Les âmes fragmentées

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En deux mots
Véronica réalise des « filmémoires » à partir des souvenirs de personnes décédées. Mais quand elle reçoit un enregistrement pirate la mettant en scène avec un homme recherché par la police, elle comprend que sa mémoire n’est plus intacte. Avec l’aide de Rémi, sa compagne, elle va chercher à comprendre comment cela a pu arriver.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

J’ai la mémoire qui flanche…

Avec cette incursion dans la science-fiction, Charlotte Monsarrat raconte comment dans le futur on exploite les souvenirs des disparus, extirpés de leur cerveau. Une technique qui a cependant ses failles. Alors on bascule dans le thriller à forte intensité dramatique.

Dans un futur peut-être pas si lointain, la réalisation de films de fiction a été bannie, remplacée par des productions qui s’appuient sur les souvenirs de personnes décédées, les filmémoires. Véronica en est l’une des meilleures réalisatrices, même si pour l’instant, elle est plutôt en panne d’inspiration pour son projet intitulé mOther. C’est alors qu’elle reçoit une mémosphère dans un courrier anonyme. Elle contient des myriades d’images non triées. En commençant à les visionner, elle se met hors-la-loi. Mais ce qui va bien davantage la perturber, c’est qu’elle y voit Joachim Beckett, un criminel notoire, inventeur de l’extraction mémorielle, condamné pour trafic de souvenirs, se suicider dans sa cuisine. Puis, stupéfaite, elle se voit faisant l’amour avec cet homme qu’elle ne se souvient pas avoir rencontré.
Un mystère qu’elle aimerait bien élucider sans mettre Rémi, sa compagne qui est aussi sa productrice, dans le secret. Toutefois, au fil de son enquête, elle va se rendre compte des conséquences vertigineuses de ses découvertes. Et du danger qu’elle court désormais.
Alors, il n’est plus question de tergiverser. Il lui faut trouver de l’aide pour remettre en ordre les traces de son passé, pour comprendre comment on a pu effacer une grande partie de sa mémoire. Pour comprendre aussi qu’elle n’est pas la seule victime.
Pour retrouver son identité, il lui faut trier et organiser les pièces retrouvées, redonner une cohérence à son âme fragmentée. Quitte à provoquer quelques dégâts collatéraux.
Charlotte Monsarrat fait alors basculer son récit dans le thriller, avec enquête et rebondissements, chasse à l’homme et course contre la montre. Un récit haletant et très addictif.
Les amateurs de science-fiction pourront compléter cette lecture avec d’autres ouvrages qui s’intéressent à la mémoire, à commencer par la série romanesque Effacée de Teri Terry, dans laquelle on enlève aux criminels une partie de leur mémoire. Dans … et Alice Tao se souvint du futur de David Elbaz on imagine la création d’un centre de stockage de la mémoire de l’humanité face aux souvenirs qui disparaissent. On n’oubliera pas non plus les films Total Recall qui raconte comment on implante de faux souvenirs dans le cerveau et Minority Report . On n’a pas fini de trembler…

Les âmes fragmentées
Charlotte Monsarrat
Éditions Anne Carrière
Roman
250 p., 19 €
EAN 9782380822755
Paru le 3/02/2023

Où?
Le roman n’est pas situé géographiquement.

Quand?
L’action se déroule dans le futur.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un futur proche, les tournages de cinéma, trop polluants, ont été interdits. À la place, un procédé permet d’extraire les souvenirs de personnes décédées pour les monter en films éphémères qui durent le temps que la mémoire s’efface.
Veronica, réalisatrice de filmémoires en panne d’inspiration, est condamnée à restaurer ses anciens succès pour gagner sa croûte. En dérushant les souvenirs d’un trafiquant de mémoires, elle découvre qu’elle a eu avec lui une relation amoureuse dont elle ne se souvient pas.
Aidée par sa compagne et sa mère, Veronica mène une enquête intime sur les traces de son passé. Pour retrouver son identité, elle doit recoller les morceaux de son âme fragmentée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Uzbek & Rica (Pablo Maillé)
20 minutes
Actualitté (Noé Megel)
Blog EmOtionS

Les premières pages du livre
« 1
J’ai attendu que Rémi dorme pour commencer à ¬dérusher. Elle croit que je travaille mais je n’arrive pas à m’y mettre. Bientôt, les images de mOther s’effaceront définitivement car la mémoire extraite des morts n’est pas éternelle. Rémi espérait que mon dernier filmémoire serait un succès. Raté, c’est le pire échec de ma carrière. Alors elle a annoncé à la presse la restauration de mon premier film, et sa sortie prévue dans quelques mois. Elle est optimiste. Je manque de temps pour visionner des heures de souvenirs, trouver les plus proches possible de ceux d’origine et reconstituer la trame narrative. C’est un travail de fourmi dont je n’ai plus envie. J’invente mille excuses pour ne pas aller en mémothèque, où Duma trouverait sans doute ce dont j’ai besoin. C’est lui, psycho-¬documentaliste chez Arescience, qui a dégotté la matière pour Éclaire-moi : les souvenirs d’un couple de pompiers décédés dans un incendie. Je m’étais dit : Une histoire d’amour à la fin tragique, ça va faire venir le public. « Paresseux et racoleur », a écrit une critique.
Où est passée la réalisatrice de vingt-quatre ans qui raflait des prix prestigieux ? J’avais une grande gueule et des choses à raconter. Dix ans plus tard, je passe mes journées cloîtrée à la maison. Cette nuit, comme toutes les autres depuis des semaines, assise à ma table de montage, je reste figée, incapable de lancer la lecture de mOther. Je me sens vide. Puits sans eau.

Enfin une distraction. Une enveloppe au courrier du jour avec un prénom écrit à la main, le mien : Veronica. Expéditeur inconnu. Je décachette le pli et en sors une mémosphère. Je fais rouler la bille dorée entre mes doigts avant de la tenir sous la loupe. Elle est quasi lisse. Très peu de microsillons : très peu de souvenirs. Je la dépose au-dessus du lecteur et elle flotte en tournant entre la table et le laser. Le rayon rouge met en évidence chaque aspérité de la sphère. Instantanément, une multitude de vignettes mémorielles s’affichent dans mon interface holographique. Deux nuages composés d’une myriade d’images.
La mémoire extraite n’a pas été triée. D’habitude, quand on lit une mémosphère, les entrées mémorielles sont rangées par listes, avec des mots-clés et des dates en dessous, grâce aux psycho-documentalistes d’Arescience, seuls habilités à trier les souvenirs pour éliminer ceux qui sont inexploitables ou interdits au public. Posséder une mémosphère non triée en laboratoire est illégal, même pour une réalisatrice comme moi. J’hésite un instant, puis me dis que l’enveloppe m’est clairement adressée et que la mémosphère aurait pu tomber entre de plus mauvaises mains. Je la retournerai à Arescience après visionnage.

Lecture // J’attaque en agrandissant le premier nuage. Les holovignettes se déploient dans l’espace de mon bureau comme des constellations. J’attrape entre l’index et le pouce de la main droite celles non signifiantes et je les mets dans la corbeille. Elles se décomposent en pixels et laissent des espaces noirs au milieu du nuage. Le laser efface leurs sillons sur la sphère. Je cherche le souvenir-racine, le seul avec un contour net. Dans notre mémoire, chaque souvenir est rattaché à d’autres par un réseau dense de sensations, significations et champs sémantiques. Les plus importants sont intégralement lisibles mais ils se cachent au milieu de leurs échos. Je me débarrasse des souvenirs flous, en noir et blanc, incomplets. Je repère des références d’odeurs, des taches de couleur, des occurrences thématiques. Ce premier nuage est lumineux mais sauvage. Beaucoup de rouge, des cris étouffés, une légère odeur de brûlé. Des bouts de cauchemars ou des souvenirs de films d’horreur. En dix ans de dérush, j’ai appris à prendre du recul. Avant, les images brutales me frappaient en pleine poire.
J’ai fini par identifier le souvenir-racine et je le tapote pour le lire. Aussi glauque que son écrin d’images : le souvenir d’un suicide. Lecture // Des mains d’homme tournent les boutons des quatre feux d’une cuisinière / Il attend un long moment que le gaz s’en échappe / Plan de travail en bois, crédence à carreaux vert émeraude / Au bout d’une éternité, il craque une allumette / Tout prend feu très rapidement / Il ne sort pas de la pièce. // Le sujet a mis intentionnellement le feu à sa cuisine. Je vois la scène au travers de son regard. Pause.
Je ne veux pas lire la fin du souvenir, et surtout pas l’entendre. Je me sens mal à l’aise. J’ai rarement eu accès à des fins de vie. Quelques-unes, naturelles, des crises cardiaques ou des vieux qui s’éteignent comme une bougie. Jamais de mort violente. Ces souvenirs-là sont censurés et livrés à la police. Je triture l’enveloppe. Veronica, c’est ton nom qui est écrit là. T’as quoi à perdre ? Je suis trop curieuse de comprendre ce que fout cette sphère dans mon courrier pour renoncer. Et je veux savoir à qui appartient la mémoire.

Je sors du premier nuage et entame l’exploration du second. Il est beaucoup plus touffu, avec une centaine d’entrées. Les rythmes, les couleurs et les mouvements forment un tout harmonieux. Je navigue, je mets des entrées à la corbeille, j’en ouvre d’autres, je zappe. Quand des images me frappent, je m’y arrête. Mes doigts frôlent à toute vitesse la table de montage. Lecture // avance rapide / image par image / séparer l’audio / défilement / couper / recadrage / rotation / réduction du bruit. // Attaquer la mémoire pour en tirer la moelle. Rendre intelligible la matière brute. Ne pas lâcher le rythme. Capturer les impressions en plissant les yeux. Je défriche, j’élague. Je tranche dans la chair mémorielle au coupe-coupe jusqu’à l’épure. Il faut savoir opérer sans amputer le sens. Dix ans que mes doigts rangent les souvenirs en partition. Je dérushe comme je respire. Parfois même plus facilement.
Plongée en apnée dans le cœur du nuage, je reconnais la sensation des souvenirs chauds et intimes. // Feu qui crépite dans une cheminée / Écho de musique classique / Étal de légumes d’été sous des halles de marché / Lecture au lit avec une pluie battante derrière les vitres / Odeur de l’herbe mouillée / Plaid en laine sur les genoux / Main qui caresse des cheveux noirs / Rayon de soleil sur le parquet. // Happée par ce vortex de sucreries digitales, je fais défiler les images jusqu’à la nausée.
La nuit est bien avancée quand je déniche enfin le second souvenir-racine. Sur la vignette, une femme brune aux cheveux courts, nue, de dos. Elle se brosse les cheveux devant un miroir, de telle façon que je ne peux pas voir son visage. J’ai la tête qui tourne un peu et les yeux qui piquent. Boule au ventre familière, quand je m’apprête à visionner un souvenir intime de femme. Limite voyeurisme. Lecture // L’homme (je) regarde la femme qui se brosse les cheveux devant son miroir / Le regard de l’homme (à travers le sien mon propre regard) s’attarde sur ses fesses, sa main les effleure. // Je retiens mon souffle. S’il lève les yeux, je vais apercevoir son visage dans le miroir et alors je saurai à qui appartient cette mémoire. // Son regard remonte le long du dos de la femme, lentement, comme une caresse / Plus que quelques centimètres… / Il jette un regard dans la glace. //
Je le reconnais immédiatement. Joachim Beckett, criminel notoire, inventeur de l’extraction mémorielle, trafiquant de souvenirs. Mort il y a quelques semaines dans sa cuisine, à laquelle il aurait lui-même mis le feu. Je n’ai pas le temps de m’attarder sur cette découverte, ça enchaîne. // Beckett embrasse la nuque de sa compagne, qui relève alors le visage, auparavant caché par une mèche de cheveux bruns. // Je découvre que la femme brune nue qui sourit à Beckett dans le miroir, c’est moi.

Je pousse un cri et je ferme l’interface. Cœur qui s’emballe, souffle court. J’ai dû me tromper, parce qu’il est impossible que j’apparaisse dans les souvenirs de Beckett, a fortiori nue. Je ne l’ai jamais rencontré.
Je m’apprête à relancer la lecture pour dissiper le malentendu quand Rémi débarque, peignoir en soie, les yeux mi-clos et les cheveux ébouriffés. Même comme ça, tout juste décollée de l’oreiller, elle est chic.
— Pourquoi t’as crié ?
Je retire la mémosphère du lecteur avant qu’elle la voie.
— Je me suis cognée, c’est rien. Je vais bientôt venir me coucher.
— Il est quelle heure ?
Me débarrasser d’elle. Je dois revoir ce souvenir, savoir ce que je fous dans la mémoire de ce type glauque. Ça me fait frissonner de dégoût rien que d’y penser. Mais Rémi s’assoit sur mes genoux et me caresse les cheveux.
— Ça avance, mOther ? Tu me montres ?
À 3 heures du matin, elle reste ma productrice. Ce n’est plus un métier, c’est une obsession.
— J’ai pas avancé, j’y arrive pas.
Je ne mens pas complètement. Je lui suis reconnaissante de tenter de prolonger la vie de mon œuvre, mais cet acharnement thérapeutique me fatigue. Laissons crever le passé.
— Je regardais une série à la con. Aucun intérêt.
— Je croyais qu’on ne regardait plus de séries, pour le bien de notre vie conjugale ?
— Je suis épuisée, Rémi, allons nous coucher.
Elle a raison, regarder des trucs idiots le soir nuit dangereusement à ma libido. Après sa dernière retraite ¬chamanique, Rémi m’a fait promettre d’arrêter. Elle va tirer la gueule, mais je préfère ça plutôt que de lui avouer ce que je viens de voir. Je la suis dans notre chambre, je me déshabille et me mets au lit sans me laver les dents.

Rémi est blottie dans mon dos, ses seins écrasés contre mes omoplates et son souffle dans mon cou. Elle s’endort toujours rapidement, c’est à peine si elle finit de me souhaiter bonne nuit. Quand elle sombre, elle est traversée par des spasmes. J’ai lu que c’était normal, les muscles relâchent la tension juste avant le sommeil. Parfois on rêve qu’on tombe dans un trou, ça dure une fraction de seconde et tout le corps se crispe comme pour se raccrocher à quelque chose. J’aimerais que ce soit si simple. Depuis des mois je ne dors plus. Le sommeil de Rémi est profond, silencieux et régulier comme si elle plongeait au fond d’une piscine sans une éclaboussure. Son ventre se gonfle et se dégonfle contre moi. Parfois, elle laisse même un peu de bave sur mon dos. Je l’appelle « mon escargot », ça la fait marrer. Mais là, elle me gêne.
Je me déplace au bord du lit pour ne pas sentir son corps brûlant contre le mien. Je veux avoir l’espace de réfléchir à ce que j’ai vu ou à ce que j’ai cru voir. Ce que je sais de Joachim Beckett, je l’ai lu sur les réseaux. Bien avant le scandale, je connaissais son nom, parce que c’est l’inventeur du procédé qui me permet de réaliser des films : l’extraction de la mémoire de personnes décédées qui en ont fait don au Septième Art.
Quand je suis sortie de mon école de ciné, les films de fiction étaient de plus en plus rares. Trop d’énergie, trop d’argent dépensé, trop de pandémies, plus assez d’acteurs à force de fermer les conservatoires et de classer leur métier dans la catégorie des « sous-emplois ». Plus personne ne s’intéressait à des histoires inventées, de toute façon. On voulait du vrai, des faits réels, des personnes normales. C’était un immense progrès que de pouvoir utiliser ces millions d’heures de mémoire stockées dans des cadavres qui n’en avaient plus l’utilité. Le nom de Joachim Beckett était encore celui d’un scientifique admiré pour sa contribution au cinéma en passe de disparaître au profit des émissions de téléréalité et des documentaires sensationnels.
« Beckett, de l’extraction à la prison », « Joachim Beckett, trafiquant de mémoire ». Les articles défilent dans le moteur de recherche de mon téléphone. Il y a cinq ans, Beckett a été arrêté et condamné dans une affaire qui a relancé le débat sur l’extraction et ses possibles dérives. Il prélevait la mémoire de personnes vivantes, ce qui est interdit par la loi sur la bio¬¬éthique. Il aurait pu s’en tirer puisque ses cobayes étaient rendus amnésiques par la manipulation. Aucun d’entre eux n’aurait dû se souvenir de lui. Mais il a suffi d’un seul « patient » pour le faire plonger. Il est allé raconter aux flics qu’il avait subi un truc pas clair dans le labo du scientifique. Quand ils sont allés fouiller chez Beckett, ils ont découvert des preuves accablantes : des dizaines de mémo¬sphères remplies de souvenirs dégueulasses. Viols, meurtres, séquestrations, incestes, humiliations… Un petit musée des pires pulsions de la nature humaine. Grâce aux images, ils ont retrouvé d’autres victimes, incapables de témoigner parce qu’elles ne se rappelaient rien. Deux d’entre elles se sont suicidées après avoir visionné les souvenirs extraits de leur cerveau.
Personne n’a jamais su ce que Beckett comptait faire de tout ce matériau. Il n’a rien dit aux flics ni aux journalistes. Alors, les réseaux sociaux se sont répandus en fake news : trafic sur le Darkweb, vidéos amateurs pour sites de cul déviants… Aucune preuve mais aucun démenti. Comme toujours quand une société part en vrille, elle provoque une réaction violemment contradictoire. On réclame du réel mais on refuse de regarder là où c’est pourri.
Je clique sur une vidéo amateur du procès. C’est avant la prison, Beckett est plus gras que dans le souvenir de son suicide. Carré, droit, tranquille. Un bloc. Il a la classe qui manque au procureur, on dirait que c’est lui qui mène le jeu. Sauf qu’il ne décroche pas un mot. De temps en temps, son avocat se penche vers son oreille, tente de lui soutirer une réponse, sans succès. Je me souviens de ses interviews : je trouvais ce type glaçant. Le regard dur, pas un mot de pardon aux victimes. Comme beaucoup, j’étais exaspérée par son silence.
À la suite de cette histoire, mon métier a été pointé du doigt. Le public et la critique sont devenus très méfiants. « Filmémoires : art ou voyeurisme ? » a titré un journal censé couvrir la sortie de mon dernier film, À la rue. La journaliste m’accusait, à demi-mot, d’avoir utilisé des mémoires de clochards vivants. Ça m’a fait mal, surtout après toutes ces nuits passées dans les foyers à consoler des ivrognes de la mort d’un des leurs. Après les batailles pour obtenir l’extraction de leur mémoire malgré son coût. Après les centaines d’heures de dérush de leurs souvenirs à la fois banals et terribles. Le film était médiocre mais j’ignore si son échec a résulté du déclin de mon inspiration ou de la mauvaise presse qu’on lui a faite. Sans doute un mélange des deux.

J’ai mal aux coudes à force de regarder l’écran de mon téléphone sous la couette pour éviter que la lumière réveille Rémi. D’après l’un des derniers articles sur sa mort, Beckett est sorti de prison, en conditionnelle, et quatre jours plus tard un incendie fulgurant s’est déclaré chez lui. Il a été grillé vif. « Suicide mais la piste criminelle n’est pas écartée », écrit le journaliste. Avec ce que j’ai vu sur la mémosphère, je peux l’écarter, moi, la piste criminelle. Beckett a bien craqué une allumette après avoir laissé échapper assez de gaz pour faire péter un immeuble. Il n’a pas dit un mot. Silence coupable.
Demain, on va déjeuner chez ma mère et si je ne dors pas elle le verra sur ma tronche. Je ferme les yeux. J’aimerais y arriver seule, mais comme d’habitude une petite voix dans ma tête me dit c’est bon, juste pour cette fois, prends ton cachet. T’as jamais été aussi près d’arrêter. En attendant, j’ouvre tout doucement le tiroir de la table de nuit. Ne pas la réveiller – je triture l’alu – ne pas la réveiller – la pilule tombe dans ma paume. Dans quelques minutes, mes jambes s’alourdiront, je sentirai un picotement dans ma nuque et mes bras. Je sombrerai dans le sommeil, enfin. Je ne ferai pas de rêve. Mes nuits sont noires comme le fond du puits.

2
Je me suis réveillée avant Rémi et j’ai préparé son petit déjeuner. Je le lui apporte au lit, comme tous les matins depuis six ans. Elle aime son pain pas tout à fait cramé mais presque. Le beurre à moitié fondu mais avec des taches de blanc qui restent. Très peu de confiture, jamais à la fraise. Ou du miel, avec parcimonie, juste pour le goût, et encore mieux si le beurre est salé en dessous. Le café dans une tasse étroite et haute, surtout pas dans un bol parce que ça refroidit trop vite. Pas de jus, plutôt un fruit frais, mais pas de pomme, elle les préfère cuites. Un yaourt blanc. Elle adore le goût de la tartine grillée et du yaourt en même temps. Le dimanche, je dépense une demi-unité carbone supplémentaire à la boulangerie qu’elle aime et lui achète un croissant pour remplacer la tartine. Elle me sourit jusqu’aux yeux.
Je la regarde manger en avalant une gorgée de café. Pas faim le matin, jamais faim en fait. Elle me tend un bout de viennoiserie que je refuse. L’odeur du beurre me répugne. Je n’ai qu’une hâte, retourner à mon ordinateur pour relancer la lecture de la sphère. Mais dans une demi-heure on va entamer le long trajet en métro, train, bus et à pied qui nous mènera chez ma mère, à l’autre bout du monde. Je prendrai mon ordi avec moi, je trouverai bien quelques minutes pour regarder à nouveau l’extrait. De toute façon, j’ai dû rêver. Il était tard, j’ai mal vu. Je vais découvrir une femme que je ne connais pas. J’irai déposer la sphère demain au commissariat du quartier. Alors, mon ventre cessera de se tordre dès que je pense au souvenir de Beckett. Je me brûle le bout de la langue avec le café.

Ma mère est l’opposé de Rémi. Extravagante, vulgaire, bruyante et maquillée. Elle a des cils immenses et porte des décolletés plongeants. Nous n’avons pas grand-chose en commun. La première fois que les deux femmes de ma vie se sont rencontrées, je m’attendais à un désastre. Rémi juste polie face à ma mère et ses questions indiscrètes. Il s’est produit un étrange phénomène : c’est comme si elles s’étaient toujours connues. Elles se sont trouvé des points communs. Parmi tous leurs sujets de conversation, celui dont elles ne se lassent jamais, c’est moi. Mes défauts, mes faiblesses, mes blessures. J’aurais préféré qu’elles se détestent.
Ma mère s’appelle Ava. Quand on ne s’engueule pas, on rit. J’aime retourner dans cette petite maison où elle m’a élevée, dans notre lointaine banlieue, quasiment déjà la campagne. Elle l’a tapissée de papiers peints criards. Pisser dans des toilettes aux murs léopard est l’un de mes plus beaux souvenirs d’enfance.
Maman les a rangés dans des albums, ces souvenirs, et les ressort quand je viens la voir. Chaque année elle fait imprimer une sélection de nos meilleurs moments. Il y en a une étagère entière dans mon ancienne chambre. Quand j’étais petite, avant la monnaie carbone, on pouvait encore voyager pour pas trop cher. Elle me raconte des anecdotes que j’ai entendues vingt fois en caressant du bout des doigts des photos de nous deux à la mer, dans un chalet à la montagne, dans une yourte à la campagne. Au fur et à mesure que je grandis, les lieux de vacances se rapprochent de la maison et j’ai l’air de moins en moins heureuse. Ado, je ne prends même plus la peine de sourire à l’objectif. À force de regarder ces albums, j’ai l’impression que mon enfance se résume à des shootings au retardateur sur des terrasses de bungalow.

Maman parle tellement qu’elle anime à elle seule la conversation, comme d’habitude. Je l’écoute en mâchant sans plaisir la salade de son jardinet. Elle nous raconte sa dernière visite chez la voyante, qui lui a annoncé une rencontre importante avec un homme.
— Un prince charmant ?
— Ne sois pas naïve, Veronica, ça n’existe pas. Et la restauration de ton film, ça avance ?
— Pas vite. J’ai l’impression de faire toujours la même chose mais de moins en moins bien. J’ai plus le goût.
Ma mère se tourne vers Rémi.
— J’ai encore lu des articles plutôt violents sur l’extraction mémorielle, ça ne s’arrange pas.
— C’est de pire en pire. On s’inquiète dans le milieu. La mort de Beckett a relancé les débats. Malgré les droits de diffusion élevés que touchent les descendants, de moins en moins de gens acceptent de léguer leurs souvenirs.
Rémi a dû mettre de côté les projets qui lui tenaient à cœur pour se concentrer sur des images qui ne choquent personne, principalement des comédies romantiques. C’est pour cette raison qu’elle me pousse à remonter mOther.
— C’est des films comme ça qui peuvent sauver le métier, conclut-elle.
— On les emmerde, ces connards. Tu vas pas te laisser intimider.
Un truc que j’aime chez ma mère : elle ne mâche pas ses mots. Elle embraye sur une autre discussion, elle a dû comprendre que c’était un sujet sensible.
— Veronica m’a dit que tu faisais une retraite chamanique bientôt ?
— Oui, ça va me faire du bien. J’ai essayé de la convaincre de venir avec moi mais elle est toujours aussi terre à terre…
— C’est pas faute d’avoir essayé d’ouvrir ses chakras. Moi, j’adorerais venir avec toi un jour. J’ai bien besoin de ça, je me sens seule dans ce village de coincés des fesses. C’est pas avec les Quentin que je vais rencontrer mes animaux de pouvoir.
Les Quentin, ce sont les voisins d’en face, avec qui maman se prend le bec tous les quatre matins quand elle oublie de rentrer la poubelle.
— Je vous vois bien toutes les deux vider les toilettes sèches d’un bungalow miteux au milieu de la forêt.
Rémi me lance un regard noir. Maman éclate de rire.

Au dessert, j’annonce que je vais faire une sieste, pour me remettre de ma courte nuit. Je sais que Rémi ne me suivra pas, elle est incapable de dormir en pleine journée. Elle aura bien des coups de téléphone de boulot à passer. Je monte dans mon ancienne chambre. De mes affaires de jeune fille, il ne reste que mes meubles et le lit. Je m’assois au bureau, j’effleure machinalement le sous-main en faux cuir, j’ouvre l’ordinateur. Je mets mon casque sur les oreilles, en le décalant un peu d’un côté pour entendre d’éventuels pas dans l’escalier. J’ai le cœur qui bat dans mes oreilles. Je pose la mémosphère sur le lecteur. La dernière image visionnée hier s’affiche. Cette femme brune, nue, qui me ressemble comme un double.
Lecture // Derrière la femme, il y a un miroir, et dedans je vois Beckett, de face, qu’elle cache à moitié / Il s’approche de son visage, que je distingue maintenant nettement / Elle sourit sans un mot / Beckett l’embrasse, ferme les yeux, plonge dans son cou / Gros plan sur le lobe de son oreille / La main de Beckett passe dans ses cheveux, sur sa nuque / Noir – il ferme les yeux / Il les rouvre sur son regard à elle, flou, langoureux / Ses paupières se ferment et s’ouvrent lentement comme celles d’un chat qui ronronne. // Elle a envie de lui, ça se voit. Morcelée comme ça, par à-coups, je ne suis plus certaine qu’elle me ressemble. Jusqu’à ce que j’aperçoive un détail qui me trouble, le grain de beauté sous le menton, puis une tache jaune dans son œil droit qu’on trouve aussi dans le mien. / Beckett fait quelques pas en arrière en la tenant serrée dans ses bras et ils basculent tous les deux sur le lit / Le décor bascule derrière / Elle – je ? – est au-dessus de moi, me regarde sérieusement maintenant, comme si elle voulait fixer ce moment dans sa rétine / Elle – je ? – embrasse le torse de Beckett / Elle longe le muscle avec sa langue jusqu’au téton / Le mord / Il émet un son rauque, il rit / Il l’empoigne par les bras, avec ses mains tellement grandes qu’elles en font presque le tour / Elle est maintenant sous lui, sur le couvre-lit rouge qui a l’air tout doux / Beckett regarde entre ses cuisses. / Je découvre son pénis, mon ventre se serre, c’est puissant un sexe d’homme en érection.

Je regarde la scène sans respirer. Même si je suis habituée à voir des gens faire l’amour depuis le point de vue de l’un ou de l’autre, c’est troublant de mater mon double en train de prendre du plaisir. J’admire son corps en gros plan, je vibre de la voir bouger et se tordre en gémissant. Je ressens du désir pour son corps de femme long et musclé, si différent du corps diaphane et anguleux de Rémi. En même temps, je ne peux m’empêcher de l’envier parce que l’homme dont j’habite le regard m’attire, avec ses bras puissants, ses mains longues et fines.
Ça dure plusieurs minutes, je ne bouge pas, ne serait-ce qu’un cheveu, parce que avec le mouvement j’ai peur de tout ce qui va m’envahir, des picotements dans le bas de mon ventre, de la chaleur. Je ne veux pas ressentir ça pour un criminel et mon sosie, encore moins ici, avec ma mère et Rémi en bas. En même temps, à quoi je m’attendais en jouant ce souvenir ? Mon corps me trahit. Je les regarde encore, elle a les yeux qui brillent, sa poitrine se soulève bruyamment. Il se repose à côté d’elle, j’entends sa respiration distinctement, comme le souffle du vent sur un micro.
Je suis encore abasourdie par l’érotisme de la scène. Je crois qu’est venu le temps de reprendre ma respiration, de réfléchir à tout ça. Mais Beckett murmure trois mots que j’entends distinctement dans mon casque. Il lui susurre au creux de l’oreille, comme un baiser : Veronica, mon amour.

Je me mets à trembler. Reprends-toi. C’est la première fois que j’entends ces mots de Beckett, mais au fond de moi je sais que ce n’est pas vraiment la première fois. L’intonation douce, qui contraste avec la carrure de l’homme, m’a vrillé l’estomac. Je mets un moment avant de formuler l’évidence : c’est moi, dans ses souvenirs. Je n’ai plus aucun doute, je ne saurais pas dire comment mais je le sais. J’ai peur.
Pour me calmer, je regarde autour de moi et j’essaie de me rappeler les détails disparus de ma chambre d’adolescente. Les mots de mes amies écrits au crayon de papier qui étaient accrochés au-dessus de la tête de lit. À cet âge-là, on s’aime si fort, on ne sait plus si c’est de l’amitié ou de l’amour. La photo encadrée de moi bébé, engoncée dans une grenouillère bleue. J’ai déjà un épais duvet noir sur la tête. Le rayonnage de livres au-dessus du bureau, avec la tranche épaisse de l’encyclopédie où j’ai lu et relu le chapitre sur la sexualité pour tenter de comprendre seule ce que je ne voulais pas que ma mère m’explique. Un gros ours en peluche dont le ventre rebondi me servait d’oreiller.
Un ours un ours un ours à quoi ressemble-t-il déjà ?
L’image se fige. L’ours disparaît.
Noir brun blanc doux rêche poils longs ou courts je ne me rappelle pas
Un animal en peluche, un animal en peluche je disais ça m’échappe ma pensée divague
Qui m’a offert l’ours ? Le quoi ?
je ne parviens plus à attraper ma propre pensée elle file entre mes doigts plus je me concentre plus elle s’efface
Qui me l’a offert ? Qui ? Je disais quoi déjà ?
tout ça paraît si loin comme si je regardais par le mauvais bout d’une paire de jumelles

Black-out. Dès que je tente de me concentrer, tout devient flou. Je ne sais plus ce que je disais. Ma mère et moi nous sommes engueulées le jour où je suis partie. J’avais déjà porté dans le coffre de la voiture les cartons de vêtements et de bibelots assez sérieux pour m’accompagner dans ma vie d’adulte. Quand elle m’a demandé ce que je comptais faire du reste, j’ai dû tirer la tête de quelqu’un qui n’a absolument pas imaginé que sa chambre ne resterait pas SA chambre, conservée dans son jus comme on transforme les ateliers d’artistes en musées. Ma mère a ajouté : « Je n’ai pas les moyens de garder une chambre vide, au prix du mètre carré. J’ai mis une annonce pour la louer à des étudiants et j’ai une jeune fille intéressée. » J’en avais laissé tomber mon carton. J’aurais dû lui dire à quel point ça me blessait, qu’elle me remplace si rapidement pour des questions d’argent. Elle m’aurait sans doute rassurée, consolée, elle m’aurait dit qu’elle allait acheter un canapé-lit pour m’accueillir quand je viendrais la voir, que je pouvais trier quelques affaires qu’elle garderait religieusement sur une étagère du garage à l’abri des fuites d’eau. Elle m’aurait peut-être dit qu’elle m’aimait et que j’étais sotte d’en faire tout un plat. Mais à la place, un flot de colère m’a envahie et je me suis mise à crier qu’elle n’avait qu’à tout foutre à la poubelle, que de toute façon je n’allais plus la gêner parce que je ne reviendrais pas la voir de sitôt et que j’étais bien contente d’avoir mon propre appartement et d’être enfin libre. Elle s’était figée et m’avait répondu froidement : « On ne parle pas comme ça à sa mère. »

La première fois que je suis revenue déjeuner à la maison, elle avait rangé toutes mes affaires dans des cartons qu’elle avait empilés dans le garage. Mon ancienne chambre était vide et nue comme si je n’y avais jamais joué, pleuré, ri, chanté, dansé, dormi, rêvé, joui, grandi en un mot. Elle avait seulement gardé quelques albums photo de nos vacances d’été annuelles, bien alignés sur une étagère entre deux serre-livres. La semaine suivante, j’ai loué un camion pour prendre mes cartons et les déposer chez Emmaüs, sans les ouvrir. Maman n’a finalement jamais loué ma chambre à des étudiants.

Le souvenir de cette journée flotte un moment autour de moi puis m’échappe, comme si je me réveillais d’un rêve. Je me lève et sors le dernier album photo. J’ai le même âge que sur la vidéo, vingt-quatre, vingt-cinq ans peut-être. On vient de me remettre un prix pour mOther. Ma mère est à mon côté. Sur une autre photo, nous sommes bras dessus bras dessous, les pieds dans l’eau. Puis nous posons dans la salle de montage avec Rémi et notre trophée. C’est elle qui a produit mon premier film. Nous n’étions pas encore ensemble. J’ai l’air bien. J’essaie de me rappeler qui a pris les photos. Certainement maman et Rémi.
Joachim Beckett. De notre rencontre, je n’ai aucun souvenir. Je répète son nom à voix haute jusqu’à lui enlever toute chair. J’ai bon espoir qu’il se dissolve et avec lui le malaise qui l’accompagne. Je me couche sur mon lit tiré à quatre épingles en serrant l’album contre moi. C’était une belle époque. Depuis combien de temps je n’ai pas ri, les pieds dans l’eau ? Ma gorge se serre et les larmes viennent, coulent sans bruit, mouillent l’oreiller sous ma joue. Je ne veux plus jamais me relever.

3
Couchée face contre terre, couverte de feuilles mortes, j’ai très froid et une migraine atroce. Je me tourne sur le dos avec effort, mon corps pèse des tonnes. Les arbres presque nus entrelacent leurs branches devant le ciel gris. Le cerveau engourdi comme le corps, je me concentre sur ce que je sens. Le vent glacial. La terre mouillée. L’humidité qui monte vers mes omoplates. Les coups dans ma tête. Comme un marteau qui enfoncerait un clou entre mes deux yeux depuis l’intérieur de mon crâne. Je suis Veronica Mora. Je peux bouger le bout de mes doigts, articuler, tirer la langue. Mais je ne sais pas où je suis. Alors je prends appui sur mes avant-bras pour regarder autour de moi. Je suis sur le bas-côté d’une route, dans une forêt. À quelques mètres de mes pieds, un vélo est couché sur le flanc. Ce vélo, je le connais, c’est le mien. Je l’utilise pour aller au studio, en passant par cette route au milieu des bois. Mais je ne me rappelle pas l’avoir pris, ni comment j’ai chuté. Je me laisse retomber sur le sol, épuisée par l’effort. Je ne vais pas pouvoir me lever, encore moins continuer ma route. J’ai besoin d’aide.
Rémi doit m’attendre au studio. Je presse l’écran de ma montre, l’approche de ma bouche et dis tout haut, surprise par la faiblesse de ma voix : « Appelle Rémi. » Après quelques sonneries, j’entends le timbre de ma productrice.
— Veronica ?
— J’ai eu un accident. Je suis dans le bois sur la route du bureau, je ne sais pas exactement où, je ne peux pas me lever.
Rémi est le genre de personne qui garde son calme dans les situations de crise. Elle reste lucide et monte un plan d’attaque comme un chef de guerre. Mais cette fois, je sens sa voix vibrer : « Tu es blessée ? Tu saignes ? » Puis j’entends qu’elle se met à courir, je l’imagine en train d’attraper son manteau, de faire signe à son assistante de décaler ses rendez-vous, d’empoigner son sac à main. « J’arrive. Parle-moi, Veronica. » Elle ne m’a pas quittée pendant les dix minutes suivantes. J’ai répondu faiblement je suis là, ça va, je peux bouger les membres et ne t’inquiète pas. En fait, j’ai la trouille. Je m’accroche à sa voix, même si l’écouter parler redouble la douleur dans ma tête.
Au bout de quelques minutes, elle me met en attente pour appeler les secours. Je répète son prénom en boucle, comme une chanson. J’ai l’impression que ça atténue un peu les coups de marteau. Jusqu’au moment où j’entends un taxi qui s’arrête – vingt unités carbone la course, ça va lui coûter cher de voler à mon secours –, des talons qui claquent sur la route, et cette fois sa voix vraiment affolée. Me voir dans cet état, avec le vélo tordu à quelques mètres, doit lui faire prendre conscience que ce n’est pas une petite égratignure. Je peux bouger les extrémités de mes bras, soulever mon torse, mais mes jambes sont inertes.

Je me réveille en sueur avant le lever du soleil. Rémi dort encore. Pendant un moment je n’arrive pas à bouger mes jambes privées de sang. Puis elles se mettent à fourmiller et ça fait une crampe à pleurer de douleur. Je pince mes cuisses, pour m’assurer qu’elles sont sensibles. Ça fait deux jours que j’ai regardé le souvenir de moi dans la mémoire de Beckett, et deux fois que je rêve de mon accident de vélo. Moi qui ne rêve jamais. Comme hier, j’ai mis un moment à réaliser que j’étais au lit et pas dans la forêt où je me suis violemment vautrée il y a quasiment sept ans.
Cette fois, je revois distinctement mon réveil, l’arrivée de Rémi paniquée, la douleur dans ma tête. Je ne me rappelle pas ce qui est arrivé juste avant, mais les médecins ont dit que c’était normal. Légère amnésie post-traumatique. Vu l’état du vélo, je suis probablement sortie de la route avant de me prendre un arbre en pleine face et de faire un vol plané de plusieurs mètres. Pas de lésions ni de fractures, seulement une commotion qui m’a fait perdre connaissance et m’a filé un mal de crâne abominable pendant les semaines qui ont suivi. Le visionnage du souvenir de Beckett a dû réveiller quelque chose. Rémi dirait qu’elle ne croit pas aux coïncidences.

Soit le souvenir a été trafiqué, mais il faudrait être sacrément doué pour reconstituer un nuage entier et y implanter un souvenir-racine, soit c’est vraiment Beckett et moi, et je ne m’en souviens pas. Si j’ai perdu des bribes de ma mémoire, il est possible que mon accident de vélo en soit à l’origine. Sauf que, dans le souvenir, j’ai environ vingt-cinq ans. Quand je suis tombée de vélo, j’en avais vingt-sept. Ce n’est donc pas une « légère amnésie ». C’est deux ans pendant lesquels j’aurais eu une relation intime avec un homme que j’ai oublié.
Pourtant, je n’ai pas l’impression d’avoir des trous dans la mémoire, même si c’est difficile de creuser les souvenirs. Quand je me concentre sur mes vingt-cinq ans, je peux me rappeler de grands événements, la sortie de mes films, les festivals, les anniversaires, les vacances. Avec des plages de flou entre deux images. Je ne pourrais pas jurer qu’il ne manque rien.
J’ai cherché sur le Web des points communs entre Beckett et moi. Il n’y a rien qui puisse laisser imaginer que nous avons été proches. La seule chose qui nous lie, c’est notre activité. Son métier d’origine, qui a permis la création des filmémoires. Il y a presque vingt ans, quand j’étais encore une gamine, il a breveté l’extraction mémorielle et contribué à créer Arescience. Les souvenirs légués au labo par des personnes décédées étaient extraits grâce à une grosse machine enfermée à double tour, que seul le personnel qualifié d’Arescience était habilité à utiliser. Ça n’a pas changé. Le comité de bioéthique a fixé des limites claires à l’usage qu’on peut en faire.
Je dois me rendre à Arescience et parler à Duma. Seul un psycho-documentaliste peut m’aider à authentifier la mémo¬sphère. J’ai sympathisé avec lui pendant mes dernières années de montage. »

À propos de l’autrice
MONSARRAT_Charlotte_DRCharlotte Monsarrat © Photo DR

Charlotte Monsarrat est née en 1983. Petite, elle passe sa vie à se raconter des histoires. À 11 ans, elle écrit son premier roman dans un cahier 96 pages à grands carreaux. Mais son père lui dit toujours que, pour être écrivain, il faut au moins être Proust. Alors elle prend un «vrai métier» dans la production audiovisuelle. C’est dans le documentaire, le cinéma puis la série d’animation, que Charlotte produit les histoires des autres. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Blanches

VESIN_blanches  RL_2024  Logo_premier_roman

Présélectionné pour le prix «Coup de cœur de la 25e Heure»

En deux mots
Deux chirurgiens en fin de carrière, une étudiante en médecine qui décide de faire son stage d’interne aux urgences d’un hôpital de banlieue, une infirmière débordée et des patients qui patientent. Cette plongée dans le milieu médical, autour d’un drame qui aurait pu être évité, retrace de manière poignante des destins individuels et la naufrage d’un système.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un drame au service des urgences

Pour son premier roman, Claire Vesin a choisi de nous faire vivre de l’intérieur un milieu qu’elle connaît bien, celui de l’hôpital. En suivant notamment une jeune interne et une infirmière, elle décrit avec acuité la dégradation de notre système de santé et l’usure de ses personnels. Bouleversant et édifiant.

Jean-Claude est chirurgien à l’hôpital de Villedeuil, en proche banlieue parisienne. À 57 ans, il se retrouve désormais seul. Son aîné, Arnaud, a plongé dans la drogue avant de disparaître. Son épouse Nathalie a choisi de s’exiler au Canada avec son fils Vincent. Fort heureusement, il peut compter sur son ami Gilles, qui l’avait pris en charge durant leurs études, pour lui éviter de trop déprimer. C’est lors d’un dîner chez son collègue qu’il lui avait annoncé qu’Aimée, l’une de ses trois filles, avait choisi les urgences de Villedeuil pour son internat. «On voulait te prévenir, pour que tu ne sois pas étonné, si tu la croises ou si tu entends parler d’elle. Et puis peut-être que vous aurez l’occasion de travailler ensemble. Je suis certaine que ça lui ferait plaisir.»
En fait, Aimée a fait ce choix en souvenir du combat mené par Jean-Claude pour Arnaud, dont elle était tombée amoureuse et qu’elle avait rêvé de faire sortir de sa dépendance.
Mais les débuts de la jeune fille à Villedeuil vont s’apparenter à un chemin de croix. Très vite, elle va devoir constater l’énorme fossé entre la théorie et la pratique. «Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente (…), les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier.» Les files d’attente ne cessaient de croître, tout comme le stress. Sans compter les absences ou les démissions.
C’est dans ce climat de tension extrême que les équipes vont se retrouver réduites à la portion congrue durant les congés de fin d’année. Laetitia gérera l’accueil, Aimée posera un diagnostic, médecins et chirurgiens ne seront prévenus qu’en extrême urgence. C’est alors qu’un drame va se produire et que l’hôpital va essayer de protéger ses employées en travestissant les faits. Derrière un décès qui aurait pu être évité, reste la froideur implacable d’un engrenage infernal. «C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça.»
Le constat que pose Claire Vesin est nourri de son expérience et des chroniques de sa vie de médecin, ce qu le rend d’autant plus accablant. Et sans aucun doute plus touchant que des dizaines d’articles et d’études sur l’état de notre hôpital public. Car, comme le montre avec force ce drame, derrière les chiffres, il y a des hommes et des femmes qui souffrent. Des hommes et des femmes dont ‘abnégation force l’admiration.

Blanches
Claire Vesin
Éditions La Manufacture de livres
Premier roman
304 p., 18,90 €
EAN 9782385530549
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et dans la ville imaginaire de Villedeuil. Située au bout de la ligne 10, on peut imaginer qu’il s’agit de Boulogne. On y évoque aussi Montréal, l’Indre-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Villedeuil, aux portes de Paris. Ses tours, ses habitants, et son hôpital. Jean-Claude y a passé toute sa carrière – jours comme nuits – au sein du service de chirurgie. Mélancolique et désormais solitaire, il reste passionné, par cette ville comme par son métier. Laetitia y est née et y travaille, infirmière trop tendre pour l’âpreté de son poste à l’accueil des urgences. Aimée, jeune femme brillante autant que perdue, débute l’internat et décide d’effectuer son premier stage à Villedeuil, mue par des loyautés invisibles. Fabrice, médecin au SAMU, sera bientôt père mais fuit sa vie personnelle. Lors de ces mois vécus ensemble, leurs destins vont s’entremêler. Au sein d’un hôpital qui se fissure de toute part, ils partageront joies et échecs, détresse et amour du métier. Malgré les difficultés, ils tiennent, jusqu’à ce qu’une nuit, cet équilibre soit remis en question, bouleversant leurs vies à jamais.
Avec ce premier roman poignant, Claire Vesin nous fait entendre la voix vibrante de celles et ceux qui font l’hôpital public et sont marqués par le combat ordinaire mené pour soigner dignement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Ce que j’en dis…

Les premières pages du livre
PROLOGUE
19 août 2012
Il n’est pas encore dix heures, et des gouttes de sueur coulent déjà le long de ses flancs. Trente-quatre degrés sont prévus aujourd’hui; elle a ouvert les deux fenêtres de l’appartement, mais l’air reste immobile, comme figé.
Aimée lit une nouvelle fois le SMS d’Arnaud.
Salut Beauté
Je t’attendrai dimanche à 11 h à la gare du Nord, devant les quais des trains de banlieue. J’ai un endroit génial à te montrer.
Love you Beauté.
Elle l’entend le dire avec ce mélange irrésistible de dérision et de tendresse.
Elle voudrait se convaincre qu’il ne s’est rien passé pendant ces jours à l’attendre, dévorée par l’angoisse. Il est là, de nouveau, et il veut la voir. Il n’y a que cela qui compte. Il ne lui est sans doute rien arrivé. Rien de grave en tout cas.
Ces derniers mois ont été éprouvants. Leurs heures ensemble devenaient pesantes: elle travaillait ses cours, et il restait là à s’ennuyer, feuilletant un livre sur le lit. Et puis, le soir arrivant, il commençait à s’agiter. Il fixait le plafond, lui disait qu’il étouffait lentement, chez elle, et partait se perdre dans la nuit.
Le lundi précédent, il n’est pas rentré. Elle n’a rien dit à personne. Elle a eu raison finalement: il est revenu. De toute façon, Arnaud n’a jamais été un garçon stable.
Aimée baisse machinalement la tête pour entrer dans la salle de bains. Le chambranle de la porte est juste assez haut pour elle. L’appartement entier semble inadapté pour des adultes: deux petites pièces au plafond bas, percées
de deux fenêtres, l’une sur cour, l’autre sur rue, au travers desquelles on n’aperçoit jamais le ciel, ce qui accentue encore l’impression d’exiguïté du lieu.
Elle y vit depuis quatre ans. Elle et ses sœurs étaient toutes petites quand leurs parents ont acheté l’appartement en prévision de leurs années étudiantes. Elles en rient ensemble
aujourd’hui : ils avaient sans doute imaginé qu’elles ne grandiraient jamais. Aimée s’y sent bien. À l’abri. Elle sort de la douche, s’enroule dans une serviette et observe dans la glace ses longs cheveux blonds – les mêmes que sa mère – et ses yeux verts, qu’elle ne tient de personne.
On lui a toujours répété que la plus grande des politesses, lorsque l’on a rendez-vous, est d’être présentable : on se maquille, on s’habille correctement, on soigne ses ongles.
Sa mère pense que c’est important, les ongles: des mains abîmées, ça gâche toute la silhouette. Aimée s’imagine se laissant aller à lui confier qu’Arnaud ne voit rien de tout cela, et la devine incrédule. Elle se maquille quand même, les larmes au bord des paupières: la famille, la maison, soudain tout lui manque.

En réalité elle est terrifiée à l’idée de découvrir dans quel état il est.
Elle enfile une robe d’été sans manches, une de ses préférées, en popeline rayée jaune et blanche. Elle n’a pas mis de soutien-gorge. Arnaud va le remarquer, ça, quand même. Sa mère n’approuverait pas. Elle rit nerveusement en s’observant une dernière fois. Merde, ça va aller.
Elle prend son sac, ses cigarettes. Claque la porte et descend l’étage par l’escalier de pierre qui reste frais malgré la chaleur du mois d’août. Elle ouvre la lourde porte cochère et sort en plein soleil sur le trottoir brûlant. À ses pieds la rue dévale vers Jussieu et, comme à chaque fois, elle est submergée par la beauté de Paris.
Elle s’élance, il est dix heures trente-cinq, et elle est en retard.
*
Elle monte les escalators en courant. La foule se presse dans l’immense hall, et la chaleur y est suffocante. Elle avance peu à peu, frôlant d’autres corps moites, et s’approche des trains en le cherchant au loin. Elle finit par le repérer, assis par terre, devant le quai 12. Il porte son sweat bleu, un jean crasseux, ses vieilles baskets. Il a le regard perdu, ses cheveux sont trop longs, et leurs boucles noires lui caressent
les oreilles. Il est si beau! Avec ses coudes sur les genoux, les paumes en coupe sous le menton, on dirait que ses doigts caressent ses joues, rehaussant ses pommettes et lui redonnant l’air juvénile qu’il avait encore il y a quelques mois.
Elle plisse les yeux, et c’est l’Arnaud de quatorze ans qui apparaît. Celui de l’été de la canicule. Ils avaient passé cinq jours en Indre-et-Loire, en famille. Qui avait été à l’origine de ce voyage? Il n’y en avait plus eu d’autres ensuite.
Aimée et lui se connaissaient depuis toujours, leurs parents étaient amis. Mais au printemps, des histoires avaient été murmurées entre adultes, dans les cuisines. On parlait de lui, l’enfant à problèmes, et les dîners s’étaient espacés.
Au cours du séjour, cet été-là, les filles étaient restées entre elles, comme averties du danger. Arnaud leur avait à peine adressé la parole.
Quand elle repense aux journées de ce voyage, il ne lui reste que la chaleur extrême, des châteaux oubliés, et ses insomnies, le soir, dans la chambre étouffante, en pensant à lui. Il avait le charme des mauvais garçons, la moue boudeuse, le regard sombre derrière sa frange et fumait des cigarettes d’un air blasé. Il venait d’être renvoyé du collège, ses parents s’inquiétaient. Mais Aimée n’écoutait plus les discussions, trop occupée à le dévorer des yeux.
Tout l’été ensuite, elle avait rêvé de peaux nues et d’étreintes brûlantes. Son désir l’avait poursuivie longtemps.
Il suffisait qu’elle aperçoive Arnaud pour que de nouveau il flambe pendant des mois.
Lorsqu’ils s’étaient enfin embrassés, elle avait vingt-deux ans, et il avait déjà de sérieux ennuis. Les parents d’Aimée avaient défailli en apprenant la nouvelle. Ils avaient tenté de la raisonner: en s’obstinant elle courait à sa perte. Et puis comme ils l’avaient prédit, il s’était volatilisé quelques semaines plus tard, et elle avait cru mourir de chagrin.
Mais il était revenu, avait accepté de passer quatre mois à l’hôpital, en cure comme disait sa mère, et à sa sortie il avait emménagé chez elle, rue des Boulangers. Alors elle avait vraiment cru à leur bonheur.

Elle avance, décidée.
«Arnaud!»
Il tourne la tête et la regarde. Il sourit. Elle sent son cœur battre sous sa robe. Elle l’aime tellement! Elle se penche pour l’embrasser alors qu’il est encore assis. Il est sale, amaigri. Ses lèvres sont sèches, gercées. Ces détails s’additionnent malgré elle dans son esprit. Il se lève et l’enlace.
Il lui chuchote à l’oreille «Tu sens bon». De nouveau elle sent les larmes qui lui brûlent les yeux.
*
La pièce est vaste et haute de plafond. Elle correspond sans doute à une salle commune ou un réfectoire : on distingue une autre porte, au fond, menant à ce qui a dû être une cuisine, autrefois. Il s’en dégage une odeur de pourriture terreuse.
Aimée frissonne. Le lieu est interdit d’accès. Ils ont escaladé les barrières, traversé la haie en se griffant, et elle a déchiré sa robe. Le bâtiment va être en partie démoli, les plafonds ne risquent-ils pas de s’effondrer sur eux? Ils avancent en contournant les gravats, observant les pièces de mobilier abandonnées, le papier peint moisi, les détritus qui jonchent le sol.
Un arbre imposant est tombé, éventrant dans sa chute une partie du toit. Des branches pénètrent dans la pièce. Dehors, ses racines dénudées semblent implorer le ciel. L’endroit est lugubre, Aimée imagine les gémissements des malades, les hurlements des fous, mais tout est silencieux, incommodant.
Elle sort, et l’extérieur lui fait l’effet d’un four. Elle manque de s’évanouir. Alors elle s’assied dans les herbes folles, adossée au mur de l’hôpital, pose sa tête contre la brique et ferme les yeux. Elle finit par fouiller dans son sac et en sort ses cigarettes.
Arnaud la rejoint.
«– Ça ne va pas ?
– J’ai mal à la tête, je vais t’attendre ici.»
Il la regarde avec sollicitude. «Tu es sûre ?» Elle acquiesce en souriant.
«J’explore encore un peu. Laisse-moi dix minutes.»
En chemin, Arnaud lui a raconté sa nouvelle passion, sans préciser comment il s’y est initié. Il a passé ses derniers jours à explorer des bâtiments abandonnés. Usines, hôpitaux, cités-jardins: il visite tout. Ce monde-là disparaît sous nos yeux, lui a-t-il expliqué. En être le dernier témoin lui procure une émotion incroyable.
«Tu n’imagines pas ce que ça fait, de découvrir à quel point le temps avant l’oubli est compté. C’est… addictif».
Ils ont éclaté de rire. «Désolé, je trouve pas d’autre mot, pour décrire ça. C’est kiffant, c’est tout.»
Au départ de la gare du Nord, ils ont vu se succéder les immeubles haussmanniens, la petite ceinture, les tours, et puis progressivement le train a pris de la vitesse, et les jardins sont devenus des champs écrasés de soleil derrière lesquels l’horizon s’étendait à perte de vue. Ils sont descendus en rase campagne, et après une centaine de mètres le trottoir a laissé place à un talus herbeux derrière lequel se dressaient les épis du champ voisin. Ils ont marché longtemps, accompagnés par le bourdonnement des insectes, avant de voir
apparaître l’enceinte de l’hôpital.

Le bâtiment principal formait un arc de cercle au sein d’un parc redevenu sauvage. Une fontaine était enfouie sous les herbes hautes, et, tout au fond, à l’orée du bois, se dressait une chapelle en pierre blanche. L’endroit a dû être superbe. Maintenant, on ne remarque plus que les fenêtres aux montants arrachés, les portes béantes, l’abandon et le vide. Il n’y a pas encore de graffitis, l’hôpital est désaffecté depuis peu.
Avant d’entrer, ils ont lu l’avis de démolition et les travaux envisagés. L’ensemble va être transformé en résidence privée.
Maisonneuve, le plus grand asile psychiatrique du département, logera bientôt des familles heureuses. Arnaud la rejoint dehors et s’assied à côté d’elle.
«Je peux te prendre une cigarette ?»
Ils restent là, silencieux, les yeux mi-clos.
Il la regarde, incertain. Elle lui sourit, il se penche vers elle et l’embrasse. Ils s’enlacent, et Arnaud passe délicatement une main sous sa robe. Aimée se déshabille sans le quitter du regard, lui ôte son pull, son tee-shirt sale. Elle colle son corps contre le sien et se sent enfin complète : il lui a douloureusement manqué.
Plus tard ils fument une autre cigarette, allongés dans l’herbe. Elle se sent bien, la peur a presque disparu. Il ne reste que l’odeur grasse de la végétation et les pépiements des oiseaux.
Arnaud se redresse et sort de son sac une pièce de deux francs: «Regarde, c’est une pièce de 1989. Elle a notre âge. On explorait une école abandonnée l’autre jour, et je l’ai trouvée au fond d’un pupitre.»
Aimée le fixe sans comprendre.
« Je ne t’ai jamais raconté ? Ça me rappelle mon père, quand il rentrait de garde. Il allait directement se coucher, mais j’inventais toujours une excuse pour le réveiller. Un jour, il m’a dit de regarder dans les poches de son pantalon, que si j’y trouvais une pièce de deux francs elle serait à moi. C’est devenu une tradition, ensuite. Il faisait en sorte d’avoir toujours des pièces de deux francs. Et puis un jour j’ai tout pris, même les billets. Il a fait comme si de rien n’était. Mais bon, ça n’a plus été aussi drôle après.»
Il lui glisse la pièce dans la main: «Garde-la pour moi». Aimée finit par demander: «Pourquoi tu as choisi cet endroit ? C’est sinistre !»
Il rit en regardant le ciel.
«C’est vrai. Mais bon, un hôpital, la médecine, tout ça, je me suis dit que ça te plairait.»
Il reprend, sérieusement cette fois: «Ce qui me frappe, c’est à quel point l’endroit est sublime.
Tu imagines ce gâchis? En faire des appartements? Tu peux avoir passé ta vie à y souffrir, et à la fin il n’en reste rien. »
Il se tait, le regard dans le vague.
«J’aurais pu être hospitalisé ici, l’an dernier. Et on aurait tout rasé ? Tout oublié ? Le pire, c’est que ça me fait penser à mon père et son hôpital merdique, à Villedeuil. Seul comme un con à vouloir sauver le monde.»
Elle répond en riant à moitié : «Mais de quoi tu parles ?»
Elle n’a pas envie de discuter du père d’Arnaud.
Elle s’est bien gardée de le lui dire, mais elle admire Jean-Claude. Il a toujours été là quand il fallait récupérer son fils dans des endroits pas possibles, chez les flics ou dans le caniveau. C’est lui aussi qui s’est démené quand il a fallu lui trouver une place, pour le sevrage. Mais Arnaud n’a jamais rien voulu voir de tout cela. Il nourrit des rancœurs à son encontre, qu’il ne lui confie pas.
Aimée meurt de faim. Elle lui demande s’il a apporté à manger, mais non, son sac à dos est vide. Il a l’air épuisé, perdu dans ses pensées. Il écrase sa cigarette et essuie plusieurs fois ses mains sur son jean. Elle remarque de nouveau le tremblement de ses doigts.
Elle se lance, le cœur battant.
«Tu as recommencé, c’est ça ?» Il la regarde et hausse les épaules avec un petit sourire d’excuse.
«Il fallait bien que ça arrive un jour.»
Ils retournent vers la gare dans une chaleur accablante. L’orage est prévu pour la fin de journée, le ciel se couvre déjà. Ils n’ont pas vérifié les horaires, il y a plus d’une heure d’attente avant le prochain train. Les minutes passent lentement; elle lui prend la main, la serre trop fort dans la sienne en répétant Ça va aller, ça va aller.
Lorsqu’ils arrivent à la gare du Nord, il est dix-neuf heures. Ils ont passé le trajet collés l’un à l’autre, leurs mains entremêlées, elle, le nez enfoui au creux du cou d’Arnaud.
Il est d’accord pour rentrer rue des Boulangers, alors ils se dirigent vers le métro et elle lui tient la main pour franchir les tourniquets, puis dans les escaliers et sur le quai. La foule se presse à l’arrivée de la rame, et quand les portes s’ouvrent Aimée est bousculée à l’intérieur du wagon.
Quand la sonnerie retentit, Arnaud a disparu.

2013
Octobre
Le jour touchait à sa fin quand Jean-Claude Pouillat sortit de Cosmos d’un pas rapide, sans prêter attention à son environnement. Il prit une cigarette du paquet rangé dans la poche intérieure de son blouson, se figea un instant pour l’allumer et repartit. Depuis le temps qu’il travaillait ici, il ne remarquait plus les bâtiments. Parfois, quand arrivaient de nouveaux étudiants, il tentait d’observer d’un œil neuf son univers quotidien en se persuadant qu’on pouvait lui trouver du charme, mais ça devenait rare : il s’était lassé de
constater que les internes ne se fiaient qu’aux apparences.
On lui avait déjà soutenu que la laideur de l’endroit était rédhibitoire. D’ailleurs, une fois leur stage terminé, ceux-ci ne revenaient plus. Comment auraient-ils pu comprendre que, pour lui, Villedeuil incarnait la beauté torturée des
banlieues ouvrières ? Rien, ici, n’entrait dans les canons bourgeois, et c’était cela, précisément, qui l’émouvait. La partie la plus ancienne de l’hôpital était composée de six pavillons de brique ocre dont les noms rendaient hommage aux éminences médicales de l’époque. Ils avaient été construits au début du siècle, dispersés au sein d’une vaste étendue herbeuse parsemée de massifs arborés, reliés les uns aux autres par des chemins de gravier. Aujourd’hui, il
n’y avait plus qu’au printemps qu’un agent passait encore la tondeuse pour tenter de contenir la végétation qui envahissait tout. Pendant quelques heures alors, l’air était saturé de l’odeur champêtre du foin coupé. Le reste de l’année, la nature retournait à l’état sauvage, comme les vieux pavillons qui n’accueillaient maintenant plus que l’administratif et les archives.
À l’origine, un parterre fleuri s’étendait derrière la grille d’entrée, traversé par une allée de tilleuls qui reliait le portail à une fontaine autour de laquelle les six bâtiments se déployaient harmonieusement. La perspective était majestueuse, les clichés de l’époque en témoignaient. Mais dans les années soixante-dix, avec l’explosion démographique des banlieues, il avait fallu agrandir l’hôpital. Cinq tours étaient alors sorties de terre, parallélépipèdes dressés vers le ciel et recouverts de céramique blanche, à l’image des grands ensembles qui avaient poussé partout dans la ville.
Cosmos, dans laquelle il travaillait depuis trente ans, était l’une d’elles. Lors de la construction, aucun détail n’avait été négligé – rampes d’accès pour les ambulances, monte-malades, couloirs souterrains reliant les services: tout y était à la pointe du progrès. Le mur d’enceinte, en revanche, n’avait pas bougé, et il avait fallu sacrifier le parterre, l’allée et les tilleuls pour ériger les nouveaux bâtiments.
Au sein de cet ensemble disgracieux, la fontaine marquait désormais la frontière entre la brique et le carrelage, l’ancien et le neuf. Plus tard, le bassin avait été comblé, puis surmonté d’un arceau en béton sur lequel était gravé Centre hospitalier de Villedeuil, encadré par deux drapeaux français.
Les tours avaient prématurément vieilli. En réalité, rien n’avait été pensé pour durer. Les faux-plafonds fuyaient, les murs se fissuraient. Les carreaux de céramique se décollaient par dizaines. Les pigeons avaient colonisé les couloirs souterrains et lâchaient leurs fientes sur les malades en brancard. Des travaux étaient prévus depuis des années, et une troisième génération de bâtiments devait voir le jour, mais ce projet était sans cesse repoussé, faute de budget. C’était cela que découvraient les nouveaux internes en arrivant à Villedeuil, après leurs quinze minutes de marche depuis la gare : cinq tours recouvertes de filets antichute, enserrées dans le vieux mur d’enceinte. Et à qui s’aventurait entre celles-ci apparaissaient la fontaine condamnée, l’arche en béton et les vieux bâtiments. C’était laid, les internes n’avaient pas tout à fait tort, Jean-Claude en convenait. Mais lui n’arrivait pas à trouver cela repoussant. Il leur répondait toujours, à ces ingrats, que c’était ça, le baroque hospitalier, aujourd’hui.
Officiellement, Jean-Claude Pouillat avait terminé sa journée de travail. Il était dix-huit heures trente, le chirurgien de garde avait pris la relève. Il n’avait plus que ses comptes-rendus opératoires à dicter. Chaque jour c’était pareil : le poids de la journée s’effaçait d’un coup, il se sentait libre, et juste après, comme un réflexe, venait l’envie de boire.
Dépassant la fontaine, il prit l’allée goudronnée qui menait à l’entrée des urgences, au rez-de-chaussée de Neptune, puis franchit le portail. Sur l’avenue, la lueur chaude du Manhattane lui faisait face. Il pouvait voir Manuel, le patron, affairé derrière le bar. Il traversa.
En terrasse, toujours à la même table, se trouvaient les habitués. Œil flou, nez turgescent, voix traînante qui se perdait dans les méandres d’une argumentation dont l’objet était oublié en cours de route, ils tenaient leur rôle, soir après soir. Dès dix-sept heures, et plus tôt les jours d’ennui, ils s’asseyaient, serrés dans l’air froid et la fumée, enquillant les consommations jusqu’à ce que le bruit du rideau métallique les éparpille comme des moineaux. Pouillat les salua. Il avait toujours un petit sursaut de soulagement, en ouvrant la porte pour entrer: lui n’y était pas encore, au stade de la terrasse.
Il faisait bon, à l’intérieur. Manuel le héla, à peine la porte franchie : «Jean-Claude, salut! Ça y est, fini la journée ?»
Il sentait déjà la chaleur du lieu le détendre. Il sourit.
«– Oui, quasiment. Deux trois bricoles avant de rentrer.
Tu me sers une Stella ?
– Elle arrive !»
Manuel ne devançait pas sa commande, alors qu’elle ne variait jamais. Il lui laissait la possibilité du doute, et c’était suffisant. Dans la seconde, Jean-Claude vit le liquide doré couler sous la tireuse. Il s’installa au bar, but deux grandes gorgées, et le verre fut déjà presque vide. Il le posa pour se retourner face à la salle, les coudes sur le comptoir. Il n’y avait pas grand monde, ce soir. C’était bien. Il était tranquille.
Le Manhattane était le seul café à proximité de l’hôpital.
Sinon, il fallait pousser jusqu’à la gare pour espérer autre chose que des points chauds et des kebabs. Et encore, les deux bars-tabacs qui s’y trouvaient le faisaient fuir, avec leur salle vide et sombre, à l’exception des écrans géants qui surmontaient la caisse et devant lesquels se massait toujours la même foule de joueurs fébriles et désespérés.
Manuel, lui, s’était contenté de garder une activité traditionnelle. En dehors du nom, rien n’avait changé depuis les années cinquante. Dès sept heures, il servait cafés et petits blancs. À midi il proposait un plat unique ; les vendredis, c’était couscous. Ça marchait bien, la clientèle s’étendait des pavillons de l’avenue Allende aux tours de la ZUP un peu plus loin. Et puis il y avait l’hôpital, évidemment: chez lui, on attendait les malades, on fêtait les fins de stage, on soignait les matins difficiles. On y perdait aussi le temps
qu’on ne voulait plus passer chez soi.
De là où il était, Jean-Claude pouvait voir, se découpant dans la nuit à travers les vitres du café, les contours de l’hôpital, Neptune et Météore au premier plan. L’obscurité envahissait à présent le haut des tours, masquant leur silhouette. Par les fenêtres illuminées, on devinait l’activité du soir dans les services. C’était l’heure du dîner, et les portes des chambres s’ouvraient l’une après l’autre, laissant entrer les chariots des plateaux-repas qui refroidissaient déjà en dégageant cette odeur écœurante qu’il aurait reconnue entre mille. D’où il se trouvait, tout semblait familier, confortable.
Il était à sa place à Villedeuil: depuis le temps qu’il y passait ses jours et ses nuits, il appartenait à cette ville. Il tentait de faire le compte, parfois, de ceux qu’il avait opérés, mais c’était simple : tous, ici, le connaissaient.
Manuel, voyant son verre vide, l’avait rempli sans mot dire. Quand Jean-Claude se retourna pour le remercier, il leva son eau, et ils trinquèrent au week-end qui s’annonçait. Manuel ne faisait pas exception à la règle : à lui aussi Jean-Claude Pouillat avait recousu les entrailles.
Il tendit le bras vers Neptune, en se penchant pour murmurer:
«Il paraît qu’il y a encore eu du bordel, cette nuit, aux urgences ? Le vigile s’est fait agresser, c’est ça ? J’ai entendu que la police avait embarqué des jeunes au poste ? Les gens sont fous.»
Pouillat haussa les épaules.
«M’en parle pas. Le problème c’est le sous-effectif. Même en chirurgie, ça devient compliqué. Le poste d’interne n’a encore pas été pris, pour le prochain semestre. À partir de novembre je n’ai personne. Heureusement que la semaine est terminée !»
Il rit, comme pour démentir ses paroles. Il sentait de nouveau la tension dans sa nuque. Tant pis pour les comptes-rendus, il les ferait dimanche avant sa garde, il n’aurait qu’à venir un peu plus tôt. Retourner à l’hôpital maintenant lui semblait insurmontable. Il voulait juste rentrer chez lui. Il remit son blouson en cuir et fit mine, comme à chaque fois, de sortir son portefeuille.
«– Allez, je file, dis-moi combien je te dois.
– Laisse, je le mets sur ta note ! Passe un bon week-end, Jean-Claude !»
Manuel lui fit un clin d’œil tout en continuant d’essuyer les verres. Jamais il ne l’aurait laissé payer ses consommations.
Jean-Claude sortit du bar à grandes enjambées. Sa haute taille, sa silhouette mince et sa démarche souple le rendaient reconnaissable de loin. L’air froid déclencha la toux sèche qui ne le quittait plus depuis quelques mois.
Il s’arrêta, hors d’haleine, puis reprit sa descente, plus lentement cette fois-ci, vers le RER. En dix minutes il arriva sur l’esplanade noire de monde, remplie de travailleurs fatigués qui sortaient du train. Depuis la baisse des températures, les abords de la gare étaient éclairés par des braseros autour desquels la foule se pressait pour acheter des épis de maïs à un euro. Les vendeurs à la sauvette le frôlaient discrètement en susurrant Marlboro, Marlboro, l’œil aux aguets: une descente n’était jamais loin.
Avant de passer les tourniquets, il regarda les écrans d’affichage. Le train arrivait. Il serait à Paris dans sept minutes, il avait déjà changé de monde. Même si personne ne l’attendait, il rentrait chez lui, et il fallait s’en réjouir.
*
Cela faisait presque deux mois que Nathalie et Vincent étaient partis. Il aurait dû commencer à s’habituer à ces samedis sans fin. La première fois, le matin, il avait pris machinalement le chariot de courses près de la porte d’entrée et acheté fruits et légumes au marché, puis un poulet chez le boucher. Ce n’est qu’en rangeant ses achats, une fois chez lui, qu’il avait pris conscience de sa bêtise : il était seul désormais, à tous les repas. Les légumes avaient lentement pourri au fond du frigo, il n’était plus retourné
au marché. Maintenant il passait au Super U le soir, de temps en temps, quand il n’y avait vraiment plus rien à manger à la maison.
Il ne savait jamais quoi faire de cette journée d’oisiveté. Le plus souvent il restait chez lui, désœuvré. Vers onze heures, il téléphonait à sa mère. Ces appels le laissaient morose, entre pitié et nostalgie. Tout au long de leurs menus échanges entrecoupés de silences, il l’imaginait, assise à la cuisine devant la table en formica. Rien n’avait bougé depuis son enfance dans l’appartement étriqué face à la voie ferrée.
À peine avait-elle décroché qu’elle lui disait d’attendre, et posait le combiné pour se servir un café. Elle le sirotait ensuite tranquillement, entre deux hochements de tête, en l’écoutant raconter sa semaine. À intervalles réguliers lui parvenait le bruit assourdi d’un train qui passait, et ce son qui avait bercé sa jeunesse le rassurait.
Après avoir raccroché, il commençait à boire, chaque semaine un peu plus tôt, laissant errer ses pensées en observant le boulevard depuis la fenêtre du salon. Au début, il avait continué à fumer dehors, les bras appuyés sur la rambarde, comme si Nathalie avait encore son mot à dire. Et puis peu à peu, il avait repris possession des lieux. Maintenant, même dans la chambre il y avait un cendrier.
L’appartement était silencieux, et Jean-Claude pouvait entendre le chuintement des pneus sur le goudron humide, trois étages plus bas. Il observait les passants qui se pressaient sur le trottoir brillant de pluie. Sous les parapluies, il les devinait, bras chargés, ramenant leur butin du samedi. L’air était saturé d’humidité froide, et il n’avait aucune envie de sortir ce soir.
Pour tout dire, l’invitation l’avait surpris. Il n’avait pas revu Évelyne depuis la disparition d’Arnaud, et sa dernière soirée avec Gilles remontait à l’hiver précédent, quand ils avaient dîné au White Horse, face à la faculté de médecine.
Année après année, ils y retournaient, par manque d’imagination plus que par véritable envie, pour passer quelques heures ensemble. Ce soir-là, malgré les efforts de Gilles, ils n’avaient échangé que des banalités. Jean-Claude n’était alors qu’une boule de chagrin, il n’avait plus de place pour les vieilles amitiés. Leurs vies divergeaient depuis si longtemps que chacune était devenue le négatif de l’autre, comme une réponse aux doutes qui surgissaient parfois, la nuit.
Ils s’étaient quittés incertains, et Jean-Claude avait pensé qu’il n’y aurait plus d’autre fois. Mais Gilles était un garçon fidèle, qui finissait toujours par prendre de ses nouvelles, et la semaine précédente lui et son épouse l’avaient invité à dîner chez eux. En fin d’après-midi il se décida à prendre une douche. Il avait sorti une chemise blanche de son placard. Elle était propre et pas trop froissée ; avec un jean ce serait parfait.
Quand il avait trente ans, il lui suffisait d’arriver habillé ainsi n’importe où pour que les filles se mettent à lui tourner autour. Et si d’aventure il précisait qu’il était chirurgien, la soirée pouvait virer à l’émeute. »

Extraits
« Les arrivées aux urgences ne s’arrêtaient jamais. La salle d’attente était saturée en permanence. Elle l’apprendrait au fil des mois, il n’y avait guère qu’aux petites heures que les sièges étaient vides. Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente, en passant d’une otite à un diagnostic de tumeur cérébrale, d’une dépression à un paludisme. Les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier. La difficulté, ensuite, résidait dans la gestion des patients déjà examinés. La plupart restaient sur un brancard à attendre pendant des heures les radios, les prises de sang, les résultats, et enfin, pour les plus chanceux, le diagnostic. Venait alors, quand il fallait les hospitaliser, la recherche d’un lit disponible. » p. 82

« C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça. » p. 173

À propos de l’autrice
VESIN_Claire_©Pascal_ItoClaire Vesin © Photo Pascal Ito

Claire Vesin est née en 1977 à Champigny-sur-Marne. Après une adolescence aux États Unis et des études de médecine à Paris, elle décide d’exercer en banlieue parisienne, où elle vit aujourd’hui. Blanches est son premier roman. (Source: La Manufacture de livres)

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Le caprice de vivre

HILAL_le_caprice_de_vivre  RL_automne_2023

En deux mots
Une colocation dans un appartement parisien rassemble Souleymane, un ostéopathe qui s’intéresse à la cause amicale tout en étant très casanier, Warda, une journaliste, grand reporter au Monde et spécialiste des pays arabe et Houmam, écrivain à la recherche d’un premier vrai succès. C’est à lui de raconter la vie de ce trio improbable.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un trio d’amour et d’amitié

Dans son nouveau roman, Jadd Hilal rassemble un ostéopathe, une journaliste et un écrivain qui peine à publier dans un appartement parisien. Ces colocataires vont tenter de se trouver un avenir entre recherche identitaire, amours contrariées et histoire familiale troublée. Une quête intranquille.

Warda, Souleymane et Houmam, le narrateur, vivent en colocation dans un appartement parisien. Souleymane est ostéopathe, mais il s’intéresse de très près à la cause animale. Au moment où s’ouvre le récit, il effectue des recherches sur les mauvais traitements causés aux chameaux, notamment ceux qui sont entraînés pour les courses dans les pays arabes. Warda, quant à elle, est grand reporter. Elle revient d’Irak où elle a effectué une série de reportages, notamment pour Le Monde. Finalement, le moins bien loti est Houmam. Après avoir publié un premier roman qui ne s’est guère vendu, il a vu son éditrice refuser tous ses manuscrits. Et si la dure réalité, à savoir la quasi-impossibilité de vivre de sa plume pour l’écrasante majorité des écrivains en France, il ne se voit pas faire autre chose. Alors, il écrit leur histoire, celle du «trio d’amour et d’amitié» qui pourtant ne va pas fort, Warda ayant choisi de congédier Houmam qui se refuse à elle. Voilà sa «rose des sables qu’il aime à en crever la bouche ouverte» prendre de la distance.
Le malaise qui s’installe tient aussi à l’histoire familiale, à ce sentiment de culpabilité qui habite Houmam qui a choisi de ne pas suivre les siens en Palestine. Alors chaque fois qu’on s’en prend aux arabes, il se révolte, s’imagine que ce sujet est tabou car il ne fait que renforcer les préjugés, souligner leur sauvagerie.
Une position qui va très vite l’opposer à ses colocataires et en particulier à sa rose des sables partie en quête de vérité sur le rôle joué par un ancêtre au passé trouble.
Jadd Hilal raconte avec beaucoup de justesse cette relation d’amour-haine, faite d’élans amoureux suivie de rejets tout aussi intenses. Cette version actuelle de Jules et Jim, d’une femme entre deux hommes, montre aussi combien il est difficile d’aimer tant que l’on n’a pas résolu sa propre quête d’identité. Un mal-être que le sexe et l’humour ne peuvent que dissimuler quelques instants.
Si la femme libre qu’est Warda nous rapproche des personnages de Des ailes au loin, le premier roman de l’auteur, on retrouve aussi dans les questions existentielles de Houmam les problématiques de l’exil qui sont aussi au centre de son second roman Une baignoire dans le désert où on voit le jeune Adel fuir dans le désert suite au divorce de ses parents. Avec moins de candeur, Houmam pourrait être un Adel qui a pris de la bouteille.

Le caprice de vivre
Jadd Hilal
Éditions Elyzad
Roman
224 p., 21,50 €
EAN 9782494463059
Paru le 22/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un appartement parisien, Houmam vit en colocation avec deux amis trentenaires depuis ses études. Il y a la flamboyante Warda, devenue journaliste pour crier la vérité au monde ; Souleymane, ostéopathe plus préoccupé par la cause animale que par l’Homme ; et Houmam, écrivain raté qui cherche sa place entre parisianisme et identité arabe, transi d’amour pour Warda, totalement paralysé lors des avances très sexy de celle-ci.
L’équilibre du trio se délite lorsque Warda décide de mener une enquête sur le massacre de Juifs en Irak au début des années 40, les deux garçons ne la soutenant pas. Peu à peu, alors que Souleymane s’éloigne de l’appartement, la relation entre la jeune femme éruptive et l’auteur tourne à la confrontation. Un duel mené tambour battant avec une grande dose d’humour.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Un dernier livre avant la fin du monde
Blog Sur la route de Jostein


Jadd Hilal présente «Le caprice de vivre» sur #moe © Production TV5 Monde

Les premières pages du livre
« La Rose des sables
Cette histoire commence avec la découverte que fit Warda Shahid. Je me souviens du jour, de l’heure, de l’instant où tout débuta. Où nous prîmes chacun ce chemin sans retour. C’était en 2017, un soir de juillet. Je quittais les locaux de Champenel à Paris, où je venais de discuter avec mon éditeur Tristan Phoriche de mon dernier manuscrit Hors-sol, et m’engageais rue Clovis. J’étais comme après chaque refus malheureux comme les pierres.
Demeurait toujours, à trente-quatre ans, cette maudite sensation que l’écriture me faisait perdre mon temps. Plus nombreux étaient les mois que je consacrais à tel ou tel texte, plus pénible était l’amertume devant le «non». Même lorsque c’était «oui» d’ailleurs, le bonheur restait en demi-teinte. J’avais publié quelques années plus tôt mon premier roman, Jamais la nuit, qui eut un succès pour le moins discret. C’était une histoire compliquée, démonstrative, qui s’était vendue à une centaine d’exemplaires. J’avais été invité à la RCF, où un journaliste me demanda si j’avais écrit «un livre arabe ou un livre sur les Arabes» et cela fut le coup de grâce, s’il en fallait, à mes velléités littéraires.
Je me repris, curieusement, à rêver de la vie d’écrivain. C’était idiot, et on ne manqua pas de me le répéter. On me disait «tu es fou», on me disait «tu es irresponsable», on me disait «cinq pour cent! Cinq pour cent des auteurs vivent de leur plume, Houmam Basara! Et toi? Petit étranger né d’ailleurs tu crois en faire partie?» Que répondre? Comment signifier que ce n’était pas un choix? Que je ne souhaitais pas un nouveau travail, une maison à la campagne? Que je voulais seulement faire ce vers quoi tout m’arrachait aussitôt que je ne le faisais pas? Chaque film vu, chaque musique entendue, chaque livre lu. Comment dire que j’étais configuré à présent, comme un chien courant après une balle? Que c’était en somme écrire ou mourir? «Ne savez-vous pas qu’il y a le mot “vain” dans “écrivain”? Croyez-vous que je me fasse des illusions? Croyez-vous que je puisse faire autrement? Ne voyez-vous pas qu’il y a aussi le mot “cri”? Que le cri, on ne le retient pas?» C’est ce que j’aurais dû rétorquer. Mais je le dis, je suis de ceux qui échouent dans la vie. Qui s’en consolent par les mots.

Pendant que je bifurquais, désenchanté, dans la rue Descartes, je reçus un appel de Warda, Warda la «rose des sables» comme je la surnommai un jour en discutant avec Souleymane, le troisième et dernier membre de notre colocation de la rue Monge.
— Ya Allah, mais combien de fois il faut que je t’appelle pour que tu décroches, Houmam?
C’était un ton auquel elle m’avait habitué. Elle téléphonait à toute heure, en tout lieu et s’indignait quand nous ne lui répondions pas. Ce jour-là, notre conversation dura peu. J’eus seulement le temps de comprendre que son avion depuis Bagdad venait d’atterrir à Charles-de-Gaulle et que Souleymane et moi avions «intérêt à être là», que nous n’allions «pas en revenir». Je ne mesurais pas, ce soir de juillet, à quel point cela serait juste, à quel point nous ne reviendrions en effet jamais, à ce que nous étions. À quel point les trois bateaux de nos vies prendraient le cap vers une terre nouvelle, d’où ils ne feraient marche arrière.
Ce fut pour cela que je ne pris pas l’appel de la rose des sables au sérieux. Je l’oubliai dès que nous raccrochâmes. J’avais l’habitude de ses effets d’annonce. «Tu n’en croiras pas tes yeux», «tu ne verras jamais rien de pareil», tout était toujours «important», «capital», «essentiel». Ce soir-là, ce n’était rien d’autre que le néon bleu d’un strip club, sobrement nommé Le Divan, qui jeta mon devoir de présence aux oubliettes.
La fameuse circonstance baudelairienne. J’y croyais dur comme fer. Je quêtais, depuis des mois, chaque occasion qui me poussait à prendre telle rue, tel métro. Pourquoi? Pour y trouver de l’inspiration pour écrire, un peu ; pour combler l’ennui, beaucoup. Cette fois-ci, le lapin blanc fut justement un livre de Baudelaire, les Tableaux parisiens, que tenait un homme s’engageant dans le club. Je le suivis et descendis des marches éclairées de rose. La moquette rouge au sol atténuait le bruit de nos pas et le tumulte de la rue extérieure se tut, pendant que nous processions l’un derrière l’autre. Arrivé en bas, je me réfugiai immédiatement sur un tabouret du côté du bar, d’où je fixai mes chaussettes. Quelle idée. Moi Houmam, dans un club de strip-tease? Moi, dont le cœur et les couilles sont prises par celle à qui je ne pus jamais rien dire d’autre que mon silence?
— Je vous sers quelque chose ?
Je levai la tête. Pas assez. Mon regard s’accrocha au haut Pink Floyd que remplissait la généreuse poitrine de la barmaid, et n’y échappa plus. Elle dut réitérer sa question pour que je la regarde dans les yeux, qu’elle avait noirs et fardés. Je ne répondis pas. Sans doute comprit-elle que j’étais sur le point de partir, de regagner le monde de là-haut, le monde extérieur. Ce monde de la pilule bleue, ce monde qui donne les moyens aux froussards comme moi de survivre paresseusement.
— Sers-lui un scotch sur ma note, ya Noura. La voix provenait de l’homme sur le tabouret à côté de moi. De son apparence, je me souviens seulement d’une tête large, aux cheveux courts et à la barbe drue. Le reste disparut, se volatilisa comme la vapeur des scotchs, nombreux, qui se succédèrent.
— Quand es-tu rentré d’Irak, Chaouki ?
Ladite Noura s’était adressée à lui en arabe, à quoi il rétorqua en français :
— Ce matin. Je ne veux pas en parler.
— Pourquoi ?
— Tu travailles.
Noura soupira, pendant qu’elle essuyait un verre avec son torchon à carreaux. Elle balaya l’air de la main pour toute réponse. Ragaillardi par l’alcool, je suivis son geste des yeux. La salle était vide, à l’exception de deux types assis, de dos, sur des chaises en plastique. Je ne voyais d’eux que leur calvitie, qui les faisait ressembler à deux choupissons. Sur l’estrade en face, une rousse marchait de gauche à droite, baladant des seins opalins, entre lesquels un collier s’engouffrait.
— Tu ne veux pas en discuter ?
— Noura, fous-moi la paix. Il vaut mieux oublier parfois, que de subir le passé comme tu le fais. »

Extrait
« Warda, Souleymane et moi prenions. Il me fallait trouver Rome. Notre Rome, à tous les trois.
Je me mis à écrire. Je me mis à cette histoire que je raconte ici. Celle de notre trio d’amour et d’amitié, qui se séparait petit à petit et que je décidai de réunir tant bien que mal par mes mots. C’était surtout l’éloignement de Warda que j’essayais de conjurer, l’éloignement de ma rose des sables que j’aimais à en crever la bouche ouverte et pour laquelle je craignais de devenir un étranger. Je ne pouvais en vouloir qu’à moi-même. J’avais été un odieux paternaliste, pas vrai, à la juger, elle et ses recherches. Aussi paternaliste que tous ces types qui avaient passé leur temps à lui donner des leçons. Au cours de notre première année à Louis-le-Grand, il y eut déjà ce Brice qu’elle fréquenta et qui consacra des heures entières au Troquet des cœurs à ergoter sur l’importance de l’amour, du couple, de l’horizon à deux pour s’envoyer en l’air. Warda en vint un soir à lui hurler qu’elle ne désirait rien de plus que sa «bite», et l’homélie reprit de plus belle. Sa «bite», ne le saisissait-elle pas, n’était que «l’aboutissement». » p. 86-87.

À propos de l’auteur
HILAL_Jadd_DRJadd Hilal © Photo DR

Jadd Hilal est né en 1987 dans les environs de Genève. Il a suivi des études de lettres et de littérature anglophone en France, puis a vécu en Ecosse et en Suisse. Il réside aujourd’hui en périphérie de Paris, où il est professeur de lettres et de philosophie. Finaliste du Prix de la littérature arabe de l’Institut du Monde arabe et de la Fondation Jean-Luc Lagardère, finaliste du Prix Senghor du premier roman, il est lauréat en 2018 du Festival du Premier Roman de Chambéry, du Grand Prix du Roman Métis, du Prix Métis des Lycéens et du Prix de la Première Œuvre Littéraire Francophone pour son premier roman Des ailes au loin.
Une baignoire dans le désert, son deuxième roman, a remporté le Prix des lycéens et apprentis d’Île-de-France en 2022. Le caprice de vivre est son troisième roman. (Source: IMA)

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Le salon de massage

PINGEOT_le_salon_de_massage  RL_automne_2023

En deux mots
Un couple qui bat de l’aile, la routine de son métier d’enseignante en primaire… Souheila choisit de se changer les idées et de se faire du bien en prenant un abonnement dans un salon de massage. Mais son petit secret va être éventé le jour où la police découvre un curieux trafic: les clientes ont été filmées à leur insu et les cassettes vendues.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qui s’occupe de mon corps?

Mazarine Pingeot s’est emparée d’un fait divers, la captation à l’insu des clientes de leurs séances de massage et la vente des enregistrements, pour évoquer ses sujets de prédilection, le rapport au corps, le machisme ambiant et le statut de la femme dans notre société. Un roman qui frappe fort et sonne juste!

Souheila peut être satisfaite de sa vie. Elle a réussi à sortir de sa banlieue. Après avoir enseigné à Nevers, elle a réussi à se faire muter à Paris et à s’installer dans l’appartement parisien de Rémi. Un compagnon agréable et attentionné. Qui a même noté que depuis quelques temps elle avait l’air un peu triste. La raison de ce vague à l’âme est à chercher dans la routine qui s’est installée au fil des jours et ne lui offre guère de liberté. A tout prendre, sa vie était plus exaltante quand ils se voyaient le week-end, entre Nevers et Paris. «Nous pouvions profiter l’un de l’autre les fins de semaine et, de fait, c’était comme si nous n’avions partagé que des vacances ensemble: marché le samedi, promenade le long du canal Saint-Martin, expo parfois, cinéma, restaurant ou dîner à la maison après avoir préparé minutieusement et ensemble un poisson coûteux, faire l’amour. Tel était le programme: enviable.»
Désormais, il lui fallait se battre pour trouver des plages de solitude, des instants de liberté.
Après un dîner entre amis et une discussion sur l’utilité ou non d’une psychanalyse, elle s’amuse à lister ce qu’elle pourrait faire avec l’argent des séances. C’est peut-être le prix du massage – 50 euros – qui l’a décidée à accepter de confier son corps à une asiatique pour un massage à l’huile. Et de souscrire dans la foulée un abonnement pour dix séances. Chaque semaine, ce soin fait du bien à son corps et à sa tête. Un petit jardin secret qui va voler en éclat le jour où la police la convoque pour lui expliquer qu’elle est victime d’un trafic. Les propriétaires du salon filmaient les séances de massage et vendaient les enregistrements à des clients pervers.
Aux côtés de l’enquêteur, elle doit visionner le film et confirmer sa présence. «Certes, il ne m’était pas agréable de m’être fait blouser. Mais cet instant de trouble que j’avais éprouvé assise à côté du policier, épaule contre épaule, à regarder ensemble mon corps de dos, mes fesses et mes bras abandonnés continuait de m’habiter et de me mettre dans un état second.»
Alors dans ce cas, est-il légitime de porter plainte? Après tout, elle ne s’est pas vraiment sentie victime. Qu’en penserait Rémi? Et les autres femmes qui fréquentaient le salon de massage?
La seconde partie du roman va chercher les réponses à ces questions, va confronter Souheila a d’autres points de vue. Et l’obliger à chercher sa propre vérité.
La confrontation avec les autres clientes filmées durant leurs séances de massage et la création d’un collectif de victimes est une partie passionnante de ce roman, car elle permet de découvrir qu’il y a bien des manières d’aborder cette affaire et qu’il n’y a pas en la matière une vérité qui s’imposerait à toutes et à tous. Les unes sont féministes, radicales, les autres plus mesurées. En fonction de sa vie, de son passé, des circonvolutions de son histoire familiale, un même événement peut être perçu avec une tout autre sensibilité. Souheila ira même jusqu’à se rapprocher du mari de l’une des plaignantes, psychanalyste et observateur discret de ce gynécée. Une manière aussi d’affirmer son indépendance, de laisser libre voie à ses désirs.
C’est en creusant vers ses racines au Maroc que Souheila trouvera finalement une forme d’apaisement.
C’est la finesse d’analyse et l’absence de manichéisme qui fait la richesse de ce roman. Et si pour Souheila ce scandale marque certes un point de bascule, il ouvre aussi quelques perspectives, dont certaines vous surprendront. Avec ce nouvel opus qui s’inscrit dans la droite ligne de Se taire, Mazarine Pingeot réactualise l’antienne un corps sain dans un esprit sain.
À l’instar de Maria Pourchet avec Western, elle fait souffler un vent de liberté iconoclaste sur la France post #metoo.

Le salon de massage
Mazarine Pingeot
Éditions Mialet Barrault
Roman
320 p., 21 €
EAN 9782080419903
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi le Maroc avec Tanger et Larache, Djibouti, Sarcelles, Nevers ainsi qu’une escapade dans le sud passant notamment par Arles.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout va bien pour Souheila. Ou, plus exactement, rien ne va mal. Alors, qu’est-ce qui la pousse à entrer dans ce salon de massage thaïlandais à deux pas de chez elle, qu’elle n’avait jamais remarqué? Et pourquoi n’en parle-t-elle pas à Rémi, l’homme avec qui elle partage sa vie ? C’est la question à laquelle elle va devoir répondre quand un scandale éclate, qui met au cœur de l’attention le salon de massage et ses clientes.
Souheila, plus à l’aise dans l’ombre et les interstices, se voit contrainte de se rapprocher de ces femmes avec lesquelles elle ne partage rien, si ce n’est d’avoir été victime des mêmes trafiquants. Mais être victime est-il suffisant pour créer des liens? C’est pourtant par le biais de ce petit groupe que Souheila rencontre un homme qui va bouleverser le cours de son existence, l’obligeant à faire des choix, elle qui s’en remettait au hasard.
Avec une plume saillante et un humour mordant, Mazarine Pingeot s’attaque ici aux sujets les plus brûlants de notre époque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France 3 IDF


Mazarine Pingeot présente «Le salon de massage » © Production Éditions Mialet Barrault

Les premières pages du livre
« I. Rémi
Après Nevers
Je venais d’avoir 28 ans et un poste à Paris dans une école du XIIe arrondissement – quartier tranquille dont l’ambiance me rappelait Nevers, là où j’ai commencé à enseigner. Je connaissais Paris pour y avoir fait mes études. Ce n’était pas nouveau pour moi, je n’y débarquais pas comme une provinciale apeurée ou au contraire curieuse de tout et qui va au-devant du danger. J’avais aimé la province bien plus que je ne l’avouais à mes amies ou à mon compagnon. Secrètement j’en nourrissais une nostalgie qui me donnait un air blasé, un air de Parisienne.
Je n’étais pas mécontente pourtant de vivre dans cette ville de façon autonome: un ami, un salaire, un deux pièces. Sur le papier, je cochais toutes les cases. Et j’ai toujours trouvé étrange cette expression de comptable ou de QCM, comme si la vie pouvait être quadrillée en autant de biens à posséder ou de niveaux à atteindre. Un jeu vidéo. La réussite comme une somme de petites victoires déjà orchestrées par l’algorithme et qui distribue les gagnants et les perdants non pas en fonction de leurs talents, mais de leur adaptabilité aux consignes. J’ai joué des heures à des jeux dont la finalité revendiquée était d’augmenter mon QI. Je sais ce que c’est que de jouer contre une machine. Et d’obtenir des récompenses. Rémi en était une.
Vingt-huit ans, en couple avec Rémi, une titularisation dans la capitale = avoir des enfants dans l’année qui suit. Et ce n’est pas un bonus, mais une simple étape vers la victoire finale. Tout le monde me l’assurait. Cela semblait être une science partagée par les autres, et n’importe quel autre, du membre proche de la famille au collègue à peine rencontré, entre l’évidence ancestrale que le terme générique de «savoir de grand-mère» résume à peu près et la connaissance poussée des statistiques que maîtrise un sociologue spécialisé dans la démographie française. Un halo scientifique, donc, poussait les uns et les autres à me prédire un nouveau-né dans l’année.
Et cela ne me réjouissait pas.
Des enfants, j’en instruisais toute la journée. En faire un par moi-même ne ressemblait pas à une épiphanie, au but de toute une vie ou encore à la norme attestée par les uns et les autres, tout au plus la matière première d’un métier que par ailleurs j’affectionnais. Je n’étais pas contre l’enfance, et supposais qu’un enfant à soi ne produisait pas les mêmes affects – souvent négatifs – qu’une vingtaine de bambins, assez peu au diapason sinon pour pleurer à l’heure de la sieste. Il y a d’autres choses dans la vie que la reproduction, l’enfance, l’éducation et la
profession ; il y a d’autres choses que le couple, les amis, les futurs dessinés par des courbes et des sorcières qui lisent dans le marc de café. Il y a également soi-même.
Je ne verserai pas dans cette nouvelle religion qui tend à faire de soi la divinité à laquelle tout sacrifier – et en l’occurrence ce n’est plus du sacrifice, puisque se faire passer avant les autres ne requiert aucune forme d’abnégation. Je déteste également toutes ces expressions d’un moi malheureux et tout-puissant, si fier du trauma subi, revendiquant son mal-être comme si c’était un exploit sportif. J’ai accompagné toutes les marches des fiertés tant qu’elles étaient collectives, puis abandonné les combats quand ils se sont singularisés pour devenir des exercices de narcissisme. Je ne me détournais pas des autres par amour excessif d’un moi que j’aurais idolâtré et dont j’aurais exigé la reconnaissance immédiate. Je n’identifiais pas plus le moi à une image à promouvoir comme une marque de savon. Mais j’avais plutôt à cœur de m’offrir un espace à moi seule, un espace sans cri, sans demande, sans reproche, un espace où mon corps serait un objet de plaisir sans qu’il devienne par la même occasion l’enjeu d’un pacte ou d’un contrat, garant d’une réciprocité. Un espace vide, un espace non productif (mais payant), un espace où je m’oublierais, alors même que je mets ce moi au centre, mais pour mieux le dissoudre: un salon de massage.
J’entends déjà la critique. Capitalisme. Luxe, voire luxure. Argent jeté par les fenêtres. Égoïsme. Exploitation. Je l’entends si bien que je me la suis formulée dans toutes ses variantes. Aucune d’entre elles n’a pourtant su me faire renoncer. Je vais une fois par semaine me faire masser dans le salon thaï à deux rues de chez moi. Personne ne le sait. Personne ne le savait jusqu’au jour où le scandale a éclaté.
Arrivée à Paris, j’étais triste. Pourtant, partager enfin ma vie avec Rémi que je ne voyais que les week-ends lorsque j’habitais encore à Nevers aurait dû me réjouir. Mais ces allées et venues entre la gare de Nevers et celle de Bercy me manquaient déjà. Cette vie entre deux villes m’avait permis d’expérimenter le couple à mi-temps et de regarder des films sur l’Afghanistan tard le soir tout en m’autorisant un tout petit verre de whisky dès que j’étais enfin seule.
Nous pouvions profiter l’un de l’autre les fins de semaine et, de fait, c’était comme si nous n’avions partagé que des vacances ensemble: marché le samedi, promenade le long du canal Saint-Martin, expo parfois, cinéma, restaurant ou dîner à la maison après avoir préparé minutieusement et ensemble un poisson coûteux, faire l’amour. Tel était le programme: enviable. Je ne travaillais pas. Interdiction d’ouvrir mon ordinateur durant ces deux jours sacrés.
J’aurais deux heures de train pour préparer mes journées à l’école Pierre-Bérégovoy.
À Nevers, il m’arrivait de me coucher tôt. J’aimais passionnément cela, ne rien devoir à personne, boire des verres avec les autres instituteurs que j’avais rencontrés, ou pas. Me coucher à 22 heures ou à 1 heure du matin, en fonction de mon envie. C’est peut-être grâce à cette double vie que j’ai appris à écouter ce désir et à lui accorder une certaine légitimité. Voire une force de décision, mais uniquement dans des moments précis de la journée. De même que je faisais respecter aux enfants les «temps calmes», je m’obligeais à respecter le «temps du désir». Il n’était pas très gourmand, et ma tendance à contrôler les choses ne lui était pas toujours favorable. Aussi l’ai-je cantonné à ces heures du jour, sanctuarisant dans la semaine des créneaux pour ne rien faire. Ou faire quelque chose. En fonction de lui. Mon Désir.
Cet aménagement du temps n’était pas compatible avec Paris, avec Rémi. Il empiétait nécessairement sur ces heures que j’étais obligée de reconstituer en volant ici ou là un petit quart d’heure, cinq minutes, une errance sans logique entre l’école où j’enseignais et mon appartement. Je dessinais des courbes pour ne pas marcher droit. La ligne la plus courte provoquait chez moi des crises de panique. J’aimais chercher à me perdre, même si c’était pour de faux – mon sens de l’orientation me rattrape toujours, c’est pénible. Nous nous étions donc installés dans ce 48 mètres carrés qui était le sien et que je connaissais déjà, mais comme une chambre d’hôtel. Rien d’absolument neuf dans cette nouvelle vie. Au début, nous avons continué à acheter du poisson au marché, à cuisiner et à sortir. Mais le travail a repris ses droits.
Et comme je n’avais plus de trajets en train pour terminer mes préparations de la semaine, j’ai commencé à organiser mon emploi du temps le dimanche soir, puis le dimanche après-midi. Rémi en a profité pour aller courir, ou regarder un film d’action en mettant ses AirPods. Nous sommes devenus paresseux sous le paravent du devoir.
Ces petits glissements sont imperceptibles. Les signaux ne clignotent pas, on se contente d’une routine, on l’apprécie même, elle est reposante.
Pourtant, je ne pouvais me le cacher: j’étais triste.
Je riais moins, je ne buvais plus de petit whisky en regardant des documentaires sur l’Afghanistan, je me couchais à peu près à la même heure tous les soirs et, maintenant que nous avions plus de disponibilités, nous faisions moins l’amour. Mais surtout, je n’arrivais plus à me sentir ailleurs, sinon en réaction, par fuite. Je ne parvenais plus à retrouver cet état second où le désir prenait les commandes et où je lui cédais tout, même s’il n’exigeait pas grand-chose. Et comment l’expliquer à Rémi? J’ai besoin de ne rien faire, de ne rien exiger de moi, de me laisser marcher dans la rue, toute seule, sans qu’on me parle, en écoutant de la musique ou pas, sans qu’on m’attende, sans qu’on me demande où je suis.
J’ai besoin de disparaître par intermittence. Tel est mon équilibre. Rien ne se passe, je n’ai pas de crimes à avouer et, lorsque je rentre, je suis apaisée.
Après tout, certains profitent de ces moments pour tromper leur conjoint ou changer de sexualité. Ce n’était pas mon cas. Et je n’aurais su définir la nature exacte de ce désir. Il n’avait même pas la saveur de l’interdit, il ne serait entré dans aucune case du QCM ou du comptable et il n’y avait rien à en dire – précisément parce qu’il devait s’en tenir à ce rien, cette atmosphère qu’une certaine mélodie aurait pu traduire. Une atmosphère atmosphérique. J’avais besoin de ce climat qui n’était pas un climat intérieur, puisque précisément mon intériorité s’ouvrait alors de telle façon qu’elle épousait ce qui l’entourait.
Pourquoi le massage plutôt que la psychanalyse?
Un soir, Rémi et moi avions invité nos amis à dîner, et la conversation avait tourné autour de la difficulté de vivre à Paris: les couples présents se plaignaient de leur logement exigu, les célibataires de ne pas trouver de conjoint malgré les applications, toutes essayées jusqu’à l’usure. Pour moi qui venais de quitter la Nièvre, leurs lamentations sonnaient comme des caprices d’enfant gâté.
Nous avions déjà descendu quatre bouteilles (pour sept, ce qui reste correct), quand Marianne a trouvé l’explication à nos plaintes sans objet. La névrose.
Ce n’était pas révolutionnaire de la part d’une psychologue, et ce n’était pas la première fois qu’elle nous analysait sauvagement. Je lui demandai si la névrose parisienne avait
quelque chose de spécifique par rapport à la névrose de province. «Elle est moins contenue.»
Cette réponse me plut. Pourtant, j’avais l’impression de l’exact inverse: c’est ma vie qui était contenue, pas ma névrose.
Puis elle se mit à parler du trauma, du fait que
nous étions tous traumatisés même si nous ne le savions pas. Que la naissance était déjà en soi un traumatisme. Que le bonheur était une illusion. Elle commençait à avoir le vin mauvais. Agathe s’est alors insurgée, le bonheur était possible malgré nos traumas et nos névroses, sinon à quoi bon faire une psychanalyse? «Mais la psychanalyse ne promet pas le bonheur, a répondu Marianne, tendue. Elle promet la vérité.» J’ouvris de grands yeux: la vérité, le bonheur? Faut-il choisir? Lequel des deux mérite qu’on y consacre du temps et de l’argent? Et de fait,
la question de l’argent vint sur le tapis.
— C’est un peu cher pour ne pas trouver le bonheur, non ?
— Ça dépend du prix que tu accordes aux choses.

Pour des gens saouls, c’était d’un bon niveau. Je demandai alors :
— Mais combien ça coûte ?
Rémi me regarda, pensif.
— Ça dépend, répondit Marianne, c’est variable.
— Variable en fonction du problème ?
Elle ne sourit même pas, elle ne m’écoutait pas.
— Ça peut même être remboursé. Mais tu ne t’en tires pas à moins de 50 euros la séance, ça c’est sûr.
Mentalement, je calculai tout ce que je pouvais acheter avec 50 euros – trois séances de cinéma l’après-midi (ou cinq en matinée), deux pulls chez H & M, un billet d’avion sur Ryanair quelle que soit la destination… Je me rendis compte du bilan carbone de mon inventaire. Et renonçai. Au fond, il n’y avait pas tant de choses que ça à acheter pour 50 euros, sinon bien sûr la nourriture, le gaz, l’électricité et toutes choses nécessaires pour survivre, et je me demandai si la vérité méritait qu’on lui sacrifie la survie ou si c’était le bonheur qui avait ce privilège. Je m’égarais. Moi aussi j’avais bu.
Ils en étaient à évoquer, pour ceux qui l’avaient pratiquée, leur analyse. Rémi racontait comment ces deux ans de thérapie l’avaient sorti de la dépression qui guettait, elle avait déjà gâché la vie de sa mère et de sa grand-mère. C’était à titre préventif, car il n’avait jamais «capitulé». Et puis il m’avait rencontrée. Et il avait arrêté. Étais-je la vérité ou le bonheur, me suis-je demandé. Ali parlait quant à lui d’ethnopsychiatrie: il ne l’avait pas pratiquée lui-même, mais il connaissait une femme de ménage marocaine qui voyait des djinns quand elle passait le pas de sa porte et n’arrivait plus à rentrer chez elle. Elle avait été guérie par une assemblée de psychanalystes versés dans les différences culturelles qu’emprunte la magie, assis en face d’elle comme si elle passait un oral. J’avais l’impression d’avoir déjà entendu cette histoire et je doutais qu’il connaisse vraiment cette femme de ménage marocaine. Mais
l’anecdote valait le coup. Et je renonçai à le questionner sur son lien de parenté ou d’amitié avec elle, d’autant que ça m’était égal.
Quand tout le monde fut parti, Rémi, tout en
rangeant les assiettes dans le lave-vaisselle, me demanda, l’air de rien:
— Ça ne te dirait pas, toi, d’aller t’allonger?
Je sursautai.
— M’allonger?
— Oui, enfin, aller voir un psy…
— Mais pourquoi?
— Je ne sais pas, tu as l’air un peu triste ces
derniers temps, et je m’y connais en dépression.
— Oui, je sais, tu l’as rappelé tout à l’heure, une
affaire de famille…
Mais il prit mal ma remarque, jeta les dernières assiettes dans l’évier et partit se coucher.

Comme tous les jours, je sortis de l’école à
17 heures mais fis un détour pour ne pas me retrouver directement nez à nez avec le Franprix qui m’aurait imposé de faire les courses. J’avais mal à la tête, la soirée de la veille avait vu finalement défiler huit bouteilles. Je les avais comptées au matin.
Toute la journée je m’étais traînée dans la classe, essayant de répondre aux sollicitations. Amina, «mon» ATSEM, a vite vu que j’étais patraque et a pris une partie des choses en main. Je lui ai promis une bouteille, obnubilée par celles que j’avais dû descendre à la poubelle «verre» en deux voyages.
Mais elle m’a répondu, gênée, qu’elle ne buvait pas. Ce que j’aurais pu deviner – elle remettait son foulard à peine le portail de l’école franchi. Je m’excusai, me sentant stupide. Et proposai des chocolats à la place. Mais elle me dit de ne pas m’en faire, ça arrive d’être fatiguée et c’était son métier de donner un coup de main. C’est vrai, ça arrive. Mais j’avais l’impression que je l’étais souvent, fatiguée, et qu’en plus, c’était ma faute. Je l’aimais bien, Amina. Elle ne se plaignait jamais alors qu’elle avait mille raisons de plus que moi d’être épuisée. J’étais
persuadée qu’elle n’avait jamais fait d’analyse.
C’était un préjugé, sans doute. Je m’en voulus d’être si pleine d’idées toutes faites. «Vous avez déjà fait une analyse, Amina?» me suis-je lancée. Elle a souri, «Pas besoin!» Je fus impressionnée par la spontanéité de sa réponse et passai le reste de la journée à me demander comment on pouvait «ne pas avoir besoin d’analyse». Certes, un grand nombre de personnes n’allait pas voir de psy, pour autant, n’en avaient-ils pas besoin?
Je songeais à l’éventualité d’aller «m’allonger»
quand je tombai sur la devanture d’un salon de massage devant lequel j’étais déjà passée mille fois. Juste à côté du préjugé «une ATSEM tunisienne ne fait pas d’analyse» en traînait un autre, lamentable: salon de massage = prostitution.
Qu’avais-je à perdre? Je sonnai. La porte était
fermée à clé, ce qui n’augurait rien de bon. Pourtant, une femme asiatique (de quel pays, je n’aurais su le dire si ce n’est l’intitulé du «salon de massage thaï», mais qui pouvait tout aussi bien employer des Chinoises, des Vietnamiennes ou des Tibétaines) m’ouvrit et me demanda dans un français approximatif si j’avais rendez-vous. Je balbutiai un non désolé, frappée par la conscience de ma soudaine folie, mais elle me fit entrer: «Pas grave, pas grave, place.» Puis elle me présenta les différentes prestations imprimées sur un dépliant jaune et noir: massage à l’huile, massage thaï, réflexologie, massage du crâne. Ça sentait l’encens et la lessive. La salle d’attente était peinte en marron et des bouddhas dorés priaient,
assis confortablement en lotus sur leurs grosses jambes. Hormis le carrelage au sol rose et vert, je trouvais le décor pas si mal. Propre en tout cas. Et ce dépliant très professionnel. Pas du tout «prostitution». Je n’avais pas encore l’intention de passer une heure en ces lieux, du moins l’intention consciente, quand je tombai sur les tarifs: 50 euros le massage à l’huile. Je ne peux pas expliquer ce qu’il se passa alors, mais une décision fut prise. Malgré moi. Voilà à quoi j’allais employer les 50 euros de la thérapie
recommandée par Rémi et plébiscitée par tous mes amis alcooliques: à m’enfermer dans une cabine moite pour qu’on s’occupe de moi, et pas même de moi, mais de mon corps, abandonné, offert à la palpation de la main experte d’une femme qui ne me parlerait même pas, à qui je n’aurais pas à parler.
Installée sur la table de massage, le visage coincé dans l’anfractuosité du coussin, je fermai les yeux et me laissai aller. Bien sûr, la première fois fut équivoque. Si j’éprouvais la douceur et la force de la pression de sa main sur mes épaules, mon dos, mon crâne en soupirant d’aise, j’observais en même temps chacun de ses gestes et le cérémonial d’un «massage à l’huile», encore sur le qui-vive – à l’affût du moment où, sous sa prise, je serais violée, torturée, tuée peut-être, ou bien oubliée là et montrée du doigt, objet de moqueries de tous les habitants de l’immeuble, – j’étais attentive aux possibilités que mon cerveau imaginait en même temps que mes muscles se détendaient. Ce qui donna lieu à une expérience paradoxale. J’avais dépensé 50 euros pour un demi-plaisir, et cela par ma faute. Je m’étais dédoublée au lieu de m’abandonner. Mon Désir avait failli tout en obtenant des miettes.

Je remerciai la femme comme si elle venait de me sauver de la noyade et sortis ma carte bleue. La dame me demanda alors si j’étais abonnée. Abonnée? Il était donc possible de revenir, voire de devenir une «habituée». Le spectre de la prostitution s’éloignait, toutes les peurs s’étaient dissoutes dans l’huile chaude, puis dans ce petit dialogue tout ce qu’il y a de plus normal entre une prestataire et une cliente.
Non seulement je ne m’étais pas fait avoir, mais en plus j’étais promue: je tenais à la main une carte d’abonnement qui, certes, me coûtait 500 euros payables en trois fois sans frais, mais qui m’offrait au bout du voyage un massage gratuit. Est-ce que les psy procédaient de la sorte? Non non non non non.
Je sortis euphorique: trop d’émotions contradictoires. La crainte de l’inconnu bravée, la traversée de cette heure hors du temps et de la ville, la conscience d’un égoïsme insensé, l’angoisse d’avoir jeté de l’argent par la fenêtre, le plaisir coupable acheté à prix d’or, la culpabilité d’avoir fait travailler une immigrée peut-être sans papiers et le halo de secret qui entourait tout ça, comme si j’avais passé un pacte avec une sorcière – j’en éprouvais une joie intense. Je savais que j’avais trouvé là l’espace pour que s’apaise mon Désir. Un lieu où nul ne pouvait deviner ma présence, fermé aux regards, soustrait à la vie quotidienne, au couple, aux amis, un lieu à moi mais sans moi, où je pouvais mettre en veille mon esprit dès lors que celui-ci ne serait plus occupé à anticiper tous les pièges qu’un siècle de cinéma avait permis d’inventorier. À vrai dire, je ne détestais
pas non plus me faire peur, surtout pour une issue aussi heureuse: je sortais saine et sauve du salon de massage thaï, délestée de 500 euros, mais avec une carte déjà tamponnée qui était pour moi comme un talisman.
Je n’eus même pas besoin de justifier l’heure de mon arrivée. Rémi m’avait pourtant appelée plusieurs fois. J’ai prétexté une réunion de dernière minute à l’école pour évoquer le cas du petit Tony, un enfant difficile et qui avait des raisons de l’être.
Mais la misère sociale ne justifiait que dans une certaine mesure qu’il morde au sang ses camarades. En l’occurrence, cet incident s’était passé la veille et je n’avais pas eu le temps de le raconter à Rémi. Il y a un Dieu pour les massages.

Pendant la nuit
Lorsqu’il s’est endormi, j’ai repensé à cette séance.
Ma peur au début d’entrer dans ce bouge – le salon thaï de mon quartier est loin du spa luxueux d’un hôtel cinq étoiles qui fait la promotion d’une marque de produits de beauté –, le sentiment de dépaysement que j’avais ressenti après avoir fermé la porte derrière moi, assurée qu’on pourrait s’occuper de moi alors que je n’avais rien prémédité, le frisson lorsque j’avais enlevé mes vêtements, ne sachant pas trop où les poser dans l’obscurité de la pièce, optant pour ce qui s’apparentait à un petit tabouret en bois, enlevant mes boucles d’oreilles et les coinçant dans la poche de mon jean, retirant mes bagues une à une, chacune racontant une histoire – mon premier amoureux, mon deuxième amoureux, un voyage au Mexique –, me retrouvant nue, exposée. Je m’étais
observée alors, dans cette pièce qui sentait l’humidité, me demandant quel était le sens de ma vie.
Sur la table de massage était déposé un string jetable: je l’enfilai du mauvais côté et le déchirai par mégarde en le retirant. Je dus garder ma culotte, sans savoir comment expliquer ce mouvement de rébellion à la masseuse. Je m’étais alors couchée sur le ventre, épuisée, le visage enfoui pour échapper à toute justification. Moi qui voulais passer pour quelqu’un d’habitué, une professionnelle du massage en quelque sorte, presque une amie de la maison, j’en étais pour mes frais. Mais l’instant d’après, je retrouvai mes préventions et me félicitai de ne pas avoir obéi à l’injonction silencieuse du string.
Je revis chaque instant et les différentes scènes qui se présentaient à mes yeux. J’avais interprété chaque bruit, les chuchotements dans une pièce mitoyenne, le téléphone qui sonne en vain. J’étais apparemment la seule cliente ce jour-là. Fallait-il y voir un signe?

L’évidence de la nature du salon: une maison close ou une entreprise fantôme pour blanchir de l’argent?
Enfin j’avais entendu la porte s’ouvrir et se fermer aussitôt. Une présence furtive s’était activée autour de moi. Elle m’avait demandé si j’avais mal quelque part, du moins est-ce ce que j’avais compris. Je m’étais empressée de la satisfaire: partout! J’avais mal partout, surtout au dos. Cela m’avait semblé être une justification nécessaire à ma présence. J’évitai les grandes phrases, anticipant le fait qu’elle ne me comprendrait pas, comme lorsqu’on parle à des enfants la même langue qu’eux, croyant faciliter l’échange.
Puis je m’étais tue, confuse de ma manière de faire, de ma manière d’être et de mon imagination vulgaire. J’avais décidé de me laisser faire.
Tout mon corps réagissait à ses mains calleuses dont j’aimai immédiatement la texture. Lorsqu’elle remonta le long de mes jambes vers mes fesses, je ne savais plus si j’espérais qu’elle s’y aventure ou si je le redoutais. Mon corps s’ouvrait et se détendait, mon esprit commençait à son tour à lâcher prise.
Elle s’en tint au bas des fesses, puis au bas du dos.
Rien dans son attitude ne laissait penser que son métier eût un aspect sexuel. D’ailleurs, il était bien noté sur une feuille imprimée et scotchée au mur que toute demande explicite serait sanctionnée par la loi. J’ignorais de quelle loi il s’agissait mais commençais à considérer que cette activité était tout à fait normale: masser était un métier à part entière, tout à fait distinct de «pratiquer des actes sexuels payés». Et au fond, qu’est-ce que ça pouvait bien me faire, n’était-ce cette vulnérabilité du corps nu allongé et offert…
Quand elle s’en prit à mes cheveux, le délice m’arracha quelques râles. Je découvrais le plaisir infini que me procurait cette main sur moi: un soin, une attention, une technique, et les extrémités de mon corps en alerte, avides. Peut-être était-ce le souvenir des doigts de ma mère m’épouillant pendant des heures. Comme j’aimais cela! Qu’elle cherche, gratte, tire, scrute, quadrille, sillonne. Comme j’aimais cela!
Des heures durant dans l’herbe du pré où des chevaux broutaient, quand nous partions en vacances chez ma grand-mère dans le Berry.
Il y a longtemps.
Parfois celle-ci prenait les choses en main et
m’asseyait d’office dans la cuisine, peigne à la main. C’était moins agréable, mais tout de même. Les heures passaient dans ma tête, sur mes cheveux, à la racine.
J’aurais souhaité que ça ne s’arrête jamais. Mais elle cessa. Son geste se suspendit. Elle se frappa les mains. Fini. Il fallait revenir au monde.
Dans mon rêve, cette nuit-là, des êtres dont
j’ignorais l’identité et le sexe s’invitèrent pour me caresser, me pénétrer, me gratouiller, m’embrasser.

L’atmosphère était rouge et ouatée. Il faisait chaud, je transpirais.
Je me réveillai sereine, le corps apaisé. J’étais si contente de moi. Mais il faudrait attendre la semaine prochaine, peut-être même celle d’après. Et comment faire? Appeler pour réserver sans savoir si ce jour-là j’en aurais envie ou non? Passer à l’improviste, comme la première fois, et courir le risque de ne pas avoir de place? Ce problème technique m’inquiéta toute la journée. Je le remis à plus tard.
De toute façon, je ne pouvais pas dépasser 50 euros par semaine.

Rituel
La deuxième fois allait me faire découvrir un autre aspect du salon: le tenancier était un homme. Je me félicitai de ne pas l’avoir su avant d’acheter mon abonnement. Ainsi y avait-il un vieux mâle blanc qui exploitait des Thaïlandaises (ou des Chinoises ou des Vietnamiennes) en attendant le chaland et en bavardant avec lui tandis qu’elles suaient sang et eau enfermées dans leurs cabines minables à écouter une musique en boucle censée promettre l’évasion.
J’étais en colère et perplexe. Les doutes quant à la nature de la boutique revinrent. Il était assis là, sans rien faire. Il se leva bruyamment pour regarder dans son carnet s’il y avait de la place pour moi: «Vous avez de la chance, une annulation de dernière minute», puis il appela un prénom impossible à prononcer: «Xiouaix, tu prends la dame», ni s’il te plaît ni merci. J’étais mortifiée d’être ainsi «imposée» à la pauvre fille qui ne pouvait pas refuser. Et qui disait qu’elle n’en était pas déjà à son vingtième massage après avoir fait trois heures de trajet depuis sa lointaine banlieue où elle devait cohabiter chez un marchand de sommeil avec ses collègues afin de diviser le loyer? Je me vis dans le rôle de l’exploiteuse occidentale, seulement soucieuse de son bien-être, sans aucune attention à la misère se déployant sous ses yeux et dont elle tire profit.
Pourtant, une fois dans la cabine, mes scrupules s’estompèrent. Certes, j’employai une voix mièvre et gentille pour manifester ma solidarité et compenser par ma sollicitude la rudesse de sa vie, mais dès qu’elle toucha mes pieds, j’oubliai la peine et l’exploitation, le capitalisme mondialisé, la haute finance et les ateliers clandestins, la traite des femmes et l’esclavage des enfants. Tout se libéra en moi, mon corps s’offrait aux mains expertes tandis que mon esprit pouvait vaquer n’importe où, nulle police dans ce lieu inconnu de mes amis, de ma mère, dans ce lieu moche qui représentait pourtant une enclave extraterritoriale dans ma vie d’institutrice de 28 ans en couple et sans enfant.
En sortant, j’avais l’impression d’avoir voyagé. Il y avait bien toujours cette petite tristesse de la fin, …

Extrait
« Je retardais le moment de tout raconter à Rémi. Ça se bousculait dans ma tête et je devais y mettre de l’ordre : s’il y avait une enquête, c’est qu’il y avait crime, d’une manière ou d’une autre, et regarder des femmes nues se faire masser à leur insu relevait visiblement de cette catégorie dont je m’apercevais qu’elle était large.
Mes séances de massage allaient-elles être rendues publiques ? Et sous quelle forme ? Ce que j’avais voulu garder hors de vue allait-il être exposé aux yeux de tous et me donner un nouveau statut ? Je ne savais pas encore lequel – celui de victime peut-être, il avait employé le mot. Toutefois, à part y voir un terme technique, je ne comprenais pas bien à quoi il pouvait correspondre – je n’éprouvais rien de tel, pas encore peut-être, me disais-je, il faudrait du temps pour assimiler les informations, m’avait prévenue le policier, la « sidération » bloquait toute émotion. J’avais enregistré ces explications au cas où j’en aurais eu besoin. Mais je ne me sentais nullement sidérée. Interloquée, oui, peut-être, car il s’agissait d’un sacré événement dans ma vie, un événement dont j’ignorais encore la nature, qui allait sans aucun doute déplacer un certain nombre de choses. Et cette irruption de l’imprévu me plaisait. Quelque chose se jouait autour du salon de massage depuis le début, je l’avais senti, deviné, j’avais un lien anormalement fort à ce lieu. Certes, il ne m’était pas agréable de m’être fait blouser. Mais cet instant de trouble que j’avais éprouvé assise à côté du policier, épaule contre épaule, à regarder ensemble mon corps de dos, mes fesses et mes bras abandonnés continuait de m’habiter et de me mettre dans un état second.
Bien sûr, si je regardais les choses objectivement, c’était une catastrophe : j’aurais l’obligation de passer du temps au commissariat, lieu sordide dont le carrelage était du plus mauvais goût.
Je devrais raconter ma vie, expliquer mes séances, mes relations avec les masseuses et avec Michel, le gérant, mettre des mots sur des impressions, rendre compte de mon Désir, le donner en pâture à une justice aveugle, répondre de moi. Je me voyais devant un tribunal à tenter de justifier la raison de mes rendez-vous réguliers dans ce lieu interlope et chercher le mot juste pour qu’il ne puisse pas être remis en cause, et le juge, insatisfait de mes réponses, se demandant comment une petite institutrice pouvait se payer le luxe d’un massage par semaine, certes pas dans un palace cinq étoiles, mais tout de même, et pourquoi ce besoin de plaisir, n’étais-je pas satisfaite dans ma vie ? Quel égoïsme pervers me poussait à faire une chose pareille, qui plus est en secret ? Tout le monde assisterait à la séance d’humiliation, je perdrais mes amis, mon compagnon, seul mon chat me tiendrait compagnie.
À l’idée que Rémi apprenne tout ça, j’en avais des frissons. Est-ce que la rumeur irait jusqu’à l’école ? Est-ce que les parents d’élèves réclameraient mon renvoi pour avoir vu mes fesses huilées dans une vidéo virale sur Internet – fuites dont le policier me jurerait qu’il n’y était pour rien ? » p. 74-76

À propos de l’auteur
PINGEOT_Mazarine_©DRMazarine Pingeot © Photo DR

Philosophie, romancière et scénariste, Mazarine Pingeot a écrit une quinzaine de livres dont Bouche cousue, Se taire, Et la peur continue. (Source: Éditions Mialet Barrault)

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Hazel

KOSKIEVIC_Hazel  RL_automne_2023  Logo_second_roman

En deux mots
Hazel brûle sa vie dans les soirées parisiennes, tentant de noyer son mal-être dans l’alcool, la drogue, le sexe sans lendemain. Quand elle croise Ian, une lueur d’espoir s’allume, même si elle sait qu’elle n’est pas prête pour une vie de couple. Les sentiments viendront-ils à bout de sa soif d’indépendance ? Rien n’est moins sûr, comme le serine son ami Romain.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Elle vivait sa vie comme une éphéméride»

Dans un second roman haletant, Sarah Koskievic raconte la vie dissolue d’une Parisienne qui, entre la drogue, l’alcool et le sexe, rêve d’une improbable histoire d’amour. Ian sera-t-il l’homme qui réussira à lui faire renoncer à ses principes ?

Les scientifiques ont bien essayé d’expliquer ce qui se passait au moment d’une rencontre, quand deux êtres se trouvent. Les manifestations physiologiques, la chimie du «coup de foudre». Pourtant le mystère reste entier. Ainsi quand Ian croise le regard de Hazel, il ne sait pas encore qu’il est sur le point de faire basculer sa vie. Tout juste peut-il constater qu’il n’avait encore jamais rencontré une telle fille: «Elle avait dans le fond de son regard un minuscule éclat jaune, qui laissait transparaître sa folie. Elle était de celles qui ne reculent devant rien. Elle ne disait jamais non, trop contente de prouver qu’elle pouvait relever n’importe quel défi. Elle voyait la vie comme une succession de moments chiants et longs, un fléau dont elle voulait désespérément s’échapper sans bien savoir comment faire. Elle vivait sa vie comme une éphéméride. Une journée s’écoulait, elle en arrachait le souvenir et passait à la suivante. Elle avait cette propension à se renouveler tous les matins et à mourir tous les soirs.»
On se doute bien que cette fille incandescente n’est pas faite pour la vie de couple. Peut-être pas non plus pour le bonheur. Pourtant, elle a envie d’y croire, elle qui noie son mal-être dans la vodka, dans des soirées qui ne sont plus vraiment joyeuses, mais plutôt faites pour oublier, pour sombrer dans des nuages de tabac, dans des lignes de coke, dans des vapeurs d’alcool, dans des relations aussi éphémères qu’insatisfaisantes. Elle se donne pour avoir l’impression de vivre. Et se retrouve au petit matin encore plus malheureuse que la veille.
C’est sur le rythme syncopé d’une playlist (voir ci-dessous) qui donne aux chapitres leur titre que l’on suit ces errances dans le Paris des bobos qui, s’ils n’ont guère de problèmes d’argent, sont tous plus ou moins mal dans leur peau.
En leur donnant successivement la parole, Sarah Koskievic nous permet de détailler ces malaises existentiels, ces quêtes désespérées vers un avenir plus serein. Et comme il est plus facile de juger les autres que soi-même, les avis sont souvent tranchés, excessifs, assassins. Ainsi, Romain qui est l’ami d’Hazel, ne peut s’empêcher de penser que son féminisme est excessif, qu’elle devrait s’amender un peu. L’occasion de souligner que la galerie de personnages proposée ici montre combien l’époque est dramatiquement instable. Chacun se veut fort et affiche ses faiblesses, chacun se veut libre et se perd dans des principes destructeurs. Chacun veut profiter de la vie en oubliant que le bonheur ne se trouve pas dans des addictions plus ou moins puissantes. Cette Meute, pour reprendre le titre du premier roman de l’autrice, a sans doute écouté No Future en boucle.
On pense au Vernon Subutex de Virginie Despentes, mais dans un style plus frénétique, plus décapant, qui colle parfaitement au propos. Jusqu’à l’ultime chapitre qui ne reprend pas pour rien le titre du premier, Sympathy For The Devil, bouclant une boucle qui pourrait vous surprendre.

Playlist du roman
« Sympathy For The Devil », The Rolling Stones
« Heal Tomorrow », Naive New Beaters Feat. Izïa
« Unknown Pleasures », Joy Division
« Take Me Out », Franz Ferdinand
« La nuit je mens », Alain Bashung
« La ritournelle », Sébastien Tellier
« How Deep Is Your Love ? », The Rapture
« Whip It », Devo
« Comment est ta peine ? », Benjamin Biolay
« Je bois et puis je danse », Aline
« Le reste », Clara Luciani
« Come Back To Me », HollySiz
« L’anamour », Serge Gainsbourg
« Love Will Tear Us Apart », Joy Division
« Veridis Quo », Daft Punk
« Reviens va-t’en », Alain Bashung
« Feels Like We Only Go Backwards », Tame Impala
« The Less I Know The Better », Tame Impala
« Sympathy For The Devil », The Rolling Stones

Hazel
Sarah Koskievic
Éditions de La Martinière
Roman
192 p., 18 €
EAN 9791040116417
Paru le 25/08/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, ainsi qu’en Espagne, à Barcelone.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hazel est éblouissante.
Hazel est brisée.
Hazel enchaîne les relations d’un soir.
Dans ses veines coulent le vitriol et la fureur.
Et puis.
Et puis, elle rencontre Ian.
Elle, princesse du cynisme, décide de croire en cet amour qu’elle n’a vu que sur les comptes Instagram de ses copines, triptyque coup de foudre/mariage/compte-joint.
Au rythme du Paris nocturne et des fumoirs de boîtes de nuit, ces deux trentenaires se télescopent dans une histoire d’amour toxique. Jusqu’à sa fin, inattendue.
«Un coup de foudre entre eux? Non, c’était une collision.»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine Mag. (Éric Debarnot)
IDBOOX (Elizabeth Sutton)
Blog Ce que j’en dit
Blog À bride abattue
Blog Miss Chocolatine bouquine

Les premières pages du livre
1
Romain
« Sympathy For The Devil »
J’ai replacé le voile sur ses cheveux. Finalement ça lui allait bien ce blanc virginal, comme quoi on peut grimer une putain en ange. Hazel a glissé son bras sous le mien et nous avons remonté l’allée doucement. J’ai senti ses muscles se raidir sous les miens, j’entendais même ses dents grincer. Me lâche pas, a-t-elle murmuré, me laisse pas faire ça et je me suis retenu d’exploser de rire et d’interrompre cette mascarade.
J’avais de la gueule dans mon smoking Yves Saint Laurent et elle aussi avait mis les petits plats dans les grands : c’est elle qui habillait la robe et non l’inverse. Elle arborait fièrement le blanc, la traîne, le voile et ses cicatrices.
Devant l’autel, j’ai frôlé ses lèvres pour la première fois, elles avaient un goût de sel, de peur et de défiance. Plus vite que je ne l’aurais voulu, j’ai dû me résoudre à la donner à quelqu’un d’autre.
Je l’ai laissée partir avec une pointe dans le cœur.
Si on m’avait dit qu’un jour je serais le témoin du mariage d’Hazel, je n’y aurais jamais cru.
Jamais.
Mais elle était là, dans cette église protestante, et je m’attendais à la voir se consumer par le feu à tout moment. Elle ne croit même pas en Dieu.
À la place de la marche nuptiale, « Sympathy For The Devil » a retenti et les gens se sont levés. Y a pas à dire, Hazel avait réussi un coup de maître.

2
Romain
« Heal Tomorrow »
Je l’attends au comptoir comme je l’ai toujours fait et elle est en retard. J’aime les choses linéaires et immuables.
Propres. Stables. Précises.
C’est pour ça que je me refuse à décaler ce dîner au vendredi ou à l’avancer au mercredi. Impossible aussi de changer de resto. On va chez Sam le jeudi, c’est une adresse qu’on ne partage pas, on se la refile sous le manteau, rue du Faubourg-Saint-Denis. On a commencé à venir quand on était au lycée et qu’on n’avait pas les moyens de se payer autre chose que le plat du jour, c’est normal qu’on perpétue la tradition.
On a trente ans, on est architectes et on gagne du fric. Beaucoup trop aux yeux de certains. Bien sûr, j’en gagne plus qu’Hazel, je suis un homme. Quinze pour cent de plus, pour être exact. Elle n’a pas l’air de m’en vouloir.

Au fil des années, Sam a apporté quelques améliorations. Les murs en crépi couleur rouille ont été repeints, les tables en Formica ont été remplacées par du vieux chêne à l’aspect faussement abîmé et les prix ont doublé. Sam a son bouclard au milieu des Turcs, des Indiens qui tiennent les manucures du passage Brady, des putes chinoises et des souteneurs du boulevard Saint-Denis, de la mafia sri-lankaise qui règne en haut, côté gare de l’Est.
Dans le bas de la rue, on trouve encore quelques réminiscences des Turcs qui ont investi le quartier au milieu des années 1980. Le Lahmacun a été rebaptisé Street Food et la Pizza Grill Istanbul a dû adapter sa carte au flot incessant de nouveaux clients qui se bousculent dans le coin.
Le patron a investi son argent pour se payer un webmaster. Il lui a fait un joli petit site qui promet des pizzas à la viande hachée et des grillades aussi bien adaptées à un déjeuner sur le pouce qu’à un dîner d’affaires. Comme si les pontes des grandes banques allaient asseoir leur cul en argent massif dans un resto oublié des services d’hygiène. Reste qu’il a quatre étoiles sur Google, que les affaires tournent mieux que jamais et que maintenant au Pizza Grill, on voit tous ces jeunes couples pleins d’avenir qui se lâchent le jour de leur cheat meal.

La junk food, c’est chic qu’une fois par semaine, faut pas charrier.
Plus loin, sur le même trottoir, le PNY ne désemplit pas. Pour les riverains, l’ouverture de ce resto a été le signal : le quartier va enfin prendre de la valeur. Pour Sam, la concurrence fait rage et les affaires vivotent depuis que 5 Pailles a ouvert à droite de son troquet. On y bouffe bio et vegan.
Des graines, des pousses, le tout dans des bols en bambou recyclables, pas l’ombre d’un Coca, mais du thé matcha verdâtre infâme. La faune d’instagrammeuses se bouscule pour le boire, un peu et le prendre en photo, beaucoup. Impossible de croire qu’à une rue près, les rabatteurs de Château-d’Eau attendent la cliente pour la traîner vers un salon de coiffure afro. Les tresses, les extensions, les ongles… Ils suivent les femmes jusqu’à l’usure, jusqu’à ce qu’elles acceptent enfin. Devant le Lidl du boulevard de Strasbourg, les daronnes africaines côtoient les petites vieilles historiques du quartier, armées de leurs caddies et de leurs cannes. Dans les rayons, les nouvelles habitantes de Strasbourg-Saint-Denis, Stan Smith aux pieds dans leur jean 7/8 juste au-dessus des chevilles viennent acheter une centrifugeuse Silvercrest pour presser les fruits qui accompagnent leur morning routine. Les moins connes téléchargent le catalogue sur leur iPhone avant de se déplacer et se retrouvent en file indienne devant la vitre du magasin le jour de la promo. Chéri, ce soir on bouffe des pâtes aux truffes, c’est semaine italienne chez Lidl.
Avant de rencontrer Hazel, je n’avais jamais bu un verre « juste comme ça » avec une meuf. Une amie. Le terme me filait la gerbe. Chez moi, on est des hommes. Des bonshommes, des mecs, des vrais, on fait régner la loi, on n’a pas d’« amies ».
On a des plans cul, des rencards, des meufs à ne plus savoir qu’en faire, mais pas une nana avec qui on partage réellement quoi que ce soit, et sûrement pas tout.
La première fois que j’ai vu Hazel, c’était en terminale. Elle venait d’intégrer le lycée en milieu d’année après s’être fait virer de son bahut précédent, on ne sait pourquoi. Elle a échoué sur la chaise à côté de moi, la seule de libre. Elle ressemblait à Keira Knightley avec son ossature frêle, ses pommettes saillantes, ses cheveux longs et noirs.
Ses yeux sans expression qui lui donnaient un air fantomatique. Quand elle a sorti ses stylos et les a alignés sur le bord de la table, j’ai compris qu’elle était flinguée. J’ai prié pour la détester, j’ai tout fait pour ça, mais quand personne ne la regardait, elle esquissait un drôle de sourire de morte qui me plaisait beaucoup trop.

Extrait
« Je n’avais jamais rencontré une fille comme Hazel. Elle avait dans le fond de son regard un minuscule éclat jaune, qui laissait transparaître sa folie. Elle était de celles qui ne reculent devant rien. Elle ne disait jamais non, trop contente de prouver qu’elle pouvait relever n’importe quel défi. Elle voyait la vie comme une succession de moments chiants et longs, un fléau dont elle voulait désespérément s’échapper sans bien savoir comment faire. Elle vivait sa vie comme une éphéméride. Une journée s’écoulait, elle en arrachait le souvenir et passait à la suivante. Elle avait cette propension à se renouveler tous les matins et à mourir tous les soirs. » p. 160

À propos de l’autrice
KOSKIEVIC_Sarah_©Astrid_di_CrollalanzaSarah Koskievic © Photo Astrid di Crollalanza

Sarah Koskievic est journaliste. Après plusieurs années passées à New-York, à Miami, à Tel-Aviv, elle est aujourd’hui directrice de production éditoriale de «Transfert» (Slate.fr), l’un des podcasts les plus écoutés en France. Après La Meute (Plon, 2019), Hazel est son deuxième roman. (Source: Éditions de La Martinière)

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Un empêchement

aumont-empechement_1+4_ENC.indd  RL_automne_2023  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

En deux mots
Mathieu et Marie sont en couple depuis plus de vingt ans. Leur fille Jeanne a quitté la maison. Leur routine va être bousculée lorsque Mathieu croise le regard de Xavier lors d’une réception. L’homosexualité qu’il avait choisi de cacher ressurgit alors avec force et l’entraine vers une double-vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les trois versions de l’histoire

En confiant à Mathieu, Xavier et Marie le soin de nous confier leurs versions respectives de cette histoire de passion et de renoncements, d’amour et de drames, Jérôme Aumont réussit une belle entrée en littérature.

Mathieu dresse le bilan de sa vie dès la première phrase de ce roman, et il n’est guère réjouissant: «Je suis l’homme qui a tout perdu». Un constat amer qu’il va toutefois falloir nuancer, car le drame vécu par Mathieu s’accompagne d’un amour passionné.
Au sortir de l’adolescence, il passe son temps avec la belle Stéphanie et passe quelques jours avec sa famille à Trébeurden en Bretagne. C’est là qu’il découvre son attirance pour le père de sa petite amie. Mais ce n’est que lorsqu’il rencontre Franck quelques temps plus tard qu’il peut vivre son homosexualité lors d’une parenthèse enchantée à Nice. Ses études, les conventions, le sida le poussent cependant à oublier cette déviance: «Non, je n’étais pas gay, je ne l’avais jamais été. Non, je n’étais pas PD, j’étais un mec, un vrai, rien ne me détournerait du droit chemin. J’allais fonder une famille, avoir des enfants. J’allais avoir une existence rangée, normale.»
Une décision à laquelle il se tiendra scrupuleusement. Il épouse Marie et passe une vie tranquille à ses côtés et à ceux de leur fille Jeanne. Une vingtaine d’années sans histoire. Maintenant que Jeanne a quitté le domicile familial, ils sortent davantage et, lors d’une réception, il croise le regard de Xavier et retrouve la passion amoureuse. Une double vie qui va s’achever dans un fracas de tôles arrachées, quand un accident de la route emporte ce nouvel amour, laissant Mathieu exsangue. Claude Sautet dirait que ce sont Les choses de la vie.
Thierry Aumont choisit alors de donner la parole au défunt. C’est donc un Xavier post-mortem qui va nous livrer son histoire et raconter sa relation avec son dernier homme. C’est aussi à lui que l’auteur confie le soin de refermer cette nouvelle parenthèse: «Pour peu enviable que soit mon sort à présent, je te plains de toutes mes forces. Tu vas devoir continuer à vivre dans ton bel appartement bourgeois, avec ta femme délicieusement dépressive, tes week-ends sur l’île de Ré chez tes beaux-parents, tes déjeuners professionnels interminables, tes rares soirées « entre mecs ». Toutes ces obligations qui scandaient ta vie et te tenaient par là même éloigné de moi avec une cruauté métronomique. Tout ce qui rendait au reste du monde ton existence respectable et bien rangée. Cet emploi du temps, tu vas désormais devoir continuer à le respecter comme si tu avais toujours tout, alors que toi et moi savons que tu as tout perdu.»
Dans ce roman choral, c’est à Marie que Jérôme Aumont confie la dernière partie. Je vous laisse découvrir son parcours d’enfant modèle, puis d’étudiante accomplie, son parcours professionnel brillant jusqu’à prendre la tête du premier magazine féminin de France avant de devenir, après «une longue série de sacrifices et de désillusions», une femme insatisfaite.
Si la force du désir est l’un des thèmes majeurs de cette rentrée littéraire, l’homosexualité figure aussi en bonne place avec notamment Plexiglas d’ Antoine Philias, La prochaine fois que tu mordras la poussière de Panayotis Pascot et La vie nouvelle de Tom Crewe. Trois autres variations autour du sentiment amoureux, du trouble qui l’accompagne et ici, du doute engendrée par une nouvelle relation différente.

Un empêchement
Jérôme Aumont
Christian Bourgois Éditeur
Premier roman
230 p., 20 €
EAN 9782267050615
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi des séjours en Bretagne, à Trébeurden et à l’île de Ré, à Nice et à Tinos, en Grèce ou encore en Normandie.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Marie et Mathieu sont mariés depuis une vingtaine d’années, leur fille Jeanne vient de quitter la maison. Leur vie professionnelle prend toute la place que leur relation ne remplit plus tout à fait. Mais aucun des deux ne se doute que la réception rue Royale à laquelle Marie emmène son mari un soir de printemps va changer leur destin. Une conversation anodine et quelques échanges de regards avec Xavier, un des convives, suffisent pourtant à troubler Mathieu, et à lui donner envie de revoir cet inconnu. Le hasard lui en offrira l’occasion quelques semaines plus tard. Un bonheur intense doublé du sentiment d’un fragile équilibre va alors gouverner la vie des deux hommes. Jusqu’à cet accident de voiture en Normandie…
Jérôme Aumont fait le récit d’un amour impossible – et peut-être bien qu’il s’agit de plusieurs amours dont il esquisse les contours. Avec subtilité, dans une prose au plus près des doutes et des déchirements amoureux, Un empêchement éclaire la manière dont cheminent nos sentiments, entre petits arrangements avec la vérité et grandes peurs. Un premier roman aux accents des Choses de la vie ou d’Appelle-moi par ton nom.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Christine Pinchart)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog L’élégance des livres


Jérôme Aumont présente son premier roman, «Un empêchement» © Production Christian Bourgois Éditeur

Les premières pages du livre
« MATHIEU
1
Je suis l’homme qui a tout perdu. L’homme qui a
échoué. Je suis l’homme échoué. Faut-il que je me lève? Faut-il que j’affronte dorénavant chaque nouvelle journée pesante et prétende qu’elle m’est supportable?
J’ai tant fait semblant. Tant fui la vérité. Et voilà qu’elle me rattrape, me traque, me détraque. Je suis l’homme à qui l’on a tout donné. L’homme abandonné. Je suis terrifié. Je t’ai perdu Xavier. Je suis désolé.
J’avais tout imaginé. Craint le pire. Mais jamais je n’aurais pu imaginer te perdre comme ça. Depuis le coup de fil de cet imbécile de gendarme, je n’ai pas fermé l’œil une seule seconde. Impossible de trouver le sommeil. Je
ne suis bon qu’à ressasser tout ce que j’ai raté, toutes les chances que je n’ai pas su saisir. Toutes les fois où la perspective d’un énième mensonge m’a privé de toi. Car ce sont bien mes mensonges qui m’ont privé de toi. Et
l’imbécile, c’est moi. Un imbécile malheureux.

2
Ma mère, économe en tout, avait pour habitude de me dire que j’avais presque trop d’amour à donner. L’axiome me semblait incongru. Je ne voyais pas bien à quelle réserve naturelle de sentiments elle faisait référence. Mais je n’ai
jamais douté de ma capacité à aimer. Elle a toujours été là, vivante, brûlante. Pour quelle raison aurais-je soudain dû m’économiser ? Mettre de côté pour plus tard ? Tout cela relevait d’un postulat par trop comptable. On aime
et puis on verra bien où cela nous mène. On ne peut pas toujours parier sur l’avenir. On se met à nu et, quand vient le moment de se rhabiller, on rassemble gauchement ses oripeaux, on compte ses abattis. On s’échappe et on se reconstruit comme on peut. Du plus loin que je me souvienne, j’ai très tôt vu les obstacles et les chicanes fondre sur moi. Mais j’étais décidé à ne pas me laisser décourager. Au sortir d’une enfance ordinaire, ni douloureuse, ni tout à fait épanouie, je me suis composé un personnage d’adolescent mystérieux et discret. Je crois
avoir vite compris que mon adolescence ne serait qu’un brouillon de l’âge adulte dont j’observais à la loupe les quelques spécimens que j’avais sous les yeux : mon père, ma mère, leur cercle d’amis, mes oncles et mes tantes, les
voisins. Je ne cherchais pas à les imiter, mais je ne voyais pas non plus l’intérêt de les contrarier pour le plaisir ou de me faire remarquer pour de mauvaises raisons.
Je n’y mettais pas plus d’enjeux que ça. Pour l’essentiel, j’attendais que cette période ingrate se passe d’elle-même, sans laisser trop de séquelles, de traumatismes ou de mauvais souvenirs. J’ai dû commettre un ou deux actes
de bravoure, mais davantage pour prouver que j’étais un enfant puis un adolescent comme un autre. Je connaissais le terrain de jeu, ses règles. Mes parents les avaient très tôt explicitées, détaillant les pénalités encourues. Je gardais donc l’essentiel pour moi. Ce que j’ai, plus tard, identifié comme une forme de trouble originel. Le tableau était presque parfait, et j’avais le sentiment d’accomplir un sans-faute. Je respectais les consignes, mettais une
énergie considérable à faire mien le protocole, à ne pas décevoir, à me rendre utile, à occuper une place. C’est seulement le soir, regagnant ma chambre bien rangée puis me glissant sous les draps, que je sentais mon corps se relâcher et m’échapper. J’avais alors l’impression d’être
dépossédé de mes résolutions, de tout ce qui rendait ma vie domptable et prévisible. Comme si un changement de garde s’opérait et que, profitant de ce moment d’inattention, un petit malin prenait les rênes pour me soumettre
au supplice ou, plus exactement, à la tentation.
Je venais d’avoir 17 ans. C’était un soir de printemps.
Une famille avait emménagé dans la maison d’à côté peu de temps auparavant, une petite meulière dont le pignon tutoyait la fenêtre de ma chambre. Mathilde et Paul M., la quarantaine comme mes parents, et Stéphanie, leur fille unique, vinrent se présenter. Restés sur le pas de la porte, ils étaient les premiers intimidés par cette visite qui trahissait l’envie maladroite et trop manifeste de sympathiser avec leurs nouveaux voisins. Un peu pris au dépourvu par cette initiative, mes parents firent leur possible pour ne pas accueillir les M. trop fraîchement.
Je m’efforçais quant à moi de donner une raison d’être au timide sourire de Stéphanie, que l’on avait traînée là malgré elle. Mais pourquoi est-ce son père que je ne pouvais quitter des yeux ? Et pourquoi la vision de cet homme me nouait-elle ainsi l’estomac? Qu’était-il en train de se passer? Ce rire nerveux et ces picotements dans les mains. Cette envie de prendre mes jambes à
mon cou, de détaler comme un lapin. Et pour aller où d’abord? J’ignore ce que je laissais deviner de mon trouble, mais je crois qu’il ne me quitta plus. Cet homme, par sa simple présence, me faisait changer de comportement de manière incompréhensible. Irrationnelle. Et
je ne parvenais pas à savoir si tout cela procédait d’une quelconque hostilité ou d’autre chose, une gêne.
Fils unique, j’avais très tôt appréhendé les adultes sans le filtre d’un frère cadet ou d’une sœur aînée qui vous cantonne à la table des petits. Personne ne se préoccupait de savoir si je m’ennuyais ou s’il était pertinent que mes
oreilles traînent trop près des conversations lors des repas de famille ou des apéritifs décontractés entre voisins.
On baissait juste la voix de temps en temps, quand elles prenaient un tour grave ou grivois. Les adultes qui m’avaient vu grandir et que j’avais vu vieillir faisaient donc partie de mon environnement naturel. Je ne comprenais pas pourquoi Paul M. ne s’inscrivait pas dans ce paysage.
Quelque chose coinçait. Il n’était ni un modèle, ni un repère, alors qu’était-il ? Un soir que je me caressais dans ma chambre, la réponse s’est imposée d’elle-même.
En général, je montais me coucher après le journal télévisé, sauf le mardi et le samedi soir où j’avais le droit de regarder le film avec mes parents. J’étais censé réviser ou lire un peu avant l’extinction des feux à 22 heures.
Ma mère ne montait jamais avant la fin du film. Cela me laissait le temps de me masturber une, deux, voire trois fois les bons soirs. J’avais sacrifié une paire de chaussettes dans laquelle je me vidais les couilles. Je n’aimais pas trop
la sensation du sperme chaud sur mon ventre. Je les roulais ensuite en boule sous mon lit, où régnait un bazar suffisant pour que j’estime mon secret bien gardé. Le lendemain matin, les chaussettes étaient un peu raides et j’étais
sans doute le seul à ne pas remarquer l’odeur âcre qu’elles dégageaient dans toute la chambre. Mais ma mère ne m’a jamais fait la moindre réflexion. Au début, je venais très
vite, sans même avoir besoin de fermer les yeux. Puis des images commencèrent à apparaître. Un visage bientôt. Un corps. Un soir, j’ai installé ma chaise de bureau devant la fenêtre, et là, les yeux braqués sur la salle de bains de la maison d’à côté, j’ai attendu. J’ai attendu qu’apparaisse Paul M. Tapi dans le noir, soustrait à tout jugement extérieur, je me suis préparé au seul spectacle qui valait toutes les soirées télé. La vision de cet homme de 40 ans, nu dans sa salle de bains avant d’enfiler ce pyjama qu’un
jour, le cœur tambourinant dans ma poitrine, je finirais par aller décrocher du fil à linge. Sans doute un dimanche après-midi qu’un match de foot ou un grand prix de Formule 1 avait vidé le quartier, hommes vautrés dans leur canapé, femmes courbées sur leur planche à repasser.
Était-ce pour me racheter à mes propres yeux que je me mis ensuite en tête de séduire sa fille Stéphanie? Ou me rapprocher de celui dont j’enfilais désormais le pyjama et en frottais l’étoffe contre mon sexe, les yeux collés au
carreau ? Je me souviens seulement que Paul accueillit cette idylle adolescente avec résignation et bienveillance, voyant en moi un garçon sérieux, mature et responsable.
Ce petit jeu dura un été je crois. J’avais 17 ans et je laissais déjà une indicible schizophrénie s’emparer de moi.
Stéphanie et moi passions nos après-midi à errer dans les rues toutes identiques de notre petite ville de banlieue, parfois en compagnie d’autres filles ou garçons de notre âge. Sans but mais sans vraiment ressentir l’ennui pour
autant. Elle était belle comme un cœur, douce, sereine, drôle. J’aurais voulu être amoureux. Être à la hauteur.
Je serrais sa main, sa taille ou son épaule comme si ma vie en dépendait. Comme si quelque chose allait forcément finir par se passer, comme si ma détermination allait payer, congédier mes mauvaises pensées. Je me dégoûtais. Je haïssais ce simulacre auquel je ne voyais aucune issue. La journée, je parvenais par je ne sais quel miracle à ne pas me laisser gagner par la vision nocturne de son père nu dans leur salle de bains, à la lumière d’un
tube fluorescent qui rendait sans doute sa peau un peu plus blanche qu’elle ne l’était en vérité. Mais, le soir, rendu à l’intimité de ma chambre, c’est bien à lui que je pensais, et son corps que j’explorais dans ce demi-sommeil honteux et douloureux.
À la fin de l’été, le père de Stéphanie est passé à la maison un soir. Je bouquinais dans un coin du salon. Je ne l’ai pas entendu sonner. Et il était là, dans l’entrée, face à ma mère. Il souriait, un peu décoiffé je crois. D’un geste maladroit et levant les yeux au ciel, maman m’a fait signe d’ôter le casque que j’avais sur les oreilles :
— Paul, enfin, Monsieur M. est gentiment venu t’inviter à partir en week-end avec eux en Bretagne. Cela te fera du bien de voir la mer avant la rentrée des classes.
Ça te dit mon grand ?
— Si ça me dit ? Plutôt deux fois qu’une ! Merci,
c’est trop gentil ! Stéphanie est au courant ?
— Évidemment, gros nigaud ! Mais c’est une idée de Monsieur M., tu peux donc le remercier en effet. Il ne va pas vous déranger au moins, vous êtes sûr ?
— Non, au contraire, ça nous fait plaisir. C’est un bon gars votre fils, vous savez. Et puis, c’est seulement pour trois jours, ce sera vite passé, mais je te préviens, hein, c’est chambre séparée. Enfin, tente séparée plus exactement !
Maman et Paul rirent de bon cœur. Je souriais jaune.
Le rendez-vous fut pris pour le lendemain après-midi.
À l’époque déjà, je détestais pique-nique, camping et toutes ces activités d’extérieur censées exalter la communion avec la nature, sentant bien que, derrière le beau tableau naturaliste, elles avaient surtout pour vertu
d’épargner le portefeuille des Français moyens que nous étions. Mais j’étais prêt à renier tous mes principes pour l’occasion, à dormir sur une planche, dans un duvet trop petit, à boire de l’eau tiède et à manger des chips parfumées à la banane ou inversement. Ça allait être un week-end de rêve ! Et puis, c’est Paul lui-même qui était venu m’inviter, alors qu’il aurait pu envoyer Stéphanie. Ça voulait dire qu’il m’aimait bien. Mieux : il me considérait comme un adulte. Pour un peu, on aurait pu partir tous les deux. On aurait prétexté un week-end de pêche entre hommes.
À peine arrivés au camping « Armor », sur la commune de Trébeurden, j’ai compris que ce week-end allait être un supplice et non une belle partie de campagne. Stéphanie, intimidée par la présence de ses parents, marquait une distance palpable. Sans le vouloir, elle m’empêchait de
puiser dans la proximité de son corps la force de renoncer à l’attraction qu’exerçait celui de son père. Il faisait
chaud, très chaud. J’étais en nage, mais j’aidai Paul à installer les trois tentes comme je pus. Puis vint l’heure du dîner frugal. Stéphanie et sa mère étaient épuisées et menacèrent rapidement d’aller se coucher. Paul, lui, était en pleine forme. Les embruns le galvanisaient.
— Tu es fatigué, toi, Mathieu ?
— Non, ça va, j’ai dormi dans la voiture.
— Ça te dit de piquer une petite tête avant d’aller
dormir ? Moi j’en meurs d’envie !
— Euh, oui, pourquoi pas. Stéph, tu viens avec nous ?
— Non, je suis trop fatiguée et mes cheveux vont
mettre des heures à sécher, mais vas-y avec papa, profite !
Un supplice donc. Une fois nos maillots enfilés, nos draps de bain en équilibre précaire sur l’épaule, comme deux mâles conquérants, Paul et moi prîmes le sentier qui menait à la plage de Trébeurden, dans une euphorisante demi-obscurité. Il était excité comme un gamin, je peinais à me détendre. La mer était calme, l’eau froide mais enveloppante. J’ignore combien de temps nous sommes restés là, lui à enchaîner les longueurs, moi à barboter, plonger sur place et faire la planche. Je n’ai jamais été un grand nageur. Nous regagnâmes ensuite le camping
sous une nuit étoilée. Tous deux frigorifiés, rincés mais détendus. Jusqu’au moment où je l’entendis décréter avec enthousiasme : « À la douche maintenant ! »
Arrivés dans les sanitaires suréclairés du camping, Paul choisit les douches communes plutôt qu’une des nombreuses cabines individuelles. Et, dans un regard de défi, il me lança : « Bon, on est entre hommes, pas de
gêne, tous à poil ! » Et, joignant le geste à la parole, il fit glisser son slip de bain le long de ses cuisses et le suspendit à un crochet. Il m’invitait tacitement à l’imiter. J’étais pétrifié. Paul M., père de celle dont j’essayais désespérément de me convaincre qu’elle était ma petite copine. Ce
même Paul M., que j’observais dans sa salle de bains à la dérobée par la fenêtre de ma chambre chaque soir, et dont le pyjama était mon honteux trophée, Paul M. se tenait face à moi, tout sourire. Après avoir connu la température
hostile de la Manche, son sexe se ragaillardissait sous mes yeux et sous le jet brûlant de la douche, jusqu’à prendre sa
taille de croisière. Autant dire que j’avais bien choisi l’objet de mes obsessions nocturnes, mais cette confrontation un peu trop frontale me renvoyait à toutes mes contradictions.
— Allez, ne fais pas ton timide, tu ne vas pas te laver en maillot, quand même ?
Je m’exécutai, obéissant à la forme d’autorité paternelle que Paul représentait.
— Eh ben, voilà, on est quand même mieux comme ça, non ? Et puis, tu n’as pas à avoir honte, la nature ne s’est pas foutue de toi !
Se rendit-il compte que, bien davantage que la nature, c’est la vision de son corps nu et terriblement proche du mien qui opérait ? Masquait-il son trouble ? Je pris
le parti de lui tourner le dos, lui offrant le spectacle de mon cul plutôt que celui de ma bite turgescente. J’étais mortifié. Je ne pouvais pas prendre le risque d’être ainsi confondu par Paul, notre voisin. Le père de ma copine.
Longtemps je me suis interrogé sur les réelles intentions de Paul. Ce séduisant quarantenaire avait-il été bercé de préceptes vaguement naturistes ou était-il simplement très à l’aise avec son corps, décomplexé au point de se mettre nu devant le petit copain de sa fille ? Me testait-il ? Cette étrange intimité était-elle un maladroit rite initiatique qui traduisait à ses yeux le passage à l’âge adulte ? Sa manière à lui de me traiter d’égal à égal, en bon camarade ? Je n’ai jamais réussi à trancher et je n’ai bien sûr jamais confié cette histoire à quiconque. Je ne suis pas certain que mes parents (ou Stéphanie ou sa mère d’ailleurs) auraient goûté l’anecdote. Je n’ai plus jamais cherché à l’observer par la fenêtre de ma chambre. J’avais été, bien malgré moi, trop près du point de rupture. Il est mort trois ans plus tard d’un cancer, je crois. Stéphanie et moi nous étions perdus de vue, mais elle m’a téléphoné pour m’annoncer la nouvelle. « Il demandait souvent de tes nouvelles. Il t’aimait beaucoup, tu sais. »

3
J’ai passé les quatre années suivantes à lutter. »

Extraits
« L’affaire était réglée et ma décision prise. Mon amour mort jamais ne serait exhumé. Il n’était nullement question d’homosexualité. J’avais rencontré, puis soigné et accompagné un être qui m’avait touché, que j’avais aimé, mais finalement de manière presque platonique. (…) Non, je n’étais pas gay, je ne l’avais jamais été. Non, je n’étais pas PD, j’étais un mec, un vrai, rien ne me détournerait du droit chemin. J’allais fonder une famille, avoir des enfants. J’allais avoir une existence rangée, normale. Rien ne dépasserait, Je ne mangerais pas de ce pain-là. Pas moi. J’allais raccompagner Marianne chez elle après cette étrange soirée, clouer d’un coup le bec à Nathalie, couper court à toute spéculation, reprendre le droit chemin que je n’aurais jamais dû quitter, le sillon dont je n’aurais jamais dû m’écarter. Vivre, c’est choisir. Je choisissais de vivre et de donner la vie. C’était dans l’ordre naturel des choses. Je devais mettre un terme à cette période de ma vie consacrée à de vaines éjaculations, à de mortes amours. Elle s’appellerait Marianne ou peut-être bien Marie. J’apprendrais à la désirer, à l’aimer, à la pénétrer, Cela ne devrait pas être si compliqué. » p. 34-35

« Pour peu enviable que soit mon sort à présent, je te plains de toutes mes forces. Tu vas devoir continuer à vivre dans ton bel appartement bourgeois, avec ta femme délicieusement dépressive, tes week-ends sur l’île de Ré chez tes beaux-parents, tes déjeuners professionnels interminables, tes rares soirées «entre mecs». Toutes ces obligations qui scandaient ta vie et te tenaient par là même éloigné de moi avec une cruauté métronomique. Tout ce qui rendait au reste du monde ton existence respectable et bien rangée. Cet emploi du temps, tu vas désormais devoir continuer à le respecter comme si tu avais toujours tout, alors que toi et moi savons que tu as tout perdu. » p. 92

« Avant de devenir une femme insatisfaite je fus d’abord une enfant modèle, puis une étudiante accomplie. J’ignore dans quelle mesure une étape à influencé l’autre. Et je ne suis pas certaine que l’on puisse parler ici de réussite. Cela ressemble davantage à une longue série de sacrifices et de désillusions. Pas mal d’amitiés laissées sur le bas-côté aussi. » p. 184

À propos de l’auteur
AUMONT_Jerome_DR_librairie_mollatJérôme Aumont © Photo DR – Librairie Mollat

Jérôme Aumont est né en 1972 à Caen. Un empêchement est son premier roman. (Source: Christian Bourgois Éditeur)

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Le grand feu

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Sélectionné pour le Prix du roman Fnac 2023

En deux mots
À l’aube du XVIIIe siècle à Venise, Ilaria est confiée à la Pietà, une institution qui accueille les orphelins. L’enfant y vivra recluse, à quelques mètres de sa famille, mais bénéficiera d’une solide formation, notamment à la musique. Antonio Vivaldi, qui donne les cours de violon, va lui ouvrir de nouveaux horizons, lui permettre de sortir et de découvrir… l’amour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La jeune fille et l’amour absolu

Léonor de Récondo retrouve l’Italie de Pietra Viva pour raconter la vie d’Ilaria, jeune fille formée à la musique par Vivaldi dans la Venise du XVIIIe siècle. Un hymne à la musique et à l’amour, passionné et passionnant.

Ilaria naît le 31 mai 1699 à Venise. Mais le sixième enfant que sa mère met au monde connaîtra-t-il le même sort funeste que la moitié de la fratrie, morte avant d’avoir vécue? Sa mère a déjà choisi de la confier à la Pièta, une institution religieuse où elle pourra apprendre le chant et la musique et s’isoler des épidémies et de cette peste qui continue à faire des ravages.
C’est donc à quelques mètres de ses parents qu’elle grandit, mais ne les voit guère qu’à Noël. Fort heureusement, elle trouve du réconfort auprès de son amie Prudenzia et s’émerveille des sons que produisent les choristes et plus encore de ceux qui naissent du violon. Un instrument que son professeur, Antonio Vivaldi, va lui confier.
Au fur et à mesure qu’elle grandit, elle est attirée par les bruits de la ville, par l’envie de découvrir ce qui se cache derrière les murs de l’institution. Elle aimerait contempler les trésors de la Cité des Doges dont on lui a parlé, en savoir plus sur ses habitants et profite de chaque occasion qui lui est donnée pour aller en ville, ne fut ce qu’une simple course à faire.
Paolo, le fils d’une grande famille vénitienne, va la remarquer. Très vite la jeune fille va devenir l’objet de ses fantasmes. Il se rêve déjà preux chevalier livrant bataille pour Ilaria : «Sur les terres ennemies, mon corps mort fécondera le sol aride pour devenir un jardin qui te sera inconnu.»
Avide de savoir et de culture, elle trouve dans l’emploi de copiste que lui a procuré le compositeur de quoi enrichir sa passion. Une passion qui lui fait oublier tout le reste : «Elle pénètre le labyrinthe de la fabrication. Et ce faisant, elle apprend. Les accords se succèdent, la ligne du violon se dessine, elle la sent sous ses doigts. Le mystère se révèle.» Paolo peut-il servir ses desseins? Alors oui, elle est prête à s’enflammer: «Son violon va brûler, les tentures, le palais, tout va brûler. Elle n’est plus qu’une flamme vive.»
Si Le grand feu nous ramène d’abord à Pietra Viva, il s’inscrit aussi dans une œuvre marquée par une farouche détermination à transformer son existence, à s’élever au-dessus des obstacles, d’Amours à Point cardinal ou encore à Revenir à toi. Avec cette fois la passion, le grand feu, portée à son paroxysme. Comme l’a écrit Victor Hugo «L’amour, c’est l’absolu, c’est l’infini ; la vie, c’est le relatif et le limité. De là tous les secrets et profonds déchirements de l’homme quand l’amour s’introduit dans la vie. Elle n’est pas assez grande pour le contenir.» Léonor de Récondo en apporte la lumineuse démonstration, avec son écriture toujours aussi sensuelle et précise. Avec cette musicalité qui épouse ici avec maestria son sujet.

Le grand feu
Léonor de Récondo
Éditions Grasset
Roman
234 p., 19,50 €
EAN 9782246834793
Paru le 16/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Venise.

Quand?
L’action se déroule de 1699 à la première moitié du XVIIIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Le Grand Feu, c’est celui qui m’anime, et me consume, lorsque je joue du violon et lorsque j’écris.»
En 1699, Ilaria Tagianotte naît dans une famille de marchands d’étoffes, à Venise. La ville a perdu de sa puissance, mais lui reste ses palais, ses nombreux théâtres, son carnaval qui dure six mois. C’est une période faste pour l’art et la musique, le violon en particulier. A peine âgée de quelques semaines, sa mère place la petite Ilaria à la Pietà.
Cette institution publique a ouvert ses portes en 1345 pour offrir une chance de survie aux enfants abandonnées en leur épargnant infanticides ou prostitution. On y enseigne la musique au plus haut niveau et les Vénitiens se pressent aux concerts organisés dans l’église attenante. Cachées derrière des grilles ouvragées, les jeunes interprètes jouent et chantent des pièces composées exclusivement pour elles.
Ilaria apprend le violon devient la copiste du maestro Antonio Vivaldi. Elle se lie avec Prudenza, une fillette de son âge. Leur amitié indéfectible la renforce et lui donne une ouverture vers le monde extérieur. Le Grand Feu, c’est celui de l’amour qui foudroie Ilaria à l’aube de ses quinze ans, abattant les murs qui l’ont à la fois protégée et enfermée, l’éloignant des tendresses connues jusqu’alors.
C’est surtout celui qui mêle le désir charnel à la musique si étroitement dans son cœur qu’elle les confond et s’y perd. Le murmure de Venise et sa beauté sont un écrin à la quête de la jeune fille: éprouver l’amour et s’élever par la musique, comme un Grand Feu.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Léonor de Récondo présente «Le grand feu » © Production Éditions Grasset

Les premières pages du livre
« C’est au petit matin du 31 mai 1699 qu’Ilaria naît. La sixième de la fratrie à pointer son minuscule corps, parfaitement formé, doigts, orteils, jambes et bras, ventre et organes, tout y est, chevelure et crâne bombé.
Francesca est assise sur un grand fauteuil, bassine et linges attendent leur heure. Elle connaît la douleur, la patience éprouvée, l’étau qui se serre et se desserre, la soif et le vertige.
Il fait chaud déjà, humide à Venise, après une semaine d’averses inexpliquées. Cette pluie augure d’une naissance heureuse, lui a-t-on dit. Un signe d’eau comme la ville, un signe de flottement. Un doux flottement, elle saura naviguer. Elle attend une fille, le pressent.

Giacomo est allé chercher Bianca. Entre les barreaux de fer, il a frappé au carreau de la grande bâtisse en pierre de la Pietà. Au rez-de-chaussée, Bianca est là, gardienne, portière, vigile des lourds battants de bois et de leur imposant verrou. Elle ne décide pas de qui a le droit de séjourner dans l’institution, mais chaque enfant passe par elle. De ses mains tendres, elle les a toutes touchées, en langes ou robe, c’est elle qui les rassure et les conduit jusqu’à la Prieure.
Giacomo est serein. Il lui dit, viens, c’est pour ce matin. C’est la sixième fois que je serai père. Il pense aux risques d’hémorragie, à tout ce qui pourrait advenir, sans que ça n’entame sa joie.
Depuis une quinzaine de jours, il prie matin et soir. Oui, pour matines et vêpres à San Giovanni in Bragora. Avant chaque naissance, il devient assidu, plein de sa foi, implorant à genoux que le corps ne soit pas malformé ou le cordon enroulé.

La petite porte de la Pietà, découpée dans l’un des immenses battants, s’ouvre. Il entend les gonds grincer, puis le claquement sourd lorsqu’elle se referme. Bianca est devant lui, son fichu en coton blanc de travers. Elle le regarde en souriant.
Mais tu ne t’es pas peignée pour accoucher ta cousine ?
Elle éclate de rire.
Elle pourra s’accrocher à mes cheveux sans avoir peur de me décoiffer ! Et puis, l’enfant à naître, on espère bien qu’il sera coiffé, lui…

La barque attend sur le minuscule canal.
Giacomo l’aide à monter, elle est chargée de son panier. Il rame d’un côté, de l’autre, il est pressé. Sa femme, ses filles, les siens, sa famille, et bientôt, cette autre enfant…
Un court instant, il prend le temps de regarder le ciel. Un beau début de bleu, étroit entre les édifices, un bleu après la pluie qui présage du meilleur. Un début de bleu qui s’échoue dans l’eau, qui se trempe de lagune, se rince de la nuit, se faufile entre briques et marbres, une aube nouvelle, une naissance, dans l’insouciance, dans l’ignorance qu’Ilaria va bientôt pointer le bout de sa chair.
Sans accroc, pleine de son cri à venir, vie immergée depuis neuf mois, au chaud du placenta, cellules patiemment assemblées, se démultipliant, se frottant, s’exerçant à fonder une matière neuve, des bras, un œil, deux yeux, poumons et cœur ; un cœur qui bat, dans cette Venise endormie, indifférente au miracle, un cœur à venir, un cœur pour mourir.
Épidémies, joies, inquisition, secrets, éblouissements d’eau et de feu, le petit cœur vivra son temps, traversé d’appréhensions et gonflé de bonheurs, oublieux, lâche et parfois courageux, mais toujours régulier à battre la mesure de la vie d’Ilaria, dont Giacomo ne sait pas encore le prénom, ne connaît pas encore le fin duvet qui recouvre ses bras, ses yeux écarquillés, ni le long cri qui éveille une vie entière, une ville et sa lagune, nuées de corbeaux et de cormorans, au petit matin.
Giacomo a accosté. Dans l’escalier qui monte de la boutique à la chambre, Bianca sur ses talons, il se presse, on arrive, on est là, tesoro, tiens bon !
Il s’adresse à Francesca qui les attend, son trésor, son joyau, il lui répète, mon joyau, au milieu des montagnes de soie, mon joyau. Et quand, en entrant dans la pièce, il pose le pied sur les tomettes de terre cuite irrégulières, quand Bianca manque de trébucher sur l’une d’elles, entre deux grimaces de souffrance, Francesca leur dit, c’est pour bientôt.
Bianca sort de son panier, cachée au milieu du linge, une petite statuette en bois de la Madone, son porte-bonheur avant chaque naissance. Elle fiche Giacomo dehors, demande à Francesca de s’allonger sur le lit, puis installe les brocs d’eau, une fiole de vinaigre et une de grappa à proximité, laisse la longue pince en fer hors de vue au fond du panier.
Francesca souffle, se raidit, se cambre. Et Bianca, comme elle l’a toujours fait, comme le lui a appris sa propre mère, s’assoit derrière sa cousine sur le lit, jambes repliées contre ses flancs, lui caresse le ventre qui se tend et se détend. Elle chuchote à l’oreille de Francesca en sueur, l’encourage, la guide tout en poussant l’enfant, l’extirpant de la béatitude maternelle, à travers le canal étroit, vers la lumière. Bianca voit ce canal à l’image de la ville d’eau. Elle dit, c’est maintenant, on y est, c’est maintenant.
Et Francesca, dans ses mains incrédules, accueille pour la sixième fois un enfant.
Parfaite, elle est parfaite, avec une magnifique tache de vin sur la cuisse, lui murmure Bianca. Comme la tienne.

Quelques mois plus tôt, Francesca et Giacomo étaient allés écouter une messe chantée à la Pietà. Un office de Pâques. Respirant le parfum mélangé d’encens et de suie des cierges, tandis que s’élevait le chœur des jeunes filles cachées derrière les grilles de fer de la tribune en marbre, Francesca touchait son ventre rebondi. Elle caressait le petit être à venir, tout en lui murmurant : si tu es une fille, tu chanteras avec elles.
Dans une soudaine exaltation, liant concert et liturgie, confondant ces voix célestes avec ses propres désirs, elle avait pris la main de Giacomo. Plus tard, elle lui dirait que leur enfant, leur sixième à venir, chanterait parmi ces anges.
Pénétrée par la musique, elle se revoyait adolescente. Quand sa mère l’avait emmenée à Venise, depuis Padoue. Elles devaient acheter du tissu pour la robe de fiançailles d’une de ses sœurs. On leur avait indiqué la boutique des Tagianotte, près de la Pietà.

En une seule phrase, le destin de Francesca s’était joué.

Sous les longs rayonnages de bois sombre, Giacomo avait déplié et déployé les fastueux métrages, sans jamais cesser de regarder cette jeune fille silencieuse.
Dans l’étroite boutique où les étagères débordaient de couleurs, Giacomo et la mère avaient longuement débattu de la qualité des tissus, hésité entre plusieurs pièces, avant de sortir pour en examiner une à la lumière du jour. Rien de mieux pour juger de la couleur, avait-il dit.
La jeune fille les avait suivis et Giacomo s’était émerveillé du reflet bleu de l’étoffe sur le cou de Francesca. Dans un élan soudain, il lui avait donné une longueur supplémentaire de soie.
C’est pour vous, avait-il dit en la lui tendant. C’est pour vous afin que ce bleu ne vous quitte plus.
Et Francesca, dans son insouciance adolescente, avait commencé de murmurer : la joie la soie, la joie la soie.
Elles étaient revenues le lendemain et quelques semaines plus tard, Giacomo avait fait sa demande, aussitôt acceptée.
Dans l’attente des noces, entre Padoue et Venise, Francesca avait cousu toute la doublure de sa robe de mariée de ce bleu originel. Un bleu plus profond que celui de la lagune sous le soleil, un bleu qui s’imbibe d’orage une nuit de Saint-Jean ; un geste superstitieux qui n’avait rien de frivole, au plus près de son âme, de son corps chaste, la promesse de leur amour, elle en était convaincue.
Depuis, ce bleu l’accompagnait dans chaque moment important de sa vie, à la vue ou à l’insu des autres. À chaque baptême, un peu de cette soie, dans les trois minuscules cercueils de ses enfants mort-nés, un linceul bleu.
Giacomo se moquait de cette manie. Tu ne comprends pas, lui répondait-elle toujours, tu ne vois pas qu’à l’intérieur, je suis de cette couleur.

Peu avant le terme, Francesca était allée voir Bianca pour lui dire, je voudrais que la petite entre à la Pietà.
Bianca l’avait aussitôt interrompue, attends de voir si elle vit, celle-là ! On ne sait jamais… Le destin des enfants est si fragile.
Et le nôtre, Bianca ? Et le nôtre ? avait répondu Francesca soudain furieuse. C’est exactement pour ça qu’elle doit être élevée ici !
Chacun à Venise avait des proches contaminés par la peste. Comment oublier la danse incessante des corps déformés et des cercueils ?
Sur la lagune, les morts et les naissances rivalisaient en nombre. Sur la lagune, on s’aimait avant de mourir, on priait avant de se désoler ; on luttait comme on pouvait contre l’inéluctable.

Francesca était persuadée que sa sixième vivrait et qu’elle chanterait. Je viendrai l’écouter ici, elle sera cachée derrière les grilles de fer, je ne pourrai pas la voir mais elle grandira en apprenant la musique, sans être obligée de couper et découper les métrages d’étoffes, de compter et recompter les sequins. Hors de question. Ilaria vivrait en s’élevant.
Alors, je pourrai bien entrer dans la danse des morts, insista Francesca auprès de sa cousine. Je pourrai mourir pour de bon, puisque la voix de ma fille sera déjà au paradis.
Bianca ne promit rien. Seules les orphelines trouvaient place au sein de la Pietà, ou bien des filles de parents assez riches pour payer les cours de musique.
J’en parlerai à la Prieure, avait-elle seulement répondu.
Et sans attendre l’avis de Giacomo, Francesca jura que la famille s’engagerait à fournir à l’institution les tissus nécessaires aux habits des plus pauvres. Bianca la regarda, interloquée, puis se mit à rire, mais elles sont 867 aujourd’hui !
Dis-lui qu’on donnera ce qu’il faut pour que la petite chante.
L’imparable argument de Francesca avait rapidement convaincu la Prieure.
Si la petite vit, nous l’accueillerons dès son troisième mois.

Et ainsi, soies et lins blancs permirent à Ilaria d’entrer en musique comme elle aurait pu entrer au couvent. À l’Assomption 1699, le nourrisson, un mouchoir bleu caché dans ses langes, passa les portes de l’institution sous la protection de Bianca.
Francesca et Giacomo assistèrent à la messe de ce jour, puis s’en retournèrent quelques canaux plus loin. La maison Tagianotte n’hébergeait plus entre ses murs que deux petites filles.

Bianca est la gardienne du tour. Depuis sa loge, elle entend la cloche accrochée à quelques mètres, sur le mur de l’édifice. Les femmes déposent leur enfant à l’intérieur d’une boîte encastrée dans l’enceinte, la font pivoter et sonnent avant de partir. Parfois, il y a une lettre, des habits, la plupart du temps rien du tout.
À entendre la cloche, le cœur de Bianca se serre. Elle ne s’y fera jamais. Les nourrissons sont souvent abandonnés au petit matin. Combien de mères, le front appuyé sur le mur, versent leurs dernières larmes avant d’actionner le tour, à l’aube, quand la ruelle est encore déserte, et de s’enfuir ? Certaines, dans leur précipitation, oublient de tirer la cloche et ce sont les cris affamés de l’enfant qui alertent Bianca.
Elle ne se sent pas chargée d’une mission divine, non, mais d’une mission féminine. Pour mes sœurs, comme elle le répète souvent. À combien de nourrissons noyés, étouffés à la naissance, a-t-elle évité la mort ? Une bonne centaine. À chaque fois, elle y pense aux femmes démunies, la pauvreté, la rue, la prostitution. Tous ces enfants qu’elle croise, livrés à eux-mêmes, qui se glissent sous les étals du marché pour glaner le moindre rebut, le moindre baiser. La marmaille bruyante de la Sérénissime.
Bianca accueille les enfants déposées comme la possibilité d’une vie sauvée. Et le chœur qu’elles forment, puis les jeunes filles qu’elles deviennent, sont toutes à la gloire de la vie. Rien d’autre que la vie.
Bianca aime croire qu’elle fait partie d’une chaîne, infime maillon, vain parfois, mais humain et chaleureux. Des mains de la mère, en passant par les siennes, jusqu’à l’institution. Jamais elle ne pense à l’identité de celle qui abandonne son enfant dans le tour. Jamais elle ne juge. Elle connaît trop bien les difficultés qui pèsent sur les femmes. À chaque coup de cloche, son cœur se serre, mais c’est son sourire qui accueille le nourrisson.

Avec Ilaria, le lien est particulier.
La petite a été placée dans la pouponnière, la grande salle où sont les lits des plus jeunes. Des nourrices les allaitent, et elles grandissent. La salle est pleine de cris et de joie, de vie qui croît. Et Bianca s’émerveille de ce miracle, la vie qui résiste. Certaines petites succombent aux maladies, mais cette mort, une première fois évitée grâce au tour, lui semble plus douce qu’un ultime plongeon dans un canal ou la lagune.

Ilaria s’éveille avec comme horizon la robe de Bianca. Long habit à la toile épaisse. Dès qu’elle sait marcher, elle dévale les escaliers qui mènent à la cour intérieure, la traverse et, sur la pointe des pieds, actionne le loquet de la loge de Bianca. Malgré l’interdiction, la nuit, elle se glisse dans son lit. Elle veut, envers et contre tout, la douceur de sa compagnie.
Bianca, les premiers temps, la gronde en la ramenant dans le dortoir. Dès l’âge de deux ans, les fillettes dorment dans des petits lits qu’elles partagent avec une autre. Et puis, elle n’a plus su résister à la persévérance d’Ilaria ; elle-même troublée par la chaleur de ce minuscule corps blotti contre le sien. Toutes deux insatiables de tendresse.
Une heure avant matines, Bianca lui dit, allez, file ! Retourne là-bas. Et la petite, après s’être cachée quelques instants de plus dans la chaleur de cette cousine providentielle, court en sens inverse, pieds nus silencieux sur les dalles de la cour, puis sur les tomettes glacées de l’étage.
Au réveil, elle a tout oublié de ses allées et venues.

La Prieure a été intransigeante avec les Tagianotte. Ils verront très peu leur fille, elle doit grandir au sein de la communauté afin d’y trouver sa place. Durant ses premières années, Ilaria apprend à lire. Elle aime les mots, les lettres qui s’assemblent et se défont. Elle aime les faire bouger dans sa tête, les voir danser, elle aime faire exploser leurs rondes dans son esprit. À coups de volonté, elle y met le feu avant de les imaginer retomber en poussière. En cendres.

Mais ce qu’Ilaria préfère par-dessus tout, c’est écouter le chœur de filles chanter. Elle pourrait rester des heures dans un coin de la salle. Elle voudrait que son corps soit assez grand pour créer de tels sons. Les vibrations traversent son épiderme. Elle est tout entière dans cette sensation. La signification des textes latins lui échappe, elle voit seulement comme les corps s’assemblent en sons. Elle croit qu’il suffit d’ouvrir la bouche pour que cette harmonie dévore tout. Espaces et esprits. Engloutis.
Au fond de la salle, elle s’endort souvent, cachée sous un banc, dans un bien-être qui la transporte ailleurs, sans rien connaître de cet ailleurs. Rien des églises, des canaux, de la folie, des vies qui se heurtent, se mêlent à chaque instant dans la Sérénissime, au-delà des murs. Ici, lors des répétitions, elle trouve le même apaisement que dans le lit chaud de Bianca ; elle fusionne avec ce qui l’entoure.

Et puis, il y a Maria à la voix d’or. À la fin de chaque répétition, elle va la voir et, de ses petits bras, enlace ses genoux. Prends-moi avec toi, prends-moi avec toi partout. Je veux devenir toi.
Elle voudrait entrer dans sa bouche et chanter depuis sa gorge pour percer le mystère de sa voix. Mais Maria n’a aucune envie de s’occuper de cette petite qui la suit comme son ombre. D’un geste vif, elle la repousse.
Dégage, fiche-moi la paix, Ilaria ! »

Extraits
« Ilaria, chaque bataille sera livrée pour toi, à ton insu. Sur les terres ennemies, mon corps mort fécondera le sol aride pour devenir un jardin qui te sera inconnu. » p. 83

« Ilaria entre alors dans l’esprit du compositeur. Elle voit les sentiers qu’il emprunte, les bifurcations, les traverses, les évitements, les évidences qui tissent sa musique. Elle pénètre le labyrinthe de la fabrication. Et ce faisant, elle apprend. Les accords se succèdent, la ligne du violon se dessine, elle la sent sous ses doigts. Le mystère se révèle. » p. 92

À propos de l’auteur
RECONDO_Leonor_de_©JF_PagaLéonor de Récondo © Photo Jean-François Paga

Léonor de Récondo est née en 1976 dans une famille d’artistes, mère peintre et père sculpteur. Violoniste, elle a enregistré de nombreux disques et s’est produite en France et à l’étranger, en particulier dans des ensembles dédiés à la musique baroque. Elle a fondé l’ensemble L’Yriade, spécialisé dans le répertoire des cantates des XVIIe et XVIIIe siècles. Écrivaine, elle est l’autrice de neuf romans dont Amours (2015, Grand Prix RTL-Lire et Prix des Libraires), Point cardinal (2017, Prix du roman des étudiants France Culture-Télérama), La Leçon de ténèbres (2020, prix Ève Delacroix de l’Académie française), Revenir à toi, (Grasset, 2021, LGF, 2022) et Le grand feu (2023). (Source: Éditions Grasset)

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L’été en poche (30): Le parfum des cendres

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En deux mots
Alice se propose de rédiger une thèse sur les pratiques funéraires et va pour cela suivre des thanatopracteurs. Sa rencontre avec Sylvain, qui «sent les morts», va l’intriguer avant de changer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Le parfum des cendres

Les premières pages du livre
« Bernadette était allongée, paupières fermées, les bras sagement étendus le long du corps. Au cœur de ses joues sillonnées de rides, légèrement affaissées, on distinguait le creux des fossettes, centres névralgiques d’un visage encore animé par des années de sourire. Visage arborant désormais une expression sereine – Bernadette attendait que l’on s’occupe d’elle, remettant placidement son enveloppe charnelle aux soins d’autres mains que les siennes.
Sylvain la contempla avec tendresse. D’un mouvement délicat, le pinceau alla caresser les lèvres de la vieille femme, une caresse minutieuse et colorante. Rouge grenat. Teinte identique à celle du tailleur que la famille avait préparé pour elle.
Ça lui allait bien, cette couleur au parfum de groseille. Sylvain écarquilla les narines, son regard glissa le long de la petite bouche ronde et encore charnue, séductrice, encadrée de plis amers que venaient contrebalancer, un peu plus loin, les deux fossettes rieuses. Et puis, au bout de ses doigts déformés par l’arthrose, ultime coquetterie, une dentelle de vernis écaillé… Groseille, oui. C’était bien ça. Cette fragrance piquante et fruitée. Une bille écarlate qui éclate en jus acide, très acide sous ses dehors pimpants, pas du genre à enrober le palais de douceur sucrée, la groseille, plutôt du genre à le picoter délicieusement – avec, de temps à autre, l’éclair d’amertume des minuscules grains qui cèdent sous la dent…
Il reporta son attention sur le pinceau. Une touche de plus, là. À la commissure. Une touche de plus et Bernadette retrouverait pleinement son arôme de groseille…
« … Et ça vous dérange pas, les odeurs ? »
Sylvain se retourna, irrité. Elle le regardait tranquillement, visage neutre et sourire interrogatif aux lèvres, avec son petit carnet de fouille-merde sur lequel elle grattait sans discontinuer.
« Quoi, les odeurs ? » demanda-t-il sèchement.
Elle ne se démonta pas, son sourire s’adoucit encore, de même que s’arrondirent les inflexions de sa voix, calmement pédagogue :
« Ben, vous savez, des fois, avec les débuts de la décomposition… ça dégage quand même une odeur un peu… putride… Vous la supportez sans problème ? »
Il haussa les épaules et se contenta de lâcher :
« Faut croire que oui. »
Elle hocha la tête, retourna de plus belle à son carnet et lui à son cadavre, non sans mauvaise humeur.
Deuxième jour d’« observation ».
Putain, ça allait être long.

Il avait reçu son appel la semaine précédente, une certaine – c’était quoi son nom déjà ?… ah oui, Alice Kekchose – demandait à pouvoir « observer quotidiennement sa pratique pendant quelques semaines », dans le cadre « d’une thèse sur les thanatopracteurs » (sic) – tu parles d’un sujet – d’ailleurs, curieusement, elle n’avait pas dit « sur la thanatopraxie », mais « sur les thanatopracteurs », Sylvain se demandait à quoi tenait exactement la nuance. En attendant, il avait dit OK – il n’avait jamais su dire non de toute façon, c’est toujours ce qui avait causé sa perte, d’ailleurs.
Et elle avait donc débarqué la veille, était restée plantée à côté de lui pendant toute la journée, avec ses questions intempestives et le frottement désagréable de son crayon sur le papier à grain épais de son carnet bon marché. Ô joie.

Pour l’instant il se contentait de serrer les dents et attendre que ça passe. Mais cette observation, décidément, était indécente : une intrusion malvenue dans son espace intime.
Il faut dire qu’il n’avait pas l’habitude. L’essentiel de son travail s’effectuait en solitaire – ou plutôt, en tête à tête avec les défunts, instant privilégié durant lequel se tissait entre lui et le mort ce lien fragile et éphémère, cette connivence précieuse que la présence d’un vivant venait inévitablement troubler.
Sylvain ne s’entendait pas avec les vivants. Il ne pouvait établir avec eux la même complicité, ressentir à leur égard la même affection qu’envers ces dépouilles vaguement nauséabondes étalées sur la table de préparation. Un fossé le séparait d’eux : le fossé entre la mort et la vie. Ce que ressentaient les macchabées, il le comprenait, et eux semblaient le comprendre aussi, bien mieux qu’aucun vivant. Leur monde à eux, le monde des vivants, Sylvain Bragonard l’avait quitté, sur la route de Grasse, le 21 juillet il y a quinze ans.

L’ouverture de la housse, c’était toujours un moment spécial. On ne savait jamais exactement à quoi s’attendre. Instant Kinder Surprise.
Cette fois-ci, à l’intérieur du Kinder, c’était un lot en pièces détachées.
Alice ne put s’empêcher de réprimer un haut-le-cœur. Manque d’habitude. Elle en avait vu d’autres, pourtant, depuis plus de six mois qu’elle accompagnait les thanatopracteurs, mais là, c’était hard. Le bas, pas de souci, mais alors le haut… Sylvain, lui, ne cilla pas. Il se contenta d’observer le crâne pulvérisé et de commenter sobrement :
« Va y avoir du boulot. »
Ce qui ne semblait pas pour lui déplaire.
Deux semaines qu’Alice le suivait quotidiennement. C’était son cinquième thanatopracteur : avant lui, elle avait eu un jeune type boute-en-train expert en blagues gores, une sympathique trentenaire biberonnée à Six Feet Under, un aîné plus grave type majordome discret et minutieux, et puis Farida, ce sacré bout de femme charismatique, au brushing toujours parfait et aux ongles toujours soigneusement manucurés. Et maintenant, ce Sylvain Bragonard. Cinq personnalités différentes, avec leurs méthodes propres, leurs enthousiasmes, et leur attention qui ne s’attardait pas sur les mêmes détails.
Lui, pourtant, n’était pas tout à fait comme les quatre autres. Elle l’avait constaté dès le premier jour. La façon dont il regardait et maniait les corps… Y’avait un truc.

Elle le scruta. Pas vieux – la trentaine ? – des mains fines, délicates, un visage fermé qui ne montrait des signes d’épanouissement que lorsqu’il se plongeait dans la préparation des défunts. Du reste, pas spécialement porté sur la communication.
Elle sentait bien que sa présence lui courait sérieusement sur le haricot. Pas besoin d’un doctorat en intelligence sociale pour interpréter l’expression de ses pupilles dès qu’elle s’avisait d’émettre le moindre son… Elle se faisait donc la plus discrète possible, retranchée dans un coin de la pièce, évitant généralement d’ouvrir la bouche, histoire de ne pas perturber monsieur. Elle avait également remarqué que le bruit même de son crayon paraissait l’irriter ; et, en conséquence, s’abstenait de prendre des notes, s’efforçant de garder en mémoire tout ce qui pouvait être utile, afin d’en noircir son carnet sitôt sortie du funérarium et libérée de cette compagnie légèrement taciturne.
Parfois, malgré tout, elle tentait de tirer quelque chose de cette peu active cavité buccale.
« À votre avis, lui, comment il est…
— Accident. »
Il ouvrit d’un geste sec, précis, la mallette noire contenant une partie de ses instruments, sans jeter un regard à Alice. Puis précisa après quelques secondes :
« Voiture. Ou moto. »
Alice était toujours quelque peu impressionnée par l’assurance avec laquelle ces professionnels se montraient capables, d’un simple coup d’œil, de déterminer les raisons qui avaient amené ces corps inertes sous la pointe de leur bistouri. Sylvain Bragonard, à ce titre, ne faisait pas exception.
Il commença à déshabiller le mort. Le jean déchiré, le T-shirt ensanglanté pour lequel il fallait déployer des trésors de technicité afin de l’extirper par la tête (ou ce qu’il en restait). Sylvain ne découpait jamais les vêtements, si complexe que fût l’opération. Ses mouvements étaient rapides mais doux, presque tendres ; à la précision chirurgicale s’ajoutait un on-ne-sait-quoi de délicatement attentionné, comme si ce qu’il manipulait n’était pas une masse de chairs et de fluides inanimée, mais un être vivant sensible dont il convenait de respecter à la fois les plaisirs et la pudeur.
Et surtout, une fois le corps entièrement dénudé, il prenait toujours quelques instants pour l’examiner sous toutes les coutures – jusqu’ici rien d’extraordinaire – et pour… Alice ne trouvait pas le terme exact. Difficile à décrire. Tiens, c’est ça, voilà qu’il le refaisait maintenant… comme à chaque fois… Le regard intense qui enrobe la dépouille, non pas dans ses détails anatomiques mais dans une forme de totalité, et ces narines dilatées, tendues vers leur cible… Ce corps, il le humait, oui, voilà ! C’était ça. Précisément. Il humait le défunt. Dans une inspiration profonde, comme si sa vie en dépendait. Quelques secondes en suspension, durant lesquelles le reste du monde semblait ne plus exister.
Alice savait qu’il ne fallait absolument pas le troubler à cet instant-là. Elle se contentait d’observer en silence ce réflexe incongru, qu’elle n’avait remarqué chez aucun autre embaumeur de sa connaissance, et dont le sens lui échappait.

Les produits utilisés pour la désinfection du corps dégageaient une odeur chimique passablement désagréable – quoique, jugeait Alice, toujours moins pénible que les émanations naturelles du cadavre. Les mains gantées de Bragonard se promenaient à présent sur les membres du défunt, les caressaient, les frottaient et les malaxaient pour les assouplir. Rien que la procédure classique ; mais ici, il semblait que ses gestes visaient réellement à ranimer les chairs glacées, à leur insuffler, par ce contact, un peu de la vie qui coulait dans les veines de l’embaumeur. Elle ne savait dire exactement à quoi tenait cette différence infime : peut-être à l’intensité avec laquelle Sylvain Bragonard effectuait ces actes routiniers, l’expression étrange qui flottait sur ses traits – pas de la simple concentration, non, c’était définitivement autre chose – ou encore le frémissement de ses doigts minces sur la peau grise du mort…
Celui-ci, de ce qu’on pouvait en juger, contrairement à la majorité des défunts qui atterrissaient sur la table mortuaire, paraissait jeune. Très jeune. Vingt ans ? Alice n’osait pas demander à Sylvain son pronostic sur la question. Un échange de trois mots par session, c’était le maximum qu’elle pouvait espérer – au-delà, les réserves de patience verbale du thanatopracteur atteignaient très manifestement leurs limites.
Avec les autres, la conversation s’était révélée bien plus fluide et naturelle. Une succession de petites discussions informelles, techniques ou plus personnelles, qui s’égrenaient tout au long de la journée, pendant les soins eux-mêmes ou bien, davantage encore, durant les longs trajets en fourgon d’un funérarium à un autre, d’une maison endeuillée à une autre : c’était généralement lors de ces voyages entre deux morts que les langues se déliaient le plus, que le dialogue dérivait insensiblement vers le tout et le rien – ce rien riche de sens qu’Alice recueillait aussi précieusement que le reste – et qu’une forme d’intimité se tissait avec cette thésarde un peu obscure, dont on ne savait pas très bien au fond ce qu’elle cherchait, mais qui les accompagnait quotidiennement depuis des semaines.

Avec Sylvain Bragonard, toutefois, l’intérieur du fourgon, la plupart du temps, ne résonnait que de l’écho du silence. Alice avait bien essayé de lui tirer les vers du nez – c’était son boulot, et elle était habituellement assez douée en la matière – mais le nez en question était toujours resté résolument fermé, gardant pour lui ses potentiels parasites. Tout ce qu’elle avait pu en extirper se résumait à des réponses laconiques, quelques rares commentaires un tantinet borborygmiques, et le minimum syndical de la cordialité.
Pourtant, il ne s’était jusqu’à présent jamais opposé à sa présence (si désagréable cette dernière semblât-elle être à ses yeux) et continuait scrupuleusement à l’informer de ses déplacements professionnels afin qu’elle puisse se joindre à lui. Alice en déduisait qu’il était pris en sandwich entre une tranche de misanthropie en haut, et en bas une autre tranche, plus fine, de désir de contact humain. Restait juste à exploiter au maximum la saveur de la tranche du bas.
Pour ça : essayer d’arranger un entretien. C’était son objectif à court terme. Elle n’en avait pas ressenti le besoin avec les autres, les informations glanées ici ou là au gré des journées passées ensemble lui fournissant largement assez de matière. Mais si lui n’ouvrait pas la bouche sur son lieu de travail, peut-être fallait-il l’emmener sur un autre terrain. Ça se tentait, du moins.
L’opération, cette fois, dura presque dix heures : il y avait du pain sur la planche – en l’occurrence, une tête entière à faire passer du statut de sauce bolognaise à celui de visage humain. La famille avait fourni avec le corps une photo du jeune homme pour aider à la reconstitution, mais Sylvain n’y avait jeté qu’un œil distrait, paraissant agir au feeling bien plus qu’en suivant un rigoureux protocole de copie.
Le résultat, constata Alice, n’en fut pas moins bluffant d’exactitude. Ou plutôt, à y regarder de plus près, moins exact que proprement vivant… Ce qui, à la fin de la journée, se trouvait allongé sous leurs yeux n’était pas une poupée de cire figée ; c’était un garçon endormi, un peu abîmé, mais sous les paupières duquel la vie semblait continuer de battre – et de se battre. Alice en était troublée. Elle ne pouvait détacher son regard de ce corps presque vibrant quoiqu’immobile, le voyant déjà se relever d’un bond sur ses jambes, ciao les gars merci pour le ravalement de façade, j’vais m’faire un p’tit kebab…
Sylvain affichait un air satisfait. Ses traits avaient rarement paru aussi détendus. Il s’était montré intensément concentré durant toute la journée, plus encore que d’habitude, ne levant même pas la tête lorsqu’Alice, au bord de l’inanition, avait fini par sortir s’acheter un sandwich et demandé, au passage, s’il souhaitait qu’elle lui ramène quelque chose. (D’ordinaire, c’était lui qui, entre deux préparations de corps, la plantait là en marmonnant qu’il allait manger et revenait dans vingt minutes.) Et à présent, planait sur son visage la sérénité du boulot accompli.

Il désinfectait et rangeait ses instruments un à un dans les lourdes mallettes noires lorsqu’elle se jeta à l’eau. Une brèche temporaire s’était ouverte dans sa nervosité habituelle : c’était maintenant ou jamais.
« Au fait, à l’occasion… si vous avez le temps… on pourrait discuter un peu ? Ça serait très utile pour mon travail… en complément de l’observation directe, vous voyez. »
Il se retourna, sourcils froncés.
« Discuter de…? »
De vos organes génitaux et des modalités d’élevage du lapin nain, faillit-elle répondre, mais se retint – réflexe professionnel.
« Ben, de votre parcours, de votre perception du métier de thanatopracteur… ce genre de chose… »
Elle accompagna ses propos d’un sourire engageant :
« On pourrait, par exemple, aller se poser dans un café après le travail, si ça vous dit ?
— Un café ?…
Visiblement, non, ça ne lui disait pas. Il la fixait comme si elle lui avait proposé de partir en Sibérie à dos de chameau.
« Ou bien, je sais pas, n’importe quel endroit qui vous semblerait approprié pour discuter… »
Silence.
« Va pour le café, finit-il par marmonner de mauvaise grâce, mais pas longtemps, hein. »
C’était pas gagné, mais toute perche était bonne à saisir : petit pas pour Alice, grand pas pour Sylvain Bragonard et son humanité. »

L’avis de… Jérôme Leroy (Causeur)
« On voit dans «Le Parfum des cendres» à quel point une écriture, encore une fois, peut sublimer un propos macabre en méditation poétique. Le style de Marie Mangez déploie le champ lexical des odeurs avec une précision étonnante et sensuelle. Pour Sylvain Bragonard, personnage ascétique et solitaire, hanté depuis quinze ans par un drame dont on ne découvre que très progressivement la nature, l’intimité qu’il entretient avec les morts passe par les parfums. C’est ainsi qu’il se souvient, avec une mémoire hallucinée, de chacun d’entre eux : « Bernard avec son arôme iodé, vivifiant et brut comme une brise marine », « Odile avec sa fragrance de prune cuite et d’aubépine » ou encore Édith, « du chèvrefeuille en infusion, gaie et sautillante, un vrai parfum à la fraîcheur juvénile ».»
L’intérêt de la thésarde pour Sylvain Bragonard dépasse vite le cadre universitaire et se transforme en enquête sur la famille et le passé de cet homme qui, le soir, se saoule au vinaigre de vin. Qu’a-t-il pu lui arriver, lui qui aurait pu devenir un grand parfumeur ? Marie Mangez raconte cette rencontre improbable en jouant de bien jolie manière avec ce refoulé très contemporain qui consiste à occulter la mort, vue comme une obscénité scandaleuse. »

Vidéo


Marie Mangez présente son roman Le parfum des cendres © Production Librairie Mollat

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L’été en poche (08): Pas ce soir

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En deux mots
Marié depuis 23 ans à Isabelle, le narrateur ne voit pas la détresse de son épouse, déprimée après le départ de ses enfants et l’arrivée de la ménopause. Ils ne font plus guère l’amour, elle décide de s’installer dans la chambre de sa fille. Peut-il la reconquérir?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Pas ce soir

Les premières pages du livre
« Désolée, ne m’en veux pas, mais je dormirai tellement mieux là-bas. Elle a dit là-bas pour désigner la chambre de Roxane, et leur quatre pièces a beau mesurer moins de quatre-vingts mètres carrés, il lui a semblé que c’était loin. Très loin. Très très loin. Le bout du monde. Et peut-être aussi la fin d’un monde. Ah, bah d’accord. Ils en sont donc arrivés là… Des mois qu’ils se couchent en décalé, des mois qu’il la trouve systématiquement endormie quand il la rejoint. Des semaines qu’il se demandait comment elle faisait pour trouver si vite le sommeil avant de tomber sur la boîte de Donormyl. C’était déjà pathétique. La triste petite misère de la conjugalité. Mais alors là… Là, c’est encore autre chose. Un sale palier franchi. Un échelon supplémentaire gravi sur l’échelle de la désespérance. Lui qui adore la montagne se représente parfaitement la mauvaise pente, bien raide, sur laquelle ils se trouvent désormais. Et il a beau n’avoir jamais eu le vertige de sa vie, son obliquité l’effraie. Allongé, les yeux ouverts dans le noir, il a l’impression que des milliers de kilomètres les séparent. Qu’il l’a perdue. Que quelque chose entre eux s’est brisé. Net. Qu’il ne saura pas recoller. Si encore elle était partie à un stage de yoga au fin fond de la France, quand bien même il s’imaginerait, comme chaque fois qu’elle s’en va, les participants qui lui tournent autour, les tas de gars qui la félicitent chaleureusement pour sa souplesse et son lâcher-prise, lui sourient pendant le dîner, l’invitent à boire une dernière tisane et plus si affinités. Il préférerait la savoir à Lille ou Marseille, il préférerait se faire des films, se figurer les enfoirés qui la draguent et la raccompagnent jusqu’à sa chambre. Tous les scénarios pourris vaudraient mieux que celui-là. Eux deux sous le même toit, séparés par trois murs et un couloir. Il ne s’y attendait tellement pas. Mais pourquoi décider ça, comme ça, ce soir, après ce dîner chez les Berthon ? C’était pourtant ce qu’on appelle une bonne soirée. Le genre de soirée entre copains qui vous flingue la semaine à peine commencée. Dont il faut au moins deux jours pour se remettre. Ils ont beaucoup parlé, sacrément ri, énormément picolé et finalement terminé bien trop tard pour un mardi. Petits plats dans les grands, champagne et deux bouteilles de vin à quatre. Isa a eu mal au cœur à peine montée dans le taxi. A-t elle pris sa décision pendant qu’elle respirait tant bien que mal par la fenêtre ouverte sur la nuit froide de novembre ou est-ce en se démaquillant qu’elle a eu l’idée de dormir à côté ? C’est idiot, cela ne change rien au problème, mais il ne peut s’empêcher de se poser la question. Et la question tourne, tourne en boucle dans sa tête. Jamais la chambre ne lui a semblé aussi grande. C’est à croire que la solitude pousse les cloisons. Perdu, déchu. Détrôné dans ce king size. Le roi n’est à la hauteur de rien, ce soir. Il faudrait s’en moquer, réussir à ne pas dramatiser. Isa dort dans la chambre de Roxane. Point barre. Isa dort à côté parce qu’elle est fatiguée, qu’elle a besoin de récupérer. Pas de quoi en faire toute une histoire. Et puis ça va, il a compris qu’il ronflait comme un cochon. L’image d’un porc fangeux lui vient, qu’il chasse aussitôt. Celle de la locomotive l’agresse moins. Il ne voulait pas y croire, mais sait à quel point ses vrombissements sont affreux depuis ce dimanche midi où il s’était assoupi après le déjeuner. C’était il y a quelques mois, début juin, juste avant que Roxane ne parte pour les États-Unis. Les filles s’étaient amusées à le filmer pendant sa sieste et lui avaient fait écouter leur enregistrement à son réveil. Mortifié ! Il ne savait plus où se mettre. Ce soir la colère chasse la honte, qui gonfle et monte, monte en lui comme une sale bête.

Huit mois.

Huit mois deux semaines et quatre jours.

Huit mois deux semaines et quatre jours qu’il n’a pas touché Isa.

Quand le réveil sonne, il lui faut de longues minutes avant de réussir à se lever. Il émerge laborieusement. Mal à la tête. Et tête dans le cul, à moins que cela ne soit l’inverse. Besoin d’un Doliprane et d’un café. Assise au bar de la cuisine, Isabelle termine sa tartine. Grand sourire au-dessus de sa tasse de thé. Chemisier blanc, minijupe noire sur collants opaques. Elle a l’air d’une jeune fille. En fleur, malgré la corolle de cernes qui assombrit ses yeux. Bien dormi. Ce n’est pas une question, mais une information, qu’elle délivre sur un ton réjoui. Dormi comme un bébé même, prétend-elle en dépit du teint blême qui la contredit. Il remarque qu’elle prend des pincettes. Assez grosses, les pincettes. Il sent bien qu’elle surjoue, qu’il y a quelque chose d’un peu forcé dans cette gaîté matinale. Que c’est sa façon à elle de ménager sa susceptibilité, de s’excuser d’avoir déserté le lit conjugal. Il lui en est reconnaissant. Se félicite qu’elle fasse comme si de rien n’était. Comme si entre eux tout était normal. Il se promet de ne pas boire ce soir, histoire de ne pas ronfler. De toute façon, ces derniers temps il picole trop. Impossible de se souvenir à quand remonte sa dernière journée sans alcool. La bouteille qu’il débouche en rentrant du bureau y passe chaque fois ou presque. Une petite détox ne lui fera pas de mal.
Sa bonne résolution se dilue à mesure que s’écoule la journée. À midi il n’en reste plus que quelques gouttes qui finissent par s’évaporer. À 19 h 30, il commande une Tsing Tao bien méritée au Jap’ chez qui il passe en sortant du métro et la sirote en détaillant longuement le menu qu’il connaît pourtant par cœur. Il se décide finalement pour un SP5, ajoute des sushis, prend aussi des makis et des california rolls dont raffole Isa. Puis il s’arrête à la pharmacie juste en bas de chez eux. Déjà occupée avec une cliente, Charlotte s’interrompt gentiment, carte Vitale à la main, pour lui préciser qu’Olivier vient de partir. Aujourd’hui il a son fils. Ah oui, c’est vrai, on est mercredi. Contrarié. Il hésite puis, très vite, se décide : il repassera demain. Aucune envie de parler de ses problèmes à n’importe qui. En rentrant, il découvre sur la table de la cuisine le mot qu’a dû griffonner Isabelle ce matin avant de filer. Ne m’attends pas ce soir, je dîne avec Béné. Il avait complètement zappé. Il vit avec une éclipse. C’est à croire qu’elle fait tout pour passer le moins de soirées possible en sa compagnie. Il n’est plus pour elle qu’un intermittent. S’il avait su, il ne se serait pas tant dépêché, aurait accepté la proposition d’Éric et bu un verre avec lui en sortant du bureau. Tant pis. Il range les california rolls au frigo, se prépare un plateau et s’installe dans le salon. Les fenêtres donnent sur les voisins. C’est l’heure de la famille réunie autour de la table, l’heure de la télé allumée, des couples blottis dans le canapé, des gratouilles et des baisers. L’heure de tout ce à quoi il n’a plus le droit. Il finit par troquer son portable contre sa tablette. Tout le monde dit le plus grand bien de Marriage Story, alors allons-y. Adam Driver et Scarlett Johansson ne baisent plus, eux non plus, et s’écharpent à merveille. C’est vrai qu’ils sont bouleversants dans le rôle de ces parents en plein divorce, prêts à tout pour récupérer la garde de leur gosse. Il ne voit pas le temps passer. Cliquetis de clés. Déjà ? Bonsoir. Ah, tiens, te voilà ! Il met sur pause pour accueillir Isa et force son sourire. C’est un rictus de joker assorti d’un salut glacial et d’un Bonne soirée ? qui pue le dépit, mais ne refroidit pas Isa. Elle a visiblement envie de discuter. Ça va, t’as dîné ? Moi, je suis épuisée. Tu m’étonnes, ma vieille, après deux sorties d’affilée. Il se mord la langue juste à temps pour ne pas l’agresser et prétexte qu’il lui reste juste quatorze minutes de film pour esquiver leur conversation. Pas de souci, Isa retire son manteau, s’assoit face à lui pour se déchausser et annonce qu’elle va se démaquiller. Ce n’est que lorsqu’il éteint sa tablette, à la fin du générique, qu’il réalise qu’elle n’a pas retraversé le salon. Il la trouve endormie dans le lit de Roxane et comprend que, cette nuit encore, il la passera sans elle.
La peau rouge à force de s’embrasser, les bleus sur les genoux, les coudes brûlés par les va-et-vient frénétiques sur la moquette, les fringues disséminées dans l’appart, le soutien-gorge qu’on cherche partout avant de finir par le retrouver coincé dans l’interstice du canapé, au moins ils auront connu ça. Ensemble. Affaire classée. Mémoire bien rangée mais gros regrets. Et putain de nostalgie. C’est pas croyable comme ça peut faire mal, les souvenirs. Et comme ça jaillit sans prévenir. Impossible de se concentrer sur ce dossier. Il peine à avancer, s’agace chaque fois qu’un collègue l’interrompt, n’a toujours pas bouclé l’appel d’offres qu’il doit rendre après-demain. Une vraie cata. C’est bête à admettre, mais la perspective de passer une nouvelle nuit sans Isa l’angoisse et l’englue. Au point où il en est, autant rentrer. À 18 h 45, il plie, éteint son ordi, s’engouffre dans le métro. Puisque jamais deux sans trois, Isabelle va sûrement lui refaire le coup ce soir. Mais si jamais elle décidait de faire mentir le proverbe et de revenir dormir avec lui… Les Filles du Calvaire le convainquent d’envoyer un SMS à Olivier pour le prévenir qu’il va passer. Est-ce qu’il peut l’attendre avant de fermer ? La réponse s’affiche sans tarder : Bien sûr ! Le rideau de fer est déjà baissé à moitié. Fais gaffe à pas te cogner, le prévient son pote agenouillé devant le présentoir des brosses à dents. Un tube de Fluocaril ? blague-t il. Non, ce n’est pas ça le problème. Alors dis-moi, qu’est-ce qui t’amène ? Et de lui raconter ses ronflements qui dérangent sa femme. T’imagines la honte ? Mais non, la honte de rien du tout. T’es pas le seul, qu’est-ce que tu crois. Sept Français sur dix sont dans ta situation. Des chercheurs ont mesuré que les plus gros ronfleurs atteignent cent décibels, ce qui représente tout de même le bruit d’une moto… Alors tu vois, t’es vraiment pas le cas le plus désespéré. OK, donc on fait quoi ? Il y a l’opération, mais pour l’ablation du voile du palais, ce soir ça risque d’être un peu juste. Non, sans rire. Pour commencer se moucher avant le coucher et se laver le nez avec un spray à l’eau de mer. Ensuite plusieurs options. Il lui aurait bien conseillé de la lavande ou de la menthe poivrée mais puisque les huiles essentielles c’est pas son truc, autant qu’il prenne une boîte de bandelettes nasales. Non, mais fais pas cette tête ! Elles sont transparentes et flexibles. Le principe ? Très simple. Les bandes écartent délicatement les ailes du nez afin d’améliorer le flux de l’air ainsi que le confort respiratoire et elles favorisent une respiration nasale plutôt que buccale, beaucoup moins bruyante. À 15,50 euros la boîte de vingt-quatre, t’as rien à perdre. Et t’es presque tranquille pour un mois. Allez OK, adjugé ! Et vendu. Il sort de la pharmacie avec son sachet. Gêné… Presque autant que la première fois où il a acheté des capotes au supermarché. Rouge aux joues et profil bas, les yeux fixés sur le tapis roulant, il avait tout fait pour cacher son érubescence et éviter le regard de la caissière. Il s’en souvient comme si c’était hier, ce qui ne le rajeunit pas.
Il y a vingt ans, Isa se serait damnée plutôt que de louper leur sacro-saint ciné du jeudi soir. Elle avait toujours un plan B, C et même D au cas où la baby-sitter les plantait. Fini tout ça. Disparu un peu avant les bonnes vieilles soirées télé, Magnum et Häagen-Dazs, vautrés ensemble sur le canapé. Aujourd’hui, quand Isabelle n’est pas plongée dans un des bouquins qu’elle rapporte chaque soir de la librairie, elle est scotchée sur son portable. Inatteignable. C’est à devenir dingue. Qu’elle lui manque alors qu’elle est là, devant lui, ça le rend fou. Jamais elle n’a été si lointaine à son gré. Ce soir, elle n’a strictement rien mangé. Nourritures digitales. C’est économique, tu me diras. Il la regarde, absorbée, engloutie dans les abîmes d’Instagram. Le signal émet faiblement depuis les profondeurs où elle navigue, mais le son passe encore à peu près puisqu’elle lui répond. Avec un léger décalage toutefois et sans lever les yeux. Elle scrolle, scrolle, comme disent les filles qui n’en ratent pas une pour le provoquer et se moquent de lui quand il fait la guerre aux mots anglais. Si on lui offrait la possibilité de se réincarner, là, tout de suite, maintenant, il choisirait en écran. Oui, sans hésiter. En écran tactile. Au moins, elle le toucherait. Du bout des doigts. Peut-être même seulement de l’index, mais ce serait déjà ça. Ça lui suffirait. Il s’en contenterait tout à fait. C’est à en crever, tous ces gestes qu’Isa ne fait plus. La main dans la rue, même ça, ça a disparu. Alors tu penses, s’il avait su, il n’aurait pas fait rire les potes en leur exposant ses pauvres théories sur les ravages du sexe à la papa et l’amour pantouflard avec ou sans charentaises. Ce n’était pas la peine de se la péter, de préférer les grosses chaussettes aux chaussons et les cachemires aux pyjamas pilou. Isa et lui ont feinté, mais foiré. Entre eux, tout s’est érodé. Pas seulement le désir. La curiosité, la conversation aussi, et ça c’est le pire. Y a qu’à voir : qu’est-ce qu’ils se sont dit pendant ce semblant de dîner ? Qu’ils étaient claqués, que la journée avait été pluvieuse, compliquée, trop de cartons à déballer et de clients impolis pour elle, trop de réunions à rallonge et le métro blindé pour lui. Des fadaises. Des foutaises. La rengaine ! C’est fou comme on se croit toujours plus fort que tout le monde. Faudrait leur dire, aux filles, de faire gaffe, de vraiment se méfier, que l’amour finit par se pépériser et qu’on n’y peut rien, pauvres prisonniers de draps communs. Non, vaut mieux pas. Autant le garder pour soi. La petite baise hebdomadaire, vite fait pas toujours bien fait, une fois les enfants couchés, le dîner débarrassé et l’éponge passée sur le plan de travail, juste avant d’attraper la télécommande, il n’aurait pas cru que ça leur tomberait si vite sur la gueule. Ça l’a longtemps déprimé. Mais maintenant il le sait, c’est mieux que rien.

Il ne pense qu’à ça. Ça veut dire quoi? Que tout le porte à frémir. Que tout le porte au désir. Qu’il a toujours les idées mal placées. Placées au même endroit en tout cas. Ça veut dire qu’au premier confinement, quand Isa revenait des courses en disant Il y a la queue partout, il devait se faire violence pour ne pas répondre Il y en a aussi une chez toi, tu sais ? Ça veut dire que s’il croise une jupe à vélo, il la laisse passer, histoire de reluquer ses jambes et d’avoir une chance d’apercevoir sa culotte. Ça veut dire qu’il suffit qu’une cliente lui serre la main pour qu’il se figure la sienne sur ses seins. Ça veut dire que s’il monte dans un taxi et que c’est une femme qui conduit, il fantasme tout ce qu’il pourrait lui faire sur la banquette arrière. Ça veut dire qu’en ce moment même, malgré les manteaux, les doudounes, les écharpes et les bonnets, malgré les cols roulés et autres pulls dissuasifs, malgré toutes les pelures empilées, il ne peut s’empêcher de déshabiller mentalement toutes les femmes qu’il mate dans le métro, de les imaginer à poil, de se représenter la forme de leurs seins et de parier sur la couleur de leur chatte. Ça veut dire qu’il bande depuis que cette brune s’est collée contre lui, bien obligée, wagon bondé. Charmante, tatouée et percée, reproduction parfaite de Lisbeth Salander. Elle a sûrement aussi un piercing sur les tétons. Et sans doute même sur le clitoris. Délice. Il s’imagine en titiller la bille de sa langue, de droite à gauche, de gauche à droite, la glisser entre ses dents et mordiller les lèvres de son sexe un peu trop vivement. La voit se pâmer, sur le point de jouir, l’entend gémir, s’enivre déjà de ses soupirs. Quand tout à coup, à mieux observer son visage, il découvre une gamine planquée sous le maquillage. Quel âge ? Quinze ? Seize ? Pas majeure en tout cas. Oublie ! Obsédé sexuel peut-être, maso, malade même, mais pas Matzneff. Ah, par chance, elle réussit à se décaler. Voilà facilement dix minutes qu’ils sont bloqués. La ligne 13 ne fonctionnera donc jamais. Encore plus bondée depuis que le tribunal de Clichy est terminé. Il finit par trouver une place assise à Gaîté, et à Plaisance, ça ne loupe pas, la machine à souvenirs s’enclenche. Temps retrouvé. D’un coup il revoit Isa pour la première fois. Toute menue. Pardessus beige, ceinture dénouée, foulard orange autour du cou. Peu maquillée. La moue irrésistible de sa bouche, le grain de beauté à droite de son nez. Son air mutin. Le claquement de ses talons quand elle monte dans le wagon. Les longues jambes qu’elle croise en s’asseyant sans le calculer, sans s’apercevoir un seul instant qu’il ne cesse de la dévisager depuis son siège. Ses yeux de biche baissés sur le bouquin qu’elle sort de sa besace. Sa concentration à elle et ses contorsions insensées à lui pour tenter d’apercevoir le titre du roman qui la lui vole, déjà. Couverture blanche bordée de bleu. Éditions de Minuit. Une apostrophe et un mot. Qu’il finit par déchiffrer. L’Amant. Il la fixe tout le temps que dure son court trajet. La voit se lever, sidéré. Il faudrait s’approcher d’elle, trouver un prétexte, n’importe lequel, quelque chose à lui dire pour la retenir, attirer son attention. Mais non. Crétin collé au strapontin. Happé par la fiction. Les portes se referment. Une détresse à peine ressentie se produit tout à coup, une fatigue, la lumière sur le quai, qui se ternit mais à peine. Une surdité très légère aussi, un brouillard, partout. Le voici condamné à la laisser s’éloigner, à la regarder marcher vers la sortie. Fugitive beauté. Ne la verra t il plus que dans l’éternité ? Non, pas perdue, pas possible. Le tunnel ne l’a pas encore engloutie qu’il se promet de la retrouver. À peine rentré chez lui, il s’y met. Un papier, un crayon. Et le plus dur à trouver : l’inspiration. Une, deux, trois, quatre, cinq, six, dix feuilles peut-être atterrissent en boule dans la corbeille. Peu importe. Il balbutie par écrit. Calme son impatience. Se hâte lentement, sans perdre courage. Hésite, se lance, rature, recommence. Non, ne pas avouer qu’il a jalousé cet Amant durant tout le trajet, trop direct. Lui confier qu’il aurait voulu être une ligne pour danser sous ses yeux ? Top mielleux. Il se gratte la tête, mordille son capuchon. Grosse concentration, yeux au plafond. Écrit, barre, recommence encore. Encore. Et encore. Ça va venir. Ça vient. Doucement mais sûrement. Il n’est plus très loin, il le sent. Et puis oui, ça y est, il tient sa formulation. « Jeudi 20 novembre, 8 h 20, métro Plaisance. Ce n’est pas le bac, mais c’est tout comme. Ni limousine noire, ni chapeau d’homme. Juste vous, plongée dans votre livre, et moi, intimidé, de vous, déjà ivre. Fuite à Varenne. Vous reverrai-je ? » S’il peut aujourd’hui encore réciter mot pour mot, sans se tromper, le message qu’il a glissé dans une enveloppe libellée à l’adresse de Libé, service des petites annonces, Transports amoureux, c’est parce qu’Isa l’a toujours gardé et qu’ils l’ont encadré puis accroché dans le couloir dès l’emménagement dans leur premier appartement. Il avait bien sûr noté au verso son numéro. Téléphone fixe. Pas encore l’époque du 06. Et le miracle s’était produit : Isa l’avait appelé. Oh, pas tout de suite, pas le matin de la parution de l’annonce dans Libération. Mais quand même assez vite, dans l’après-midi. Elle avait un peu hésité, le lui avait confié dans le bistro où ils s’étaient retrouvés peu après son appel. Il n’en revenait pas. Dès que la sonnerie avait retenti, il l’avait senti. Qui d’autre si ce n’est elle ? Sa voix dans le combiné. Assez assurée. Il ne sait pas, pas encore, qu’elle n’en mène pas large. Heureusement, elle ne peut pas voir qu’il tremble comme une feuille. Morte de trouille et de trac. Pas de simagrée. D’emblée tout est très simple entre eux. Il n’en croit pas ses yeux. Ni ses oreilles. Elle dit qu’elle lit Libé, souvent même les petites annonces en premier. Elle dit qu’elle l’avait repéré aussi. Et qu’elle avoue ça le scie. Il l’écoute, incapable d’articuler quoi que ce soit. Tout juste un oui quand elle lui propose de la retrouver au Rostand. À 18 h 30. S’il est libre, bien sûr. Bien sûr ! Sûr de rien en fait. Fait comme si. Comme si même pas peur, comme s’il allait de soi de s’installer en terrasse face au Luxembourg avec la femme qui, la veille, lisait en face de vous. Ne pas s’enfuir, ne pas s’en faire. Se laisser porter par la conversation qui se fait on ne sait comment, avec un naturel déconcertant. En crever de la séduire. Mais tout s’interdire. Mordre l’envie de l’embrasser. Déjà ? Non, mais calme-toi. La folie de rester sage. Lui sourire. Et silencieusement dire merci au métro Plaisance. La ligne 13 lui a-t elle vraiment porté chance ? Vingt ans plus tard il se pose la question. Elle est drôlement difficile. Pourtant à l’époque, cette fille qui aimait Marguerite Duras et devant qui il était tout chose, pas question de la laisser passer. Mais pas pressé. Il avait pris tout son temps. Ne l’avait pas brusquée. Et d’ailleurs cela avait fait la différence, il l’avait compris, bien plus tard, au détour d’une confidence. Des garçons qui vous sautent dessus, ça court les rues. Alors que lui ne la brusque pas, qu’il passe la chercher à la librairie, lui parle de poésie, qu’il ait étudié les lettres avant de bifurquer vers le graphisme, qu’il aime Baudelaire autant que Rimbaud, marche des heures avec elle sans rien tenter, qu’il lui fasse la conversation entre deux clients et la raccompagne chez elle sans chercher à monter, ça lui avait plu. Il ne s’était rien passé pendant des semaines. Deux mois même. Puis tout, d’un coup. Premier baiser, première nuit, lit une place partagé, plus quittés. Et si c’était à refaire ? Eh ben, il recommencerait. Il ne changerait rien. Rien de rien. Même annonce dans Libération, et tant pis pour le chagrin, la frustration et le dépit. C’est peut-être con, mais c’est comme ça.
Il a bien compris qu’Isabelle n’en peut plus. D’ailleurs elle ne s’en cache pas. Elle se félicite d’avoir dit à la librairie de trouver quelqu’un pour la remplacer le samedi parce qu’elle est crevée. Quand elle dit ça, en soufflant sur sa tasse de thé, d’un coup il repense au jeu du Mille Bornes qu’adoraient les filles, voit le pneu explosé et leur bagnole kaput au bord de la route, le capot défoncé. C’est rare qu’Isa se plaigne. Ça n’arrive même jamais. Pas le genre de fille à geindre. Donc si elle se lamente, c’est qu’elle est au bout du rouleau. Tout au bout. Et ça l’effraie. Il n’a pas toutes les cartes en main, pas de botte ni de roue de secours, mais il est là. Pour elle. Et elle peut compter sur lui. C’est ce qu’il veut lui dire en caressant son bras, mais elle le retire vivement. Alors il joint paroles et promesses à ce pauvre geste avorté, s’engage à la décharger au maximum ce week-end. Elle n’a qu’à préparer la liste de courses, il ira à Carrefour tout à l’heure. Et au marché demain matin, comme ça elle pourra faire la grasse mat’. Il se jure aussi de faire des efforts pour arrêter de ne penser qu’à ça. Mais ça, évidemment, il ne lui dit pas, il le garde pour lui. De toute façon ce n’est pas gagné. Rien n’est fait pour l’aider. Il tombe dessus partout. Nez à nez. Nez à fesses, nez à reins, nez à seins. Dans la rue, sur le cul des bus, au bistro, au bureau, sous terre, dans les parkings, le métro, au ciné. Et même sans sortir de chez lui, sur le Web, à la télé, la radio, dans les journaux. Jamais jusqu’alors il ne s’était rendu compte que le sexe avait envahi la ville. Il aura fallu qu’il s’éloigne du sexe, ou plutôt que le sexe s’éloigne de lui, pour qu’il apprenne à le voir, et qu’il le voie partout. Il aura fallu qu’il disparaisse de sa vie pour qu’il s’aperçoive de son omniprésence, découvre à quel point il sature l’espace. Fessiers au galbe parfait, décolletés plongeants, poitrines opulentes, petits seins de Bakélite qui s’agitent dans de minirobes dévoilant d’interminables gambettes, strings, shortys et autres tangas qui font la fête et la leçon en voici en voilà, exhortant, c’est selon, d’attiser les ardeurs, feindre l’indifférence ou énerver la concurrence. Ces corps de femmes parfaitement épilées, sans un pet de gras, trop bien gaulées pour être honnêtes, affichées en quatre par trois, tout le monde les voit. Tout le monde peut les reluquer : les minus de la maternelle, les gamins rigolards du primaire, les collégiens prépubères, les célibataires, les bons pères, les pépés et tous les frustrés du monde entier dont il fait partie. Il trouve que tout ça manque cruellement de décence, que ce gavage frise l’outrage. Rabat-joie ? Peut-être. Et alors ? Le sexe l’écœure soudain, qui s’incruste dans toutes les bouches, s’immisce dans les conversations familiales, amicales et même professionnelles. Il a longtemps été le premier à rire aux histoires salaces des copains. Mais ce soir, il n’y arrive pas. La faute à Isa qui ne lui a pas adressé la parole de la journée, a passé tout le samedi enfermée dans la chambre de Roxane quand elle n’était pas prostrée en pyjama dans le fauteuil du salon. C’est comme si sa fatigue avait déteint sur lui. Rincé depuis le début de la soirée. Il ne se sent pas de taille face à la bande. Les potes, eux, sont particulièrement en forme. Et en verve. Le troquet ne va pas tarder à fermer, mais Seb s’en fout. Il vient de commander une dernière bouteille pour la route qu’il ne fera pas puisqu’il habite à deux pas. Voilà facilement trois quarts d’heure qu’il décrit les prouesses de son nouveau plan cul. Même Philippe, toujours avide de détails, finit par se lasser et lancer une blague de sa spécialité. Enfin, ce n’est pas tout à fait la sienne, il l’a entendue dans le taxi, sur Rire et chansons, juste avant d’arriver. Vous connaissez le MMS, les gars ? Les trois autres piaffent, s’interrogent, déjà hilares avant même que Philippe n’ait commencé. Quoi, les M&M’s ? Lui s’attend au pire. Fixe son assiette où traîne un morceau de gras. Non, le MMS ! Sourire jusqu’aux oreilles, oreilles tout ouïe. Dans un couple, le sexe c’est toujours MMS. Au tout début, c’est Matin Midi et Soir, puis Mardi Mercredi Samedi, ensuite Mars Mai Septembre, et enfin Mes Meilleurs Souvenirs. Des applaudissements saluent cette chute. Philippe se lève, époussette sa veste et fait mine de s’incliner pour recevoir les compliments de ses compères éméchés. Nico se refait l’histoire en se marrant à gorge déployée et Seb n’en finit pas de se bidonner. Mais Olivier, comme lui, se tait. Il le remarque tandis que fusent les commentaires graveleux. Non, mais ça ne va pas, Dieu nous préserve de tout ça ! Une fois par semaine, déjà c’est quand même pas une aubaine. Et lui de calculer silencieusement, et les chiffres de s’afficher très lentement dans son esprit aviné : 1 mois = 4 semaines, donc 9 mois font 4 × 9 = 36 semaines. Et les nombres de tournoyer dans sa tête et sa tête de tourner dans un tournis généralisé. Et lui de s’entêter à recalculer le nombre de rapports sexuels qu’il a ratés, à raison d’un coït tous les sept jours, oui c’est bien ça : 36. Très loin, ses meilleurs souvenirs. La vexation le vrille soudain et une tristesse inavouée mais infinie s’abat sur lui, le terrasse comme un haut-le-cœur. Désemparé, il enfile son manteau, salue les copains, Désolé, je vais y aller. Seb râle, fait son vexé en lui tendant son verre : T’as même pas fini ton vin ! Alors il s’exécute, boit tout d’un trait et s’en va, mi-fugue mi-raison, sans se retourner. Sans réaliser qu’il laisse tomber son cœur en sortant. Dans le froid, sur le boulevard. Bouleversé.

L’avis de… D.L. (La Voix du Nord)
«Pas ce soir.» Isa ne prononce pas cette phrase mais, depuis des jours, elle se dérobe à ses caresses, part se coucher sur un « Salut », décide d’investir la chambre désertée de leur fille, prend soin de ne pas s’approcher de lui, et devient une experte dans l’art de l’évitement. Le syndrome du lit vide, ce couple marié l’a pris de plein fouet quand les enfants sont partis faire leurs études, leur vie mais, jamais, le narrateur n’aurait cru que ce « syndrome », cette formule imagée toucherait son intimité. De jour en jour, de mois en mois, il doit apprendre à dormir seul dans un lit fait pour deux, seul avec ses désirs, avec son incompréhension, le manque. Et tout devient obsession. Amélie Cordonnier écrit l’amour, la sexualité, l’abstinence forcée avec un style direct qui n’empêche pas de saisir la poésie des instants passés. Un livre à lire seul… ou accompagné. »

Vidéo

Amélie Cordonnier présente «Pas ce soir». © Production Web TV Culture

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L’été en poche (07): Feu

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En deux mots
Laure donne rendez-vous à Clément pour lui proposer de participer au colloque qu’elle organise. Entre l’universitaire et le banquier, c’est une sorte de coup de foudre. Mais la mère de famille et le célibataire endurci ne se doutent pas vers quelle voie leur adultère les mènent.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Feu

Les premières pages du livre
« Tu t’étonnes de ces mains de fille nouées par erreur au corps d’un homme. Doigts frêles, attaches poncées, phalanges adoucies, et sous la peau trop fine pour en masquer la couleur, les veines sont enflées. La droite s’agitant au-dessus des olives et du pain, tu vois remuer un muscle vulnérable, d’enfant, qui bientôt tremble quand il soulève la carafe. Tout ceci est très fragile et pourrait se briser dans un geste un peu vif. Tu penses qu’il serait incapable de t’étrangler. Tu notes les ongles limés court, l’annulaire sans alliance ni trace de, les extrémités blanches, exsangues, et presque mauves. Chez lui le retour du sang au cœur se fait mal et par à-coups. Entre la malléole et le drap sombre du costume, tranchent deux centimètres de coton épais, immaculé. Tu supposes une chemise étroite lavée une fois, portée deux. Maximum.
Tu voudrais soudain voir le reste sous la laine froide.
Alors regarde ailleurs, s’affole ta mère dans la tombe, depuis les femmes correctes et aliénées.
Tu devines une chair présente mais terminée, attendrie par autre chose que l’amour, mais quoi. Les coups, le confort ou l’alcool, ça dépend des mœurs. Ton regard parvient à se hisser plus haut, allant de sa main à son coude, puis de son col à ses lèvres. De la tristesse tatouée à la verticale sur sa bouche, tu cherches malgré toi l’origine. Une fille, un mort ou la fatigue d’être soi, ça dépend des vies. Pour la peau brunie des tempes et des arêtes, tu l’imagines courir comme tout le monde sur les rives de Seine. Pour le crâne rasé à fleur d’os, tu cherches encore.
Demande-lui, suggère la mère de ta mère du paradis des femmes de somme, franches du collier.
Demander qui, quelle douleur, quel impact vous ont fait cette viande émue, cette gueule comme le reflet brisé d’un visage antérieur, ces mains pessimistes, c’est délicat. Tu ne le connais pas. Tu es censée rencontrer en lui un intervenant pour un colloque d’histoire contemporaine, pas un paysage, tu dois obtenir sa participation. Pas son histoire.
Sa voix qui semble apprise quelque part où l’on apprend à attaquer les consonnes, à conquérir des publics en salle, n’a rien à voir avec le reste. Il répète une phrase que tu n’écoutais pas, il va penser qu’il t’ennuie alors qu’il t’embarque. Il demande pourquoi lui. Pourquoi un banquier pour intervenir lors d’un sommet de sciences humaines, pourquoi parmi les chercheurs, les linguistes et les auteurs, inviter l’engeance qu’il sait représenter.
Tu dis pour le contraste. Il dit qu’il est ton homme. Personne mieux que lui n’excelle à n’être pas à sa place.
Puis il se tait, semble une seconde ailleurs, son visage en amande s’offrant sans vigilance à l’attention. À nouveau, tu peux voir remonter du fond quelque chose de faible et d’abîmé, comme un morceau d’épave. Tu voudrais savoir quel bateau. Tu le trouves beau alors qu’en arrivant, il était vide, les traits modestes.
Ferme la bouche et travaille, s’énerve ta mère depuis la fosse aux impayées, aux femmes utiles et rigoureuses.
Tu chausses ta paire de lunettes sans correction, pur accessoire à verres blancs utile à masquer, selon les circonstances, tes cernes ou le songe qui te traverse. Tu dis merci. Merci à la chaîne de recommandations dont la source s’est perdue mais qui t’a menée jusqu’à lui, après différentes bouteilles à la mer, messageries saturées ou refus catégoriques. Curieusement une prestation gratuite au cours d’un colloque non médiatisé dans une université sans prestige n’excite plus grand monde.
Ironise c’est mieux, valide maman sous son granit, au moins on sait pourquoi on t’a payé des études.
Et puis tu lui sais gré de cette heure à midi dès lors que vous pouviez administrer ce rendez-vous préalable par téléphone.
Le garçon de salle demande si vous avez choisi et toujours pas.
Ton commensal remercie lui le hasard et personne d’autre. Quant à téléphoner, le moins possible. Depuis que voir les gens entraîne quantité de risques sanitaires, il en abuse, multipliant ainsi ses chances que lui arrive enfin quelque chose. Il le dit comme ça. Tu penses aujourd’hui le risque c’est moi et comme ça t’irrite, que ça t’intéresse, tu t’empresses d’être chiante, de détailler l’enjeu de ces rencontres disciplinaires, deux jours à Cerisy en décembre pour qualifier l’époque, la nôtre, celle qu’on n’appelle pas encore ou qu’on appelle la crise, mais tu n’as pas le temps de finir que déjà il balance, l’époque est un scandale.
Des enfants dit-il naissent à l’instant avec 40 000 euros de dette par tête puisque leurs grands-parents ont financé leurs vies de merde à crédit. Un pavillon, une Peugeot, deux, un téléviseur par chambre, les porte-avions, l’armée française en Afghanistan et désormais le pompon, la vie éternelle. Le scandale c’est la facture, l’époque est une facture mais peu importe le nom qu’on lui donne, nos enfants ne voudront pas rembourser, ils débrancheront pour en finir les respirateurs dans les hôpitaux. Alors il n’y aura plus d’époque mais la guerre, voulez-vous que l’on commande un truc à boire, un apéritif.
Tu demandes s’il en a, des enfants.
Il répond un chien, un seul.
Arrête ça, Laure, se fatigue ta mère qui sous la terre voit tout, contempler ce con comme s’il s’agissait de le peindre et regarde les choses comme elles sont.
Dans un restaurant crâneur, conçu comme une serre, progressent des clématites vers un plafond vitré. Un homme blanc dans un costume a priori Lanvin te raconte le désastre en mangeant, s’écoutant prédire la violence des combats qui l’épargneront. Tu portes du bleu marine car il s’agit cette année du nouveau noir, il en porte lui depuis toujours. Voilà t’es contente.
Le serveur demande si vous avez choisi et cette fois il insiste.
Tu cherches le menu, il est devant toi. Un grand miroir piqué où sont tracés au feutre, les entrées, les plats et les fromages. Reflétés entre la sole à 38 euros et les champignons crus, tu surprends ton brushing d’avant-hier, ta main laissée en coquille sur ton oreille, tes pupilles légèrement dilatées, ton sourire de Joconde dont l’étude te surprend. Il commande la sole, toi le tartare.
En mastiquant du pain, tu parviens à mater ton rictus incorrect. Tu remarques à voix haute la ridicule brièveté de la carte, la nullité des portions sur les tables. Évidemment dès lors que l’abondance est un rêve de pauvres, qu’avoir le choix n’est profitable qu’à ceux qui n’ont pas de goût. En attendant, 20 grammes de poisson décongelé à 40 euros, si l’époque est un scandale, en effet c’est ici. Tu parles exprès la bouche pleine, depuis les acharnés, ceux qui comptent vraiment et pas en dollars. Qu’on en finisse.
Il recule sa chaise, machinal, densifiant l’écart que tu suggères entre vous, ça t’apprendra. Il reprend, parle comme toi tu manges, sans respirer. Ce matin dit-il les marchés ont parié à la baisse sur toutes les valeurs, un signal connu pour précéder le pire. À quelle échéance et sous quelle forme, on l’ignore évidemment, on attend, d’où cet intenable suspense qui fait de toutes les époques un délai. Il pourrait tout aussi bien déclarer le contraire, ce serait tout aussi vrai, et tout aussi vain. Car il n’y a plus d’époque, mais des versions, des récits. Et de conclure qu’il est prêt pour ton machin universitaire. Le scandale, la facture, le délai, les versions, quatre parties c’est bien, Laure qu’en pensez-vous.
Tu penses poncifs, slogans. Tu penses qu’entre un restaurant et un colloque il existe cet écart qu’on appelle la réflexion, mais tu dis formidable. Tu voudrais à ton tour faire rebondir sur la table des formules géniales et bâclées mais rien ne se forme dans ton esprit, qu’un dessin. Si tu devais peindre cet homme ce serait à l’huile sur bois, à la manière des florentins quand on voit sur les visages martyrs se livrer en dedans le combat de l’ange et de la chair. Ce serait comme ça.
N’importe quoi, s’impatiente ta mère fantôme. Comme si tu savais tenir un pinceau, faire quelque chose de tes dix doigts.
La porte du restaurant s’ouvre, vous rafraîchit et se referme, à mesure que sortent par deux ou trois les cadres du tertiaire ayant laissé des notes de frais à 60 euros par couvert. Vous avez terminé. Tu ne sais pas quel goût avait ton plat, tu n’as pas fait attention. Soudain il rapproche sa chaise, repousse son assiette, éloigne l’une de l’autre ses mains obsédantes et toi tu comprends. Dans l’inculte langage du corps, il vient vers toi.
Ça ou une crampe, soupire ta mère bien profond.
Tu commandes un café, lui aussi. Il pose ses coudes sur la table, ses mains mourantes se rejoignent pour s’attacher l’une à l’autre. Tu voudrais les prendre mais tu sais d’expérience qu’en saisissant les oiseaux souvent on les tue.
Mais fous-moi le camp, s’époumone maman de sous la dalle, depuis les femmes éteintes mais renseignées.
Tu rassembles d’un coup tes effets. Un crayon, tes lunettes de frimeuse, ton téléphone, lequel indique huit appels en absence en provenance du lycée de ta fille, rien de très étonnant. Tu te lèves, déployant vers le plafond de verre ton mètre soixante-treize qui paraît le surprendre. Arrivé en retard, il ne t’a vue qu’assise. Tu dis je dois partir, tu attends une seconde qu’il se lève, selon l’usage, à ta suite. Il ne bouge pas.
Le goujat, regrette la mère de ta mère au paradis des premières fans du prince Philip.
Il te regarde sans rien dire, comme étonné. S’ouvre alors un silence où tu pourrais entrer et rester tout l’après-midi à boire du café, poser des questions indécentes, apprendre la peinture sur bois.
Alors tu rappelles comme tes troupes autour de toi, ton diplôme et ta chaire avec un e de maîtresse de conférences. Tu dis pardon, j’ai vraiment du travail.
Pourquoi vraiment, pourquoi pardon, relève ta mère de la terre plein les dents. T’as du travail, point.
Le secrétariat du laboratoire le contactera, tu es désolée, dans une heure tu dois disparaître, il dit quoi ? Tu dis lapsus. Dispenser, pas disparaître. Dispenser un cours à l’université, un cours chaque année plus documenté. Histoire de la peur en Europe.
– Et vous ? dit-il.
– Moi quoi ?
Et toi est-ce que tu as peur, tu sais bien.
En quittant la table, tu fais tomber ta veste, on ne comprend pas ce que tu dis quand tu prononces merci, tu es d’une littérale fragilité qu’il pourra imputer à ce qu’il veut, tu t’en vas et bientôt sous la ville, le RER B t’emporte.
Époque, nom féminin, du grec epokhê, arrêt. »

L’avis de… Marine Landrot (Télérama)
« Maria Pourchet a fait signer un contrat d’alternance narrative bétonné aux deux amants, qui exposent leur point de vue à tour de rôle, dans des chapitres incandescents. À Laure, le dépeçage de l’homme, dans l’espoir de faire tomber sa carapace sans lui poser de question, parce que « demander qui, quelle douleur, quel impact vous ont fait cette viande émue, cette gueule comme le reflet brisé d’un visage antérieur, ces mains pessimistes, c’est délicat ». À Clément, le bousillage de la femme, avec des « mails troussés comme des télégrammes de Trintignant depuis Deauville » qui finissent par des baisers « au maximum de la retenue niveau révolte et fous-moi le camp ». Aux deux, les ruminations d’autodérision et la pleine conscience de la vacuité du monde. »

Vidéo

Présentation Maria Pourchet présente son roman «Feu». © Production Librairie Mollat

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