon. L’image d’un porc fangeux lui vient, qu’il chasse aussitôt. Celle de la locomotive l’agresse moins. Il ne voulait pas y croire, mais sait à quel point ses vrombissements sont affreux depuis ce dimanche midi où il s’était assoupi après le déjeuner. C’était il y a quelques mois, début juin, juste avant que Roxane ne parte pour les États-Unis. Les filles s’étaient amusées à le filmer pendant sa sieste et lui avaient fait écouter leur enregistrement à son réveil. Mortifié ! Il ne savait plus où se mettre. Ce soir la colère chasse la honte, qui gonfle et monte, monte en lui comme une sale bête.
Huit mois.
Huit mois deux semaines et quatre jours.
Huit mois deux semaines et quatre jours qu’il n’a pas touché Isa.
Quand le réveil sonne, il lui faut de longues minutes avant de réussir à se lever. Il émerge laborieusement. Mal à la tête. Et tête dans le cul, à moins que cela ne soit l’inverse. Besoin d’un Doliprane et d’un café. Assise au bar de la cuisine, Isabelle termine sa tartine. Grand sourire au-dessus de sa tasse de thé. Chemisier blanc, minijupe noire sur collants opaques. Elle a l’air d’une jeune fille. En fleur, malgré la corolle de cernes qui assombrit ses yeux. Bien dormi. Ce n’est pas une question, mais une information, qu’elle délivre sur un ton réjoui. Dormi comme un bébé même, prétend-elle en dépit du teint blême qui la contredit. Il remarque qu’elle prend des pincettes. Assez grosses, les pincettes. Il sent bien qu’elle surjoue, qu’il y a quelque chose d’un peu forcé dans cette gaîté matinale. Que c’est sa façon à elle de ménager sa susceptibilité, de s’excuser d’avoir déserté le lit conjugal. Il lui en est reconnaissant. Se félicite qu’elle fasse comme si de rien n’était. Comme si entre eux tout était normal. Il se promet de ne pas boire ce soir, histoire de ne pas ronfler. De toute façon, ces derniers temps il picole trop. Impossible de se souvenir à quand remonte sa dernière journée sans alcool. La bouteille qu’il débouche en rentrant du bureau y passe chaque fois ou presque. Une petite détox ne lui fera pas de mal.
Sa bonne résolution se dilue à mesure que s’écoule la journée. À midi il n’en reste plus que quelques gouttes qui finissent par s’évaporer. À 19 h 30, il commande une Tsing Tao bien méritée au Jap’ chez qui il passe en sortant du métro et la sirote en détaillant longuement le menu qu’il connaît pourtant par cœur. Il se décide finalement pour un SP5, ajoute des sushis, prend aussi des makis et des california rolls dont raffole Isa. Puis il s’arrête à la pharmacie juste en bas de chez eux. Déjà occupée avec une cliente, Charlotte s’interrompt gentiment, carte Vitale à la main, pour lui préciser qu’Olivier vient de partir. Aujourd’hui il a son fils. Ah oui, c’est vrai, on est mercredi. Contrarié. Il hésite puis, très vite, se décide : il repassera demain. Aucune envie de parler de ses problèmes à n’importe qui. En rentrant, il découvre sur la table de la cuisine le mot qu’a dû griffonner Isabelle ce matin avant de filer. Ne m’attends pas ce soir, je dîne avec Béné. Il avait complètement zappé. Il vit avec une éclipse. C’est à croire qu’elle fait tout pour passer le moins de soirées possible en sa compagnie. Il n’est plus pour elle qu’un intermittent. S’il avait su, il ne se serait pas tant dépêché, aurait accepté la proposition d’Éric et bu un verre avec lui en sortant du bureau. Tant pis. Il range les california rolls au frigo, se prépare un plateau et s’installe dans le salon. Les fenêtres donnent sur les voisins. C’est l’heure de la famille réunie autour de la table, l’heure de la télé allumée, des couples blottis dans le canapé, des gratouilles et des baisers. L’heure de tout ce à quoi il n’a plus le droit. Il finit par troquer son portable contre sa tablette. Tout le monde dit le plus grand bien de Marriage Story, alors allons-y. Adam Driver et Scarlett Johansson ne baisent plus, eux non plus, et s’écharpent à merveille. C’est vrai qu’ils sont bouleversants dans le rôle de ces parents en plein divorce, prêts à tout pour récupérer la garde de leur gosse. Il ne voit pas le temps passer. Cliquetis de clés. Déjà ? Bonsoir. Ah, tiens, te voilà ! Il met sur pause pour accueillir Isa et force son sourire. C’est un rictus de joker assorti d’un salut glacial et d’un Bonne soirée ? qui pue le dépit, mais ne refroidit pas Isa. Elle a visiblement envie de discuter. Ça va, t’as dîné ? Moi, je suis épuisée. Tu m’étonnes, ma vieille, après deux sorties d’affilée. Il se mord la langue juste à temps pour ne pas l’agresser et prétexte qu’il lui reste juste quatorze minutes de film pour esquiver leur conversation. Pas de souci, Isa retire son manteau, s’assoit face à lui pour se déchausser et annonce qu’elle va se démaquiller. Ce n’est que lorsqu’il éteint sa tablette, à la fin du générique, qu’il réalise qu’elle n’a pas retraversé le salon. Il la trouve endormie dans le lit de Roxane et comprend que, cette nuit encore, il la passera sans elle.
La peau rouge à force de s’embrasser, les bleus sur les genoux, les coudes brûlés par les va-et-vient frénétiques sur la moquette, les fringues disséminées dans l’appart, le soutien-gorge qu’on cherche partout avant de finir par le retrouver coincé dans l’interstice du canapé, au moins ils auront connu ça. Ensemble. Affaire classée. Mémoire bien rangée mais gros regrets. Et putain de nostalgie. C’est pas croyable comme ça peut faire mal, les souvenirs. Et comme ça jaillit sans prévenir. Impossible de se concentrer sur ce dossier. Il peine à avancer, s’agace chaque fois qu’un collègue l’interrompt, n’a toujours pas bouclé l’appel d’offres qu’il doit rendre après-demain. Une vraie cata. C’est bête à admettre, mais la perspective de passer une nouvelle nuit sans Isa l’angoisse et l’englue. Au point où il en est, autant rentrer. À 18 h 45, il plie, éteint son ordi, s’engouffre dans le métro. Puisque jamais deux sans trois, Isabelle va sûrement lui refaire le coup ce soir. Mais si jamais elle décidait de faire mentir le proverbe et de revenir dormir avec lui… Les Filles du Calvaire le convainquent d’envoyer un SMS à Olivier pour le prévenir qu’il va passer. Est-ce qu’il peut l’attendre avant de fermer ? La réponse s’affiche sans tarder : Bien sûr ! Le rideau de fer est déjà baissé à moitié. Fais gaffe à pas te cogner, le prévient son pote agenouillé devant le présentoir des brosses à dents. Un tube de Fluocaril ? blague-t il. Non, ce n’est pas ça le problème. Alors dis-moi, qu’est-ce qui t’amène ? Et de lui raconter ses ronflements qui dérangent sa femme. T’imagines la honte ? Mais non, la honte de rien du tout. T’es pas le seul, qu’est-ce que tu crois. Sept Français sur dix sont dans ta situation. Des chercheurs ont mesuré que les plus gros ronfleurs atteignent cent décibels, ce qui représente tout de même le bruit d’une moto… Alors tu vois, t’es vraiment pas le cas le plus désespéré. OK, donc on fait quoi ? Il y a l’opération, mais pour l’ablation du voile du palais, ce soir ça risque d’être un peu juste. Non, sans rire. Pour commencer se moucher avant le coucher et se laver le nez avec un spray à l’eau de mer. Ensuite plusieurs options. Il lui aurait bien conseillé de la lavande ou de la menthe poivrée mais puisque les huiles essentielles c’est pas son truc, autant qu’il prenne une boîte de bandelettes nasales. Non, mais fais pas cette tête ! Elles sont transparentes et flexibles. Le principe ? Très simple. Les bandes écartent délicatement les ailes du nez afin d’améliorer le flux de l’air ainsi que le confort respiratoire et elles favorisent une respiration nasale plutôt que buccale, beaucoup moins bruyante. À 15,50 euros la boîte de vingt-quatre, t’as rien à perdre. Et t’es presque tranquille pour un mois. Allez OK, adjugé ! Et vendu. Il sort de la pharmacie avec son sachet. Gêné… Presque autant que la première fois où il a acheté des capotes au supermarché. Rouge aux joues et profil bas, les yeux fixés sur le tapis roulant, il avait tout fait pour cacher son érubescence et éviter le regard de la caissière. Il s’en souvient comme si c’était hier, ce qui ne le rajeunit pas.
Il y a vingt ans, Isa se serait damnée plutôt que de louper leur sacro-saint ciné du jeudi soir. Elle avait toujours un plan B, C et même D au cas où la baby-sitter les plantait. Fini tout ça. Disparu un peu avant les bonnes vieilles soirées télé, Magnum et Häagen-Dazs, vautrés ensemble sur le canapé. Aujourd’hui, quand Isabelle n’est pas plongée dans un des bouquins qu’elle rapporte chaque soir de la librairie, elle est scotchée sur son portable. Inatteignable. C’est à devenir dingue. Qu’elle lui manque alors qu’elle est là, devant lui, ça le rend fou. Jamais elle n’a été si lointaine à son gré. Ce soir, elle n’a strictement rien mangé. Nourritures digitales. C’est économique, tu me diras. Il la regarde, absorbée, engloutie dans les abîmes d’Instagram. Le signal émet faiblement depuis les profondeurs où elle navigue, mais le son passe encore à peu près puisqu’elle lui répond. Avec un léger décalage toutefois et sans lever les yeux. Elle scrolle, scrolle, comme disent les filles qui n’en ratent pas une pour le provoquer et se moquent de lui quand il fait la guerre aux mots anglais. Si on lui offrait la possibilité de se réincarner, là, tout de suite, maintenant, il choisirait en écran. Oui, sans hésiter. En écran tactile. Au moins, elle le toucherait. Du bout des doigts. Peut-être même seulement de l’index, mais ce serait déjà ça. Ça lui suffirait. Il s’en contenterait tout à fait. C’est à en crever, tous ces gestes qu’Isa ne fait plus. La main dans la rue, même ça, ça a disparu. Alors tu penses, s’il avait su, il n’aurait pas fait rire les potes en leur exposant ses pauvres théories sur les ravages du sexe à la papa et l’amour pantouflard avec ou sans charentaises. Ce n’était pas la peine de se la péter, de préférer les grosses chaussettes aux chaussons et les cachemires aux pyjamas pilou. Isa et lui ont feinté, mais foiré. Entre eux, tout s’est érodé. Pas seulement le désir. La curiosité, la conversation aussi, et ça c’est le pire. Y a qu’à voir : qu’est-ce qu’ils se sont dit pendant ce semblant de dîner ? Qu’ils étaient claqués, que la journée avait été pluvieuse, compliquée, trop de cartons à déballer et de clients impolis pour elle, trop de réunions à rallonge et le métro blindé pour lui. Des fadaises. Des foutaises. La rengaine ! C’est fou comme on se croit toujours plus fort que tout le monde. Faudrait leur dire, aux filles, de faire gaffe, de vraiment se méfier, que l’amour finit par se pépériser et qu’on n’y peut rien, pauvres prisonniers de draps communs. Non, vaut mieux pas. Autant le garder pour soi. La petite baise hebdomadaire, vite fait pas toujours bien fait, une fois les enfants couchés, le dîner débarrassé et l’éponge passée sur le plan de travail, juste avant d’attraper la télécommande, il n’aurait pas cru que ça leur tomberait si vite sur la gueule. Ça l’a longtemps déprimé. Mais maintenant il le sait, c’est mieux que rien.
Il ne pense qu’à ça. Ça veut dire quoi ? Que tout le porte à frémir. Que tout le porte au désir. Qu’il a toujours les idées mal placées. Placées au même endroit en tout cas. Ça veut dire qu’au premier confinement, quand Isa revenait des courses en disant Il y a la queue partout, il devait se faire violence pour ne pas répondre Il y en a aussi une chez toi, tu sais ? Ça veut dire que s’il croise une jupe à vélo, il la laisse passer, histoire de reluquer ses jambes et d’avoir une chance d’apercevoir sa culotte. Ça veut dire qu’il suffit qu’une cliente lui serre la main pour qu’il se figure la sienne sur ses seins. Ça veut dire que s’il monte dans un taxi et que c’est une femme qui conduit, il fantasme tout ce qu’il pourrait lui faire sur la banquette arrière. Ça veut dire qu’en ce moment même, malgré les manteaux, les doudounes, les écharpes et les bonnets, malgré les cols roulés et autres pulls dissuasifs, malgré toutes les pelures empilées, il ne peut s’empêcher de déshabiller mentalement toutes les femmes qu’il mate dans le métro, de les imaginer à poil, de se représenter la forme de leurs seins et de parier sur la couleur de leur chatte. Ça veut dire qu’il bande depuis que cette brune s’est collée contre lui, bien obligée, wagon bondé. Charmante, tatouée et percée, reproduction parfaite de Lisbeth Salander. Elle a sûrement aussi un piercing sur les tétons. Et sans doute même sur le clitoris. Délice. Il s’imagine en titiller la bille de sa langue, de droite à gauche, de gauche à droite, la glisser entre ses dents et mordiller les lèvres de son sexe un peu trop vivement. La voit se pâmer, sur le point de jouir, l’entend gémir, s’enivre déjà de ses soupirs. Quand tout à coup, à mieux observer son visage, il découvre une gamine planquée sous le maquillage. Quel âge ? Quinze ? Seize ? Pas majeure en tout cas. Oublie ! Obsédé sexuel peut-être, maso, malade même, mais pas Matzneff. Ah, par chance, elle réussit à se décaler. Voilà facilement dix minutes qu’ils sont bloqués. La ligne 13 ne fonctionnera donc jamais. Encore plus bondée depuis que le tribunal de Clichy est terminé. Il finit par trouver une place assise à Gaîté, et à Plaisance, ça ne loupe pas, la machine à souvenirs s’enclenche. Temps retrouvé. D’un coup il revoit Isa pour la première fois. Toute menue. Pardessus beige, ceinture dénouée, foulard orange autour du cou. Peu maquillée. La moue irrésistible de sa bouche, le grain de beauté à droite de son nez. Son air mutin. Le claquement de ses talons quand elle monte dans le wagon. Les longues jambes qu’elle croise en s’asseyant sans le calculer, sans s’apercevoir un seul instant qu’il ne cesse de la dévisager depuis son siège. Ses yeux de biche baissés sur le bouquin qu’elle sort de sa besace. Sa concentration à elle et ses contorsions insensées à lui pour tenter d’apercevoir le titre du roman qui la lui vole, déjà. Couverture blanche bordée de bleu. Éditions de Minuit. Une apostrophe et un mot. Qu’il finit par déchiffrer. L’Amant. Il la fixe tout le temps que dure son court trajet. La voit se lever, sidéré. Il faudrait s’approcher d’elle, trouver un prétexte, n’importe lequel, quelque chose à lui dire pour la retenir, attirer son attention. Mais non. Crétin collé au strapontin. Happé par la fiction. Les portes se referment. Une détresse à peine ressentie se produit tout à coup, une fatigue, la lumière sur le quai, qui se ternit mais à peine. Une surdité très légère aussi, un brouillard, partout. Le voici condamné à la laisser s’éloigner, à la regarder marcher vers la sortie. Fugitive beauté. Ne la verra t il plus que dans l’éternité ? Non, pas perdue, pas possible. Le tunnel ne l’a pas encore engloutie qu’il se promet de la retrouver. À peine rentré chez lui, il s’y met. Un papier, un crayon. Et le plus dur à trouver : l’inspiration. Une, deux, trois, quatre, cinq, six, dix feuilles peut-être atterrissent en boule dans la corbeille. Peu importe. Il balbutie par écrit. Calme son impatience. Se hâte lentement, sans perdre courage. Hésite, se lance, rature, recommence. Non, ne pas avouer qu’il a jalousé cet Amant durant tout le trajet, trop direct. Lui confier qu’il aurait voulu être une ligne pour danser sous ses yeux ? Top mielleux. Il se gratte la tête, mordille son capuchon. Grosse concentration, yeux au plafond. Écrit, barre, recommence encore. Encore. Et encore. Ça va venir. Ça vient. Doucement mais sûrement. Il n’est plus très loin, il le sent. Et puis oui, ça y est, il tient sa formulation. « Jeudi 20 novembre, 8 h 20, métro Plaisance. Ce n’est pas le bac, mais c’est tout comme. Ni limousine noire, ni chapeau d’homme. Juste vous, plongée dans votre livre, et moi, intimidé, de vous, déjà ivre. Fuite à Varenne. Vous reverrai-je ? » S’il peut aujourd’hui encore réciter mot pour mot, sans se tromper, le message qu’il a glissé dans une enveloppe libellée à l’adresse de Libé, service des petites annonces, Transports amoureux, c’est parce qu’Isa l’a toujours gardé et qu’ils l’ont encadré puis accroché dans le couloir dès l’emménagement dans leur premier appartement. Il avait bien sûr noté au verso son numéro. Téléphone fixe. Pas encore l’époque du 06. Et le miracle s’était produit : Isa l’avait appelé. Oh, pas tout de suite, pas le matin de la parution de l’annonce dans Libération. Mais quand même assez vite, dans l’après-midi. Elle avait un peu hésité, le lui avait confié dans le bistro où ils s’étaient retrouvés peu après son appel. Il n’en revenait pas. Dès que la sonnerie avait retenti, il l’avait senti. Qui d’autre si ce n’est elle ? Sa voix dans le combiné. Assez assurée. Il ne sait pas, pas encore, qu’elle n’en mène pas large. Heureusement, elle ne peut pas voir qu’il tremble comme une feuille. Morte de trouille et de trac. Pas de simagrée. D’emblée tout est très simple entre eux. Il n’en croit pas ses yeux. Ni ses oreilles. Elle dit qu’elle lit Libé, souvent même les petites annonces en premier. Elle dit qu’elle l’avait repéré aussi. Et qu’elle avoue ça le scie. Il l’écoute, incapable d’articuler quoi que ce soit. Tout juste un oui quand elle lui propose de la retrouver au Rostand. À 18 h 30. S’il est libre, bien sûr. Bien sûr ! Sûr de rien en fait. Fait comme si. Comme si même pas peur, comme s’il allait de soi de s’installer en terrasse face au Luxembourg avec la femme qui, la veille, lisait en face de vous. Ne pas s’enfuir, ne pas s’en faire. Se laisser porter par la conversation qui se fait on ne sait comment, avec un naturel déconcertant. En crever de la séduire. Mais tout s’interdire. Mordre l’envie de l’embrasser. Déjà ? Non, mais calme-toi. La folie de rester sage. Lui sourire. Et silencieusement dire merci au métro Plaisance. La ligne 13 lui a-t elle vraiment porté chance ? Vingt ans plus tard il se pose la question. Elle est drôlement difficile. Pourtant à l’époque, cette fille qui aimait Marguerite Duras et devant qui il était tout chose, pas question de la laisser passer. Mais pas pressé. Il avait pris tout son temps. Ne l’avait pas brusquée. Et d’ailleurs cela avait fait la différence, il l’avait compris, bien plus tard, au détour d’une confidence. Des garçons qui vous sautent dessus, ça court les rues. Alors que lui ne la brusque pas, qu’il passe la chercher à la librairie, lui parle de poésie, qu’il ait étudié les lettres avant de bifurquer vers le graphisme, qu’il aime Baudelaire autant que Rimbaud, marche des heures avec elle sans rien tenter, qu’il lui fasse la conversation entre deux clients et la raccompagne chez elle sans chercher à monter, ça lui avait plu. Il ne s’était rien passé pendant des semaines. Deux mois même. Puis tout, d’un coup. Premier baiser, première nuit, lit une place partagé, plus quittés. Et si c’était à refaire ? Eh ben, il recommencerait. Il ne changerait rien. Rien de rien. Même annonce dans Libération, et tant pis pour le chagrin, la frustration et le dépit. C’est peut-être con, mais c’est comme ça.
Il a bien compris qu’Isabelle n’en peut plus. D’ailleurs elle ne s’en cache pas. Elle se félicite d’avoir dit à la librairie de trouver quelqu’un pour la remplacer le samedi parce qu’elle est crevée. Quand elle dit ça, en soufflant sur sa tasse de thé, d’un coup il repense au jeu du Mille Bornes qu’adoraient les filles, voit le pneu explosé et leur bagnole kaput au bord de la route, le capot défoncé. C’est rare qu’Isa se plaigne. Ça n’arrive même jamais. Pas le genre de fille à geindre. Donc si elle se lamente, c’est qu’elle est au bout du rouleau. Tout au bout. Et ça l’effraie. Il n’a pas toutes les cartes en main, pas de botte ni de roue de secours, mais il est là. Pour elle. Et elle peut compter sur lui. C’est ce qu’il veut lui dire en caressant son bras, mais elle le retire vivement. Alors il joint paroles et promesses à ce pauvre geste avorté, s’engage à la décharger au maximum ce week-end. Elle n’a qu’à préparer la liste de courses, il ira à Carrefour tout à l’heure. Et au marché demain matin, comme ça elle pourra faire la grasse mat’. Il se jure aussi de faire des efforts pour arrêter de ne penser qu’à ça. Mais ça, évidemment, il ne lui dit pas, il le garde pour lui. De toute façon ce n’est pas gagné. Rien n’est fait pour l’aider. Il tombe dessus partout. Nez à nez. Nez à fesses, nez à reins, nez à seins. Dans la rue, sur le cul des bus, au bistro, au bureau, sous terre, dans les parkings, le métro, au ciné. Et même sans sortir de chez lui, sur le Web, à la télé, la radio, dans les journaux. Jamais jusqu’alors il ne s’était rendu compte que le sexe avait envahi la ville. Il aura fallu qu’il s’éloigne du sexe, ou plutôt que le sexe s’éloigne de lui, pour qu’il apprenne à le voir, et qu’il le voie partout. Il aura fallu qu’il disparaisse de sa vie pour qu’il s’aperçoive de son omniprésence, découvre à quel point il sature l’espace. Fessiers au galbe parfait, décolletés plongeants, poitrines opulentes, petits seins de Bakélite qui s’agitent dans de minirobes dévoilant d’interminables gambettes, strings, shortys et autres tangas qui font la fête et la leçon en voici en voilà, exhortant, c’est selon, d’attiser les ardeurs, feindre l’indifférence ou énerver la concurrence. Ces corps de femmes parfaitement épilées, sans un pet de gras, trop bien gaulées pour être honnêtes, affichées en quatre par trois, tout le monde les voit. Tout le monde peut les reluquer : les minus de la maternelle, les gamins rigolards du primaire, les collégiens prépubères, les célibataires, les bons pères, les pépés et tous les frustrés du monde entier dont il fait partie. Il trouve que tout ça manque cruellement de décence, que ce gavage frise l’outrage. Rabat-joie ? Peut-être. Et alors ? Le sexe l’écœure soudain, qui s’incruste dans toutes les bouches, s’immisce dans les conversations familiales, amicales et même professionnelles. Il a longtemps été le premier à rire aux histoires salaces des copains. Mais ce soir, il n’y arrive pas. La faute à Isa qui ne lui a pas adressé la parole de la journée, a passé tout le samedi enfermée dans la chambre de Roxane quand elle n’était pas prostrée en pyjama dans le fauteuil du salon. C’est comme si sa fatigue avait déteint sur lui. Rincé depuis le début de la soirée. Il ne se sent pas de taille face à la bande. Les potes, eux, sont particulièrement en forme. Et en verve. Le troquet ne va pas tarder à fermer, mais Seb s’en fout. Il vient de commander une dernière bouteille pour la route qu’il ne fera pas puisqu’il habite à deux pas. Voilà facilement trois quarts d’heure qu’il décrit les prouesses de son nouveau plan cul. Même Philippe, toujours avide de détails, finit par se lasser et lancer une blague de sa spécialité. Enfin, ce n’est pas tout à fait la sienne, il l’a entendue dans le taxi, sur Rire et chansons, juste avant d’arriver. Vous connaissez le MMS, les gars ? Les trois autres piaffent, s’interrogent, déjà hilares avant même que Philippe n’ait commencé. Quoi, les M&M’s ? Lui s’attend au pire. Fixe son assiette où traîne un morceau de gras. Non, le MMS ! Sourire jusqu’aux oreilles, oreilles tout ouïe. Dans un couple, le sexe c’est toujours MMS. Au tout début, c’est Matin Midi et Soir, puis Mardi Mercredi Samedi, ensuite Mars Mai Septembre, et enfin Mes Meilleurs Souvenirs. Des applaudissements saluent cette chute. Philippe se lève, époussette sa veste et fait mine de s’incliner pour recevoir les compliments de ses compères éméchés. Nico se refait l’histoire en se marrant à gorge déployée et Seb n’en finit pas de se bidonner. Mais Olivier, comme lui, se tait. Il le remarque tandis que fusent les commentaires graveleux. Non, mais ça ne va pas, Dieu nous préserve de tout ça ! Une fois par semaine, déjà c’est quand même pas une aubaine. Et lui de calculer silencieusement, et les chiffres de s’afficher très lentement dans son esprit aviné : 1 mois = 4 semaines, donc 9 mois font 4 × 9 = 36 semaines. Et les nombres de tournoyer dans sa tête et sa tête de tourner dans un tournis généralisé. Et lui de s’entêter à recalculer le nombre de rapports sexuels qu’il a ratés, à raison d’un coït tous les sept jours, oui c’est bien ça : 36. Très loin, ses meilleurs souvenirs. La vexation le vrille soudain et une tristesse inavouée mais infinie s’abat sur lui, le terrasse comme un haut-le-cœur. Désemparé, il enfile son manteau, salue les copains, Désolé, je vais y aller. Seb râle, fait son vexé en lui tendant son verre : T’as même pas fini ton vin ! Alors il s’exécute, boit tout d’un trait et s’en va, mi-fugue mi-raison, sans se retourner. Sans réaliser qu’il laisse tomber son cœur en sortant. Dans le froid, sur le boulevard. Bouleversé.
Un bail que ce n’est pas le moment, qu’Isabelle a mal à la tête ou pas la tête à ça. Un bail qu’elle porte en collier la pancarte Prière de ne pas déranger. Des lustres de libido à zéro et puis Waterloo, un couple en déroute. Un gâchis immense. Inimaginable. Et minable. C’est le mot gâchis maintenant qui se répète et cogne de plus en plus fort dans sa tête, à mesure que se consume sa cigarette. Pas envie de rentrer. Encore envie du froid et de la nuit. Toute la nuit du monde s’engouffre dans son esprit. Il a beau fixer obstinément le trottoir, impossible d’empêcher ses yeux de venir s’accrocher à la façade en pierre de leur immeuble et de se suspendre au balcon de la deuxième fenêtre du troisième étage où dort Isa. Elle n’en peut vraiment plus de lui pour s’infliger ça, à cinquante balais, le pauvre petit lit une place de Roxane, les posters de midinette, le miroir en forme de cœur et le papier peint turquoise qui après toutes ces années a fini par se décoller par endroits. Il la dégoûte à ce point ? Est-ce que tout ça n’est pas du cinéma ? Un homme et une femme. Chacun de leur côté. Un homme qui ne dort pas et une femme qui s’assomme. Un homme sur sa tablette et une femme dans son bouquin. Un homme qui désire et une femme qui soupire. Un homme qui se désole, une femme qui s’enferme, les heures qui s’étirent et leur amour qui s’étiole. Et une fois de plus rien. Rien de rien. Rien n’endimanche ce week-end qui n’en finit pas. Rien ne rompt leur pauvre échappée en solitaire. Elle a bon dos, cette fatigue qui prend toute la place dans leur vie. Il veut bien croire qu’Isabelle est crevée. Mais il pense surtout qu’elle se fait chier comme un rat avec lui. Et la longue queue traînante du rongeur qu’il voit galoper dans l’appartement, la moustache aux aguets, avec son museau rose et pointu l’écœure, lui donne envie de gerber. Tout ce temps passé, perdu, à vivoter en espérant que la dernière fois qu’il l’a tenue nue dans ses bras ne soit pas la toute dernière… Il n’a jamais imaginé, pas même une seconde, qu’il ne ferait plus l’amour avec Isa. Parce que c’est tout bonnement impensable. Comment aurait il pu se figurer que plus jamais il ne la toucherait ? Si encore elle l’avait prévenu… Comme les filles qu’ils allaient voir au parc, dix minutes avant de partir, histoire qu’elles puissent se préparer psychologiquement : On va bientôt rentrer ! Ou bien quand elles regardaient un dessin animé : Dans cinq minutes, on éteint. Mais Isa n’a pas sonné le glas de leurs ébats. Ni tocsin ni carton. Aucune annonce et zéro lettre avec ou sans accusé de réception. Il ne saurait dire comment cela s’est fait. Comment ils se sont éloignés. C’est comme si la distance s’était immiscée entre eux à leur insu. Imperceptiblement. Dans un lent, très lent, un interminable travelling. Difficile de déceler un glissement lorsqu’il se fait si progressivement. Quand la fréquence de leurs rapports sexuels s’est ralentie, il ne s’est pas alarmé. Il a d’abord mis ça sur le compte de l’épuisement, du stress, de l’anxiété. Et puis il est arrivé plusieurs fois que son désir s’étiole. À la naissance des filles par exemple, il n’a pas compté combien de temps ça a duré, mais il y a eu plusieurs mois sans sexe. C’était frustrant, bien sûr, mais pas si désolant. Leur nouveau rôle de parent les accaparait l’un et l’autre. Il avait su se montrer patient et Isabelle compensait. À l’époque elle l’embrassait sans compter et lorsqu’il n’en pouvait plus, elle se déshabillait devant lui et acceptait qu’il se masturbe en matant ses seins, son ventre, son sexe. Et même s’il ne la touchait pas, c’était lui faire l’amour quand même. Ses yeux sur sa queue valaient toutes les caresses. Souvent il la massait et ses mains à lui sur sa peau à elle leur faisaient du bien à tous les deux. Les sens d’Isabelle se désengourdissaient peu à peu, puis l’envie finissait par revenir. Alors quoi, il ne la touchera plus, plus jamais ? Non, impossible. Cette idée lui est insupportable. »
Extrait
« C’est comme si en retirant le tapis, la table de nuit, ses livres et tous ses habits, Isabelle avait fait sauter une digue, comme si plus rien ne retenait sa souffrance longtemps diluée dans la nonchalance de la routine et qu’elle s’écoulait maintenant dans un torrent déchaîné. La douleur irradie en lui, se propage à une vitesse fulgurante dans tout son corps. Ce qui le crible à ce moment-là, ce n’est ni la désolation ni le manque, mais le sentiment abyssal de la perte. Une perte abominable, dont il n’est pas sûr de pouvoir se remettre. Ni même de le vouloir. Peut-être qu’elle finira par avoir sa peau et alors il mourra, comme ça. La bouche bêtement ouverte et la main sur la poitrine. Tranquille enfin. Il prend tout à coup conscience qu’une partie de lui a disparu en même temps que tous les gestes qu’Isabelle ne fait plus. En s’éteignant, le sexe a tué bien plus de choses entre eux qu’il ne l’avait imaginé, et sûrement bien plus encore qu’il n’accepte de l’admettre. Son histoire avec Isa hoquette, leur vie à deux crève sans bruit. Et cette agonie l’anéantit. » p. 99-100
Amélie Cordonnier est journaliste littéraire et l’autrice de Trancher et d’Un loup quelque part (Flammarion, 2018 et 2020), traduits dans plusieurs langues. Pas ce soir est son troisième roman. (Source: Éditions Flammarion)
En deux mots
Alice se propose de rédiger une thèse sur les pratiques funéraires et va pour cela suivre des thanatopracteurs. Sa rencontre avec Sylvain, qui «sent les morts», va l’intriguer avant de changer sa vie.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
De l’odeur de la mort à un hymne à la vie
Dans Le parfum des cendres Marie Mangez confronte une thésarde et un thanatopracteur. Une rencontre surprenante pour un roman qui ne l’est pas moins.
On devrait toujours choisir avec soin ses sujets de thèse, car ils vont occuper une grande partie de vos études supérieures. Le choix d’Alice Lanier, doctorante en anthropologie, va la confronter à un univers resté par la force des choses très secret, la thanatopraxie.
En décidant de partager le quotidien de Sylvain Bragonard qui depuis neuf ans prépare les corps des morts avant leur inhumation, elle va aller de surprise en surprise. Mais pour explorer ce monde, il lui aura fallu déployer des trésors de patience. Car Sylvain est un taiseux, fermé sur lui-même et réfugié dans son travail. C’est une question en apparence anodine qui va libérer la parole du jeune homme. En se rendant au domicile d’un vieil homme décédé Alice lui demande ce qu’il sent. « Le vieux papier et la bergamote ». Une réponse qu’il explicite et permet à la jeune femme de comprendre les qualités olfactives exceptionnelles de son « objet d’études ». Au fil du récit, celui que sa sœur Aude appelle sa grenouille, en référence au personnage imaginé par Patrick Süsskind dans Le Parfum, va tenter de sortir de la prison dans laquelle il vit désormais comme dans un bocal. « Entre lui et le monde s’élevait cette paroi épaisse et transparente qui l’entourait tout entier, pas d’échappatoire, une prison de verre sans oxygène où l’on ne pouvait respirer ? Il ne pouvait pas. Impossible. Il aurait suffi d’un mot, pourtant, un mot pour leur expliquer ce qu’il vivait depuis toutes ces années; mais ce mot-là, comme les autres, restait enfermé à l’intérieur du bocal. Il ne pouvait que regarder à travers la baie vitrée, regarder les autres vivre alors que lui était mort, asphyxié, mort sans rémission. »
Au fil du récit, on va découvrir les causes de ce traumatisme, voir peu à peu Sylvain retrouver le goût (jamais expression n’aura été plus juste) de ses premières amours, faire de la confiture de piments, se replonger dans les défis de la composition des parfums et se rapprocher des siens et d’Alice.
Il y a dans ce roman l’originalité du choix de la profession du personnage principal, mais il y a bien davantage. La mort omniprésente et la façon d’affronter un deuil, les rêves de jeunesse et la façon dont on les oublie un jour… ou pas, la difficulté de dire sa peine, d’exprimer ses sentiments et cette exploration sensuelle des odeurs et des parfums que le style de la romancière sublime au point que le lecteur se prend lui aussi à « sentir les choses ».
Ajoutez-y une dose d’humour et de poésie et vous obtiendrez d’emblée la confirmation d’un joli talent!
Le parfum des cendres
Marie Mangez
Éditions Finitude
Premier roman
240 p., 18,50 €
EAN 9782363391506
Paru le 26/08/2021
Où?
Le roman est situé en France.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Les parfums sont toute la vie de Sylvain Bragonard. Il a le don de cerner n’importe quelle personnalité grâce à de simples senteurs, qu’elles soient vives ou délicates, subtiles ou entêtantes. Tout le monde y passe, même les morts dont il s’occupe tous les jours dans son métier ¬d’embaumeur.
Cette manière insolite de dresser des portraits stupéfie Alice, une jeune thésarde qui s’intéresse à son étrange profession. Pour elle, Sylvain lui-même est une véritable énigme: bourru, taiseux, il semble plus à l’aise avec les morts qu’avec les vivants. Elle sent qu’il cache quelque chose et cette curieuse impénitente veut percer le mystère.
Doucement, elle va l’apprivoiser, partager avec lui sa passion pour la musique, et comprendre ce qu’il cache depuis quinze ans.
Les premières pages du livre
« Bernadette était allongée, paupières fermées, les bras sagement étendus le long du corps. Au cœur de ses joues sillonnées de rides, légèrement affaissées, on distinguait le creux des fossettes, centres névralgiques d’un visage encore animé par des années de sourire. Visage arborant désormais une expression sereine – Bernadette attendait que l’on s’occupe d’elle, remettant placidement son enveloppe charnelle aux soins d’autres mains que les siennes.
Sylvain la contempla avec tendresse. D’un mouvement délicat, le pinceau alla caresser les lèvres de la vieille femme, une caresse minutieuse et colorante. Rouge grenat. Teinte identique à celle du tailleur que la famille avait préparé pour elle.
Ça lui allait bien, cette couleur au parfum de groseille. Sylvain écarquilla les narines, son regard glissa le long de la petite bouche ronde et encore charnue, séductrice, encadrée de plis amers que venaient contrebalancer, un peu plus loin, les deux fossettes rieuses. Et puis, au bout de ses doigts déformés par l’arthrose, ultime coquetterie, une dentelle de vernis écaillé… Groseille, oui. C’était bien ça. Cette fragrance piquante et fruitée. Une bille écarlate qui éclate en jus acide, très acide sous ses dehors pimpants, pas du genre à enrober le palais de douceur sucrée, la groseille, plutôt du genre à le picoter délicieusement – avec, de temps à autre, l’éclair d’amertume des minuscules grains qui cèdent sous la dent…
Il reporta son attention sur le pinceau. Une touche de plus, là. À la commissure. Une touche de plus et Bernadette retrouverait pleinement son arôme de groseille…
« … Et ça vous dérange pas, les odeurs ? »
Sylvain se retourna, irrité. Elle le regardait tranquillement, visage neutre et sourire interrogatif aux lèvres, avec son petit carnet de fouille-merde sur lequel elle grattait sans discontinuer.
« Quoi, les odeurs ? » demanda-t-il sèchement.
Elle ne se démonta pas, son sourire s’adoucit encore, de même que s’arrondirent les inflexions de sa voix, calmement pédagogue :
« Ben, vous savez, des fois, avec les débuts de la décomposition… ça dégage quand même une odeur un peu… putride… Vous la supportez sans problème ? »
Il haussa les épaules et se contenta de lâcher :
« Faut croire que oui. »
Elle hocha la tête, retourna de plus belle à son carnet et lui à son cadavre, non sans mauvaise humeur.
Deuxième jour d’« observation ».
Putain, ça allait être long.
Il avait reçu son appel la semaine précédente, une certaine – c’était quoi son nom déjà ?… ah oui, Alice Kekchose – demandait à pouvoir « observer quotidiennement sa pratique pendant quelques semaines », dans le cadre « d’une thèse sur les thanatopracteurs » (sic) – tu parles d’un sujet – d’ailleurs, curieusement, elle n’avait pas dit « sur la thanatopraxie », mais « sur les thanatopracteurs », Sylvain se demandait à quoi tenait exactement la nuance. En attendant, il avait dit OK – il n’avait jamais su dire non de toute façon, c’est toujours ce qui avait causé sa perte, d’ailleurs.
Et elle avait donc débarqué la veille, était restée plantée à côté de lui pendant toute la journée, avec ses questions intempestives et le frottement désagréable de son crayon sur le papier à grain épais de son carnet bon marché. Ô joie.
Pour l’instant il se contentait de serrer les dents et attendre que ça passe. Mais cette observation, décidément, était indécente : une intrusion malvenue dans son espace intime.
Il faut dire qu’il n’avait pas l’habitude. L’essentiel de son travail s’effectuait en solitaire – ou plutôt, en tête à tête avec les défunts, instant privilégié durant lequel se tissait entre lui et le mort ce lien fragile et éphémère, cette connivence précieuse que la présence d’un vivant venait inévitablement troubler.
Sylvain ne s’entendait pas avec les vivants. Il ne pouvait établir avec eux la même complicité, ressentir à leur égard la même affection qu’envers ces dépouilles vaguement nauséabondes étalées sur la table de préparation. Un fossé le séparait d’eux : le fossé entre la mort et la vie. Ce que ressentaient les macchabées, il le comprenait, et eux semblaient le comprendre aussi, bien mieux qu’aucun vivant. Leur monde à eux, le monde des vivants, Sylvain Bragonard l’avait quitté, sur la route de Grasse, le 21 juillet il y a quinze ans.
2
L’ouverture de la housse, c’était toujours un moment spécial. On ne savait jamais exactement à quoi s’attendre. Instant Kinder Surprise.
Cette fois-ci, à l’intérieur du Kinder, c’était un lot en pièces détachées.
Alice ne put s’empêcher de réprimer un haut-le-cœur. Manque d’habitude. Elle en avait vu d’autres, pourtant, depuis plus de six mois qu’elle accompagnait les thanatopracteurs, mais là, c’était hard. Le bas, pas de souci, mais alors le haut… Sylvain, lui, ne cilla pas. Il se contenta d’observer le crâne pulvérisé et de commenter sobrement :
« Va y avoir du boulot. »
Ce qui ne semblait pas pour lui déplaire.
Deux semaines qu’Alice le suivait quotidiennement. C’était son cinquième thanatopracteur : avant lui, elle avait eu un jeune type boute-en-train expert en blagues gores, une sympathique trentenaire biberonnée à Six Feet Under, un aîné plus grave type majordome discret et minutieux, et puis Farida, ce sacré bout de femme charismatique, au brushing toujours parfait et aux ongles toujours soigneusement manucurés. Et maintenant, ce Sylvain Bragonard. Cinq personnalités différentes, avec leurs méthodes propres, leurs enthousiasmes, et leur attention qui ne s’attardait pas sur les mêmes détails.
Lui, pourtant, n’était pas tout à fait comme les quatre autres. Elle l’avait constaté dès le premier jour. La façon dont il regardait et maniait les corps… Y’avait un truc.
Elle le scruta. Pas vieux – la trentaine ? – des mains fines, délicates, un visage fermé qui ne montrait des signes d’épanouissement que lorsqu’il se plongeait dans la préparation des défunts. Du reste, pas spécialement porté sur la communication.
Elle sentait bien que sa présence lui courait sérieusement sur le haricot. Pas besoin d’un doctorat en intelligence sociale pour interpréter l’expression de ses pupilles dès qu’elle s’avisait d’émettre le moindre son… Elle se faisait donc la plus discrète possible, retranchée dans un coin de la pièce, évitant généralement d’ouvrir la bouche, histoire de ne pas perturber monsieur. Elle avait également remarqué que le bruit même de son crayon paraissait l’irriter ; et, en conséquence, s’abstenait de prendre des notes, s’efforçant de garder en mémoire tout ce qui pouvait être utile, afin d’en noircir son carnet sitôt sortie du funérarium et libérée de cette compagnie légèrement taciturne.
Parfois, malgré tout, elle tentait de tirer quelque chose de cette peu active cavité buccale.
« À votre avis, lui, comment il est…
— Accident. »
Il ouvrit d’un geste sec, précis, la mallette noire contenant une partie de ses instruments, sans jeter un regard à Alice. Puis précisa après quelques secondes :
« Voiture. Ou moto. »
Alice était toujours quelque peu impressionnée par l’assurance avec laquelle ces professionnels se montraient capables, d’un simple coup d’œil, de déterminer les raisons qui avaient amené ces corps inertes sous la pointe de leur bistouri. Sylvain Bragonard, à ce titre, ne faisait pas exception.
Il commença à déshabiller le mort. Le jean déchiré, le T-shirt ensanglanté pour lequel il fallait déployer des trésors de technicité afin de l’extirper par la tête (ou ce qu’il en restait). Sylvain ne découpait jamais les vêtements, si complexe que fût l’opération. Ses mouvements étaient rapides mais doux, presque tendres ; à la précision chirurgicale s’ajoutait un on-ne-sait-quoi de délicatement attentionné, comme si ce qu’il manipulait n’était pas une masse de chairs et de fluides inanimée, mais un être vivant sensible dont il convenait de respecter à la fois les plaisirs et la pudeur.
Et surtout, une fois le corps entièrement dénudé, il prenait toujours quelques instants pour l’examiner sous toutes les coutures – jusqu’ici rien d’extraordinaire – et pour… Alice ne trouvait pas le terme exact. Difficile à décrire. Tiens, c’est ça, voilà qu’il le refaisait maintenant… comme à chaque fois… Le regard intense qui enrobe la dépouille, non pas dans ses détails anatomiques mais dans une forme de totalité, et ces narines dilatées, tendues vers leur cible… Ce corps, il le humait, oui, voilà ! C’était ça. Précisément. Il humait le défunt. Dans une inspiration profonde, comme si sa vie en dépendait. Quelques secondes en suspension, durant lesquelles le reste du monde semblait ne plus exister.
Alice savait qu’il ne fallait absolument pas le troubler à cet instant-là. Elle se contentait d’observer en silence ce réflexe incongru, qu’elle n’avait remarqué chez aucun autre embaumeur de sa connaissance, et dont le sens lui échappait.
Les produits utilisés pour la désinfection du corps dégageaient une odeur chimique passablement désagréable – quoique, jugeait Alice, toujours moins pénible que les émanations naturelles du cadavre. Les mains gantées de Bragonard se promenaient à présent sur les membres du défunt, les caressaient, les frottaient et les malaxaient pour les assouplir. Rien que la procédure classique ; mais ici, il semblait que ses gestes visaient réellement à ranimer les chairs glacées, à leur insuffler, par ce contact, un peu de la vie qui coulait dans les veines de l’embaumeur. Elle ne savait dire exactement à quoi tenait cette différence infime : peut-être à l’intensité avec laquelle Sylvain Bragonard effectuait ces actes routiniers, l’expression étrange qui flottait sur ses traits – pas de la simple concentration, non, c’était définitivement autre chose – ou encore le frémissement de ses doigts minces sur la peau grise du mort…
Celui-ci, de ce qu’on pouvait en juger, contrairement à la majorité des défunts qui atterrissaient sur la table mortuaire, paraissait jeune. Très jeune. Vingt ans ? Alice n’osait pas demander à Sylvain son pronostic sur la question. Un échange de trois mots par session, c’était le maximum qu’elle pouvait espérer – au-delà, les réserves de patience verbale du thanatopracteur atteignaient très manifestement leurs limites.
Avec les autres, la conversation s’était révélée bien plus fluide et naturelle. Une succession de petites discussions informelles, techniques ou plus personnelles, qui s’égrenaient tout au long de la journée, pendant les soins eux-mêmes ou bien, davantage encore, durant les longs trajets en fourgon d’un funérarium à un autre, d’une maison endeuillée à une autre : c’était généralement lors de ces voyages entre deux morts que les langues se déliaient le plus, que le dialogue dérivait insensiblement vers le tout et le rien – ce rien riche de sens qu’Alice recueillait aussi précieusement que le reste – et qu’une forme d’intimité se tissait avec cette thésarde un peu obscure, dont on ne savait pas très bien au fond ce qu’elle cherchait, mais qui les accompagnait quotidiennement depuis des semaines.
Avec Sylvain Bragonard, toutefois, l’intérieur du fourgon, la plupart du temps, ne résonnait que de l’écho du silence. Alice avait bien essayé de lui tirer les vers du nez – c’était son boulot, et elle était habituellement assez douée en la matière – mais le nez en question était toujours resté résolument fermé, gardant pour lui ses potentiels parasites. Tout ce qu’elle avait pu en extirper se résumait à des réponses laconiques, quelques rares commentaires un tantinet borborygmiques, et le minimum syndical de la cordialité.
Pourtant, il ne s’était jusqu’à présent jamais opposé à sa présence (si désagréable cette dernière semblât-elle être à ses yeux) et continuait scrupuleusement à l’informer de ses déplacements professionnels afin qu’elle puisse se joindre à lui. Alice en déduisait qu’il était pris en sandwich entre une tranche de misanthropie en haut, et en bas une autre tranche, plus fine, de désir de contact humain. Restait juste à exploiter au maximum la saveur de la tranche du bas.
Pour ça : essayer d’arranger un entretien. C’était son objectif à court terme. Elle n’en avait pas ressenti le besoin avec les autres, les informations glanées ici ou là au gré des journées passées ensemble lui fournissant largement assez de matière. Mais si lui n’ouvrait pas la bouche sur son lieu de travail, peut-être fallait-il l’emmener sur un autre terrain. Ça se tentait, du moins.
L’opération, cette fois, dura presque dix heures : il y avait du pain sur la planche – en l’occurrence, une tête entière à faire passer du statut de sauce bolognaise à celui de visage humain. La famille avait fourni avec le corps une photo du jeune homme pour aider à la reconstitution, mais Sylvain n’y avait jeté qu’un œil distrait, paraissant agir au feeling bien plus qu’en suivant un rigoureux protocole de copie.
Le résultat, constata Alice, n’en fut pas moins bluffant d’exactitude. Ou plutôt, à y regarder de plus près, moins exact que proprement vivant… Ce qui, à la fin de la journée, se trouvait allongé sous leurs yeux n’était pas une poupée de cire figée ; c’était un garçon endormi, un peu abîmé, mais sous les paupières duquel la vie semblait continuer de battre – et de se battre. Alice en était troublée. Elle ne pouvait détacher son regard de ce corps presque vibrant quoiqu’immobile, le voyant déjà se relever d’un bond sur ses jambes, ciao les gars merci pour le ravalement de façade, j’vais m’faire un p’tit kebab…
Sylvain affichait un air satisfait. Ses traits avaient rarement paru aussi détendus. Il s’était montré intensément concentré durant toute la journée, plus encore que d’habitude, ne levant même pas la tête lorsqu’Alice, au bord de l’inanition, avait fini par sortir s’acheter un sandwich et demandé, au passage, s’il souhaitait qu’elle lui ramène quelque chose. (D’ordinaire, c’était lui qui, entre deux préparations de corps, la plantait là en marmonnant qu’il allait manger et revenait dans vingt minutes.) Et à présent, planait sur son visage la sérénité du boulot accompli.
Il désinfectait et rangeait ses instruments un à un dans les lourdes mallettes noires lorsqu’elle se jeta à l’eau. Une brèche temporaire s’était ouverte dans sa nervosité habituelle : c’était maintenant ou jamais.
« Au fait, à l’occasion… si vous avez le temps… on pourrait discuter un peu ? Ça serait très utile pour mon travail… en complément de l’observation directe, vous voyez. »
Il se retourna, sourcils froncés.
« Discuter de…? »
De vos organes génitaux et des modalités d’élevage du lapin nain, faillit-elle répondre, mais se retint – réflexe professionnel.
« Ben, de votre parcours, de votre perception du métier de thanatopracteur… ce genre de chose… »
Elle accompagna ses propos d’un sourire engageant :
« On pourrait, par exemple, aller se poser dans un café après le travail, si ça vous dit ?
— Un café ?…
Visiblement, non, ça ne lui disait pas. Il la fixait comme si elle lui avait proposé de partir en Sibérie à dos de chameau.
« Ou bien, je sais pas, n’importe quel endroit qui vous semblerait approprié pour discuter… »
Silence.
« Va pour le café, finit-il par marmonner de mauvaise grâce, mais pas longtemps, hein. »
C’était pas gagné, mais toute perche était bonne à saisir : petit pas pour Alice, grand pas pour Sylvain Bragonard et son humanité. »
Extrait
« Comment leur dire qu’il vivait désormais dans un bocal, autrement dit qu’il ne vivait plus, qu’entre lui et le monde s’élevait cette paroi épaisse et transparente qui l’entourait tout entier, pas d’échappatoire, une prison de verre sans oxygène où l’on ne pouvait respirer?
Il ne pouvait pas.
Impossible.
Il aurait suffi d’un mot, pourtant, un mot pour leur expliquer ce qu’il vivait depuis toutes ces années; mais ce mot-là, comme les autres, restait enfermé à l’intérieur du bocal. Il ne pouvait que regarder à travers la baie vitrée, regarder les autres vivre alors que lui était mort, asphyxié, mort sans rémission. » p. 61
Marie Mangez vit à Paris où elle s’efforce de plancher sur sa thèse en anthropologie qui la mène régulièrement sur les rives du Bosphore. Le Parfum des cendres est son premier roman (Source: Éditions Finitude)
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En deux mots
Paula Goldmann est journaliste, critique de cinéma. Sa rencontre avec Pavel Stein, après la projection de son dernier film, est houleuse. Mais elle veut en savoir davantage sur cet étrange homme et lui propose un entretien. De cette rencontre va naître une passion amoureuse.
Ma note ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Paula et Pavel, le feu et la cendre
Dans son nouveau roman Gérald Tenenbaum met en scène une relation amoureuse entre une journaliste et un réalisateur. L’occasion pour le romancier de se glisser dans la peau d’une femme et de tenter de mettre une passion en équation.
Paula Goldmann est une journaliste expérimentée, responsable de la rubrique cinéma-théâtre sur J-Médias. Sur cette «minichaîne thématique diffusée simultanément sur le réseau et les ondes hertziennes» elle tient la rubrique «Le Regard de Paula Goldmann», sur laquelle elle était censée «commenter les spectacles susceptibles d’interpeller le public d’origine ashkénaze ou séfarade dans sa recherche identitaire». Quand commence le roman, elle s’apprête à aller assister à une projection de presse. Le film intitulé Les Cent Vingt Jours de Sodome se veut une allégorie biblique, sans référence à Pasolini. Il est l’œuvre de Pavel Stein qui s’est fait une réputation dans la représentation du vide et de l’absence. Et si le film n’est pas dénué d’intérêt, il dérange Paula qui n’hésite pas à provoquer le réalisateur avant de quitter la salle.
Mais la journaliste n’a pas fini d’explorer la filmographie de cet homme bien mystérieux et éprouve quelques regrets. Aussi décide-t-elle de solliciter un entretien. À sa grande surprise ce dernier accepte et la reçoit dans son appartement laissé quasiment à l’abandon.
Est-ce parce qu’elle entend sortir de deux ans de traversée du désert sexuel, pour reprendre l’expression d’Antoine, son copain de toujours, «goy à son grand dam, et gay de surcroît», toujours est-il que leurs frictions finissent par provoquer une étincelle qui va embraser une passion. Très vite pour Pavel Paula va devenir aussi indispensable que l’air qu’il respire. Mais Paula est plus méfiante. Elle n’ose pas vraiment «investir ce no man’s land entre un passé à assumer et un avenir à construire». Peut-être en raison de la complexité de sa relation avec sa mère – figure tutélaire qui ne saurait manquer dans un roman juif – ou de la proximité avec sa tante, à moins que ce ne soit leur différence d’âge, toujours est-il que Paula refuse d’accompagner son nouvel homme lorsqu’il lui propose de la suivre à Londres. Mais se sentant à nouveau coupable, elle se rattrape quelques temps plus tard lorsque le cinéaste part chercher l’inspiration à Lhassa. C’est là, dans un Tibet qui se trouve sous la menace croissante de la Chine que leur relation va connaître de nouveaux développements, jusqu’à un épilogue que je me garderai bien de dévoiler.
Gérald Tenenbaum réussit une double performance avec ce roman, d’abord en se glissant dans la peau d’une femme sans que jamais cela ne fasse artificiel et ensuite en construisant le récit de telle manière que la tension de cette affaire Pavel Stein croisse au fil des dix-huit chapitres. Un nombre que ne doit rien au hasard, car l’auteur de Des mots et des maths reste un passionné des nombres et de la Kabbale. On retiendra aussi de cette histoire d’amour combien le poids du passé peut l’entraver, combien il est difficile de se débarrasser de son vécu pour s’ouvrir à d’autres bras.
L’affaire Pavel Stein
Gérald Tenenbaum
Éditions Cohen & Cohen
Roman
144 p., 17 €
EAN 978236749086
Paru le 26/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et en proche banlieue, du côté de Saint-Ouen et Aubervilliers. On y évoque aussi des voyages au Proche-Orient, à Héliopolis et au Caire et au Tibet, à Lhassa en passant par Novossibirsk.
Quand?
L’action se déroule au tournant du XXIe siècle puis vingt ans après.
Ce qu’en dit l’éditeur
Au tournant du millénaire, Paula Goldman, une journaliste internet, est amenée à rencontrer Pavel Stein, un cinéaste singulier, connu pour ses œuvres autour de la mémoire, du manque et de l’absence.
Une relation inattendue s’installe.
Lorsque Stein lui envoie un billet d’avion pour le Tibet, où il est parti se ressourcer dans un monastère, la vie de Paula bascule.
Vingt ans plus tard, elle se penche à nouveau sur ce passé demeuré si présent. Elle a pour cela de multiples raisons, dont l’une, impérieuse, ne sera révélée qu’à la dernière ligne.
Servi par une narration à la première personne du féminin, le texte place le couple formé par Paula et Pavel dans la lignée des grandes amours de la littérature.
Les premières pages du livre
Si j’ai entrepris ce récit, c’est que presque vingt ans plus tard, le passé que je pensais englouti dans le lit douillet de la mémoire remonte doucement à la surface. Il y a une bonne raison à ça, je la révèlerai en temps utile.
J’ai toujours eu un rapport étrange avec les objets mais, depuis quelques semaines, c’est une conspiration. Comme si les choses que l’on dit inanimées s’étaient donné le mot pour m’inviter à ouvrir les yeux, déclencher le mode alerte.
Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Reprenons depuis le début, juste avant le tournant du millénaire, alors que l’on attendait un séisme, un bouleversement, peut-être même la fin du monde, et que nous avons finalement subi la tempête, Lothar et Martin, des cyclones extratropicaux de type bombe, comme nous l’avons appris par la suite.
Ce matin-là, donc, aucune velléité d’introspection. J’étais pressée et les collants, tout simplement, n’étaient pas une option. Après un rapide coup d’œil à la fenêtre pour vérifier que le temps des jupes jambes nues n’était pas encore arrivé, j’ai attrapé mon jean vert, qui, dans la penderie était tombé de son cintre – je ne sais pas pourquoi les pinces sont toujours trop faibles pour maintenir les vêtements auxquels elles sont destinées, en tout cas celles de mes cintres à moi. Le pull-over bouteille qui allait avec le jean était encore dans la machine à laver, aussi j’ai dû me rabattre sur le petit haut gris à boutons. Les escarpins faisaient un peu habillé par rapport au reste mais ça pouvait passer. De toute façon, je n’étais pas tellement d’humeur camaïeu : avec le soleil d’avril qui se décidait enfin à réchauffer la planète, la perspective d’aller m’enfermer dans une salle obscure me fichait le bourdon.
Il n’y aurait sûrement pas grand monde à cette séance promotionnelle. Alors que Stein n’était pas précisément connu pour son aménité envers les journalistes, je supposais qu’il n’aurait tout de même pas la goujaterie d’être absent. J’échafaudais des scénarios plus ou moins catastrophe sur les diverses manières de l’aborder, ou de ne pas le faire.
Après la projection, je devais encore me rendre au studio pour rassembler de la documentation afin d’étayer le papier à écrire dans la soirée.
Il fallait aussi, avant, que je passe à la pharmacie.
Le vapo de mon eau de toilette semblait, pour une fois, résister à l’amicale pression de mon index. Je ne renonçais pas pour autant. Il y a des jours où je ne peux pas faire sans. Il céda finalement, dans un soupir exaspéré. J’étais prête à sortir.
Sur le palier, une auréole brunâtre encerclait mon paillasson. Pas le temps sur-le-champ. Je me promis d’y regarder de plus près à mon retour.
Extraits
« Il y avait déjà deux ans que j’avais obtenu la responsabilité régulière de la rubrique cinéma-théâtre sur J-Médias, la nouvelle minichaîne thématique diffusée simultanément sur le réseau et les ondes hertziennes. J’étais censée y commenter les spectacles susceptibles «d’interpeller le public d’origine ashkénaze ou séfarade dans sa recherche identitaire » — un cahier des charges assez flou pour me laisser toute latitude de nager à mon idée dans le bien nommé PAF. D’ailleurs, la désignation, à l’antenne et sur la page d’accueil, de ma «fenêtre » comme Le Regard de Paula Goldmann suffisait, pour le public comme pour les directeurs de programmation, à justifier a priori mes choix stratégiques. Entre nous, sans l’avoir claironné, je visais plus large, plus loin. Je voulais m’adresser à tout le monde.
Deux ans. À peu près la durée de ma traversée du désert sexuel, selon l’expression d’Antoine, mon copain de toujours, goy à son grand dam, et gay de surcroît. Nous y reviendrons. D’ailleurs, on y revient toujours.
Le film de Stein était intitulé Les Cent Vingt Jours de Sodome. Une allégorie biblique, sans référence, d’après lui, au regretté Pasolini » p. 19
« Dehors, le ciel était vert-de-gris, la pluie menaçait. Évidemment j’ai perdu mon quatre-vingt-troisième parapluie la semaine passée, pensai-je en observant les quatre feux rouges du carrefour, manifestement déréglés, et les piétons alentour, qui penaud, qui interdit, qui bêtement bravache. » p. 33
« Avant Stein, peut-être en raison de la complexité de ma relation avec ma mère ou de la proximité avec ma tante, je n’avais jamais osé investir ce no man’s land entre un passé à assumer et un avenir à construire, ce drôle de pont de singe entre deuil et angoisse.
Tendre paradoxe, le maître de l’absence m’avait appris le présent. Je n’étais pas près de l’oublier.
Je repartis le lendemain soir, en compagnie du même guide délicat. Samir n’avait pas réapparu. On m’a laissé entendre qu’il avait dû s’absenter pour traiter une affaire urgente dans la vallée. Je n’en ai pas cru un mot.
Compte tenu des événements, largement relatés par la presse, qui eurent lieu dans les jours et les semaines qui suivirent, personne ne sera surpris d’apprendre qu’à ce jour Stein n’a refait surface ni dans ma vie ni dans le monde. Il demeure une énigme. C’est aussi pour l’éclaircir que j’ai pris la plume.
Quoi qu’il en soit, quoi qu’il advienne, je suis certaine de la cohérence de son destin. Sans nul doute avait-il sciemment attendu la répression chinoise face à la résistance passive des lamas, et un souci esthétique, plus que toute autre motivation, l’a-t-il conduit à sceller son aventure individuelle dans un destin collectif. » p. 91
Professeur à l’université de Lorraine, Gérald Tenenbaum est chercheur en mathématique pures et écrivain. Ses publications littéraires s’inscrivent dans de nombreux genres : théâtre, poésie, essai, nouvelles, roman. (Source: Éditions Cohen & Cohen)
En deux mots
Laure donne rendez-vous à Clément pour lui proposer de participer au colloque qu’elle organise. Entre l’universitaire et le banquier, c’est une sorte de coup de foudre. Mais la mère de famille et le célibataire endurci ne se doutent pas vers quelle voie leur adultère les mènent.
Ma note ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Liaisons dangereuses d’aujourd’hui
Dans Feu, son sixième roman, Maria Pourchet met aux prises une universitaire et un banquier, devenus amants presque par hasard. Sur les pas de Laure et Clément, la romancière démontre aussi la complexité des rapports amoureux.
Tout commence par une rencontre dans un restaurant parisien. Laure, maître de conférences, est chargée d’organiser un colloque à Cerisy et décide d’y faire intervenir un banquier sur le thème de la peur en Europe (tout un programme!). Entre la sole de l’homme d’affaires et le tartare de l’universitaire l’accord est conclu.
Laure peut retourner à son cours et Clément à sa tour de la Défense où l’attend une réunion de crise qu’il n’a pas vu venir.
Une surprise attend aussi Laure, convoquée chez la proviseure du lycée de sa fille Véra. Cette dernière, qui se veut émancipée, a entrainé ses collègues à quitter les cours à chaque fois qu’un prof faisait référence à un homme sans mentionner de femme. La belle pagaille qu’elle a ainsi créée n’est pourtant qu’un aperçu de ses talents de fille rebelle, comme on le verra par la suite.
Mais Véra pourra compter sur la mansuétude de sa mère, car elle est obnubilée par Clément et a hâte de le revoir: «Bonjour Clément, c’est Laure de Paris 13, je regrette d’avoir dû vous quitter si vite, auriez-vous encore un moment.»
Clément, qui a organisé sa vie autour de son chien baptisé Papa, la course à pied et la banque, hésite à s’engager: «Si je réponds, il se passera quelque chose dont quelqu’un sera la victime. Si je ne réponds pas, il se passera comme d’habitude. Papa, tourniquet, comité de crise, pas de crise, Tinder, tourniquet, gel, parking, Papa, foutre, sommeil de brute, foutre froid, croquettes, France Inter, debout Clément, Reebok, galop, parking, gel, comité, comité ras la gueule jusqu’à ce qu’août s’ensuive avec avion, Hilton, bout du monde, putes, rentrée, hiver court, lumière courte, objectifs courts, évaluation, bonus. Alors un bonjour Clément c’est Laure de Paris 13, c’est peut-être une respiration à la surface, Joie.»
Finalement Clément va céder.
Cette aventure extraconjugale est pour Laure, maintenant que son mari Anton ne la touche plus guère, l’occasion de pimenter une existence bien terne. Dans le style efficace, teinté d’ironie de Maria Pourchet, cela donne ça: «Tu visitas une maison à Ville-d’Avray qui fut bientôt la vôtre, à vingt minutes de la Défense (…) La même année, Anton acquit les murs de son cabinet de médecine généraliste, élevant au maximum votre taux d’endettement. Tu connus alors la rassurante limite de l’impossibilité de faire plus, de faire mieux. Qui dit maison, dit plein air, dit lampions d’avril à octobre et chaises longues chez Leroy-Merlin. Tu fis plus tard l’acquisition d’un hamac, sans jamais trouver deux troncs assez proches pour l’y attacher. Tu lus ton nom sur la liste électorale de ta commune, tu vis à peine passer une grossesse à Ville-d’Avray en vraie robe de maternité et pas comme la première, en jogging. Tu vis Anna, l’enfant tranquille pousser sans rien demander, tu connus les amitiés faciles, le quartier, le vin de Loire davantage que le tabac à rouler, les grasses matinées et les activités propres aux dimanches. Véra installa finalement le hamac dans sa chambre. Tu ne cultivas pas vraiment de potager, tu avais trop souvent mal au dos. Tu connus le repos qui appelle le tumulte. D’abord de manière sourde, puis à cor et à cri.»
Seulement voilà, ce «tumulte», c’est passer d’une chambre d’hôtel standard à une rencontre à la va-vite durant les vacances. Bien davantage un adultère sordide qu’une nouvelle vie, heureuse et épanouie. Des mensonges qui s’accumulent, la peur de s’engager pour ne pas souffrir, le poids de leurs mères respectives – modèle ou repoussoir – déjà lourds d’une expérience qui les empêche d’Avancer (pour reprendre le titre du premier roman de Maria), emprisonnés dans leurs contradictions qui sont fort habilement renforcées par l’utilisation du «je» pour Clément et de la seconde personne du singulier pour Laure. À tour de rôle, ils prennent la parole pour dire leurs espoirs et leurs doutes et nous livrer une brillante démonstration de la complexité des rapports amoureux. C’est aussi cinglant, corrosif et bien rythmé que Les Impatients, son précédent roman. Mais la trentenaire d’alors a vieilli de dix ans et la romancière s’est encore aguerrie. La Passion simple, comme le disait Annie Ernaux, n’existe plus. Diktats et injonctions contradictoires, moment de lucidité et de vagues à l’âme, solitude grandissante : oui, la peur en Europe est un sujet brûlant.
Feu
Maria Pourchet
Éditions Fayard
Roman
360 p., 00 €
EAN 9782213720784
Paru le 18/08/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et en région parisienne, à Nanterre et Courbevoie, à Cergy ou Maisons-Alfort et Ville d’Avray. On y part en voyage en Italie, du côté de Florence et Sienne. On y évoque aussi Cerisy et Toul-Bihan en Bretagne.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Elle, mariée, mère, prof. Trop sérieuse? Lui, célibataire, joggeur, banquier. Mais qui parle à son chien. Entre eux, une passion sublime, mais qui ne pouvait que mal finir.
Laure, prof d’université, est mariée, mère de deux filles et propriétaire d’un pavillon. À 40 ans, il lui semble être la somme, non pas de ses désirs, mais de l’effort et du compromis.
Clément, célibataire, 50 ans, s’ennuie dans la finance, au sommet d’une tour vitrée, lassé de la vue qu’elle offre autant que de YouPorn.
Laure envie, quand elle devrait s’en inquiéter, l’incandescence et la rage militante qui habitent sa fille aînée, Véra.
Clément n’envie personne, sinon son chien.
De la vie, elle attend la surprise. Il attend qu’elle finisse.
Ils vont être l’un pour l’autre un choc nécessaire.
Saisis par la passion et ses menaces, ils tentent de se débarrasser l’un de l’autre en assouvissant le désir… Convaincus qu’il se dompte.
Dans une langue nerveuse et acérée, Maria Pourchet nous offre un roman vif, puissant et drôle sur l’amour, cette affaire effroyablement plus sérieuse et plus dangereuse qu’on ne le croit.
Les premières pages du livre
« Tu t’étonnes de ces mains de fille nouées par erreur au corps d’un homme. Doigts frêles, attaches poncées, phalanges adoucies, et sous la peau trop fine pour en masquer la couleur, les veines sont enflées. La droite s’agitant au-dessus des olives et du pain, tu vois remuer un muscle vulnérable, d’enfant, qui bientôt tremble quand il soulève la carafe. Tout ceci est très fragile et pourrait se briser dans un geste un peu vif. Tu penses qu’il serait incapable de t’étrangler. Tu notes les ongles limés court, l’annulaire sans alliance ni trace de, les extrémités blanches, exsangues, et presque mauves. Chez lui le retour du sang au cœur se fait mal et par à-coups. Entre la malléole et le drap sombre du costume, tranchent deux centimètres de coton épais, immaculé. Tu supposes une chemise étroite lavée une fois, portée deux. Maximum.
Tu voudrais soudain voir le reste sous la laine froide.
Alors regarde ailleurs, s’affole ta mère dans la tombe, depuis les femmes correctes et aliénées.
Tu devines une chair présente mais terminée, attendrie par autre chose que l’amour, mais quoi. Les coups, le confort ou l’alcool, ça dépend des mœurs. Ton regard parvient à se hisser plus haut, allant de sa main à son coude, puis de son col à ses lèvres. De la tristesse tatouée à la verticale sur sa bouche, tu cherches malgré toi l’origine. Une fille, un mort ou la fatigue d’être soi, ça dépend des vies. Pour la peau brunie des tempes et des arêtes, tu l’imagines courir comme tout le monde sur les rives de Seine. Pour le crâne rasé à fleur d’os, tu cherches encore.
Demande-lui, suggère la mère de ta mère du paradis des femmes de somme, franches du collier.
Demander qui, quelle douleur, quel impact vous ont fait cette viande émue, cette gueule comme le reflet brisé d’un visage antérieur, ces mains pessimistes, c’est délicat. Tu ne le connais pas. Tu es censée rencontrer en lui un intervenant pour un colloque d’histoire contemporaine, pas un paysage, tu dois obtenir sa participation. Pas son histoire.
Sa voix qui semble apprise quelque part où l’on apprend à attaquer les consonnes, à conquérir des publics en salle, n’a rien à voir avec le reste. Il répète une phrase que tu n’écoutais pas, il va penser qu’il t’ennuie alors qu’il t’embarque. Il demande pourquoi lui. Pourquoi un banquier pour intervenir lors d’un sommet de sciences humaines, pourquoi parmi les chercheurs, les linguistes et les auteurs, inviter l’engeance qu’il sait représenter.
Tu dis pour le contraste. Il dit qu’il est ton homme. Personne mieux que lui n’excelle à n’être pas à sa place.
Puis il se tait, semble une seconde ailleurs, son visage en amande s’offrant sans vigilance à l’attention. À nouveau, tu peux voir remonter du fond quelque chose de faible et d’abîmé, comme un morceau d’épave. Tu voudrais savoir quel bateau. Tu le trouves beau alors qu’en arrivant, il était vide, les traits modestes.
Ferme la bouche et travaille, s’énerve ta mère depuis la fosse aux impayées, aux femmes utiles et rigoureuses.
Tu chausses ta paire de lunettes sans correction, pur accessoire à verres blancs utile à masquer, selon les circonstances, tes cernes ou le songe qui te traverse. Tu dis merci. Merci à la chaîne de recommandations dont la source s’est perdue mais qui t’a menée jusqu’à lui, après différentes bouteilles à la mer, messageries saturées ou refus catégoriques. Curieusement une prestation gratuite au cours d’un colloque non médiatisé dans une université sans prestige n’excite plus grand monde.
Ironise c’est mieux, valide maman sous son granit, au moins on sait pourquoi on t’a payé des études.
Et puis tu lui sais gré de cette heure à midi dès lors que vous pouviez administrer ce rendez-vous préalable par téléphone.
Le garçon de salle demande si vous avez choisi et toujours pas.
Ton commensal remercie lui le hasard et personne d’autre. Quant à téléphoner, le moins possible. Depuis que voir les gens entraîne quantité de risques sanitaires, il en abuse, multipliant ainsi ses chances que lui arrive enfin quelque chose. Il le dit comme ça. Tu penses aujourd’hui le risque c’est moi et comme ça t’irrite, que ça t’intéresse, tu t’empresses d’être chiante, de détailler l’enjeu de ces rencontres disciplinaires, deux jours à Cerisy en décembre pour qualifier l’époque, la nôtre, celle qu’on n’appelle pas encore ou qu’on appelle la crise, mais tu n’as pas le temps de finir que déjà il balance, l’époque est un scandale.
Des enfants dit-il naissent à l’instant avec 40 000 euros de dette par tête puisque leurs grands-parents ont financé leurs vies de merde à crédit. Un pavillon, une Peugeot, deux, un téléviseur par chambre, les porte-avions, l’armée française en Afghanistan et désormais le pompon, la vie éternelle. Le scandale c’est la facture, l’époque est une facture mais peu importe le nom qu’on lui donne, nos enfants ne voudront pas rembourser, ils débrancheront pour en finir les respirateurs dans les hôpitaux. Alors il n’y aura plus d’époque mais la guerre, voulez-vous que l’on commande un truc à boire, un apéritif.
Tu demandes s’il en a, des enfants.
Il répond un chien, un seul.
Arrête ça, Laure, se fatigue ta mère qui sous la terre voit tout, contempler ce con comme s’il s’agissait de le peindre et regarde les choses comme elles sont.
Dans un restaurant crâneur, conçu comme une serre, progressent des clématites vers un plafond vitré. Un homme blanc dans un costume a priori Lanvin te raconte le désastre en mangeant, s’écoutant prédire la violence des combats qui l’épargneront. Tu portes du bleu marine car il s’agit cette année du nouveau noir, il en porte lui depuis toujours. Voilà t’es contente.
Le serveur demande si vous avez choisi et cette fois il insiste.
Tu cherches le menu, il est devant toi. Un grand miroir piqué où sont tracés au feutre, les entrées, les plats et les fromages. Reflétés entre la sole à 38 euros et les champignons crus, tu surprends ton brushing d’avant-hier, ta main laissée en coquille sur ton oreille, tes pupilles légèrement dilatées, ton sourire de Joconde dont l’étude te surprend. Il commande la sole, toi le tartare.
En mastiquant du pain, tu parviens à mater ton rictus incorrect. Tu remarques à voix haute la ridicule brièveté de la carte, la nullité des portions sur les tables. Évidemment dès lors que l’abondance est un rêve de pauvres, qu’avoir le choix n’est profitable qu’à ceux qui n’ont pas de goût. En attendant, 20 grammes de poisson décongelé à 40 euros, si l’époque est un scandale, en effet c’est ici. Tu parles exprès la bouche pleine, depuis les acharnés, ceux qui comptent vraiment et pas en dollars. Qu’on en finisse.
Il recule sa chaise, machinal, densifiant l’écart que tu suggères entre vous, ça t’apprendra. Il reprend, parle comme toi tu manges, sans respirer. Ce matin dit-il les marchés ont parié à la baisse sur toutes les valeurs, un signal connu pour précéder le pire. À quelle échéance et sous quelle forme, on l’ignore évidemment, on attend, d’où cet intenable suspense qui fait de toutes les époques un délai. Il pourrait tout aussi bien déclarer le contraire, ce serait tout aussi vrai, et tout aussi vain. Car il n’y a plus d’époque, mais des versions, des récits. Et de conclure qu’il est prêt pour ton machin universitaire. Le scandale, la facture, le délai, les versions, quatre parties c’est bien, Laure qu’en pensez-vous.
Tu penses poncifs, slogans. Tu penses qu’entre un restaurant et un colloque il existe cet écart qu’on appelle la réflexion, mais tu dis formidable. Tu voudrais à ton tour faire rebondir sur la table des formules géniales et bâclées mais rien ne se forme dans ton esprit, qu’un dessin. Si tu devais peindre cet homme ce serait à l’huile sur bois, à la manière des florentins quand on voit sur les visages martyrs se livrer en dedans le combat de l’ange et de la chair. Ce serait comme ça.
N’importe quoi, s’impatiente ta mère fantôme. Comme si tu savais tenir un pinceau, faire quelque chose de tes dix doigts.
La porte du restaurant s’ouvre, vous rafraîchit et se referme, à mesure que sortent par deux ou trois les cadres du tertiaire ayant laissé des notes de frais à 60 euros par couvert. Vous avez terminé. Tu ne sais pas quel goût avait ton plat, tu n’as pas fait attention. Soudain il rapproche sa chaise, repousse son assiette, éloigne l’une de l’autre ses mains obsédantes et toi tu comprends. Dans l’inculte langage du corps, il vient vers toi.
Ça ou une crampe, soupire ta mère bien profond.
Tu commandes un café, lui aussi. Il pose ses coudes sur la table, ses mains mourantes se rejoignent pour s’attacher l’une à l’autre. Tu voudrais les prendre mais tu sais d’expérience qu’en saisissant les oiseaux souvent on les tue.
Mais fous-moi le camp, s’époumone maman de sous la dalle, depuis les femmes éteintes mais renseignées.
Tu rassembles d’un coup tes effets. Un crayon, tes lunettes de frimeuse, ton téléphone, lequel indique huit appels en absence en provenance du lycée de ta fille, rien de très étonnant. Tu te lèves, déployant vers le plafond de verre ton mètre soixante-treize qui paraît le surprendre. Arrivé en retard, il ne t’a vue qu’assise. Tu dis je dois partir, tu attends une seconde qu’il se lève, selon l’usage, à ta suite. Il ne bouge pas.
Le goujat, regrette la mère de ta mère au paradis des premières fans du prince Philip.
Il te regarde sans rien dire, comme étonné. S’ouvre alors un silence où tu pourrais entrer et rester tout l’après-midi à boire du café, poser des questions indécentes, apprendre la peinture sur bois.
Alors tu rappelles comme tes troupes autour de toi, ton diplôme et ta chaire avec un e de maîtresse de conférences. Tu dis pardon, j’ai vraiment du travail.
Pourquoi vraiment, pourquoi pardon, relève ta mère de la terre plein les dents. T’as du travail, point.
Le secrétariat du laboratoire le contactera, tu es désolée, dans une heure tu dois disparaître, il dit quoi ? Tu dis lapsus. Dispenser, pas disparaître. Dispenser un cours à l’université, un cours chaque année plus documenté. Histoire de la peur en Europe.
– Et vous ? dit-il.
– Moi quoi ?
Et toi est-ce que tu as peur, tu sais bien.
En quittant la table, tu fais tomber ta veste, on ne comprend pas ce que tu dis quand tu prononces merci, tu es d’une littérale fragilité qu’il pourra imputer à ce qu’il veut, tu t’en vas et bientôt sous la ville, le RER B t’emporte.
Époque, nom féminin, du grec epokhê, arrêt.
2 juin, 14 : 30, TC 37,5°, FR 15/min, FC 80/min, TA 15
La Défense, dis-je en m’engouffrant dans le G7, tour Nord, côté Puteaux et vite tant que c’est encore debout, prenez par la D9, on m’attend. Puis j’interpelle maladivement mon téléphone, comment ça va Carrie ? et aussitôt s’illumine l’application Care, dans ces apaisants tons rose pâle mais pas cochon, plutôt infirmière en pédiatrie. Pour qu’elle affiche les constantes, on lui dit comment ça va aujourd’hui Carrie et hop. Oui c’est un peu dégradant, mais bon, on en fait d’autres. Température du corps 37,5, évidemment on étouffait dans cette orangerie, tension artérielle à 15, pas étonnant non plus, je suis vidé. J’ai parlé pour quinze jours. Fréquence cardiaque à 80. C’est tout ? C’est marrant. J’aurais juré qu’elle m’avait fait monter facile à 90 avec ses lèvres sans rien dessus, à dévorer du steak comme sur la bête. Ou c’est l’appli qui déconne. C’est possible, c’est chinois. 14 h 45. Elle m’a oublié depuis au moins vingt minutes. J’ai tout fait pour ne pas être marquant, c’est mon genre, plus délébile tu meurs. Au début elle s’intéressait surtout à la décoration, à la fin elle bâillait, cramée d’ennui, entre les deux elle regardait la porte avec des yeux de taularde, et ma carte de visite, elle l’a prise sans regarder pour brosser la nappe. Une carte comme ça, biseautée, de 120 grammes qui commence par Head of, recyclée en ramasse-miettes. L’époque est un crachat.
– On est arrivés, d’après le chauffeur alors qu’un SMS de CEO m’apprend en anglais qu’on n’attend plus que moi.
Esplanade, polygones, tourniquet, ascenseur gavé au démarrage, personnel cerné mais souriant, odeurs de bouffe maison réchauffée, descendant entre le deuxième et le cinquième étage (Sécurité et entretien), personnel mal habillé et désagréable, odeurs de bouffe à emporter, ventilé du dixième au vingtième (Recherche et développement). Enfin moi-même, personnel sportif à forte responsabilité non opérationnelle, m’élevant tout seul vers le trente-cinquième étage et ressentant toujours le petit quelque chose dans le bas-ventre, rien à faire. L’ivresse des cimes en verre. La délicate envie de gerber du simplet qui prend encore, après dix ans de boîte, la pulsion d’un moteur à traction installé au sous-sol pour son propre élan.
Une impression étrange, pas désagréable que je parviens en général à traîner jusque dans l’Espace accueil. Et après ça s’arrête. J’ai à nouveau envie de chialer en atterrissant sur la moquette rouge à rayures marron. Mais j’avance. Je ne touche plus terre. Entre moi et la terre s’étagent trente-quatre niveaux, douze parkings, vingt mètres de gaines de climatisation, sans compter le métro. Je m’avale au ralenti quinze mètres de couloir revêtu d’angora polyamide à 1 000 balles le mètre, sur dalle de ciment à 20 000 le mètre. Non 25, après le trentième étage, c’est plus cher. Plus c’est chiffré, plus c’est rassurant. Encore dix mètres, je ralentis, pour arriver quasi paralysé dans l’Espace comité où persiste la moquette rouge tel du chiendent, d’où surgit la voix de son maître :
– C’est enfin Clément, prononce Oliver, le CEO et je percevrais si j’étais lucide une pointe d’agacement. Il me rafraîchit jusqu’à l’os de son regard bleu glacier, délicatement chiné de vaisseaux éclatés. En voilà une teinte qui conviendrait davantage à la moquette.
Tout le monde fait normalement la gueule car c’est l’endroit pour. Une réunion Special Situation (SS) à la mi-journée au quasi dernier étage d’une banque d’affaires malmenée en Bourse depuis deux ans. Un sourire y ferait l’effet d’un bermuda. Sont ici rassemblés CEO, CFO, CRO, CDO, des fonctions importantes qui rendent très mal en français. Disons le grand patron, Oliver, Safia la directrice financière et Grette la directrice des risques. Quant à Chief Data Officer, Amin, je ne sais pas vraiment ce qu’il fait et s’il était honnête, il avouerait que lui non plus. Ils sont dans le vif du sujet depuis un moment et je devrais bien sûr savoir lequel. Il y avait sûrement un mail à ouvrir tandis que je tentais de deviner la forme des seins de la prof, sous son chemisier APC.
– T’en penses quoi Clément de ce merdier ?
Si je demande lequel je passerai pour ce que je suis, un poids mort incapable des bonds qu’exigera l’agilité-dans-la-transition-économique-post-covid. J’opte pour une moue situant mon jugement entre la lassitude de qui avait vu arriver le boulet et l’expectative de celui qui n’est pas sûr de se le prendre. Encore gagné. Safia est d’accord avec moi, estimant qu’en l’absence du patron des activités de marchés, on ne peut conclure à rien. Ce disant, elle caresse, abandonnée sur son épaule, une queue-de-cheval longue, noire, luisante et nette comme un jet de pétrole qui devrait me donner des idées. Mais je pense encore à la chercheuse. Son appétit sous la serre.
– Tu lui as parlé toi, à ce trou-du-cul ? m’adresse Oliver, sûrement à propos du responsable de la présente tragédie.
Je réponds non car j’ai une chance sur deux.
– Tant mieux. Je vais me le faire.
Bingo.
Dans la cour intérieure d’un lycée public, une cinquantaine de jeunes filles en ordre de bataille observent un calme étonnant. Sur les murs entourant ce qu’il convient d’appeler l’atrium, se répètent en peinture des slogans dont diminue le pacifisme et gonfle la police de caractères, au gré des messages. Aérez les vestiaires. Ça sent la grotte. Faites de la place ou on fait le vide.
Te voici assise devant Fabienne Mertens, ronde et brune directrice d’établissement, prête à t’expliquer ce mouvement de troupes fatalement dirigé par ton pétard de fille. Vous regardez ensemble la masse silencieuse de jean et de jersey posée à tes côtés, ta fille donc, coquille fermée, vide d’excuses et pleine de poudre. Une longue mèche noire excédant de la capuche, témoigne à l’intérieur de la présence effective de la bête. Véra, dix-sept ans. Blafarde représentante d’une génération maigre et fâchée que la classe moyenne, pas vraiment préparée à ça, peine encore à appeler ses enfants.
Tu abats sa capuche pour montrer à Mertens que tu ne lâches rien. Véra s’en recoiffe aussitôt car elle non plus. Mertens, elle, apprécierait d’en venir au fait du jour, si l’on en a terminé avec ce sweat. Merci.
C’est ce matin vers 11 heures, avec le cours de lettres de Mme Dreux comme premier théâtre des opérations, qu’avait commencé un petit jeu politique et néanmoins idiot. À chaque mention d’une référence masculine, tel nom de romancier, de dramaturge et autre poète, une fille quittait la classe sans un mot. Le cours portait sur les Parnassiens, précise Mertens, consultant quelques notes. Au même moment, le cours de sciences économiques autrement plus généraliste de M. Halimi était décimé de la même façon à chaque Keynes, chaque Marx, chaque Stieglitz prononcé par l’innocent pédagogue. En philosophie, enseignement particulièrement riche en notices biographiques, le vide fut fait à une élève près, entre Nietzsche et Schopenhauer, avant qu’on pense à évoquer Hannah Arendt, retenant ainsi sur les bancs l’ultime adolescente. L’heure de l’option histoire de l’art n’avait pas atteint le mitan, l’histoire tout court n’en parlons pas. Les premières étaient en 1914, tentant de comprendre comment Jaurès et l’archiduc d’Autriche déclenchaient la guerre mondiale en mourant coup sur coup ; les secondes étaient juste après la Révolution, en 1793, avec les Onze et la Terreur. Là encore, les femmes n’étaient pas vraiment dans le manuel, tout juste pouvait-on, en cherchant bien, mentionner la folle qui avait buté Jean-Paul Marat. On ne l’avait pas fait. En quarante-cinq minutes, le bâtiment s’était vidé aux deux tiers de son contingent féminin, toutes sections confondues. Seules avaient pu se poursuivre, pour des raisons évidentes, quelques tièdes classes de sciences et vies, de gymnastique.
Massées depuis dans l’atrium, les filles ne voulaient plus bouger. Elles attendaient des engagements de la part d’une direction pédagogique elle-même sidérée. On tenait encore les journalistes au portail, cependant Tweeter faisait son incendiaire travail d’écho. Si d’autres jeunes filles de cet âge pavlovien, dans d’autres établissements, étaient prises de mimétisme, bonjour le foutoir national et adieu les subventions. Alors, madame ?
Madame, c’est toi.
Alors rien. Tu penses à cet homme par son prénom. Tu voudrais lui dire Clément, l’époque est une surprise. Et tu t’imposes d’arrêter avec cette histoire d’époque – c’est une impasse – de trouver quelque chose à dire pour tenir ton rôle.
2 juin, 15 : 00, TC 36,6°, FR 15/min, FC 80/min, TA 15
Dix minutes plus tard, à part avoir très légèrement glissé au fond du fauteuil Stark en Plexiglas qui paraît-il épargne leurs collants mais nous tue le coccyx, ma position demeure la même. J’observe et j’ignore. Mais tandis qu’Oliver m’interroge sur l’opportunité d’informer l’Autorité des marchés financiers, tandis que je réponds ce qu’il veut entendre, à savoir non, je me rapproche tranquillement du cœur du problème. Encore deux ou trois indices et j’aurai deviné l’exacte nature de la tuile, gagnant une fois encore à ce jeu crétin auquel les quatre autres ignorent participer.
On va penser que je ne m’affole pas beaucoup. En effet, c’est inutile. Bienvenue sur la Banquise un monde très propre où il ne se passe jamais rien de vraiment salissant. Aussi les pingouins sont-ils surentraînés à imaginer le pire, sans quoi ils se feraient vraiment chier et pourraient prendre des initiatives personnelles, telles que liquider des positions boursières au pif, tenter des trucs. La principale fiction d’épouvante en cours ici tourne autour de l’effondrement boursier. Rien d’exceptionnel, se raconter l’histoire faute d’y assister reste le mode de survie le plus répandu en milieu désertique. Je me raconte que la prof du déjeuner ne baise plus son mari, mon chien se raconte que je suis un dieu, la France qu’elle est gouvernée par un mec, la Banquise se raconte qu’elle va couler, je raconte au Financial Times qu’on tient la barre. En vérité, la chercheuse n’a pas besoin de moi, sinon pour décorer l’hiver prochain dans un amphi en banlieue et la Banquise absorbera encore pas mal de chocs avant de sentir un vague remous. La tragédie, la vraie, n’est jamais qu’un récit. Personne ne s’est suicidé en 29 et Merrill Lynch était déjà là, sauf qu’elle s’appelait autrement. Si vraiment on a vu des types passer devant les vitres pour s’éclater sur Cedar Street c’est qu’ils avaient un cancer ou un problème de gonzesse, en plus d’un paquet de titres pourris. Et encore. Le vol plané, c’est joli à imaginer mais peu crédible. Ils auraient fait ça au gaz ou au revolver, c’était plus la tendance. En 2008 idem, fiction. Lehman Bro est toujours debout et les quelques coiffeuses surendettées d’Atlanta qui se sont retrouvées à la rue, petit drame personnel qui ne fait même pas un début de statistique.
– Clément ?
Je suis là. Enfin, si on veut.
– Comment on a pu faire plus dégueulasse que la Générale ? ne s’en remet pas Oliver. Et je ne veux pas entendre parler de marché adverse et toutes ces conneries!
Voilà, il suffisait d’attendre. J’ai désormais tous les éléments pour comprendre de quoi on parle, je vais pouvoir participer. Nous avons des résultats dégueulasses sur une activité boursière censément rentable. Rien de neuf. Mais des résultats pires que la Banque Générale, un étalon en matière de dégueulasse, si. Manquerait plus que ça se sache.
– Aucun Profit Warning avant d’avoir tous les éléments, nous sommes d’accord ? entend me faire valider Safia dans un sourire angoissant.
Ses dents trop blanches contrastent avec ses cheveux trop noirs. Si j’étais Chanel, ça m’aurait sûrement donné l’idée d’un chemisier mais trop tard. Trop tard pour tout, putain.
– Évidemment, dis-je.
C’est là que se justifie ma rémunération dont le montant n’aurait aucun sens pour la plupart des gens, à part trouver un vaccin universel ou négocier la paix au Proche-Orient : je dois retenir. L’information, la rumeur, le moindre stagiaire qui voudrait essayer le 06 d’une journaliste des Échos, le moindre partenaire qui voudrait partager un ressenti personnel un tant soit peu négatif. Tant que la Terre entière ignore le problème, il n’y en a pas, quand bien même le problème aurait la taille d’une nation, telle est l’idée générale aux fondements de ma mission. Si le monde a oublié l’existence du septième continent, celui des déchets, ou sans aller chercher si loin, bêtement la Syrie, c’est grâce à tous ces gens comme moi. Je ne m’en vante pas, j’ai reçu une classique formation d’élite, sans tralala. Retenir est un don, je n’ai rien fait pour. Enfant déjà, quand personne ne soupçonnait dans le petit gros de sept ans le futur no 24 au Marathon de Paris (deux heures trente, un score de Kenyan) je m’entraînais déjà. Je me retenais de respirer, de flancher, de pisser, je ravalais ma morve, la douleur, les larmes, l’indignation, des paires de claques sur autrui qui se sont perdues à tout jamais, les mots et bien sûr de chier. Je me retenais comme un taré et aujourd’hui c’est tout naturellement une profession. Je devrais en parler aux jeunes. Certains ont peur de l’avenir parce qu’ils sont bons à rien.
– Clément ?
Oui patron.
– On ne t’entend pas beaucoup.
Encore heureux.
Toujours installée à la place du cancre devant Mertens, tu t’entends à présent reconnaître à voix haute tes torts personnels dans cette séance de chaises musicales. Véra est bien sûr indomptable mais le problème c’est toi, qui n’as rien vu venir. Et de n’être pas assez à la maison, trop peu à l’écoute, trop peu tout court, tu te blâmes à la louche. De son côté, la directrice ne tient pas à faire de barouf.
– Dommage, estime Véra, née pour aggraver son cas.
On reparlera de la liberté de manifester dans le cours prévu pour, se contient encore la directrice, si toutefois Véra demeure inscrite au lycée au-delà du prochain conseil de classe. Pour le moment, Mertens entend qu’elle disperse ses copines avant la sonnerie.
Véra observe aux fenêtres les colonnes adolescentes, patientes, fumeuses et connectées.
– C’est pas mes copines, mais la masse critique. Ça ne se disperse pas, ça s’utilise.
Fabienne Mertens, à bout, oppose que la gendarmerie dans les lieux est la dernière publicité qu’elle souhaite mais pourquoi pas. Véra rédige enfin quelques mots sur son téléphone. En bas, les filles le lisent sur le leur et s’éparpillent dans l’instant. Elle t’impressionne.
Tu aurais voulu être elle et pas toi, toujours quelque part entre la dépendance et la rage.
Mertens attend pour finir que Véra s’excuse à voix haute.
– On en est tous là, dit Véra.
Et c’est encore toi qui dis pardon.
– Personne n’est dupe, mademoiselle. Vous voulez surtout vous faire remarquer.
– Exactement. Faut faire quoi ? Se noyer ?
– Tais-toi, dis-tu alors que, dans ta gorge, enfle en vain le regret de ne jamais l’ouvrir.
– Comme tu veux.
Tu repars fatiguée, emportant ta fille par qui le scandale arrive.
– Tu m’épuises Véra.
– C’est moi qui bouge, c’est toi qui es fatiguée ?
Elle ne comprend pas ta colère pour un jeu, un jet de peinture, au maximum une exclusion temporaire d’un lycée de seconde zone. Devrait-elle comme toi simplement s’accrocher sans bien savoir à quoi ?
Bien sûr que tu le sais, et tu pourrais lui dire. Tu t’accroches à ce que tu gouvernes, qui te rassure et t’éteint. La famille. Si tu lâches, des gens meurent. Tu t’accroches aux meubles et aux répétitions des rites, tu t’accroches à des mots. Chance, maison, vacances. Et plus tu en doutes, plus tu t’accroches, épuisée, adhésive et souriante.
Elle répondrait, chez les marins, on appelle ça les moules.
Mais la sonnerie de reprise des cours retentit, stridente, et tu n’as pas à répondre. Ton époque est ce gong qui t’a toujours sauvée d’agir, la voici la formule que tu cherchais tout à l’heure pour la dire à Clément.
Devant la grille, vous attendez le bus en silence. Elle fume. Tu regardes avec piété ton enfant carencée, vouée peut-être à la fabrication d’une bombe dont tu entendras le souffle si tu survis aux virus recombinés. Tu voudrais lui avouer que la guerre des sexes n’a jamais été la tienne, tu avais d’autres choses à faire. Naître n’importe où, tenir, trouver comment t’arracher, apprendre par cœur des livres entiers jusqu’au dégoût, trouver un homme, le perdre, trouver à bouffer, accoucher, faillir être bouffée, renaître, retrouver, accoucher.
– Quoi ? Tu veux une clope ?
– Pourquoi pas.
Tu as eu cet âge. Tu as pensé comme elle la vie faite de constances et d’obstination. Tu l’as depuis apprise, faite de ce qu’elle est. Compromis, répétitions, oublis ou guérisons. Entre ces deux âges, il te semble avoir dormi.
– Tu vas lui dire ?
– À papa ?
– Oui. À ton mec.
– Non. »
Extraits
« Pas elle.
Bonjour Clément, c’est Laure de Paris 13, je regrette d’avoir dû vous quitter si vite, auriez-vous encore un moment. Sans abréviations avec des espaces entre les lignes, l’accent sur le u et les participes passés en accord avec la saison des amours. Si je réponds, il se passera quelque chose dont quelqu’un sera la victime. Si je ne réponds pas, il se passera comme d’habitude. Papa, tourniquet, comité de crise, pas de crise, Tinder, tourniquet, gel, parking, Papa, foutre, sommeil de brute, foutre froid, croquettes, France Inter, debout Clément, Reebok, galop, parking, gel, comité, comité ras la gueule jusqu’à ce qu’août s’ensuive avec avion, Hilton, bout du monde, putes, rentrée, hiver court, lumière courte, objectifs courts, évaluation, bonus. Alors un bonjour Clément c’est Laure de Paris 13, c’est peut-être une respiration à la surface, Joie. » p. 39
« Tu vis Véra heureuse, prendre, en un an, six centimètres. Tu connus les assurances habitation et les mutuelles à jour, les abonnements à la presse critique. Tu visitas une maison à Ville-d’Avray qui fut bientôt la vôtre, à vingt minutes de la Défense. Dans un quartier dit calme où chacun faisait pousser des séquoias en contrefort des grilles déjà hautes, elle offrait presque tout. Plusieurs chambres, un grand salon vitré qui donnait sur un jardin et l’idée d’un potager, le chauffage au gaz et l’isolation qui fut un argument d’achat, eu égard au bilan énergétique. Tu t’intéressas aux essences des bois dont on fait les parquets, tu appris le prix des lattes au mètre carré. La même année, Anton acquit les murs de son cabinet de médecine généraliste, élevant au maximum votre taux d’endettement. Tu connus alors la rassurante limite de l’impossibilité de faire plus, de faire mieux. Qui dit maison, dit plein air, dit lampions d’avril à octobre et chaises longues chez Leroy-Merlin. Tu fis plus tard l’acquisition d’un hamac, sans jamais trouver deux troncs assez proches pour l’y attacher. Tu lus ton nom sur la liste électorale de ta commune, tu vis à peine passer une grossesse à Ville-d’Avray en vraie robe de maternité et pas comme la première, en jogging. Tu vis Anna, l’enfant tranquille pousser sans rien demander, tu connus les amitiés faciles, le quartier, le vin de Loire davantage que le tabac à rouler, les grasses matinées et les activités propres aux dimanches. Véra installa finalement le hamac dans sa chambre. Tu ne cultivas pas vraiment de potager, tu avais trop souvent mal au dos. Tu connus le repos qui appelle le tumulte. D’abord de manière sourde, puis à cor et à cri. » p. 51-52
Née à Épinal le 05 mars 1980 Maria Pourchet est titulaire d’un doctorat en sciences sociales (section sociologie des médias). Après des études qu’elle poursuit tout en travaillant au quotidien messin Le Républicain Lorrain, elle s’installe à Paris. Elle y dispense des cours de sociologie de la culture à l’Université de Paris 10 Nanterre, puis travaille comme consultante, notamment dans le domaine culturel, à partir de 2006. Elle a enquêté, dans le cadre de ses missions, sur les pratiques de lecture, la prescription littéraire et la promotion du livre. Parallèlement, elle travaille pour la télévision. En 2009, elle écrit et co-réalise avec Bernard Faroux un premier documentaire Des écrivains sur un plateau : une histoire du livre à la télévision (1950-2008), diffusé sur France 2. Elle participe depuis au développement de différents projets de fictions ou de documentaires de télévision. Elle est l’auteure de six romans: Avancer (2012), Rome en un jour (2013) Prix Erckmann-Chatrian, Champion (2015), Toutes les femmes sauf une (2018), Les Impatients (2019) et Feu (2021). (Source: Babelio / Wikipédia / Fayard)
En deux mots
C’est l’histoire d’une fille qui voit ses parents se déchirer puis se séparer. C’est l’histoire d’une adolescente qui part retrouver son père en Afrique. C’est l’histoire d’une écrivaine qui cherche à retrouver L’Odeur du père.
Ma note: ★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Un père en pointillés
Catherine Weinzaepflen refait le chemin de la fille séparée de son père, de leurs relations compliquées, des découvertes et des incompréhensions. Un beau voyage, une belle histoire.
C’est un court roman qui raconte les souvenirs d’une fille de onze ans, d’une femme de quarante ans, d’une écrivaine de soixante ans. Onze ans, c’est l’âge qu’elle a lorsqu’elle débarque en Afrique équatoriale trois ans avant l’indépendance du pays qui deviendra la République de Centrafrique. Dans cet endroit à «la terre rouge, au fleuve immense et à la végétation intense» elle retrouve son père et sa compagne qui ressemble à l’Olive de Popeye. Une femme qui la déteste et avec laquelle elle va devoir composer. Et un père qu’elle n’arrive pas à cerner: «Quand j’ai onze ans je ne sais pas trop à quoi ça sert, un père. Toi tu as l’air de le savoir, moi j’ai beaucoup de mal à trouver une position de fille. Tout me semble faux: la façon dont tu me réprimandes, l’affection que tu revendiques comme un dû. Tu as l’air sincère, moi je ne sais plus qui je suis. Ce doit être le propre de l’adolescence de se construire secrètement, sans pouvoir dire sa pensée, sans pouvoir parler, alors que les parents ont sur nous pouvoir de vie et de mort.»
Alors, en cherchant une explication, elle revient sur ses premiers émois, sur sa prime enfance et ce souvenir de sa mère penchée sur un bidet et perdant son sang. Elle apprendra plus tard qu’il s’agissait d’un avortement. Quelques mois plus tard, les disputes au sein du couple vont mener au divorce. Quand, après un séjour dans les Vosges où sa mère dirigeait une colonie de vacances, elle regagne leur domicile, tout a disparu, y compris son père.
Elle grandira chez son oncle qui lui fera découvrir la littérature en lui racontant L’Odyssée, une formation culturelle qu’elle complètera des années plus tard avec des séances de cinéma hebdomadaires. Un bagage intellectuel qui lui permettra à quinze ans, d’être embauchée à l’Ambassade de France, chargée du tri des dépêches. Une première expérience professionnelle qui prendra fin trois plus tard, quand son père rentre en France pour ouvrir un garage dans le Roussillon.
Aujourd’hui, à soixante ans passés, elle a un regard nostalgique sur cette période. «Sans doute aurions-nous pu nous réconcilier de ton vivant si ta femme n’avait veillé à ce qu’il n’y eût aucun rapprochement entre nous, jamais. Aujourd’hui je me dis que si tu n’étais pas mort, je saurais t’aborder calmement, délestée de ma colère. Et je t’appellerais Fernand. Je ne m’adresserais plus à toi en t’appelant papa comme je m’efforçais de le faire, sans conviction, avec toujours la sensation d’un parler faux. Aujourd’hui j’ai une vie derrière moi, une vingtaine d’ouvrages publiés, et je ne sais pas ce que tu as pensé de mes premiers livres si jamais je t’en ai offert un. Black-out…»
Catherine Weinzaepflen aura trouvé dans l’écriture les passerelles susceptibles de lever ce Black-out, l’Indochine de Marguerite Duras se révélant proche de son Afrique. Qui donne au paradis perdu de l’enfance les couleurs et les parfums d’une époque révolue. Aujourd’hui, on sent la citoyenne du monde qu’elle est devenue, apaisée et même reconnaissante face à un père auquel elle offre ici un bel écrin, à l’image du paysage qui entoure le cimetière où il repose.
L’Odeur d’un père
Catherine Weinzaepflen
Éditions des Femmes
Roman
144 p., 12 €
EAN 9782721007339
Paru le 14/01/2021
Où?
Le roman est situé en France, du côté de Strasbourg, dans les Vosges, à Lambesc, Perpignan et Canet-Plage, à Paris ainsi qu’à Marseille, Saint-Paul de Vence et enfin dans les Deux-Sèvres et en Afrique, à Fort-Lamy, Bangui et sur la route de Boali. On y évoque aussi les États-Unis et la Californie, l’Australie, le Moyen-Orient et la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan ainsi que les villes d’Hérat, de Kaboul, d’Istanbul et de Fethiye.
Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusque dans les années 1960.
Ce qu’en dit l’éditeur
Suivant la trace de sa mémoire olfactive, l’autrice fait ressurgir les fragments d’une enfance tiraillée entre plusieurs pôles. À l’âge de onze ans, elle quitte Strasbourg où sa mère s’est installée avec elle après avoir soudainement quitté le foyer conjugal, et se rend en Centrafrique pour passer les vacances scolaires dans la maison que son père partage avec sa nouvelle épouse au bord d’un lac. Quoi que jouissant de prérogatives coloniales, il y mène une vie simple. L’odeur du père est celle, opiniâtre et agressive, de l’aftershave Gillette Bleu mêlé à la lotion Pantène contre la chute de cheveux ; mais aussi, plus douce, la fragrance du savon Camay rose. Livre de réconciliation autant que « Lettre au père », ce récit à la première personne porte un regard rétrospectif humain sur le déclin d’une figure paternelle, sans en épargner les aspects les plus brutaux. À l’horizon, les vestiges du temps passé à Bangui, berceau d’une enfance africaine débordante de vitalité, à jamais présente dans la chair du souvenir.
« Quand j’ai onze ans je ne sais pas trop à quoi ça sert, un père. Toi tu as l’air de le savoir, moi j’ai beaucoup de mal à trouver une position de fille. Tout me semble faux: la façon dont tu me réprimandes, l’affection que tu revendiques comme un dû. Tu as l’air sincère, moi je ne sais plus qui je suis. » C.W.
Les premières pages du livre
« Quand j’ai onze ans la porte du Super G s’ouvre sur une chaleur qui coupe le souffle. Une chaleur humide qui ramollit la tête autant que le corps. Je marque un temps d’arrêt en haut de la passerelle. Je pense « cocotte-minute ». La vapeur qui s’en dégage lorsqu’on libère le bitoniau (un mot à toi). Je viens de passer deux jours et deux nuits d’un avion à l’autre, du nord au sud, Strasbourg/Paris/Marseille/Fort-Lamy/Bangui. L’Afrique c’est chez toi, tu me réceptionnes. Tu es en short, je découvre tes jambes cagneuses. Dans un petit aéroport réservé aux Blancs de la colonie, aéroport quasi familial, tout le monde se connaît. Les indépendances, ce sera trois ans plus tard, l’Afrique équatoriale deviendra République de Centrafrique avec les présidents Boganda, puis Bokassa – Bokassa qui se fit sacrer empereur. Tu m’accueilles joyeusement, à l’aise, volubile. À tes côtés D., ton épouse, qu’en secret j’appellerai Olive. Elle a exactement la tête de la femme de Popeye. Corsage blanc de dentelle, col montant, sans manches quand même, rentré dans une longue jupe plissée gris pâle, chaussures à talon, vernis à ongles rouge, un mix de pruderie et de féminité. Il fait incroyablement chaud, j’aime ça. Et tout me plaît dans ce pays à la terre rouge, au fleuve immense, à la végétation intense (c’est la saison des pluies). Sur le bord de la route, les huttes sont pour moi celles de Tintin au Congo. La maison se trouve au Km 15 sur la route de Boali, isolée. On ne dit pas propriété mais concession, un terrain concédé aux colons. La maison de plain-pied est toute en longueur. Façade ouest vers le fleuve où le soleil se couche. Façade est tournée vers le garage où tu travailles avec cinq ouvriers sous tes ordres. C’est de ce côté-là que nous sommes arrivés. On entre directement dans le living-room, très grand, tout en longueur comme la maison. Terrasse à l’arrière, du côté du fleuve. Vers la gauche, en enfilade, une chambre à coucher, puis une vaste salle de bains au sol en ciment avec une douche à l’italienne. Une salle de douche comme on en construit en Californie ou en Australie, des pays où je séjourne désormais avec une familiarité liée à cette enfance en Afrique. Nous visitons la maison de droite à gauche, tu ouvres la marche et je me demande où est ma chambre. La salle de bains se trouve à l’extrémité de la maison,
nous rebroussons donc chemin vers la droite, nous retraversons la chambre, puis le living. À l’autre extrémité de la maison, à l’opposé de la salle de bains, une cuisine, et dans la cuisine, un rideau qui sépare l’espace. Derrière le rideau, un lit : le mien. Je dors donc dans la cuisine. À l’arrière, depuis la terrasse, on voit le fleuve.
Une allée de sable parallèle à la maison est ombragée de grands arbres. Les fruits des manguiers y pourrissent au sol. Au-delà, une zone de fouillis végétal sépare la maison du fleuve. Régulièrement désherbé, un chemin carrossable, perpendiculaire à l’allée sableuse, traverse la zone de « matitis » reliant la maison à la piste qui longe le fleuve. On peut donc aussi arriver en voiture par là.
Quand j’ai onze ans je suis seule. Le matin tu pars travailler au garage, D. à son boulot de comptable à l’ambassade. Alphonse, le boy, n’a que quelques années de plus que moi, il est déjà marié et père. Je passe mes journées à côté de lui. Je vois Alphonse faire le ménage, la vaisselle, la cuisine, et se faire engueuler par D. parce que le résultat n’est pas équivalent à ce qu’elle aurait fait. Parfois je réussis à le débaucher pour qu’il me pousse sur la balançoire suspendue à un arbre de l’allée de manguiers. Alphonse appliqué à son travail repousse mes suppliques en riant et finit par céder en riant. Le jour où tu découvres qu’Alphonse est pour moi un compagnon, tu crises, tu hurles (heureusement le boy est rentré chez lui, au village, j’aurais honte de toi s’il t’entendait) et tu poses un interdit: pas question de familiarités avec le boy. Ce que tu entends par «familiarités» je ne le comprends pas vraiment mais soupçonne confusément que ta violence se nourrit de fantasmes sexuels. J’ai onze ans et je m’ennuie. Je fais passer le temps en me livrant à des jeux solitaires comme les itinéraires d’aveugle qui consistent à me déplacer sur un trajet donné dans la maison et autour de la maison en identifiant les odeurs.
De toute façon tout communique puisqu’il n’y a pas de vitres aux fenêtres. Odeurs putrides accentuées par la chaleur qui décompose tout végétal ou animal mort, odeurs magiques des fleurs et des fruits. Dans la salle de bains flotte le parfum du savon Camay rose, à moins que je ne commence mon périple tôt le matin lorsque tu viens de te raser et que l’odeur agressive de l’after-shave Gillette bleu le supplante. Le soir après ta douche, c’est la lotion Pantène pour les cheveux qui envahit la salle de bains, et peut-être as-tu raison de lui attribuer le pouvoir d’empêcher la chute des cheveux puisque tu es mort avec tous tes cheveux parmi lesquels de rares cheveux blancs. Autour de la douche, ça sent le moisi comme dans votre chambre où cette même odeur de champignon rivalise avec l’antimite que D. met dans l’armoire. Le living en revanche est quasiment sans odeur, son sol de ciment peint en rouge ne les retient pas, il y a des ouvertures partout, Alphonse passe la serpillière tous les jours. Dans la cuisine, les odeurs de friture m’empêchent de considérer la chambre que vous m’avez aménagée derrière un rideau comme une chambre. Je sors de la maison les yeux fermés, je longe le mur de bougainvillées sans odeur, quelques mètres plus loin l’odeur de fientes de poule m’indique que je suis à la hauteur du poulailler et juste après, celle des bananiers constitue la limite à ne pas franchir du côté du garage : terrain à peine débroussaillé, matitis infran¬chissables. Je contourne la maison et marque un temps d’arrêt à côté des daturas dont le parfum suave me ravit. La chaleur à cet endroit-là est la plus violente, qui me pousse vers l’arrière de la maison, à l’ombre des man-guiers où l’odeur des fruits blets tombés au sol délimite l’endroit que je préfère. Je me tourne vers le fleuve et rouvre les yeux. Là : des effluves de terre, de boue et d’eau qui stagnent tout au long des berges, contrées parfois par l’intense odeur des poissons qu’on vient de décharger d’une pirogue.
Quand j’ai onze ans ma poitrine se forme, visible sous mon T-shirt. Tu veilles au grain, c’est ce que tu te dis j’en suis sûre, en ton for intérieur, ce que je com¬prends des années plus tard en me rappelant la sur¬veillance serrée que tu m’infliges. D. en rajoute, qui s’offusque de la liberté dans laquelle ma mère m’élève, en France. Elle ignore que, chez moi, je peux traîner dans la rue jusqu’à ce que la nuit tombe, ma mère me fait confiance et elle a raison. Et si D. jubile lorsque tu me réprimes, ses raisons ne sont pas les mêmes que les tiennes. En Afrique je suis surveillée au point que vous lisiez mon courrier. Ainsi cet interrogatoire à propos de la lettre d’une copine dont l’enveloppe doublée recelait un mot à propos de « garçons » et de celui dont je suis amoureuse. C’est pour D. la preuve que (à onze ans) je suis une dévoyée. Je ne comprends pas l’opprobre et la violence qui me tombent dessus. Si je n’étais à dix mille kilomètres de chez moi je m’enfuirais pour rentrer à la maison. Ici je suis prisonnière. Dans mes lettres je mens à ma mère en lui faisant croire que tout va bien. Si je lui disais mon malheur, elle serait capable de venir me chercher. Plutôt que de pleurer ma mère je me défends de mes agresseurs, je me construis, me maintenant sur les bords glissants d’un abîme, car je ne sais rien de moi.
C’est mon corps surtout qu’on surveille: D. préconise soutien-gorge et gaine – une ceinture que les femmes portaient alors pour s’affiner la taille ou rétracter leur ventre distendu par les grossesses. Aberration pour une adolescente prépubère et sportive. C’est le corps de sa belle-fille que D. attaque, elle me déteste, je lui résiste. Toi tu fais ton coq entre ta femme et ta fille, D. décrète que je suis mal élevée. Je ne m’y trompe pas en considérant cela comme une offense à ma mère. Je n’ose pas lui dire: ma mère est belle, toi tu es laide. J’ai onze ans et déjà la conscience des phrases qui tuent.
Quand j’ai trois ans je joue seule dans la grande cour qui sépare la maison familiale du garage où tu officies. En barboteuse à smocks je tourne en rond sur mon tricycle (les photos), j’ai même deux tricycles puisqu’en plus du garage tu vends des bicyclettes dans le magasin qui donne sur la rue, de l’autre côté de la maison. Ma mère tient le magasin, abandonnant tâches ménagères ou enfant lorsque la sonnerie de la porte d’entrée retentit. J’ai deux tricycles et aucune occasion de partager mes jeux. Je suis seule, « enfant unique », un statut dont je tenterai toute ma vie de me disculper car je sens bien la stigmatisation qui s’articule autour de l’excès d’attention soi-disant accordé à l’enfant unique. Parmi les images de cette enfance, ma mère, toi, vos bagarres et moi. Je n’ai aucun souvenir d’amis, de visiteurs, et pourtant il devait y en avoir. Tu as toujours été sociable, drôle et généreux – ce sont les seules qualités que ma mère te reconnaît une fois que vous avez divorcé.
Quand j’ai deux ou trois ans, ma chambre se trouve au premier étage de la maison, séparée de la chambre des parents par la salle de bains. Il fait très noir dans ma chambre, j’entends d’énormes bruits d’eau en pleine nuit, j’escalade mon lit à barreaux et découvre ma mère assise sur le bidet, se vidant de son sang. Parmi les fragments de mémoire de ma petite enfance, il ne peut s’agir que d’un vrai souvenir et non d’une photo. Je comprendrai des années plus tard qu’il s’agit d’un avortement bricolé. Je t’ai entendu maintes fois t’auto-citer: «J’avais décidé que je n’aurais pas d’enfant tant que la guerre ne serait pas finie.» À la fin de la guerre, vous êtes mariés depuis sept ans, comment avez-vous fait pour éviter une grossesse ? Ma mère devenue infirmière après votre divorce « aide » certaines de ses amies. Je suis adulte lorsque je comprends qu’il lui arrive de pratiquer des avortements clandestins et l’enjoins d’arrêter en essayant de lui faire peur, en lui expliquant qu’elle risque la prison. Je parle à un mur. Il ne s’agissait pas chez elle de courage mais d’une curieuse indifférence à la loi, mêlée au désir d’aider autrui.
Quand j’ai onze ans je découvre l’Afrique. Un an plus tôt j’ai vu un film américain dans lequel une petite panthère est l’animal domestique d’une famille de Blancs au Kenya. Je t’écris que j’aimerais une panthère lorsque je viendrai te voir. C’est un singe qui m’attend. Tu m’expliques qu’une loi récente interdit d’adopter des fauves, il y a eu trop d’accidents. Ces animaux qui ressemblent à des chats peuvent se transformer en tueurs. Le singe est un ventre gris, il s’appelle Kiki, ce n’est pas moi qui lui ai donné ce nom. Je le traite comme un animal en peluche, lui confectionne des vêtements qu’il souille et m’insurge du fait qu’il refuse de jouer avec moi. Personne ne m’explique comment je pourrais l’apprivoiser. Parfois il découvre ses gencives en poussant de petits cris et Alphonse qui rit de tout et de rien me met soudain en garde, il me fait comprendre que le singe en colère est dangereux. D’ailleurs l’année suivante, lorsque je reviens et que je m’enquiers de Kiki, tu m’annonces qu’il a fallu s’en débarrasser, qu’il s’était mis à mordre. Je pense Forcément, moi aussi si je pouvais vous mordre… L’auras-tu tué avec ta carabine? Je préfère ne pas demander.
J’ai onze ans, tout est réglé au cordeau. Chaque soir au dîner il te faut ta Floraline, un bouillon épaissi de semoule grillée que tu assaisonnes de pili-pili. La première fois que je me sers de la bouteille de Viandox pour en mettre dans ma soupe, j’ai la bouche en feu. Le pili-pili, mixture de piment macéré dans du cognac a remplacé le Viandox. Ça vous fait beaucoup rire et moi ça me fait pleurer, ce qui vous fait encore plus rire. Je ne pleure pas comme lorsqu’on pleure sous l’effet des oignons, il y a dans ces pleurs que je fais passer pour une réaction mécanique, de l’humiliation et de l’impuissance.
Quand j’ai quatre ans vous vous séparez. Seul le récit de ma mère me donnera une version de votre divorce. Tu l’as défiée, elle a relevé le défi. Ma mère est d’un tempérament passif, elle n’aurait jamais osé prendre l’initiative d’une procédure de divorce (c’est du moins ce que je perçois du roman familial). Elle raconte que, l’été de mes quatre ans, elle accepte un poste de directrice de colonie de vacances dans les Vosges, déclarant que ce sera positif pour l’enfant que je suis, et pensant j’imagine que ce sera l’occasion d’un répit à vos sempiternelles disputes. J’ai le souvenir de l’une de ces scènes où, dans la cuisine, vous vous arrachez un sac à main en vernis noir, sorte de bourse à cordons dont tu veux voir le contenu alors que ma mère en pleurs s’y cramponne. La table de la cuisine est plus haute que moi, je suis tétanisée, vous avez oublié ma présence. Quelques jours après qu’elle a pris son poste de directrice de colonie de vacances, tu viens exiger qu’elle rentre à la maison faute de quoi tu demanderas le divorce. Elle a beau te dire qu’elle est tenue par un contrat, tu ne veux rien entendre. Après l’été, lorsque nous rentrons, la maison est vide, tu as tout vendu, et tu as donné ce que tu n’avais pas pu vendre. «Même mon linge de corps», avait-elle l’habitude de dire en racontant la violence que ç’avait été pour elle.
Quand j’ai douze ans tu me fais un cadeau. Tu t’es souvenu de mon intérêt pour les activités de ton ami P., taxidermiste, lorsque nous lui avons rendu visite l’année de mes onze ans: tu m’as fabriqué un filet à papillons et construit des étaloirs pour les naturaliser. Les étaloirs sont constitués de deux planchettes orientées à 45° sur lesquelles on fait sécher les ailes des papillons déployées, en les épinglant sous du papier à cigarettes. Tu sais tout fabriquer de tes doigts. Tu as donc étudié la taxidermie des papillons avec ton ami P. avant que je n’arrive. Il y a autour de la maison des papillons orange, jaunes, turquoise surtout. Je me livre à la chasse aux papillons, il fait une chaleur mortelle. Vous m’imposez le port d’un casque colonial dès que je mets le nez hors de la maison. Je le trouve ridicule et le rejette de la même manière que les ados en France sortent en T-shirt l’hiver pour s’opposer aux adultes et prouver qu’ils ne craignent rien. Mais, pour attraper les papillons, je me couvre la tête, faute de quoi, je l’ai expérimenté, je suis au bord de l’évanouissement tant le soleil est féroce. Au bout de trois semaines les papillons séchés sur les étaloirs sont figés pour l’éternité. Tu me fabriques une boîte au fond de laquelle tu déposes une couche de liège (destinée à planter les papillons dont une épingle traverse l’abdomen), couche de liège que tu as recouverte d’un tissu turquoise. Une fois que nous avons fixé mes papillons dans la boîte rectangulaire, tu la clos d’une vitre rendue étanche par un ruban de chatterton. Cinquante ans plus tard, la boîte à papillons est indemne et me donne à penser que tu m’as aimée. À ta façon.
Quand j’ai douze ans Saturnin, manœuvre au garage, vient se poster devant la maison. Il dit à Alphonse que c’est moi qu’il vient voir. Saturnin n’a pas d’âge ou s’il fallait lui en donner un, je dirais cent ans. Pygmée, il mesure environ un mètre vingt et son visage est plissé comme celui d’un Shar Pei, ces chiens tout en peau superflue. Chez Saturnin les plis du visage sont en courbes relevées car il sourit la plupart du temps ; et ses grosses lèvres découvrent des dents marron foncé colorées par je ne sais quelle plante qu’il mâchouille. Saturnin vient me montrer le serpent qu’il a neutralisé, un serpent de plus d’un mètre de long, un serpent dont je ne saurai jamais s’il était venimeux ou pas, mais vu la fierté de celui qui l’a tué, j’imagine que oui. Saturnin ne parle pas le français, il est venu m’offrir le spectacle de sa proie en supputant que la fille du patron, qui vit en France, n’a jamais vu de serpent et il a raison. Il tient le serpent mort vertical comme un bâton et il sourit de toutes ses dents avariées. Il y a dans son geste une telle générosité que je me sens enfin considérée dans ce lieu où la maîtresse de maison tente de me mortifier dès que tu as le dos tourné. D’ailleurs lorsque je te raconte la visite de Saturnin tu confirmes qu’il est venu de sa propre initiative. J’aimerais lui faire un cadeau, on m’en dissuade. Vous m’empêchez d’approcher les Africains, de quelque façon que ce soit. Lorsque D. m’emmène au marché du Centre, j’ai honte d’elle, de ses attitudes supérieures, de sa laideur. En fait j’ai honte d’être blanche. Les femmes africaines assises au sol avec quelques légumes déposés sur un tissu ou rassemblés dans une bassine en émail, harponnent le chaland, aussi volubiles qu’un attroupement d’agents de change. Elles parlent entre elles, indifférentes à ceux qui leur achètent leur marchandise. Elles ont l’air fortes, elles me fascinent et m’effrayent. Aujourd’hui je saurais leur parler mais je n’ai jamais pu retourner en Centrafrique, empêchée par les guerres. À Paris, dans le métro ou à Barbès, je retrouve les Africaines vêtues des mêmes boubous, coiffées du même morceau de pagne qui les enturbanne, avec leur bébé dans le dos comme elles font en Afrique. Rares sont celles qui utilisent une poussette qui apparaît alors comme un attribut erroné. Une faute de goût. En Afrique, tu reconnais la beauté des femmes, leur port royal. Alors que ma poitrine naissante m’incite à me voûter pour la cacher, tu ne cesses de me dire qu’il faut que je me tienne droite. Regarde les wallies! Tiens, pose une bouteille sur ta tête et marche avec. La bouteille se casse évidemment. Je ne comprends pas leur «truc». Elles font des kilomètres sur les pistes avec une bassine ou un fagot de bois, ou une bouteille verticale sur la tête.
Extraits
« Aujourd’hui, écrivant ce qui sera peut-être un livre, je suis traversée par un élan de tendresse à ton égard. Sans doute aurions-nous pu nous réconcilier de ton vivant si ta femme n’avait veillé à ce qu’il n’y eût aucun rapprochement entre nous, jamais. Aujourd’hui je me dis que si tu n’étais pas mort, je saurais t’aborder calmement, délestée de ma colère. Et je t’appellerais Fernand. Je ne m’adresserais plus à toi en t’appelant papa comme je m’efforçais de le faire, sans conviction, avec toujours la sensation d’un parler faux. Aujourd’hui j’ai une vie derrière moi, une vingtaine d’ouvrages publiés, et je ne sais pas ce que tu as pensé de mes premiers livres si jamais je t’en ai offert un. Black-out… Il devait bien en avoir trois ou quatre avant que tu ne meures et je n’ai que le vague souvenir d’une désapprobation mêlée à une sorte de fierté paternelle. » p. 31
« Quand j’ai onze ans je ne sais pas trop à quoi ça sert, un père. Toi tu as l’air de le savoir, moi j’ai beaucoup de mal à trouver une position de fille. Tout me semble faux: la façon dont tu me réprimandes, l’affection que tu revendiques comme un dû. Tu as l’air sincère, moi je ne sais plus qui je suis. Ce doit être le propre de l’adolescence de se construire secrètement, sans pouvoir dire sa pensée, sans pouvoir parler, alors que les parents ont sur nous pouvoir de vie et de mort. Lorsque tu parades avec moi au Grand Café, tu exprimes plus de conviction affective qu’en n’importe quelle circonstance avec ton épouse. Rien d’étonnant à ce qu’elle me haïsse. Entre elle et ma mère que je représente pour elle, je suis prise en otage. Mais j’aime l’Afrique, comme toi. Je ne saurai jamais comment tu as décidé de partir en Afrique. D’où te venait cette dimension d’aventurier. Tu es resté attaché à ton pays d’origine jusqu’à la fin. » p. 48
Née à Strasbourg où elle a passé son enfance et sa jeunesse, Catherine Weinzaepflen vit à Paris tout en voyageant régulièrement aux quatre coins du monde. Romancière et poète, elle est l’autrice d’une œuvre qui rassemble près d’une vingtaine de textes dont les premiers comme les plus récents ont été publiés aux éditions des femmes-Antoinette Fouque. (Source: Éditions des Femmes)
En deux mots:
Après une visite au Père-Lachaise, Florent s’intéresse de plus près à Guillaume Apollinaire. Le poète va l’obséder au point de négliger ses études et sa compagne. Il veut tout savoir de la vie, des amours et des œuvres de cet homme aux neuf muses, plus une.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Le frère que je n’ai jamais eu
Pour son second roman, Alexandra Koszelyk a imaginé un jeune homme qui se passionne pour Apollinaire et finit par retrouver dans les vers et la vie du poète toutes ses failles intimes. Une superbe confirmation de son talent!
Philippe, qui sait que Florent traverse une période un peu difficile, lui propose de venir avec lui au cimetière du Père-Lachaise où l’on requiert ses services. Florent accepte de l’accompagner dans ce poumon vert de Paris et, en déambulant entre les tombes, découvre celle de Guillaume Apollinaire. Un nom qui lui rappelle ses cours de français.
Rentré chez lui, il décline l’invitation de Louise, sa compagne, pour une soirée télé et cherche les recueils du poète qu’il n’avait plus ouvert depuis des années. En parcourant Alcools et Lettres à Lou, il est émerveillé. Tout comme l’était Picasso qui a lui aussi pris la direction du cimetière pour accompagner son ami qui, de son vrai nom s’appelait Kostrowitzky (avec des k y z comme Koszelyk), vers sa dernière demeure. Emporté par la grippe espagnole deux jours avant l’armistice, le 9 novembre 1918, le poète laisse le peintre démuni. Il ne refera plus le monde avec lui.
Au réveil, Florent n’a pas oublié ses lectures, même s’il se sent vaseux. Il se décide alors à prendre l’air et s’arrête dans une librairie pour y dénicher une biographie de l’auteur qui désormais l’obsède. Feuilletant Apollinaire et Paris, il va essayer de mettre ses pas dans ceux du poète, se rend au Café de Flore. Mais au moment de partir, il est heurté par une bicyclette et finit à l’hôpital. À son réveil Louise ne comprend pas ce qu’il lui raconte, quelle est cette Marie Laurencin? Quel atelier de peintre évoque-t-il? Tout s’embrouille…
Une vieille dame lui confie une enveloppe, souvenirs d’une «polack» qui a suivi Olga aux obsèques de son fils Guillaume. Puis il rêve de Madeleine Pagès, la maîtresse qu’Apollinaire a suivi à Oran avant de rompre. Florent est désormais habité par cet homme, le frère qu’il n’a jamais eu, et court à la bibliothèque de Beaubourg dès qu’il a une minute pour tout apprendre de lui, de ses amours, de ses œuvres, des lieux qu’il a fréquenté. De sa naissance à sa mort, plus rien de la vie du poète ne lui échappe. Il peut aisément dresser la liste des neuf muses qui l’ont entouré, se son premier amour à cette épouse qui le conduira à sa dernière demeure. Une liste à laquelle viendra s’ajouter Gaia.
Car Alexandra Koszelyk a trouvé La dixième muse, celle qui lie Gui à la nature, celle que nous avons oubliée dans notre folle course au progrès.
Quel plaisir de retrouver ici la plume inventive et les fulgurances de la romancière qui nous avait offert avec À crier dans les ruines, un superbe premier roman. Elle confirme ici tout son talent, jusque et y compris avec un épilogue aussi surprenant que poétique.
Présentation de La muse inspirant le poète, représentant Marie Laurencin aux côtés de Guillaume Apollinaire, par Claire Bernardi, co-commissaire de l’exposition Douanier Rousseau au musée d’Orsay en 2016.
La dixième muse
Alexandra Koszelyk
Éditions Aux Forges de Vulcain
Roman
280 p., 20 €
EAN 9782373051001
Paru le 7/01/2021
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi du côté de Feyzin dans le couloir de la chimie, à Stavelot en Belgique, à Oran en Algérie ainsi qu’à Toulouse.
Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec l’évocation de la vie d’Apollinaire au début du XXe siècle .
Ce qu’en dit l’éditeur
Au cimetière du Père Lachaise, des racines ont engorgé les canalisations. Alors qu’il assiste aux travaux, Florent s’égare dans les allées silencieuses et découvre la tombe de Guillaume Apollinaire. En guise de souvenir, le jeune homme rapporte chez lui un mystérieux morceau de bois. Naît alors dans son cœur une passion dévorante pour le poète de la modernité.
Entre rêveries, égarements et hallucinations vont défiler les muses du poète et les souvenirs d’une divinité oubliée : Florent doit-il accepter sa folie, ou croire en l’inconcevable ?
Dans cet hommage à la poésie et à la nature, Alexandra Koszelyk nous entraîne dans une fable écologique, un conte gothique, une histoire d’amours. Et nous pose cette question : que reste-il de magique dans notre monde ?
Les premières pages du livre
« C’est là, ça serpente, caché de tous, sous nos pieds, à l’image de ces millions de fourmis qui peuplent les forêts, ça monte lentement, en silence, comme ces chants que personne n’entend, les feuilles se gorgent puis éclatent comme un feu d’artifice qui prendrait tout son temps. Fil ténu relié au reste du monde qui monte en cadence jusqu’à l’explosion finale. Bientôt, les feuilles bordent l’allée de leurs verts flamboyants et forment une arche protectrice.
Alors seulement on la voit, on prend conscience de son éclat. Elle, la taiseuse qu’on délaisse ou abandonne, crie ses invisibles appeaux. C’est l’heure de sa revanche, de sa révélation. Il est des naissances qui mettent une vie à se réaliser, il lui aura fallu quelques millénaires pour appréhender qui elle était. Mais elle est bien là. La Nature vibre et apporte aux hommes son abondance. Chaque arbre de chaque rue de chaque pays sur chaque continent porte ses fruits, fier et triomphant, comme ces mères qui offrent leur sein à leur enfant. Ils attendent qu’on cueille leurs fruits juteux, et leurs branches, alourdies de ces réussites, tombent et forment au sol un tapis nourricier. Les hommes se penchent, acclament cette terre, mais maintiennent dans leurs yeux la surprise de ce spectacle en plein hiver.
Moi, je connais la genèse de ce prodige, mais j’en garde jalousement le secret. Peut-être est-il temps maintenant de tout vous expliquer ?
Chapitre I
La main droite crispée, tenant fermement un corps inerte et sans vie, la paume gauche ouverte et tournée vers le ciel, la pietà m’offrait le visage de l’abandon. Abandon de soi, des autres, figure du pardon et de la force, elle portait le Christ avec la douceur d’une mère qui enveloppe de ses bras son enfant mort. Sur ses traits de bronze, son regard désormais sourd aux plaisirs terrestres semblait vivant. L’espace d’un instant, sa poitrine se souleva, je retins mon souffle le temps de comprendre ma méprise : ce n’était qu’une illusion, le prisme d’un rayon de soleil tombé à travers les vitraux de la chapelle.
Une odeur d’encens flottait encore, vestige d’une messe qui avait dû se dérouler quelques jours auparavant ; au sol, l’arc-en-ciel des vitraux formait une marelle imaginaire dont la dernière case s’évanouissait sur l’autel. Le lieu, désert, était propice à la rêverie ou à la prière. Je ne l’aurais jamais découvert si mon ami Philippe ne m’avait pas appelé :
« Tu peux passer me prendre en voiture, Florent ? On a besoin de moi au… Père-Lachaise. »
Au son de sa voix, je le sentis gêné. Des images de l’enterrement de mon père revinrent. Six mois étaient passés depuis sa mort, mais je tenais toujours ma peine dans le creux de mes souffles.
« Ça ne prendra que quelques heures au plus. Avec les fortes pluies de novembre, les racines des arbres ont engorgé les canalisations, les gars ont besoin de mes conseils pour éviter de trop gros dégâts, mais ma voiture refuse de démarrer ce matin. J’ai pensé à toi. Mais ce n’est peut-être pas une bonne idée. »
D’autres images remplacèrent celle du corps sans vie. Des racines souterraines, tout un réseau à museler.
« Ne t’inquiète pas, Phil, je passe dans vingt minutes, le temps de boire un café. »
Je raccrochai. Combien de fois ces derniers mois avais-je vécu cette scène ? Auparavant, jamais Philippe ne m’aurait demandé un service : ce n’était pas dans son caractère. Cependant, mon apathie actuelle le poussait à me materner, et la moindre occasion était un prétexte à me voir. Sa façon à lui de me dire qu’il était toujours présent pour moi.
Le cimetière n’avait rien à voir avec celui où mon père était enterré. Deux pylônes en pierre encadraient un portail démesuré, et, en m’approchant, je pus lire sur celui de droite:
QVI CREDIT IN ME ETIAM SI MORTVVS FVERIT VIVET.
Mes connaissances en latin s’arrêtaient aux deux premières déclinaisons ; je me tournai vers Philippe, qui traduisit, impassible :
« Celui qui croit en moi, même mort, continuera de vivre. »
Je m’arrêtai et relus la maxime pour m’en imprégner, pour que sa musicalité ruisselle en moi et que ses mots deviennent miens. Puis je rejoignis Philippe, qui venait de franchir les portes en fer. Au-delà s’ouvraient de grandes allées pavées bordées d’arbres au tronc large et solide ; je sentis le regard de mon ami posé sur moi, je le rassurai d’un fin sourire. Autour de nous s’étalait un silence d’hiver, et de nos bouches muettes s’évadaient de minuscules nuages sitôt évanouis dès les lèvres passées. Sorti de nulle part, un homme me fit sursauter. Trapu et court sur pattes, il faisait de grands moulinets avec ses bras :
« C’est par là, venez, venez ! »
À sa ceinture, un trousseau de clés : il devait être le gardien du cimetière. Philippe partit de son côté, moi du mien ; il n’avait plus besoin de moi. Mains dans les poches, regard levé vers les tombes, je découvris un dédale d’allées dans lequel j’eus envie de me perdre. À mes côtés flottait l’odeur des sous-bois et des champignons, compagnons d’une promenade durant quelques heures où bientôt le temps n’eut plus cours. Dans quelle allée étais-je ? Quand je tombai pour la troisième fois sur une imposante sépulture baroque dont le sarcophage orné de têtes de mort s’élevait avec démesure dans le ciel, je compris que je tournai en rond.
Comment me repérer ? Le nez pointé vers les nuages, j’aperçus la croix d’une chapelle et m’en approchai. Derrière les arbres émergea une bâtisse austère, dont la porte laissait entrevoir une pièce sombre. La curiosité m’emporta : je m’y engouffrai et arrivai devant la statue de la Vierge tenant le Christ dans ses bras.
Était-ce l’hiver qui s’abattait, le cimetière qui m’entourait de ses murailles, ou bien tout simplement le silence des lieux ? Fasciné, je m’assis quelques instants, face à ce bronze qui criait sa détresse. Frappé par la vie qui en émanait, je me perdis dans la contemplation de ce corps, quand je sentis un frôlement contre ma jambe : une première fois, puis une seconde. Le cœur battant, je me penchai et, avec surprise, découvris le museau d’un chat. Le jaune de ses pupilles se percevait à peine tant son iris était dilaté. Le félin m’interrogeait du regard et, dans le noir brillant de ses yeux, j’aperçus mon reflet, qui avait l’allure d’une ombre. Un rayon de soleil rétrécit sa prunelle, qui prit la forme d’une meurtrière. Je le repoussai d’un geste et sortis retrouver Philippe. Dehors, le froid régnait toujours ; des voix d’hommes remplissaient le vide du cimetière, je m’orientai vers elles.
Le visage penché sur un tronçon d’arbre qui venait d’être coupé, mon ami ne m’entendit pas arriver. Son front était barré par sa ride des mauvais jours. De son doigt, il parcourait le bout de bois et faisait le tour des cercles concentriques en ronchonnant des mots indistincts ; je posai ma main sur son épaule, il mit du temps à réagir : « Je n’ai jamais vu ça, Florent ! Regarde un peu la couleur des cernes sur cette coupe. Normalement, tu devrais avoir une alternance entre le foncé et le clair, car cela indique les saisons, mais regarde ici : il y a une grande trace plus marquée, comme si le cambium avait produit du jeune bois durant plus d’une année. »
Devant ma mine perplexe, il continua :
« En somme, c’est un peu comme si l’été s’était étendu plus d’un an, que l’arbre avait puisé de l’eau pendant plus de douze mois, ou qu’il avait grandi plus que de raison. Les traces claires sont des marques de croissance ; logiquement, elles ne devraient pas être aussi larges.
— Les êtres humains ont bien des poussées de croissance ! Je me souviens avoir grandi de quatorze centimètres en un an, à l’âge de treize ans ; pourquoi les arbres n’en auraient-ils pas ? »
Mon ami leva son sourcil droit, signe de son exaspération à venir :
« L’être humain ne subit pas les saisons comme les arbres, et là, je t’assure que ce que je vois est complètement incroyable, comme si la croissance du végétal s’était emballée sur une longue période, qu’il ne s’était pas mis en dormance. Normalement, cette différence entre le bois du printemps et celui d’été ne peut se voir qu’au microscope, mais là, c’est flagrant. »
Ces histoires de cercles m’ennuyaient, nous étions un matin de novembre dans un cimetière et il me parlait de cambium, un nom que je n’avais jamais croisé, même en cinq ans de latin. Philippe vit mon peu d’intérêt et changea de sujet.
« Ici, il y a environ quatre mille deux cents arbres, c’est le plus grand espace vert de la capitale. Marrant de penser que le poumon de Paris, sa vie, est un cimetière, non ? Quand j’étais étudiant, j’aimais me balader dans ces allées : une fois le portail passé, le bruit de la ville s’amenuisait, je m’évadais. »
Je découvrais un Philippe assez romantique, l’idée m’amusa.
« Tiens, tu vois cet arbre ? C’est un chêne vert, ou plutôt une yeuse. Ses ramures sont d’un vert profond, très sombre. Il a la particularité de garder ses feuilles en hiver. Je me souviens de celui du jardin de mes parents : à neuf ans, j’ai cloué quelques planches sur les branches les plus solides, et j’y ai passé des heures cet été-là. De là-haut, j’étais le roi, j’imaginais de nouveaux mondes, m’inventais une vie inédite. Depuis la plus élevée, je voyais même la mer. C’est à cette époque que j’ai voulu intégrer la marine, mais tu vois, finalement, on ne réalise jamais ses rêves. »
Philippe se tut, son regard tourné vers la cime. J’imaginais mon ami en salopette, à l’assaut du monde.
« Je donnerais cher pour retrouver ces moments de mon enfance. »
Sa nostalgie m’amusait, il parlait comme une personne âgée et emprisonnée dans un corps moins souple et lourd des fardeaux de la vie. J’aurais pu lui dire qu’il n’avait jamais quitté les rives de l’enfance, puisque à plus de trente ans il grimpait toujours aux arbres, mais je m’abstins et choisis plutôt de m’approcher du chêne.
Ai-je voulu prouver à mon ami que notre jeunesse nous ouvrait ses bras si on la titillait, qu’elle restait tapie dans notre ombre, prête à la moindre velléité, à bondir hors de sa cachette ? J’attrapai la première branche, testai sa solidité d’un rapide balancement, puis commençai mon ascension.
*
Derrière moi, le rire de Philippe m’encourageait. Plus je m’élevais, plus j’avais l’impression de rajeunir, de retrouver cet enthousiasme enfantin, je me surpris même à siffloter, chose qui ne m’était pas arrivée depuis longtemps. Les quelques éraflures que je sentis sur mes mains et la dureté de l’écorce ne ralentirent pas ma montée ; au contraire, je continuai, un peu ivre de cet air soudain plus frais qui piquait mon visage. Je m’arrêtai pour souffler sur mes paumes devenues rouges et découvris qu’une ampoule s’y formait déjà, nichée entre la ligne de vie et celle de cœur. Sous mes pieds, le sol avait disparu. Autour et sous moi, seulement des bras de verdure. Pris de vertige, je me raccrochai à une branche.
Depuis quand n’avais-je pas ressenti cette liberté ? Depuis combien de temps montais-je ? Les brindilles m’enveloppaient, formant un agréable carcan végétal. Je passais de l’une à l’autre et accélérais encore mes mouvements, quand, tout à coup, j’eus l’impression que les feuilles se faisaient plus denses, ralentissant ma montée. Phénomène étrange, elles bruissaient comme lors d’une tempête. Je m’arrêtai : j’étais dans un tunnel dont les parois s’animaient. Nulle trace de vent pourtant, le mois de novembre ne réservait aucune surprise, si ce n’était une pluie morne et un ciel gris. En posant ma main à plat sur le tronc, j’eus la curieuse sensation que l’arbre tremblait. Le feuillage frémissait toujours, il en montait une mélodie répétitive dont le sens m’échappait. Le mouvement des feuilles me berça et me donna envie de me reposer un peu. Sur la droite, une branche incurvée m’invita à m’asseoir.
Mon souffle ralentit et mes inspirations devinrent plus longues. Ici, l’air était frais, nimbé d’une brume cotonneuse, le temps n’avait plus la même emprise qu’au sol. Seuls quelques insectes accompagnaient ma retraite éphémère, et ils ne semblaient déroutés ni par le tremblement des feuilles ni par ma présence. Une fourmi aux pattes chatouilleuses grimpa sur ma main, s’arrêtant quelques instants avant de poursuivre sa route végétale. Insignifiants en bas, les insectes étaient les maîtres en haut, et moi, seulement un intrus.
Je restai encore à écouter ce chant d’un monde oublié, quand me parvint l’odeur enivrante des fleurs du frangipanier. Son odeur vanillée et capiteuse me surprit, c’était la première fois qu’un arbre exhalait un tel parfum. Son effluve m’apaisait, me rappelant les goûters de mon enfance, lorsque la voisine préparait ses galettes. Par réflexe, mes yeux se fermèrent et je la vis comme autrefois, penchée sur son four, à surveiller la cuisson, les joues écarlates. À cette pensée, mon ventre grogna.
Je m’adossai au tronc, l’odeur d’amande se fit encore plus forte et m’emporta plus loin dans mes souvenirs d’enfance, effaçant de ses effluves la lisière des jours. De nouveau, j’étais dans la cuisine, mais avec mon père. Le petit déjeuner n’était entrecoupé que par le bruit des couteaux qui glissaient sur les tranches de pain en suivant, sans que nous nous en rendions compte, le tic-tac de l’horloge.
À califourchon sur la branche, je balançais mes pieds dans le vide. J’aurais pu y rester des heures, mais une voix me parvint. D’abord indistincte, elle se fit plus forte : Philippe m’attendait en bas. La réalité et le froid de novembre s’invitèrent dans la ronde de mon enfance et éclatèrent sa bulle.
À regret, j’entamai ma descente. Dans ce sens-là, mes prises n’étaient plus naturelles : le calme de la cime disparut, mon cœur s’emballa, le vertige me saisit. Mes pieds glissèrent sur une branche couverte de mousse et mon visage reçut de plein fouet quelques brindilles. Je me rattrapai de justesse. Je pris le temps de m’arrêter ; en bas, la voix de Philippe était presque inquiète. Comment avais-je pu monter aussi facilement ? La densité de l’arbre m’empêchait de descendre.
« Quelque chose me retient ! » aurais-je eu envie de crier à Philippe, mais je préférai me concentrer sur mes prises. Quand enfin je sautai au sol et ouvris les bras en signe de victoire, Philippe m’accueillit par des bougonnements :
« Mais qu’est-ce que t’as fichu, là-haut ? Tu sais combien de temps tu es resté ? J’ai failli monter ! »
Je me contentai d’un haussement d’épaules et me grattai le menton. Sous mes doigts, je sentis quelque chose de poisseux. Machinalement, j’essuyai ma main contre mon pantalon, avant de m’apercevoir qu’il s’était teinté de rouge. Sang et sève se mélangeaient dans ma paume. Tout ceci ne semblait guère impressionner Philippe, qui continuait de me dévisager. Pour me donner une contenance, je regardai l’heure et émis un cri de surprise. Effectivement, qu’avais-je bien pu faire tout ce temps ?
L’après-midi touchait déjà à sa fin, la brume tout autour faisait ressortir le marbre des tombes. Mon pied heurta quelque chose au sol : un morceau de bois que Philippe venait de couper. Il avait une jolie forme, un cercle parfait au sein duquel y répondaient d’autres, plus petits, comme une mise en abyme. Tandis que je le ramassai, des images de mes vacances surgirent : des poches pleines de coquillages, le temps pluvieux des côtes normandes, la silhouette de mon père au loin sur la plage, les mains derrière le dos.
*
Un chat se faufila entre mes jambes, sa queue en point d’interrogation frôla mes doigts. L’animal ressemblait à celui de la chapelle et un frisson parcourut mon échine. Je le suivis des yeux, il se dirigeait vers la tombe la plus proche, avec l’allure princière que possèdent les félins. Il s’assit devant une sépulture surplombée d’une grande pierre qui, de loin, me sembla être du granit. Des lettres plus foncées indiquaient le nom du mort :
Guillaume Apollinaire de Kostrowitzky
Je m’en approchai. Au fur et à mesure remontèrent des souvenirs du lycée. Apollinaire et ses Poèmes à Lou, les commentaires composés et les explications parfois démentielles du professeur, nos regards en biais avec ma voisine, les petits mots échangés sous la table qui voulaient égaler la prose moderne d’Apollinaire et finissaient au mieux dans les trousses, au pire dans la poubelle. Jamais je ne m’étais demandé ce que devenaient les poètes une fois morts : ils faisaient partie de ces êtres un peu à part, hors du temps, touchant presque au sacré, et surtout immortels. Le chat se frotta contre mes jambes et miaula, sans doute satisfait de m’avoir attiré.
Des images d’une autre tombe se superposèrent. Je faisais face à un trou béant et au cercueil de mon père. Dans ma main, une poignée de terre prête à être jetée. De la poussière avait virevolté puis s’était posée sur mes chaussures. Dans ma bouche, mes dents crissaient, et mes yeux avaient cillé sous la lumière crue du ciel. Au loin, le bruit d’un moteur annonçait la venue d’un autre corbillard.
Dans ce lieu où les tombes ressemblaient à la cité-dortoir de mon enfance – pierres verticales dans lesquelles s’endorment les âmes – j’avais laissé mon père, couché pour l’éternité. Mon regard s’était promené sur quelques sépultures fleuries, le vent faisait danser les pétales et les tiges se pliaient imperceptiblement. La nature montrait ses courbes et arabesques, brisant la monotonie de cet endroit. Sous mes pieds, à l’horizontale, s’entrelaçait un réseau de racines inextricables qui était le reflet de mon esprit : devenir adulte ne m’avait apporté aucune réponse.
J’étais retourné sur la tombe de mon père quelques mois après, à la Toussaint. J’avais avalé les kilomètres, acheté une composition chez le fleuriste. Le pot en plastique se tordait sous la pression de mes doigts tandis qu’un vent marmoréen sifflait entre les tombes alignées.
Les souvenirs du dernier jour, dans la chambre d’hôpital, m’étaient revenus. Sous morphine et inconscient, mon père tordait sa bouche de douleur. Ses yeux s’entrouvraient de temps en temps, mais ne regardaient rien ; son corps aux muscles amoindris et à la peau diaphane laissait passer la lumière. J’avais signalé ma présence en posant gauchement ma main sur la sienne. L’instant avait duré le temps d’un souffle, puis, dans un ultime effort, mon père avait retiré sa main. Sa façon de ne pas me dire adieu.
La nuit, passée dans une chambre d’hôtel aux murs blancs impersonnels, avait été peuplée de mon enfance ; au matin, la sonnerie du téléphone m’avait rappelé à la réalité. Mon père était mort à l’aube. L’annonce avait ralenti les secondes, le temps était devenu lourd, palpable à chaque inspiration. Ma main, qui tenait l’appareil, tremblait de la douleur muette des orphelins.
Son enterrement avait été simple. Dans l’atmosphère écrasante de l’été, les pétales de roses tombaient sur le bois avec le même bruit que ces grosses gouttes d’orage en plein mois d’août. Au loin, j’avais entendu une voix, celle de l’employé du funérarium :
« C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. »
« La terre. »
Il avait passé sa vie à la fuir, préférant être logé dans un complexe en béton face auquel ne s’élevait aucune ligne à l’horizon, barré par un autre géant vertical. Nous habitions près de son travail, anciennement appelé le couloir de la chimie , puis baptisé plus poétiquement la vallée de la chimie. Cette zone était restée la même, tellement polluée que les industries agroalimentaires y étaient interdites. Mon père était à l’image de cet endroit : sec et infertile.
Ses joues, creusées par une acné juvénile mal soignée, me l’avaient toujours rendu vieux, un vieillard droit comme ces hautes cheminées que j’apercevais de la fenêtre de ma chambre. Lieu et homme se confondaient. Inéluctablement, il niait le risque d’habiter près des usines et cessait d’écouter dès qu’on évoquait la catastrophe à la raffinerie de Feyzin.
Comme il rentrait tard, je passais mes soirées avec une voisine qui me gardait pour arrondir ses fins de mois. Elle avait souvent autre chose à faire, comme rester dans le canapé, à regarder les couleurs de la télé, bien plus intéressantes qu’un garçon pâle et silencieux. J’avais très vite compris qu’il ne servait à rien de l’appeler : elle ne venait jamais. J’étais devenu un enfant débrouillard par la force des choses.
Un mercredi, alors qu’un générique criard emplissait le salon, j’avais voulu imiter mon père et avais entrepris de me raser. L’expérience s’était révélée un échec, puisque je m’étais entaillé la main et avais barbouillé l’évier de rouge écarlate. Habitué à ne pas appeler à l’aide, j’avais sorti du placard une boîte de pansements. Tandis que des gerbes d’eau faisaient disparaître le sang, j’avais avisé la meilleure des tailles, puis avais comprimé la plaie. Le coton s’était coloré à son tour.
Le matin même, j’avais lu un article dans le Journal de Mickey : les scientifiques avaient découvert une colle extraordinaire qui permettrait, dans un futur proche, de se passer de pansements. Dans mon esprit de petit garçon, une idée avait germé. J’avais arraché la feuille d’un cahier, et de mon écriture la plus soignée, j’avais écrit au courrier des lecteurs du magazine. En moi grondait l’envie de savoir si cette invention pourrait aussi servir à recoller les cœurs endommagés.
Mais je n’avais jamais reçu de réponse.
*
« Bon, on rentre, Flo ? »
La voix de Philippe devenait impatiente. Le temps de sortir de mes pensées et de regarder une dernière fois cette haute tombe en granit, je saluai le gardien d’un bref hochement de tête puis montai dans ma voiture. J’avais toujours le morceau de bois dans la main et, ne sachant pas trop quoi en faire, je le jetai sur la banquette arrière avant de prendre le volant. Mon ami s’en saisit et le tritura avec ce désir tacite de percer le mystère des cercles. Le moteur toussota un peu, les roues patinèrent sur le sol mouillé. Dans le rétroviseur, je vis un nuage sombre se dessiner autour du gardien qui restait impassible.
À côté de moi, Philippe nettoyait ses lunettes. Sans elles, son regard de myope ne distinguait même plus le tableau de bord et il devenait inaccessible. Le voyage se fit dans un silence monacal, rompu de façon intermittente par le grincement des essuie-glaces sur le pare-brise. Sur le périphérique, un chauffard pressé me fit des appels de phare. Dans le rétroviseur, je découvris des éraflures sur mes joues et mon nez ; ma compagne se moquerait encore de ma maladresse légendaire. J’eus à peine le temps d’y songer, nous étions arrivés devant l’immeuble de Philippe. Tandis qu’il se baissait pour ramasser son sac, sa main se referma sur une boîte de somnifères qui avait dû tomber de ma veste:
«Tu n’as toujours pas arrêté d’en prendre? Ça va faire six mois, maintenant, non?»
Comme un enfant pris en faute, je baissai la tête. J’entendis à peine ma voix:
«J’ai diminué la dose, je n’en prends qu’un demi avant de me coucher. Ça m’aide à dormir, à ne plus me réveiller en sueur, à ne plus faire des cauchemars sans queue ni tête.»
Il eut une moue désabusée puis claqua la porte avant de me faire un bref signe de la main. Je restai quelques minutes à le regarder rentrer, puis quelques autres encore à contempler la rue déserte.
Quand j’arrivai chez moi, des odeurs épicées m’accueillirent, Louise passa la tête dans l’entrebâillement de la cuisine et mima un baiser avant de disparaître. Tirésias, le siamois de ma compagne et vieux matou revêche, se frotta contre mes chaussures. Sans doute sentait-il le chat du cimetière ? Je le laissai m’inspecter et inclinai la tête vers les étagères de la bibliothèque, le manteau toujours fermé.
Les livres étaient classés par maison d’édition, couleur, genre et ordre alphabétique : une maniaquerie dont j’avais le secret et qui m’occupait de nombreuses heures en hiver quand je décidais de les ranger. Je n’étais pas un grand lecteur, ni un lecteur tout court. J’en lisais tout au plus deux durant l’année : un polar en été et, en février, lors des vacances au ski, avachi devant la cheminée en attendant la sacro-sainte raclette, le Goncourt.
C’était Louise l’ogresse : dans son sac, elle avait toujours un roman en cours et sur sa table de chevet trônaient fièrement cinq livres. Louise et sa boulimie d’apprendre. Rien ne lui résistait
Après un doctorat à Toulouse, elle avait intégré une équipe au CNES Paris-Daumesnil avant de la diriger. De la période entièrement dévouée aux études, elle avait conservé l’appétit vorace et continu des grands lecteurs. Elle empilait ses coups de cœur dans le bureau, les prêtait ou les donnait, ce qui faisait la joie de ses amis. De mon côté, je me chargeais de ranger les livres une fois par an : une répartition équilibrée des tâches.
J’attrapai un, puis deux exemplaires d’Apollinaire : Lettres à Lou et Alcools. Je posai un des livres et le morceau de bois rapporté du cimetière sur la petite table du salon, et ne gardai qu’un recueil en main. Sur la première page, je découvris un nom, un prénom et une classe écrits d’une graphie enfantine :
«Le livre est une carte postale temporelle, quand on l’ouvre jaillissent des images d’un temps perdu.»
Je sursautai et me penchai vers elle pour l’embrasser :
«D’où tiens-tu cette phrase? D’un livre de développement personnel?»
Louise se renfrogna un peu, mais je ne lui laissai pas le temps de contre-attaquer:
«Regarde mon visage, belle infirmière, veux-tu bien me soigner?»
Elle se recula un peu, plissa les yeux et partit d’un grand rire qui emplit le salon. Il y a quelques années, c’était ce même éclat joyeux qui m’avait fait tomber amoureux d’elle.
«Mais qu’est-ce que tu racontes? Tu n’as rien sur le visage. Vous, les hommes, vous êtes vraiment des chochottes.»
Je me levai et ne vis que mon air abasourdi dans le miroir.
«Pourtant, tout à l’heure, dans le rétroviseur…»
Elle était déjà repartie. Je tapotai des doigts la couverture de mon livre avant de me rasseoir. Les lettres envoyées à Lou défilèrent devant mes yeux. Chose inhabituelle, Tirésias sauta sur mes genoux et ronronna. Je continuai ma plongée dans ce nouvel univers, le rythme des vers et les frottements du chat contre mon menton me bercèrent. Un raclement de gorge me sortit de ma lecture, je levai la tête. Sur la porte du couloir, un rayon de soleil finissait de pâlir.
« Tu comptes enlever ton manteau et tes chaussures avant de dîner ? »
Quelle heure était-il ? À travers la fenêtre, j’entraperçus la lumière vacillante du réverbère. Sur les carreaux se dessinaient des nuages de vapeur. Je me levai, passai mon doigt sur cette buée et formai un « j’arrive » éphémère.
*
« C’était bien aujourd’hui avec Phil ?
— Comme d’habitude, oui. Mais, au cimetière, il était obnubilé par des cercles sur la coupe d’un arbre, je n’ai pas vraiment compris de quoi il parlait. J’en ai rapporté un morceau, tu peux regarder si ça t’amuse. »
Pour toute réponse, Louise reprit du gratin. De la fourchette, j’aplanis le monticule : avec ses petits morceaux, mon assiette ressemblait à des tranchées de la guerre de 1914-1918.
« Si tu veux, on peut regarder un film ensemble ce soir. Je n’ai pas à bosser sur mon projet.
— Je préfère lire, je crois. »
Je déposai un baiser sur la joue d’une Louise incrédule, débarrassai la table, puis m’enfermai dans le bureau.
*
J’ouvris le recueil Alcools avec la joie inexpliquée d’un enfant en train de faire une bêtise. Je tournais les pages comme on remonte le temps, j’y retrouvais des feuilles annotées, des points d’interrogation ; quelque chose entre ces lignes me fascinait. C’était la première fois que je relisais de la poésie depuis le lycée : les vers m’hypnotisèrent, leur liberté m’étourdit, une originalité incroyable s’étalait là et je n’arrivais pas à m’en détacher. Dehors, la lumière du réverbère accompagnait le rythme anarchique et syncopé des mots, d’où bruissait une nature légendaire :
C’est le tilleul lyrique, un arbre de légende,
D’où, chaque nuit, des lutins fous sortent en bande.
Un mouvement dans la rue attira mon regard. Le lampadaire agrandissait les ombres et rendait sa magie aux ténèbres. Au chaud, derrière ma fenêtre, je me plus à imaginer des lutins sortir de l’arbre avant de retourner à mon bureau, le sourire aux lèvres.
Bientôt l’obscurité me servit de guide, m’enveloppa de ses heures bleues :
Chaque rayon de lune est un rayon de miel
À la lecture de ce vers, une sensation naquit et je fus propulsé des décennies en arrière. Les week-ends s’égrenaient avec la lenteur d’un immense sablier, nous ne recevions jamais personne, aucun appel ne venait rompre le tic-tac de la pendule de la cuisine. Dès le repas terminé, je montais dans ma chambre et m’inventais des histoires. La solitude berçait mes souffles.
Je devais avoir à peine huit ans quand, un dimanche, à table, mon père avait rompu le silence de nos fourchettes :
« Mets tes bottes, je t’emmène découvrir un coin que tu ne connais pas encore. »
Mon père avait décidé qu’il était temps pour moi de grandir, de montrer que j’étais un homme. Cette promenade n’était qu’un prétexte ; j’aurais dû m’en douter, car il n’aimait pas la nature. Dans l’allée qui nous menait à la voiture, mes pieds glissaient dans mes chaussures trop grandes, et mon anorak, devenu trop petit, sentait le parapluie moisi. Mal à l’aise, je faisais tout de même bonne figure face à cette sortie impromptue : souvent, le soir, je m’endormais en souhaitant vivre une journée de complicité avec lui et, ce jour-là, mon vœu s’était réalisé. Certains souhaits peuvent se révéler redoutables quand ils s’accomplissent.
Nous avions garé la voiture à côté d’une barrière, puis nous nous étions engagés sur des sentiers peu balisés. Nous n’avions croisé personne, je ne savais plus trop où j’étais, mais je restais content de partager un moment avec lui. C’était si inhabituel. La lumière rasante donnait de nouveaux contours au chemin, les ombres des arbres s’agrandissaient jusqu’à devenir géantes. Mon père paraissait petit au milieu de la nature.
Soudain, sa voix s’était élevée ; au-dessus de nos têtes, une nuée d’oiseaux s’était envolée.
« Tu es grand, tu dois être capable de t’orienter tout seul et de retrouver ta route. Compte jusqu’à cent, avant de me rejoindre à la voiture », dit-il, en me tournant le dos.
Je fermai les yeux, et commençai à compter. Je l’entendis crier au loin :
« Ne me déçois pas ! »
De ces heures à errer dans la forêt, je gardai à l’âge adulte de vilaines cicatrices. Dans mes cauchemars, je repensais à ces branches qui craquaient sous mes pas, à mes hoquets d’effroi tandis que j’essayais de me repérer. Lorsque j’arrivai enfin à la voiture, sans trop savoir comment, je fis disparaître les traces de pleurs sur mon visage. J’avais peur que mon père entende les battements de mon cœur, mais il n’en fut rien. Il m’accueillit d’un rire franc, assénant que j’étais désormais un homme.
Dans la poche de mon manteau, mon poing ne se desserra pas. Je restai mutique tout le trajet du retour, les yeux levés vers les rayons blafards de la lune. Elle était pleine, d’une blancheur prête à éclater ; je l’aurais aimée dans son croissant pour qu’elle nous recueille, mes angoisses et moi, mais elle était ronde, comme ces futures mères qui se pavanent, le ventre en trésor. De la mienne, je ne connaissais ni les bras en forme de croissant ni la rotondité bienfaisante.
C’est à ce moment-là que je décidai que tout était de sa faute à elle, à cet astre. À huit ans, il était plus simple d’en vouloir à la Lune qu’à son père : elle ne m’avait été d’aucun secours durant cette course d’orientation, sa lumière avait décuplé ma terreur. Je lui tirai la langue et oubliai le véritable coupable de cette expédition. »
Alexandra Koszelyk est née à Caen en 1976. Diplômée à l’Université de Caen Normandie, elle est professeure de Lettres Classiques à Saint-Germain-en-Laye depuis 2011. Elle enseigne, en collège, le français, le latin et le grec ancien. Elle est aussi formatrice Erasmus en Patrimoine et Jardins. Son premier roman, À crier dans les ruines (2019), a été l’un des quatre lauréats des Talents Cultura 2019 et a remporté le Prix de la librairie Saint Pierre à Senlis, de la librairie Mérignac Mondésir, le Prix Infiniment Quiberon, et le Prix Totem des Lycéens. Également finaliste du Prix du jeune mousquetaire, de celui de Palissy, du prix Libraires en Seine et du prix des lycéens de la région Île de France 2020, le format poche a été sélectionné pour le prix du meilleur roman Points. La dixième muse (2021) est son second roman publié Aux Forges de Vulcain. (source: Babelio)
En deux mots:
Pierre est condamné à quatre mois de prison avec sursis pour violences conjugales. Il va nous raconter comment il en est arrivé là, remontant le fil de son existence depuis son enfance au sein d’une famille nombreuse et bourgeoise jusqu’à ses 33 ans.
Ma note: ★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique:
Maud, maux, maudit
Dans un premier roman choc Nicolas Rodier raconte la spirale infernale qui l’a conduit à être condamné pour violences conjugales. Aussi glaçant qu’éclairant, ce récit est aussi une plongée dans les névroses d’une famille bourgeoise.
Avouons-le, les raisons sont nombreuses pour passer à côté d’un roman formidable. Une couverture et un titre qui n’accrochent pas, une pile d’autres livres qui semblent à priori plus intéressants, un thème qui risque d’inviter à la déprime. Il suffit pourtant de lire les premières pages de Sale bourge pour se laisser prendre par ce premier roman et ne plus le lâcher: «À la sortie du tribunal, les gestes d’amants et de réconfort ont disparu. Je suis condamné à quatre mois de prison avec sursis pour violence conjugale, assortis d’une mise à l’épreuve de dix-huit mois et d’une injonction de soins. J’ai trente-trois ans.»
Le ton, le rythme et la construction du livre, associés à une écriture simple et sans fioritures, des mots justes et des chapitres courts – qui se limitent souvent à une anecdote marquante, à un souvenir fort – nous permettent de découvrir cet enfant
d’une famille de la grande bourgeoisie et de comprendre très vite combien le fait d’être bien-né ne va en rien lui offrir une vie de rêve. Car chez les Desmercier chacun se bat avec ses névroses, sans vraiment parvenir à les maîtriser.
Si bien que la violence, verbale mais aussi physique, va très vite accompagner le quotidien de Pierre, l’aîné des six enfants. Un peu comme dans un film de Chabrol, qui a si bien su explorer les failles de la bourgeoisie, on voit la caméra s’arrêter dans un décor superbe, nous sommes sur la Côte d’Émeraude durant les vacances d’été, et se rapprocher d’un petit garçon resté seul à table devant des carottes râpées qu’il ne veut pas manger, trouvant la vinaigrette trop acide. Alors que les cousins et le reste de la famille sont à la plage, il n’aura pas le droit de se lever avant d’avoir fini. Il résistera plusieurs heures avant de renoncer pour ne pas que ses cousins le retrouvent comme ils l’avaient quitté. Il faut savoir se tenir.
Dès lors tout le roman va jouer sur ce contraste saisissant entre les apparences et la violence, entre les tensions qui vont s’exacerber et le parcours si joliment balisé, depuis le lycée privé jusqu’aux grandes écoles, de Versailles à Saint-Cloud, de Ville d’Avray aux meilleurs arrondissements parisiens. Un poids dont il est difficile de s’affranchir. Pierre va essayer de se rebeller, essaiera la drogue et l’alcool, avant de retrouver le droit chemin.
Mais son mal-être persiste. Il cherche sa voie et décide d’arrêter ses études de droit pour s’inscrire en philosophie à la Sorbonne. Une expérience qui là encore fera long feu.
Reste la rencontre avec Maud. C’est avec elle que l’horizon s’élargit et que le roman bascule. L’amour sera-t-il plus fort que l’emprise familiale? En s’engageant dans une nouvelle histoire, peut-on effacer les traces de l’ancienne? Bien sûr, on a envie d’y croire, même si on sait depuis la première page que ce Sale bourge va mal finir.
Nicolas Rodier, retenez bien ce nom. Il pourrait bien refaire parler de lui !
Sale bourge
Nicolas Rodier
Éditions Flammarion
Premier roman
224 p., 17 €
EAN 9782081511514
Paru le 19/08/2020
Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et en région parisienne, à Versailles, Ville-d’Avray, Rueil-Malmaison, Saint-Cloud, Fontainebleau, Saint-Germain-en-Laye. On y évoque aussi des vacances et voyages à Saint-Cast-le-Guildo, à Marnay près de Cluny en passant par Serrières et Dompierre-les-Ormes, à Beauchère en Sologne, en Normandie ou encore à Anglet ainsi qu’à Rome.
Quand?
L’action se déroule de 1883 à nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Pierre passe la journée en garde à vue après que sa toute jeune femme a porté plainte contre lui pour violences conjugales. Pierre a frappé, lui aussi, comme il a été frappé, enfant. Pierre n’a donc pas échappé à sa « bonne éducation » : élevé à Versailles, il est le fils aîné d’une famille nombreuse où la certitude d’être au-dessus des autres et toujours dans son bon droit autorise toutes les violences, physiques comme symboliques. Pierre avait pourtant essayé, lui qu’on jugeait trop sensible, trop velléitaire, si peu « famille », de résister aux mots d’ordre et aux coups.
Comment en est-il arrivé là ? C’est en replongeant dans son enfance et son adolescence qu’il va tenter de comprendre ce qui s’est joué, intimement et socialement, dans cette famille de « privilégiés ».
Dans ce premier roman à vif, Nicolas Rodier met en scène la famille comme un jeu de construction dont il faut détourner les règles pour sortir gagnant.
Les premières pages du livre
« À la sortie du tribunal, les gestes d’amants et de réconfort ont disparu.
Je suis condamné à quatre mois de prison avec sursis pour violence conjugale, assortis d’une mise à l’épreuve de dix-huit mois et d’une injonction de soins.
J’ai trente-trois ans.
ENFANCE (1983-1994)
Je suis assis dehors, dans le jardin, devant mon assiette. Ma mère est à côté de moi, bronzée, en maillot de bain. Nous sommes en vacances à Saint-Cast-le-Guildo, j’ai sept ans, nous avons quitté Versailles il y a quinze jours, il fait très chaud – des guêpes rôdent autour de nous.
Je ne veux pas manger mes carottes râpées – la vinaigrette est trop acide pour moi.
Les autres – mes cousins, les enfants de Françoise, la grande sœur de ma mère – sont déjà partis à la plage pour se baigner, faire du bateau, je reste là. Je dois terminer mon assiette mais je n’y parviens pas. Chaque fois que j’approche la fourchette de ma bouche, je sens un regard, une pression, et j’ai envie de tout recracher, de vomir. J’ai les larmes aux yeux mais ma mère ne veut pas céder. Chaque fois que je refuse d’avaler une bouchée ou que je recrache mes carottes râpées, elle me gifle. Une fois sur deux, elle me hurle dessus. Une gifle avec les cris, une gifle sans les cris. Au bout d’une demi-heure, elle me tire par les cheveux et m’écrase la tête dans mon assiette – j’ai déjà vu mon oncle faire ça avec l’un de mes cousins ; lorsque Geoffroy s’était relevé, il avait du sang sur le front, le coup avait brisé l’assiette.
Je sens la vinaigrette et les carottes râpées dans mes cheveux, sur mes paupières. J’ai envie de pleurer mais je me retiens. C’est la même chose que la semaine dernière lorsqu’elle m’a forcé à prendre mon comprimé de Clamoxyl avec quelques gorgées d’eau seulement. Je ne suis pas arrivé à le mettre dans ma bouche, comme un grand, je n’ai pas réussi à l’avaler, il est resté plusieurs fois coincé dans ma gorge et j’ai eu peur de mourir étranglé alors que ma mère me criait : « Tu vas l’avaler ! »
Mais ce jour-là, à Saint-Cast, je décide de résister. Je ne céderai pas. Et je tiens. Je résiste. Elle a beau me gifler, je serre les poings. Une heure passe, deux heures, trois heures, quatre heures. Je vais gagner. Mais vers dix-huit heures, en entendant les premières voitures revenir de la plage, je craque: l’idée que les autres puissent me voir encore à table m’est insoutenable. Je me soumets. Je finis mon assiette. Je mange mes carottes râpées et même si mon dégoût est immense, je ressens un soulagement car les autres ne verront pas la méchanceté ni la folie de ma mère.
Juste à côté de moi, je l’entends dire : « Eh bien, tu vois, quand tu veux. »
Quelques secondes après, elle ajoute : « Ça ne servait à rien de faire autant d’histoires. Il y a d’autres moyens d’attirer l’attention sur toi, tu sais, Pierre. »
Le soir, elle vient me dire bonsoir dans mon lit. Elle me prend contre elle et me dit qu’elle m’aime. Je l’écoute, je la serre dans mes bras et lui réponds: «Moi aussi, je t’aime, maman.»
À Saint-Cast, toutes les familles ont une Peugeot 505 sept places. La même que celle des « Arabes » que nous croisons sur les aires d’autoroute. L’été, il y a autant d’enfants dans leurs voitures que dans les nôtres. Nous sommes des familles nombreuses.
À la plage de Pen Guen, les gens parlent de bateaux, de rugby, de propriétés, de messes et de camps scouts. Toute la journée, tout le temps. Personne ne parle de jeux vidéo ni de dessins animés. Tous les hommes portent un maillot de bain bleu foncé ou rouge. La plupart des femmes, un maillot de bain une pièce. Beaucoup d’entre elles ont des veines étranges sur les jambes ; ma sœur dit que ce sont des varices. Ma mère, elle, a les jambes fines et porte un maillot deux pièces. Elle a les cheveux courts et bouclés ; ils deviennent presque blonds pendant l’été.
L’après-midi, le soleil tape. Nous allons pêcher des crabes avec des épuisettes dans les rochers. Nous devons faire attention aux vipères. Le fils d’une amie d’enfance de Françoise est mort l’été dernier, mordu par une vipère dans les rochers près de Saint-Malo. Il avait neuf ans. Nous avons du mal à croire à cette histoire. Nous rêvons tous d’avoir des sandales en plastique qui vont dans l’eau pour aller dans les rochers, mais c’est interdit, ce n’est pas distingué.
Je soulève une pierre, les crevettes fusent. Les algues me dégoûtent. Mon cousin les prend à pleines mains et me les envoie dans le dos. Une bagarre commence. Je ne sais pas me battre. Puis Bénédicte, ma sœur cadette, vient nous chercher avec la fille aînée de Françoise ; ce sont toujours les filles qui nous disent l’heure à laquelle nous devons rentrer.
À la maison, nous mettons nos crabes dans la bassine bleue, celle qui sert à rincer nos maillots.
Mais Françoise arrive et nous ordonne de jeter tout ça à la poubelle. Ce n’est pas l’heure de jouer de toute façon – nous devons mettre le couvert. « Dépêchez-vous ! » crie-t-elle.
Le dernier soir des vacances, nous allons acheter des glaces. Ma tante refuse que nous prenions un parfum qu’elle n’aime pas ou qu’elle juge trop plouc. Je trouve ça injuste. Elle me regarde droit dans les yeux : « Tu préfères peut-être passer tes vacances au centre aéré avec les Noirs et les Arabes de la cité Périchaux ? »
Ma mère m’attrape la main, elle me tire par le bras – elle me fait presque mal.
« Tu veux quel parfum ? »
Je ne sais pas si c’est un piège. Elle est très énervée. « Tu peux prendre ce que tu veux. » J’hésite entre Malabar et Schtroumpf. Je prends les deux et demande un cornet maison. Ma mère accepte. Lorsque je me tourne vers mes cousins, ma tante est furieuse ; elle remet son serre-tête.
Une heure plus tard, nous retrouvons des amis de ma tante et de mon oncle dans une autre maison. Une dizaine de personnes sont dans le jardin, assises autour de la table. Paul-François, debout, fait un sketch de Michel Leeb. « Dis donc, dis donc, ce ne sont pas mes luu-nettes, ce sont mes naaa-riiines ! » Il fait des grands gestes et mime le singe. Tout le monde éclate de rire et s’enthousiasme : Paul-François imite très bien l’accent noir.
Paul-Étienne, le fils de Paul-François (son grand-père s’appelle Paul-André – c’est ainsi, de génération en génération), qui a deux ans de plus que moi, raconte lui aussi beaucoup de blagues. « Quelle est la deuxième langue parlée à Marseille ? » Nous hésitons : « L’arabe ? » « Non ! s’écrie-t-il. Le français ! » Et il continue : « Un Américain, un Arabe et un Français sont dans un avion… Au milieu du vol, il y a une explosion. L’un des réacteurs ne fonctionne plus. Le pilote dit aux passagers de réduire le poids au maximum. L’Américain, aussitôt, jette des dollars et dit: « J’en ai plein dans mon pays. » L’Arabe jette des barils de pétrole; il en a plein dans son pays. Le Français, lui, tout d’un coup, jette l’Arabe par-dessus bord. L’Américain le regarde, très étonné. “Bah quoi, j’en ai plein dans mon pays !” lui répond le Français. » Paul-Étienne ne tient plus en place. Son visage rougit. Je l’observe. Il transpire tellement il rit.
Nous passons la fin de nos vacances en Bourgogne à Marnay, près de Cluny, dans la propriété appartenant à la famille de ma mère. Nous sommes invités à passer un après-midi dans le château des Saint-Antoine, à Dompierre-les-Ormes.
Sur le trajet se trouve Serrières, un village que ma mère déteste. Petite, elle y a vécu chez Georges, son oncle, les pires Noëls de sa vie. Elle nous parle de Claude, son cousin, le fils de Georges, qui s’est suicidé à dix-huit ans avec un fusil de chasse alors qu’il était en première année de médecine. Elle était très attachée à lui. Elle évoque ensuite son père, la seule figure gentille de son enfance. Il s’est marié avec bonne-maman, notre grand-mère, en mai 1939, quelques mois avant la guerre. Elle nous parle de la captivité de bon-papa, de l’attente de bonne-maman à Fontainebleau pendant près de cinq ans, puis de leur vie, à Lyon, rue Vauban. Elle se remémore son enfance, la couleur des murs, des tapis, ses premières années d’école à Sainte-Marie. Puis, soudain, elle parle de sa naissance. Elle n’aurait jamais dû survivre, nous explique-t-elle. Il n’y a qu’une infirmière qui a cru en elle, Annie, et qui l’a soignée pendant six mois à l’hôpital. Les médecins ont dit à notre grand-mère de ne pas venir trop souvent pour ne pas trop s’attacher. Notre grand-père était alors au Maroc pour un projet de chantier – il travaillait dans une entreprise de matériaux de construction, chez Lafarge. C’était quelqu’un d’extraordinaire, insiste-t-elle, il a toujours été de son côté, il lui manque beaucoup. Ils ont déménagé à Paris lorsqu’elle avait dix ans. Bonne-maman a écrasé bon-papa toute sa vie – elle a même refusé qu’il fasse de la photo pendant son temps libre, elle lui a interdit d’aménager une chambre noire dans le cagibi de l’appartement de la rue de Passy.
Elle avait quinze ans quand bon-papa est mort, nous rappelle-t-elle, comme chaque fois qu’elle nous parle de lui. Il avait quarante-sept ans. Une crise cardiaque. Je songe à la photo de lui tenant ma mère enfant sur ses genoux, posée sur la commode du salon dans notre appartement à Versailles. Ma mère a les larmes aux yeux. Je me dis que notre grand-père aurait pu nous protéger. J’ai de la peine pour elle. Nous arrivons au château des Saint-Antoine, à Dompierre-les-Ormes.
Lorsque nous passons la grille, elle pleure.
Au retour, dans la voiture, elle nous dit que plus tard, même si elle adore cette maison, c’est Françoise qui reprendra Marnay, que c’est comme ça.
À Marnay, lorsque mes cousins se disputent ou désobéissent, ma tante les frappe avec une cravache de dressage – elle fait entre un mètre vingt et un mètre cinquante. Ma mère, elle, pour nous frapper, utilise une cravache normale, une de celles que nous prenons lorsque nous montons à cheval au club hippique de La Chaume.
Tous les étés, à Marnay, nous invitons au moins trois fois le prêtre de la paroisse à déjeuner. C’est un privilège, peu de familles ont cette chance.
Dans le parc, mes cousins adorent faire des cabanes et des constructions. Ils ont en permanence un Opinel dans leur poche. Ils reviennent chaque fois les cheveux sales et les mains pleines de terre.
En moyenne, nous prenons un bain par semaine à Marnay. Nous avons les ongles noirs.
En comptant tous les enfants, et les amis de mon oncle et ma tante, nous sommes toujours entre vingt et vingt-cinq personnes dans la maison. Des activités mondaines sont organisées – tout le monde adore ça : tournois de tennis, soirées à l’Union de Bourgogne, randonnées, chasses au trésor, rallyes automobile à thème, etc.
Nous sommes tellement nombreux qu’il y a rarement assez de pain pour tout le monde au petit déjeuner. Tout ce qui est bon, cher ou en quantité limitée est réservé exclusivement aux adultes.
Mon père, lui, vient rarement à Marnay. Il préfère prendre ses jours de congé lorsque nous sommes à Beauchère, en Sologne, dans la propriété appartenant à la famille de sa mère. D’après lui, pour ma tante Françoise, Marnay est une obsession. Pour moi, tout est triste et ancien dans cette maison. Je n’aime pas les vacances dans ce lieu.
Le dimanche, à Versailles, après la messe, ma grand-mère maternelle, bonne-maman, vient déjeuner chez nous. Mon père l’attend sur le seuil et l’accueille toujours avec la même blague : « Bonjour, ma mère, vous me reconnaissez ? Hubert Desmercier, capitaine des sapeurs-pompiers de Versailles. »
Ma grand-mère rit. Mon père fait une courbette et lui baise la main. Elle retire son manteau.
Ma grand-mère est fière d’avoir autant de petits-enfants – dix –, avec seulement deux filles.
Quand elle entre dans le salon, elle fait souvent la même réflexion : « Franchement, votre parquet, je ne m’y fais pas. On a beau dire, le moderne, ça n’a pas le même cachet que l’ancien. Quand vous comparez avec celui de mon appartement, rue de Passy… »
Ma grand-mère porte toujours des chaussures à talons, des vêtements élégants et des boucles d’oreilles.
Après le repas, elle regarde mon père s’endormir sur le canapé. Elle l’admire. « Il travaille beaucoup votre père, vous savez, beaucoup », nous dit-elle. Puis elle nous répète inlassablement, comme tous les dimanches : « Les polytechniciens embauchent des polytechniciens ; les centraliens, des centraliens. Demandez à votre père (mais il dort, bonne-maman, il dort…), pour les écoles de commerce, c’est pareil: les HEC embauchent des HEC, et les ESSEC, des ESSEC. Que voulez-vous? Alors oui, pendant deux ans, la prépa, c’est dur, mais après, on est tranquille toute sa vie! »
Bonne-maman n’est jamais allée à l’école. Sa sœur aînée est morte de la tuberculose à deux ans. « À cause de ça, nous explique-t-elle, je n’ai jamais eu le droit d’aller à l’école ni de m’amuser, je n’ai jamais eu le droit de faire quoi que ce soit. Pas de patin à glace en hiver! Pas de baignade en été! Je n’avais le droit qu’à une seule chose: faire du piano! Mon père ne disait rien. La seule fois où j’ai eu le malheur de jouer à tape-tape la balle, dans le dos de maman, la balle a glissé sur sa chaussure et je me suis reçu une de ces paires de claques ! La balle a effleuré sa chaussure, et vlan ! Je m’en souviens comme si c’était hier. J’ai eu la joue rouge pendant tout l’après-midi. Maman était furieuse. »
Elle remet ensuite ses boucles d’oreilles et se lève. Mon père l’attend dans l’entrée, les cheveux ébouriffés – il vient de finir sa sieste, il bâille, ses lunettes sont de travers.
Ma grand-mère continue – elle parle maintenant de bon-papa, notre grand-père : « Henri aurait dû faire une troisième année. S’il l’avait faite, il aurait eu Polytechnique. Ne pas avoir fait une troisième année, c’est l’erreur de sa vie, l’erreur de sa vie. Son frère, Georges, disait la même chose. Tout le monde disait la même chose. Il aurait dû faire une troisième année, Hubert. Il était fait pour Polytechnique. »
Mon père acquiesce. Ma mère s’agace: «Combien de fois, maman, je vous ai dit que je ne voulais plus vous entendre parler de Georges ! Vous ne pouvez pas vous en empêcher?»
Ma grand-mère répond, cinglante: «Je crois qu’à mon âge, je n’ai plus d’ordre à recevoir.»
Quelques minutes après qu’elle est partie, mon père reproche à ma mère d’être excessive. Ma mère l’invective aussitôt, avec virulence : « Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ! » Mon père lève les yeux au ciel. Elle le foudroie du regard. Mon père fulmine, il serre les dents. Elle prend son manteau et claque la porte de l’appartement.
Bénédicte, ma sœur cadette, qui a essayé de retenir ma mère, s’énerve contre mon père. « On ne doit pas parler de Georges devant maman ! Elle l’a déjà dit plein de fois ! » Mon père se met à tourner en rond, il respire bruyamment, son visage se contracte, il a des tics nerveux, ferme ses poings, puis, d’un coup, retenant son souffle, se rue vers le placard au fond du couloir où il range ses chaussures et commence à les trier frénétiquement. « Mais pourquoi j’ai épousé cette connasse… Elle est incapable de se contrôler ! » Il la traite ensuite de dégénérée et d’hystérique.
Bénédicte attrape Augustin, notre petit frère âgé de trois ans, et l’emmène dans sa chambre. Élise, qui vient de naître, dort dans son berceau. Olivier, mon frère cadet, s’assoit dans le couloir et se met à pleurer. Mon père ne le voit pas. Je vais le consoler.
Lorsque ma mère revient, avec les yeux rouges et des gâteaux achetés à la boulangerie Durand – la seule ouverte le dimanche –, Bénédicte, Olivier et Augustin lui sautent au cou. Je reste dans ma chambre.
Le matin, la plupart du temps, c’est notre père qui nous emmène à l’école. Il salue toujours les mêmes personnes, habillées et coiffées comme lui, en costume-cravate. Il porte souvent un imperméable beige et des mocassins en cuir. »
Extrait
« Elle continue à me regarder droit dans les yeux et entame la liste de toutes les choses qu’elle regrette d’avoir faites et me demande pardon pour les coups, les claques, la violence chronique, l’instabilité émotionnelle, l’insécurité, le poids qu’elle a fait peser sur moi, sur nous, le regret infini qu’elle a de ne pas avoir pris les choses en main plus tôt, et la souffrance que c’est encore, pour elle, tous les jours, d’avoir été la mère qu’elle a été.
Je ressens une émotion impossible à accueillir. J’ai envie de lui dire que ce n’est pas de sa faute, que ce n’est pas grave, mais en même temps ma vie est tellement douloureuse parfois.
«Tu sais, j’ai accumulé beaucoup d’’injustices en moi, poursuit-elle. Beaucoup de colère. Et je n’avais pas assez de repères. Avec bonne-maman, Georges, le suicide de Claude. La mort de papa. On ne pouvait pas parler de ces choses-là à l’époque, il n’y avait pas vraiment d’aide. »
Je suis dans un état de confusion totale.
«Alors, quand on souffre, soit on est dans le rejet, soit on s’attache à ce qui nous est le plus accessible, à ce qu’on nous a inculqué. Et parfois, on reste entre les deux.»
Je me sens entièrement démuni. Ma mère, dans un instinct de protection peut-être, cherche à prendre ma main.
J’ai les larmes aux yeux. Je la repousse. C’est trop difficile pour moi.
«Pierre…»
Elle se rapproche de moi, pose sa main sur la mienne. » p. 203-204