L’été en poche (07): Feu

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En deux mots
Laure donne rendez-vous à Clément pour lui proposer de participer au colloque qu’elle organise. Entre l’universitaire et le banquier, c’est une sorte de coup de foudre. Mais la mère de famille et le célibataire endurci ne se doutent pas vers quelle voie leur adultère les mènent.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Feu

Les premières pages du livre
« Tu t’étonnes de ces mains de fille nouées par erreur au corps d’un homme. Doigts frêles, attaches poncées, phalanges adoucies, et sous la peau trop fine pour en masquer la couleur, les veines sont enflées. La droite s’agitant au-dessus des olives et du pain, tu vois remuer un muscle vulnérable, d’enfant, qui bientôt tremble quand il soulève la carafe. Tout ceci est très fragile et pourrait se briser dans un geste un peu vif. Tu penses qu’il serait incapable de t’étrangler. Tu notes les ongles limés court, l’annulaire sans alliance ni trace de, les extrémités blanches, exsangues, et presque mauves. Chez lui le retour du sang au cœur se fait mal et par à-coups. Entre la malléole et le drap sombre du costume, tranchent deux centimètres de coton épais, immaculé. Tu supposes une chemise étroite lavée une fois, portée deux. Maximum.
Tu voudrais soudain voir le reste sous la laine froide.
Alors regarde ailleurs, s’affole ta mère dans la tombe, depuis les femmes correctes et aliénées.
Tu devines une chair présente mais terminée, attendrie par autre chose que l’amour, mais quoi. Les coups, le confort ou l’alcool, ça dépend des mœurs. Ton regard parvient à se hisser plus haut, allant de sa main à son coude, puis de son col à ses lèvres. De la tristesse tatouée à la verticale sur sa bouche, tu cherches malgré toi l’origine. Une fille, un mort ou la fatigue d’être soi, ça dépend des vies. Pour la peau brunie des tempes et des arêtes, tu l’imagines courir comme tout le monde sur les rives de Seine. Pour le crâne rasé à fleur d’os, tu cherches encore.
Demande-lui, suggère la mère de ta mère du paradis des femmes de somme, franches du collier.
Demander qui, quelle douleur, quel impact vous ont fait cette viande émue, cette gueule comme le reflet brisé d’un visage antérieur, ces mains pessimistes, c’est délicat. Tu ne le connais pas. Tu es censée rencontrer en lui un intervenant pour un colloque d’histoire contemporaine, pas un paysage, tu dois obtenir sa participation. Pas son histoire.
Sa voix qui semble apprise quelque part où l’on apprend à attaquer les consonnes, à conquérir des publics en salle, n’a rien à voir avec le reste. Il répète une phrase que tu n’écoutais pas, il va penser qu’il t’ennuie alors qu’il t’embarque. Il demande pourquoi lui. Pourquoi un banquier pour intervenir lors d’un sommet de sciences humaines, pourquoi parmi les chercheurs, les linguistes et les auteurs, inviter l’engeance qu’il sait représenter.
Tu dis pour le contraste. Il dit qu’il est ton homme. Personne mieux que lui n’excelle à n’être pas à sa place.
Puis il se tait, semble une seconde ailleurs, son visage en amande s’offrant sans vigilance à l’attention. À nouveau, tu peux voir remonter du fond quelque chose de faible et d’abîmé, comme un morceau d’épave. Tu voudrais savoir quel bateau. Tu le trouves beau alors qu’en arrivant, il était vide, les traits modestes.
Ferme la bouche et travaille, s’énerve ta mère depuis la fosse aux impayées, aux femmes utiles et rigoureuses.
Tu chausses ta paire de lunettes sans correction, pur accessoire à verres blancs utile à masquer, selon les circonstances, tes cernes ou le songe qui te traverse. Tu dis merci. Merci à la chaîne de recommandations dont la source s’est perdue mais qui t’a menée jusqu’à lui, après différentes bouteilles à la mer, messageries saturées ou refus catégoriques. Curieusement une prestation gratuite au cours d’un colloque non médiatisé dans une université sans prestige n’excite plus grand monde.
Ironise c’est mieux, valide maman sous son granit, au moins on sait pourquoi on t’a payé des études.
Et puis tu lui sais gré de cette heure à midi dès lors que vous pouviez administrer ce rendez-vous préalable par téléphone.
Le garçon de salle demande si vous avez choisi et toujours pas.
Ton commensal remercie lui le hasard et personne d’autre. Quant à téléphoner, le moins possible. Depuis que voir les gens entraîne quantité de risques sanitaires, il en abuse, multipliant ainsi ses chances que lui arrive enfin quelque chose. Il le dit comme ça. Tu penses aujourd’hui le risque c’est moi et comme ça t’irrite, que ça t’intéresse, tu t’empresses d’être chiante, de détailler l’enjeu de ces rencontres disciplinaires, deux jours à Cerisy en décembre pour qualifier l’époque, la nôtre, celle qu’on n’appelle pas encore ou qu’on appelle la crise, mais tu n’as pas le temps de finir que déjà il balance, l’époque est un scandale.
Des enfants dit-il naissent à l’instant avec 40 000 euros de dette par tête puisque leurs grands-parents ont financé leurs vies de merde à crédit. Un pavillon, une Peugeot, deux, un téléviseur par chambre, les porte-avions, l’armée française en Afghanistan et désormais le pompon, la vie éternelle. Le scandale c’est la facture, l’époque est une facture mais peu importe le nom qu’on lui donne, nos enfants ne voudront pas rembourser, ils débrancheront pour en finir les respirateurs dans les hôpitaux. Alors il n’y aura plus d’époque mais la guerre, voulez-vous que l’on commande un truc à boire, un apéritif.
Tu demandes s’il en a, des enfants.
Il répond un chien, un seul.
Arrête ça, Laure, se fatigue ta mère qui sous la terre voit tout, contempler ce con comme s’il s’agissait de le peindre et regarde les choses comme elles sont.
Dans un restaurant crâneur, conçu comme une serre, progressent des clématites vers un plafond vitré. Un homme blanc dans un costume a priori Lanvin te raconte le désastre en mangeant, s’écoutant prédire la violence des combats qui l’épargneront. Tu portes du bleu marine car il s’agit cette année du nouveau noir, il en porte lui depuis toujours. Voilà t’es contente.
Le serveur demande si vous avez choisi et cette fois il insiste.
Tu cherches le menu, il est devant toi. Un grand miroir piqué où sont tracés au feutre, les entrées, les plats et les fromages. Reflétés entre la sole à 38 euros et les champignons crus, tu surprends ton brushing d’avant-hier, ta main laissée en coquille sur ton oreille, tes pupilles légèrement dilatées, ton sourire de Joconde dont l’étude te surprend. Il commande la sole, toi le tartare.
En mastiquant du pain, tu parviens à mater ton rictus incorrect. Tu remarques à voix haute la ridicule brièveté de la carte, la nullité des portions sur les tables. Évidemment dès lors que l’abondance est un rêve de pauvres, qu’avoir le choix n’est profitable qu’à ceux qui n’ont pas de goût. En attendant, 20 grammes de poisson décongelé à 40 euros, si l’époque est un scandale, en effet c’est ici. Tu parles exprès la bouche pleine, depuis les acharnés, ceux qui comptent vraiment et pas en dollars. Qu’on en finisse.
Il recule sa chaise, machinal, densifiant l’écart que tu suggères entre vous, ça t’apprendra. Il reprend, parle comme toi tu manges, sans respirer. Ce matin dit-il les marchés ont parié à la baisse sur toutes les valeurs, un signal connu pour précéder le pire. À quelle échéance et sous quelle forme, on l’ignore évidemment, on attend, d’où cet intenable suspense qui fait de toutes les époques un délai. Il pourrait tout aussi bien déclarer le contraire, ce serait tout aussi vrai, et tout aussi vain. Car il n’y a plus d’époque, mais des versions, des récits. Et de conclure qu’il est prêt pour ton machin universitaire. Le scandale, la facture, le délai, les versions, quatre parties c’est bien, Laure qu’en pensez-vous.
Tu penses poncifs, slogans. Tu penses qu’entre un restaurant et un colloque il existe cet écart qu’on appelle la réflexion, mais tu dis formidable. Tu voudrais à ton tour faire rebondir sur la table des formules géniales et bâclées mais rien ne se forme dans ton esprit, qu’un dessin. Si tu devais peindre cet homme ce serait à l’huile sur bois, à la manière des florentins quand on voit sur les visages martyrs se livrer en dedans le combat de l’ange et de la chair. Ce serait comme ça.
N’importe quoi, s’impatiente ta mère fantôme. Comme si tu savais tenir un pinceau, faire quelque chose de tes dix doigts.
La porte du restaurant s’ouvre, vous rafraîchit et se referme, à mesure que sortent par deux ou trois les cadres du tertiaire ayant laissé des notes de frais à 60 euros par couvert. Vous avez terminé. Tu ne sais pas quel goût avait ton plat, tu n’as pas fait attention. Soudain il rapproche sa chaise, repousse son assiette, éloigne l’une de l’autre ses mains obsédantes et toi tu comprends. Dans l’inculte langage du corps, il vient vers toi.
Ça ou une crampe, soupire ta mère bien profond.
Tu commandes un café, lui aussi. Il pose ses coudes sur la table, ses mains mourantes se rejoignent pour s’attacher l’une à l’autre. Tu voudrais les prendre mais tu sais d’expérience qu’en saisissant les oiseaux souvent on les tue.
Mais fous-moi le camp, s’époumone maman de sous la dalle, depuis les femmes éteintes mais renseignées.
Tu rassembles d’un coup tes effets. Un crayon, tes lunettes de frimeuse, ton téléphone, lequel indique huit appels en absence en provenance du lycée de ta fille, rien de très étonnant. Tu te lèves, déployant vers le plafond de verre ton mètre soixante-treize qui paraît le surprendre. Arrivé en retard, il ne t’a vue qu’assise. Tu dis je dois partir, tu attends une seconde qu’il se lève, selon l’usage, à ta suite. Il ne bouge pas.
Le goujat, regrette la mère de ta mère au paradis des premières fans du prince Philip.
Il te regarde sans rien dire, comme étonné. S’ouvre alors un silence où tu pourrais entrer et rester tout l’après-midi à boire du café, poser des questions indécentes, apprendre la peinture sur bois.
Alors tu rappelles comme tes troupes autour de toi, ton diplôme et ta chaire avec un e de maîtresse de conférences. Tu dis pardon, j’ai vraiment du travail.
Pourquoi vraiment, pourquoi pardon, relève ta mère de la terre plein les dents. T’as du travail, point.
Le secrétariat du laboratoire le contactera, tu es désolée, dans une heure tu dois disparaître, il dit quoi ? Tu dis lapsus. Dispenser, pas disparaître. Dispenser un cours à l’université, un cours chaque année plus documenté. Histoire de la peur en Europe.
– Et vous ? dit-il.
– Moi quoi ?
Et toi est-ce que tu as peur, tu sais bien.
En quittant la table, tu fais tomber ta veste, on ne comprend pas ce que tu dis quand tu prononces merci, tu es d’une littérale fragilité qu’il pourra imputer à ce qu’il veut, tu t’en vas et bientôt sous la ville, le RER B t’emporte.
Époque, nom féminin, du grec epokhê, arrêt. »

L’avis de… Marine Landrot (Télérama)
« Maria Pourchet a fait signer un contrat d’alternance narrative bétonné aux deux amants, qui exposent leur point de vue à tour de rôle, dans des chapitres incandescents. À Laure, le dépeçage de l’homme, dans l’espoir de faire tomber sa carapace sans lui poser de question, parce que « demander qui, quelle douleur, quel impact vous ont fait cette viande émue, cette gueule comme le reflet brisé d’un visage antérieur, ces mains pessimistes, c’est délicat ». À Clément, le bousillage de la femme, avec des « mails troussés comme des télégrammes de Trintignant depuis Deauville » qui finissent par des baisers « au maximum de la retenue niveau révolte et fous-moi le camp ». Aux deux, les ruminations d’autodérision et la pleine conscience de la vacuité du monde. »

Vidéo

Présentation Maria Pourchet présente son roman «Feu». © Production Librairie Mollat

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