Sarah, Susanne et l’écrivain

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En lice pour le Prix Goncourt 2023

En deux mots
Sarah se confie à un écrivain, lui raconte ses problèmes de couple. Il décide alors de transposer son histoire en inventant le personnage de Susanne, une mère de famille vivant à Dijon et qui va choisir de prendre du recul en louant un petit appartement en banlieue. Un choix que son mari et ses enfants auront bien du mal à comprendre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des confidences qui font un roman

Avec «Sarah, Susanne et l’écrivain», Éric Reinhardt nous offre de pénétrer dans la fabrique littéraire. Après avoir recueilli les confidences de Sarah un écrivain décide de transposer son récit en créant le personnage de Susanne. Tout au long du roman en train de s’écrire, on suit ce trio. Avec délectation !

Susanne est généalogiste et vit avec son mari et ses enfants Paloma et Luigi à Dijon. Quand elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer, elle décide de revendre ses parts à son associée Delphine pour se consacrer à ses passions, l’art et l’écriture, même si ses manuscrits successifs sont refusés par les éditeurs et si ses œuvres d’art ne sont pas destinées aux grandes galeries. Elle prend aussi davantage de temps pour les musées et s’intéresse à un tableau qu’elle a vu dans la devanture d’un antiquaire. Se décidera-t-elle à l’acheter? Elle ne devra pas compter sur son mari pour l’encourager car ce dernier prend de plus en plus de recul. Il s’est aménagé une pièce à la cave où il a décidé de se remettre à la guitare. Mais plutôt que de gratter l’une de ses Gibson, il boit et fume des joints.
Cette présence-absence va finir par décider Susanne à réagir. Elle prend le large, même si ce n’est pas trop loin de leur bel appartement du centre-ville de Dijon. Elle choisit de louer dans la banlieue industrielle, à Longvic, histoire de faire un break. Et de faire réagir son mari et ses deux enfants.
Mais ce coup de poker n’a pas l’effet escompté. C’est même tout le contraire. Son fils rechigne à partager sa vie et préfère conserver ses habitudes, sa fille la soutient du bout des lèvres et son mari semble parfaitement à l’aise avec cette nouvelle vie. Susanne s’enfonce alors dans une spirale négative.
Ce drame est une fiction qu’écrit un auteur à partir des confidences de Sarah. Cette dernière, qui avait aimé les précédents romans, lui a confié qu’elle vivait «une histoire douloureuse et silencieuse qui lui donnait l’impression d’être dans l’un de ses livres.» Peut-être en mal d’inspiration ou simplement par curiosité, il lui a demandé de lui raconter son histoire afin de pouvoir la transposer dans un roman.
Nous voici donc en train de lire une histoire à tiroirs, celle de la «vraie» Sarah, de Susanne, son double de fiction, celle de l’écrivain transposant l’histoire de la première avec le personnage de la seconde et le tout composé par Éric Reinhardt, démiurge s’amusant à tirer les ficelles de cette vraie-fausse fiction.
Car bien entendu, ce qui fascine ici, c’est la plongée dans le travail d’écriture. Le romancier propose au lecteur de l’accompagner dans la création de son œuvre. Il nous montre comment il crée Susanne à partir de Sarah et comment il s’émancipe de l’une pour mieux cerner l’autre.
Cette explication de texte est aussi une manière de mettre fin à la polémique née après la publication de L’Amour et les forêts. On se souvient qu’une lectrice avec laquelle il avait échangé une correspondance puis retrouvée à Paris et qui lui avait raconté ses problèmes, y compris par écrit, avait porté plainte pour atteinte à la vie privée et contrefaçon. C’est donc avec les armes du romancier qu’Éric Reinhardt répond. Avec un formidable roman-gigogne qui donne ses lettres de noblesse à la création, au style et à l’imagination.

Sarah, Susanne et l’écrivain
Éric Reinhardt
Éditions Gallimard
Roman
420 p., 22 €
EAN 9782072945892
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Dijon et dans les environs. Mais on y évoque aussi l’Ouest de la France et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sarah a confié l’histoire de sa vie à un écrivain qu’elle admire, afin qu’il en fasse un roman. Dans ce roman, Sarah s’appelle Susanne.
Au départ de ce récit, Susanne ne se sent plus aimée comme autrefois. Chaque soir, son mari se retire dans son bureau, la laissant seule avec leurs enfants. Dans le même temps, elle s’aperçoit qu’il possède soixante-quinze pour cent de leur domicile conjugal. Troublée, elle demande à son époux de rééquilibrer la répartition et de se montrer plus présent, en vain. Pour l’obliger à réagir, Susanne lui annonce qu’elle va vivre ailleurs quelque temps. Cette décision provoquera un enchaînement d’événements aussi bouleversants qu’imprévisibles…
Réflexion sur le lien troublant et mystérieux qui peut apparaître entre lecteurs et écrivains, ce roman puissant, porté par la beauté de son écriture, fait le portrait d’une femme qui cherche à être à sa juste place, quelque périlleux que puisse être le chemin qui y mène.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Ariane Combes-Savary)
RTS (Julie Évard)
Benzine mag (Benoît Richard)
Les Échos (Isabelle Lesniak)
Page des libraires (Stanislas Rigot de la librairie Lamartine à Paris)
42 mag (Simon Bornstein)
À Voir À Lire
Paris Dépêches (Pascal Hebert)
Ici Beyrouth (Bélinda Ibrahim)
FNAC (Thomas Louis)


Éric Reinhardt présente «Sarah, Susanne et l’écrivain» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1
Sarah lui demanda comment il imaginait Susanne Stadler, puisque c’était le nom qu’il lui avait choisi. Qui est cette femme, finalement ? lui demanda-t-elle.

Il lui répondit qu’elle avait le même âge qu’elle, quarante-quatre ans au moment des faits, il n’avait pas modifié la date de naissance. Elle était brune et grande elle aussi, mariée et mère de deux enfants, Luigi et Paloma, de dix-sept et vingt et un ans. Les vrais prénoms, comme elle le lui avait demandé, n’avaient pas été conservés. Il avait également changé la ville. Susanne Stadler habitait Dijon.

Elle lui demanda pourquoi Dijon. Plutôt que Lens, Toulouse, Nancy, Clermont-Ferrand, que sais-je encore…

Il lui répondit qu’initialement, il avait voulu situer cette histoire dans le ventre du territoire français (si l’on peut dire), pour activer une sorte de métonymie. L’idée de l’isolement par ce point géométrique où l’on est le plus éloigné des pourtours, c’est ce que lui évoquait la situation de son héroïne et il avait cherché la ville qui par sa position géographique accentuerait cette impression. Il avait tapé France sur Google, il avait ouvert la carte, il avait posé son curseur sur la zone où il lui semblait que devait se dérouler cette histoire, il avait cliqué dessus et le nom d’une ville était apparu : 63610 Besse-et-Saint-Anastaise. Il s’y était rendu. Il avait visité les environs. Il était parti en quête d’autres villes. Il voulait multiplier les hypothèses. On ne choisit pas une ville à la légère. Il était allé en repérages à Bourges, il était allé en repérages à Nevers, il était allé en repérages à Vichy, il était allé en repérages à Clermont-Ferrand. Il avait arpenté leurs rues, repéré des quartiers où Susanne Stadler pourrait habiter. Dans ces différentes villes, il avait localisé des immeubles répondant aux besoins de la situation telle que Sarah la lui avait décrite. Il avait noté leurs adresses, pris des photographies des façades, spéculé sur la disposition des pièces. L’appartement où logerait la famille de Susanne Stadler devait compter de grandes et de nombreuses fenêtres, afin que l’on puisse suivre de l’une à l’autre depuis la rue l’évolution des habitants dans leur logement, avec suffisamment de recul et sans trop s’exposer aux regards, comme Sarah en avait elle-même fait l’expérience. Il avait hésité entre plusieurs villes. Cela avait duré longtemps. Plusieurs mois. Il était du genre indécis. Il l’avait toujours été. Pas elle ?

Si. Sarah lui répondit qu’elle aussi.

À Bourges, un soir de novembre, une image attrapée au cours d’une promenade l’avait porté à croire que c’était bien par ce couloir mental qu’il devait s’introduire dans l’histoire qu’il se proposait d’écrire, celle de Sarah, celle de Susanne Stadler. Cette image : une jeune femme qui au fond d’un magasin de livres d’occasion, grimpée sur un escabeau, dos à la vitrine, loin du froid du dehors, mettait de l’ordre sur des étagères. Son magasin était fermé. Elle se dressait sous un ruissellement de lumière blanche provenant d’antiques néons accrochés aux solives brunes à proximité de la bibliothèque. Le reste du local était non seulement dans un désordre épouvantable, encombré de cartons, de casiers, de piles de livres, mais plongé dans la pénombre, seuls les néons du fond ayant été allumés par la jeune femme pour lui permettre de ranger ses spacieux rayonnages, en vue sans doute de la prochaine réouverture de son commerce.
Ce tableau format marine perçait de sa clarté la nuit froide et luisante de novembre. Il était resté longtemps devant la vitrine, abrité par son parapluie. La scène se donnait à savourer de l’autre côté d’une mystérieuse frontière, en lisière du réel, comme si cette femme évoluait dans un monde imaginaire, dans un rêve. Comme si déjà elle était dans un livre, dans le livre qu’il désirait écrire et pour les besoins duquel il était justement là, en bordure de cette scène illuminée, à l’épier, à la contempler. Ou comme dans le passé. Il se disait que Susanne Stadler, s’il décidait de faire de Bourges sa ville de résidence, serait une amie de cette libraire, il écrirait une scène où attirée par un livre exposé en vitrine elle passerait la porte de la boutique, pour pouvoir le feuilleter.

Sarah lui demanda pourquoi l’histoire ne se situait pas à Bourges, alors.

Il avait laissé passer du temps sans pouvoir se décider. Finalement, il était retourné à Dijon par hasard et même si cette ville déplaçait l’histoire de Susanne Stadler vers les pourtours de l’Hexagone, dans l’arrondi de la cage thoracique, la décentrant, abolissant la métonymie, Dijon s’était imposée comme une évidence, il ne saurait pas dire pourquoi. Certes, le fait qu’il se soit rendu dans cette ville une première fois lorsqu’il avait vingt ans lui procurait cette sensation de profondeur et d’intériorité qu’il recherchait. Il avait l’impression que le personnage qu’il s’apprêtait à créer venait s’enfouir ou prendre naissance dans les ténèbres de son passé à lui, à la source même de son désir d’être écrivain. Dijon était une ville située non pas seulement en Bourgogne, mais aux confins de sa mémoire, de son imaginaire. En écrivant l’histoire de cette femme, Susanne Stadler, il circulait aussi dans la sienne.

Il y manquera l’océan. Sarah lui fit observer qu’elle avait beaucoup marché, toutes ces années, au bord de l’océan, sur le chemin des douaniers, à quelques kilomètres de sa maison. C’est pendant ces promenades qu’elle avait le plus réfléchi à ses projets d’architecture, tous orientés, après sa rémission, comme il le savait, vers la contemplation, une forme d’ascèse, le rapport au paysage, le désir obsessionnel de voir.

Il le savait. En revanche, il y aura des collines. Sans promenade au bord de l’océan, certes, Sarah avait raison, mais au milieu des vignes, autour de Dijon, sur les coteaux de Marsannay-la-Côte, Gevrey-Chambertin, du Clos de Vougeot, de Nuits-Saint-Georges, jusqu’à Saint-Romain les jours où elle avait le courage de rouler. Sarah connaissait-elle Saint-Romain ? C’est un village parfait perché sur une colline, duquel la vue est admirable, où assise sur un banc dont on jurerait que c’est vous, Sarah, qui l’avez installé là, en ce point précis, tellement ce point est exact, Susanne Stadler se laissera absorber par le paysage. Là, sur ce banc exact, en plus de regarder, elle prendra des notes dans un carnet. Elle réfléchira aux romans qu’elle désirait écrire. Il y aura aussi un tableau. Sarah verra. Un tableau que Susanne Stadler aura envie d’acheter.

Sarah lui demanda s’il ne trouvait pas que ça sonnait un peu trop Duras, Susanne Stadler. Non ? Susanne Stadler. Susanne Stadler. Qu’en pensait-il ? Elle n’était pas fan de ce nom.

Ce n’était pas faux. Il s’en était fait la remarque plusieurs fois. Il avait d’autres noms dans son carnet. Il avait pensé, par exemple, à Susanne Sonneur.

Susanne Sonneur. Susanne Sonneur. C’est bien, Susanne Sonneur. Je préfère Susanne Sonneur.

Alors parfait, optons pour Susanne Sonneur.

Sarah lui demanda quel métier il avait attribué, donc, à Susanne Sonneur, puisque tel est son nom désormais.

Généalogiste. Mais, après sa rémission, elle n’avait jamais repris son activité. L’art et la beauté l’avaient sauvée, elle pensait qu’elle pouvait le formuler de cette façon, c’est pourquoi elle avait voulu, une fois tirée d’affaire, y consacrer sa vie – si tant est que l’on puisse se considérer comme tirée d’affaire quand la tumeur a été éradiquée et que l’oncologiste vous déclare, cruellement réticent, non pas guérie, on ne l’est jamais vraiment, mais seulement en rémission, comme si l’on restait en sursis, à la merci constante d’une récidive. La beauté l’avait sauvée : au début de sa maladie, une voisine prof d’arts plastiques (décédée l’année dernière) lui avait offert une monographie de Nicolas de Staël à laquelle elle s’était raccrochée comme en haute mer un naufragé à un rondin providentiel. Tant de beauté méritait qu’elle vive un peu plus longtemps mais surtout, du moins y veillerait-elle, plus voracement, de façon plus attentive, c’est ce que ne cessaient de lui crier ces tableaux, leurs couleurs, leurs visions, leur équilibre miraculeux entre abstraction et figuration, là même où elle se promettait, dans sa propre vie, de se tenir, si elle en réchappait – on devrait toujours se tenir entre abstraction et figuration, dans cette zone équivoque et troublante qui fait se rencontrer poésie, rêves, intuitions, vie matérielle. Susanne Sonneur avait acheté l’éblouissante correspondance de Nicolas de Staël, un recueil de textes de Louise Bourgeois, un livre sur l’œuvre de Nicolas Poussin, un autre encore sur celle de Chardin. Ces livres l’avaient portée, nourrie et transcendée. Ils l’avaient déplacée. Elle avait commencé à dessiner, elle qui n’avait jamais dessiné. Sa voisine l’avait encouragée. Elle s’était découvert une passion pour le stylo bille. Puisque la beauté lui avait donné la force de se battre contre la maladie et qu’aussi bien elle pourrait rechuter dans quelques mois et en mourir, à quoi bon se dilapider dans une activité certes stimulante et lucrative, mais vaine dans le fond, non essentielle ? De même que Sarah, après sa rémission, avait vendu ses parts de leur agence d’architecture à celui avec qui elle l’avait montée, pour créer une structure plus expérimentale, presque artistique, réduite à sa seule personne, de même Susanne Sonneur avait abandonné à son associée le cabinet de généalogie qu’elles avaient lancé dix ans plus tôt. Elle avait voulu mettre sa vie en accord avec les exigences – inédites, intransigeantes – apparues à la faveur de son cancer. Tout comme vous, Sarah, exactement pareil.

En reprenant sa liberté, Sarah s’était affranchie des lois et des contraintes du marché de l’immobilier. Elle s’était installé un bureau dans une pièce au dernier étage de leur maison et avait commencé à réfléchir différemment à son activité. Guidée par une longue phrase du poète Francis Ponge recopiée un matin au rOtring sur un grand mur de son bureau, Sarah avait relié sa pensée architecturale au sacré, à la nature, à l’individu et à ses aspirations spirituelles (essentiellement contemplatives) bien davantage qu’elle n’avait pu le faire jusqu’alors, astreignant ses idées de bâtis au plus grand dénuement. La phrase de Francis Ponge, extraite de « Notes pour un coquillage », qu’on pouvait lire sur la chaux blanche irrégulière du mur, était la suivante : « Je ne sais pourquoi je souhaiterais que l’homme, au lieu de ces énormes monuments qui ne témoignent que de la disproportion grotesque de son imagination et de son corps (ou alors de ses ignobles mœurs sociales, compagniales), au lieu encore de ces statues à son échelle ou légèrement plus grandes (je pense au David de Michel-Ange) qui n’en sont que de simples représentations, sculpte des espèces de niches, de coquilles à sa taille, des choses très différentes de sa forme de mollusque mais cependant y proportionnées (les cahutes nègres me satisfont assez de ce point de vue), que l’homme mette son soin à se créer aux générations une demeure pas beaucoup plus grosse que son corps, que toutes ses imaginations, ses raisons soient là comprises, qu’il emploie son génie à l’ajustement, non à la disproportion, – ou, tout au moins, que le génie se reconnaisse les bornes du corps qui le supporte. » Sarah ne cessait de trouver cette pensée bouleversante de justesse. Ce manifeste en une seule phrase, qui tel un coquillage de mots respectait pour lui-même à la lettre le principe constructif qu’il édictait, et duquel avait découlé pour elle un nouvel idéal architectural, existentiel, métaphysique même, c’est ce qui avait résulté en premier lieu de son cancer du sein.

D’autant plus que son opération n’était pas allée sans difficultés, et que ce désir de coquille à sa taille s’était peut-être encore accentué lors de cette ultime épreuve, puisque Sarah, puisque Susanne Sonneur avait attrapé à l’hôpital une maladie nosocomiale.

Oui. Un streptocoque était entré dans son corps, entraînant une septicémie, d’où la décision des médecins de reléguer Sarah dans ce qu’elle avait perçu comme les tréfonds de l’hôpital, presque sa cave : elle était porteuse d’une bactérie, on devait en protéger les autres patients, la mettre à l’isolement. Comble de l’ironie, c’était le 21 juin, jour du solstice d’été, qu’on avait séquestré Sarah dans les cachots obscurs du CHU. Pendant trois jours d’angoisse et de douleurs, de solitude et de colère, trois jours sans sommeil ni consolation, les médecins avaient tout fait pour la sauver.

Acharnement du sort. Susanne a frôlé la mort une deuxième fois. Bizarrement, elle se sent seule, sale et honteuse, coupable, abandonnée. Épuisée de ces souffrances physiques et psychologiques, elle appelle son mari à l’aide, hurle son ressentiment et son dégoût, mais il se défile.

Cela ne voulait pas dire qu’il ne l’aimait pas, ni qu’il était dénué d’empathie. Mais il flottait. Lorsqu’il se tenait devant elle dans la chambre d’hôpital, il était comme un nuage aperçu par une fenêtre un jour d’été. Ainsi que des avions, les phrases de Sarah le traversaient sans modifier le moins du monde son indolente physionomie de cumulus.

Susanne lui crie sa souffrance et son mari s’éloigne, prend peur. Ils sont sur deux planètes. Elle a l’impression de faire seule cette immense traversée. De ne pouvoir se raccrocher à rien. Même l’art s’absente, la beauté, momentanément, la privant de tout recours. De Staël et sa chère Louise ne lui font plus aucun effet. Plus tard, quand elle se confrontera à la dureté de son mari, Susanne se dira que ce cancer avait laissé entre eux plus de séquelles qu’elle ne l’avait d’abord imaginé. Ou que ce dernier avait offert à Susanne la chance unique d’apercevoir, si elle l’avait voulu, ce qu’il serait capable de lui faire vivre par la suite, mais elle n’avait pas saisi cette opportunité ni introduit son œil par ce mince interstice.

Sarah lui dit qu’un autre signe avant-coureur, certes plus ténu et plus ambivalent, datant de l’époque où son cancer avait été en gestation, aurait pu l’alerter également.
Deux ans et demi avant la découverte de sa tumeur, ayant palpé dans son sein gauche une masse oblongue, elle avait pris rendez-vous pour une échographie. Déjà, il avait fallu à Sarah quinze jours d’atermoiements craintifs pour s’y résoudre. Diagnostic : un simple kyste. Quand Sarah demande au radiologue si elle doit faire une visite de contrôle dans six mois, on ne sait jamais, il lui répond que ce n’est pas nécessaire, que le délai habituel de deux ans suffira, car elle n’a pas d’antécédents familiaux.
Le soir même, au lieu de se réjouir de ces résultats rassurants, le mari de Sarah lui dit, sur un ton de reproche, qu’elle l’a empêché de dormir pendant quinze jours avec cette histoire, qu’elle exagère, qu’il s’est inquiété pour rien.

— On ne m’y reprendra plus, lui avait dit le mari de Susanne, sans qu’il soit possible d’élucider si c’était une façon pudique, puérile ou pince-sans-rire de témoigner son soulagement, ou déjà une bassesse.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? lui avait demandé Susanne étonnée.
— Tu vois très bien ce que je veux dire, ne fais pas l’innocente. Soit tu es malade, soit tu n’es pas malade. Se faire passer pour malade, juste pour, je ne sais pas, je trouve ça…

Le temps passe. Quelque chose comme trente-six mois.

Un jour, Sarah fait un malaise, elle tombe par terre à l’agence. Elle appelle son mari, qui la rassure au téléphone. Elle est surmenée, elle et son associé ont concouru à trop de consultations récemment, ils sont charrette en permanence, c’est normal de faire un malaise dans ces conditions. Il raccroche au bout de deux minutes.
Comme Sarah doit partir en vacances avec ses deux enfants la semaine suivante, et qu’elle est en effet épuisée, elle-même ne s’inquiète pas. Elle se dit qu’elle a besoin de se reposer.
À la plage, son maillot noir et mouillé est formel : cette grosseur est maintenant comme une bosse, elle doit bien faire trois centimètres. Comment est-il possible qu’elle ne l’ait pas vue avant. Et son mari ? Nulle abstinence entre eux, ils continuaient d’avoir des rapports sexuels réguliers, il aurait dû sentir cette boule lorsqu’il lui caressait les seins.
Mais elle était en vacances, c’était les vacances des enfants, elle s’en serait voulu d’assombrir ceux-ci et d’écourter celles-là en laissant ces tourments l’envahir, si bien qu’elle est restée sans rien faire alors même qu’en toute logique elle eût dû se précipiter chez le premier radiologue venu. D’autant qu’un ganglion était apparu. Son mari les a rejoints quelques jours plus tard, elle s’est ouverte à lui des peurs qui l’habitaient. Son mari lui a répondu qu’elle n’allait pas gâcher leurs vacances à cause d’une simple crise d’hypocondrie. Il lui paraissait évident qu’elle s’inquiétait sans raison.
Fallait-il être un éminent professeur de médecine pour comprendre qu’il se passait quelque chose de grave au contraire ?
Il était resté insensible au soupçon qu’elle pouvait être en péril. Le risque existait, et il était capable de l’éluder. Même tendrement, même amoureusement (car les vacances s’étaient très bien passées, ils avaient fait l’amour souvent), mais l’éluder tout de même. C’était cela le signe avant-coureur dont Sarah voulait parler.

Sarah n’avait pas tort. Susanne Sonneur aurait pu concevoir des doutes au sujet des qualités morales de son mari. De sa loyauté finalement. Mais a-t-on jamais envie, dans la vie, de se constituer des doutes? Les doutes, à la première occasion, on préfère les dissiper, voir le bon côté des choses, se persuader d’avoir été trompé par des impressions fallacieuses. On aime se dire que tout va bien, que son mari est formidable. Qu’il vous protège de vos démons morbides.
Après tout, c’était son corps, c’était à elle de prendre rendez-vous chez le médecin, pas à lui.
Au terme de leurs vacances d’été, l’idée leur vient de déménager.
Ils vivent dans le même appartement, dont ils sont propriétaires, qu’ils aiment beaucoup, spacieux, place du Président-Wilson, à quelques pas du cœur historique de Dijon, depuis bientôt quatorze ans, mais tout heureux soient-ils dans ce cinq-pièces avec balcon la perspective impromptue d’un changement les excite. C’est vivifiant de modifier ses habitudes, de faire varier les impressions que nous procure la ville, juste en se déplaçant de quelques rues. Ils prennent contact avec un agent immobilier de leur connaissance et se mettent à visiter des maisons avec jardin.
Susanne est toujours en état de sidération. Elle va mourir mais elle préfère différer le déclenchement de la bataille, elle le sait, qui l’attend, et sera lourde de conséquences. Éloigner l’instant de sa confrontation avec la réalité, c’est certes une forme de déni, mais ici par excès de lucidité. Puisque je vais mourir, autant retarder le démarrage du processus hospitalier. Susanne visitait ces maisons pour mourir dedans. Elle avertissait son mari qu’il leur fallait se dépêcher, faute de quoi elle risquait de ne plus pouvoir participer à l’emprunt. Mais ces phrases le laissaient de marbre. Comme s’il les trouvait complaisantes, trop histrionnes pour être honnêtes.

Sarah lui demanda, pardon de l’interrompre, quel était le métier du mari de Susanne Sonneur. Elle avait oublié de lui poser la question.

Avocat fiscaliste. Un spécialiste de l’optimisation fiscale. Il travaille dans un gros cabinet dijonnais. Et Dieu sait qu’à Dijon, avec les grosses fortunes des vins de Bourgogne…

Elle imaginait facilement. C’était une bonne idée avocat fiscaliste.

Susanne et son mari visitent une maison qui les ravit, Napoléon III, et décident de l’acheter, bien que le prix en soit élevé. C’était un jeudi, trois mois s’étaient écoulés depuis la plage et le maillot mouillé. Alors, ce jeudi-là, Susanne se dit qu’elle ne va pas attendre les six semaines de la signature de la vente pour vérifier ses craintes, à moins de prendre le risque que cette demeure ne soit pas même le refuge où elle irait agoniser, mais d’emblée sa sépulture, un caveau Napoléon III. Elle prend son portable et devant son mari appelle sa gynéco, qui ne peut la recevoir avant trois semaines. Elle téléphone ensuite à tous les cabinets de gynécologie de Dijon. La plupart sont sur répondeur, ceux qui répondent sont débordés. Alors elle contacte le radiologue, la secrétaire lui répond qu’il n’y a pas de place, Susanne insiste, elle lui dit (elle ment) que ses parents sont médecins retraités, ils l’ont examinée la veille et sont inquiets, alors la jeune femme finit par capituler et lui propose samedi huit heures.

Cette nuit-là, son mari et elle ont fait l’amour à deux reprises. Et si lui n’avait pas argué que l’attendait le lendemain une journée épuisante, Sarah l’aurait prié de la prendre une troisième fois, après un plat de spaghettis nocturnes. Peut-être même auraient-ils ouvert une bouteille de champagne, comme de jeunes amoureux. Elle était dans cet état d’esprit. Sarah savait qu’elle allait être privée de ces précieuses ressources deux jours plus tard, aux aurores, sur l’échafaud du radiologue.

Le samedi matin, Susanne se déshabille, elle est volubile, elle parle toute seule et fait des blagues, puis finit par montrer sa grosseur à la manipulatrice. Ce qui, l’instant d’après, traverse le regard de cette dernière, ne souhaitons à personne de jamais l’apercevoir dans aucun œil médical, tout vert-de-gris soit-il : de l’effroi pur. Quelques minutes plus tard, le radiologue lui dit d’emblée : C’est quoi ce truc. Silence. Visage dur et opaque. Elle lui répond : Le kyste d’il y a deux ans et demi. Il lui prescrit un bilan d’extension, des biopsies, la cytoponction du ganglion, une IRM le lundi à huit heures quinze à l’hôpital de Dijon.
Elle va chercher le produit en pharmacie et fait faire la prise de sang.
Elle pleure.
Lui, non.
Finalement, dans les heures difficiles qui suivront, Paloma, quatorze ans, lui parlera davantage que son mari, abattu mais lointain.

Sarah lui dit qu’elle avait toujours connu son mari pudique et réservé, avare en phrases sensibles où risqueraient de se dévoiler ses sentiments (il jugeait inconvenante l’expression de ses émotions, de quelque nature qu’elles fussent), mais elle s’était tout de même attendue à un peu plus de délicatesse : il lui était apparu ce jour-là bien en deçà du niveau émotionnel minimal qu’impliquait selon Sarah la gravité de la situation. La première chose qu’il fit fut d’annuler l’acquisition de la maison avec vue sur la mer repérée le jeudi précédent, mais, lui avait-il semblé, avec davantage de tristesse qu’il n’en avait montré quand sortant de chez le radiologue elle lui avait annoncé qu’elle avait une tumeur.

Le projet d’achat de la maison Napoléon III est anéanti, son mari en informe l’agent immobilier, une liste d’attente s’était constituée en tête de laquelle il avait obtenu d’être maintenu jusqu’au samedi après-midi.
Paloma essayait de consoler sa mère. Susanne ignorait depuis combien de temps sa fille savait. Longtemps peut-être. Mais elle savait. C’était certain. Elle n’avait pas paru étonnée, juste pourfendue (comme par une foudroyante confirmation de ses soupçons), quand sa mère lui avait déclaré, en rentrant à l’appartement ce samedi-là, que de l’avis du radiologue c’était très grave. Le lendemain, Paloma a voulu qu’elles prennent un bain ensemble. Elles ne l’avaient plus fait depuis des années. Le dernier remontait peut-être à ses huit ans ? Elles se le sont demandé. À l’époque de l’enfance de Paloma, elles ne manquaient jamais leur chaude trempette dominicale. Dans la baignoire, sa fille a posé ses doigts sur la tumeur et elle lui a demandé si cela lui faisait mal. Susanne a répondu que non.

— On rajoute un peu d’eau chaude ? a-t-elle proposé à sa mère en détournant le visage vers les robinets, pour lui dissimuler ses larmes.
Sarah lui a promis que tout irait bien.
Qu’il ne lui arriverait rien, à elle, sa fille adorée.

2
Une fois la chimio terminée, et la rémission promulguée, du bout des lèvres, par un oncologiste singulièrement précautionneux, la vie avait repris son cours.
Ils étaient restés dans leur grand appartement de la place du Président-Wilson. Déménager n’était plus…

Sarah devait l’interrompre de nouveau, elle en était désolée. Mais il avait oublié qu’après ces quelques phrases de son médecin, et pour fêter la fin des traitements, elle était allée s’enfermer trois jours entiers au musée du Louvre, n’en sortant que pour aller dîner et dormir à l’hôtel. Elle avait réservé une chambre dans un établissement suranné qui l’avait toujours charmée, l’hôtel Chopin, logé au cœur du passage Jouffroy comme un repère de cambrioleurs en cavale, et déjeunait à la cafétéria du musée. Passer au Louvre ne serait-ce qu’une seule journée, elle n’avait jamais eu l’idée de le faire y compris à l’époque où elle étudiait l’architecture à Paris. Il lui avait fallu frôler la mort pour que s’impose le regret que c’eût été de disparaître en ayant si peu profité de ce lieu inouï. Elle repensait souvent à ces trois jours. D’ailleurs, ayant déjà en tête de quitter son agence, et de se consacrer désormais, en solitaire, chez elle, en Bretagne, sous les toits de leur maison, à une architecture contemplative, métaphysique, elle allait dire religieuse, de plasticienne, elle avait pris pas mal de photographies. Notamment de tableaux du XVIIIe siècle, où le rapport du bâti aux paysages était souvent envisagé par les artistes d’une façon qui l’inspirait. Il ne se passait pas une semaine sans qu’elle regarde ces photos. Elle ne lui mentait pas. Tout ce qu’elle avait produit durant les années qui suivraient avait germé dans son cerveau au cours de ces trois jours d’immersion.

Il avait oublié cet épisode, Sarah avait raison, il en était désolé. Elle avait bien fait de l’interrompre. Susanne irait elle aussi passer trois jours entiers au musée du Louvre.

Merci. Poursuivons.

Susanne et son mari étaient restés dans leur grand appartement de la place du Président-Wilson. Déménager n’était plus d’actualité. Avant ce fameux samedi funeste, l’idée avait été de faire un emprunt à deux pour acquérir une maison en centre-ville, mais ce projet n’était plus envisageable puisque Susanne ayant été atteinte d’un cancer, un emprunt eût été d’un coût exorbitant. Susanne avait aménagé en atelier la chambre d’amis donnant sur cour, c’est dans cette pièce qu’elle s’enfermait chaque matin et qu’elle se mit à dessiner, non pas, comme Sarah, des abris-coquillages, des cavités oculaires posées devant des paysages, mais des scènes inspirées des Métamorphoses d’Ovide, nerveuses, au stylo bille, sur des formats de plus en plus impressionnants.
Elle avait tiré une certaine somme de la cession à son associée des parts qu’elle possédait dans leur cabinet de généalogie, mais moins que ce à quoi elle s’était attendue. Leur étude ne comptait qu’une salariée, en l’occurrence une secrétaire, et comme seul réel actif le réseau qu’elles deux s’étaient constitué au fil du temps dans l’univers feutré du notariat, ce qui, finalement, même si c’était bon an mal an la garantie d’un niveau minimal de chiffre d’affaires, ne s’était pas révélé si monnayable que ça. Certes, elle eût pu obtenir de Delphine, son associée, davantage d’argent, un peu, peut-être, si elle n’avait pas été dans une forme de précipitation, acceptant sans marchander les conditions que Delphine lui offrait. Susanne n’était pas d’humeur à mégoter, elle avait hâte de dessiner, d’écrire, de vivre sa nouvelle vie. Elle n’avait pas envie non plus d’entrer en conflit avec Delphine, pas après ce qu’elle venait de vivre de si conflictuel à l’intérieur de son propre corps.

Il est vrai que Sarah n’avait pas retiré de la vente de son agence d’architecture autant d’argent qu’elle l’avait escompté. Elle n’avait pas été en position de force pour négocier, son associé prétendait n’avoir rien demandé, c’était elle qui voulait partir, diriger seul leur structure ou en devenir l’unique propriétaire n’avait jamais été son ambition.
Ce qu’elle en avait obtenu, elle l’avait versé sur son compte courant pour subvenir aux besoins quotidiens de la famille. Tout mariés qu’ils étaient depuis presque quinze ans, son mari et elle n’avaient pas de compte bancaire commun, ni réuni leurs économies respectives. En vertu d’un accord tacite (ou, soyons précis, suggéré par lui, jamais discuté), c’est Sarah qui réglait les dépenses de la vie familiale : l’alimentation, les factures de téléphone et d’électricité, le fioul pour la chaudière, les locations d’appartement et les billets de train ou d’avion pour les vacances, les vêtements des enfants et ceux de son mari, bref, tout ce qui était prosaïque et périssable – tandis que lui, plus noblement, répartition typiquement patriarcale, remboursait les emprunts pour leur maison, ses travaux d’embellissement et les terrains que peu à peu ils acquéraient, mitoyens du leur, afin de se prémunir d’une quelconque contrariété visuelle. La vue était prodigieuse. Par temps clair, de son bureau sous les toits, Sarah pouvait apercevoir la mer. Les alentours étaient peu affectés par la propagation du psoriasis périurbain qui est fréquent dans la région. Sarah était heureuse dans cette maison, cette maison l’inspirait, elle lui donnait des forces, elle l’avait beaucoup aidée dans son combat contre la maladie. D’ailleurs, quand elle y repensait, il lui semblait incompréhensible que juste avant la découverte de son cancer du sein elle se soit laissé convaincre d’en acquérir une autre, certes plus spacieuse et plus spectaculaire encore, mais qui lui était intrinsèquement étrangère (elle l’avait senti tout de suite) et ne serait jamais devenue sa maison à elle au degré de plénitude qu’avait atteint celle-ci. Sarah aimait passer ses journées réfugiée sous les toits à se projeter dans toutes sortes d’expérimentations artistiques et architecturales.

Susanne s’enfermait chaque matin dans son bureau pour travailler, elle avait écrit un premier roman qui fut refusé par la dizaine de maisons d’édition à qui elle l’avait envoyé. Aucun de ces refus ne fut motivé, ils avaient tous été portés à sa connaissance par la froideur d’une lettre type découverte dans sa boîte à lettres parmi des prospectus et des envois publicitaires. C’était d’ailleurs le même genre de courrier détestable, impersonnel et mécanique, qu’on a envie de jeter à la poubelle à peine l’enveloppe décachetée. Combien de circulaires de cette nature avaient-elles été postées le même jour à d’autres apprenties romancières, créant chez toutes la même béance de découragement ? Des centaines sans doute. Pas une seule de ces maisons d’édition ne prit la peine de souligner les qualités que pouvait contenir son texte. Il devait bien y en avoir quelques-unes, il n’était pas possible que Susanne se soit à ce point aveuglée, elle était trop lucide pour s’attribuer des qualités qu’elle n’avait pas, elle qui doutait tout le temps d’elle-même. Le dessin et l’écriture, les sensations et leur retranscription patiente et minutieuse, c’était bien le seul territoire où elle avait envie de s’établir, où elle se sentait chez elle et s’estimait posséder une légère supériorité native sur le commun des mortels (ou, disons, des aptitudes qui l’en différenciaient, la rendaient spécifique, un peu intéressante). Qu’allait-il advenir d’elle s’il se confirmait que le monde extérieur lui déniait toute légitimité artistique, rendait présomptueuse, à ses propres yeux comme aux yeux de la société, sa présence indue et obstinée sur ce territoire si sélectif ?
Son mari s’était déclaré impressionné par ce qu’elle avait écrit. Il avait lu le manuscrit après la réception des dix lettres de refus et partagea l’opinion de son épouse : il était choquant qu’aucun de ces éditeurs n’eût souligné la finesse de son roman, lequel était si beau et surtout si imprégné de son étonnante singularité (celle de Susanne) qu’il leur était apparemment passé au-dessus des écoutilles à ces crétins d’éditeurs, c’était la seule explication qu’il voyait. Je ne crois pas que l’on puisse dire passer au-dessus des écoutilles, chéri, pardon, lui avait répondu Susanne en souriant. Son mari avait rigolé. Enfin tu vois ce que je veux dire quoi, moi qui te connais je vois bien à quel point ce livre est fort, il te ressemble, il a toutes tes manies, tes expressions, ton œil qui frise, ta façon de parler et même de marcher. Ton rythme et ta silhouette, ta légèreté. Il est donc irrésistible. Tu es gentil, avait répondu Susanne, étonnée que son mari (d’ordinaire si taiseux) puisse aller jusque-là – aussi haut ! avec autant d’emphase ! – dans l’expression d’une quelconque émotion. Il n’avait pas été aussi prévenant, ni désireux d’adoucir ses tourments, quand elle avait été malade. Quel retour fastueux à la vie ! Comme, à partir de la sixième lettre de refus (émanant de son éditeur préféré), elle avait beaucoup pleuré, perdant confiance en elle, se désolant de son absence de talent, son mari l’avait encouragée à commencer dès à présent un deuxième livre, lequel, cette fois, il en était certain, la ferait entrer par la grande porte dans le monde de la littérature.

Le mari de Sarah, lui, s’était offert à faire construire, sur leurs terres, à l’endroit où elle avait été conçue pour être érigée, sa première œuvre architecturale en tant qu’artiste. Rien n’eût pu lui faire plus plaisir, ni lui donner davantage d’espoir en l’avenir, un an après sa rémission, que la confiance qu’il avait alors manifestée à l’égard de ses ambitions artistiques.
C’était important d’insister sur ce point. L’amour de son mari avait sorti Sarah de son ornière, car elle eût pu continuer de s’enliser sans fin dans ses rêves, enfermée dans son bureau à forger des utopies, si aucune de celles-ci n’avait vu le jour. Sarah eût pu se détacher peu à peu du monde réel et s’isoler sans s’en rendre compte dans une activité stérile et illusoire de sécrétions fantasmatiques.

Il lui demanda de quelle œuvre il s’agissait. La tête enfouie, ou l’église de dentelle ?

Sarah lui répondit qu’il avait une excellente mémoire, vu qu’il n’était jamais venu chez elle. Il se souvenait des deux œuvres qui avaient été construites dans sa propriété ? Enfin, sa propriété. Ce qu’elle croyait être sa propriété…
Elle en était flattée en tout cas.

Elle lui avait envoyé des photographies. Elle ne s’en souvenait pas ? Il aimait beaucoup ces deux œuvres. Sincèrement. Elles étaient puissantes.

Elle le remerciait. Ça la touchait. Surtout en ce moment où ça n’allait pas fort. »

Extraits
« Sarah lui demanda comment il imaginait Susanne Stadler, puisque c’était le nom qu’il lui avait choisi. Qui est cette femme, finalement, lui demanda-t-elle.
Il lui répondit qu’elle avait le même âge qu’elle, quarante-quatre ans au moment des faits, il n’avait pas modifié sa date de naissance. Elle était brune et grande elle aussi, mariée et mère de deux enfants, Luigi et Paloma, de dix-sept et vingt et un ans. Les vrais prénoms, comme elle le lui avait demandé, n’avaient pas été conservés. Il avait également changé la ville. Susanne Stadler habitait Dijon.
Elle lui demanda pourquoi Dijon. Plutôt que Lens, Toulouse, Nancy, Clermont-Ferrand, que sais-je encore…
Il lui répondit qu’initialement, il avait voulu situer cette histoire dans le ventre du territoire français (si on peut dire), pour captiver une sorte de métonymie… »

« Vous m’avez alors écrit: « Je suis une femme de 45 ans. J’ai lu vos deux derniers romans. Je vis une histoire douloureuse et silencieuse qui me donne l’impression d’être dans un de vos livres… » À la lecture de ce message, je vous ai envoyé mon adresse mail, en vous disant: « Voilà. À bientôt alors. Vous me raconterez. » » p. 375

À propos de l’auteur
REINHARDT_Eric_©Francesca_MantovaniÉric Reinhardt © Photo Francesca Mantovani

Né en 1965 à Nancy, Éric Reinhardt est un romancier et éditeur de livres d’art français. Dès la toute première œuvre de l’écrivain, le roman Demi-sommeil (1998), le ton est donné. L’auteur a la critique satirique socio-familiale ancrée profondément dans son écriture. Chaque nouveau pas franchi dans le parcours d’Éric Reinhardt semble venir consolider cet état de fait.
C’est surtout son deuxième livre, intitulé Le Moral des ménages (2002), qui semble le plus confirmer l’omniprésence de cette atmosphère psychologiquement oppressante qui plane entre les lignes ouvertement et amèrement sarcastiques de l’auteur. À sa sortie, l’ouvrage fait beaucoup parler de lui. La première victime clairement visée par Éric Reinhardt reste la classe moyenne dans ses déprimantes désillusions en général, et chaque noyau familial (décortiqué constamment et sans détour) susceptible d’en faire partie, en particulier.
Après Existence (2004), Cendrillon (2007) et Le Système Victoria (2011), il est couronné par un Globe de cristal d’honneur pour l’ensemble de son œuvre. Éric Reinhardt est également auteur dramatique, nouvelliste et éditeur de livres d’art. C’est l’occasion renouvelée pour lui de travailler en collaboration avec différents artistes, dont le chorégraphe Angelin Prejlocaj, l’architecte Christian de Portzamparc, le plasticien Sarkis ou encore le créateur de chaussures Christian Louboutin. En 2014, il publie L’Amour et les Forêts (2014), roman qui remporte le prix Renaudot des lycéens, le prix Roman France Télévision, le prix du Meilleur roman de l’année 2014 du magazine Lire et le prix des étudiants France Culture-Télérama. (Source: ELLE / Éditions Gallimard). Après La Chambre des époux (2017), il a publié Comédies françaises en 2020 et Sarah, Susanne et l’écrivain en 2023.

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