Aryennes d’honneur

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En deux mots
À partir d’une photographie dérobée alors qu’il était enfant et représentant deux femmes, le narrateur va reconstituer leur vie et découvrir qu’elles étaient Aryennes d’honneur, c’est-à-dire de confession juive, mais protégée par le régime de Vichy. Un statut particulier qui n’empêchera pas les souffrances durant et après la guerre.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Juives et protégées par Pétain

En explorant cette page oubliée de l’Histoire de la seconde Guerre mondiale – celles des personnalités juives bénéficiant d’un statut particulier – Damien Roger nous offre un roman bouleversant et pose des questions éthiques vertigineuses.

La clé de ce roman est un courrier adressé par le maréchal Pétain aux autorités allemandes leur demandant d’octroyer un statut particulier à deux personnes:
«1) Mme de Chasseloup-Laubat, née Marie-Louise, Fanny, Clémentine Thérèse Stern, née à Paris, le 4 février 1870. Mlle Stern a épousé le 21 juillet 1900 à la mairie du 8° le marquis Louis de Chasseloup-Laubat, aryen, ingénieur civil. La marquise de Chasseloup-Laubat s’est convertie au catholicisme Le 21 août 1900, a eu trois enfants, tous mariés : la Princesse Achille Murat, le Comte François de Chasseloup-Laubat, la Baronne Fernand de Seroux
2) Mme de Langlade, née Lucie Ernesta Stern (20 octobre 1882), sœur de la Marquise de Chasseloup-Laubat. Lucie Stern a épousé le 11 avril 1904 Pierre Girot de Langlade, aryen. Elle s’est convertie au catholicisme le 17 juin 1911. De ce mariage est issu un fils, Louis de Langlade, agriculteur.» Ce sont ces personnes dispensées du port de l’étoile jaune et bénéficiant d’un statut particulier qu’on appela les Aryennes d’honneur et dont le narrateur va reconstituer l’histoire.
Un sujet qui s’est quasiment imposé à lui, car il a croisé enfant la Marquise de Chasseloup-Laubat. Durant ses vacances, qu’il passait dans la loge de concierge de sa tante rue de Constantine dans le VIIe arrondissement, il avait été chargé par cette dernière, lui qui n’avait habituellement pas accès aux étages, de porter une panière de linge à la vieille dame. Impressionné par le faste de cet appartement, il avait profité de la courte absence de la marquise pour empocher une photo posée sur un guéridon. Un souvenir qu’il a déposé dans sa boîte à secrets, mais qui l’a longtemps tourmenté, rongé par un fort sentiment de culpabilité.
C’est bien des années plus tard, au moment de vider l’appartement, qu’il a retrouvé cette photo. Et encore plus tard qu’il a entendu parler des Aryennes d’honneur que l’on voyait sur le cliché.

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Il s’est alors senti investi de la mission de reconstituer la vie de la marquise et de sa sœur.
Le travail de généalogiste n’aura pas été trop compliqué, la famille Stern faisant partie des 200 familles, ces dynasties qui régnaient alors sur le monde des affaires. Venue d’Europe de l’Est au XIXe siècle, les Stern ont construit un empire de la finance florissant dont Lucie et sa sœur Marie-Louise sont les héritières.
À l’issue de la Première Guerre mondiale, elles font la connaissance du héros national, le vainqueur de Verdun, le Maréchal Pétain. Elles se lient aussi d’amitié avec Annie, son épouse. Une amitié qui ne se délitera pas au fil des années.
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, elles choisissent de ne pas quitter Paris, pourtant conscientes des dangers qui menacent les juifs. Elles ont notamment été édifiées par un voyage à Berlin à la veille du conflit. Mais fortes de la fameuse recommandation de Pétain, elles n’ont pas estimé être en danger.
Damien Roger fait alors d’abord un travail d’historien et, fort bien documenté, raconte la drôle de guerre, l’arrivée des Allemands et le repli du gouvernement à Vichy, la collaboration et le durcissement des politiques anti-juives avec le soutien des autorités françaises. Il montre aussi que malgré leur sauf-conduit la nasse va se refermer sur les deux femmes. Mais le drame subi durant l’Occupation ne va pas s’arrêter à la libération. Alors il va falloir se justifier, expliquer cette collusion avec l’ennemi.
La plume du romancier fait ici merveille pour nous plonger dans les tourments de Marie-Louise face aux quolibets et aux injures, alors qu’elle espère retrouver sa sœur envoyée dans les camps de la mort. Dans ce Paris qui se défoule avec l’épuration la justice prend souvent la figure d’une vengeance aveugle.
En tournant cette page méconnue de l’Histoire Damien Roger se garde bien de prendre parti. Il s’en tient aux faits, laissant au lecteur le soin de se faire une opinion. Après Le bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, voici le second ouvrage qui nous replonge dans cette période ô combien trouble de notre histoire. Et démontre avec éclat, au moment où nos regards se tournent vers l’Ukraine, toute l’absurdité de la guerre.

Aryennes d’honneur
Damien Roger
Éditions Privat
Premier roman
368 p., 22,90 €
EAN 9782708902596
Paru le 16/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris. On y évoque aussi Cuts dans l’Oise, Vichy, Espalion dans l’Aveyron et les sinistres étapes vers les camps d’extermination, de Drancy à Auschwitz.

Quand?
L’action se déroule du début du XXe siècle aux années 1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
Juives, mariées à des aristocrates et converties au catholicisme, Marie-Louise, Lucie et Suzanne Stern appartiennent à un monde de privilégiés. Entre les bals, les tea times et les essayages chez les grands couturiers, leur vie n’est qu’insouciance et légèreté. En juin 1940, tout cet univers s’effondre. Les troupes de Hitler déferlent sur la France qui vit bientôt à l’heure allemande. Désormais, la marquise, la baronne et la comtesse sont considérées comme juives au regard de la loi. Que faire de cette identité israélite qu’on leur jette à la figure et dans laquelle elles ne se reconnaissent plus depuis longtemps ? Lorsqu’on est intime avec le maréchal Pétain, l’espoir d’obtenir un traitement de faveur est permis… Mais pour cela, il va falloir choisir un camp. Des routes de l’Exode de 1940 aux antichambres du pouvoir à Vichy, en passant par le camp de Drancy, un combat s’engage. Et dans cette lutte pour la vie, l’adversaire n’est peut-être pas celui qu’on croit…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Times of Israël
Blog étoilejaune-anniversaire (Thierry Noël-Guitelman)


Bande-annonce du roman Aryennes d’honneur © Production éditions Privat

Les premières pages du livre
« Première partie
Les secrets de la rue de Constantine
J’ai de mes premières années le souvenir indistinct d’un long dimanche couleur d’ardoise, si bien que je me demande parfois à quel âge je me suis véritablement éveillé à la vie. Je m’appelle Lucien Baranger. Ma carte d’identité indique que je suis né dans une ville de la région parisienne il y a soixante-dix ans. Mon père, un homme dévoué aux siens et extrêmement effacé, travaillait dans une petite quincaillerie d’où il rentrait le soir épuisé et le crâne lourd des conversations et bruits du magasin. Ma mère avait un don pour la couture. Pour une raison que j’ignore, elle avait dû renoncer assez tôt à son rêve de devenir modiste et se contentait d’effectuer des travaux d’aiguille pour une grande enseigne parisienne qui louait ses services. Ma jeunesse n’a connu aucun drame, aucun malheur et je suppose n’avoir jamais manqué de rien. Pourtant, si j’interroge aujourd’hui mon cœur et ma mémoire, j’ai le sentiment d’avoir toujours été un enfant mal adapté et différent. D’abord, j’étais fils unique. Dans la France d’après-guerre, c’était assurément une singularité. Est-ce pour avoir été privé de la compagnie d’un frère ou d’une sœur que les jeux avec les autres enfants m’ont toujours paru curieux, pour ne pas dire énigmatiques ? «Ne se mêle pas à ses congénères et préfère rester seul lors de la récréation», voilà ce qui est écrit dans mon carnet scolaire retrouvé récemment.

Aux premiers jours de juillet, à rebours de mes camarades qui quittaient l’Île-de-France pour gagner la montagne la campagne ou la mer, je prenais le chemin de la capitale sans me poser de questions, et sans qu’on me demande non plus mon avis. Je prenais mes quartiers d’été chez ma tante Concierge, elle occupait avec son mari une loge exiguë de la rue de Constantine, dans le 7e arrondissement. Je dis «exiguë, Car c’est ainsi que mes parents la qualifiaient. Pour moi, c’était avant tout un espace-temps marqué par une forte odeur de bouillon, dont l’existence n’était avérée qu’avec mon arrivée et qui s’évanouissait comme par magie avec la rentrée de septembre. Simone, sœur aînée de ma mère, et Marcel, son mari, n’avaient jamais pu avoir d’enfants. Mais il est évident qu’ils les adoraient. Contrairement à mon père, Marcel ne travaillait pas. Il avait eu la jambe broyée par un obus en juin 1940 alors que son régiment prenait la fuite devant l’avancée des forces allemandes. Malgré le dégoût que m’inspirait le mot «moignon», j’aimais beaucoup passer du temps avec lui. Moins sombre que mes parents et que ma tante, il me révélait que la vie pouvait être légère, voire facétieuse. Pendant que Simone s’affairait dans l’immeuble, nous avions l’habitude lui et moi de traverser l’esplanade des Invalides pour aller nous asseoir en bordure de Seine, où nous regardions passer les péniches débordant de grain ou de ciment. Marcel me racontait sa jeunesse dans le bassin minier du Pas-de-Calais. Loin de se plaindre des difficultés et des privations qu’il y avait connues, il semblait avoir le goût de la vie, comme d’autres ont le goût des sucreries. Nous payions souvent nos promenades de vives remontrances à notre retour rue de Constantine. Fallait-il que ma tante ait de l’imagination pour songer qu’il puisse nous arriver quoi que ce soit sur le chemin qui séparait la loge des quais de Seine. Mais un rituel est un rituel, et j’acceptais en bloc les habitudes de la maisonnée.
L’implication et le dévouement de ma tante Simone étaient très appréciés des occupants de l’immeuble. Intendante, femme de compagnie, figure maternelle, confidente, elle avait su se rendre indispensable auprès de tous. Son énergie, elle la puisait dans la très grande fierté qu’elle ressentait à tenir les clefs de cet ancien hôtel particulier situé dans les plus beaux quartiers. Tous les jours, même lorsqu’elle était fatiguée ou souffrante, elle prenait un soin infini à briquer les moindres recoins de la maison. Je me souviens de l’odeur de propre qui emplissait mes narines sitôt que, venant de la rue, on avait poussé la double porte. Nulle trace de doigts ne venait ternir l’éclat des immenses miroirs disposés de part et d’autre du hall. Dans la lumière discrète, les poignées de cuivre semblaient briller de mille feux, se réfléchissant à l’infini dans le jeu des glaces. Dans ce décor digne d’un palais royal, fouler l’épais tapis qui menait jusqu’à l’escalier monumental et au petit ascenseur métallique était pour tout visiteur l’assurance ultime qu’il avait pénétré dans un lieu d’exception, habité tout aussi indéniablement par des personnes de qualité. Du haut de mes sept ans, il me semblait qu’un peu de cette grandeur rejaillissait sur la personne de ma tante. Et à la façon qu’elle avait de refouler vertement les représentants de commerce et autres démarcheurs, il n’y a pas de doute qu’elle en pensait tout autant.
Lorsque Marcel était occupé à quelque tâche où ma présence était jugée inopportune par ma tante, je restais de longs moments dans l’office à faire semblant d’être absorbé par la lecture d’un magazine ou d’un livre illustré. En vérité, mon attention était tout entière tournée vers ce qui se passait à l’extérieur de la loge. Comme il m’était formellement défendu de circuler seul dans les parties communes, mon esprit gravissait en silence les escaliers, se faufilait dans les corridors, explorait jusqu’aux greniers. Parfois, des enfants passaient devant mon poste d’observation, accompagnés de leur gouvernante ou de leurs parents. Je ne manquais jamais d’interroger ma tante sur leur identité et leurs goûts en matière de jeux et de lecture. Mais ma curiosité était mal récompensée car ma tante se contentait la plupart du temps de les présenter comme «le fils du comte de…» ou «la fille cadette de M. et Mme…». Pour elle cette parenté répondait à toutes les questions. Elle disait à la fois la qualité de celui ou de celle qui avait attiré mon regard et la distance infranchissable qui nous séparait de ces gens-là. À quoi bon savoir s’ils aimaient jouer à la balle aux prisonniers? Je comprenais dans la déférence que manifestait ma tante que nous appartenions à des mondes que rien n’appelait à se rencontrer.
Au fil du temps et des étés, la géographie de l’immeuble m’était devenue tout à fait familière. Au deuxième étage vivait un couple d’Américains dont l’homme était correspondant pour un journal au nom imprononçable. Une somme fabuleuse de magazines et de courriers leur arrivait chaque matin, que ma tante entassait d’un air désabusé. Au dernier étage, une petite chambre abritait un peintre qui cherchait «à se faire un nom», ce qui, selon Simone et Marcel, paraissait absolument sans espoir étant donné le temps passé par le jeune homme dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. Sous les toits se trouvait une série de chambres de bonne occupées principalement par des Espagnoles. Mais la personne qui m’intriguait le plus habitait l’étage noble. Il s’agissait d’une vieille dame, veuve, à laquelle mon oncle et ma tante s’adressaient avec un respect qui confinait à la religiosité. Si elle portait le titre de marquise, elle avait plutôt pour moi l’aura d’une reine ou d’un personnage biblique. Je la revois encore traversant le vestibule, déroulant son pas lent et auguste, appuyée sur une canne au pommeau d’ivoire. Arrivant à la hauteur de notre loge, elle marquait une halte pour donner ses instructions du jour. J’en profitais pour l’observer à travers l’entrebâillement de la porte. Sa peau était parcheminée et si ridée que cette dame me semblait d’un autre âge, d’une autre époque. Ses petits yeux vifs, surtout, me fascinaient. Ils semblaient par leur vélocité démentir son âge, concentrer ses forces et tenir en respect quiconque aurait eu l’impudence de la reléguer hâtivement du côté des ombres. Un jour, il me fut donné de l’approcher. La femme de charge de la marquise avait dû quitter précipitamment Paris pour soigner un parent malade. En son absence, ma tante veillait à ce que la doyenne de l’immeuble ne manquât de rien. Sans doute trop occupée pour s’en charger elle-même, tante Simone, après m’avoir fait répéter mes formules de politesse et de salutation, me confia une panière à monter chez la marquise. Le linge repassé qu’elle contenait pesait bien peu en comparaison de la responsabilité énorme qui reposait sur mes épaules. Tel un enfant de chœur portant le ciboire, je gravis un à un les degrés qui menaient à l’étage. Je me délectais de découvrir ce monde jusque-là dérobé à mes yeux. Sur le seuil de l’imposante porte d’entrée, je pressai le bouton-poussoir de la sonnette. Un bruit strident déchira subitement le silence de la cage d’escalier. Je fus littéralement saisi d’effroi. Je n’avais plus qu’une envie, redescendre en courant retrouver l’espace confiné de ma tanière. Mais des pas déjà se faisaient entendre de l’autre côté de la porte, qui approchaient lentement. Le vantail s’ouvrit sur la vieille dame au regard perçant. La marquise était en cheveux et je remarquai pour la première fois le haut chignon compliqué d’épingles que cachait habituellement son chapeau. Après que je l’eus poliment saluée, elle posa ses yeux sur mon paquet et m’invita sans délai à la suivre. Nous traversâmes le vaste hall puis une antichambre où je pus déposer ma panière. Ainsi de telles beautés existaient, les frères Grimm n’avaient rien inventé. L’appartement — mais à mes yeux il s’agissait plutôt d’un palais — portait en chaque point la marque du grandiose et du monumental. Je fus d’abord surpris par la hauteur des plafonds. Comment un immeuble, fût-il de belle taille, pouvait-il abriter ces volumes dignes d’une chapelle? Je n’entendais rien au mobilier ancien, ni aux tableaux ou objets rares autour de moi, mais tout me semblait anormalement grand, élégant et raffiné. Ce lieu était à n’en pas douter l’antre d’une fée, ou bien d’une sorcière. Alors que je restais la bouche ouverte et les yeux inexorablement fixés sur les lustres d’où jaillissaient des fontaines de lumière, la marquise me demanda de l’attendre un instant et s’effaça à pas lents derrière une petite porte. Je ne sais combien de temps dura son absence. Je balayais la pièce de mon regard incrédule ne souhaitant rien perdre du spectacle fascinant qui s’offrait à moi. À hauteur de mon visage, sur une console en marbre rose, étaient disposés de petits bibelots étincelants qui m’apparurent être les pièces d’un trésor égaré. À côté d’eux, des cadres de toutes tailles préservaient des outrages du temps de vieilles photographies semblant dialoguer entre elles dans l’éternité d’un passé révolu. Sans doute conservaient-elles l’empreinte de héros lointains ayant défendu la France dont mes livres d’école contaient les exploits. Mon attention s’arrêta sur une petite photographie fichée dans le coin d’un cadre. Au moment où je la saisis pour l’observer de plus près, j’entendis les pas de la vieille dame se rapprocher. Paniqué à l’idée d’être surpris à fouiller dans ce qui ne m’appartenait pas, je glissai sans réfléchir le cliché dans ma poche. Pour ajouter à ma honte, mon larcin fut récompensé d’un morceau de chocolat. Rougissant, je remerciai la vieille dame et quittai l’appartement en prenant soin de ne surtout pas regarder du côté de la console où la photo volée brillait par son absence.
Les jours suivants, je demeurai étrangement calme, si bien qu’on me pensa malade. C’est que j’avais immédiatement pris la mesure de mon crime. Non seulement j’avais trahi la confiance de la marquise, mais j’avais en plus failli dans la mission que m’avait confiée ma tante. J’étais indéniablement digne de brûler en enfer. II me sembla que, pour expier ma faute, le silence était la meilleure des solutions, et je priai le ciel pour que l’oubli efface très vite l’outrage que j’avais commis. De retour chez mes parents à la fin de l’été, je résolus de placer la photographie dans une boîte en métal qui renfermait ce qui avait à mes yeux le plus de valeur: mes soldats de plomb. Ce manque d’imagination fut très tôt sanctionné. Un jour qu’elle pestait contre mon désordre, ma mère trouva cette photographie et me questionna sur sa provenance. Je me justifiai en disant qu’elle m’avait été donnée par un camarade qui lui-même l’avait trouvée par hasard dans la rue. Ma mère me crut-elle? En tout cas, mon inquisitrice se contenta de cette réponse.
Plus de soixante années se sont écoulées depuis ce que j’appelais enfant «le vol de la rue de Constantine». Pourtant, la même émotion m’étreint lorsque je pense à cette photographie que je connais par cœur. Combien de fois ai-je passé mes doigts sur son rebord dentelé? Je ferme les yeux et je revois très nettement le portrait en pied de ces deux femmes portant Chapeau à liseré, lavallière et gants blancs, tenues que j’ai plus tard identifiées comme des costumes de chasse. Le front haut, elles regardent fièrement devant elles. Un demi-sourire se dessine sur leur visage. À l’arrière-plan, on aperçoit un corps de logis flanqué d’une tour de ce qui pourrait être un pavillon de chasse ou quelque château de campagne. Je n’ai pas oublié, au revers de la photographie, la petite écriture serrée à l’encre violette :
Octobre 1933
À ma chère Marie-Louise,
En souvenir d’une merveilleuse journée.
Annie
Longtemps je me suis, demandé qui étaient ces deux femmes. »

Extraits
« Les 16 et 17 juillet 1942, près de 13 000 Juifs parisiens, parmi lesquels 4000 enfants, étaient arrêtés à leur domicile et rassemblés au Vélodrome d’Hiver. Ils seraient tous transférés vers les camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande avant d’être déportés à l’est. Le 18 juillet, après trois semaines d’internement administratif, Marie-Louise de Chasseloup-Laubat passait libre les grilles du camp des Tourelles pour rejoindre son domicile parisien. «Libérée sur ordre du commandant de la police secrète auprès du Militärbefehlshaber en France», c’est ce que rapporte une note d’enquête de la Direction des renseignements généraux de la préfecture de police datée de juin 1945. Aux côtés de l’ambassade d’Allemagne à Paris et de la Gestapo, le commandement militaire constituait l’une des pièces centrales du dispositif d’occupation. Qui avait transmis l’ordre de la faire libérer? Comment ne pas y voir l’ombre du maréchal Pétain? Ce dernier avait pris les devants. Le 12 juin 1942, soit treize jours après la publication de la huitième ordonnance allemande rendant le port de l’étoile jaune obligatoire pour les juifs le maréchal adressait un courrier à Fernand de Brinon, délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés, donnant une interprétation toute personnelle des mesures contre les Juifs. » p. 247

« Dans cette lettre, le docteur Bernard Ménétrel, secrétaire particulier du maréchal, transmit à Brinon seulement deux demandes précises d’exemption, classées par ordre de priorité. Ces demandes «déjà formulées verbalement» concernaient :
1) Mme de Chasseloup-Laubat, née Marie-Louise, Fanny, Clémentine Thérèse Stern, née à Paris, le 4 février 1870. Mlle Stern a épousé le 21 juillet 1900 à la mairie du 8° le marquis Louis de Chasseloup-Laubat, aryen, ingénieur civil. La marquise de Chasseloup-Laubat s’est convertie au catholicisme Le 21 août 1900, a eu trois enfants, tous mariés : la Princesse Achille Murat, le Comte François de Chasseloup-Laubat, la Baronne Fernand de Seroux
2) Mme de Langlade, née Lucie Ernesta Stern (20 octobre 1882), sœur de la Marquise de Chasseloup-Laubat. Lucie Stern a épousé le 11 avril 1904 Pierre Girot de Langlade, aryen. Elle s’est convertie au catholicisme le 17 juin 1911. De ce mariage est issu un fils, Louis de Langlade, agriculteur. » p. 250

À propos de l’auteur
ROGER_Damien_©JP_CombaudDamien Roger © Photo JP Combaud

Né en 1987, Damien Roger est ancien élève de l’ENA (promotion Molière). Il est aujourd’hui haut fonctionnaire au ministère de la Culture à Paris. En parallèle, il effectue des recherches historiques et collabore régulièrement à des périodiques comme Le Journal des Arts. Aryennes d’honneur est son premier roman. (Source: Éditions Privat)

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Regarde le vent

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En deux mots
En rangeant la maison de sa grand-mère décédée, Camille découvre des photos et des lettres et décide de prendre la plume pour raconter la vie de ces femmes qui l’ont précédée. Un projet soutenu par sa fille Jeanne et par son mari, même si ce dernier entend profiter du talent de son épouse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quatre générations d’amoureuses

Marie-Virginie Dru nous offre un second roman-gigogne. Autour de la biographie de ses aïeules, elle nous raconte le parcours de la romancière face à son manuscrit, face à ses enfants et face à son mari. Une habile construction, une ode à la liberté.

Camille, la quarantaine, mariée et mère de deux filles, vient de perdre sa grand-mère. Après les obsèques et surtout après avoir vidé l’appartement de son aïeule et y avoir trouvé de nombreuses photos de famille ainsi que des lettres, elle décide de prendre la plume pour lui rendre hommage, ainsi qu’à la lignée qui l’a précédée. «Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde.»
Voici donc Henriette qui renaît sous sa plume. «Née en 1879 à Alger, elle arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.» Devenue une belle jeune femme, elle va faire tourner les cœurs et se marier trop vite, car c’est avec son amant Pablo qu’elle va vivre la vraie passion. Mais à la veille de fuir avec le bel Espagnol, un accident va la défigurer. Elle renonce alors à son projet et suit son mari du côté de Narbonne. Entre temps, elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte et va mettre au monde l’enfant de sa liaison extra-conjugale. La fille illégitime va alors devenir la «marque de fabrique» de la famille durant trois générations. Après Henriette, Odette puis Annette feront de même.
Pour Camille, il n’est pas question de juger ce faux pas, tout au plus y voit-t-elle des femmes qui ont eu l’envie de vivre pleinement leur vie, des femmes libres. C’est en tout cas ainsi qu’elle entend raconter ces vies et les transmettre à ses filles Louise et Jeanne.
La romancière a eu la bonne idée d’insérer dans son roman des extraits du journal intime de Jeanne, ce qui permet au lecteur de découvrir l’ambiance au sein de la famille quand elle découvre son projet d’écriture. Si sa fille est partagée parce qu’elle comprend vite que cette activité n’est pas neutre et que sa mère s’y investit au point de négliger ses enfants, elle y voit aussi un effet-miroir pour sa propre passion, la danse. Comme sa mère, elle s’investit à fond pour progresser jour après jour au sein de l’école des petits rats de Nanterre pour pouvoir être acceptée à l’Opéra.
En revanche son mari, journaliste dans un grand quotidien, y voit une sorte de concurrence déloyale. Après tout, c’est à lui d’écrire un roman, de compléter ses reportages et interviews par la publication d’un livre. Alors, il félicite son épouse, souligne combien les extraits qu’il a pu lire lui plaisent. Et cherche comment il pourrait détourner ce projet à son profit.
Comme dans son premier roman, Aya, Marie-Virginie Dru raconte l’histoire d’une femme qui cherche à se forger un destin et qui, pour cela, doit se battre et se délester du poids qui pèse sur ses épaules. Mais pour cela Camile a des alliées, ses aïeules qui désormais l’accompagnent et la rendent chaque jour plus forte. C’est aussi ça, la magie de l’écriture !

Playlist du livre
Y’a de la joie, Charles Trenet, 1936
Sous les jupes des filles, Alain Souchon, 1993

Déjeuner en paix, Stephan Eicher, 1991
Il venait d’avoir 18 ans, Dalida, 1973

Fascination, Pauline Darty, 1904
Je m’suis fait tout petit devant une poupée, Georges Brassens, 1956
Allô maman bobo, Alain Souchon, 1978
Dans la vie faut pas s’en faire, Maurice Chevalier, 1921
Qui c’est celui-là ?, Pierre Vassiliu, 1973

Premier rendez-vous, Danielle Darrieux, 1941

Ne me quitte pas, Jacques Brel, 1959
Mais je l’aime, Grand Corps Malade, 2020
Il suffit de presque rien, Serge Reggiani, 1968

Boum, Charles Trenet, 1938
Heroes, David Bowie, 1977

Regarde le vent
Marie-Virginie Dru
Éditions Albin Michel
Roman
272 p., 21,90 €
EAN 9782226474421
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ainsi qu’à Nanterre. On y évoque aussi des séjours du côté de Narbonne, un week-end à Dinard et des vacances à La Baule.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au lendemain de la mort de sa grand-mère, tandis qu’elle feuillette de vieux albums de famille, Camille se met en tête de retracer la lignée de ses aïeules, des femmes libres et extravagantes, « toujours sur leur trente et un, élégantes, coquettes, bavardes, indisciplinées, des gigolettes qui se balançaient en dévoilant leurs genoux et en profitant de la douceur du jour ».
Chaque nuit, au fil de sa plume, elle puise son inspiration dans ce passé triste et joyeux, exhume des secrets bien gardés et fait revivre quatre générations d’amoureuses qui n’ont pas hésité à braver les interdits de leur temps.
Mais c’est compter sans son époux, qui ne supporte pas de voir sa femme écrire et s’épanouir…
Avec l’écriture tendre et veloutée qui a séduit les lecteurs d’Aya, Marie-Virginie Dru dévoile les plaisirs et les blessures de l’amour en ressuscitant une dynastie de femmes au destin romanesque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Publik’Art
Actualitté (Zoé Picard)
Le livre du jour (Frédéric Koster)
Blog Les billets de Fanny
Blog T Livres T Arts
Blog Valmyvoyou lit
Blog Pause Polars
Blog Ana Lire
Blog Fabie Reading

Les premières pages du livre
Prologue
Notes sur les articles 311 et 312 du Code pénal :
« Il y a abus de confiance quand une personne s’approprie un bien que lui a confié sa victime. Cela peut être une somme d’argent, une marchandise ou une œuvre. Aucune poursuite légale ne pourra être engagée pour l’abus de confiance entre époux.
Le vol entre époux n’est pas reconnu. Un époux peut, par exemple, partir du domicile conjugal en emportant tous les biens qu’il souhaite. »

PREMIÈRE PARTIE
LES ÂMES FLÂNANTES
Un rêve impossible
Camille termine de préparer sa prochaine visite. Elle regarde par la fenêtre et, à l’aide de ses doigts, commence à compter. Bientôt sept ans qu’elle promène des petits groupes dans les méandres d’un Paris mystérieux. Guide conférencière, un travail à mi-temps, et à mi tout court, comme le lui fait souvent remarquer Raphaël qui trouve que sa femme a trop de temps libre. « Juste un hobby, dit-il. D’ailleurs, elle ne pourrait pas en vivre, ou alors à moitié. Et encore ! »
Il ne croit pas si bien dire. Camille a si souvent l’impression de vivre à moitié, dans l’à-peu-près. Presque quarante ans, ni jeune ni vieille, un entre-deux tiède. Une vie où rien ne dépasse. Parfois Camille voudrait retrouver cet âge où tout semble possible, où le moyen n’existe pas. Ce temps de l’insouciance où l’on peut refaire le monde, partir sur un coup de tête et dormir jusqu’à pas d’heure. Oui, retourner en arrière : « S’il vous plaît, on peut recommencer, je n’étais pas prête ! » Trop tard, les jeux sont faits. Les habitudes ordonnent les jours. C’est comme ça !
Elle regarde l’heure sur son portable, se lève d’un bond. Sans vérifier son reflet dans le miroir, elle attrape sa veste et claque la porte. Louise doit l’attendre, planquée à deux rues de son école. Pour Camille, comme pour tant de mères, ses filles sont ses trésors. Jeanne et Louise, douze et quatorze ans, petites et grandes, gentilles et méchantes, courageuses et velléitaires, des paradoxes ambulants. En dévalant la rue à toute allure, elle ne pense plus à rien, pas même à son nouveau projet. Son livre. Depuis qu’elle a perdu sa grand-mère il y a un peu moins de trois mois, elle ressent le besoin d’écrire. Un premier mot hésitant, comme le pied qu’on trempe dans l’eau froide sans être sûr de vouloir plonger… puis une foule de mots qui s’agitent telle une guirlande, et des phrases qui s’assemblent presque par magie. Pourtant, écrire lui avait toujours semblé un rêve impossible.
Depuis trop longtemps, Camille enfouit ses tristesses et ses peurs. Devant Raphaël et leurs amis, elle cherche ses mots et n’arrive pas à terminer ses phrases. Alors elle se tait, mine de rien. Elle ne se serait jamais crue capable de transcrire toutes ces contradictions qui l’habitent. Découvrir que l’écriture peut devancer sa pensée la grise.
Presque chaque nuit, elle quitte son lit en prenant soin de ne pas réveiller son mari. Elle rejoint sa lignée maternelle, sa plume parle pour elle. Elle s’amuse, s’étonne. Parfois même, elle pleure. Et c’est doux de retrouver ainsi sa grand-mère dont elle refuse de se séparer.
Tout a commencé le jour de son enterrement.

Celle qui fut
Y’a d’la joie
Bonjour bonjour les hirondelles
Dans le ciel par-dessus les toits
Partout y’a d’la joie
C’était en plein hiver, un jour glacial. Pendant la messe, Camille n’avait pas pleuré. Pas une larme. Serrée contre ses cousins, elle chantait avec eux en fixant la lumière colorée qui perçait les vitraux de l’église Sainte-Clotilde, pour ne pas se noyer dans la tristesse des ombres grises. Son frère accompagnait les chants à la guitare, en gardant les yeux fermés. Leur grand-mère était morte, et ils célébraient à leur manière la joie qu’elle leur avait léguée.
Puis ils avaient regagné leurs rangs pour s’agenouiller sur les prie-Dieu. Mathilde, la mère de Camille, était assise devant elle, recroquevillée dans son chagrin, elle était redevenue une petite fille qui cherche sa maman. Camille a posé une main sur son épaule. À travers le tissu de sa veste, elle sentait ses os qui tremblaient. Autour d’elles, tout s’est accéléré. Les témoignages remplis d’amour et de souvenirs, les prières, les chants, l’encens et toujours la petite flamme rouge, témoin d’une présence improbable. Pendant que le prêtre parlait de résurrection, le regard de Camille est tombé sur une statue de la Vierge qui, pour la consoler, lui présentait son Enfant.
Sa fille Jeanne s’était placée près de l’autel pour dire une prière. Derrière son pupitre, elle se tenait très droite dans sa robe rose pâle, et lisait un texte de sœur Emmanuelle. Son timbre enfantin avait sorti Camille de ses rêveries. Comme un souffle, la voix de Jeanne faisait vaciller les cierges. Les mots remplissaient le silence, quelques reniflements s’accrochaient aux mouchoirs. Quand la cérémonie a pris fin, Camille a retrouvé sa fille dans l’allée centrale et s’est appuyée sur elle, de peur de s’écrouler.
Dehors, elles ont plissé leurs yeux rougis, aveuglées par le soleil. On venait les embrasser, les réconforter, les féliciter pour cette messe et aussi pour avoir si bien chanté. « Y’a d’la joie », fallait oser quand même ! Des mines contrites qui forçaient leur tristesse et des accolades remplies de compassion. Tous ceux qu’on aime et tous les autres, éclairés par la lumière crue de décembre.
Camille a filé en douce avec sa famille pour suivre le corbillard qui roulait à toute allure. Surtout ne pas louper la dernière heure. Dans l’allée du cimetière, ils se sont groupés autour du cercueil. Jeanne a chuchoté à l’oreille de sa mère qu’elle savait que bonne-maman n’était pas dedans. « Sa maison c’est là-haut, tu sais, avec les anges et les étoiles. »
Calée entre sa mère et ses enfants, Camille était comme un arbre. Plantée. Et ses idées, pareilles aux feuilles, flottaient dans l’air glacial. Puis ses deux filles ont rejoint leurs cousins en sautillant, illuminant cet instant de leur jeunesse frivole. Bonne-maman aurait adoré ! Elle n’aimait que les rires et la gaieté, les couleurs claires et les jardins fleuris.
Des messieurs avec des têtes d’enterrement se sont approchés pour la déposer au fond du trou, sa dernière demeure. On a jeté des fleurs comme autant de baisers. « Regardez le nuage tout rose juste au-dessus de nous, c’est elle ! Elle nous sourit… » Et, telle une vague, les cous se sont tendus vers le ciel qui s’embrasait, puis se sont courbés vers la petite fille blonde comme l’aurore qui le pointait du doigt, seule à avoir vu ce signe qu’il ne fallait pas rater. Des larmes brouillaient la vue de Camille et, à ce moment seulement, elle a pleuré sur tout ce qui nous échappe. Sur tout ce qui nous quitte à jamais.
Puis ils sont repartis par la grande allée, et Camille s’est arrêtée devant une tombe en granit noir qui trônait au-dessus des autres. Sa stèle, représentant un immense escalier donnant sur une porte entrouverte, semblait monter jusqu’au ciel. Attirée par la force qui s’en dégageait, elle s’est approchée pour lire l’épitaphe gravée en lettres d’or : « Pour celle qui fut tout mon bonheur ». Ces mots l’ont bouleversée, l’amour pouvait régner sur la mort, une passion pouvait être infinie. Cet amour-là, auquel elle rêvait depuis toujours.
En rejoignant Raphaël, elle a glissé sa main dans la sienne. Il l’a serrée si fort qu’elle s’est sentie rassurée.

Photos sépia
Quelques semaines après, il a fallu déménager l’appartement de bonne-maman. En arrivant devant chez elle, Camille, par réflexe, a failli sonner. Elle ne pouvait pas croire que sa grand-mère ne serait plus jamais là pour l’accueillir.
Son chat avait pris sa place. Sur le coussin brodé, il avait enfoui sa tête sous ses pattes pour ne pas voir ce qui se passait. Puis il s’était mis en boule, pendant que Mathilde, plus orpheline que jamais, tournait en rond dans l’appartement. Elle s’affairait, ordonnait, triait, étiquetait ce qui avait été la vie de sa mère. Le commissaire-priseur devait passer le lendemain pour mettre un prix sur ces meubles qui furent les témoins de ses jours. Ses petits-enfants avaient déjà choisi l’objet, le bibelot chargé de souvenirs qu’ils emporteraient chez eux. Afin que leur grand-mère continue à les protéger. Chaque recoin était imprégné de sa présence et son parfum flottait encore dans l’escalier de son immeuble.
En voyant sa mère si pâle, Camille craignait qu’elle ne s’effondre au beau milieu des objets autour desquels elle s’affairait. Son oncle était assis derrière un bureau, il remplissait de la paperasse, téléphonait, organisait. Il avait l’air d’un vieil enfant trop sérieux. Dès que sa bonne-maman, au sourire aussi large que le cœur, lui revenait à l’esprit, Camille s’efforçait de retenir ses larmes. Sa grand-mère lui avait enseigné la légèreté, la gourmandise, la joie. C’était à elle qu’elle se confiait, elle qui comprenait mieux que personne ses secrets d’adolescente.
Annette avait toujours été gaie, rose et parfumée. Une grand-mère aussi soyeuse que ses foulards. Aujourd’hui, par son absence, elle devenait pesante pour la première fois.
Camille s’était lovée dans un coin pour trier les albums photos. Il y en avait plusieurs piles, agglutinées derrière le canapé. Beaucoup étaient déchirés à force d’avoir été feuilletés. Elle connaissait par cœur les plus récents. Ceux avec ses filles, avec leurs cousins. Dans d’autres, un peu plus anciens, se succédaient des images témoins de son enfance. Camille avait du mal à se reconnaître dans cette ado au regard intransigeant. Où était-elle passée ? Les dîners de Noël où ils sont tous réunis et les montagnes de cadeaux sous le sapin qui touche le plafond. Les mines réjouies des enfants devant les beaux paquets qu’ils n’osent pas ouvrir. Ces instants magiques qui ne reviendront plus. Cette grand-mère était leur Mère Noël, impossible d’y croire sans elle.
Les photos changent de saison, et voilà des plages remplies de châteaux de sable, de mines barbouillées de chocolat et de pique-niques joyeux. La Baule, Saint-Aubin, Chassignol, les maisons passent comme les années. Tout se mélange.
Camille se sentait alourdie par ces morceaux de vies qui s’étalaient sous ses yeux. Elle classait les albums en fonction de ceux qui y figuraient, et de l’époque où les clichés avaient été pris. Certains remontaient à très loin. L’un d’eux, qui semblait dater de Mathusalem, s’était ouvert tout seul. Camille a senti un appel. Des photos sépia représentant d’autres plages, d’autres visages, des femmes en robe longue protégées par leurs ombrelles. Des regards profonds qui semblaient l’interroger. Des enfants appuyés sur de grandes pelles avec des rubans plein les cheveux. Des scènes joliment cadrées, des perrons accueillants et des pergolas débordant de glycines. Quelques instants de bonheur dans des sentiers aujourd’hui disparus. Dans les photos de famille, on n’immortalise que le meilleur, pour laisser une trace des beaux jours. Qui étaient ces aïeules qui prenaient vie dans ces souvenirs muets ?
Certains visages lui revenaient en mémoire. Elle avait tout de suite reconnu les yeux pétillants d’Odette, son arrière-grand-mère. Si jolie sur cette image où elle est déguisée en fée. Au bas de certaines photos, des prénoms, des lieux et des dates l’aident à se faufiler dans le passé de ces inconnus qui étaient pourtant ses ascendants. Ce moustachu en redingote à l’œil polisson, Narbonne, 1921, c’était qui ? Camille avait commencé à imaginer, à rêver. À force de remonter le temps, elle ne l’avait pas vu filer. Installée confortablement dans le canapé, elle feuilletait cette succession d’univers désuets avec la sensation d’épier des existences. Les photos se décollaient de leurs pages pour lui raconter une histoire étrange et familière. Elle était curieuse d’en savoir plus sur ces gens qui tous avaient un lien avec elle. Leurs expressions avaient été fidèlement conservées, imprimées, collées, avant de tomber dans l’oubli.
Ce déjeuner sur l’herbe avant la disette. Cette parade dans un chariot avant la guerre. Cet enfant qui sourit juste avant d’être mis au coin. Cette femme entourée qui sera un jour abandonnée. Camille avait l’impression de faire leur rencontre, il ne leur manquait que la parole. Elle aurait voulu entendre leurs voix, découvrir leurs intonations, leurs accents, leurs murmures. Un brouhaha envahissait son cerveau au moment où la sonnerie d’un portable la ramena au présent. En levant la tête, elle a soudain remarqué les murs du salon vidés de leurs tableaux. Des rectangles clairs comme des fantômes faisaient ressortir la peinture défraîchie. Ce spectacle lui arrachait le cœur, la mettait face à ce qui s’efface. Ce qui passe. Ce qui ne reviendra jamais. Comment prolonger le souvenir de ses aïeux ? Elle a reposé les albums, décidée à ne pas perdre cette mémoire. L’idée de son livre s’était enclenchée.
Un peu partout dans la pièce assombrie, plein de petits tas. Des lots prêts à partir pour les enchères. Le seul à ne pas avoir changé de place, c’était le chat. Toujours en boule sur son coussin, il a relevé la tête en jetant un regard hautain. Puis il s’est remis à ronronner et a replongé la tête sous ses pattes, sûrement pour aller retrouver sa maîtresse.

Jours de visite
Les jours se suivent, les nuits s’écrivent. Sa plus jeune fille sautille pendant que l’autre s’évade dans son monde d’ado. Camille planifie ses journées en attrapant les heures au vol, elle file sa vie à toute allure. Des cernes fanent ses yeux, on ne voit que le bleu limpide de ses pupilles.
Deux fois par mois en moyenne, il y a les visites qu’elle organise. Il lui faut au moins une semaine de recherches pour s’imprégner du coin de Paris sur lequel elle a jeté son dévolu. Sa méthode est toujours la même. D’abord elle se perd dans les rues du quartier. Elle frôle les vieilles pierres, pousse les portails entrouverts à l’affût de secrets. Ensuite elle fouille dans ses livres, sur Internet et déniche les histoires insolites qui se sont déroulées dans ces lieux. Allongée sur son lit, elle griffonne sur ces existences passées en se transportant des siècles en arrière.
Les jours de visite, elle attend les participants le ventre un peu noué. Le rendez-vous est à quatorze heures pile. Ils sont en général une quinzaine, majoritairement des femmes. Deux ou trois hommes s’immiscent timidement, ce sont souvent les plus attentifs. L’excursion peut débuter. Camille déambule sur les trottoirs en se tenant bien droite, serrée de près par son groupe. Elle fait de grands gestes en parlant haut et distinctement, elle embarque son escadrille dans un voyage à travers le temps.
Puis vient la nuit… elle émerge de ses rêves, et, sur la pointe des pieds, quitte les ronflements de Raphaël pour retrouver ses feuilles. Les phrases s’enchaînent, Camille dérive, amarrée à son stylo. Elle laisse l’écriture voguer au fil de sa pensée, et s’aventure sur des sentiers inexplorés pour laisser ses mots dépasser les lignes.
Ses héroïnes sont Henriette, Odette, Annette. Dans l’ordre, son arrière-arrière-grand-mère, son arrière-grand-mère et sa grand-mère ! Ses idées s’ordonnent en prenant forme. Elle se sent reliée à une force étrange qui prend racine au creux de son ventre, dans ses souffrances et dans son passé. Comme si elle essorait son âme de profondeurs insoupçonnées. Elle voudrait comprendre ce qui se transmet d’une génération à l’autre, ce qui l’a fabriquée. Beaucoup de ce qui nous constitue vient de si loin. Nous héritons d’une mémoire dont il faudrait pouvoir s’alléger pour échapper à ce qui se répète à travers les générations. Cette mémoire, elle a décidé de l’explorer.
Un rayon de soleil filtre sous la porte, les ombres se déplacent, le jour se lève. Camille va cacher les feuilles qu’elle vient de noircir dans un placard de la cuisine. En revenant dans le couloir, elle jette un coup d’œil au miroir devant elle. Ses cheveux ébouriffés tombent sur son front et ses yeux luisent dans la pénombre. Elle se sourit avant de réendosser son rôle de mère, et tape aux portes : « Allez, les filles, c’est l’heure ! »

Jeanne
Un pas devant l’autre. Surtout pas marcher sur les lignes. Sauter dans les carrés, jouer à la marelle sur le trottoir. C’est mieux dehors, parce que chez moi, il y a cette odeur de trop, trop chaud, trop serré, trop je sais pas quoi, mais trop. Comme elle dit tout le temps ma grande sœur. Trop…
Je n’ai pas touché une seule ligne avec mon pied, trop forte. Pourtant y’a trop de gens autour, bon j’arrête de dire trop, ils me bousculent… un peu, avec leurs grands sacs.
Ah ! cet air dans ma tête, lalalalala, j’ai envie de faire un entrechat. Je suis forte en entrechats, je saute, mes pieds tourbillonnent et vraiment c’est mon rêve d’être un rat d’opéra. Un rat qui aime les chats ! Je veux absolument, énormément, incroyablement, plus que tout au monde entier, devenir danseuse étoile, être tout là-haut avec des fleurs dans les bras. Papa, il ne croit pas que j’y arriverai. Pourtant j’ai été admise à l’école de danse de l’Opéra, c’est ma première année, je suis en sixième division. Mon papa m’appelle sa rate, mais il préférerait que j’arrête de voler sur mes jambes toute la journée et que je retombe enfin sur terre. Il dit des choses, mais elles passent au-dessus de ma tête comme si c’étaient les flèches d’un Indien qui ne saurait pas viser.
Ma sœur, elle me demande toujours : « Tu préfères papa ou maman ? » C’est bête comme question ! Mais j’hésite pas : maman, elle est belle et si douce. Son seul défaut, c’est qu’elle ne voit que ce qu’elle veut, elle ne voit que ce qu’elle aime. On dirait qu’elle filtre les mochetés pour y mettre sa lumière. Elle est naïve. Pas comme moi ! J’ai une loupe dans ma tête, je ressens tout, jusqu’au bout de mes doigts que je tends si loin pour pouvoir tout attraper, même ce que l’on ne voit pas : les battements de cils, les ronds de fumée dans le ciel, les bulles de savon transparentes, les toiles d’araignée planquées dans les coins. Je m’étends en étoile de mer et je vais jusqu’à l’océan infini… Je me faufile, je me glisse partout. Je ne veux surtout rien rater. D’ailleurs ça m’énerve quand on parle dans mon dos. J’ouvre bien mes écoutilles, et j’arrive toujours à entendre ce que je ne devrais pas.
Maman, ma maman sur la terre comme au ciel, elle ne s’en doute pas, mais elle a besoin de moi. Pour l’aider à voir, à savoir. Tiens, je suis déjà arrivée à mon école de ballet. C’est à Nanterre, c’est un peu loin pour y aller, je suis obligée de prendre le RER. À chaque fois c’est pareil quand j’arrive, mon cœur bat fort, il cogne à l’intérieur comme s’il voulait sortir, ce n’est pas parce que j’ai couru, c’est juste parce qu’il aime tellement ce moment-là… Et les après-midi, après les cours barbants de maths ou de français, je suis trop heureuse de me retrouver dans la salle immense toute recouverte de glaces ! Mon cœur m’accompagne, il suit la musique, me donne le rythme et fait des claquettes. Je me sens Marie pleine de grâce.
Je cours vite vers la salle Lifar, je vais encore être en retard. « Bonjour, madame Platel, oui je me dépêche ! » J’accroche mon sac, je remets mon cœur à sa place… et sur la pointe de mes chaussons, j’entre dans mon royaume ! Me voilà !

Les failles
Camille est partie à pied de chez elle, c’est le premier jour du printemps, les arbres bourgeonnent de promesses et un soleil frais l’accompagne. En remontant la rue Saint-Jacques, elle songe aux cycles de la vie, à ceux des saisons, au temps qui file.
Elle s’est retrouvée allongée sur une table au centre d’une petite pièce sombre. Ça sent comme à l’église. C’est son amie Dorothée qui lui a conseillé ce praticien. Les premiers instants, elle se demande ce qu’elle fait là. Puis elle décide de jouer le jeu et ferme les paupières pour être plus réceptive. Deux mains s’agitent autour de son corps pour repérer les failles et les désaccords qui en perturbent l’harmonie. Elle commence à ressentir une profonde léthargie qui l’extrait peu à peu de ce lieu. Par moments, une chaleur diffuse l’envahit et ses pensées flottent en apesanteur. Des images, des réminiscences viennent de loin, pour s’enfuir tout aussi vite. Le va-et-vient des mains et les mouvements de l’air qui l’accompagnent la bercent, un ruban se déploie dans les recoins les plus profonds de ses cellules. Pour alléger ce qui l’étouffe. Des nœuds, des précipices.
Ses veines palpitent en cadence et Camille imagine un chef d’orchestre qui coordonnerait son corps avec sa baguette. Sous cette impulsion, son enfance lointaine a surgi comme la lave d’un volcan qui l’envelopperait. Une sensation à la fois brûlante et réconfortante. Ses épaules tressautent dans la vague qui l’enroule et la submerge. Marée haute, le soleil n’est pas loin, c’est triste et doux, ses larmes coulent pour laisser sortir de son cœur l’océan qui l’inonde. Des pleurs sans tristesse mouillent ses joues, c’est comme une pluie d’été. Des bouffées de son passé transformées en gouttes salées pour nettoyer ses plaies. Pleurer ne lui a jamais semblé aussi approprié. Des larmes serpillières pour étancher ses paniques.
Quand le magnétiseur lui dit qu’il va se placer derrière sa tête pour communiquer avec ses aïeules, Camille n’ose plus respirer. Elle éprouve une crainte irrationnelle face à tout ce qu’elle garde en elle. Son cœur cogne dans sa poitrine, comme une requête. Mais l’homme est déjà en résonance, ses doigts s’incrustent dans son cerveau, ses paumes sont brûlantes.
Le silence est devenu tellement profond que Camille croit entendre des voix qui viennent de très loin. Il suffit d’écouter.

Jeanne
Stop, la barrière est fermée. La petite dame très maquillée sort de sa guérite et, avec une démarche de paresseux, s’avance pour la relever. La gardienne du cimetière des Batignolles, je lui souris avec respect. C’est pas rien de passer sa vie près des tombes et d’être responsable de la frontière qui sépare les vivants des morts. C’est pour ça qu’elle m’impressionne dans son uniforme bleu, avec sa casquette et ses paupières très bleues aussi. Schtroumpfette de la mort.
« S’il vous plaît, madame, une pelle et un arrosoir. » Elle me répond mollement, comme si chaque mot venait de l’autre monde : « Sers-toi, tu les remettras où tu les as pris… » Je prends vite mon barda, oui bien sûr madame, je ne vais pas les garder pour moi, qu’est-ce qu’elle croit, et je file bien vite entre les lignes délimitées des enterrés.
J’écoute fort le silence, il prend toute la place. Maman marche près de moi sans faire de bruit. On vient ici pour voir Annette, sa grand-mère qui est morte juste avant Noël. Mon arrière-grand-mère à moi. Je vais rendre belle sa tombe, je ramasse les fleurs fanées, je plante des petites pensées, elles sont jolies comme tout. Je pense à elle qui n’est évidemment pas en dessous de tout ça, mais en dedans de moi ou alors là-haut avec les étoiles, les nuages, les anges posés dessus et tout le tralala ! Oui, tout est dans le ciel, je le regarde toujours, c’est pour ça qu’on dit que je suis tête en l’air.
Je parle à ma bonne-maman, je sais que la mort c’est pas ne plus exister, c’est au contraire être là, partout avec moi, en moi, je sens son amour qui me frôle. Un arbre très grand est penché au-dessus de sa tombe, je retrouve dans ses branches le sourire qu’elle avait quand j’arrivais chez elle. Elle me préparait toujours mon déjeuner préféré, la salive dans ma bouche rien qu’à y penser, et l’odeur du chocolat qui se mélangeait à son parfum, c’était comme entrer dans le jardin le plus beau du monde. Son gros chat se frottait à mes jambes, je goûtais les délices du mercredi en ronronnant avec lui.
Elle est juste là. Pour toujours. Elle me chuchote des mots avec les ailes d’un oiseau, ou bien dans le vent et les feuilles qui s’échappent en flottant, parfois aussi dans les pas des gens, alors je ferme les yeux pour mieux la retrouver. C’est notre secret, j’adore ce qu’on ne voit pas, ce dont on doute. Les racines des arbres, qui leur permettent de parler entre eux, et qu’on devine sous l’herbe, l’empreinte de la mer qui donne ses rides au sable mouillé, et j’adore aussi me réveiller la nuit et ne pas être certaine que le jour va se lever. Même l’angoisse qui me serre le cœur quand maman n’est pas rentrée et que j’imagine tout plein de choses, c’est bizarre mais j’aime aussi. J’aime ne pas être sûre d’être amoureuse un jour. J’aime être certaine de rien, pour garder la surprise. J’aime les points d’interrogation.
Je ne comprends pas pourquoi les grands veulent tout savoir, tout connaître, tout planifier. Rien ne se passe jamais comme on croit. Je préfère douter de tout, mais je suis quand même sûre d’une chose. Mourir, ce n’est pas la fin, mais la suite. C’est ma seule certitude.
Maman me dit qu’il faut déjà rentrer. On se retourne en même temps pour saluer la tombe si gaie maintenant, avec ses fleurs roses et violettes, on dirait qu’elle rit. La lumière humide glisse sous les arbres et les pierres tombales se dressent comme des soldats au garde-à-vous, les feuilles tourbillonnent dans les allées vides. Les mots d’amour gravés dans la pierre parlent doucement de la vie qui s’en va.

Les loyautés invisibles
Elles très fières
Sur leurs escabeaux en l’air
Regard méprisant et laissant le vent tout faire
Elles dans l’suave
La faiblesse des hommes elles savent
Que la seule chose qui tourne sur terre
C’est leurs robes légères
Pour raconter une histoire, il y a forcément un point de départ. D’abord la mort de sa grand-mère, les albums photos… Et les mains du magnétiseur qui sont venues fortifier ce qui s’ébauchait en elle. Camille se souvient de ses mots pendant la séance : « Elles sont toutes là, si nombreuses, elles vous écoutent et sont très joyeuses. Elles vous laissent les rênes. Rassurez-vous, vous serez aussi libre qu’elles, vous leur ressemblez. Votre grand-mère aussi est là, elle ne veut pas se retourner, mais elle est avec vous. Comme une ombre qui vous accompagne. Toutes ces femmes sont fières de vous et vous protègent… Des phénomènes ! Elles sont exceptionnelles… » Camille voit défiler ces visages retrouvés dans les albums photos. Toutes ces mémoires enfouies. Explorer sa famille à partir d’interrogations, sans vraiment savoir ce qu’elle cherche. Comme si la vie n’était qu’un vaste questionnement, dont les réponses varient et tournent en rond. Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. Son père passait en coup de vent prendre de ses nouvelles, et chaque fois qu’il repartait, elle piquait une crise de nerfs. Ce caractère tout en extrêmes restera sa marque de fabrique. Elle ira par monts et par vaux, laissant aux autres les chemins plats et raisonnables. Sa vertu ne regardait qu’elle, et ses hauts et ses bas l’entraîneront dans des pirouettes dont elle se relèverait la nuque fière et le torse bombé. Pour flotter en apesanteur et détourner les lois de la bienséance, il faut savoir rester légère.
La grand-mère de Camille lui en avait souvent parlé. Elle lui décrivait Henriette, sa grand-mère à elle, à mi-voix, comme si elle la craignait encore. Originale, délurée, capricieuse, autoritaire, elle avait fait tourner les hommes en bourrique. On lui avait même raconté qu’Henriette avait « le fri-fri en aigrette », ce qui laissait supposer des tas de choses indécentes. En grandissant, Camille s’était dit que dans ce monde, la seule chose qui tourne rond, ce sont les jupes des filles. Et ce qui se cache dessous.
Camille puise dans deux sources d’inspiration : les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations : après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette… qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la monotonie respectable des jours qui passent. Une vie en spirale.
Camille a surtout voulu se pencher sur une faille qui se répète et se prolonge tout au long de sa lignée. Comme un trait héréditaire tenu longtemps secret, ses aïeules eurent en commun un secret de fabrication : chacune d’entre elles conçut un enfant sous le joug d’une passion avec un père qui n’était pas leur mari. Guidées par une sorte de loyauté invisible et singulière, toutes les trois donnèrent vie à des enfants de l’amour. Des secrets de famille périmés.
Henriette, Odette et Annette furent des guerrières et des amazones. Camille veut les faire revivre, reconstituer leur destin de femmes libres. Joyeuses, jalouses, possessives, égoïstes, maternelles, amoureuses, mélancoliques, romantiques, angoissées, courageuses. Dans leurs vies, le rire éclaboussera les larmes et la légèreté sera érigée en arme.
Un monde en frous-frous et en jupons où les pères sont perdus et les maris absents.

Henriette, 1899
Ce matin, c’est encore Henriette, la grand-mère de sa propre grand-mère, qui s’est réveillée sous sa plume. Camille l’a rejointe dans sa chambre aux dessins fleuris de la rue Galvani.
Henriette émergeait d’une sieste dont les rêves étaient plus brûlants que le thé déposé par la bonne sur sa table de chevet. Devant sa coiffeuse, son visage aux contours encore flous la fit sourire, tandis que son esprit prenait de l’avance. Dans deux petites heures, elle sera près de lui. Son cœur lui sembla aussi ébouriffé que sa coiffure, il battait si vite, déjà prêt à s’évader. En se coiffant, elle remit de l’ordre dans ses idées et reposa sa brosse, satisfaite du résultat. Avec sa houppette, elle déposa la poudre de riz sur ses joues trop roses d’avoir bien dormi. Ses cheveux devaient briller de mille feux, mais surtout pas son nez !
En se détaillant dans l’ovale de sa glace cerclée d’acajou, une image de ses jeunes années ressurgit. Henriette ressentit au fond d’elle les bonds de son cœur d’enfant qui explosait de joie lorsque son père arrivait. Elle entendit sa voix qui lui murmurait : « Ma fille, ma poupée, tu n’es pas jolie, tu es plus que ça, irrésistible. Tes yeux immenses, ta bouche large, montre-moi tes quenottes, oh oui, admirables, et cette fossette qui vient creuser ta joue me fait fondre. Tu es le portrait de ta pauvre mère. » Les yeux de son papa qui la fixait en s’avançant vers elle. Si près qu’elle sentait son haleine et sa gêne. Une odeur de tabac lui soufflait un air dont elle ne savait quoi faire. Ses grandes mains encore froides du dehors se posaient sur son cou. Et déjà son papa chéri qu’elle attendait sans cesse reculait en prétextant : « Je dois aller voir ta tante. » Il la laissait seule dans sa chambre devenue soudain glaciale.
Henriette releva ses cheveux pour ranger ses souvenirs et ses barrettes dans son chignon. « Irrésistible. » Depuis, elle s’était donné tant de mal pour devenir jolie qu’elle y était presque arrivée. En tout cas, les hommes confirmaient les propos de son père en succombant à son charme les uns après les autres. Son mari en était fou et s’il fréquentait d’autres femmes, ce n’était que pour se rassurer sur lui-même. Mais en ce jour d’automne capricieux, le seul qui comptait devait déjà l’attendre à l’angle du boulevard Exelmans pour une promenade interdite.
« Zèle, cria-t-elle à sa gouvernante, viens attacher mon corset, vite, le temps presse ! » Et les lacets en satin furent noués en un éclair par les doigts agiles. Henriette admira sa taille devenue si fine et sa cambrure parfaite. Avec sa silhouette en S, elle n’arrivait plus à respirer et se sentait prête à faire chavirer les cœurs. La dentelle grise de son soutien-gorge lui chatouillait l’épaule et ses seins comprimés avaient repris leur galbe. Comme avant la naissance de ses jumelles. Elle enfila son jupon, sa chemisette et la nouvelle robe au tissu moiré qui allait refléter la lumière de ce beau jour. Elle était fin prête, et se détaillait. Pas jolie, non, plus que ça : belle. Elle savait que c’était d’aimer si fort qui la faisait resplendir. Elle se retourna devant la glace pour admirer de trois quarts ses fesses rebondies et sa nuque pâle. En attrapant son ombrelle, elle commença à chantonner puis se ravisa aussitôt. « Ce n’est pas le moment de réveiller les petites ! »
Pablo et elle se rendirent au bois de Boulogne. Pour piétiner les feuilles mortes en se tenant par la main, bâtir, non plus des châteaux en Espagne, mais de vrais projets d’avenir. Ils prirent la décision de faire éclater leur amour au grand jour. Il la serra contre lui un peu trop fort. Entre le corset et les bras vigoureux, elle se sentit défaillir. La bouche de Pablo lui rendit son souffle en la propulsant dans une joie si intense que plus rien n’existait. Ils se sont enlacés sous les branches cachotières. Les cliquetis venant du lac où des barques dérivaient à coups de rames et de rires s’accordaient à leurs soupirs. Un bonheur qu’Henriette essayait de retenir, des larmes comme des gouttes de rosée allégeaient son cœur qui contenait trop de passion. Inquiète de cet instant qui s’enfuyait déjà, elle pensait au Rimmel qui allait laisser une trace noire sur sa joue, à son mari qu’elle abandonnerait, à son chignon qui s’effondrait. Des pensées terre à terre, alors qu’elle côtoyait le septième ciel. « Dévergondée, divorcée. » Ses jumelles seraient rejetées par leurs amies. Tant pis. Contre vents et marées, elle était prête à tout pour se réveiller chaque jour près de lui.
Pablo lui aussi l’adorait. Depuis que ce bel Espagnol avait rencontré cette femme, épouse d’un ami, il en était fou. Plus rien n’avait d’importance quand il caressait sa peau si douce. Ni les lois, ni les dieux, ni les fidélités. Elle s’était offerte si rapidement qu’il n’avait pas eu le choix, il n’avait même pas eu à faire le premier pas. Un amour dévastateur. Les deux amants ne vivaient plus que pour ces heures fugaces où leurs mains se caressaient. Ventres noués et bouches collées, ils s’envolaient vers des mondes nouveaux, emplis d’un émerveillement partagé. En comparaison, le danger qu’ils couraient semblait minime. »

Extraits
« Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. »
p. 35

« Camille puise dans deux sources d’inspiration: les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la mélancolie respectable des jours qui passent. » p. 36-37

À propos de l’auteur
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Marie-Virginie Dru © Photo DR

Marie-Virginie Dru est peintre, sculptrice et romancière. Son œuvre est très inspirée par l’Afrique, et en particulier le Sénégal, où elle a vécu et séjourne régulièrement. C’est aussi le cas de Aya, son premier roman. En 2023, elle publie Regarde le vent.

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L’automne est la dernière saison

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En deux mots
Leyla accompagne son mari à l’aéroport. Elle n’a pas voulu le suivre au Canada et entend se consacrer au journalisme. Rodja, qu’elle a rencontrée à l’université, a aussi choisi de partir. Elle s’inscrit en doctorat à Toulouse. Shabaneh, quant à elle, veut travailler et se marier. Trois jeunes filles iraniennes à la croisée de leur destin.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois iraniennes face à leur destin

Leyla, Rodja et Shabaneh se sont rencontrées à l’université de Téhéran. En racontant leurs parcours respectifs, Nasim Marashi brosse le portrait saisissant de la jeune génération dans l’Iran d’aujourd’hui.

L’un part, l’autre reste. Misagh quitte l’Iran et laisse sa femme Leyla triste et désemparée. Car elle a choisi de rester en Iran, avec sa famille et ses amis. Elle entend poursuivre sa carrière de journaliste, de faire partager ses goûts culturels. Mais elle doit désormais faire sans son tendre amour. Eux qui étaient si proches, qui avaient les mêmes aspirations, sont désormais séparés par des milliers de kilomètres.
Pour tenter d’atténuer sa peine, Leyla peut compter sur ses amies Rodja et Shabaneh, même si le trio qu’elles formaient à l’université de Téhéran ne se voit plus aussi fréquemment. Car depuis, leurs professions respectives et leurs nouvelles connaissances occupent une place non négligeable dans leurs vies. Shabaneh travaille dans un bureau d’architectes où sa personnalité n’a pas tardé à susciter l’intérêt de son collègue Arsalan. Il ne rêve désormais que d’une chose, l’épouser. Mais elle se demande si elle l’aime vraiment et ne veut pas précipiter les choses. Elle veut aussi rester aux côtés de Mahan son frère handicapé. Arsalan se fait alors de plus en plus pressant. Il va bien falloir trancher la question.
Pour Rodja, le choix est fait. Pour elle, il n’est pas question de moisir en Iran. Toute son énergie est désormais consacrée à monter son dossier afin d’obtenir un visa pour la France et s’inscrire en doctorat à l’université de Toulouse. Mais son parcours dans les administrations est loin d’être gagné.
En suivant le parcours de ces trois iraniennes, en revenant sur leur passé et leurs familles respectives, Nasim Marashi brosse un portrait saisissant de la jeunesse iranienne d’aujourd’hui. Rodja voit toutes ces jeunes filles à la croisée des chemins comme des monstres: «On n’est plus du même monde que nos mères mais on n’est pas encore de celui de nos filles. Notre cœur penche vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l’esprit nous tirent chacun de son côté, on est écartelées. Si nous n’étions pas ces monstres, à l’heure qu’il est, on serait chacune chez soi à s’occuper de nos enfants. (…) On ne serait pas en train de poursuivre des chimères.»
Si dans ce roman il n’est pas directement question du régime des mollahs et de la répression qui frappe la population depuis bien trop longtemps (il a été publié en 2015 dans sa langue originale), on sent bien la chape de plomb qui pèse sur les habitants, à commencer par ce choix binaire que tous sont appelés à faire, partir – quand on peut – ou rester. Choix cornélien, car il est souvent définitif. Il peut aussi entraîner pour les familles des conséquences imprévisibles, voire dramatiques. Les peurs et les espoirs, les contraintes et les rêves sont parfaitement concentrés derrière les visages de Leyla, Rodja et Shabaneh. Ce qui explique sans doute le succès du livre en Iran, mais place aussi la romancière dans une situation délicate. Car comme c’est le cas dans le roman, les menaces et les intimidations des gouvernants se font de plus en plus précises. La lutte continue…

L’automne est la dernière saison
Nasim Marashi
Éditions Zulma
Roman
Traduit du persan (Iran) par Christophe Balaÿ
272 p., 22 €
EAN 9791038701564
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Iran, à Téhéran. On y évoque aussi le Canada et la France, notamment Toulouse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans le brouhaha des rues agitées de Téhéran, Leyla, Shabaneh et Rodja sont à l’heure des choix. Trois jeunes femmes diplômées, tiraillées entre les traditions, leur modernité et leurs désirs.
Leyla rêve de journalisme ou de devenir libraire. Son mari, pourtant aimant et attentionné, a émigré sans elle. A-t-elle eu raison de ne pas le suivre et de rester ? Shabaneh est courtisée par son collègue, qui voit en elle une épouse parfaite. Comment démêler si elle l’aime, si elle peut se résoudre à abandonner son frère handicapé, alors qu’elle en est l’unique protection ? Rodja, la plus ambitieuse, travaille dans un cabinet d’architectes, et s’est inscrite en doctorat à Toulouse – il ne manque plus que son visa, passeport pour la liberté. Vraiment ?
La solution est-elle toujours de partir ?
En un été et un automne, elles vont devoir décider. D’espoirs en incertitudes, de compromis en déconvenues, elles affrontent leurs contradictions entre rires et larmes, soudées par un lien indéfectible mais qui soudain vacille, tant leurs rêves sont différents. L’automne est la dernière saison est une magnifique histoire d’amour et d’amitié, sensible et bouleversante, profondément ancrée dans la société iranienne d’aujourd’hui, et pourtant prodigieusement universelle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« ÉTÉ
Leyla
Je te cherchais, je courais. Sur le carrelage blanc glacial du hall de l’aéroport. Dans un silence de mille ans.
À chaque foulée, ma respiration haletante bourdonnait à mes oreilles, de plus en plus fort, emplissant ma gorge d’amertume. Les vols internationaux étaient à l’autre bout. Ce n’était pas l’aéroport Imam Khomeini.
Non, plutôt Mehrabad. La zone d’embarquement ne cessait de s’éloigner, j’ai pourtant fini par atteindre la porte. Tu avais le dos tourné, mais je t’ai reconnu aussitôt.
Tu portais ta veste bleu foncé. Tu attendais tranquillement, ta valise à la main. La lumière était d’un blanc aveuglant. Je ne voyais que cette lumière et toi, un point bleu indigo au milieu de tout ce blanc. Je t’ai appelé. Mais tu t’es éloigné. Comme si tu flottais au-dessus
du sol. J’ai couru, tendu la main vers toi, attrapé la tienne. Ta main est restée dans la mienne, l’avion a décollé.
Je suis encore sur le bord des rêves. Dans cet entre-deux douloureux, entre veille et sommeil, où toutes les cellules de mon corps sont comme piégées dans un bâillement
sans fin. Je me force à ouvrir grand les yeux pour mettre un terme à ce supplice. J’aperçois le placard à moitié ouvert, la lampe éteinte sur la table de nuit, jonchée de verres sales, un réveil cassé, quelques livres.
Tes livres. Je passe la main sur le drap à côté de moi.
Tu n’es pas là. Il n’y a personne. Où suis-je? J’ai quel âge? Quel jour sommes-nous? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je me sens mal. J’ai un goût amer dans la bouche, mon cœur bat la chamade. J’ai soif. Il
faut que je me souvienne. Je dégage mon bras gauche sur lequel j’étais allongée. La montre en acier a laissé sa marque imprimée sur mon poignet en sueur. Onze heures cinq. Si tard ? Je ferme les yeux, j’ai la tête prise
dans un étau. Je pense à hier, à avant-hier. Ça me revient. Nous sommes dimanche et j’ai rendez-vous pour un boulot. Je repousse la couverture.
Quand j’avais décroché le téléphone, il avait dit : «Bonjour Leyla, ici Amir Salehi. C’est Saghar qui m’a donné votre numéro.»
Ils s’apprêtaient à lancer un nouveau journal. Avec trois pages culturelles quotidiennes. La première partait sous presse à midi. Les deux autres dans la soirée. « Si vous en avez le temps, et bien sûr l’envie, passez
donc me voir au bureau dimanche après-midi.»
Du temps, j’en ai. Autant qu’il veut. Ces quatre
derniers mois, je n’ai rien eu d’autre que du temps, du temps à perdre, du temps gâché, inutile, qui n’enlève ni n’ajoute rien à ma vie. Je ne m’entendais pas bien avec le rédacteur en chef du magazine où je travaillais.
Quatre mois plus tôt, il était venu se poster devant mon bureau. «Tes articles m’appartiennent, j’en fais ce que je veux.» J’ai rassemblé mes affaires. « Tu t’imagines qu’on ne peut pas changer un seul mot de ce que tu écris?» J’ai fourré mes livres et mes stylos dans mon sac.
«C’est la dernière fois que je t’entends protester.» J’ai mis mon sac à l’épaule: « C’est la dernière fois, en effet.» Et je suis partie. Il ne comprenait pas que ses corrections avaient détruit mon article. Depuis que j’ai démissionné, je me réveille tous les matins, je suis le mouvement du soleil d’est en ouest, jusqu’à ce que la nuit tombe. Puis je m’endors. Je ne me souviens de rien d’autre. Parfois, je vois Rodja ou Shabaneh. Elles me rejoignent ici ou on sort manger un morceau, puis je reviens à la maison. Une fois papa est passé me prendre pour m’emmener à Ahwaz. J’ai revu maman et toute la famille. Pendant trois ou quatre jours. Je ne me souviens plus. J’ai du temps pour bosser. Autant qu’il veut. Mais l’envie? Je ne sais pas trop. Sans doute
que j’en ai envie. J’aimais ce que je faisais auparavant. Tu le sais bien. On riait beaucoup au boulot. Je m’en souviens. Mais à présent, qu’ai-je envie de faire, sinon rester allongée à compter les jours? Je ne sais pas.
— Je vais te présenter à la Société des Pétroles, avait dit papa. Je te trouverai un job dans ta spécialité. Avec un bon salaire. Tu te construiras un avenir. Tu vivras plus près de nous.
Je n’ai aucune envie de retourner vivre à Ahwaz. Mieux vaut ne pas regarder en arrière. Lors de mon dernier séjour, j’ai réalisé que c’était impossible.
À Ahwaz, il fait chaud. La chaleur monte du sol et vous écrase la poitrine. Combien de fois peut-on faire l’aller-retour jusqu’à la mer, à vingt minutes à pied ? Et combien de temps peut-on rester assis à lire un magazine sous un climatiseur, en respirant ce bon air chargé
de poussière? Combien de fois peut-on arpenter les allées du bazar Kyan, à rire et marchander avec les femmes arabes le prix des dattes ou du poisson ?
Pendant ces quelques jours, Ahwaz m’a semblé plus petite. Bien plus petite que dans mon enfance. Je pouvais traverser n’importe quelle rue en deux enjambées.
L’avenue Chaar Shir donnait directement sur
la place Nakhl, et celle-ci s’engouffrait dans Seyed Khalaf. Les cours étaient petites et les tranchées datant de la guerre minuscules comme des boîtes d’allumettes.
J’observais tout cela, et les images de mon enfance s’en trouvaient bousculées, rendant mes souvenirs confus.
Même la nuit, je n’arrivais pas à me détendre. Je n’avais qu’une envie, retrouver mon chez-moi. Mon lit. Notre lit.
— Viens bosser dans ma boîte. Ils recrutent. On sera à nouveau ensemble. Ce sera sympa, m’a dit Shabaneh. Ce ne sera pas sympa, j’en suis sûre. Je serai assise derrière un bureau toute la journée, à griffonner des chiffres sur du papier, sur des plans, sur un écran. Les
quatre se mélangeront aux deux, les deux aux cinq, et tous ces nombres s’aligneront les uns derrière les autres pour me ronger le cerveau. Avec des moins et des virgules. Zéro, virgule, trois. Zéro, virgule, huit. Le diamètre de l’arbre multiplié par la hauteur de la pale, la longueur du piston diminuée de celle du cylindre.
Tout cela me rendra folle. Shabaneh recroquevillée en elle-même, Rodja la tête plongée dans son écran, comme à la fac. Personne ne m’adressera la parole. Je serai toute seule dans un bureau déprimant.
— On fait nos valises et on part, a dit Rodja. Tu as juste le test de langue à passer. Je m’occupe de l’inscription à la fac et du visa. Pourquoi veux-tu rester ici?
— Si j’avais voulu partir, je serais partie avec Misagh.
— Quelle tête de mule! Arrête de te faire du mal, Leyla.
Je ne veux pas partir. Pourquoi personne ne
comprend-il ce que je dis? Et maintenant, même si je le voulais, je n’en aurais plus la force. Je n’ai pas l’énergie de Rodja, ni la tienne. Je sais ce que signifie partir, je l’ai observé de près. Dans ma propre maison, tous les formulaires que tu remplissais s’empilaient comme les degrés d’une échelle qui t’éloignait inexorablement de moi. Ça n’a pas été une période facile. Tu accumulais
des lettres et des documents par centaines. Que tu faisais traduire, tamponner et signer pour le rendez-vous à l’ambassade… Le rendez-vous à l’ambassade?!
On est dimanche. Rodja a rendez-vous de bonne heure à l’ambassade. Je lui avais promis de la réveiller. Comment ai-je pu oublier?
« La personne que vous cherchez à joindre n’est pas…»
Elle doit déjà être en route pour l’ambassade, voilà pourquoi son téléphone est éteint. Rodja n’est pas du genre à rater un rendez-vous. Elle est forte, comme toi.

J’ai la tête qui tourne. Il faut que je me fasse un thé et que je mange quelque chose. Je sors de la chambre, l’appartement est un chaos. Le cendrier déborde de mégots. Tu détestais cela, tu passais ton temps à les vider pour que l’appartement ne pue pas comme un dortoir de cité U, c’est ce que tu disais. Le plan de travail de la cuisine est jonché de serviettes en papier et d’assiettes sales où sont figés des reliefs de nourriture.
La table en verre est maculée de traces de doigts, les journaux de la veille, de l’avant-veille et de la semaine dernière s’entassent sans avoir été lus. Mon manteau traîne sur le canapé. Je me réfugie dans la chambre pour
me cacher sous les couvertures. Ceci n’est pas ma maison. Cette journée est en train de m’échapper, il faut que je la rattrape et que cet endroit redevienne ma maison. Si je retrouve du travail, si je vais mieux, de mieux en mieux, je pourrai prendre soin de la maison
à nouveau. Je réorganiserai tout. Je changerai les ampoules. Je ferai restaurer le canapé rouge. Il est sale, les ressorts sont défoncés, il a besoin d’un bon nettoyage et de nouveaux boutons blancs, comme à l’origine. Tu ne l’aimais pas. Ce rouge te sortait par les yeux. Dès le départ, tu m’avais dit que je finirais par m’en lasser. Le jour même où nous l’avons acheté. Toi et moi, avec Rodja et Shabaneh, nous avions séché le cours de midi
à la fac. Maman n’était pas encore arrivée à Téhéran. Nous avions écumé les boutiques d’ameublement pour ne pas avoir à retraverser toute la ville avec elle. Rodja avait suggéré: «Allons à Yaftabad », mais je n’avais pas envie de faire tout ce trajet. Elle a eu beau ajouter : «Juste une fois», je savais bien qu’on sillonnerait la ville cent fois pour quatre morceaux de bois recouverts de tissu. Toi, tu étais d’avis de la laisser faire à son idée.
Comme d’habitude, Shabaneh nous observait sans rien dire. Alors que nous passions par Djahan Koudak, j’ai aperçu dans la vitrine d’un grand magasin ce canapé rouge, avec ses boutons blancs et ses grosses fleurs, je suis tombée en extase. Tu t’es esclaffé:
— Un canapé rouge?! Je ne te donne même pas trois jours pour en avoir marre. En revanche, celui-là, le beige et marron, est magnifique… Rodja a fait la grimace.
— Mais vous avez quel âge? Si vous n’achetez pas du rouge maintenant, vous ne le ferez jamais. Vous aurez le temps, quand vous serez vieux, pour les teintes marronnasses, avec vos petits-enfants sur les genoux !
Moi, j’aimais bien ce rouge. Je ne m’en lasserais pas, j’en étais sûre. Je me suis tournée vers Shabaneh, l’éternelle indécise.
— Les deux sont bien. On n’irait pas voir aussi à Yaftabad ?
Aucune envie de courir jusque là-bas. C’était ce canapé que je voulais, aussi cher et criard soit-il. Il mettrait un peu de gaîté chez nous, et aussi entre nous.
J’ai téléphoné à papa.
— Peu importe le prix ! Tu vas t’asseoir dessus
pendant des années, choisis la couleur qui te plaît. Prends tout ce que tu veux.
Je l’ai acheté. Tu n’étais pas mécontent. Tu passais la main sur les fleurs, le tissu était si doux.

Quand maman est arrivée, nous sommes allés choisir les rideaux, marron, pour que la décoration de l’appartement soit à la fois à ton goût et au mien. Sept ans après, ils ont pris un coup de vieux. Il faudrait que je les change. Quand j’aurai retrouvé du boulot et que ça ira mieux, je verrai quelle couleur se marie bien avec le rouge et je remplacerai les rideaux. Je me ferai un chez-moi tout mignon tout beau. Dès que j’irai mieux. J’ai envie d’un thé. Je traverse la pièce jusqu’à la cuisine en essayant de ne pas regarder autour de moi.
La bouilloire est couverte de taches multicolores. À son poids, je me rends compte que j’ai encore oublié d’acheter du détartrant. Je la remplis d’eau et je la pose sur la gazinière, maculée de jaune craquelé, de graisse rouge, de grains de riz séchés et de macaronis couverts de sauce. J’observe sur la poignée du réfrigérateur des traces de doigts sales, les étagères sont couvertes de
miettes, il y a des sacs en plastique vides, et cette tache de yaourt qui me dégoûte, jaune et craquelée comme la terre du désert. De l’évier remontent les remugles d’une vaisselle sale qui date de plusieurs jours. Il faudra que je demande à Molouk Khanom de venir faire le ménage.
Voilà des mois que je dois l’appeler, mais je ne me sens pas la force de passer une journée entière à l’entendre pérorer sur sa malheureuse fille qui a divorcé ou sur la belle-sœur paralysée dont elle a la charge depuis plus de vingt ans. Ah ! Si maman était là ! Elle apporterait un rayon de bonheur dans cette maison. Elle ferait venir Molouk Khanom, remplirait le congélateur, une bonne odeur de cuisine se répandrait dans l’atmosphère. Elle viendrait s’asseoir à côté de moi pour papoter sans fin : ma tante maternelle qui a acheté une nouvelle voiture, ma tante paternelle qui n’a pas pris de nouvelles de grand-père depuis des lustres! Elle me parlerait de papa
qui se languit de Samira et de moi et réclame tous les soirs ses deux filles en rentrant du cabinet médical. Il aimerait tant les avoir à sa table. Elle me donnerait des nouvelles de sa cousine et des jumeaux, quels nouveaux
mots le fils de Samira vient d’apprendre en persan et comme il les prononce bien. Je m’installerais en face d’elle sur le canapé, je boirais un thé fraîchement infusé en mangeant une orange, j’écouterais sa voix résonner dans la maison en faisant juste des petits hum hum de temps en temps.
Je verse l’eau bouillante dans un verre. Des filets bruns forment des volutes dans l’eau. Je retire le sachet. Les nuages se mélangent, mon thé est prêt. Depuis que tu n’es plus là, j’ai remisé sans regret la théière sur l’étagère la plus haute. Je ne prends plus que du thé en
sachet. J’ai besoin de thé pour être en forme. Et je dois être en forme pour aller au travail. Je retrouve enfin le métier que j’ai toujours aimé et qui me rendait heureuse. Je vais devoir apprendre à l’aimer de nouveau.
Pourquoi pas? Ces jours-ci, rien ne m’amuse plus. Pourquoi? C’est sans doute parce que je ne fais rien. J’ai besoin de m’investir dans quelque chose qui m’occupe et me divertisse. Qui me fasse passer le temps. Qui me distraie de tout le reste. Sinon mes idées noires prennent le dessus. Je me laisse aller dans le canapé rouge, je peux rester ainsi pendant des heures sans m’ennuyer.

Juste à laisser les idées galoper dans ma tête. Je pense à moi, à toi, à Samira, à la vie de Shabaneh avec Mahan. Je me demande comment on a pu en arriver là, où nous nous sommes trompés, à quel moment de notre histoire et sous quelle pression nos fondations ont commencé à se fissurer sans que nous sachions pourquoi, si bien qu’au premier coup de vent, nous nous sommes effondrés sur nous-mêmes sans pouvoir nous relever. Même si nous en avions été capables, cela n’aurait jamais plus été comme avant. La faute à quel ingénieur, qui n’a pas su calculer correctement nos forces, qui nous a fourni une structure susceptible de s’écrouler à tout moment? Penser à cette vie dénuée d’humour, vide de désirs me brise en mille morceaux, comme cette vilaine tache de yaourt sur le plan de travail de la cuisine. Mais si j’ai un boulot, ça m’empêchera de penser: je travaillerai jusqu’à l’épuisement, puis je prendrai ma fatigue dans mes bras et je m’enfoncerai doucement dans le sommeil. Rodja me demande: « Pourquoi es-tu si dure avec toi-même? Toi, tu n’as pas besoin de bosser.»
Pourquoi ne comprend-elle pas que c’est ma seule consolation dans cette fichue vie? La seule. En partant, tu ne m’as rien laissé d’autre. Désormais il faut que je sois heureuse. Je ne dois pas l’oublier. Je me prends la tête dans les mains et j’essaie de me souvenir ce que c’était d’avoir un fou rire.
— Allons, Leyli, viens! Ne traîne pas comme ça. On est en retard.
— Je t’en prie, attends. Juste une seconde. Je te tenais par la main en riant aux éclats. J’étais pliée en deux au bord du trottoir tant je riais. Je n’arrivais plus à respirer, j’avais mal au ventre, je m’en souviens encore. Tu me tirais par le bras. On était en retard. Qu’est-ce qui nous faisait rire comme ça ? Je ne
me rappelle plus. Je me souviens seulement qu’on était avenue Enghelab. On sortait du cinéma Bahman, on venait de voir un film minable au Fajr Film Festival et on retournait à la fac. On cherchait un taxi sur l’avenue
Kargar, on se faufilait parmi les marchands de CD, les stands de samoussa ou de galettes koloutcheh de Fouman, les petits bouquinistes et les vendeurs de fripes. Il fallait jouer des coudes dans cette foule.
Tu portais la chemise blanche que Samira t’avait envoyée. Un type a foncé sur nous, tête baissée. Tu m’as lâché le bras pour le laisser passer. J’ai à nouveau éclaté de rire. L’homme m’a regardée. Tu as eu une seconde d’hésitation. Quand l’homme a relevé la tête,
il était trop tard. Il t’a heurté en pleine poitrine, renversant sur ta chemise blanche son verre de jus de grenade.
Durant tout le temps que nous avons vécu ensemble, cette tache n’est jamais partie, j’ai essayé le bicarbonate, le vinaigre, la Javel et même le détachant Rafouneh la dernière fois, avant de la mettre dans ta valise. «Ne la porte qu’à la maison, quand il n’y a personne d’autre», t’ai-je dit.
J’avale mon thé froid d’une seule gorgée. Le bruit me surprend. Est-ce à cause du silence qui règne dans l’appartement que le son se réverbère si fort dans ma tête? Ou bien est-ce mes oreilles qui ont perdu l’habitude d’écouter? Je me suis accoutumée à ce silence, à ce vide. À rester prisonnière derrière le double vitrage des fenêtres. Je n’ai même plus envie de faire de la musique.
Depuis combien de temps n’ai-je pas joué au piano ? Quatre mois? Huit ? Je ne sais plus. J’ouvre la main, écarte les doigts, je les replie pour les ouvrir à nouveau. Je les étire au maximum. La douleur remonte jusqu’au
poignet. Ils ont perdu toute leur souplesse et leur légèreté. Ils sont devenus courts et laids, les articulations raides et gonflées, ça me fait mal au moindre mouvement.
Ces doigts douloureux, aux ongles longs et mal taillés, accrochent sur les touches du clavier. Je ne peux plus jouer le passage de la valse en la mineur que tu aimais tant.
Tu étais venu t’asseoir près de moi sur le tabouret du piano.
— J’aime bien que tu aies les ongles courts et sans vernis.
— C’est à cause du piano.
Je t’avais appris à tenir le mi mineur grave à l’octave sur chaque temps quand je jouais Chopin.
— C’est ce jour-là que je suis tombé amoureux de toi, m’as-tu dit. Le jour où dans l’amphi de la fac, tu t’es mise au piano et que tu as joué, je crois, un morceau de Chopin. Tu savais que je te regardais?
— Vraiment? Tu me regardais? Je pensais que c’était moi qui étais tombée amoureuse la première. Le jour de la grève. Tu étais assis tout en haut des marches devant le syndicat étudiant, avec ton béret de velours, tu avais l’air tellement sûr de toi.
— J’aime toujours observer tes doigts qui dansent sur le clavier quand tu joues, indifférente à ce qui t’entoure.
Quand je m’exerçais, je sentais ta présence, à la porte du salon. Comment jouer maintenant que tu n’es plus là pour me regarder? Tu n’es plus là et mes doigts ne savent plus danser. Ils sont raides, j’ai tout oublié de Chopin. Il faut que je rattrape tout ça ! Quand j’aurai repris le boulot, et que j’aurai retrouvé un rythme, je ferai accorder le piano. Je reprendrai mes exercices pour que mes doigts redeviennent comme avant ton départ.
Il faut que je ressorte mes partitions. Pourquoi tout avance si lentement aujourd’hui? Il est à peine une heure. J’allume mon ordinateur portable avec l’espoir d’y trouver le seul message qui n’y est jamais. «Important, important, important !»; «Trois méthodes efficaces pour prévenir le cancer du sein »; « Une top model iranienne à New York ». J’efface tout. Je referme ma boîte mail pour ouvrir mon blog. Mon post d’hier a onze commentaires. J’y parlais de cette
nouvelle proposition de job, de Salehi, du journal et de toutes ces belles perspectives, de choses très simples en somme. On me répond : « Félicitations!» «Quand est-ce qu’on fête ça ?» « Bravo ! Tu écris à nouveau !» «Viens consulter notre page.» Etc. J’aime bien le fait de ne pas voir mes lecteurs. Quand j’ai envie de dire quelque chose, je peux l’écrire de loin et rester cachée pour lire les réactions, à mon propre rythme, de loin.
Je n’ai pas envie que quelqu’un s’assoie en face de moi et me fixe en attendant une réponse. C’est pour ça que j’aime les journaux. J’aime bien être assise dans la salle de rédaction à écrire, et le lendemain, me poster derrière le gros platane en face du kiosque à journaux pour voir combien de personnes s’arrêtent sur le titre de mon article. Le téléphone sonne. C’est Rodja, elle a fini à l’ambassade.
— C’est quand ton rendez-vous?
— À quatre heures et demie. J’étais réveillée aux aurores mais j’ai complètement oublié de te réveiller.
Tu étais à l’heure? Elle y était, oui.
— Allons déjeuner. Il n’est qu’une heure et demie, j’ai tout mon temps.
Rodja insiste:
— Tu me rejoins? Je n’ai pas envie d’aller bosser tout de suite. Déjeunons d’abord. Ensuite, j’irai au bureau, et toi au journal.
Je traîne des pieds. Je ne sais pas trop.
— Comment ça, tu ne sais pas trop ? Allez, viens.
Je n’ai pas de voiture. On se retrouve à deux heures et quart, à l’angle de Niloufar et d’Apadana. On trouvera bien un endroit. Tu viens, hein ? Si tu ne dis rien, c’est que tu es d’accord. Si je ne dis rien, cela signifie-t-il que je suis d’accord ?
Non, certainement pas! Quand je suis d’accord, je ne reste pas silencieuse. Je ris. J’ouvre la bouche pour dire oui, je suis d’accord. Mais le silence… sûrement pas!
Peut-être étais-je restée silencieuse ce jour-là aussi, tu en avais conclu que j’étais d’accord. J’étais là sans rien dire, occupée à faire tes valises. Je n’étais pas d’accord pour que tu partes. Je n’ai rien dit, et toi, tu es parti sans moi. Tu as d’abord rendu visite à tes parents. Tu t’es sans doute amusé à taquiner ta mère en lui demandant de ne pas s’en faire pour toi. Tu as certainement aussi embrassé tes tantes venues te dire au revoir, en leur promettant de revenir bientôt. J’ai rouvert deux ou trois fois tes valises pour m’assurer qu’on n’avait rien oublié, je les ai refermées, en silence. Toi, tu faisais le tour de la ville pour dire adieu à tes copains en leur faisant
promettre de ne pas me laisser seule et de prendre soin de moi en ton absence. Moi, je ne disais rien, je vérifiais ta valise une dernière fois, toi, tu bavardais avec les uns et les autres, plein d’espoir, souriant à ceux que
tu abandonnais. J’ai bouclé le cadenas de ta valise. Tu as ouvert la porte de l’appartement et tu es entré. Je ne disais rien, mais j’étais loin d’être d’accord. J’étais persuadée que tu ne partirais pas. Je m’attendais à ce que tu entres dans la chambre, que tu m’embrasses et que tu dises : «J’ai changé d’avis. Je n’irai nulle part si tu n’es pas d’accord.» J’espérais que tu dirais : «Non, je ne vais pas te laisser toute seule. Où irais-je sans toi ?» J’étais convaincue que tu ne partirais pas. Même quand tu as appelé le taxi pour l’aéroport Imam Khomeini. Je suis restée dans l’entrée. Tu t’es changé, j’ai détourné les yeux. Tu as enfilé une chemise et un pull neufs. Je les avais posés sur le lit après avoir retiré les étiquettes. Je les avais achetés moi-même, je voulais être certaine que tu serais le passager le plus élégant de l’avion : une chemise à rayures lilas, un pull gris et un jean foncé. Ta veste bleu ciel était sur le lit. Tu as ouvert ton sac à dos pour y mettre les habits que tu venais d’ôter.
— Je t’ai mis des habits neufs dans la valise. Pas la peine de prendre ceux-là.
— D’accord ! as-tu répondu sans un regard.
Tu as attrapé tes chaussettes. Je suis allée m’asseoir sur le canapé au salon avec mon livre. Je ne voulais pas pleurer. Tu n’allais pas partir. J’en étais sûre. Tu ne partirais pas sans moi. Tu voulais juste me faire peur. J’ai
entendu les roulettes de ta valise. Tu étais devant la porte et je t’ai regardé par-dessus mon livre. Tu portais ta veste bleu foncé. Tu as posé ton sac par terre, tu as enfilé tes chaussures que tu as lacées très lentement.
Quand tu as regardé vers moi, j’ai baissé les yeux.
— Viens dans mes bras.
Je n’ai pas bougé. Je suis entrée dans notre chambre et j’ai fermé la porte. Tes habits étaient encore sur le lit, derniers éclats de ta présence dans la maison en ton absence. Je suis restée là à écouter, la porte d’entrée s’est
ouverte et refermée, le bruit des roulettes s’est éloigné. Il ne fallait pas que je pleure. Tu allais revenir. J’en étais sûre. Tu ne pouvais pas vivre heureux sans moi. Tu rentrerais très vite. Peut-être même de l’aéroport. Peut-être demain ou après-demain. »

Extrait
« On est des sortes de monstres, Shabaneh. On n’est plus du même monde que nos mères mais on n’est pas encore de celui de nos filles. Notre cœur penche vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l’esprit nous tirent chacun de son côté, on est écartelées. Si nous n’étions pas ces monstres, à l’heure qu’il est, on serait chacune chez soi à s’occuper de nos enfants. On leur consacrerait tout notre amour, nos projets, notre avenir, comme toutes les femmes ont toujours fait à travers l’histoire. On ne serait pas en train de poursuivre des chimères. Leyla aurait courbé l’échine comme les autres pour suivre son mari. Moi, je m’emmerderais pas avec l’argent, les emprunts, le boulot… Je resterais ici bien tranquille à mener ma petite vie. Toi, tu aurais un mari, des enfants, tu serais heureuse. Au lieu de servir de mère à Mahan, tu aurais tes propres enfants. » p. 217

À propos de l’auteur

MARASHI_Nasim_©Florence_Brochoire
Nasim Marashi © Photo Florence Brochoire

Née en 1984, Nasim Marashi est romancière, scénariste et journaliste iranienne. Publié en 2015, son premier roman L’automne est la dernière saison a remporté le prix Jalal Al Ahmad, l’un des prix les plus prestigieux en Iran. Best-seller en quelques années, il atteint son 50e tirage et a été traduit en italien et en anglais. Son second roman connaît aussi un grand succès, traduit en turc et en kurde. (Source: Éditions Zulma)

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Vivre vite

GIRAUD-vivre-vite

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En deux mots
Le 22 juin 1999 Claude meurt d’un accident de moto. Vingt ans plus tard sa veuve vend la maison qu’ils ont acheté la veille du drame et qu’il n’a jamais habité. L’occasion de laisser affluer les souvenirs et de passer en revue les circonstances qui ont mené au drame et de formuler toutes les hypothèses.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Vivre vite, mourir jeune»

Dans ce roman bouleversant, couronné par le Prix Goncourt 2022, Brigitte Giraud revient sur ce jour de 1999 qui a coûté la vie à son mari Claude. Une exploration jusqu’à l’obsession qui est d’abord une superbe déclaration d’amour.

À la veille de l’attribution du Prix Goncourt, Marianne Payot faisait des rumeurs qui donnaient Brigitte Giraud et Giuliano da Empoli au coude à coude. Pour une fois la rumeur était fondée puisque c’est finalement Brigitte Giraud qui l’a emporté! La romancière, qui a fêté lundi ses 56 ans, mérite amplement ce prix. Son roman se lit d’une traite, un peu comme l’histoire qu’il raconte: «Accident. Déménagement. Obsèques. L’accélération la plus folle de mon existence.»
C’est au moment de signer la vente de la maison achetée avec son mari Claude que les souvenirs reviennent. Cet accident de moto qui a coûté la vie à son compagnon le 22 juin 1999. Ce jour où il a fallu emménager avec son fils et sans lui et où toute sa rage s’exprimait à coup de masse, pour faire place nette. Détruire des pans de mur, c’était aussi exprimer toute sa souffrance. Au fil des mois et des travaux, l’apaisement est venu. Mais beaucoup de questions sont restées sans réponse.
Alors «on rebrousse chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l’origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient le spécialiste du cause à effet. On traque, on dissèque, on autopsie. On veut tout savoir de la nature humaine, des ressorts intimes et collectifs qui font que ce qui arrive, arrive.»
C’est, pour reprendre la belle formule de Jérôme Garcin, l’heure de «conjuguer son passé au conditionnel», avec des «si». Si son frère n’avait pas laissé là cette moto Honda 900 CBR – dont la puissance avait fait peur au fabricant qui ne l’autorisait que sur circuit au Japon – l’accident n’aurait jamais eu lieu. Un premier «si» suivi de nombreux autres, chapitre après chapitre, et qui concernent leurs emplois de temps respectifs, la météo, la technologie. Pour tenter de surmonter «ces lames de fond, qu’on n’a pas vues venir, qui enflent et viennent vous engloutir», pour conjurer la détresse et le manque, l’absence et les remords. Le tout symbolisé par cette maison qui ouvre et referme ce roman bouleversant qui se pare d’une autre qualité, celui de retracer une époque où les smartphones n’existaient pas.
Brigitte Giraud, qui n’est que la treizième femme couronnée par l’Académie Goncourt, réussit à combiner le noir du deuil et l’écriture blanche. Elle redonne vie à celui qui hante ses jours. Et fait d’un deuil une éblouissante déclaration d’amour. Claude peut alors rejoindre les ombres et sa veuve entrer dans la lumière.

Vivre vite
Brigitte Giraud
Éditions Flammarion
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782080207340
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Lyon et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, remontant jusqu’en 1999.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai été aimantée par cette double mission impossible. Acheter la maison et retrouver les armes cachées. C’était inespéré et je n’ai pas flairé l’engrenage qui allait faire basculer notre existence.
Parce que la maison est au cœur de ce qui a provoqué l’accident.»
En un récit tendu qui agit comme un véritable compte à rebours, Brigitte Giraud tente de comprendre ce qui a conduit à l’accident de moto qui a coûté la vie à son mari le 22 juin 1999. Vingt ans après, elle fait pour ainsi dire le tour du propriétaire et sonde une dernière fois les questions restées sans réponse. Hasard, destin, coïncidences ? Elle revient sur ces journées qui s’étaient emballées en une suite de dérèglements imprévisibles jusqu’à produire l’inéluctable. À ce point électrisé par la perspective du déménagement, à ce point pressé de commencer les travaux de rénovation, le couple en avait oublié que vivre était dangereux.
Brigitte Giraud mène l’enquête et met en scène la vie de Claude, et la leur, miraculeusement ranimées.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Laurence Houot)
Benzine mag (Greg Bod)
20 minutes (Marceline Bodier)
En Attendant Nadeau (Robert Czarny)
RTS (Sylvie Tanette)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Les lectures de Cannetille
Blog Les lectures d’Antigone
Blog Lili au fil des pages


Brigitte Giraud s’entretient avec Sylvie Tanette à propos de son roman Vivre vite © Production Maison de la Poésie – Scène littéraire

Les premières pages du livre
« Après avoir résisté pendant de longs mois, après avoir ignoré jour après jour les assauts des promoteurs qui me pressaient de leur céder les lieux, j’ai fini par rendre les armes.
Aujourd’hui j’ai signé la vente de la maison.
Quand je dis la maison, je veux dire la maison que j’ai achetée avec Claude il y a vingt ans, et dans laquelle il n’a jamais vécu.
À cause de l’accident. À cause de ce jour de juin où il a accéléré sur une moto qui n’était pas la sienne sur un boulevard de la ville. Inspiré par Lou Reed, peut-être, qui avait écrit : Vivre vite, mourir jeune, des choses comme ça, dans le livre que Claude lisait alors, que j’ai retrouvé posé sur le parquet au pied du lit. Et que j’ai commencé à feuilleter la nuit qui a suivi. Jouer au méchant. Tout saloper.
J’ai vendu mon âme, et peut-être la sienne.
Le promoteur a déjà acheté plusieurs parcelles dont celle du voisin sur laquelle il projette de construire un immeuble qui viendra dominer le jardin, qui viendra plonger sur mon intimité du haut de ses quatre étages, et aussi masquer le soleil. C’en est fini du silence et de la lumière. La nature qui m’entoure se changera en béton et le paysage disparaîtra. De l’autre côté, il est prévu que le chemin devienne une route, qui empiétera chez moi, pour favoriser l’accès au quartier à vocation désormais résidentielle. Le chant des oiseaux sera recouvert par des bruits de moteurs. Des bulldozers viendront raser ce qui était encore vivant.

Quand nous avons acheté, Claude et moi, cette année 1999 où les francs se convertissaient en euros et où le moindre calcul nous obligeait à une règle de trois infantilisante, le plan d’occupation des sols (ou POS) indiquait que nous étions en zone verte, autrement dit, que le secteur n’était pas constructible. Le propriétaire de la maison voisine nous informait qu’il était interdit de couper un arbre, sous peine de devoir le remplacer. Chaque once de nature était sacrée. C’est pour cela que ce lieu nous avait séduits, on pourrait y vivre caché, à la lisière de la ville. Il y avait un cerisier devant les fenêtres, un érable qu’une tempête a déraciné l’année où je suis retournée en Algérie, et un cèdre de l’Atlas, dont j’ai appris récemment que la résine était utilisée pour embaumer les momies.
D’autres arbres ont été plantés, par moi, ou ont poussé seuls, comme le figuier qui s’est invité contre le mur du fond, chacun raconte une histoire. Mais Claude n’a rien vu de cela. Il a juste eu le temps de visiter en poussant des sifflements d’enthousiasme, de constater l’ampleur des travaux à envisager, et de repérer l’endroit où il pourrait garer sa moto. Il a eu le temps de mesurer les surfaces, de se projeter dans l’espace en dessinant quelques gestes dans les airs, de signer chez le notaire, d’ironiser dans le bureau du Crédit mutuel au moment de répartir le pourcentage de l’assurance du prêt sur nos deux têtes. Les lieux avaient un fort potentiel, comme on dit dans le jargon immobilier. Cette affaire de rénovation nous électrisait. On pourrait écouter la musique fort sans gêner ce voisin qui comptait les arbres et dont le vaste terrain s’étendait derrière une haie naturelle. On pourrait poser nos valises pour une vie entière et faire des plans sur la comète, à gogo.

J’ai emménagé seule avec notre fils, au cœur d’un enchaînement chronologique assez brutal. Signature de l’acte de vente. Accident. Déménagement. Obsèques.
L’accélération la plus folle de mon existence. L’impression d’un tour de grand huit, cheveux au vent, avec la nacelle qui se détache.
J’écris depuis ce décor lointain où j’ai atterri, et d’où je perçois le monde comme un film un peu flou qui a longtemps été tourné sans moi.

La maison était devenue le témoin de ma vie sans Claude. Une carcasse qu’il m’avait fallu apprendre à habiter. Et dans laquelle j’avais abattu des cloisons avec de grands coups de masse à la hauteur de ma colère. C’était une maison un peu bancale, avec son terrain à défricher que nous avions espéré transformer en jardin. Au lieu de rénover, j’avais eu l’impression de défoncer, de saccager, de déclarer la guerre à ce qui me résistait, le plâtre, la pierre, le bois, des matières que je pouvais martyriser sans que personne me jette en prison. C’était ma vengeance minuscule face au destin, mettre des coups de pied dans la tôle d’une porte battante, des coups de cisaille dans une toile de jute crasseuse, casser des vitres en poussant des cris.
Tout en tentant de préserver un cocon au cœur du chaos, pour que notre fils y dorme à l’abri. Un petit terrier aux couleurs vives, avec des couettes et des oreillers de plume, des dessins accrochés malgré tout au-dessus du lit, et de la moquette épaisse, un rempart contre la peur et les fantômes de la nuit.

Au fil des ans, j’ai fini par apprivoiser cette maison que j’avais prise en grippe. Après avoir habité les lieux en somnambule, après avoir confondu le matin et le soir, j’ai cessé de me cogner aux murs et j’ai commencé à les repeindre. J’ai arrêté de massacrer les cloisons et les faux plafonds, de considérer chaque mètre carré comme une puissance ennemie. J’ai calmé ma furie et j’ai accepté d’enfiler le costume d’une personne fréquentable. Il me fallait revenir au marché des vivants. Celui qui disait que j’étais veuve, je le passais au lance-flammes. Sidérée de chagrin oui, veuve non.

Mais il me fallait encore venir à bout des mauvaises herbes qui envahissaient le jardin. Pendant des mois, j’ai arraché tout ce qui me passait sous la main, en des gestes répétitifs et inquiétants, j’ai appris le nom du chiendent officinal, de l’ortie brûlante ou du pourpier, que j’ai fait flamber dans des brasiers clandestins à la nuit tombée (on n’avait pas le droit de faire du feu à cause des particules fines). J’ai éradiqué les plantes invasives comme l’ambroisie et le lierre qui rampait dans l’ombre et, à force de traquer les indésirables, j’ai éclairci la parcelle de terrain en même temps que je chassais les ombres sous mon crâne.
Petit à petit, je me suis mise à habiter bourgeoisement les lieux, comme l’enjoignait l’une des clauses du contrat d’assurance que j’avais souscrit pour nous protéger en cas d’incendie, de dégâts des eaux ou de cambriolage (un malheur n’en a jamais empêché un autre, selon la fameuse loi de Murphy qui ne m’avait pas échappé). Je devenais moins enragée et je parvenais à dessiner les plans des deux niveaux, tels que nous les avions imaginés, Claude et moi. Je savais exactement ce qu’il aurait aimé, les matériaux auxquels il avait songé, je consultais les pages que nous avions cornées dans le catalogue Lapeyre. J’avais fini par retrouver mes esprits puis par rencontrer les artisans qui viendraient couler une dalle, changer une poutre ou carreler un sol abîmé. Qui viendraient refaire la salle de bains ou installer le chauffage central. Peut-être qu’un jour j’aurais à nouveau envie de prendre un bain.

Il m’est arrivé d’éprouver du plaisir en choisissant une couleur, en harmonisant une peinture avec le bois d’une porte. Il m’est arrivé de trouver belle la façon dont la lumière rasante entrait dans
la cuisine juste avant le repas du soir.
Mais je ne comprenais pas à qui s’adressait cette lumière. Je préférais les jours de pluie, qui au moins ne prétendaient pas me divertir de ma tristesse. J’avais décidé que la maison serait ce qui me relierait à Claude. Ce qui donnerait un cadre à cette vie nouvelle que notre fils et moi n’avions pas choisie. Il s’agissait encore de notre fils alors qu’il faudrait apprendre à dire mon fils. Comme il me faudrait finir par dire je à la place de ce nous qui m’avait portée. Ce je qui m’écorchera, qui dira cette solitude que je n’ai pas voulue, cette entorse à la vérité.
J’ai maintenu l’idée de créer le petit studio d’enregistrement, dont Claude avait envie depuis longtemps. Une pièce insonorisée où il avait espéré pouvoir s’isoler pour travailler. Et qui aurait contenu les instruments qu’il possédait, une basse, une guitare, et le synthétiseur qu’il venait juste d’acquérir (un Sequential Circuit Six-Tracks, pardon de le mentionner, mais cela a son importance), sur lequel il pianotait avec un casque sur les oreilles. »

Extraits
« Quand aucune catastrophe ne survient, on avance sans se retourner, on fixe la ligne d’horizon, droit devant. Quand un drame surgit, on rebrousse chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l’origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient le spécialiste du cause à effet. On traque, on dissèque, on autopsie. On veut tout savoir de la nature humaine, des ressorts intimes et collectifs qui font que ce qui arrive, arrive. Sociologue, flic ou écrivain, on ne sait plus, on délire, on veut comprendre comment on devient un chiffre. » p. 23

« Il n’y a pas d’ordre, ni chronologique ni méthodologique, à l’enchaînement des événements. Seulement des vagues qui se profilent depuis l’horizon, bien visibles sur leurs lignes de crête, le plus souvent inoffensives parce que prévisibles, vaguelettes ou rouleaux peu importe, et puis il y a ces lames de fond, qu’on n’a pas vues venir, qui enflent et viennent vous engloutir quand vous avez le dos tourné. »

« Il n’y a rien à comprendre, chacun joue son rôle. Chacun bien à sa place dans la ville, en toute légitimité : le médecin, le notaire, l’instituteur, le pompier, le policier, le bibliothécaire, le banquier, le curé. Ça s’appelle une société. Tout est si bien huilé. Ça fonctionne, ça dysfonctionne, pour le meilleur et pour le pire. » p. 193

À propos de l’auteur
GIRAUD_Brigitte_DRBrigitte Giraud © Photo DR

Brigitte Giraud est l’autrice de dix romans, parmi lesquels À présent (Stock, mention spéciale du prix Wepler 2001), L’amour est très surestimé (Stock, bourse Goncourt de la nouvelle 2007), Une année étrangère (Stock, prix Jean-Giono 2009), Un loup pour l’homme et Jour de courage (Flammarion, 2017 et 2019). (Source: Éditions Flammarion)

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L’Épouse

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En deux mots
Vivian et Piper Desarzens s’installent à Gaza dans une villa mise à disposition par le Comité international de la Croix Rouge. Tandis que le mari part en mission visiter les prisons, son épouse cherche un jardinier qui l’aidera à agrémenter son nouveau lieu de vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un jardin à Gaza

Dans son nouveau roman Anne-Sophie Subilia nous propose de découvrir le quotidien d’un couple d’expatriés partis à Gaza pour le compte du CICR. Une chronique douce-amère depuis l’un des points les plus chauds de la planète.

Un couple d’expatriés emménage dans sa nouvelle affectation, une maison un peu à l’écart à Gaza, en Palestine. Employés par le Comité International de la Croix Rouge, ils bénéficient d’un statut particulier et savent qu’ils ne sont là que le temps de leur mission. Ce qui ne les empêche pas d’engager Hadj, un jardinier, afin que ce dernier plante des arbres, des légumes et des fleurs dans leur cour qui n’est que sable et poussière. Accompagné de son âne et quelquefois de ses fils, le vieil homme s’acquitte de sa tâche sous les yeux de Piper Desarzens, la maîtresse de maison.
Expatriée, elle tue le temps en attendant le retour de Vivian, son mari, parti inspecter les prisons de la région. Son occupation principale consistant à retrouver tous les expatriés au Beach Bar pour y faire la chronique de leur quotidien, se raconter et se distraire en buvant force verres, si les coupures de courant ne viennent pas mettre prématurément un terme à leur programme. Elle profite aussi du bord de mer pour se baigner. Quelquefois, quand l’emploi du temps de Vivian le permet, ils bénéficient de quelques jours pour faire un peu de tourisme, aller visiter Israël.
Si les paysages désertiques du Néguev ou les bords de la mer morte n’ont rien à voir avec ceux du cercle polaire où Anne-Sophie Subilia avait situé son précédent roman, Neiges intérieures, on y retrouve cette quête de l’intime derrière l’exploration de la planète. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la meilleure amie de Piper soit Mona, une psychiatre palestinienne. C’est avec elle qu’elle essaiera de comprendre la difficile situation de ce peuple sans pays, la «drôle de vie» qu’il mène. C’est en lui rendant visite à l’hôpital qu’elle constatera la situation difficile des orphelins et qu’elle se prendra d’affection pour l’un d’eux. Jusqu’au jour où on lui annonce qu’il a trouvé une famille d’accueil. Une nouvelle qui pourrait la réjouir, mais qui va la laisser en plein désarroi.
Paradoxalement, cette chronique douce-amère d’un quotidien peu enthousiasmant fait la force de ce roman. Ici, il n’est pas question de politique, encore moins de prendre parti et pourtant, au détour d’une chose vue, d’une difficulté rencontrée pour se procurer telle ou telle chose, on saisit parfaitement le drame qui se noue ici. La vie n’est pas seulement en suspens pour Piper et Vivian, mais pour tous ces habitants qui les entourent. À la différence que pour les expatriés, il existe une porte de sortie…

L’épouse
Anne-Sophie Subilia
Éditions Zoé
Roman
224 p., 17 €
EAN 9782889070251
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Israël et en Palestine, principalement à Gaza.

Quand?
L’action se déroule en 1974.

Ce qu’en dit l’éditeur
Janvier 1974, Gaza. L’Anglaise Piper emménage avec son mari, délégué humanitaire. Leurs semaines sont rythmées par les vendredis soir au Beach Club, les bains de mer, les rencontres fortuites avec la petite Naïma. Piper doit se familiariser avec les regards posés sur elle, les présences militaires, avec la moiteur et le sable qui s’insinue partout, avec l’oisiveté. Le mari s’absente souvent. Guettée par la mélancolie, elle s’efforce de trouver sa place. Le baromètre du couple oscille. Heureusement, il y a Hadj, le vieux jardinier, qui sait miraculeusement faire pousser des fleurs à partir d’une terre asséchée. Et Mona, psychiatre palestinienne sans mari ni enfants, pour laquelle Piper a un coup de cœur. Mais cela suffit-il ?Plus que jamais, dans L’Épouse, Anne-Sophie Subilia révèle la profondeur de l’ordinaire. La lucidité qui la caractérise ne donne aucune circonstance atténuante à ses personnages.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Blog de Francis Richard


Anne-Sophie Subilia présente son roman L’Épouse © Production éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Gaza, janvier 1974
Arrive une carriole tirée par un petit âne brun. Elle quitte la route Al-Rasheed, qui borde la mer, et s’engage dans l’allée à peu près cimentée de la maison. Elle passe la grille restée ouverte et fait halte plus près du mur d’enceinte que de la bâtisse, peut-être pour ne pas se montrer intrusive. L’âne comprend qu’il faut attendre, il piétine. Ses sabots claquent contre le ciment pour chasser les mouches, qui reviennent. Il trouve une touffe de foin dans le sable et entraîne la carriole un peu plus vers la maison. Son maître le laisse brouter. Assis en tailleur dans sa robe, sur le plateau de bois, l’homme regarde en l’air.
La première chose qu’il a cherchée des yeux depuis la route, c’est le drapeau fixé à une hampe au centre du toit-terrasse. Une plaisanterie collective parle du «grand mouchoir sorti d’une poche suisse». Ce jour-là, le tissu blanc ne faseye presque pas et, dans son affaissement, il mange la croix rouge. L’homme qui regarde longtemps ce pavillon flottant pense peut-être que le travail aurait pu être mieux fait pour éviter que le tissu se plisse aux heures creuses. Il éprouve une pointe de déception et de gêne pour les nouveaux arrivants. Leur drapeau ne devrait jamais s’enrouler. On devrait toujours voir la croix entière, même si la plupart des Gazaouis reconnaissent cet emblème au premier coup d’œil.
Il regarde en plissant les yeux, à cause du soleil blanc du mois de janvier. Il continue d’attendre sans oser descendre. Heureusement, les bêtes ne sont pas entravées par les mêmes règles de politesse. L’âne s’agite et commence à braire à sa façon, timide. Trois têtes de dromadaires viennent de faire leur apparition de derrière le mur et se frottent les unes aux autres, le museau bien tendu vers ce qui pourrait se manger. Le terrain d’à côté est une sorte de friche où ces animaux paissent librement. L’âne veut prendre ses distances et entraîne la carriole toujours plus près de la maison. Le maître dit quelques mots en arabe à sa bête, il parle aussi aux dromadaires.
C’est alors que surgit la femme sur le perron à loggia. Elle noue vite ses cheveux, enfile une veste en daim sur sa blouse. On la voit dans l’ombre, les gestes rapides, se retenant d’une main à la colonnade, elle glisse ses pieds dans des mocassins. Elle découvre une scène assez drôle et désolante dans son jardin – une vision un peu anarchique, qui confine aux situations de rêves : une carriole qui tourne sur elle-même, un âne au museau gris, un vieillard muni d’un fouet et trois dromadaires surgis du voisinage, arrachant autant d’herbes hautes que possible. À cet instant, le vieux maître semble incapable de guider sa bête qui caracole et finit par amener la carriole devant les jambes de la dame. Lui la regarde en baissant légèrement la tête. Est-ce un sage ? Un soufi ? Il porte un de ces bonnets brodés magnifiques, un kufi. La couleur bleu roi couronne sa vieillesse. Le couvre-chef lui vient à l’extrême bordure des sourcils et semble reposer sur eux. Ce sont d’énormes sourcils hirsutes, blancs et gris, splendides. Les tempes blanches leur font harmonie sur la peau foncée. On dirait un veilleur, aux rides gorgées d’ombre. Un de ces princes immortels, son bonnet bleu pour seule extravagance. Il touche son front et se présente. Hadj.
Hadj ? La femme semble chercher dans son esprit. Elle remarque qu’il est atteint de cataracte.
Il ajoute «Muhammad, garden».
Ça lui revient, tandis qu’elle fixe le cristallin opacifié du vieillard.
La proposition que leur avait faite le propriétaire, Muhammad, de faire appel aux services de quelqu’un pour le jardin.
— Oh ! Welcome !
Elle cherche du regard les mains de l’homme. L’une d’elles est restée cachée sous le caftan, mais l’autre se laisse entrevoir. À l’embouchure d’un poignet étroit se déploie une main raffinée, qui semble faire l’objet de soins et se ramifie en cinq doigts juvéniles, assombris au niveau des phalanges. Les ongles sont roses.
En pointant l’alliance qu’elle porte à l’annulaire, il lui demande où est son mari.
— Sinaï.
Il dit qu’il peut revenir une prochaine fois.
— Pourquoi ? Restez !
Elle le retient. Faisant le geste de l’invitation et d’une boisson, elle lui montre un endroit à l’abri pour l’âne et file à la cuisine. Dans la pénombre, elle se dépêche de préparer du café. Puis elle se ravise, tranche trois énormes citrons qu’elle presse et coupe avec de l’eau et du sucre de canne. Elle cherche quelques biscuits pour accompagner ce jus. Mais des cafards se sont réfugiés dans le paquet qu’elle secoue au-dessus de l’évier. Elle prend une grappe de dattes.
Lorsqu’elle retourne au jardin avec son plateau, la grille de l’allée est refermée. La cour est vide. Elle voit la carriole s’éloigner sur la route et, dans un nuage de sable et de poussière, bifurquer au carrefour. De dos, la tache claire de la robe qui ne se retourne pas. Seule la trace des sabots dans le sable du jardin atteste qu’elle n’a pas rêvé cette visite. Demi-lunes qu’au crépuscule le vent revenu commence à effacer.
Ils ont trouvé leur logement avec l’aide du bureau du CICR.
Quand le délégué est arrivé en novembre, tout était organisé, le contrat de location, les clés, une assurance et un semblant d’état des lieux. Des prix adaptés aux expats.
L’habitation n’était pas exactement prête, il avait fallu attendre le 10 janvier pour y entrer.
C’est une construction ocre un peu cubique, située à l’extrémité sud de la ville de Gaza, à un kilomètre du centre. Elle est assez isolée. Il n’y a guère que cinq ou six autres bâtisses, plus ou moins habitées, et ces terrains en friche, qui semblent inanimés, déjà rendus au sable, mais où parfois on parque des chameaux.
Au plafond de la loggia, Muhammad a fixé une balancelle en rotin. De là, on regarde la mer pardessus le muret d’enceinte. La maison, c’est comme si elle avait émergé du sable sous la forme d’un cube et qu’elle s’était durcie naturellement à l’air. Elle est sable, et celui-ci entre par tous les côtés. Il y en a dans les mailles du tapis, sous le tapis, dans les dents, à l’intérieur des fruits dès qu’on les entaille. Il crisse et on le croque autant que du sel.
La maison, c’est une poterie en pisé. Mais à l’allure un peu massive, comme peuvent avoir les châteaux de sable ou les plots. C’est ça que la femme a d’abord dit en arrivant, une poterie. Puis elle a dit, un château de sable.
L’un des murs est pistache, parcouru par une frise blanche meringuée. Il y a comme ça quelques détails originaux, comme ces volets de bois en accordéon et les grilles en fer forgé, très ouvragées, protectrices des fenêtres. On se sent tantôt dans une forteresse miniature, tantôt dans une résidence de nantis. L’élément central reste le drapeau de la Croix-Rouge, hissé sur le toit-terrasse, marqueur des zones de conflits. À lui seul, il transforme l’endroit. La femme est fière du drapeau sur sa maison temporaire.
Au début de leur installation, Muhammad, le propriétaire, vient presque tous les jours les aider. La maison qu’il leur loue « meublée » est pratiquement vide. Un lit, une armoire, une grande table à rallonges, quelques chaises. Les prédécesseurs ont finalement tout repris. La salle de bain est en travaux et sent bon le plâtre. Protégé par une bâche, son carrelage hélas fêlé figure un entrelacs d’oiseaux ornés et de grappes de raisin. Une curieuse fenêtre en losange permet d’apercevoir la Méditerranée. Muhammad s’emploie à organiser plusieurs trajets chez des marchands de Gaza. Il présente le couple européen au tisserand, au potier et au vannier. C’est ainsi que leur logis se remplit peu à peu de mobilier, de tapis, d’objets, de corbeilles et textiles de toutes sortes.
Un jour, il arrive en voiture, accompagné du vieux Hadj. Ce dernier porte un costume de flanelle grise raccommodé avec du beau fil rose qui surgit çà et là des coutures. Ils traversent le terrain. Le vieux monsieur se déplace à l’aide de son long fouet qu’il pique dans le sable. À chaque pas, il marque une brève halte et observe le jardin en terrasses inachevées autour de lui, hochant la tête comme si mille et une idées lui venaient à l’esprit, avec lesquelles il est d’accord. Ses sourcils florissants, hérissés, augmentent son expression étonnée et lui donnent un air sympathique et doux. Il boite, ou alors ce sont ses hanches qui le font claudiquer, et suscite la compassion. Muhammad et lui gravissent les quatre marches du perron et attendent sous la loggia après avoir toqué. Le propriétaire fait la conversation pour deux. Hadj, tu as vu mes beaux murs tout neufs ? Il tape du plat de la main sur la partie de façade repeinte en vert pistache. L’autre, mains jointes sur le ventre, se contente de sourire. Le propriétaire fait deux fois le tour de la maison et toque encore. Les clés il les a dans sa poche, mais il n’oserait pas entrer chez ses locataires sans y être invité, et ce n’est pas le but de l’opération. C’est ainsi qu’ils repartent bredouilles cette fois-là.
C’est un samedi quand ils reviennent. Cette fois, grâce à Dieu, il y a tout le monde. Le propriétaire Muhammad, le vieux Hadj, son âne, le délégué et sa femme.
— Here is Hadj. He is a farmer.
Sans attendre, Muhammad confie à la dame les grands sacs en plastique bleu qu’il tient à la main. Pain pita, olives et pistaches. Elle file à la cuisine chercher de quoi leur offrir à boire. Ils s’installent sous la pergola.
Hadj est venu avec ses deux cadets, Samir et Jad. Les garçons attendent près de la grille qu’on leur fasse signe. Pour qu’ils s’assoient eux aussi, on va chercher une planche derrière la maison et deux briques creuses en béton, il y en a des tas disséminées dans le jardin. La femme rapporte un coussin pour le vieux Hadj, qui n’en veut pas. Sur ces bancs de fortune enfoncés dans le sable, tous les six ont les genoux près du menton, mais semblent satisfaits. La lumière hivernale mordore la vigne nue et non taillée qui s’entortille autour de leur petite communauté improvisée du crépuscule. Ils auraient pu se mettre à l’intérieur, au salon par exemple, mais c’était mieux d’être au cœur du propos : au jardin.
Les deux cadets pouffent, intimidés par la femme qui les regarde. Leur père, le vieux Hadj, les gronde en arabe. La femme du délégué a remarqué qu’elle suscitait l’excitation. Son mari lui jette un coup d’œil. Il sort de sa poche de poitrine un paquet de cigarettes pour tout le monde. Hadj tape sur le dos de la main d’un de ses fils qui s’apprêtait à en prendre une. Le garçon glisse ses mains sous ses fesses. Son frère et lui regardent fumer la femme. Elle fume ses propres cigarettes, tirées d’un petit étui en daim. Elle tire longuement sur le filtre en levant le menton vers la voûte en vigne, puis expire en regardant dans le vague. Les deux garçons ont vu de telles scènes dans des films américains. Sans doute sont-ils impressionnés. Elle feint d’abord de ne se rendre compte de rien, puis écrase sa cigarette avant la fin. De dos, sa robe à col rond en flanelle et son catogan laissent entrevoir une nuque creusée et forte. De face, elle partage avec Samir et Jad les yeux verts des chats abyssins.
Le soir approche. L’apéritif se prolonge par des boîtes de thon, des câpres, des anchois, des fromages frais saupoudrés de zaatar. Le propriétaire boit du thé tiède à sa gourde, qu’il passe aux trois autres adultes.
Le délégué lui demande ce que Hadj prévoit de faire dans le jardin.
— Il va planter des choses, explique Muhammad en anglais.
Le délégué dit qu’ils aimeraient bien des fleurs si possible.
Pendant l’apéritif, les garçons commencent déjà à dégager l’une des terrasses les plus encombrées de détritus de chantier. Ils jouent au foot dans le sable, entre les palmiers, avec un petit ballon mousse.
Les voix sous la treille s’assourdissent. La femme enfile un pull en laine que son mari est allé lui chercher à l’intérieur. Il veut savoir quand Hadj commencera.
— Il ne sait pas, traduit Muhammad.
Cela dépend. Peut-être demain, peut-être la semaine prochaine. Mais il viendra régulièrement, soyez sans crainte. Ils n’ont pas encore été capables de conclure le contrat puisqu’aucun chiffre n’a été articulé. C’est la femme qui pose la question, en frottant ses doigts pour évoquer le thème.
— Combien il demande par heure ou par mois ?
Hadj comprend et secoue la tête.
— Il veut avant tout vous être utile, souligne Muhammad, qui se tourne vers le vieux Hadj pour lui rappeler ce dont ils sont convenus. Il faut oser aborder cette question. Tu as une famille à nourrir, Hadj. Tu as des petits-enfants à vêtir. Tu as une ferme dans un état calamiteux.
C’est le délégué qui vient avec une proposition mensuelle. Les horaires seraient libres et sans contraintes, explique-t-il. Hadj pourrait venir seul ou avec du renfort. Simplement, pour l’amour du ciel, plantez-nous des choses dans ce sable, disent ses yeux.
Le vieux Hadj paraît gêné, mais il accepte la somme offerte. Ce soir-là, sous les premières étoiles de Palestine, pendant que deux gamins jouent au foot dans un jardin de sable, on se serre la main.
La femme sort de sa maison dès qu’elle entend le trot des sabots sur la route. Elle voit arriver la carriole tirée par le petit âne brun. Ils s’arrêtent devant la propriété, près du muret. Elle avance vers l’animal, qui se laisse approcher. Rarement elle a vu un si doux visage. La peau fine, couleur taupe, … »

Extrait
« Elle retourne à la cuisine, se penche sur sa lettre et continue sa phrase. C’est que nous avons un jardin de sable. Son collier de grosses perles en bois lui fait un poids au cou. Du menton, elle joue avec. Elle raffole des kumquats, c’est peut-être pour ça que son collier ressemble à une rangée de ces petits agrumes. Elle s’interrompt une seconde pour se gratter le tibia. La maison aussi est remplie de sable, on s’accoutumera. Un rai de lumière entre dans le champ de la feuille de papier. La femme se décale, puis se lève. Elle se hisse sur la pointe des pieds et tire un casier en rotin poisseux. Elle tend encore le bras et saisir l’anse d’une tasse de camping. Chaque vertèbre affleure sous la blouse fleurie. Sa tignasse gonflée remplit le creux de la nuque. Elle s’énerve à chercher le sucre et le café. Quelque chose la fait sursauter, pivoter, guetter. « Vivian, c’est toi? » Mais il n’y a personne dans son dos. Lui est parti à l’aube. »

À propos de l’auteur
SUBILIA_Anne-Sophie_©Romain_GuelatAnne-Sophie Subilia © Photo Romain Guélat

Suisse et belge, Anne-Sophie Subilia vit à Lausanne où elle née en 1982. Elle a étudié la littérature française et l’histoire à l’Université de Genève. Elle est diplômée de la Haute École des arts de Berne, en écriture littéraire.
Elle écrit pour des ouvrages collectifs et des revues, pour la radio ou encore pour la scène avec Hyperborée, performance inspirée d’une navigation le long des côtes groenlandaises. Poète et romancière, elle est l’auteure de L’Épouse (Zoé, août 2022), abrase (Empreintes, 2021, bourse Pro Helvetia), Neiges intérieures (Zoé, 2020, Zoé poche 2022), Les hôtes (Paulette éditrice, 2018), Qui-vive (Paulette éditrice, 2016), Parti voir les bêtes (Zoé, 2016, Arthaud poche 2018, bourse Leenaards) et Jours d’agrumes (L’Aire, 2013, prix ADELF-AMOPA 2014).

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Quelque chose à te dire

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En deux mots
Elsa Feuillet, jeune romancière, voue un culte à son aînée Béatrice Blandy. Après le décès de la grande écrivaine, son mari lui propose un rendez-vous. Elle va alors se retrouver dans l’appartement de son idole, puis dans ses draps, puis dans son bureau et se sentir investie d’une mission, continuer l’œuvre en suspens.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dans les pas de son idole

L’admiration d’Elsa Feuillet pour l’œuvre de Béatrice Blandy, romancière à succès, va la mener bien au-delà de ses espérances. Et permettre à Carole Fives de nous offrir l’un des grands romans de cette rentrée!

«Elsa Feuillet admirait Béatrice Blandy. C’était une écrivaine dont elle pouvait relire les romans chaque année, sans jamais se lasser. (…) Elle se retrouvait dans chacune de ses pages, dans chacun de ses personnages.» Si la jeune romancière n’a jamais rencontré son aînée, elle est fascinée par son écriture, par le regard qu’elle pose sur le monde. Aussi décide-t-elle de mettre en exergue de son nouveau roman un extrait de l’un de ses livres. Et va jusqu’à penser que ces quelques lignes ne sont pas étrangères à son succès. Mais la conséquence la plus surprenante de ce choix arrive par la poste. Un petit mot signé Thomas Blandy: «Chère Madame,
J’ai lu avec plaisir votre roman, Forum. J’ai été très touché que vous y citiez une phrase de ma femme. Votre livre aurait plu à Béa, à coup sûr. J’ai appris que vous ne viviez pas à Paris, mais contactez-moi lorsque vous y passez, j’aimerais vous rencontrer.»
Une telle invitation ne se refuse pas. Impressionnée puis intriguée, Elsa découvre le luxueux appartement du premier arrondissement où vivait Béatrice, les toiles de maître – jusqu’à un Picasso accroché dans la cuisine – qui décorent l’endroit et l’attention que lui porte Thomas. Très vite ce rendez-vous va devenir un rituel. Chaque fois qu’elle se rend à Paris, au lieu de loger chez son amie artiste, elle retrouve Thomas. Quand ce dernier l’embrasse, elle le laisse faire, curieuse de découvrir comment le mari d’Elsa – de vingt ans son aîné – fait l’amour. Une intimité qui va aussi lui permettre d’entrer dans le saint des saints, le bureau aménagé par Béatrice où elle écrivait et où elle rassemblait ses notes et sa documentation. En entendant son éditrice affirmer qu’elle travaillait sur son prochain livre avant de mourir, Elsa se persuade que sa mission était désormais de «mettre la main sur ce joyau de la littérature contemporaine».
Après avoir exploré le statut de l’artiste dans son précédent roman, Térébenthine, Carole Fives s’attaque à celui de l’écrivain, un milieu qu’elle a désormais apprivoisé et dont elle connaît fort bien les chausse-trapes et les lois du marché: « un titre ne se vend bien que si l’auteur est capable d’en assurer la promotion dans les médias, on préfère des auteurs toujours plus jeunes, toujours plus beaux et sûrs d’eux-mêmes, sortant si possible d’une grande école. La littérature est à l’opposé, et se présente le plus souvent sous la figure d’un jeune homme bien coiffé et diplômé de Normale Sup, rodé pour répondre du tac au tac à n’importe quelle question en prime time». Mais bien plus qu’un roman à charge, c’est d’abord un roman qui rend hommage au livre et à la lecture, qui puise dans Daphné du Maurier comme dans Nathalie Sarraute, qui prouve combien Jules Renard a raison d’affirmer que quand il pense à tous les livres qu’il lui reste à lire, il a la certitude d’être encore heureux.
Bien entendu, je ne dirai rien de l’épilogue, si ce n’est que pour souligner qu’il est digne des meilleurs thrillers. Du grand art !
Ayant eu le nez creux ces dernières années en ce qui concerne les Prix littéraires, je prends le risque d’affirmer que les jurys ne seront pas insensibles à ce texte, le meilleur de Carole Fives. Courez vite chez votre libraire !

Quelque chose à te dire
Carole Fives
Éditions Gallimard
Roman
170 p., 18 €
EAN 9782072989780
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris ainsi qu’à Lyon. On y évoque aussi un voyage jusqu’à la presqu’île de Giens.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elsa Feuillet, jeune écrivaine, admire l’œuvre de la grande Béatrice Blandy, disparue prématurément. Cette femme dont elle a lu tous les livres incarnait la réussite, le prestige et l’aisance sociale qui lui font défaut. Lorsque Elsa rencontre le veuf de Béatrice Blandy, une idylle se noue. Fascinée, elle va peu à peu se glisser dans la vie de sa romancière fétiche, et explorer son somptueux appartement parisien — à commencer par le bureau, qui lui est interdit…
Jeu de miroirs ou jeu de dupes ? Carole Fives signe avec Quelque chose à te dire un thriller troublant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Elsa Feuillet admirait Béatrice Blandy. C’était une écrivaine dont elle pouvait relire les romans chaque année, sans jamais se lasser. Plus que l’histoire, car il n’y avait pas vraiment d’histoire dans ses livres, ce qu’elle aimait, c’était l’écriture, incisive, le regard qu’elle posait sur le monde. Elsa Feuillet se retrouvait dans chacune de ses pages, dans chacun de ses personnages. Elle était cette femme qui prend un inconnu en stop la nuit, cette autre qui prépare un dîner pour un amant qui n’arrive jamais ou cette autre encore (était-ce la même ou était-elle à chaque fois différente ?) qui se balade dans le métro avec du sang sur les mains. Lire Béatrice Blandy donnait à Elsa Feuillet l’impression de mieux se comprendre elle-même, c’était une petite voix qui l’entraînait et lui disait, « regarde les choses sous cet angle et vois comme la vie est différente ainsi, plus intense, plus vraie… ».
Elsa Feuillet n’avait jamais cherché à rencontrer Béatrice Blandy. La lecture de ses ouvrages lui suffisait. Il lui semblait que dans leurs livres, les écrivains mettaient le meilleur d’eux-mêmes, pourquoi ensuite aller en librairie ou dans un salon du livre pour les voir en chair et en os ? Quel intérêt de savoir s’ils rédigeaient au stylo Montblanc ou à la plume d’oie, jusque tard dans la nuit ou dès potron-minet ? Puis Elsa Feuillet écrivait elle-même, elle avait publié quelques romans et une sorte de pudeur la retenait d’envoyer un courrier enflammé aux autrices qu’elle aimait. Bien sûr, il leur arrivait parfois de se croiser, entre écrivains, dans un salon, un festival, alors là oui, si elle avait aperçu Béatrice Blandy, elle serait certainement allée la voir, elle lui aurait dit quelque chose comme, « j’adore vos livres ». Ç’aurait été bref, juste deux ou trois mots, elle aurait trouvé le courage. Mais l’occasion ne s’était jamais présentée. Et puis elle avait appris la nouvelle sur internet, Béatrice Blandy était morte. Un cancer foudroyant, elle était partie en quelques semaines à peine. Les hommages avaient plu sur les réseaux sociaux et dans les journaux, c’était une femme de lettres qui avait reçu des prix prestigieux, elle vivait à Paris, connue et reconnue par le milieu, tout le gotha littéraire était sous le choc. Elsa Feuillet aussi. Elle ne vivait pas à Paris mais les jours qui suivirent sa mort, elle était triste. Il n’y aurait donc plus de roman de la grande écrivaine ? Plus rien ? Elle n’était pas la seule à l’admirer, quelques mois plus tard, plusieurs livres et documentaires lui furent consacrés, chacun tenait à témoigner de l’influence que Béatrice Blandy avait eue dans sa vie, dans son travail, chacun voulait lui rendre hommage à sa façon, un film, une chanson, un roman… À elle, Elsa Feuillet, lui restaient ses livres, elle pourrait toujours les lire, les relire. Son œuvre infuserait lentement dans la sienne, c’était en quelque sorte son héritage.
Béatrice Blandy avait peu écrit, cinq romans seulement en trente ans, soit un tous les six ans. Elle n’était pas de ces auteurs omniprésents à chaque rentrée littéraire, qui tiennent le crachoir coûte que coûte et monopolisent les plateaux télévisés, non, elle expliquait dans les interviews que l’écriture répondait chez elle à une sorte d’urgence, sans laquelle il lui était impossible de se mettre au travail. C’étaient des romans assez courts, à peine cent pages à chaque fois, des textes fulgurants, forts, et Elsa aimait aussi cette brièveté, cette manière de ne pas s’étaler. C’était, lui semblait-il, une sorte de politesse, une façon de ne pas trop occuper le terrain, de laisser de la place aux autres, et cette place près de Béatrice Blandy, elle la prenait chaque fois qu’elle relisait un de ses cinq livres. C’était comme un dialogue entre elles, toujours aussi saisissant, aussi passionnant, un voyage dont elle ressortait à chaque fois différente. Elsa se sentait comme une dette envers Béatrice Blandy, elle lui avait transmis tant de beauté et maintenant elle n’était plus là, elle n’avait rien pu lui dire, c’était dommage. Elle aurait préféré la rencontrer finalement, lui faire savoir à quel point ses textes avaient changé sa vie. C’étaient eux qui lui avaient donné la force d’envoyer ses écrits à des maisons d’édition. De continuer, malgré les refus, et de publier, d’abord des nouvelles, puis de brefs romans, sur le modèle de ceux de Béatrice Blandy.

Au moment de rendre son nouveau manuscrit à son éditeur, Elsa eut envie de le lui dédier, « À Béatrice Blandy, trop tôt disparue ». Non, c’était ridicule. Excessif. Qui était-elle pour parler ainsi de sa mort ? Il valait mieux une évocation plus discrète, une citation par exemple, voilà, une phrase de Béatrice Blandy en exergue de l’ouvrage, une façon de lui rendre hommage sans en faire des tonnes.
Elle relut les cinq romans de Béatrice Blandy, stabilo à la main, à la recherche d’une phrase, une seule, qui résumerait ce qu’elle aimait tellement dans ses livres. L’exercice était plus complexe qu’il n’y paraissait. Béatrice Blandy n’était pas une écrivaine à petites phrases. Dès qu’on les isolait de leur contexte, les phrases de Béatrice Blandy perdaient de leur force, se révélaient simplement banales. C’était le texte dans sa totalité qui leur donnait du sens, qui les rendait si justes. Bien sûr, Béatrice Blandy n’était pas poète, elle était romancière, comment Elsa ne s’en était-elle pas rendu compte plus tôt ?
À force de chercher, elle finit par trouver un passage qu’elle pourrait mettre en exergue, sans ridicule, ni pour elle-même ni pour Béatrice Blandy.
Le texte d’Elsa fut accepté par son éditeur et, après quelques corrections, publié au printemps sous le titre Forum. La narratrice de ce roman était mère célibataire et consultait régulièrement les forums de parentalité. Sur ces sites, les parents répondaient à des questions aussi variées que « A-t-on le temps de faire un jogging pendant la sieste de bébé ? » ou tout aussi bien, « Comment faire des économies quand on élève seule un enfant ? ». De plus, et c’était le cœur du roman, la mère célibataire faisait des fugues la nuit. Pas pour aller faire un jogging, mais juste pour prendre l’air, sortir, décompresser. Tout cela n’avait rien à voir ni de près ni de loin avec les romans de Béatrice Blandy, d’ailleurs les siens ne parlaient jamais d’enfants, pour la bonne raison, expliquait-elle dans un entretien sur France Culture, qu’elle n’en avait jamais voulu. Elle était écrivaine, insistait-elle, elle avait d’autres livres à fouetter. Elsa l’admirait d’autant plus qu’elle n’avait pas su elle-même résister aux injonctions de maternité, encore très fortes en province, où elle vivait.
Forum reçut un très bon accueil, et même si les mères célibataires n’eurent pas vraiment le temps de le lire, il lui permit d’élargir son lectorat, principalement des parents qui lui envoyaient des messages sur Facebook, expliquant que même en couple, ils vivaient des situations très proches, et ressentaient profondément le besoin d’évasion de la narratrice. Elsa fut pour la première fois invitée à des festivals, et le livre reçut même plusieurs propositions de traductions. Elle était intimement convaincue que la petite phrase de Béatrice Blandy, placée en exergue du livre, lui portait chance, qu’elle agissait tel un talisman, et que son autrice favorite, quelque part, veillait sur elle.
C’est à cette période-là qu’Elsa reçut une lettre, transmise par sa maison d’édition avec quelques semaines de retard.

Paris, le 23 mai
Chère Madame,
J’ai lu avec plaisir votre roman, Forum. J’ai été très touché que vous y citiez une phrase de ma femme. Votre livre aurait plu à Béa, à coup sûr. J’ai appris que vous ne viviez pas à Paris, mais contactez-moi lorsque vous y passez, j’aimerais vous rencontrer. Je vous joins ma carte, avec mon numéro,
Thomas Blandy »

Extraits
« Vue de Lyon, la vie parisienne avec Thomas paraissait excitante, aventureuse, pleine de rires, de rencontres, de sorties. C’était Paris la liberté contre Lyon l’endormie. Paris la fête contre Lyon la défaite. Ici, elle s’ennuyait et n’avait qu’une hâte, que la semaine prenne fin et qu’elle puisse enfin filer par le premier TGV et retrouver sa liberté. » p. 91

« Qu’importe les personnes réelles derrière une œuvre, l’essentiel était l’œuvre elle-même. Notre époque survalorisait la figure de l’artiste aux dépens de l’œuvre, un titre ne se vendait bien que si l’auteur était capable d’en assurer la promotion dans les médias, on préférait des auteurs toujours plus jeunes, toujours plus beaux et sûrs d’eux-mêmes, sortant si possible d’une grande école. La littérature était à l’opposé, et, si elle se présentait le plus souvent sous la figure d’un jeune homme bien coiffé et diplômé de Normale Sup, rodé pour répondre du tac au tac à n’importe quelle question en prime time, Elsa sentait qu’elle était loin, ailleurs. » p. 123

À propos de l’auteur
FIVES_Carole_©Francesca_MantovaniCarole Fives © Photo Francesca Mantovani

Carole Fives est romancière, nouvelliste et essayiste. Elle a notamment publié Une femme au téléphone, Tenir jusqu’à l’aube et Térébenthine. Quelque chose à te dire est son sixième roman.

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Le pays aux longs nuages

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En deux mots
Les hasards de l’existence vont se faire croiser Acia et Kamar. La première a perdu son emploi à Naples, la seconde fuit la Syrie en guerre. Elles vont se retrouver dans un petit village et apprendre à se connaître autour d’un patrimoine commun, leurs talents culinaires.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les recettes de plusieurs vies

Dans son nouveau roman plein de saveurs, Christine Féret-Fleury imagine la rencontre entre deux femmes qui espèrent conjurer un sort qui leur est défavorable et se construire un avenir plus serein avec l’aide de leur patrimoine culinaire.

Acia erre dans les rues de Naples sans vraiment savoir de quoi sera fait son lendemain. Elle a perdu son emploi dans le restaurant qui l’hébergeait également et ne dispose que d’un petit pécule pour voir venir des jours meilleurs, d’une vieille Fiat et un chat trouvé qui va devenir son compagnon d’infortune. Et si la misère est moins pénible au soleil, elle n’en demeure pas moins un lourd boulet à traîner.
À des milliers de kilomètres de là, Kamar fuit sa Syrie natale. Après avoir perdu Assâad, son mari, tué par la guerre fratricide qui a embrasé le pays, elle s’est résignée à prendre la route avec sa fille Hana, sans toutefois pouvoir préjuger des difficultés rencontrées le long de ce chemin vers l’exil. Après avoir laissé une grande partie de sa fortune aux passeurs et avoir été entassée dans une embarcation de fortune, elle va voir son périple stoppé net par une patrouille qui intercepte les migrants et les mène dans un camp de rétention avant de décider de leur sort.
Pour tenir, elle s’attache à l’espoir d’offrir un avenir à Hana et s’accroche à cette cuillère en bois sculptée par son grand-père, symbole de l’héritage familial également fait de valeurs et de…saveurs qui ont accompagné l’enfance de Kamal et des recettes de cuisine de sa grand-mère qu’elle récite comme une incantation : «Dans un grand bol, tu mélangeras l’oignon, le bourghol et le sel, l’eau et la viande, et tu travailleras le tout jusqu’à ce que tu obtiennes une pâte souple, n’oublie pas de mouiller tes mains, ma fille.»
Un patrimoine culinaire qui va constituer le lien entre Acia et Kamar qui, vous l’aurez compris, vont finir par se retrouver après leur errance respective dans un petit village près d’Assise joliment baptisé Palazzo. C’est là que vit Nebbe, dans une Osteria qui tombe en ruine.
En vous laissant découvrir par quel subtil jeu de piste elles ont atterri dans la campagne de l’Ombrie, j’aimerais souligner combien l’écriture de Christine Féret-Fleury est riche d’odeurs, de couleurs, de saveurs, en communion avec le savoir-faire de ces trois femmes qui n’auraient, à priori, jamais dû se rencontrer. Sensible et sensuelle, cette écriture accompagne trois destins que la vie n’a pas épargnés. Les amateurs de cuisine italienne et orientale y trouveront aussi quelques délicieuses recettes, même si la plus importante d’entre elle est bien la recette pour conduire son existence, comme un doux soleil au bout du tunnel.

Le pays aux longs nuages
Christine Féret-Fleury
Éditions Marabout – La Belle Étoile
Roman
384 p., 19,90 €
EAN 9782501157643
Paru le 30/03/2022

Où?
Le roman est situé en Italie, d’abord à Naples puis dans le petit village de Palazzo près d’Assise en Ombrie. On y évoque aussi la Syrie et la Turquie, notamment Izmir.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Les petites joies ne font pas de bruit, elles ne s’annoncent pas à grand fracas de cuivres comme les réussites éclatantes, mais elles sont là, blotties dans les interstices, entre deux échecs […]. Si discrètes qu’il faut les débusquer, les prendre contre soi, les protéger du vent. Si fugaces qu’elles ne laissent dans la mémoire qu’une ombre de douceur. Mais c’est avec ces douceurs-là qu’on réussit à survivre.»
En Italie, Acia se retrouve sans projet ni attache lorsque le patron de l’osteria où elle travaille disparaît avec l’argent de la caisse. Le hasard, et la compagnie despotique mais amicale d’un chat des rues napolitaines, la mènent jusqu’à un banc sur lequel elle découvre un livre de cuisine.
À l’intérieur, le nom d’un village: Palazzo. Acia y voit un signe et décide de se laisser guider une fois encore par le destin capricieux qui semble gouverner sa vie. Peut-être doit-elle rapporter ce livre à sa propriétaire ?
À quelques milliers de kilomètres de là, à Izmir, Kamar est sur le point d’embarquer avec sa fille sur un canot de fortune. Pour fuir les bombardements, la mort, la guerre qui ravage la Syrie… Elle n’emporte avec elle qu’un peu d’argent, le souvenir de son mari et, avec une cuillère en bois sculpté léguée par sa grand-mère, les effluves épicés des mets de son pays.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« 1
Kamar
En premier, c’était le bruit – ce bruit. Nous étions partis depuis des heures, la nuit était tombée, impossible de compter. Et ils m’avaient pris mon téléphone dès le début, parce que le prix du passage avait augmenté, une femme seule avec une gamine, c’est dangereux, plus cher, ils insistaient. J’ai protesté, vous étiez d’accord, mon oncle vous a payés… Ils ont simplement ri, une main s’est tendue vers les cheveux de ma fille, une autre vers moi, je les ai repoussées et je leur ai donné ce qu’ils exigeaient. Je n’avais pas le choix.
Depuis que les fourgonnettes s’étaient arrêtées devant nous en projetant sur nos chevilles une giclée de poussière, j’avais peur. Les chauffeurs ne sont même pas descendus, une main a donné une claque sèche sur la portière ; mon oncle s’est avancé pour ouvrir la porte du véhicule le plus proche. Il m’a fait signe de monter. Je l’ai regardé. Le blanc de ses yeux était strié de veinules rouges, le bord de ses paupières tout fripé, comme desséché de l’intérieur. Un morceau de tissu brûlé autour de son regard triste. Je me suis détestée de m’accrocher à ça ; il y a tant de façons de dire adieu, celle-là était la pire, rester muette, mon enfant serrée contre moi, ne pas trouver une seule larme à lui offrir, pas un mot, même pas un semblant de sourire.
Il s’est baissé, a soulevé Hana – les toutes dernières secondes, je n’ai pas pu les retenir, elles se sont dissoutes dans le rugissement des moteurs. J’ai peut-être posé le front sur la toile rêche de sa veste, respiré une dernière fois son odeur de vinaigre et de cumin, l’odeur de ma cuisine et de celle de ma tante ; j’ai peut-être trouvé là, dans ce souvenir des jours heureux, de quoi mouiller mes yeux.
Ça n’a pas duré. Pour pleurer, il faut en avoir le temps, il faut être seul et laisser le chagrin venir. Et du temps, je n’en avais pas. Pour Hana, je devais me durcir, comme la lame d’un couteau, capable de percer et trancher, de nous ouvrir une voie. Vers quoi ? Je n’arrivais même pas à l’imaginer. Un abri où respirer, écarter la peur.
Et pleurer, oui, comme ce serait bon, alors, de pleurer.

Nous étions nombreux dans la fourgonnette, plusieurs familles, un bébé criait, la femme qui le tenait lui donnait à téter un coin de tissu mouillé. Trempé dans de l’eau sucrée, peut-être. Elle n’était pas sa mère, cela se voyait. Je n’ai pas osé demander ce que celle-ci était devenue, tant de choses avaient pu se produire, tant de drames, chacun gardait le sien bien plié sous ses vêtements et se taisait. L’enfant, lui aussi, a fini par se taire, hoquetant à petits sanglots épuisés. Il apprenait. À rester silencieux, à se faire petit. Un peu de jour filtrait encore par les trous de la bâche, je voyais les têtes, en face de moi, osciller en cadence, oui, signifiaient-elles, oui, je suis d’accord. Faites de moi ce que vous voulez, vous aurez tout, mon argent, mes prières, ma reconnaissance. Je ne sentirai rien, ni la soif, ni la faim, ni la saleté lentement cristallisée sur ma peau, accumulée entre mes orteils et sous mes ongles. Je ne crierai pas. Mon corps évidé ne demandera plus à se soulager. Mes yeux se fixeront sur le néant, ouverts et aveugles.
J’obéirai.

À mesure que les kilomètres défilaient, ma langue gonflait dans ma bouche, couverte de cette poussière salée jaillie du sol piétiné. Je ne voulais pas boire, pas encore, je gardais l’eau de la petite gourde donnée par ma tante pour Hana, quand elle se réveillerait. De l’eau du puits dans laquelle elle avait plongé une de ses dernières feuilles de menthe séchée, conservée dans un sachet de gaze à l’abri des insectes. « La menthe, m’avait-elle chuchoté bien des fois, est l’amie de la cuisinière. Quand je prépare un repas spécial, je frotte la table avec de la menthe. Son parfum éveille l’appétit, elle fait le ventre léger et la conversation agréable. Garde toujours de la menthe sur toi, kbida. »
Une seule feuille. Je ferais boire ma fille, et ensuite je m’accorderais une gorgée, une merveilleuse gorgée. La maison que je venais de quitter y serait contenue tout entière, la maison d’avant, avec son jardin et sa cour ombragée, ses chambres fraîches, son dallage poli, doux aux pieds comme la caresse d’une paume enduite d’huile de nigelle. La maison délivrée de ses gravats et des bâches qui remplaçaient une partie du toit, celui qui avait été touché par une bombe quelques semaines plus tôt.
La maison.
Il ne fallait peut-être pas boire cette eau. La moindre goutte suffirait à faire vaciller ma résolution. Je me voyais serrer Hana contre moi, me lever, enjamber les corps affaissés et sauter de la camionnette, je me voyais courir sur la route poudreuse, mon voile flottant derrière moi. Je nous voyais aussi couchées derrière un talus, mortes. Tant d’autres n’étaient pas allés jusqu’au bout du voyage. Les passeurs n’attendaient personne, et ils n’avaient aucune pitié. Nous le savions tous, même si nous faisions semblant de l’ignorer. Même si les rares phrases qui circulaient exprimaient un optimisme forcé : tout irait bien. La traversée serait courte. Nous serions bien accueillis. Ceux qui ont envie de travailler trouvent toujours un emploi, un toit, un coin de terre. Mon père le disait souvent, et il savait de quoi il parlait, mon père, il n’avait pas pris un jour de repos de toute sa vie. La mort l’avait saisi au coin de son champ, une pierre dans chaque main. En tombant, il ne les avait pas lâchées. Il ne voulait pas, probablement, qu’elles s’enfouissent à nouveau, gâchant une minute de dur labeur.
Les mères ne cessent de prier pour leurs enfants, et qu’importe le dieu auquel elles s’adressent, qu’importe même si elles implorent un ciel vide. Pendant des mois, j’ai prié, le cœur dévasté, pour que ma fille me soit enlevée, qu’elle vive en paix loin de moi, de ce pays ravagé. J’ai prié aussi pour ne jamais la quitter du regard, pour mourir avec elle s’il le fallait, avant elle, pour ne jamais voir couler son sang. Aujourd’hui, je veux seulement qu’elle ne sente pas le froid de la nuit. Quand les véhicules ont stoppé, je l’ai enveloppée dans une chemise de son cousin, trop grande, j’ai noué les manches autour de sa taille, soufflé dans le col qui bâillait, elle serait réchauffée, habillée de mon haleine. Je ne pouvais pas lui donner plus.

Mes pieds ont repris contact avec le sol. J’ai cru qu’il pleuvait, mais la bruine qui humectait mon visage avait un goût salé. Machinalement, j’ai léché mes lèvres. Pas de quoi apaiser ma soif, surtout avec le sel, juste de quoi imaginer que le renflement de ma chair était comestible, tendre et saisi à point, que je pouvais y mordre pour me réconforter. Depuis combien de temps n’avais-je pas préparé et savouré un vrai repas ?
Quelqu’un a crié un ordre, et nous avons commencé à marcher dans l’obscurité, vers cette rumeur grandissante, rythmée. Je savais que c’était la mer mais aucune image ne me venait, je ne l’avais vue qu’une fois, elle était bleue, luisante et docile, et venait lécher mes pieds nus comme un chat familier. Nous avions pique-niqué sur la plage, les enfants couraient, tête levée vers un cerf-volant dont les rubans frissonnaient et claquaient. Cette nuit, c’était un monstre qui bramait sa faim, il nous attendait, la gueule ouverte, prêt à nous avaler. Les genoux d’Hana pressaient ma taille, elle respirait dans mon cou, je sentais son souffle. Elle se faisait légère, et pourtant j’avais l’impression de porter sur mon dos tout ce que je venais de quitter et tout ce qui avait déjà disparu, les visages aimés, les voix, les pièces pleines des objets accumulés au cours des années, le coussin sur lequel je couchais ma fille quand je l’allaitais, le collier hérité de ma mère et son cahier de recettes, les tasses dont il ne restait plus que des tessons, le vase en verre qui avait volé en éclats au premier souffle des bombardements, j’en avais ramassé un éclat, j’aimais tellement ce bleu, et je l’avais gardé, rangé au fond de mon sac à dos, sans savoir pourquoi.
Peut-être serais-je obligée de le jeter dans les vagues pour que le monstre accepte de nous laisser vivre. Mais c’était une idée d’enfant, une idée d’avant, quand le fil des légendes brillait encore dans la trame de notre vie.
Qui s’était déchirée. Et qui ne pourrait jamais être réparée.

2
Acia
Depuis longtemps – des années –, je parle et je pense en italien. Parfois, je rêve encore en français. Ces rêves ressemblent à des citernes ouvertes au ras du sol que je pourrais franchir d’un bond, mais le vide m’attire et je chute, inéluctablement. Tout au fond, un visage à peine formé affleure à la surface de l’eau noire. Je ne l’ai jamais vu, je ne lui ai pas donné de nom, et pourtant je le reconnais. Il émerge peu à peu et se presse contre le mien jusqu’à ce que je hurle de terreur.
Il sait où me trouver. Nuit après nuit.
Ce soir-là, je n’étais pas la proie d’un cauchemar. Bien trop occupée par une pensée étouffante comme la menace d’un orage d’été et aussi impossible à ignorer qu’un bâillon de tissu humide : Je ne sais pas où aller.
Assise sur les marches du perron de ce qui avait été, durant trop peu de temps, mon restaurant, je pleurais en regardant la pancarte qu’un agent immobilier avait fixée l’après-midi même au rideau de fer baissé sur la porte d’entrée : Chiuso. Vendesi. Tout était à vendre, sauf moi. J’étais trempée, mais incapable de bouger. Les larmes et les violentes averses qui s’étaient abattues sur Naples depuis midi avaient lavé mon visage de toute trace de maquillage, de ce mascara que j’appliquais chaque jour juste avant le premier service, depuis que le patron m’avait balancé que je n’étais pas assez féminine et que la clientèle regardait parfois autre chose que son assiette, à défaut de bonne humeur il faut de la présentation, tu vois ce que je veux dire, Acia ? J’avais failli lui jeter l’assiette à la figure – assiette que je tenais en équilibre sur ma paume gauche, des linguine alle vongole avec quelques pousses de roquette (une hérésie) et une ridicule tomate cerise pour décorer le tout.
J’aurais dû le faire. Si j’avais osé, le moment aurait été bien choisi pour revivre la scène, apprécier l’ondulation des longues lanières enveloppées d’huile et de persil sur le crâne chauve du tyran, revoir les palourdes glisser jusqu’à ses oreilles et s’y suspendre une seconde, comme des joyaux ou des excréments, et un tout petit morceau de piment oiseau s’immobiliser sur l’arête de son nez. Pas de safran dans cette version du plat, ni d’arselle, il détestait les Sardes, ce connard.
Mais c’était quand même un bon cuisinier.
Il était parti trois semaines plus tôt avec la caisse et un joli tableau représentant une rue de Pompéi, un lavis aux couleurs passées dont il était persuadé qu’il datait du début du XIXe siècle. Je l’entendais encore fanfaronner devant les clients, une bouteille de limoncino dans une main, avec de grands gestes en direction de l’œuvre d’art, qui trônait au-dessus du comptoir des desserts. Ruines et couronnes de chantilly, douce pierre ocrée et cassata glacée au sucre.
— Mon pauvre ami, s’était agacé, un soir, un Français en tenue faussement décontractée – du polo aux bottines Giuseppe Zanotti usées juste ce qu’il fallait –, vous n’avez aucune idée du marché de l’art. Le XIXe ne vaut plus rien. Plus rien, je vous dis. Un Delbeke, un Massé, vous vendez ça quoi ? Trois mille euros, une misère. Je ne vous parle même pas des grands tableaux, personne n’en veut. Alors votre pochade…
Il avait haussé les épaules et étalé de la purée d’anchois sur son crostino. Ses lèvres brillaient, une traînée brunâtre maculait son menton. J’avais détourné la tête, écœurée. Et j’avais filé à la cuisine, où je me sentais toujours mieux que dans la salle. Servir, je n’ai rien contre, mais j’ai toujours préféré découper un carré d’agneau ou préparer une brunoise.
Au Pulcinella, je n’avais pas le droit d’approcher le piano flambant neuf, ni même les plans de travail récurés trois fois par jour. J’avais été embauchée pour porter les plats, point, et Fabrizio, mon patron, ne ratait pas une occasion de me le rappeler. Alors je profitais de chaque moment où il était occupé à parader entre les tables pour passer la porte battante et me remplir les oreilles et le nez des cris, des chants, des odeurs du coup de feu. Je fermais les yeux pour savourer le staccato du tranchoir, les grésillements des encornets qui valsaient dans la poêle avec les oignons à peine blondis, le chant adouci de la pulpe de tomates fraîches mijotant avec du vin blanc et de l’ail ; je humais, reconnaissant ici l’odeur acidulée d’un zeste d’orange, là le bouquet plus fade d’un tronçon d’anguille juste sorti du four, ailleurs le parfum puissant, maritime, des couteaux qui s’ouvraient sur un feu vif et livraient leur suc iodé.
Et puis la porte battait, Fabrizio surgissait, me bousculait… Une table était à refaire, pane e coperto ! La huit attendait son dessert, le couple de Belges sa bouteille de barolo, et qu’est-ce que je fichais là, à sourire aux anges ?
— Tanto va la gatta al lardo che ci lascia lo zampino !
Je m’en moquais. J’avais grappillé quelques secondes de délices, quelques précieuses secondes qui me donnaient le courage de supporter tout le reste : ma chambre aménagée dans une ancienne remise à vélos et donnant sur l’arrière-cour (sur les poubelles, en fait), les remarques machistes du patron, les exigences des clients, les maladresses de Dragomir, le garçon de salle, la chaleur oppressante de la petite salle et de sa terrasse couverte, en tôle ondulée, sur laquelle on avait entassé des canisses pour cacher la misère, comme disait autrefois ma grand-mère, passée experte dans l’art du camouflage en tout genre. Robes retournées, chaussettes raccommodées, pulls détricotés et transformés en moufles et bonnets. Chemises, chiffons, torchons, bandes pour rallonger une jupe ou élargir un corsage. Toute mon enfance gaspillée à découper, retailler, rafistoler. Et pour les sentiments, c’était la même chose. On les estimait à leur juste degré d’usure, on les rognait pour en ôter la partie pourrie, avec ce fatalisme propre aux démunis qui ne pensent pas mériter plus qu’ils n’ont réussi à arracher au destin, à force de patience et d’endurance, à force de ruse et de cette habileté tendre qui redonne du lustre aux objets de rebut, à tout ce que les autres, les nantis, les heureux, laissent au bord de la route.
On m’a appris ça. Très tôt. J’ai toujours fait avec. Il fallait garder le sourire aux lèvres et l’œil aux aguets, car les petites joies ne font pas de bruit, elles ne s’annoncent pas à grand fracas de cuivres comme les réussites éclatantes, mais elles sont là, blotties dans les interstices, entre deux échecs, une rupture et un licenciement, une humiliation et une gifle, au revers de la vie, en quelque sorte. Si discrètes qu’il faut les débusquer, les prendre contre soi, les protéger du vent. Si fugaces qu’elles ne laissent dans la mémoire qu’une ombre de douceur. Mais c’est avec ces douceurs-là qu’on réussit à survivre.

Après le départ de Fabrizio, j’ai connu trois semaines de douceur. Trois semaines à mener ma barque comme je l’entendais. Je me suis mise aux fourneaux, j’ai changé la carte, acheté un tablier flambant neuf à Dragomir, qui ne s’est pas trop fait prier pour m’offrir en échange la moitié de son lit. Il bégayait parfois, mais il n’avait pas le menton trop râpeux le matin, il buvait modérément et ne ronflait pas. Et j’aimais bien son dos.
J’ai espéré, vraiment espéré, que ça durerait. J’aurais pu prendre la gérance du restaurant, j’en étais capable et j’en mourais d’envie. Mais mon désir ne pesait pas lourd face aux propositions des promoteurs qui guignaient l’établissement, un emplacement en or, pas loin du port mais à l’écart de la foule, pour y construire un immeuble de cinq étages avec toit-terrasse.

J’avais tellement pleuré que je ne voyais plus rien. Rien que les pavés noircis par la pluie, les affiches déchirées sur le mur de l’autre côté de la rue, la terrasse vide avec ses chaises pointant leurs pieds en l’air, et les tables sans nappe, et l’ardoise du dernier soir où s’effaçait l’ultime menu élaboré par mes soins – on ne pouvait déjà plus lire qu’une partie du choix de desserts, sfogliatella riccia, torta caprese, gelati.
Sous mon coude gauche, le gros sac de sport qui m’accompagnait depuis quelques années déjà et contenait tout ce que je possédais, ou presque. Le bilan était plutôt désolant : trente-sept ans, seule et au chômage, sans même la clé d’une chambre dont j’aurais pu dire « c’est chez moi ». Même Dragomir était parti. Ciao, bella. Il n’avait jamais été très doué pour les discours, mais là, il avait battu son record.
Où étaient-elles, les grandes et même les petites joies, ce soir ?
C’est alors qu’une fourrure mouillée a frôlé mes mollets nus et qu’un miaulement a couvert le tambourin obstiné de la pluie.
— Salut, toi.
J’avais une voix de vieille fumeuse. Une nouvelle larme a coulé sur mon nez. Ou une nouvelle goutte de pluie. Il y a des moments où la météo et la détresse se confondent si bien qu’on ne sait plus sur quoi on flotte, au sens propre – ou presque.
Le chat s’est installé sur la marche supérieure pour faire sa toilette. Son poil roux, hérissé, et une oreille mutilée lui donnaient un air bagarreur. Un chat des bas quartiers, expert dans l’art de fouiller les poubelles et de défendre son territoire contre les autres matous. Un chat qui en avait vu des vertes et des pas mûres, qui avait sorti ses griffes quand il le fallait et encaissé les coups. Et pourtant il trônait sur la pierre lézardée comme si celle-ci avait été le socle d’une statue antique. Les yeux mi-clos, il léchait sa patte, puis la promenait avec soin sur son museau, sur sa tête et même sur son oreille fendue. Je me souvenais vaguement d’un conte où la pluie avait cessé de tomber sur la campagne parce qu’un chat vexé avait décidé de ne plus jamais passer sa patte par-dessus son oreille. Jusqu’à ce que les fermiers, affolés par la sécheresse persistante et la perte de leurs récoltes, lui fassent les excuses appropriées, il s’était obstiné.
Il n’y a pas plus obstiné qu’un chat.
— Tu pourrais t’arrêter, maintenant, lui ai-je fait remarquer. Il a plu toute la journée.
Qui m’avait raconté cette histoire ? Je ne savais plus. Ma mère, avant qu’elle prenne le large pour de bon, dans une bulle irisée et lointaine ? Entre moi et cette lumière, des couches et des couches de mois interminables semblables à des épaisseurs de feutre jetées l’une sur l’autre, où le gris dominait même si quelques fils brillants s’y trouvaient pris. Bien sûr, il y avait eu des couleurs dans tout ça, des flambées, des matins de soleil, une ou deux siestes amoureuses… mais peu à peu le gris avait pris le dessus. Je sentais que cette crasse pelucheuse était montée à l’assaut de mon corps, l’avait recouvert et terni, et que plus personne ne voyait qui se cachait derrière. Fabrizio et d’autres s’étaient chargés de me le faire comprendre : j’étais un thon, une grande gueule, une mal baisée, pour faire court et brutal, deux adjectifs qui caractérisaient assez bien les hommes du genre de Fabrizio.
Le chat avait fini sa toilette. Dans la rue, tout était tranquille. Quelques heures encore et la ville s’animerait à nouveau, les véhicules reprenant leur circulation anarchique dans un concert d’avertisseurs et d’injures, les fumées des pots d’échappement montant devant les façades jaune d’œuf ou vert olive. Les enfants se remettraient à courir et à crier, ils respireraient à pleins poumons la brise de mer et les effluves nauséabonds des moteurs avec le même délice ou la même indifférence. À l’horizon passeraient les paquebots blancs, les goélands empliraient le ciel de leurs cris rauques avant de s’abattre sur les décharges pour y festoyer.
Et je devrais me lever et partir. Il n’y avait rien à attendre ici, ni personne. Je n’avais pas touché mon dernier salaire et mon compte était dans le rouge. Faire le tour de mes possessions terrestres ne me prendrait qu’une minute : une Fiat 500 de 1979 achetée dans une casse dont le patron était un copain de mon avant-dernier employeur, le contenu de mon gros sac, un tabouret de rotin et une plante en pot qui n’avait pas bien supporté l’air fétide de l’arrière-cour du restaurant ni l’ombre continuelle qui régnait sur les lieux. Je l’avais quand même calée entre les sièges, à l’arrière, avec la cocotte en fonte qui me venait de ma grand-mère et dont j’avais toujours refusé de me séparer, même quand j’avais dû la porter en équilibre sur ma tête dans des trains bondés – et elle était lourde, sacrément lourde. Mais c’était le seul objet qui me reliait à certaines chaleurs, et aussi aux premiers plats que j’avais cuisinés. Si je l’avais abandonnée, je me serais abandonnée moi-même.
Je me suis remise sur mes pieds et j’ai chargé mon sac sur mon épaule. Puis j’ai tendu vers le chat une main hésitante. Indulgent, il m’a laissée gratter le sommet de son crâne encore humide.
— Bonne chance, mon vieux.
J’ai renversé la tête pour scruter le ciel, où s’amoncelaient de gros nuages. Une autre averse se préparait.
— Il faut que j’y aille.
À nouveau ce miaulement rauque et péremptoire. J’ai baissé les yeux : le chat s’était levé et, posément, descendait les marches pour me rejoindre. »

À propos de l’auteur
FERET-FLEURY_Christine_DRChristine Féret-Fleury © Photo DR

Christine Féret-Fleury est éditrice et autrice. Elle anime également des ateliers d’écriture. Elle a publié plus d’une centaine de romans pour la jeunesse et pour adultes (La Fille qui lisait dans le métro, 2017, Denoël, La Femme sans ombre, 2019, Denoël). Son premier roman Les vagues sont douces comme des tigres (Arléa, 1999) a été récompensé par le prix Antigone.

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Que faire de la beauté?

BORDES_que-faire_de_la_beaute

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En deux mots
En 2018, Félicité constate que dans son Bas-Pays, la vie qu’elle mène ne la satisfait et prend la décision de retourner dans le Haut-Pays. En 2033, elle se souvient du chemin parcouru, et en particulier d’une rencontre capitale.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’écriture qui peut transformer le monde

D’une plume soignée, Lucile Bordes raconte l’exil d’une femme face à un monde qui part à vau-l’eau. Félicité recherche le silence et la solitude. Jusqu’au jour où elle trouve un carnet et un stylo.

En passant du Bas-Pays au Haut-Pays, Félicité a changé de vie. Un choix dicté par un constat douloureux, le monde va mal. En mettant des œillères, elle pourrait se dire qu’elle a un mari, un poste d’enseignante, qu’elle vit au bord de la mer, qu’il y a bien pire comme situation. Mais dès qu’elle pose un pied dehors et doit affronter un univers anxiogène. Si elle passe près d’une demi-heure à faire le plein de sa voiture, c’est en raison d’un mouvement social qui bloque les raffineries. À la télévision, elle a vu cette image de l’exploitant d’huile de palme qui a abattu un orang-outang. La folle qui vit dans sa voiture laisse à la peinture blanche des mots qui envahissent tout, comme ce bienvenue en grandes lettres devant le centre pour mineurs isolés qui pourrait bientôt accueillir des migrants dont personne ne veut. Non décidément, le monde ne va pas bien. Par inadvertance, elle a marché sur une lucane et la carapace écrasée de l’insecte la hante. Il se pourrait même que ce banal incident ait entrainé sa décision de changer de vie. Une nouvelle version du battement d’aile d’un papillon en quelque sorte.
Elle décide donc de «fuir ses semblables, de se mettre à l’écart du monde».
Quinze ans plus tard, là-haut, elle se souvient.
«J’avais alors quarante ans, un mari, un travail, une maison. Et quoi? Qu’est-ce que ça dit de moi? Je n’avais pas de plaisir. Tout me pesait.
L’écriture même était devenue un fardeau. J’aurais aimé qu’elle soit magique, qu’elle ait le pouvoir de modifier les choses, de leur donner du sens, mais elle n’était qu’un regard, rien de plus qu’une façon d’être. Je ne supportais plus son ambivalence. Qu’elle soit à la fois la preuve irréfutable de mon humanité et le signe flagrant de mon anachronisme.» Désormais, le silence et la solitude seraient ses compagnons. Elle allait se délester du monde, de l’écriture. Jusqu’au jour où elle fait une rencontre qui va lui ouvrir les yeux, qui va changer sa vision du monde.
Lucile Bordes découpe son roman en trois parties. Après le constat qu’elle situe en 2018, elle raconte la nouvelle vie de Félicité en 2033, avant de revenir en 2030, au moment où une rencontre va bousculer ses plans, faire vaciller ses certitudes. D’une plume délicate, elle va retracer cette quête, ce besoin vital de laisser une trace. Sans aucune certitude, mais avec l’intuition que les écrits restent. Qu’ils peuvent changer le monde. La force de la création serait-elle la réponse à la question du titre?

Que faire de la beauté?
Lucile Bordes
Éditions Les Avrils
Roman
176 p.,18 €
EAN 9782491521721
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas précisément situé, entre le Bas-Pays et le Haut-Pays.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Félicité a tout plaqué : le bord de mer, son mari, l’écriture… Désormais, elle vit seule dans un hameau de montagne. Rien à faire que mettre en fagots le bois, tailler les pommiers, regarder les ciels glisser sur les cimes et les soldats patrouiller à la frontière voisine. Une nuit, l’un d’eux frappe à sa porte. Alors le monde s’impose de nouveau. Reviennent les souvenirs et les mots, l’ombre d’un homme aimé, la beauté d’une dernière histoire à raconter.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Page des libraires (Cyrille Falisse, Librairie Papiers collés à Draguignan)
Blog Le petit carré jaune (Sabine Faulmeyer)
Blog Joellebooks


Lucile Bordes était l’invitée d’«Un endroit où aller», rencontre en ligne © Production 1 endroit où aller

Les premières pages du livre
« Ça fait longtemps qu’écrire ne me manque plus.
Au début j’étais perdue, mais je m’en suis sortie.
Je suis clean.
Je plaisante à peine, Eddie, il y a quinze ans que je n’avais pas écrit une ligne, et je n’aime pas trop l’idée de m’y remettre. C’est un des trucs qui m’ont bien occupée, ces dernières années : ne pas écrire. Je n’ai fait que ça. Je suis restée concentrée sur l’objectif jusqu’à l’oublier, et je n’aurais pas cru que les mots reviennent aussi vite. Je ne suis pas dupe. Le récit que je vais te faire, je me l’adresse d’abord à moi-même, bien sûr. Mais te l’écrire m’oblige à mettre de l’ordre dans les faits épars qui m’ont poussée à quitter le Bas-Pays, où je vivais, et tu es sans doute ma dernière chance de renouer avec celle que j’étais. Rends-toi compte : en une soixantaine d’heures seulement, dont trente-six au fond de ta ravine, tu m’as mis au cœur un regret, et un désir d’histoire.
Je me croyais plus forte.
Tu parles d’une guerrière ! Ce stylo dans ma main, je l’ai pris dans ta poche, et le carnet aussi. Ils sont plutôt anachroniques, sur un garçon tel que toi – d’ailleurs dans le carnet tu n’as noté que des relevés de position – mais j’imagine qu’ils font partie de l’équipement réglementaire de la brigade, enregistrés au titre du matériel de survie, avec la boussole et la mini lampe torche.
Je tiens l’un et l’autre comme si c’étaient les composants d’un explosif, à ne pas mettre en contact trop brusquement. Le regret et l’histoire, pareil, je dois les manipuler avec précaution si je veux éviter qu’ils me pètent à la gueule.
Et tu sais quoi ? Je me rends compte que j’ai vécu toutes ces années comme si j’avais ce stylo et ce carnet dans les mains, à faire en sorte qu’ils ne se touchent pas. Moi qui pensais avoir vaincu mon démon, m’être libérée de l’écriture, je découvre que je n’ai jamais cessé de subir son emprise. Je n’ai fait que la tenir à distance. Parce que l’écriture, figure-toi, me dévaste. C’est quelque chose en moi qui m’assigne toujours à la même place, celle de dire ce qui ne durera pas. Comme si j’étais une putain de gardienne des causes perdues. Mon génie à moi, c’est d’immobiliser le temps un instant sans que ça serve à rien. Sans que ça change le cours des choses, en tout cas.
Ici au moins, dans ce hameau du Haut-Pays, je n’ai rien à faire, pas de pression, la montagne est totalement impassible, royalement indifférente. Du point de vue de l’écriture, c’est de tout repos.
Et voilà que tu débarques.
Fait chier.
Excuse ma grossièreté.
Je suis grossière quand je n’ai pas le dessus. Avec les choses, les gens, les évènements, les animaux aussi. Quand ça ne se passe pas comme je l’avais prévu. Et j’avais prévu de n’avoir au cœur ni regret ni histoire.
Or je regrette.
Je regrette de n’avoir pas été plus courageuse.
J’aurais dû tenir, ne rien lâcher, continuer à croire aux mots, vaille que vaille. Ne pas me laisser déborder. Au lieu de quoi j’ai fui. J’ai sauvé ma peau. Pour mon âme, ce n’est pas sûr, puisqu’il suffit d’un gamin comme toi pour réveiller mes doutes.
Mais j’ai le moyen, je crois, de réparer ma faute. J’ai le moyen de revenir parmi les hommes. D’accomplir un acte de foi. Je vais te confier ce que j’ai sur le cœur, à toi, Eddie.
Tu es la personne idéale. J’ai réfléchi. Ce que je veux raconter, je ne peux le raconter qu’à toi. Peu importe ce que tu en feras. Que tu lises ces pages, que tu les détruises, elles seront passées entre tes mains, et en cela elles auront existé. Ne prends pas mal mon indifférence à ton égard. Si je me moque de connaître ta réaction, je ne t’ai pas non plus choisi par hasard. En ce moment même, tandis que je te veille, assise sur le fauteuil, tu dors dans le lit où personne d’autre que moi n’a dormi depuis des années. Demain tu partiras sans doute pour toujours, sans qu’il soit possible en tout cas que nous nous assurions mutuellement de « nous revoir bientôt ». Enfin, tu es pour moi un parfait étranger. Ne sois pas surpris. Ce sont trois raisons très valables de te remettre cette confession.
Je te le redis : fais-en ce que tu veux. Garde-la, jette-la, lis-la ou non. J’ai depuis longtemps compris que je m’étais trompée en pensant qu’écrire, c’était graver dans le marbre. Je crois maintenant que c’est aller trouver un inconnu et lui donner un bout de papier. Un livre après tout ce n’est que ça : des mots qu’on tend à quelqu’un qu’on ne connaît pas, sans savoir ce qu’il en fera.

LES BRUITS DU MONDE
(Félicité, le Bas-Pays, 2018)

Le jour du lucane
J’ai marché sur un lucane.
C’était un 8 juin.
Il se traînait, englué dans la flaque d’essence entre la pompe et la voiture, et j’ai marché dessus…
J’ai senti que j’écrasais quelque chose, et aussi que c’était vivant, parce que ça s’est étalé d’un coup après une très légère résistance (la carapace). Je savais avant de regarder, à la façon visqueuse dont ma sandale avait glissé, que ce serait dégueulasse, j’ai baissé les yeux à regret. Le lucane agonisait dans la flaque d’essence où trempait aussi mon pied droit. J’ai eu le temps de voir distinctement les griffes sur les pattes de l’insecte, qui faisaient comme des épines de rosier. Il n’arrivait plus à avancer, se balançait seulement dans le liquide épais.
Le plein était fait, putain – je t’ai dit comme j’étais grossière, et en moi-même je le suis souvent – je venais de réussir à remplir le réservoir de la bagnole, j’allais remonter dedans et me tirer enfin, après une demi-heure à attendre mon tour à la pompe, devant moi d’un côté une grosse femme en rouge et de l’autre un vieux en bleu qui n’arrivait pas à se servir, trop énervé pour suivre les instructions de l’automate, et cherchait mon regard, mais il n’était pas question que je le prenne en pitié, que je l’aide, les vieux à ce moment-là je n’en pouvais plus, celui-là par exemple j’étais sûre que son réservoir était aux trois-quarts plein mais qu’il s’était rué en entendant comme moi à la radio que les agriculteurs bloquaient les raffineries, il pouvait toujours courir pour choper mon regard, j’ai fait celle qui voyait à travers lui avec une facilité déconcertante, un genre de naïveté impitoyable, du grand art, et tant pis s’il se faisait insulter par les autres derrière moi qui étaient pressés aussi, sous la torture j’aurais refusé d’envisager ce vieux, c’est bien simple pour lui je n’avais pas de visage et lui n’en avait pas pour moi, d’ailleurs je m’en foutais j’avais déjà pris mon parti de passer à droite, après la grosse femme en rouge, impassible celle-là comme si seule dans un univers vide, un univers réduit à la pompe numéro trois de la station-service, la pompe et rien d’autre autour, un désert, à son rythme elle allait, la grosse femme, pas très efficace (elle avait mal positionné sa voiture) mais toujours plus que le vieux de l’autre côté, c’est aux autres derrière moi que le vieux allait faire perdre du temps, ils le savaient et l’insultaient en conséquence, pas mon problème. J’avais enfin fait le plein putain, j’allais pouvoir aller bosser, deux fois déjà ce matin j’avais essayé de prendre de l’essence et renoncé devant la file de voitures qui s’enroulait autour du rond-point, j’avais pris la voie de gauche pour sortir de la queue et roulé jusqu’à la plage le temps de réfléchir un peu, l’ordinateur de bord indiquait vingt-trois kilomètres d’autonomie, j’avais commandé un café en terrasse, assez pour arriver chez le collègue qui m’attendait afin d’examiner des dossiers et me rendre ensuite à la fac mais pas assez pour en revenir, est-ce que je prenais le risque de rester en rade là-bas, je réfléchissais à ma journée en portant la tasse à mes lèvres, ça me semblait difficile de ne pas y aller, il fallait que je trouve une voiture, j’ai appelé mes parents, payé le café, tourné le dos à la mer (la mer non plus n’a pas de visage, et n’envisage pas, c’est un visage de mer que j’opposais au vieux, un visage qui ne reflète rien, que le ciel, qui est vide), contre toute attente au rond-point ça roulait et j’ai pu m’engager sur une des pistes de la station-service, changeant mes plans in extremis, parce que de l’essence il m’en fallait, il m’en faudrait quoi qu’il en soit, ça pouvait durer cette histoire, et la pénurie s’installer très vite dans tout le Bas-Pays, avec les raffineries toutes proches et les vieux très nombreux. J’ai appelé le collègue avec lequel j’avais rendez-vous pour dire que je serais en retard, devant moi par miracle il n’y avait que deux voitures desquelles étaient sortis chacun à leur tour la grosse femme en rouge et le vieux en bleu, j’avais choisi la piste de droite derrière la femme, bien m’en a pris, enfin c’était à moi et l’automate fonctionnait (du côté du vieux j’entendais une voix énoncer les différents choix de carburant, et le vieux parler seul, et les coups de klaxon), je raccrochais la pompe et me penchais pour revisser le bouchon du réservoir quand j’avais senti un truc sous mon pied et maintenant le lucane agonisait dans la flaque, un lucane femelle de près de quatre centimètres, un beau spécimen comme je n’en avais pas vu depuis peut-être des années, depuis des vacances gamine à la campagne. J’ai eu envie de vomir.
J’ai hésité à l’achever. Il suffisait sans doute que je marche franchement dessus mais je n’étais pas sûre d’y arriver, n’ai pas essayé, m’en suis voulu longtemps. Je me sentais aussi mal que la veille devant les images à la télé de l’orang-outan assassiné.
Tu as déjà vu ces images, Eddie ?
L’orang-outan va vers l’homme qui tient le fusil et a abattu l’arbre à la tronçonneuse.
Il s’avance comme s’il venait aux nouvelles, comme s’il y avait méprise et qu’il suffisait d’une discussion entre personnes raisonnables pour que tout s’explique, que la tension retombe.
L’homme tire. Il assassine l’orang-outan. C’est son job. On exploite l’huile de palme, on en bouffe. Enfin pas moi. Mais les gens de mon espèce, si.
Car je suis de l’espèce,
me disais-je arrêtée au feu rouge en envoyant un message à mon collègue pour lui demander où me garer dans son quartier, quoi que j’éprouve je suis de l’espèce qui bute les orangs outans et roulera jusqu’au dernier litre d’essence disponible.

Il y a tellement d’autres journées dont j’aimerais retrouver le fil et le sel, me les raconter à nouveau, toutes perdues. Le temps les a émiettées et jetées aux oiseaux, j’en suis réduite à observer impuissante mes souvenirs qui sautillent, et parfois miroitent, offerts sur la lame d’une rémige, trop brièvement pour que je m’y reconnaisse. J’ai tout laissé au Bas-Pays. Ma mémoire aussi. Il faut dire qu’à l’époque la région avait déjà beaucoup changé. Ce n’était plus la plaine littorale en plein développement vers laquelle les hommes avaient convergé au XIXe siècle parce qu’on y trouvait du travail, et la promesse d’une vie meilleure, mais pour certains ça restait un eldorado, grâce au soleil, au tourisme, et aux vieux. Moi je m’y sentais à l’étroit. Comme si le Bas-Pays, de plus en plus peuplé, de plus en plus urbain, concentrant toujours davantage de services et d’entreprises, se refermait paradoxalement sur lui-même, devenait frileux, méfiant, querelleur. Les jours passaient avec les choses à faire – il y en avait toujours, et les nouvelles du monde tombaient comme des bombes sur d’autres que nous, qui n’en entendions que le bruit. De quoi voudrais-tu que je me souvienne, sinon de miettes de temps volé ?
De ma vie au Bas-Pays ne se détache d’un bloc que ce jour-là, le jour du lucane, sur mon lit de mort je le ressasserai, et sur ma tombe on écrira (toi peut-être, qui sait, le moment venu à la fin des fins j’aimerais que ce soit toi qu’on envoie, tu remonteras ici au hameau et en guise de lit pourquoi pas le fauteuil où je t’écris ce soir, mais les mains immobiles, envolées elles aussi, après la vie passée), sur ma tombe tu écriras, si c’est toi qui me trouves, Félicité Arnaud 1977-20XX. Le 8 juin 2018, elle a écrasé un lucane.

Après la station-service, j’ai roulé vers mon rendez-vous et tourné longtemps avant de trouver une place pour me garer, à plusieurs rues de l’immeuble de mon collègue, qui disposait seulement d’un parking privé.
À son étage, quand je suis sortie de l’ascenseur, de la musique classique, un genre d’oratorio, se répandait sur le palier comme de l’essence par la porte ouverte de l’appartement. Machinalement, j’ai regardé mes pieds. Le sol était sec. J’ai avancé avec précaution jusqu’à la sonnette et hésité à appuyer, avant d’appeler à voix basse. Mon collègue est sorti d’une pièce sur la droite, m’a invitée à entrer, puis a refermé derrière moi pour contenir le flot.
Il s’agissait de classer les dossiers en deux tas, favorable ou défavorable, et pour lui éviter de se rendre à la fac exprès pour ça je lui avais proposé de passer, puisque c’était sur ma route. En m’attendant il s’était connecté et avait téléchargé les candidatures que nous avions à examiner, nous nous sommes mis au travail après que j’ai admiré la vue depuis la terrasse au vingt-troisième étage, les boulevards et l’arrêt de bus à côté duquel j’avais d’abord essayé de stationner en vain, le réseau confus des voies et bâtiments de l’arsenal pris ce matin-là dans une teinte rouille assez réussie, la mer sans doute, la rade au moins, dont pour le coup je n’ai aucun souvenir.
L’image du lucane me tracassait toujours. En même temps on était pressé, j’étais arrivée avec près d’une heure de retard et devais repartir rapidement pour être à la fac avant midi, tandis que mon collègue croiserait nos avis avec ceux du reste de l’équipe par téléphone. J’ai refermé la baie vitrée et me suis attablée devant les dossiers.
Au bout de quelques minutes, il s’est levé pour couper la musique, qui, c’est vrai, n’aidait pas à la concentration, même si la plupart des candidatures ne posaient pas de problème. Nous avons avancé vite et gardé pour la fin les profils atypiques. Sur ceux-là aussi, moins nombreux d’année en année depuis la mise en place des plateformes d’inscription, nous nous sommes rapidement mis d’accord, et je me suis sauvée.
Dans l’ascenseur étonnamment petit qui me ramenait au niveau de la rue, j’ai senti la nausée revenir.
Plus je me rapprochais du sol, plus j’avais envie de vomir.
Ça puait le gazole.
Je passais en esprit du lucane à l’orang-outan, de l’orang-outan au lucane, et me sentais envahie par une culpabilité pour ainsi dire universelle que l’étroite cabine capitonnée dans laquelle j’étais enfermée peinait à contenir. Je cherchais un lien, ne serait-ce qu’un lien de circonstances, entre le lucane agonisant dans la flaque d’essence, l’orang-outan face à l’homme sur l’écran de télévision, la femme – moi – encagée, impuissante, dans cet ascenseur minuscule.
Heureusement, quand la porte s’est ouverte (il y en avait une deuxième derrière, qu’il fallait pousser), je tenais un début de réponse : si le lucane femelle n’avait de toutes façons aucune chance ce matin, vu le monde à la pompe malgré l’heure précoce, c’était parce que douze raffineries seulement sur les deux cents que compte le territoire national étaient bloquées par les agriculteurs, dont celle de La Mède, près de Martigues, ce qui avait suffi à foutre les foies à tous les vieux, provoquant chez eux une peur panique de manquer d’essence et les jetant sur les voies d’accès aux stations-service pour remplir à ras bord le réservoir de la bagnole qu’ils boucleraient ensuite dans le garage, plus quelques jerricans au cas où. Et si les agriculteurs bloquaient les raffineries, c’était parce que le gouvernement avait autorisé Total à importer d’Asie trois cent mille tonnes supplémentaires d’huile de palme par an – d’où, par association d’idées, les orangs outans.
Je n’étais pas complètement folle.
J’ai poussé la deuxième porte, me suis retrouvée dans le hall, puis dans la rue, ai commencé à cavaler vers la voiture, pour ne pas être en retard à mon rendez-vous suivant, mais cette histoire continuait à me chiffonner. Était-il possible que les singes victimes de la déforestation et les agriculteurs de la puissante FNSEA aient un intérêt en commun ?
Au niveau de la bretelle d’autoroute, je me suis souvenue de l’explication donnée par le journaliste à la radio et tout est rentré dans l’ordre. Les agriculteurs qui manifestaient pour dénoncer l’importation d’huile de palme n’en avaient bien sûr rien à foutre des derniers orangs outans. Ils protestaient contre la concurrence déloyale faite à la filière colza en matière de biocarburant.
Fin de l’épisode, juste à temps pour la dame du SPIP, Service pénitentiaire d’insertion et de probation, qui était plus jeune que moi et m’attendait assise comme une étudiante, sur une des chaises du couloir, devant le bureau.

Nous nous sommes installées dans l’espace de convivialité, canapés jaunes fauteuils gris machine à café machine à eau petit évier où rincer les tasses frigo micro-ondes. Nous avons choisi une table pour deux côté casiers. Je lui ai laissé la vue sur la photocopieuse. Derrière elle étaient punaisés, sur l’ancien panneau réservé aux informations syndicales, quelques feuilles à usage interne et des tracts délavés contre le gel du point d’indice, contre un enseignement supérieur à deux vitesses, pour plus de postes et de moyens.
Je vous écoute, j’ai dit. Elle s’est lancée dans une présentation du Service que je n’ai pas osé interrompre alors que j’étais relativement au point sur le sujet, vu que j’avais failli accepter une résidence d’écriture en prison pas plus tard que la semaine d’avant, et pendant qu’elle parlait je pensais aux deux jours que j’avais passés sur place avant de m’engager, la réunion d’abord dans une salle qui ressemblait à une salle de lycée, et nous n’étions que des femmes, le soir le mess du centre pénitentiaire, la route déserte et les centimètres de jour sous la porte de la chambre – les oiseaux, aussi, à tue-tête – la visite le lendemain des trois bâtiments disposés en fer à cheval, quartier d’isolement compris et, plus impressionnant peut-être, quartier des nouveaux arrivants, le mardi transférés chaîne aux mains et aux pieds, le mercredi lâchés dans une cour triangulaire, qui bouge, qui ne bouge pas, qui parle à qui, tout ce qui peut faire sens sur la fiche de suivi et que notaient les gardiens de l’autre côté de la vitre sans tain. J’avais encore, dans mon sac posé tout à côté de la dame du SPIP qui parlait, parlait, le Code de déontologie du service public pénitentiaire que m’avait donné le formateur, un fascicule défraîchi d’une quinzaine de pages format livre de poche sous-titré Décret no 2010-1711 du 30 décembre 2010 modifié pour ses articles 20 et 31 par le décret no 2016-155 du 15 février 2016 et visé du logo du ministère de la Justice.
La dame du SPIP a fait une pause. Sur la base des documents que nous avions échangés par mail, je lui ai confirmé l’intérêt de nos étudiants pour l’offre de service civique qu’elle nous avait fait parvenir – même si du point de vue de l’université un stage gratifié restait toujours préférable – et l’adéquation avec nos objectifs de formation. Puis nous sommes passées aux modalités pratiques : durée, période, compatibilité des horaires avec l’assiduité aux cours. Tandis que mon interlocutrice prenait note, je me disais que ce qui m’avait le plus troublée, finalement, pendant ces deux jours en prison où je ne savais pas si j’allais accepter d’y séjourner en tant qu’autrice, c’était, sur le trajet, le relief des Alpilles répercutant l’écho des vies enfermées, la présence fossile du Rhône, le lit désirant que forment au bas des collines les marais asséchés. Sur ça j’aurais pu écrire, et faire écrire. Dans la voiture au retour j’imaginais l’eau monter, si j’avais accepté la résidence j’aurais demandé aux détenus de raconter la crue, de corriger la carte, d’inventer des îles, et des gués. J’aurais parlé de l’attente, de la trace et du désir à des hommes dont l’existence, peut-être, se résumait à ça – est-ce que ç’aurait été à propos ? Il n’était pas possible de poser la question à la jeune femme du SPIP, de lui raconter le fleuve, d’évoquer pour elle Nicolas de Staël ému par une grange du Vaucluse « dont la plaine regrette à jamais les marais qui la noyaient au temps d’avant ».
Je l’ai laissée partir sur le conseil de vérifier sa jauge d’essence et la promesse d’un mail récapitulant notre discussion. Après son départ j’ai vérifié dans les casiers la liste des étudiants inscrits aux épreuves que j’avais à surveiller le lendemain, j’ai vérifié mon courrier – rien.
Je suis descendue rejoindre mon mari – j’étais mariée, alors – en empruntant l’escalier de secours. L’air était chaud, l’herbe jaune et cassante au pied des murs et sur les plates-bandes.
J’ai traversé le parking. J’arrivais au portail quand il a débouché de l’avenue, il m’a ouvert la portière de l’intérieur et je me suis installée sur le siège passager. Je l’ai guidé jusqu’à la boulangerie où je mangeais parfois, quand la cafétéria était fermée. On a trouvé une table dehors.

J’ai même le temps de faire du théâtre, t’imagines ? La blonde à côté prenait sa copine à témoin. Est-ce qu’elle était plus jeune que moi, elle aussi ? En tout cas elle venait de changer de boulot, et tenait à le faire savoir. À tous ceux qui la saluaient, lui claquaient la bise, et elle en connaissait un paquet, elle répondait que ça allait super, carrément, les horaires rien à voir, le salaire rien à voir, l’ambiance je te dis pas, le jour et la nuit quoi. La copine qui devait toujours pointer dans l’ancienne boîte piquait du nez dans sa salade, personne ne lui claquait la bise à elle, elle était plus terne, ne faisait pas de théâtre, sans doute. À coup sûr elles bossaient toutes les deux à l’accueil chez un concessionnaire automobile. Ça ne devait pas être grisant, comme boulot, d’éditer des factures d’entretien toute la journée sans même la perspective d’avoir un jour assez d’argent pour s’en payer un, de SUV hybride. Normal qu’elles aient envie d’autre chose. Le théâtre, je me suis dit en détournant les yeux de la blonde, c’est bien.
Pour qui tu te prends, je me suis dit aussi.
J’étais attablée devant une formule à sept euros quatre-vingt-dix, salade dessert boisson, sur place ou à emporter, sur place, c’est-à-dire sur la petite estrade en bois à l’extérieur parce que dedans c’était l’étuve, en pleine zone industrielle, face à un entrepôt de dégriffe dont restaient l’ossature métallique et l’enseigne incendiée, le long de l’estrade les voitures manœuvraient pour quitter le parking ou entrer sur celui du magasin bio, la blonde fumait, le mec derrière fumait, la table rose était bancale, qu’est-ce qui nous arrive, j’ai pensé, qu’est-ce qu’on fout là tous les deux ? Même si on commence à se faire vieux, même si c’est plus la fougue des débuts, même si on n’est pas obligé de se parler et qu’on mange ensemble aujourd’hui parce qu’il fait passer des oraux dans le lycée d’à côté, merde, on aurait pu faire mieux.
J’ai posé ma fourchette. T’as entendu ce truc de l’huile de palme que Total a le droit d’importer pour produire du biocarburant ? Ça va être dur de boycotter cette fois ! Vérifier la composition de ce que tu achètes à manger ok, mais ne plus prendre la voiture… Mon mari a hoché la tête, j’ai continué, ça me dégoûte putain, à quel point ils se foutent de nous, pour un peu j’irais manifester avec la FNSEA, ça me donne envie de vomir, comme ils respectent rien, comme y a que le fric… Ça te dit pas d’aller bloquer avec la FNSEA, pour une fois que nos combats convergent ? Ils disent que ça va durer… Et puis la Mède c’est quand même un sacré coin, non ? Depuis le temps qu’on se dit que ça ferait un bon décor pour une histoire, on va aller l’écrire, l’histoire, tiens !
Il n’avait pas l’air emballé. Calme-toi ma Brenda il a dit, parodiant une publicité télé qui déjà à l’époque ne passait plus depuis longtemps, et que tu ne risques donc pas de connaître.
Bien sûr qu’on n’irait pas. C’était pas la peine de m’appeler Brenda. N’empêche. Ça valait pas le coup d’y penser ? T’énerve pas il a dit, et puis c’est l’heure. Nous sommes descendus de l’estrade, montés dans la voiture. Il m’a déposée sur le parking, à l’endroit exact où nous nous étions retrouvés une heure plus tôt. Je suis restée immobile un moment à considérer l’alignement des places de stationnement, l’alignement des lampadaires et des acacias, l’enfilade des flèches peintes au sol et des barrières, l’asymptote du grillage filant à l’autre bout du campus déserté avant les examens. Je n’étais pas très sûre de ce que je faisais là, seule ainsi, debout sur le goudron chaud. Est-ce que je regardais (mais alors quoi) ? Est-ce que j’avais oublié la suite ?
Car je me souvenais des débuts – début de la journée, début de notre histoire d’amour, début de mon travail ici – mais pas de la direction prise, ni d’avoir su où j’allais.

Début de la journée : le lucane.
Début de l’amour : dans la nuit après les réunions politiques, la voiture qu’il avait alors, familiale, côte à côte à ne pas se toucher, sièges enfant vides à l’arrière, ne rien précipiter, que les choses restent comme ça, les mots non dits, les gestes en suspens.
Début de mon travail ici : une salle tout en largeur dont les étudiants investissaient les travées comme au théâtre, leurs questions, mes réponses, leurs questions, un semestre encordés ainsi, eux et moi.
Si peu des débuts émergeait encore, j’ai fermé les yeux, le temps engloutit tout, nos vies-icebergs, sous-marines, aux trois quarts immergées, qu’est-ce qui flotte, me suis-je demandé, à quoi s’accrocher ?
À ce moment-là mes collègues sont sortis du bâtiment en me faisant signe qu’ils s’étaient installés au rez-de-chaussée. Je les ai rejoints. Deuxième commission d’admission de la journée. Mais pour cette filière, pas de plateforme numérique, pas d’inscription « dématérialisée » : du papier. Des kilos et des kilos de papier. Heureusement qu’on est tous là, j’ai dit en voyant les piles sur les tables, y a beaucoup de dossiers.
Nous nous sommes répartis les candidatures de manière à ce que chacune reçoive deux avis. Nous avons fait des listes où figuraient les noms ayant recueilli deux avis positifs, deux avis négatifs, deux avis contradictoires. Rien à voir avec les formalités du matin : cette fois les dossiers étaient nombreux, épais, accompagnés d’annexes qu’il fallait éplucher. Nous en avons eu pour l’après-midi. De temps en temps l’un de nous se levait, allait à la fenêtre ou sortait fumer. Nous avions chaud, nous nous étirions, nous bougions la tête d’un côté et de l’autre pour soulager nos cervicales. Au départ nous plaisantions, mais ensuite nous n’avons plus parlé, plus rien dit, il fallait avancer, et à la fin dresser le procès-verbal, ce qui me revenait. Avant de partir ils ont signé chacun sous leur nom, titulaires et suppléants, et de chacun tandis qu’il paraphait le PV je récapitulais ce que je savais : rien de plus que le timbre de voix, le tour du visage, l’affiliation professionnelle. Des années à trier ensemble des dossiers, lire des rapports, écouter des soutenances et tenir des jurys sans être jamais allée au-delà de cette panoplie sommaire : nom, voix, visage, poste occupé, matière enseignée. De moi ne rien avoir donné non plus qui passe la surface. Que dire d’eux, si je devais ?
À un moment j’ai croisé le regard d’une de celle que je connaissais le mieux (j’avais pour elle des phrases simples comme elle aime les bains de mer, ou un de ses enfants vit à l’étranger). Elle a haussé les sourcils d’un air interrogateur. Je lui ai souri.
Après leur départ je suis restée pour tout vérifier, finir de renseigner la case « admis au titre du diplôme obtenu en… ». Le soleil était bas et passait entre les lames du store. J’ai eu envie de vomir, encore, de fatigue cette fois. L’agent de service m’a délogée, il fermait. Je suis remontée déposer les papiers dans mon bureau, ai hésité à emporter la chemise contenant les notes pour ma communication sur Richard Baquié au colloque transdisciplinaire « La ville : ce qu’on en dit, ce qu’on en fait », me suis ravisée, pas le temps cette semaine. J’ai badgé, verrouillé la porte puis quitté le bâtiment par l’escalier de secours.

Combien étions-nous à écouter la radio au volant de nos voitures, coincés dans l’embouteillage géant du retour ? L’Aquarius n’était pas autorisé à accoster ni en Italie ni à Malte. Il attendait entre la Libye et l’Italie, dans les eaux internationales, qu’un port veuille bien l’accueillir, avec à son bord six cent vingt-neuf migrants secourus dans la nuit du samedi au dimanche, dont sept femmes enceintes, cent quarante mineurs. Les conditions de vie sur le bateau, déjà compliquées, pouvaient rapidement s’aggraver. J’écoutais le journaliste traduire les propos du premier ministre italien. J’essayais de me représenter les chiffres. Ça te parle, toi, les chiffres ? Rapportés aux voitures que je voyais autour de moi, avec une ou deux personnes à l’intérieur, parfois une famille, ça donnait quoi ? Combien de femmes enceintes dans les véhicules immobilisés sur le pont au-dessus de l’autoroute ? Combien d’enfants assis à l’arrière entre la sortie du centre commercial et l’entrée du tunnel ? Tu peux me dire ?
Dans le tunnel à chaque fois la radio grésillait et se perdait, j’ai pensé en vrac aux mêmes choses, à quoi bon la vie, pourquoi je n’écris pas, pourquoi ne suis-je pas, là, en train d’écrire, au lieu de rouler, quand donc tombera ce temps perdu comme tomberait une peau morte, à quand la mue, serai-je un jour vraiment moi, saurai-je un jour être moi, être ?
Ma vie filait entre les feux arrière de la voiture que je suivais d’un peu trop près, dans ce sens la journée est finie, dans l’autre elle n’a pas commencé, Allumez vos feux ordonnait le panneau à l’entrée du tunnel, comme d’habitude j’ai pensé au livre de Fabio Viscogliosi, Mont Blanc, et tout de suite après au Jour du chien de Caroline Lamarche, et du coup à Bordeaux où je les avais croisés tous les deux, plusieurs années auparavant, un bout de place et d’hôtel de ville, l’angle d’une rue et quelques mètres de quai, j’y pensais dans cet ordre toujours, c’était pavlovien, Maintenance du tunnel affichait l’écran lumineux au-dessus de la voie de gauche interdite à la circulation, on débouchait à la surface l’un après l’autre, une file continue qui se fragmentait aussitôt, j’ai accéléré, l’Espagne se déclarait prête à accueillir L’Aquarius, heureusement, quelle leçon, comme ça faisait du bien, l’Espagne ça ne m’étonnait pas, ils sont trop forts, ces Espagnols, je me suis dit, un reste d’anarchisme, c’est là-bas qu’il faudra vivre, quand on ne pourra plus ici, parce qu’un jour on ne pourra plus, on pense trop différemment, ici non plus les migrants ne sont pas les bienvenus. Quelle histoire déjà dans le quartier, la rumeur folle, ils vont arriver, ils sont déjà là, on est peinard dans le jardin on descend au bateau on rejoint les collègues aux boules et eux ils sont là tout à côté, juste derrière, installés au centre aéré, il paraît qu’ils sont soixante-dix, il paraît que les travaux vont coûter tant, pour loger des gens qu’on sait pas d’où ils viennent alors que des pauvres par ici y en a déjà plus qu’il n’en faut, soixante-dix mineurs tu parles, des jeunes, ouais, on verra, quand ils nous auront cassé nos voitures, quand on se les retrouvera dans le jardin, quand on pourra plus vendre parce qu’à cause d’eux nos maisons perdront de leur valeur, alors que le coin n’a déjà pas une si bonne image, faut pas croire. Comment ça ils sont même pas arrivés ? Y en a pourtant qui les ont vus !
C’était toujours la même chose.
J’avais fini par dire qu’on devrait les accueillir avec une banderole « Bienvenue », que ce serait bon, ça, pour l’image, ça aurait de la gueule. Les voisins n’étaient pas sûrs.
J’avais dit aussi que si mon fils de quatorze ans devait s’exiler parce que c’était la guerre, et traversait la mer, rencontrait sur sa route tous ces obstacles, la violence, la peur, la faim, j’avais dit avec trémolos et conviction que j’aimerais que quelqu’un prenne soin de lui, au bout, lui redonne courage, et foi, oui foi, parce que je voulais croire que l’Homme est plus fort que ses peurs, parce que je suis de cette espèce-là et que sinon j’aurais honte.
Les voisins avaient pris l’air contrit. Ils savaient que je n’avais pas de fils de quatorze ans, bien sûr, et c’était un coup bas de ma part d’en faire l’hypothèse. Ça les mettait mal à l’aise. Mais ils savaient aussi, au fond d’eux, que j’avais raison, même s’ils préféraient penser que je ne comprenais pas, que c’était plus compliqué.
J’ai peur j’avais dit, j’ai peur (ah ! ils avaient fait) mais surtout de ceux et celles qui ne pensent qu’à élever des murs.
Être encore obligée de dire des trucs pareils.

Au rond-point des Plages d’or (de l’hôtel, les nouveaux propriétaires n’avaient gardé que le nom et la façade, à l’intérieur tout refait), il n’y avait plus trace du désordre de la matinée. Aucune file de voitures pour la station-service. Pompes à sec. Plus personne.
Sur le trottoir un gars dont on voyait le haut des fesses, accroupi, rassemblait des papiers éparpillés avec les gestes d’un qui se noie.
Pour une feuille attrapée deux autres s’échappaient, que le vent reprenait et déposait plus loin.
Je me souviens de ma détresse, et du ciel jaune sur la mer.
Que faire de la beauté, j’ai pensé à ce moment-là. La lumière était belle à trembler derrière l’homme éperdu. Comment faire pour qu’elle ne nous porte pas le coup de grâce, ne nous rende pas fous ?

La nuit suivante, je n’ai pas dormi. De temps à autre je m’agaçais, changeais de position dans le lit, le lit noir et immobile comme un lac de montagne. J’aurais aimé chasser les images, elles revenaient en boucle.
J’explorais le paysage nocturne, tout près de moi découvrais la respiration de l’être aimé, le bruit de friture du ventilateur, plus loin le vent, au-delà des murs, le vent forcené qui soufflait depuis tant de jours que nous avions renoncé à compter, et qui la nuit ne faiblissait pas.
Les feuilles après lesquelles courait l’homme, tout à l’heure, où étaient-elles à présent ? Le vent les chassait comme à fleur d’eau les risées, elles fuyaient devant lui en zigzags scintillants sur le terne trottoir.
La beauté peut être fatale, qui crève à l’improviste la toile de nos vies.
Elle taillade les cœurs inquiets.
La voir c’est se rappeler d’un coup le tribut qu’on lui doit, se demander comment le payer, et s’il y a moyen de marchander avec elle pour tirer quelque chose du chaos quotidien.
C’était mon travail d’écrivain.
Alors dans la nuit que le vent malmenait, la nuit gémissante et féroce, je mettais bout à bout les images de la journée passée, essayais de leur trouver une signification, de les faire tenir en une sorte d’édifice qui pourrait être une histoire, mais la maison vibrait trop fort, ça ruait à la porte, ça rageait sur le toit, le récit se tordait en tous sens. Restaient les mots les plus furieux, les indomptables. Impossible d’aligner ceux-là.

Des mois que je n’y arrivais plus, Eddie.
Des mois à me demander quelle place laissait le réel – celui qui traitait, déjà, les migrants d’enculés, n’avait pas peur de Bolsonaro, se foutait de la fonte des glaces et du continent de plastique – quelle place laissait le réel à la littérature ? Quelle nécessité y a-t-il à écrire, par temps d’urgence climatique, migratoire, sociale ? Ce qui était un besoin pour moi ne comptait pour rien, ne servait à rien, et je me trouvais obscène de seulement y penser.
Le vent faisait vibrer les murs et le zinc au-dessus, dans ma tête rebattait les mots et les images, j’imaginais le monde extérieur dévasté, les rues désertes et les algues mortes qui faisaient contre les quais une mélasse épaisse. La réverbération s’accentuait, les phrases que je n’écrivais plus le vent les tordait, les détachait, il me les arrachait comme un sac à main à une vieille dame.

C’est le silence qui m’a réveillée. Le vent était tombé. Je me suis levée, habillée, j’ai passé les différents sas. Notre chambre était comme un bunker, fortifiée, tapie au cœur de la maison que le vent rognait peu à peu, protégée de l’extérieur par les pièces de jour (cuisine, bureau-salle à manger, véranda) disposées en anneau autour d’elle. Sur le seuil je me suis étirée en consultant la mer, noire encore et lourde de suie, puis le ciel, vide. Le temps était au répit.
Il n’y avait personne. Même le chien était encore dans son trou. Je l’ai appelé. Il a hésité à venir.
En sortant j’ai laissé la barrière ouverte.
Bientôt je l’ai entendu m’emboîter le pas.
Nous avons avancé tous les deux dans la nuit, le chien vieux dont les griffes accrochaient et moi, avons gagné la grande route, sous les lampadaires et les caméras de surveillance avons marché à rebours vers l’image de l’homme accroupi désespérant de rassembler ses feuilles, vers la brassée de feuilles folles qu’il s’efforçait de serrer encore, et les quelques voitures que nous avons croisées au niveau des ralentisseurs éclairaient le ciel de leurs phares, puis le sol, le ciel, puis le sol, on aurait dit qu’elles s’écrasaient, ou suppliaient.
À l’entrée du parc s’accumulaient les débris, bris de bois, de plastique, papiers gras, emballages de toutes sortes, lambeaux de polyéthylène, drossés par le vent contre les haies vives et le grillage sur près de deux mètres de haut. On aurait dit, au musée, un savant accrochage. Les couleurs étaient vives et les formes variées. Certains palpitaient encore. D’autres strictement immobiles gardaient la pose torturée qu’ils avaient cette nuit sous les rafales. J’ai pris le temps de détailler chacun des déchets. J’ai pensé aux ex-voto, dans les églises, disposés selon le même ordre aléatoire, avec la même simplicité de voisinage. Mais les feuilles distraites à l’homme accroupi ne figuraient pas parmi les pièces exposées.
Je ne savais pas ce que je cherchais à l’endroit où se tenait l’homme. C’était un bout de trottoir identique aux autres, sur lequel pourtant je me suis penchée, et le chien est venu, qui croyait aux caresses, renifler au bout de mes doigts le bitume usé dont j’effleurais le grain. J’ai regardé, par-delà la route et le terre-plein central, le parking où le vent avait dû pousser les feuilles. J’ai traversé, le chien sur mes talons. Le parking était désert. J’ai marché jusqu’à l’eau, côté rade. Il n’y avait pas non plus de feuille prise dans les herbes du bord. Elles avaient pu couler, ou l’homme avait réussi à toutes les ramasser. J’ai levé les yeux vers les premiers mouillages, les baraques des parcs à moules. Le vent avait pu les amener jusque-là. Elles se seraient prises dans les filets, ou au fer des palans. Elles se seraient coincées entre deux bidons métalliques, deux cageots, les lattes d’un pont. Elles étaient perdues.
Par acquit de conscience, parce que le vent dans la nuit avait pu tourner et se mettre au sud, je suis revenue sur mes pas et j’ai longé la ligne des immeubles en direction du centre-ville, faisant halte aux arrêts de bus comme aux stations d’un chemin de croix, depuis les Plages d’or jusqu’à l’ancienne poste. Le vieux chien à chaque arrêt se couchait tandis que j’inspectais les alentours et la poubelle, au cas où quelqu’un y aurait froissé une des feuilles envolées de l’homme.
Au retour le chien marchait si lentement que je devais l’attendre et l’encourager. Son arrière-train vacillait, parfois il se retrouvait assis. Je me suis aperçue qu’en haut des cuisses le poil était tout collé. J’ai essayé de le porter. Il puait. Il était trop lourd.

J’ai guetté l’homme pendant des semaines. J’aurais voulu voir son visage et savoir ce qui était écrit sur les feuilles. J’ai pensé à une offre de prêt (l’agence bancaire était toute proche). J’ai pensé à un dossier de validation des acquis de l’expérience. J’ai pensé à une demande de mise sous tutelle. J’ai pensé à un rapport sur le contrat de baie, ou un autre projet d’aménagement urbain. J’ai pensé à des poèmes fraîchement imprimés (l’homme en route peut-être vers le magasin où l’on photocopiait et reliait pour pas cher). J’ai pensé à un roman, un roman aux pages volantes entre lesquelles le vent avait passé comme sur du linge à l’étendage, arrachant ici une pièce de drap, ailleurs entortillant les tee-shirts sur le fil. J’ai pensé à des pages de roman essorées aux quatre coins du monde.
Fin août, le chien est mort.
Ce n’est pas rien, un chien qui meurt.
La folle est arrivée peu de temps après, avec son chapelet de mots, ses phrases en étendards.
J’ai su tout de suite qu’elle était là pour moi.

Extrait
« Changer de vie, paraît-il, ne s’improvise pas. Dans mon cas cependant il s’agissait plutôt de fuir ses semblables, de se mettre à l’écart du monde, ce qui, au niveau de misanthropie que j’avais atteint, ne demandait pas tant de préparatifs. La folle m’avait permis de tenir, ses mots sous les yeux comme un tube de ventoline dans la poche, deux bouffées en cas de crise. Après son départ, j’avais ressenti le besoin d’un traitement de fond.
J’avais alors quarante ans, un mari, un travail, une maison. Et quoi? Qu’est-ce que ça dit de moi? Je n’avais pas de plaisir. Tout me pesait.
L’écriture même était devenue un fardeau. J’aurais aimé qu’elle soit magique, qu’elle ait le pouvoir de modifier les choses, de leur donner du sens, mais elle n’était qu’un regard, rien de plus qu’une façon d’être. Je ne supportais plus son ambivalence. Qu’elle soit à la fois la preuve irréfutable de mon humanité et le signe flagrant de mon anachronisme. » p. 95

À propos de l’auteur
BORDES_lucile_©Chlo_Vollmer-LoLucile Bordes © Photo Chloé Vollmer-Lo

Établie dans le Sud depuis toujours, du côté de La Seyne-sur-Mer, Lucile Bordes est enseignante et romancière. Après Je suis la marquise de Carabas, Prix Thyde Monnier 2012, Décorama, Prix du 2e roman 2015 et 86, année blanche, parus aux éditions Liana Levi, on reconnaît ici son inventivité et la précision de son écriture. Manifeste pour une littérature audacieuse, Que faire de la beauté ? se lit aussi comme un émouvant portrait de femme dans une société aux repères abîmés. (Source: Éditions Les Avrils)

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Connemara

MATHIEU_connemara  RL_Hiver_2022  coup_de_coeur

Finaliste du Grand Prix RTL-Lire 2022

En deux mots
Philippe et Hélène se sont croisés au collège avant de se perdre de vue. Vingt ans plus tard, elle est mariée, cadre supérieur dans une entreprise de consulting, lui est représentant pour une société de nourriture pour animaux. Leur route va se croiser à nouveau du côté des Vosges.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La chanson qui parle d’eux

Le prix Goncourt 2018 poursuit sa fine analyse de la société en racontant avec Connemara le parcours de deux quadragénaires qui se retrouvent dans leurs Vosges natales 20 ans après s’être quittés. Hélène et Christophe vont-ils réussir à se trouver?

C’est un matin comme tous les autres dans la famille d’Hélène et Philippe. Un matin au chronomètre qui commence dès 6h. Après la douche, il faut préparer les céréales des filles, ne rien oublier surtout, et prendre la route. Déjà fatiguée avant d’attaquer la journée. En colère aussi. «Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.» Après son burn-out à Paris, elle avait réussi à convaincre son mari de partir en province, mais si le rythme nancéen était un peu moins trépidant, les symptômes étaient semblables. Au sein d’Elexia, elle occupe un poste de consultante en ressources humaines, en particulier pour les collectivités territoriales. À près de 40 ans, et avec l’aide de Lison, sa stagiaire, elle se distrait en surfant sur les sites de rencontre, histoire de se prouver qu’elle reste désirable.
Changement de décor et de personnage. Nous sommes cette fois dans les Vosges, à Cornécourt. «C’était une petite ville peinarde, avec son église, un cimetière, une mairie des seventies, une zone d’activités qui faisait tampon avec l’agglomération voisine, des zones pavillonnaires qui champignonnaient sur le pourtour et, au milieu, une place flanquée des habituels commerces: PMU, boulangerie, boucherie-charcuterie, agence immobilière où s’activaient deux hommes en chemisette. À Cornécourt, le taux de natalité était bas, la population vieillissante, mais les finances municipales au beau fixe, grâce notamment aux abondantes taxes que payait une vaste fabrique de pâte à papier au nom norvégien que personne ici n’arrivait à prononcer. Cette prospérité n’empêchait pas le FN d’arriver en tête des premiers tours ni ses habitants de déplorer des incivilités toujours imputables aux mêmes.» C’est là que vit, ou plutôt que survit Christophe, commercial de 40 ans. Seul. S’il avait fini par conquérir Charlie, la fille qu’il avait voulue à tout prix. Charlie qui l’a quitté. Restait ce gosse qui était tout pour lui «et pour lequel il trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l’impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis.» En les attendant, Nicolas Mathieu remonte dans les jeunes années d’Hélène et Christophe, alors qu’ils étaient élèves dans le même établissement au moment où les exploits de hockeyeur du garçon lui avaient conféré une certaine notoriété.
Comme dans Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu, en retraçant la relation entre Hélène et Christophe, peint d’abord la France d’aujourd’hui. Un tableau de la société et des relations sociales d’une puissante acuité, surtout en cette année 2017, avant des élections présidentielles qui vont bouleverser l’échiquier politique. La politique qui va aussi s’inviter concrètement dans le roman quand le patron d’Elexia se réjouit de la création des nouvelles entités régionales: «Inventer une région, il fallait quand même être gonflé, et ne rien comprendre de ce qui se tramait dans la vie des gens, leurs colères alanguies, les rognes sourdes qui couvaient dans les villes et les villages, tous ces gens qui par millions, le nez dans leur assiette, grommelaient sans fin, mécontents d’être mal entendus, jamais compris, guère respectés, et se présumaient menacés par les fins de mois, les migrations et le patronat, grignotés depuis cinquante ans facile dans leurs fiertés hexagonales et leurs rêves de progrès. Aller leur foutre le Grand-Est pour règlement des problèmes, les mecs osaient tout.»


Pour ceux qui souhaitent accompagner la lecture avec la chanson Les lacs du Connemara qui donne son titre au livre (Version karaoké). © Michel Sardou

Connemara
Nicolas Mathieu
Éditions Actes Sud
Roman
400 p., 22 €
EAN 9782330159702
Paru le 2/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Grand-Est, à Nancy, Épinal et dans la cité imaginaire de Cornécourt, derrière laquelle on reconnait Golbey dans les Vosges. Paris y est aussi évoqué ainsi que les lieux de vacances, La Grande-Motte et Ars-en-Ré, la Dordogne et le Vietnam ainsi que Val-Thorens ou encore les Cyclades. Les études et les missions professionnelles passent par Écully et Pau.

Quand?
L’action se déroule en 2017, avec de nombreux retours en arrière, notamment vingt ans plus tôt.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hélène a bientôt quarante ans. Elle est née dans une petite ville de l’Est de la France. Elle a fait de belles études, une carrière, deux filles et vit dans une maison d’architecte sur les hauteurs de Nancy. Elle a réalisé le programme des magazines et le rêve de son adolescence : se tirer, changer de milieu, réussir.
Et pourtant le sentiment de gâchis est là, les années ont passé, tout a déçu.
Christophe, lui, vient de dépasser la quarantaine. Il n’a jamais quitté ce bled où ils ont grandi avec Hélène. Il n’est plus si beau. Il a fait sa vie à petits pas, privilégiant les copains, la teuf, remettant au lendemain les grands efforts, les grandes décisions, l’âge des choix. Aujourd’hui, il vend de la bouffe pour chien, rêve de rejouer au hockey comme à seize ans, vit avec son père et son fils, une petite vie peinarde et indécise. On pourrait croire qu’il a tout raté.
Et pourtant il croit dur comme fer que tout est encore possible.
Connemara c’est cette histoire des comptes qu’on règle avec le passé et du travail aujourd’hui, entre PowerPoint et open space. C’est surtout le récit de ce tremblement au mitan de la vie, quand le décor est bien planté et que l’envie de tout refaire gronde en nous. Le récit d’un amour qui se cherche par-delà les distances dans un pays qui chante Sardou et va voter contre soi.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Le Journal de Montréal (Karine Vilder)
Les Échos (Isabelle Lesniak)
La Croix (Fabienne Lemahieu)
L’Est Républicain Pascal Salciarini
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
La Vie (Marie Chaudey)
La Semaine (Pierre Théobald)
Ouest-France / LiRE (Aurélie Marcireau et Baptiste Liger)
20 minutes
Arte (28 minutes)
Benzine Mag
Blog Agathe The Book
Blog Baz’Art


Nicolas Mathieu présente Connemara. Entretien avec Sylvie Hazebroucq © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« La colère venait dès le réveil. Il lui suffisait pour se mettre en rogne de penser à ce qui l’attendait, toutes ces tâches à accomplir, tout ce temps qui lui ferait défaut.
Hélène était pourtant une femme organisée. Elle dressait des listes, programmait ses semaines, portait dans sa tête, et dans son corps même, la durée d’une lessive, du bain de la petite, le temps qu’il fallait pour cuire des nouilles ou préparer la table du petit-déjeuner, amener les filles à l’école ou se laver les cheveux. Ses cheveux justement, qu’elle avait failli couper vingt fois pour gagner les deux heures de soins hebdomadaires qu’ils lui coûtaient, qu’elle avait sauvés pourtant, à vingt reprises, fallait-il qu’on lui prenne si loin, même ça, ses longs cheveux, un trésor depuis l’enfance ?
Hélène en était pleine de ce temps compté, de ces bouts de quotidien qui composaient le casse-tête de sa vie. Par moments, elle repensait à son adolescence, les flemmes autorisées d’à quinze ans, les indolences du dimanche, et plus tard les lendemains de cuite à glander. Cette période engloutie qui avait tellement duré et semblait rétrospectivement si brève. Sa mère l’enguirlandait alors parce qu’elle passait des heures à s’étirer dans son lit au lieu de profiter du soleil dehors. À présent, le réveil sonnait à six heures tous les jours de la semaine et le week-end, tel un automate, elle se réveillait à six heures quand même.
Elle avait parfois le sentiment que quelque chose lui avait été volé, qu’elle ne s’appartenait plus tout à fait. Désormais, son sommeil obéissait à des exigences supérieures, son rythme était devenu familial, professionnel, sa cadence, en somme, poursuivait des fins collectives. Sa mère pouvait être contente. Hélène voyait toute la course du soleil à présent, finalement utile, mère à son tour, embringuée pareil.
— Tu dors ? dit-elle, à voix basse.
Philippe reposait sur le ventre, massif près d’elle, un bras replié sous son oreiller. On l’aurait cru mort. Hélène vérifia l’heure. 6 h 02. Ça commençait.
— Hé, souffla-t-elle plus fort, va réveiller les filles. Dépêche-toi. On va encore être à la bourre.
Philippe se retourna dans un soupir, et la couette en se soulevant libéra la lourde odeur tiède, si familière, l’épaisseur accumulée d’une nuit à deux. Hélène se trouvait déjà sur ses deux pieds, dans le frimas piquant de la chambre, cherchant ses lunettes sur la table de nuit.
— Philippe, merde…
Son mec maugréa avant de lui tourner le dos. Hélène faisait déjà défiler les passages obligés de son agenda.
Elle fila sous la douche sans desserrer les mâchoires, puis gagna la cuisine en jetant un premier coup d’œil à ses mails. Pour le maquillage, elle verrait plus tard, dans la voiture. Chaque matin, les petites lui donnaient des coups de chaud, elle préférait ne pas mettre de fond de teint avant de les avoir déposées à l’école.
Ses lunettes sur le bout du nez, elle fit chauffer leur lait et versa les céréales dans leurs bols. À la radio, c’étaient encore ces deux journalistes dont elle ne retenait jamais les noms. Elle avait encore le temps. La matinale de France Inter lui fournissait chaque matin les mêmes faciles repères. Pour l’instant, la maison reposait encore dans ce calme nocturne où la cuisine faisait comme une île où Hélène pouvait goûter un moment de solitude rare, dont elle jouissait en permissionnaire, le temps de boire son café. Il était six heures vingt, elle avait déjà besoin d’une cigarette.
Elle passa son gros gilet sur ses épaules et se rendit sur le balcon. Là, accoudée à la rambarde, elle fuma en contemplant la ville en contrebas, les premiers balbutiements rouges et jaunes de la circulation, l’éclat espacé des lampadaires. Dans une rue voisine, un camion poubelle menait à bien sa besogne pleine de soupirs et de clignotements. Un peu plus loin sur sa gauche se dressait une haute tour semée de rectangles de lumière où passait par instants une silhouette hypothétique. Là-bas, une église. Sur la droite la masse géométrique des hôpitaux. Le centre était loin avec ses ruelles pavées, ses boutiques prometteuses. Nancy, en s’étirant, revenait à la vie. Il ne faisait pas très froid pour un matin du mois d’octobre. Le tabac émit son crépitement de couleur et Hélène jeta un coup d’œil par-dessus son épaule avant de consulter son téléphone. Sur son visage, un sourire parut, rehaussé par la lueur de l’écran.
Elle avait reçu un nouveau message.
Des mots simples qui disaient j’ai hâte, vivement tout à l’heure. Son cœur fut pris d’une brève secousse et elle tira encore une fois sur sa cigarette puis frissonna. Il était six heures vingt-cinq, il fallait encore s’habiller, déposer les filles à l’école, et mentir.
— T’as préparé ton sac ?
— Oui.
— Mouche, t’as pensé à tes affaires de piscine ?
— Non.
— Ben, faut y penser.
— Je sais.
— Je te l’avais dit hier, t’as pas écouté ?
— Si.
— Alors, pourquoi t’as pas pensé à tes affaires ?
— J’ai pas fait exprès.
— Justement, faut faire exprès d’y penser.
— On peut pas être bon partout, répliqua Mouche, l’air docte derrière ses moustaches de Nesquik.
La petite venait d’avoir six ans et elle changeait à vue d’œil. Clara aussi était passée par cette phase de pousse accélérée, mais Hélène avait oublié l’effet que ça faisait de les voir ainsi brutalement devenir des gens. Elle redécouvrait donc, comme pour la première fois, ce moment où un enfant sort de l’engourdissement du bas âge, quitte ses manières de bestiole avide et se met à raisonner, faire des blagues, sortir des trucs qui peu¬vent ¬changer l’humeur d’un repas ou laisser les adultes bouche bée.
— Bon, je dois y aller moi. Salut la compagnie.
Philippe venait de faire son apparition dans la cuisine et, d’un geste qui lui était familier, il ajusta sa chemise dans son pantalon, passant une main dans sa ceinture, de son ventre jusque dans son dos.
— T’as pas pris ton petit-déj’ ?
— Je mangerai un truc au bureau.
Le père embrassa ses filles, puis Hélène du bout des lèvres.
— Tu te souviens que tu récupères les filles ce soir ? fit cette dernière.
— Ce soir ?
Philippe n’avait plus autant de cheveux que par le passé, mais restait plutôt beau gosse, dans un genre costaud parfumé, grande carcasse bien mise, avec toujours cette lumière dans l’œil, le petit malin de classe prépa qui ne se foule pas, le truqueur qui connaît la musique. C’était agaçant.
— Ça fait une semaine qu’on en parle.
— Ouais, mais je risque de ramener du taf.
— Ben t’appelles Claire.
— T’as son numéro ?
Hélène lui donna le téléphone de la baby-sitter et lui conseilla de la contacter rapido pour s’assurer qu’elle était disponible.
— OK, OK, répondit Philippe en enregistrant l’information dans son téléphone. Tu sais si tu rentres tard ?
— Pas trop normalement, répondit Hélène.
Une bouffée de chaleur lui monta alors aux joues et elle sentit son chemisier perdre deux tailles.
— C’est quand même chiant, observa son mec qui, du pouce, faisait défiler ses mails sur son écran.
— C’est pas comme si je passais ma vie dehors. Je te rappelle que t’es rentré à 9 heures hier et avant-hier.
— Boulot boulot, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Ouais, moi je fais du bénévolat.
Philippe leva les yeux de l’écran bleu, et elle retrouva son drôle de sourire horizontal, les lèvres minces, cet air de toujours se foutre de la gueule du monde.
Depuis qu’ils étaient revenus vivre en province, Philippe semblait considérer qu’on n’avait plus rien à lui demander. Après tout, il avait laissé tomber pour elle un poste en or chez Axa, ses potes du badminton et, globalement, des perspectives sans commune mesure avec ce qui existait dans le coin. Tout ça, parce que sa femme n’avait pas tenu le coup. D’ailleurs, est-ce qu’elle s’était seulement remise d’aplomb ? Ce départ forcé restait entre eux comme une dette. C’est en tout cas l’impression qu’Hélène avait.
— Bon, à ce soir, fit son mec.
— À ce soir.
Puis, Hélène s’adressa aux filles :
— Hop, les dents, vous vous habillez, on y va. Je dois encore mettre mes lentilles. Et je le dirai pas deux fois.
— Maman…, tenta Mouche.
Mais Hélène avait déjà quitté la pièce, pressée, les cheveux attachés, les fesses hautes, vérifiant ses messages sur WhatsApp en montant l’escalier qui menait au premier. Manuel lui avait écrit un nouveau message, à ce soir, disait-il, et elle éprouva encore une fois cette délicieuse piqûre, cette trouille dans la poitrine qui était un peu de ses quinze ans.

Trente minutes plus tard, les filles étaient à l’école et Hélène plus très loin du bureau. Mécaniquement, elle passa en revue les rendez-vous du jour. À dix heures, elle avait une réu avec les gens de Vinci. À quatorze heures, elle devait rappeler la meuf de chez Porette, la cimenterie de Dieuze. Un plan social se profilait et elle avait une idée de réorganisation des services transverses qui pouvait éviter cinq licenciements. D’après ses calculs, elle pouvait leur faire économiser près de cinq cent mille euros par an en modifiant l’organigramme et en optimisant les services des achats et le parc automobile. Erwann, son boss, lui avait dit on peut pas se louper sur ce coup-là, c’est hyper emblématique, c’est juste pas possible qu’on se loupe. Et puis à seize heures, sa fameuse présentation à la mairie. Il faudrait qu’elle revérifie les slides une dernière fois avant d’y aller. Demander à Lison d’imprimer des dossiers pour chaque participant, recto verso pour éviter qu’un écolo vétilleux ne lui mette la misère. Ne pas oublier la page de garde personnalisée. Elle connaissait le personnel des administrations, les chefs de service, toutes ces cliques d’importants et d’inquiets qui composaient l’encadrement des forces municipales. Les mecs étaient fous de joie dès qu’on apposait leur nom sur une chemise ou en première page d’un document officiel. Passé un certain stade, dans leurs carrières embarrassées, se distinguer des sous-fifres, se démarquer des collègues, tenait lieu de tout.
Et ce soir, son rencard…
De Nancy à Épinal, il fallait compter un peu moins d’une heure de route. Elle n’aurait même pas le temps de repasser chez elle pour prendre une douche. De toute façon, il n’était pas question de coucher au premier rendez-vous. Une fois encore, elle se dit qu’elle allait annuler, qu’elle faisait décidément n’importe quoi. Seulement, Lison l’attendait déjà sur le parking, adossée au mur et tirant avidement sur sa clope électronique, son drôle de visage perdu dans un nuage de fumée pomme-cannelle.
— Alors ? Prête ?
— Tu parles… Il faut que tu m’imprimes les dossiers pour la mairie. La réu est à seize heures.
— C’est fait depuis hier.
— Recto verso ?
— Bien sûr, vous me prenez pour une climatosceptique ou quoi ?
Les deux femmes se pressèrent vers les ascenseurs. Dans la ca¬¬bine qui menait aux bureaux d’Elexia, Hélène évita le regard de sa stagiaire. Pour une fois, Lison avait remisé son air perpétuellement assoupi et pétillait, à croire que c’était elle qui avait un date ce soir-là. La porte s’ouvrit sur le troisième étage et Hélène passa devant.
— Suis-moi, dit-elle en traversant le vaste plateau où s’organisait le considérable open space du cabinet de consulting, avec son archipel de bureaux, l’étroit tapis rouge qui ordonnait les circulations et les nombreuses plantes vertes épanouies sous le déluge de lumière tombée des fenêtres hautes. Des fauteuils rouges et des canapés gris autorisaient çà et là une pause conviviale. Dans le fond, une petite cuisine aménagée permettait de réchauffer sa gamelle et occasionnait des disputes au sujet des denrées abandonnées dans le frigo. Les seuls espaces clos se trouvaient sur la mezzanine, une salle de réunion qu’on appelait le cube et le bureau du boss. C’est dans le cube justement, à l’abri des oreilles indiscrètes, qu’Hélène et Lison s’enfermèrent.
— J’ai fait une connerie, commença Hélène.
— Mais non, carrément pas. Ça va bien se passer.
— Je suis comme une idiote là, à mater mon téléphone toute la journée. J’ai du travail. J’ai des mômes. C’est n’importe quoi. Je peux pas me laisser entraîner dans des trucs pareils. Je vais laisser tomber.
— Attends !
Il arrivait que Lison s’oublie et se laisse aller à tutoyer sa cheffe. Hélène ne relevait pas. Elle avait tendance à tout passer à cette drôle de gamine. Il faut dire qu’elle était marrante avec ses Converse, ses manteaux couture de seconde main et son faciès chevalin, dents trop longues et yeux écartés qui ne suffisaient pas à l’enlaidir. Pour tout dire, elle lui avait changé la vie. Parce qu’avant de la voir débarquer, Hélène s’était longtemps sentie au bord du gouffre.
Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.
Le mal s’était déclaré quatre années plus tôt, quand elle et Philippe vivaient encore à Paris. Un beau jour, au bureau, Hélène s’était enfermée dans les toilettes parce qu’elle ne supportait tout simplement plus de voir les messages affluer dans sa boîte mail. Par la suite, ce repli était devenu une habitude. Elle s’était planquée pour éviter une réunion, un collègue, pour ne plus avoir à répondre au téléphone. Et elle était restée assise comme ça sur son chiotte pendant des heures, améliorant son score à Candy Crush, incapable de réagir et caressant amoureusement des idées suicidaires. Peu à peu, les choses les plus banales étaient devenues intolérables. Elle s’était par exemple surprise à pleurer en consultant le menu du RIE, parce qu’il y avait encore des carottes râpées et des pommes dauphine au déjeuner. Même les pauses clopes avaient pris un tour tragique. Quant au travail proprement dit, elle n’en avait tout simplement plus vu l’intérêt. À quoi bon ces tableaux Excel, ces réunions reproductibles à l’infini, et le vocabulaire, putain ? Quand quelqu’un prononçait devant elle les mots “impacter”, “kickoff” ou “prioriser”, elle était prise d’un haut-le-cœur. Et vers la fin, elle ne pouvait même plus entendre la note émise à l’allumage par son MacBook Pro sans éclater en sanglots.
C’est ainsi qu’elle avait perdu le sommeil, des cheveux, du poids et chopé de l’eczéma sous les genoux. Une fois, dans les transports, en contemplant la pâleur du crâne d’un voyageur à travers une mèche de cheveux rabattue sur le côté, elle avait été prise d’un malaise. Elle se sentait étrangère à tout. Elle n’avait plus envie d’être nulle part. Le vide l’avait prise.
Le médecin avait conclu à un burn-out, sans grande certitude, et Philippe avait dû consentir à quitter Paris, la mort dans l’âme. Au moins la province promettait quelques avantages, une meilleure qualité de vie et la possibilité de s’acheter une maison spacieuse avec un grand jardin, sans compter qu’il semblait raisonnable dans ces contrées hospitalières d’obtenir une place en crèche sans avoir à coucher avec un cadre de la mairie. Et puis les parents d’Hélène vivaient dans le coin, ils pourraient les dépanner de temps en temps.
À Nancy, Hélène avait immédiatement retrouvé du travail grâce à un pote de son mec, Erwann, qui dirigeait Elexia, une boîte qui vendait du conseil, de l’audit, des préconisations dans le domaine des RH, toujours la même chose. Et pendant quelques semaines, le changement de cadre et le nouveau rythme avaient suffi à tenir ses états d’âme à distance. Pas pour longtemps. Bientôt, et même si elle n’avait pas replongé dans le bad total, elle s’était de nouveau sentie frustrée, mal à sa place, souvent claquée, tristoune pour des riens et en colère tellement.
Philippe ne savait pas quoi faire de ces humeurs noires. Une fois ou deux, ils avaient bien essayé d’en discuter, mais Hélène avait eu l’impression que son mec surjouait, l’air pénétré, abondant à intervalles réguliers, exactement le même cinéma que lorsqu’il était en visio avec des collègues. Au fond, Philippe faisait avec elle comme avec le reste : il gérait.
Heureusement, un beau jour, dans ce brouillard de fatigue, elle avait reçu un drôle de CV, une demande de stage. D’ordinaire, ce genre de requêtes n’arrivait pas jusqu’à elle ou alors elle balançait le mail direct dans la corbeille. Mais celui-ci avait retenu son attention parce qu’il était d’une simplicité presque ridicule, dénué de photo, faisant l’économie des inepties habituelles, savoir-faire, savoir-être, loisirs vertueux et autre permis B. C’était un bête document Word avec un nom, Lison Lagasse, une adresse, un numéro de portable, la mention d’un master 1 en éco et une liste d’expériences hétéroclites. Léon de Bruxelles, Deloitte, Darty, Barclays et même une pêcherie en Écosse. Au lieu de refiler sa candidature au service RH comme l’exigeait le process de recrutement, Hélène avait passé un coup de fil à la candidate, par curiosité. Parce que cette fille lui rappelait quelque chose aussi. Son interlocutrice avait répondu aussitôt, d’une voix flûtée, nette, hachée de brefs éclats de rire qui étaient sa ponctuation. Lison répondait à ses questions par ouais, carrément pas, c’est clair, peu soucieuse de plaire, amusée et connivente. Hélène lui avait tout de même fixé un rendez-vous, un soir après dix-neuf heures, quand l’open space était à peu près vide, comme en secret. La jeune fille s’était présentée à l’heure dite, une grande bringue à l’air matinal, ultra-mince, jean moulant et mocassins à pampilles, une frange évidemment et ce long faciès où des dents de pouliche, éclatantes et presque toujours à découvert, aveuglaient par intermittence.
— Vous avez un drôle de CV. Comment on passe de Deloitte à Darty ?
— Les deux sont sur la ligne 1.
Hélène avait souri. Une Parisienne… Ce genre de meufs l’avait intimidée des années durant, par leur élégance spéciale, avancée, leur certitude d’être partout chez elles, leur incapacité à prendre du poids et cette manière d’être, impérieuse, sans réplique, chacun de leurs gestes disant le mieux que tu puisses faire meuf, c’est de chercher à me ressembler. C’était drôle d’en voir une là, dans son bureau de Nancy, à la nuit tombée. Hélène avait l’impression en la regardant de recevoir une carte postale d’un endroit où elle aurait jadis passé des vacances compliquées.
— Et qu’est-ce que vous faites ici ?
— Oh ! avait répliqué Lison avec un geste évasif. Je me suis fait jeter des Arts déco, et ma mère s’est retrouvée un mec ici.
— Et vous vous acclimatez ?
— Moyennement.
Hélène avait embauché Lison aussitôt, lui confiant tous les outils de reporting qu’on leur imposait depuis qu’Erwann faisait la chasse au gaspi et voulait raffiner les process, ce qui revenait à justifier le moindre déplacement, renseigner les tâches les plus infimes dans des tableaux cyclopéens, trouver dans des menus déroulants illimités l’intitulé cryptique qui correspondait à des activités jadis impondérables, et perdre ainsi chaque jour une heure à justifier les huit autres.
Contre toute attente, Lison s’en était sortie à merveille. Après une semaine, elle connaissait chacun dans l’immeuble et tous les petits secrets du bureau. C’est bien simple, tout l’amusait et, telle une bulle, elle flottait dans l’open space, efficace et indifférente, irritante et principalement appréciée, incapable de stress, donnant l’impression de s’en foutre, ne décevant jamais, sorte de Mary Poppins du tertiaire. Pour Hélène, qui passait son temps à se battre et visait une position d’associée aux côtés d’Erwann, cette légèreté relevait de la science-fiction.
Un soir, alors qu’elles prenaient une pinte dans le pub d’à côté, Hélène était devenue curieuse :
— Y a pas quelqu’un qui te plaît au bureau ?
— Jamais au taf, c’est péché.
— Le boulot, c’est le principal lieu de rencontre.
— Je préfère pas mélanger. C’est trop tendu, surtout en open space. Après, les mecs te tournent autour toute la journée comme des vautours. Et pis ces blaireaux ne peuvent pas s’empêcher de raconter des trucs, c’est plus fort qu’eux.
Hélène avait gloussé.
— Tu te débrouilles comment alors ? Tu sors, tu vas danser ?
— Ah non ! Les boîtes, ici, c’est l’enfer. Je fais comme tout le monde : je chasse sur l’internet mondial.
Hélène avait dû faire un effort pour sourire. Une génération à peine la séparait de Lison et, déjà, elle ne comprenait plus rien aux usages amoureux qui avaient cours. En l’écoutant, elle avait ainsi découvert que les possibilités de rencontres, la durée des relations, l’intérêt qu’on se portait ensuite, l’enchaînement des histoires, la tolérance pour les affaires simultanées, le tuilage ou la synchronicité des amours, les règles, en somme, de la baise et du sentiment, avaient subi des mutations d’envergure.
Ce qui changeait en premier lieu, c’était l’emploi des messageries et des réseaux sociaux. Quand Hélène expliquait à sa stagiaire qu’elle n’avait pas entendu parler d’internet avant le lycée, Lison la regardait avec un douloureux étonnement. Elle savait bien qu’une civilisation avait vécu avant le web, mais elle avait tendance à renvoyer cette période à des décennies sépia, quelque part entre le Pacte germano-soviétique et les premiers pas sur la Lune.
— Et si, pourtant, soupirait Hélène. J’ai eu mes résultats du bac sur 3615 EducNat, ou un truc du genre.
— Nan ?…
La génération de Lison, elle, avait grandi les deux pieds dedans. Au collège, cette dernière passait déjà des soirées entières à flirter on line avec de parfaits inconnus sur l’ordi que ses parents lui avaient offert à des fins de réussite scolaire, parlant interminablement de cul avec des mômes de son âge aussi bien qu’avec des pervers de cinquante balais qui pianotaient d’une main, des internautes singapouriens ou son voisin auquel elle n’aurait pas pu dire un mot s’il s’était assis à côté d’elle dans le bus. Plus tard, elle s’était amusée sur son portable à nourrir des relations épistolaires au long cours avec des tas de garçons qu’elle connaissait vaguement. Il suffisait de contacter un mec de votre bahut qui vous plaisait sur Facebook ou Insta, salut, salut, et le reste suivait. À travers la nuit numérique, les conversations fusaient à des vitesses ahurissantes, annulant les distances, rendant l’attente insupportable, le sommeil superflu, l’exclusivité inadmissible. Ses copines et elle nourrissaient ainsi toujours trois ou quatre fils de discussions en simultané. La conversation, d’abord anodine, entamée sur un ton badin, prenait bientôt un tour plus personnel. On disait son mal-être, les parents qui faisaient chier, Léa qui était une pute et le prof de physique-chimie un pervers narcissique. Après vingt-trois heures, une fois la famille endormie, ce commerce entre pairs prenait un tour plus clandestin. On commençait à se chauffer pour de bon. Les fantasmes se formulaient en peu de mots, tous abrégés, codés, indéchiffrables. On finissait par s’adresser des photos en sous-vêtements, en érection, des contre-plongées suggestives et archi-secrètes.
— Le délire, c’était de prendre une pic où on voit ton boule mais où tu restes incognito. Au cas où.
— T’avais pas la trouille que le mec balance ça à ses copains ?
— Bien sûr. C’est le prix à payer.
Ces images-là, prises dans son lit, selfies en clair-obscur, érotisme plus ou moins maîtrisé, s’échangeaient ainsi qu’une monnaie de contrebande, inconnue des parents, devise illicite qui faisait exister tout un marché libidinal sur lequel planait toujours la menace du grand jour. Car il advenait parfois qu’une image licencieuse tombe dans le domaine public, qu’une mineure presque à poil devienne virale.
— J’ai une pote en seconde qui a dû changer de bahut.
— C’est horrible.
— Ouais. Et c’est pas le pire.
Hélène se régalait de ces anecdotes qui, comme les chips, laissaient une impression vaguement dégoûtante mais dont on n’avait jamais assez. Elle s’inquiétait aussi pour ses filles, se demandant comment elles feraient face à ces menaces d’un nouveau genre. Mais au fond, ces histoires lui faisaient chaud au ventre. Elle enviait ce désir qui ne lui était pas destiné. Elle se sentait diminuée de ne pas y avoir accès. Elle se souvenait de l’avidité permanente qui autrefois avait été son rythme de croisière. À son psy, elle avait confié :
— J’ai l’impression d’être déjà vieille. Tout ça, c’est fini pour moi.
— Qu’est-ce que vous ressentez ? avait demandé le psy, pour changer.
— De la colère. De la tristesse.
Ce connard n’avait même pas daigné noter ça dans son Moleskine.
Le temps était passé si vite. Du bac à la quarantaine, la vie d’Hélène avait pris le TGV pour l’abandonner un beau jour sur un quai dont il n’avait jamais été question, avec un corps changé, des valises sous les yeux, moins de tifs et plus de cul, des enfants à ses basques, un mec qui disait l’aimer et se défilait à chaque fois qu’il était question de faire une machine ou de garder les gosses pendant une grève scolaire. Sur ce quai-là, les hommes ne se retournaient plus très souvent sur son passage. Et ces regards qu’elle leur reprochait jadis, qui n’étaient bien sûr pas la mesure de sa valeur, ils lui manquaient malgré tout. Tout avait changé en un claquement de doigts.
Un vendredi soir, alors qu’elles étaient au Galway avec Lison, Hélène avait fini par cracher le morceau.
— Tu me déprimes avec tous tes mecs.
— J’ai rien contre les filles non plus, avait répliqué Lison, avec une moue à la fois joviale et satisfaite. Non mais c’est surtout des flirts. En vrai j’en baise pas la moitié.
— Je veux dire ça me plombe de me dire que mon tour est passé.
— Mais vous êtes folle. Vous avez trop de potentiel. Sur Tinder, vous feriez un carnage.
— Oh arrête. Si c’est pour dire ce genre de conneries…
Mais Lison était formelle : le monde était plein de crève-la-dalle qui se seraient damnés pour mettre une meuf comme Hélène dans leur plumard.
— C’est flatteur, avait observé Hélène, la paupière lourde.
Elle avait bien sûr entendu parler de ce genre d’applis. Les sites de veille technologique qu’elle consultait s’extasiaient unanimement sur ces nouveaux modèles qui asservissaient des millions de célibataires, accaparaient les rencontres, redéfinissaient par leurs algorithmes affinités électives et intermittences du cœur, s’appropriant au passage, via leurs canaux immédiats et leurs interfaces ludiques, les misères sexuelles comme l’éventualité d’un coup de foudre.
En deux temps trois mouvements, Lison lui avait créé un profil pour se marrer avec des photos volées sur le Net, deux de dos, et une troisième floue. S’agissant du petit laïus de présentation, elle se l’était jouée minimaliste et un rien provoc : Hélène, 39 ans. Viens me chercher si t’es un homme. Pour le reste, le fonctionnement n’avait rien de sorcier.
— Tu vois le mec apparaître, sa tête, deux trois photos. Tu swipes à droite s’il passe la douane. Sinon, à gauche et t’en en¬¬tends plus jamais parler.
— Et il fait pareil avec mes photos ?
— Exactement. Si vous vous plaisez, ça matche et on peut com¬¬mencer à discuter.
Accoudées au comptoir, Hélène et sa stagiaire avaient passé en revue tout ce que la région comptait d’hommes disponibles et d’infidèles compulsifs. Le défilé s’était révélé plutôt marrant et les beaux mecs une denrée rare. Dans le coin, on trouvait surtout des caïds en peau de lapin posant torse nu devant leur Audi, des célibataires affublés de lunettes sans monture, des divorcés en maillots de foot, des agents immobiliers gominés ou des sapeurs-pompiers à l’air gauche. Sans pitié, le pouce de Lison renvoyait tout ce beau monde dans l’enfer de gauche, repêchant exceptionnellement un gars qui ressemblait vaguement à Jason Statham, ou un cassos intégral pour rigoler. Quoi qu’il en soit, elle matchait systématiquement, car si les filles se montraient difficiles, les types, eux, ne faisaient pas dans la dentelle et optaient pour le filet dérivant, faisant le tri plus tard parmi le maigre produit de leur pêche sans exigence. Chaque fois, Lison se fendait d’un petit commentaire piquant et Hélène, de plus en plus ivre, riait.
— Attends, il est même pas majeur celui-là.
— On s’en fout, t’es pas un isoloir.
— Et lui, regarde cette coupe !
— C’est peut-être la mode à New York.
Justement, Lison avait utilisé Tinder dans ces villes modèles, New York et Londres, d’où elle avait ramené le récit de récoltes miraculeuses. Car dans ces endroits en butte à la pression immobilière et à une concurrence de chaque instant, il fallait bosser sans cesse pour se maintenir à flot et le temps manquait pour tout, faire ses courses ou bien draguer. On utilisait donc des services en ligne pour remplir son pieu comme son caddie. Une connexion, quelques mots échangés à l’heure du déjeuner, un cocktail hors de prix vers dix-neuf heures et, très vite, on allait se déshabiller dans un minuscule appartement pour baiser vite fait en songeant aux messages urgents qui continuaient de tomber dans sa boîte mail. Ces vies affilées comme des poignards se poursuivaient ainsi, rapides et blessantes, continuellement mises en scène sur les réseaux, sans larmes ni rides, dans la sinistre illusion d’un perpétuel présent.
Alors que là évidemment, entre Laxou et Vandœuvre, c’était pas la même.
— Et tu montres ton visage sur ce truc ? avait demandé Hélène. Ça t’ennuie pas qu’on puisse te reconnaître ?
— Tout le monde fait pareil. Quand la honte est partout, y a plus de honte.
Un texto de Philippe les avait alors interrompues, cassant quelque peu l’ambiance. Les filles sont couchées. Je t’attends ? Hélène avait réglé les consos, déposé Lison chez elle et pris soin de virer l’appli avant de rentrer à la maison.
Le lendemain, elle la réinstallait.
En un rien de temps, elle avait compris le système à fond, élargissant son aire de chasse à un rayon de quatre-vingts kilomètres et agrémentant son profil de photos authentiques mais qui ne permettaient pas de l’identifier. On y voyait tout de même ses jambes très longues, sa bouche tellement appétissante et qui parfois, au réveil, très tôt le matin, ou quand elle était contrariée, la faisait ressembler à un canard. Un autre cliché d’elle assise sur la margelle d’une piscine permettait de prendre connaissance de ses hanches, de ses fesses assez considérables mais tenues, de sa peau bronzée. Elle avait hésité à laisser voir ses yeux qui avaient la couleur du miel et pouvaient tirer vers le vert amande quand venait l’été, mais y avait finalement renoncé. On n’était pas là pour être romantique.
Très vite, elle s’était mise à chiner à longueur de journée, chaque match restaurant son assurance, chaque compliment reçu haussant son nouveau piédestal. Pourtant, tout ce désir anonyme n’éteignait pas sa colère. Le sentiment d’à quoi bon, l’impression d’un préjudice demeuraient vifs. Mais elle avait désormais ces compensations minuscules, quasi automatiques, et la satisfaction de l’embarras du choix. Ailleurs, des inconnus la voulaient et leur gentillesse intéressée lui redonnait des couleurs. Elle se sentait vivre à nouveau, elle oubliait le reste. Même s’il arrivait aussi qu’un pauvre type trop poli et vraiment moche lui inspire des scrupules.
Après quelque temps, un garçon avait tout de même fini par retenir son attention pour de bon. Lui aussi se planquait, mais derrière un masque de panda. Et son annonce changeait des réclames habituelles. Manuel, 32 ans. Cherche femme belle et intelligente pour m’accompagner au mariage de mon ex. Si tu es de droite et que tu portes le même parfum que ma mère, c’est un plus.
Amusée, Hélène lui avait demandé ce que portait sa mère.
Nina Ricci, avait-il répondu.
On peut peut-être s’arranger, alors.
À partir de là, ils s’étaient mis à papoter régulièrement. Au départ Hélène s’en était tenue à une attitude distante et vaguement sarcastique. Puis Philippe s’était absenté pour une formation à Paris et elle s’était retrouvée seule pour trois nuits. Des vannes, on en était venu aux confidences, puis aux allusions. Dans le noir de sa chambre, Hélène n’avait plus été que ce visage éclairé de bleu, les heures glissant sans bruit. Elle avait senti des bouffées de chaleur, eu des insomnies et les yeux piquants, s’était tortillée beaucoup dans le drap de leurs interminables discussions. Au réveil, elle avait une gueule à faire peur et son premier mouvement consistait à vérifier ses messages. Deux mots nouveaux suffisaient à la mettre en joie. Une heure de silence, et elle se mettait à échafauder des scénarios tragiques. Globalement elle ne touchait plus terre. Elle avait finalement accepté un rencard.
Mais maintenant qu’elle y était presque, Hélène n’était plus si sûre. Dans le cube, sur la mezzanine, elle sentait venir la trouille, et la perspective d’un regret. Lison, pour sa part, r¬estait confiante.
— Ça va bien se passer. Vous avez plus l’habitude, c’est tout.
— Non, je vais laisser tomber. C’est pas pour moi ce genre de trucs.
— C’est à cause de votre mec ?
Hélène avait détourné les yeux vers la fenêtre. Dehors, le ciel déjà lourd pesait sur la ville et son fourmillement de bâtisses disparates. Sur des voies ferrées contradictoires, des TGV croisaient des TER à demi vides entre les murs bariolés de tags. Erwann avait voulu des bureaux qui dominent la ville. Il fallait prendre de la hauteur, voir global.
— C’est pas ça, mentit Hélène. C’est pas le bon jour, c’est tout. J’ai ce rendez-vous à la mairie. On bosse là-dessus depuis trois mois.
— Au pire, vous annulez votre date au dernier moment. Le mec sait même pas où vous êtes, ni quoi que ce soit.
Hélène considéra Lison. Cette fille si jeune, pour qui tout était possible… Elle voulut la blesser, se venger de tout ce temps qui lui restait.
— Tu m’emmerdes avec cette histoire, je suis plus une ga¬¬mine…
Lison comprit le message et s’éclipsa sans demander son reste. Restée seule, Hélène considéra son reflet dans la vitre. Elle portait sa nouvelle jupe Isabel Marant, un joli chemisier, son cuir et des talons. Elle s’était faite belle pour Manuel, pour ces crétins de la mairie. Au sommet de sa tête, elle constata la maigreur de son chignon. Elle s’en voulait tout à coup. Est-ce qu’elle s’était battue toute la vie pour ça ?
C’est le moment que choisit Erwann pour débouler dans le cube, sa tablette à la main, mal rasé, les cheveux roux, son ventre sénatorial pris dans le tissu superbe d’une chemise de twill bleu.
— T’as vu le mail de Carole ? Ils se foutent vraiment de notre gueule. Honnêtement, j’ai forwardé direct à l’avocat, je m’en bats les couilles. Sinon, t’es OK pour demain, la grosse réu fusion ?
— Ouais, j’ai confirmé hier.
— Cool, j’avais pas fait gaffe. Et pour la mairie ? C’est bon ?
— Oui, j’y serai à seize heures.
— T’es sûre, c’est cool, tout va bien ?
— Tout va bien.
— On peut pas se louper, sur ce coup-là. Si on a le pied dans la porte, on peut engranger comme des malades derrière. J’ai déjeuné avec la directrice des services. Ils veulent tout refondre de haut en bas. Si on se met bien d’entrée, ça nous placera pour les appels d’offres derrière.
— On va se mettre bien, t’inquiète pas.
L’espace d’un instant, Erwann quitta cet état de surchauffe nombriliste qui était son régime de croisière et fixa sur elle ses petits yeux dorés. À l’Essec, lui et Philippe avaient conjointement dirigé le bureau des étudiants. Deux décennies plus tard, ils se vantaient encore d’avoir détourné un peu de la trésorerie pour s’offrir un week-end à Val-Thorens. Erwann savait donc d’où Hélène venait, par quelle école elle était passée, son coup de pompe parisien, ses filles qui l’empêchaient de bosser tard le soir, ses gloires passées, ses défaillances, des trucs plus intimes encore peut-être bien.
— Je te fais confiance, dit-il.
— Il faudrait qu’on se voie aussi.
— Pour ?
Il savait bien à quoi elle faisait allusion. Hélène prit sur elle et passa outre son petit numéro de touriste.
— Tu te souviens. Mon évolution au sein de la boîte…
— Ah ouais ouais ouais. Il faut qu’on fasse un point là-¬dessus. Ça fait clairement partie des priorités.
Hélène sentit des idées homicides lui passer par la tête. Elle le tannait depuis des mois maintenant pour passer du poste de senior manager (ce qui ne signifiait pas grand-chose dans une si petite boîte) à celui d’associée à part entière et si Erwann était d’accord sur le principe, dans les faits, il ne se passait rien du tout.
— OK, dit-elle. Ce mois-ci, j’ai facturé plus de jours qu’il n’y a de jours ouvrables. Je bosse comme une cinglée et je sais bien que tu veux revendre à un gros cabinet. Je te préviens, il est pas question que je me retrouve la dixième roue du carrosse dans une succursale de McKinsey.
— Mais totalement ! fit Erwann, avec un enthousiasme ballottant. Tu connais mon opinion là-dessus. Fidéliser les talents. Y a zéro souci.
Hélène se dit que s’il se foutait d’elle, elle lui ferait cracher du sang. C’était le genre de phrases qui soulageaient et n’engageaient à rien, surtout quand on les gardait pour soi. Sur ces considérations belliqueuses, elle regagna l’open space où d’autres consultants se trouvaient disséminés, chacun dans son coin, un casque sur les oreilles et les yeux fixés sur son écran. Ces gens qui gagnaient entre quarante et quatre-vingt-dix mille balles par an et n’avaient même pas un bureau dédié. Il fallait qu’elle se sorte à tout prix de ce marécage d’indifférenciés. Depuis toujours, c’était la même histoire. Réussir.

La réunion devait se tenir dans les sous-sols de la mairie, une pièce aveugle éclairée au néon avec des tables en composite rangées en U et un tableau Veleda. Arrivée la première, Hélène vérifia que le Barco fonctionnait, le connecta à son ordinateur, fit défiler quelques slides pour s’assurer que tout roulait, puis patienta, les jambes croisées, pianotant machinalement sur son téléphone. Manuel lui avait adressé trois nouveaux messages qui en substance disaient tous la même chose. J’ai hâte. Je pense à toi sans arrêt. Vivement ce soir. C’était mignon, mais redondant. Il ne fallait pas non plus qu’il commence à trop se monter la tête. Elle voulut rédiger une réponse pour calmer ses ardeurs, hésita ; elle ne savait pas très bien quoi lui dire en réalité. Là-dessus, deux hommes entrèrent dans la pièce en laissant la porte ouverte derrière eux. Hélène se leva aussitôt, tout sourire. Elle connaissait vaguement le premier, un jeune type déjà chauve qui portait des Church’s et une veste cintrée. Aurélien Leclerc. Il prétendait occuper le poste de dircom adjoint. Les mauvaises langues assuraient qu’il n’était en réalité qu’adjoint du dircom. »

Extraits
« Il arrivait que Lison s’oublie et se laisse aller à tutoyer sa cheffe. Hélène ne relevait pas. Elle avait tendance à tout passer à cette drôle de gamine. Il faut dire qu’elle était marrante avec ses Converse, ses manteaux couture de seconde main et son faciès chevalin, dents trop longues et yeux écartés qui ne suffisaient pas à l’enlaidir. Pour tout dire, elle lui avait changé la vie. Parce qu’avant de la voir débarquer, Hélène s’était longtemps sentie au bord du gouffre.
Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.
Le mal s’était déclaré quatre années plus tôt, quand elle et Philippe vivaient encore à Paris. Un beau jour, au bureau, Hélène s’était enfermée dans les toilettes parce qu’elle ne supportait tout simplement plus de voir les messages affluer dans sa boîte mail. Par la suite, ce repli était devenu une habitude. Elle s’était planquée pour éviter une réunion, un collègue, pour ne plus avoir à répondre au téléphone. Et elle était restée assise comme ça sur son chiotte pendant des heures, améliorant son score à Candy Crush, incapable de réagir et caressant amoureusement des idées suicidaires. » p. 15

« Cornécourt ne payait pas de mine. C’était une petite ville peinarde, avec son église, un cimetière, une mairie des seventies, une zone d’activités qui faisait tampon avec l’agglomération voisine, des zones pavillonnaires qui champignonnaient sur le pourtour et, au milieu, une place flanquée des habituels commerces: PMU, boulangerie, boucherie-charcuterie, agence immobilière où s’activaient deux hommes en chemisette.
À Cornécourt, le taux de natalité était bas, la population vieillissante, mais les finances municipales au beau fixe, grâce notamment aux abondantes taxes que payait une vaste fabrique de pâte à papier au nom norvégien que personne ici n’arrivait à prononcer. Cette prospérité n’empêchait pas le FN d’arriver en tête des premiers tours ni ses habitants de déplorer des incivilités toujours imputables aux mêmes. Un rétroviseur endommagé pouvait ainsi susciter des propos tombant sous le coup de la loi, des tags tracés nuitamment sur les murs du centre culturel nourrir des idées d’expédition punitive. Ainsi au comptoir du Narval, le bistrot qui faisait l’angle et tabac-presse, les violences n’étaient pas rares, mais restaient purement rhétoriques. On y buvait des Orangina, des demis de Stella, des rosés piscine en terrasse quand revenaient les beaux jours. On y grattait aussi des Millionnaire et des Morpion en causant politique, tiercé et flux migratoires. À dix-sept heures, des peintres aux vêtements blanchis, des entrepreneurs toujours inquiets, des maçons turcs qui de leur vie n’avaient jamais vu une fiche de paie, des gamins formés à l’AFPA toute proche venaient boire un verre et se laver des fatigues du jour. » p. 33

« Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c’est pour les vivants, et lui tout seul au volant, ne sachant même pas où diner ni chez qui, en être là au bout du compte, le cheveu plus rare et sa chemise serrée à la taille, surpris de cette sagesse de vieillard qui, à l’improviste, sur cette chanson roulant son héroïsme de prospectus, le cueillait dans une bagnole qui n’était même pas la sienne. Christophe pensa à cette fille qu’il avait voulue à tout prix, et qu’il avait quittée. À ce gosse qui était tout et pour lequel il trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l’impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis. » p. 52

« Inventer une région, il fallait quand même être gonflé, et ne rien comprendre de ce qui se tramait dans la vie des gens, leurs colères alanguies, les rognes sourdes qui couvaient dans les villes et les villages, tous ces gens qui par millions, le nez dans leur assiette, grommelaient sans fin, mécontents d’être mal entendus, jamais compris, guère respectés, et se présumaient menacés par les fins de mois, les migrations et le patronat, grignotés depuis cinquante ans facile dans leurs fiertés hexagonales et leurs rêves de progrès. Aller leur foutre le Grand Est pour règlement des problèmes, les mecs osaient tout. » p. 135

« Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s’en tenir. Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n’était que des images, du folklore. Cette chanson n’avait rien à voir avec l’Irlande. Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur, et qui ne s’était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries, mais là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables, à l’usine puis au bureau, désormais dans les entrepôts et les chaînes logistiques, les hôpitaux et à torcher le cul des vieux, cette vie avec ses équilibres désespérants, des lundis à n’en plus finir et quelquefois la plage, baisser la tête et une augmentation quand ça voulait, quarante ans de boulot et plus, pour finir à biner son minuscule bout de jardin, regarder un cerisier en fleur au printemps, se savoir chez soi, et puis la grande qui passait le dimanche en Megane, le siège bébé à l’arrière, un enfant qui rassure tout le monde: finalement, ça valait le coup. Tout ça, on le savait d’instinct, aux premières notes, parce qu’on l’avait entendue mille fois cette chanson, au transistor, dans sa voiture, à la télé, grandiloquente et manifeste, qui vous prenait aux tripes et rendait fier. » p. 381-382

À propos de l’auteurMATHIEU_Nicolas_©Joel_Saget

Nicolas Mathieu © Photo Joël Saget

Nicolas Mathieu est né à Épinal en 1978. Après des études d’histoire et de cinéma, il s’installe à Paris où il exerce toutes sortes d’activités instructives et presque toujours mal payées. En 2014, il publie chez Actes Sud Aux animaux la guerre, un roman noir qui évoque la fermeture d’une usine. Couronné par quatre prix (Erckmann-Chatrian, Goéland masqué, Mystère de la critique, Transfuge du polar), il est adapté pour la télévision par Alain Tasma. Son second livre, Leurs enfants après eux, reçoit le Prix Goncourt en 2018. En 2019, il publie un court roman, Rose Royal. (Source: Éditions Actes Sud / IN8)

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Mon Maître et mon Vainqueur

DESERABLE-Grand-Prix-Academie-francaise

  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En deux mots
Le narrateur est convoqué par le juge pour détailler l’affaire qui concerne ses meilleurs amis. En lui racontant la relation entre Tina, Edgar et Vasco, il va cependant faire bien davantage que détailler un fait divers. Car ce rendez-vous entre eros et thanatos est un bijou d’humour grinçant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’ami, la femme, l’amant, le (futur) mari et le juge

Dans son nouveau roman, François-Henri Désérable rassemble les ingrédients du roman à suspens, du roman d’amour et de la quête existentielle. Le tout servi par un style aussi brillant qu’enlevé. On comprend l’Académie Française qui vient de lui décerner son Grand Prix!

Un revolver, un cahier Clairefontaine de 96 pages dans lequel ont été écrits une vingtaine de poèmes rassemblés sous le titre Mon maître et mon vainqueur et des traces de poudre sur les mains. Voilà les indices retrouvés sur Vasco et voilà comment débute cet excellent roman. Le narrateur, convoqué par le juge parce qu’il connaissait particulièrement bien les protagonistes de cette affaire, va répondre aux questions du magistrat et dérouler l’histoire de Vasco, de Tina et d’Edgar.
C’est d’abord l’histoire de Tina qu’il veut entendre. Leur première rencontre s’est faite via une émission de radio durant laquelle la comédienne venait présenter sa pièce. Il avait d’emblée été séduit par sa voix et ses silences. Il avait alors eu envie de la voir sur scène. Et là, malgré une place derrière un pilier, il était tombé sous le charme de ses yeux émeraude. Va alors naître une belle amitié qui va se renforcer au gré de leurs rencontres hebdomadaires.
Les choses vont se gâcher lorsqu’il entraîne Tina dans une soirée et lui présente son ami Vasco qui tombe éperdument amoureux de la belle. Une attirance qui est réciproque et qui va faire fi des conventions et de la promesse faite à Edgar de l’épouser. Car Tina est en couple depuis des années, mère de deux jumeaux et engagée dans les préparatifs d’un mariage qui s’annonce somptueux.
Comme dans les meilleurs vaudevilles, la femme, l’amant et le (futur) mari vont se croiser sous le regard incrédule du narrateur mis dans la confidence.
Dans le bureau du juge, il va confier ce qu’il sait de cette affaire, donnant par la même occasion aux lecteurs des détails plus intimes et livrant des sentiments que la justice n’a pas à connaître.
L’occasion est belle pour que la plume allègre de François-Henri Désérable, qui nous avait déjà séduite dans Un certain M. Piekielny fasse à nouveau merveille. Enlevée et poétique – quelques protagonistes y taquinent la muse et Verlaine va jouer un rôle important dans cette tragi-comédie – ce récit vous fera aussi découvrir quelques trésors de la BnF, reviendra sur la relation Rimbaud et Verlaine et vous proposera quelques sonnets et haïkus, ma foi assez réussis.
Avec cet instant poésie, voici venu le moment de vous dévoiler l’origine du titre de ce nouveau superbe roman. Il est issu du recueil Les chansons pour elle (1891) et intitulé «Es-tu brune ou blonde?»
Es-tu brune ou blonde ?
Sont-ils noirs ou bleus,
Tes yeux ?
Je n’en sais rien mais j’aime leur clarté profonde,
Mais j’adore le désordre de tes cheveux.

Es-tu douce ou dure ?
Est-il sensible ou moqueur,
Ton cœur ?
Je n’en sais rien mais je rends grâce à la nature
D’avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur.
Comme l’écrit avec beaucoup d’à-propos Jean-Paul Enthoven dans sa chronique du Point, «on est ici dans le cœur du réacteur passionnel. Avec prose en fusion et phrases à haute valeur émotive ajoutée. Un régal. Tristes sires, stylistes moroses, amateurs de yoga et de sentiments bios s’abstenir.» En d’autres termes, régalez-vous!

Mon maître et mon vainqueur
François-Henri Désérable
Éditions Gallimard
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782072900945
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR.
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains.
Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour. »

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François-Henri Désérable présente Mon maître et mon vainqueur © Production Gallimard

Les premières pages du livre
« 1
J’ai su que cette histoire allait trop loin quand je suis entré dans une armurerie. Voilà ce que plus tard, beaucoup plus tard me confierait Vasco, un jour où nous serions assis, lui et moi, en terrasse d’un café. Ce jour-là donc, je veux dire celui où il est entré dans une armurerie, Vasco avait reçu des menaces, sérieuses au point qu’il avait éprouvé le besoin de se procurer une arme à feu.
C’était un vendredi d’octobre un peu avant midi, à côté de la gare du Nord. En vitrine, en plus des carabines et des armes de poing, Colt, Browning, Beretta, Luger – des noms qui lui étaient familiers, mais dont il n’aurait su dire s’ils renvoyaient à des marques ou des modèles, si beretta par exemple était un nom commun, ou si c’était celui d’une marque, un nom propre passé dans le langage courant –, en vitrine il y avait des armes blanches, dagues, épées, couteaux, poignards et même, me dirait Vasco, un sabre à champagne.
L’armurier était au fond de sa boutique, assis sur un tabouret devant un écran d’ordinateur, un sandwich à la main.
Il a levé la tête : je peux vous aider ?
Voilà, a dit Vasco, je pense m’inscrire dans un club de tir, vous auriez quelque chose à me conseiller ?
Mouais, a marmonné l’armurier, si vous revenez dans un an.
Et il lui a expliqué que ça n’était pas si facile, ça n’était pas comme aux États-Unis où on sortait d’un magasin avec un 9 mm dans un sac en papier comme si on venait de commander une demi-douzaine de donuts, non, en France, il fallait une autorisation, soumise à diverses conditions cumulatives – être majeur et licencié d’un club de tir, ne pas avoir de casier judiciaire, ne pas avoir été admis sans consentement en soins psychiatriques, et cætera. Et puis il fallait adresser sa demande en préfecture, fournir tout un tas de pièces, formulaires, justificatifs, déclarations, certificats, actes, licences, avis, carnets, tout cela pouvait durer des mois, au moins un an et encore, l’a prévenu l’armurier, pas sûr qu’on vous la donne, cette autorisation : vous savez, avec les attentats…
Et si je suis menacé, a objecté Vasco, si je dois me défendre, je fais comment ?
Le mieux, a suggéré l’armurier, c’est une matraque télescopique, celle-ci par exemple. Et il a sorti de la vitrine une matraque noire, en acier nickelé, avec manche en caoutchouc cranté antidérapant – la crème de la crème pour seulement 59 euros 90. Faites voir, a demandé Vasco. Pliée, la matraque mesurait vingt et un centimètres, déployée, elle en faisait cinquante-trois, tout juste de quoi tenir un assaillant à distance.
Entre ça et rien, s’est dit Vasco, et il est sorti avec sa matraque télescopique dans un étui en nylon. Et pendant près d’un mois il ne sortait plus qu’avec sa matraque, avec aussi la boule au ventre, s’attendant à voir débarquer à tout moment en bas de chez lui Edgar avec une batte de base-ball, puisque c’est cela qu’entre autres choses Edgar avait écrit dans son mail : je vais te défoncer à coups de batte.
Ma matraque, ma petite matraque, se rassurait Vasco en la caressant : il suffisait de la tenir par le manche, puis d’exécuter, d’un mouvement vif du poignet, un geste de balancier d’arrière en avant et hop, elle se déployait aussitôt. Ça devenait alors une arme redoutable, un coup dans la mâchoire, avait précisé l’armurier, et l’assaillant n’avait plus qu’à boire de la soupe pendant six mois. Voilà à quoi songeait Vasco quand il songeait à Edgar, de la soupe, viens donc me trouver, et tu vas boire de la soupe pendant six mois.

2
Ah, s’est écrié le juge, ceci explique cela :
Ni Colt ni Luger
Ni Beretta ni Browning
Bois ta soupe Edgar
Encore un haïku, j’ai dit. Vous n’avez qu’à compter les syllabes : cinq, sept, cinq. Dix-sept au total.
Dix-sept syllabes, vous dites ? a demandé le juge qui récitait le haïku à voix basse, en comptant sur ses doigts :
Ni/Colt/ni/Lu/ger (5)
Ni/Be/ret/ta/ni/Bro/wning (7)
Bois/ta/sou/pe/Ed/gar (6)
Le dernier vers, a dit le juge : il compte six syllabes, pas cinq.
Cinq. À cause de l’élision : la voyelle en fin de mot s’efface devant celle qui commence le mot suivant. Le juge est un bon juge, par exemple, en plus d’être une flagornerie est un hexasyllabe : le e de juge s’efface au profit du e de est : Le/ju/ge est/un/bon/juge = six syllabes. Idem avec Bois/ta/sou/pe Ed/gar : le e de soupe s’efface devant le e d’Edgar, le vers compte cinq syllabes et le tercet dix-sept. Mais enfin, je ne suis pas là pour un cours de versification…
En effet, a dit le juge. Puis : Vuibert, apportez-moi le scellé no 1.
Et en attendant que le greffier lui apporte le scellé no 1, le juge s’est allumé une clope. Il m’a demandé si j’en voulais une, mais je ne fumais pas, je n’avais jamais vraiment fumé de ma vie, alors il a fumé seul, le juge, en silence, à la fenêtre entrouverte, le regard perdu au loin vers la fontaine Saint-Michel, les cheveux dans le vent que le vent échevelait ; sa cravate penchait, on aurait dit un poète, et peut-être qu’au fond sa vocation c’était ça : vivre en poète. Peut-être qu’il s’était retrouvé par hasard sur les bancs d’une faculté de droit, par hasard à l’École nationale de la magistrature, plus tout à fait par hasard au palais de justice de Paris, à mener des enquêtes, à éplucher des dossiers, à auditionner des témoins, alors qu’au fond de lui il n’aspirait qu’à être poète, ou plus simplement à jouer au poète, à en prendre la pose, c’est-à-dire à regarder le soleil se coucher sur la Seine en déclamant des sonnets, la cravate de travers.
Voilà à quoi je pensais, pendant que lui pensait aux fleuves impassibles, au prince d’Aquitaine à la tour abolie, à la chair qui est triste, hélas, aux sanglots longs des violons de l’automne, plus prosaïquement à ses gamins qu’il faudrait aller chercher tout à l’heure à l’école, à sa femme qui lui avait demandé de passer au pressing, récupérer sa jupe en cuir noir, aux bas résille, aux jarretières en dentelle qu’il lui arrivait de porter là-dessous ; à rien, peut-être. Il a écrasé sa clope sur l’appui de fenêtre ; la porte s’est ouverte ; le greffier était là.
Vous le reconnaissez ? a demandé le juge.
Sauf erreur de ma part, j’ai dit, il s’agit du greffier.
Le greffier a souri, mais pas le juge.
Pas le juge qui a dit, en montrant le scellé no 1 que lui avait remis le greffier : ça, vous le reconnaissez ?
Comment ne pas le reconnaître ? Je l’avais regardé pendant des heures, j’en avais caressé le canon et la crosse, je l’avais tenu entre les mains avec une infinie précaution. J’avais même mis Vasco en joue, pour plaisanter j’avais appuyé sur la détente, et j’avais entendu le cliquetis que ça fait quand on tire à sec, sans munition, et que le chien vient percuter le barillet. J’aurais pu le reconnaître entre mille.
Alors, a insisté le juge, vous le reconnaissez ?
Et j’aurais pu prétendre que non, que je ne l’avais jamais vu, ce Lefaucheux à six coups de calibre 7 mm, désolé, ça ne me dit rien, j’aurais pu dire, mais je me suis rappelé qu’un peu plus tôt j’avais prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, j’avais même levé la main droite, je me suis rappelé que j’étais face au juge, dans le bureau du juge, et le juge n’avait pas l’air d’être là pour rigoler.
Attendez, j’ai dit, faites voir.
Et de nouveau j’ai pu l’examiner de très près, ce revolver, de nouveau j’ai vu, même à travers le sachet en plastique transparent, les poinçons « ELG et étoile », les initiales « JS » frappées sur la face avant du barillet, et bien sûr le numéro de série, le fameux no 14096 qui avait tant affolé l’histoire de la littérature.
J’ai concédé que oui, je le reconnaissais.
Bien, s’est félicité le juge. Continuons à faire le lien entre ce revolver et ce cahier.
Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Un Clairefontaine à grands carreaux, format 21 × 29,7. Quatre-vingt-seize pages dont il ne restait qu’un peu plus de la moitié – le reste avait fini dans ma corbeille. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains. Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour.
Quelle affaire, j’ai dit. Et si le juge m’avait convoqué, c’est qu’il avait de bonnes raisons de croire que je pouvais l’aider à y voir plus clair. Un véritable casse-tête, m’avait-il avoué : pas de témoins, ou plutôt, s’était-il corrigé, deux cent cinquante témoins dont aucun n’était fiable, car tous, connaissant de près ou de loin la victime, avaient pris son parti, tous accablaient le mis en examen qui n’avait qu’un nom à la bouche : Tina. Vasco répétait en boucle Tina, Tina, Tina, comme si psalmodier son prénom allait la faire revenir. Voyez ça avec Tina, disait Vasco, mais la Tina en question, se désolait le juge, refusait de collaborer à l’enquête, au sujet de laquelle Vasco se contentait d’un laconique : le cahier, tout est dans le cahier, vous n’avez qu’à lire les poèmes.
Alors, avait demandé le juge, vous m’expliquez ?
Je passais pour être le meilleur ami de Vasco. J’étais l’un des amis les plus proches de Tina. Autant dire qu’il attendait beaucoup de moi, le juge. Et moi j’étais d’accord pour lui expliquer ce qu’il voulait, si ça lui chantait je pouvais bien me faire l’exégète d’un recueil de poèmes, mais enfin je l’avais quand même mis en garde, il allait devoir s’armer de patience, tout cela allait prendre du temps. C’était toute une histoire, cette histoire.
Je suis payé pour qu’on m’en raconte, avait dit le juge.
Par quoi je commence ?
Parlez-moi d’elle. Parlez-moi de Tina.

3
Un silence. De Tina j’ai d’abord entendu un silence. On l’avait invitée à la radio un matin pour la promo de sa pièce, l’animateur venait de lui demander si le théâtre ne faisait que reproduire le réel, ou s’il le transcendait pour atteindre une forme d’universel, question à laquelle en retour on n’obtient le plus souvent qu’une réponse éculée – pas le genre de Tina qui avait décidé d’y réfléchir vraiment, comme si elle pesait intérieurement chacun de ses mots.
Résultat, un blanc, un long blanc que l’animateur a comblé comme il pouvait, en rappelant l’heure qu’il était (9 h 17), le nom de la station et celui de son invitée, son âge (vingt-huit ans), sa profession (comédienne), le titre de la pièce (Deux jours et demi à Stuttgart) dont elle partageait l’affiche et qui lui valait une nomination aux Molières (de la révélation féminine) et enfin son sujet (l’ultime rencontre entre Verlaine et Rimbaud, les deux jours et demi qu’ils avaient passés ensemble à Stuttgart en février 1875), avant de reformuler la question (alors, le théâtre, mimétisme ou mimèsis ?)
J’étais chez moi, dans la salle de bains, la radio posée sur la machine à laver, je me brossais les dents et je pouvais entendre distinctement le frou-frou des brins de la brosse sur l’émail de mes dents, je pouvais entendre s’écouler le mince filet d’eau et surtout, surtout les silences de Tina, oui, j’entendais les silences de Tina, et je songeais qu’il faudrait établir une typologie du silence, les décrire puis les classer, du silence suggestif au silence oppressant, du silence solennel au silence désolé, du silence monotone d’un coin de campagne en hiver au silence pieux des fidèles à l’église, du silence éploré des chambres funéraires au silence contemplatif des amants au clair de lune, tous, il faudrait les décrire, jusqu’aux silences radiophoniques de Tina.
Ça a duré comme ça pendant dix minutes d’un silence quasi parfait, seulement interrompu par les questions de l’animateur qui les posait maintenant en s’excusant presque, comme s’il était intimidé par les silences réflexifs de Tina, de longs silences inhabituels à la radio, et dont les relances de l’animateur ne faisaient que redoubler l’intensité. Elle m’avait d’abord intrigué, puis elle m’avait agacé. Elle semblait s’écouter ne rien dire comme d’autres s’écoutent parler. L’animateur a fini par lancer une chanson : Ton héritage, de Benjamin Biolay – je m’en souviens comme si c’était ce matin même, je l’entendais pour la première fois, magnifique, cette chanson, si tu aimes l’automne vermeil merveille rouge sang, ai-je fredonné, ça vous dit quelque chose ? Non ? Bon.
Toujours est-il qu’après la chanson de Biolay Tina s’est mise à parler.
Non pas d’elle, non pas de sa pièce, non pas pour répondre aux questions de l’animateur : elle s’est mise à réciter des poèmes. Combien de temps nous reste-t-il, a demandé Tina, dix minutes, c’est ça ? Alors laissez-moi vous offrir un peu de Verlaine, un peu de Rimbaud, laissez-moi vous réciter des poèmes. Et pendant dix minutes en direct à la radio, à une heure de très grande écoute elle a dit des vers, elle a commencé par un sonnet des Poèmes saturniens, et quand elle a eu fini de réciter celui-là, sans même laisser l’animateur la relancer elle a enchaîné avec un autre poème, de Rimbaud cette fois-ci : Au Cabaret-Vert sur le dernier vers duquel elle a dit écoutez, écoutez la double allitération, en s, en r, la chope immense, avec sa mousse que dorait un rayon de soleil arriéré, écoutez bien, et elle l’a répété, ce vers, en détachant chaque syllabe, en accentuant chaque phonème, et sans transition on a eu droit au Bateau ivre, aux vingt-cinq quatrains scandés de bout en bout comme ils devraient toujours l’être, d’une voix juste et posée, venue non pas des cordes vocales, non pas du frottement de l’air des poumons sur les replis du larynx, mais de plus loin, de plus bas, du cœur, des tripes, du bas-ventre, que sais-je, une voix qui vous fait entendre les clapotements furieux des marées, qui vous fait voir les lichens de soleil et les morves d’azur, les hippocampes noirs, les archipels sidéraux, et pendant qu’on pouvait écouter, sur une station concurrente, un élu local dénoncer un projet de réformes décidé en catimini par une bande d’incapables, véritable coup de rabot qui allait grever les finances des communes, et sur une autre un ministre défendre cette mesure nécessaire dans la conjoncture actuelle pour parvenir à l’équilibre budgétaire, relancer la croissance et retrouver la confiance des ménages, et sur une autre encore un leader syndical mettre en garde le chef du gouvernement qui se disait déterminé à garder le cap et néanmoins désireux de renouer le dialogue social, et sur une autre enfin un imitateur imiter tout ce monde entre deux rires affectés du patron de la matinale, Tina, elle, récitait de la poésie, et moi j’étais là, dans ma salle de bains, adossé au tambour de la machine à laver, et comme un million d’auditeurs ce matin-là je ne respirais plus qu’à la césure, entre deux hémistiches.
Je l’avais trouvée tour à tour artificielle et sincère, poseuse puis touchante, je ne savais pas à quoi m’en tenir, je ne savais pas si j’étais fasciné ou agacé ou les deux à la fois, mais elle m’avait donné envie d’aller la voir, sa pièce. Il ne restait que quelques places de catégorie 4, à trente-huit euros et à « visibilité réduite », et j’ai pensé naïvement qu’elle serait partiellement réduite, la visibilité, dérisoirement réduite, j’ai pensé qu’à ce prix je pourrais voir au moins les deux tiers de la scène et même, pourquoi pas, en prenant la peine de me pencher un peu, la scène tout entière – or ce que j’avais pris pour une mise en garde anodine était un euphémisme, doublé d’une véritable escroquerie : je me suis retrouvé sur un strapontin, derrière un poteau, que dis-je, un pilier, un pilier porteur, énorme, massif, et sans doute que si vous le retiriez, ce pilier, c’était tout l’édifice qui s’écroulait sur lui-même, et à ce moment-là je n’étais pas contre le voir s’écrouler sur les salauds qui me l’avaient vendue, cette place, car j’avais beau me contorsionner, j’avais beau passer mon cou derrière celui de mon voisin, rien. Je n’ai rien vu de Deux jours et demi à Stuttgart. Trente-huit balles, j’ai dit. Et soixante-dix balles d’ostéo. Pour le torticolis.
Autant vous dire qu’en sortant de là je l’avais mauvaise. D’accord, me direz-vous, ça ne m’avait pas empêché de tout entendre, de la première à la dernière réplique – celle, authentique, qu’a eue Verlaine en apprenant la mort de Rimbaud –, mais enfin j’aurais quand même voulu la voir, cette pièce « sensible et haletante » selon Le Point, « d’un réalisme sidérant » (Le Monde), « portée par deux comédiennes au sommet de leur art » (Télérama), avec « la jeune Lou Lampros, magistrale dans le rôle de Rimbaud » (L’Officiel des spectacles) et « la révélation de l’année dans celui de Verlaine » (Elle, qui parlait donc de Tina). Il n’y avait eu d’avis mitigé que celui du Figaro : « Un monument de verbiage à la scénographie sans grâce, à peine sauvé par sa distribution faussement audacieuse (les deux poètes incarnés par deux femmes, quelle idée !) » – phrase hélas un peu trop longue, avaient fait valoir les producteurs de la pièce, pour figurer in extenso sur l’affiche, mais qu’on avait quand même tenu à reproduire partiellement : « Un monument […] ! » (Le Figaro).
C’était marqué comme ça, en lettres capitales, sur l’affiche à l’entrée du théâtre : « UN MONUMENT […] ! » (Le Figaro), et juste au-dessus il y avait le nom de la pièce, et encore au-dessus les visages des deux comédiennes, Lou et Tina, dos à dos, et j’ignore pourquoi, mais j’ai été comme happé par le regard, par les yeux de Tina – des yeux…
Que votre ami, a dit le juge, évoque dans un poème.
mon insomnie
continuelle
la zizanie
perpétuelle
la symphonie
habituelle
de mes nuits :
le vert inouï
de tes yeux
(et en plus ils sont deux)
Pas de doute, j’ai dit, ce sont bien les yeux de Tina, ils sont verts, ils sont deux, pas de doute. Des yeux d’un vert, mon Dieu. Un vert propre à ses yeux : des yeux vert-de-tina. L’Amazonie vue du ciel, disait Vasco, avec un zeste de bleu : l’iris a la vigueur de la houle ; tout est grondement, roulement, tohu-bohu perpétuel où se noie la pupille, comme un navire démâté par l’orage. Et sur l’affiche aussi ils étaient verts, ses yeux, mais d’un vert pâle, un vert délavé d’après la pluie ; elle avait un demi-sourire, un menton carré, légèrement proéminent ; une moustache postiche lui mangeait la moitié du visage.
Et j’aurais pu lui dire, au juge, comment j’étais parvenu, via le producteur de sa pièce que je connaissais plus ou moins, à faire sa rencontre, comment elle et moi étions devenus amis, oui, j’aurais pu lui dire la tendre complicité qui depuis m’unissait à Tina (je ne prétends pas qu’au début je n’avais pas eu envie de coucher avec elle, elle aussi y avait songé quelque temps, disons que l’idée l’avait effleurée, et bien qu’elle n’ait jamais rien laissé entendre en ce sens, j’aime à croire que ce fut le cas, mais elle n’avait aucune intention d’être infidèle à Edgar – et cela va de soi, c’était avant Vasco. Et puis l’envie nous était passée, nous étions parvenus à sublimer ce désir, à fragmenter l’éros pour n’en garder que sa dimension spirituelle – tant mieux : notre amitié valait mieux qu’un corps-à-corps éphémère, et d’une certaine façon elle était déjà de l’amour, et c’est peut-être ça, l’amitié : une forme inachevée de l’amour).
J’aurais pu lui dire tout ça mais ça n’était pas le sujet. Le sujet, c’est que nous avions pris l’habitude de nous voir une fois par semaine, le jeudi après-midi – c’était jour de relâche au théâtre. Nous nous retrouvions à l’Hôtel Particulier, qui présentait le double avantage d’être à deux pas de chez moi et pas trop loin de chez elle : ainsi je n’avais jamais à l’attendre longtemps. Elle disait souffrir depuis plusieurs années d’une pathologie qu’elle craignait irréversible : elle omettait de prendre en compte le temps de trajet. Elle ne partait de chez elle qu’à l’heure où elle était attendue, comme si, d’un claquement de doigts, elle pouvait se retrouver sur le lieu de rendez-vous où elle arrivait en général en retard d’un quart d’heure, parfois plus, jamais moins – elle ratait des trains, elle offusquait des gens, c’est comme ça, mon vieux, il faut t’y faire, disait Tina. Alors quand un jeudi après-midi je lui ai fait savoir que je recevais des amis à dîner samedi soir, qu’il y aurait ce Vasco que je voulais lui présenter, et qu’elle m’a dit j’essaierai de passer (elle avait déjà quelque chose de prévu), il m’a semblé tout naturel qu’il ne fallait pas trop compter sur sa présence parmi nous ce soir-là.

4
Vasco n’aimait que les brunes ou les blondes or les cheveux de Tina tiraient vers le roux – auburn, avec des reflets acajou. Tina n’aimait les garçons qu’aux yeux verts, or ceux de Vasco étaient bleus, avec une touche de marron. Elle n’était pas du tout son genre ; il n’avait jamais été le sien. Ils n’avaient rien pour se plaire ; ils se plurent pourtant, s’aimèrent, souffrirent de s’être aimés, se désaimèrent, souffrirent de s’être désaimés, se retrouvèrent et se quittèrent pour de bon – mais n’allons pas trop vite en besogne.
Il n’avait pas fallu bien longtemps après ça, après sa rencontre avec elle, pour que Vasco m’assaille de questions. Il voulait tout savoir de Tina, un peu comme vous, j’ai dit, qui voulez tout savoir de Vasco. Car elle était venue, finalement. En retard, comme d’habitude, mais elle était venue. Nous en étions au dessert, Vasco s’entretenait de bowling avec Malone, son avocat – qui en ce temps-là n’était pas son avocat, mais un avocat que nous avions pour ami. Et je les écoutais d’une oreille, j’écoutais Vasco lui raconter la seule fois de sa vie où il avait joué au bowling, c’était un mercredi soir à Joinville-le-Pont, un cauchemar, disait Vasco, il se souvenait encore de sa boule qui finissait une fois sur deux dans les rigoles en bordure de la piste, des quilles toujours droites, comme une armée de soldats nains prêts à fondre sur lui, et du zéro humiliant qui s’affichait sur le panneau d’affichage. J’ai vécu des heures outrageantes au bowling de Joinville-le-Pont, disait Vasco quand on a toqué à la porte. C’était Tina.
Un bouquet de jonquilles qu’elle avait dans les mains dissimulait son visage, mais je pouvais voir, de part et d’autre du bouquet, ses cheveux et ses boucles d’oreilles, des boucles immenses ornées de pétales d’hortensia, et qui la faisaient ressembler à une princesse andalouse – à l’idée que Vasco se faisait d’une princesse andalouse, et d’ailleurs c’est comme ça que plus tard il l’appellerait, ma princesse andalouse, il dirait. Tiens, c’est pour toi, m’a dit Tina ; alors j’ai mis les fleurs dans un vase pendant qu’elle s’excusait du retard, elle arrivait d’une autre soirée, elle avait un peu picolé, est-ce que j’avais du champagne ? Je lui ai servi une coupe, elle a trinqué avec nous, je ne sais plus de quoi nous avons parlé, je me souviens que nous l’écoutions sans rien dire, Vasco surtout qui semblait fasciné : il la regardait avec un sourire un peu niais, droit dans les yeux, comme s’il voulait vivre là où portait son regard. Je te promets s’échappait d’un tourne-disque, mais le vinyle était rayé, et la voix de Johnny butait sur le mot couche de « Je te promets le ciel au-dessus de ta couche » – couche, couche, couche, bégayait Johnny, alors Tina s’est levée, elle a soulevé la pointe du tourne-disque, et comme il n’y avait plus de musique… »

Extraits
« Le ravissement à deux acceptions: celle d’enchantement, de plaisir vif, mais aussi celle d’enlèvement, de rapt. Et c’est précisément cela que depuis quelques temps Tina éprouvait, le sentiment d’être enlevée à sa propre vie: celle d’une femme qui aimait un homme qui lui était fidèle, et qu’elle allait épouser. Elle avait vu Vasco trop souvent, à des intervalles trop rapprochés, elle était maintenant sur le point d’être foutue, c’est elle qui disait ça, je suis à ça, disait-elle en rapprochant son pouce de son index, d’être foutue – sa façon de lui dire sans le dire qu’elle commençait à l’aimer. Elle s’en voulait, mais moi je crois qu’elle n’aurait pas dû s’en vouloir: on ne choisit pas de tomber amoureux, on le fait toujours malgré soi. Elle était, disait-elle, une grenade, une putain de grenade dégoupillée entre ses jambes, il était encore temps pour lui de les prendre à son coup, parce qu’entre elle et lui il n’y avait pas de lendemains, et sans lendemains, elle explosait.
Or d’ici quelques mois elle allait se marier, elle aimait son mari, elle ne voulait ni ne pouvait aimer un autre homme, il pouvait comprendre, non? Mais Vasco ne comprenait pas, il ne comprenait rien, Vasco, il ne voyait pas qu’il y avait, dans l’exubérance, dans l’allégresse endiablée de Tina, dans cette façon qu’elle avait de se dévoiler sans pudeur, de se livrer sans réserve à qui croisait son chemin, amis intimes ou parfait inconnus, dans l’illusion qu’elle leur donnait de tout leur donner, il ne voyait pas qu’il y avait là un moyen de mieux leur dérober l’essentiel: son tumulte intérieur, ses fêlures, l’insondable gouffre dans quoi s’engouffrait son immense solitude. p. 62-63

Elle et lui se connaissaient depuis bientôt deux mois maintenant et j’étais devenu le confident de l’un et le confesseur de l’autre, l’historiographe de leur amour: car c’était bien d’amour, qu’il s’agissait — des vertiges enivrants de l’amour en ses débuts: les veilles des jours où ils devaient se voir leur étaient délectables par les lendemains qu’elles promettaient, et les lendemains des jours où ils s’étaient vus par les souvenirs de la veille. Et si Vasco s’employait à rester léger, vaguement indifférent, feignant de n’éprouver pour Tina qu’un désir incertain, tout, dans l’inflexion, dans le modelé de sa voix s’altérait quand il me parlait d’elle — or elle était son unique sujet de conversation, sa seule obsession, il n’avait à la bouche que le prénom de Tina dont ce jour-là c’était l’anniversaire. p. 66

À propos de l’auteur
DESERABLE_francois_henriFrançois-Henri Désérable © Photo Claire Désérable

François-Henri Désérable est l’auteur de trois livres aux Éditions Gallimard, dont Évariste et Un certain M. Piekielny. Dans Mon maître et mon vainqueur, roman virevoltant, il laisse percevoir une connaissance sensible des tourments amoureux. (Source: Éditions Gallimard)

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