L’été en poche (05): Connemara

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En deux mots
Philippe et Hélène se sont croisés au collège avant de se perdre de vue. Vingt ans plus tard, elle est mariée, cadre supérieur dans une entreprise de consulting, lui est représentant pour une société de nourriture pour animaux. Leur route va se croiser à nouveau du côté des Vosges.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Connemara

Les premières pages du livre
« La colère venait dès le réveil. Il lui suffisait pour se mettre en rogne de penser à ce qui l’attendait, toutes ces tâches à accomplir, tout ce temps qui lui ferait défaut.
Hélène était pourtant une femme organisée. Elle dressait des listes, programmait ses semaines, portait dans sa tête, et dans son corps même, la durée d’une lessive, du bain de la petite, le temps qu’il fallait pour cuire des nouilles ou préparer la table du petit-déjeuner, amener les filles à l’école ou se laver les cheveux. Ses cheveux justement, qu’elle avait failli couper vingt fois pour gagner les deux heures de soins hebdomadaires qu’ils lui coûtaient, qu’elle avait sauvés pourtant, à vingt reprises, fallait-il qu’on lui prenne si loin, même ça, ses longs cheveux, un trésor depuis l’enfance ?
Hélène en était pleine de ce temps compté, de ces bouts de quotidien qui composaient le casse-tête de sa vie. Par moments, elle repensait à son adolescence, les flemmes autorisées d’à quinze ans, les indolences du dimanche, et plus tard les lendemains de cuite à glander. Cette période engloutie qui avait tellement duré et semblait rétrospectivement si brève. Sa mère l’enguirlandait alors parce qu’elle passait des heures à s’étirer dans son lit au lieu de profiter du soleil dehors. À présent, le réveil sonnait à six heures tous les jours de la semaine et le week-end, tel un automate, elle se réveillait à six heures quand même.
Elle avait parfois le sentiment que quelque chose lui avait été volé, qu’elle ne s’appartenait plus tout à fait. Désormais, son sommeil obéissait à des exigences supérieures, son rythme était devenu familial, professionnel, sa cadence, en somme, poursuivait des fins collectives. Sa mère pouvait être contente. Hélène voyait toute la course du soleil à présent, finalement utile, mère à son tour, embringuée pareil.
— Tu dors ? dit-elle, à voix basse.
Philippe reposait sur le ventre, massif près d’elle, un bras replié sous son oreiller. On l’aurait cru mort. Hélène vérifia l’heure. 6 h 02. Ça commençait.
— Hé, souffla-t-elle plus fort, va réveiller les filles. Dépêche-toi. On va encore être à la bourre.
Philippe se retourna dans un soupir, et la couette en se soulevant libéra la lourde odeur tiède, si familière, l’épaisseur accumulée d’une nuit à deux. Hélène se trouvait déjà sur ses deux pieds, dans le frimas piquant de la chambre, cherchant ses lunettes sur la table de nuit.
— Philippe, merde…
Son mec maugréa avant de lui tourner le dos. Hélène faisait déjà défiler les passages obligés de son agenda.
Elle fila sous la douche sans desserrer les mâchoires, puis gagna la cuisine en jetant un premier coup d’œil à ses mails. Pour le maquillage, elle verrait plus tard, dans la voiture. Chaque matin, les petites lui donnaient des coups de chaud, elle préférait ne pas mettre de fond de teint avant de les avoir déposées à l’école.
Ses lunettes sur le bout du nez, elle fit chauffer leur lait et versa les céréales dans leurs bols. À la radio, c’étaient encore ces deux journalistes dont elle ne retenait jamais les noms. Elle avait encore le temps. La matinale de France Inter lui fournissait chaque matin les mêmes faciles repères. Pour l’instant, la maison reposait encore dans ce calme nocturne où la cuisine faisait comme une île où Hélène pouvait goûter un moment de solitude rare, dont elle jouissait en permissionnaire, le temps de boire son café. Il était six heures vingt, elle avait déjà besoin d’une cigarette.
Elle passa son gros gilet sur ses épaules et se rendit sur le balcon. Là, accoudée à la rambarde, elle fuma en contemplant la ville en contrebas, les premiers balbutiements rouges et jaunes de la circulation, l’éclat espacé des lampadaires. Dans une rue voisine, un camion poubelle menait à bien sa besogne pleine de soupirs et de clignotements. Un peu plus loin sur sa gauche se dressait une haute tour semée de rectangles de lumière où passait par instants une silhouette hypothétique. Là-bas, une église. Sur la droite la masse géométrique des hôpitaux. Le centre était loin avec ses ruelles pavées, ses boutiques prometteuses. Nancy, en s’étirant, revenait à la vie. Il ne faisait pas très froid pour un matin du mois d’octobre. Le tabac émit son crépitement de couleur et Hélène jeta un coup d’œil par-dessus son épaule avant de consulter son téléphone. Sur son visage, un sourire parut, rehaussé par la lueur de l’écran.
Elle avait reçu un nouveau message.
Des mots simples qui disaient j’ai hâte, vivement tout à l’heure. Son cœur fut pris d’une brève secousse et elle tira encore une fois sur sa cigarette puis frissonna. Il était six heures vingt-cinq, il fallait encore s’habiller, déposer les filles à l’école, et mentir.
— T’as préparé ton sac ?
— Oui.
— Mouche, t’as pensé à tes affaires de piscine ?
— Non.
— Ben, faut y penser.
— Je sais.
— Je te l’avais dit hier, t’as pas écouté ?
— Si.
— Alors, pourquoi t’as pas pensé à tes affaires ?
— J’ai pas fait exprès.
— Justement, faut faire exprès d’y penser.
— On peut pas être bon partout, répliqua Mouche, l’air docte derrière ses moustaches de Nesquik.
La petite venait d’avoir six ans et elle changeait à vue d’œil. Clara aussi était passée par cette phase de pousse accélérée, mais Hélène avait oublié l’effet que ça faisait de les voir ainsi brutalement devenir des gens. Elle redécouvrait donc, comme pour la première fois, ce moment où un enfant sort de l’engourdissement du bas âge, quitte ses manières de bestiole avide et se met à raisonner, faire des blagues, sortir des trucs qui peu¬vent ¬changer l’humeur d’un repas ou laisser les adultes bouche bée.
— Bon, je dois y aller moi. Salut la compagnie.
Philippe venait de faire son apparition dans la cuisine et, d’un geste qui lui était familier, il ajusta sa chemise dans son pantalon, passant une main dans sa ceinture, de son ventre jusque dans son dos.
— T’as pas pris ton petit-déj’ ?
— Je mangerai un truc au bureau.
Le père embrassa ses filles, puis Hélène du bout des lèvres.
— Tu te souviens que tu récupères les filles ce soir ? fit cette dernière.
— Ce soir ?
Philippe n’avait plus autant de cheveux que par le passé, mais restait plutôt beau gosse, dans un genre costaud parfumé, grande carcasse bien mise, avec toujours cette lumière dans l’œil, le petit malin de classe prépa qui ne se foule pas, le truqueur qui connaît la musique. C’était agaçant.
— Ça fait une semaine qu’on en parle.
— Ouais, mais je risque de ramener du taf.
— Ben t’appelles Claire.
— T’as son numéro ?
Hélène lui donna le téléphone de la baby-sitter et lui conseilla de la contacter rapido pour s’assurer qu’elle était disponible.
— OK, OK, répondit Philippe en enregistrant l’information dans son téléphone. Tu sais si tu rentres tard ?
— Pas trop normalement, répondit Hélène.
Une bouffée de chaleur lui monta alors aux joues et elle sentit son chemisier perdre deux tailles.
— C’est quand même chiant, observa son mec qui, du pouce, faisait défiler ses mails sur son écran.
— C’est pas comme si je passais ma vie dehors. Je te rappelle que t’es rentré à 9 heures hier et avant-hier.
— Boulot boulot, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Ouais, moi je fais du bénévolat.
Philippe leva les yeux de l’écran bleu, et elle retrouva son drôle de sourire horizontal, les lèvres minces, cet air de toujours se foutre de la gueule du monde.
Depuis qu’ils étaient revenus vivre en province, Philippe semblait considérer qu’on n’avait plus rien à lui demander. Après tout, il avait laissé tomber pour elle un poste en or chez Axa, ses potes du badminton et, globalement, des perspectives sans commune mesure avec ce qui existait dans le coin. Tout ça, parce que sa femme n’avait pas tenu le coup. D’ailleurs, est-ce qu’elle s’était seulement remise d’aplomb ? Ce départ forcé restait entre eux comme une dette. C’est en tout cas l’impression qu’Hélène avait.
— Bon, à ce soir, fit son mec.
— À ce soir.
Puis, Hélène s’adressa aux filles :
— Hop, les dents, vous vous habillez, on y va. Je dois encore mettre mes lentilles. Et je le dirai pas deux fois.
— Maman…, tenta Mouche.
Mais Hélène avait déjà quitté la pièce, pressée, les cheveux attachés, les fesses hautes, vérifiant ses messages sur WhatsApp en montant l’escalier qui menait au premier. Manuel lui avait écrit un nouveau message, à ce soir, disait-il, et elle éprouva encore une fois cette délicieuse piqûre, cette trouille dans la poitrine qui était un peu de ses quinze ans.

Trente minutes plus tard, les filles étaient à l’école et Hélène plus très loin du bureau. Mécaniquement, elle passa en revue les rendez-vous du jour. À dix heures, elle avait une réu avec les gens de Vinci. À quatorze heures, elle devait rappeler la meuf de chez Porette, la cimenterie de Dieuze. Un plan social se profilait et elle avait une idée de réorganisation des services transverses qui pouvait éviter cinq licenciements. D’après ses calculs, elle pouvait leur faire économiser près de cinq cent mille euros par an en modifiant l’organigramme et en optimisant les services des achats et le parc automobile. Erwann, son boss, lui avait dit on peut pas se louper sur ce coup-là, c’est hyper emblématique, c’est juste pas possible qu’on se loupe. Et puis à seize heures, sa fameuse présentation à la mairie. Il faudrait qu’elle revérifie les slides une dernière fois avant d’y aller. Demander à Lison d’imprimer des dossiers pour chaque participant, recto verso pour éviter qu’un écolo vétilleux ne lui mette la misère. Ne pas oublier la page de garde personnalisée. Elle connaissait le personnel des administrations, les chefs de service, toutes ces cliques d’importants et d’inquiets qui composaient l’encadrement des forces municipales. Les mecs étaient fous de joie dès qu’on apposait leur nom sur une chemise ou en première page d’un document officiel. Passé un certain stade, dans leurs carrières embarrassées, se distinguer des sous-fifres, se démarquer des collègues, tenait lieu de tout.
Et ce soir, son rencard…
De Nancy à Épinal, il fallait compter un peu moins d’une heure de route. Elle n’aurait même pas le temps de repasser chez elle pour prendre une douche. De toute façon, il n’était pas question de coucher au premier rendez-vous. Une fois encore, elle se dit qu’elle allait annuler, qu’elle faisait décidément n’importe quoi. Seulement, Lison l’attendait déjà sur le parking, adossée au mur et tirant avidement sur sa clope électronique, son drôle de visage perdu dans un nuage de fumée pomme-cannelle.
— Alors ? Prête ?
— Tu parles… Il faut que tu m’imprimes les dossiers pour la mairie. La réu est à seize heures.
— C’est fait depuis hier.
— Recto verso ?
— Bien sûr, vous me prenez pour une climatosceptique ou quoi ?
Les deux femmes se pressèrent vers les ascenseurs. Dans la ca¬¬bine qui menait aux bureaux d’Elexia, Hélène évita le regard de sa stagiaire. Pour une fois, Lison avait remisé son air perpétuellement assoupi et pétillait, à croire que c’était elle qui avait un date ce soir-là. La porte s’ouvrit sur le troisième étage et Hélène passa devant.
— Suis-moi, dit-elle en traversant le vaste plateau où s’organisait le considérable open space du cabinet de consulting, avec son archipel de bureaux, l’étroit tapis rouge qui ordonnait les circulations et les nombreuses plantes vertes épanouies sous le déluge de lumière tombée des fenêtres hautes. Des fauteuils rouges et des canapés gris autorisaient çà et là une pause conviviale. Dans le fond, une petite cuisine aménagée permettait de réchauffer sa gamelle et occasionnait des disputes au sujet des denrées abandonnées dans le frigo. Les seuls espaces clos se trouvaient sur la mezzanine, une salle de réunion qu’on appelait le cube et le bureau du boss. C’est dans le cube justement, à l’abri des oreilles indiscrètes, qu’Hélène et Lison s’enfermèrent.
— J’ai fait une connerie, commença Hélène.
— Mais non, carrément pas. Ça va bien se passer.
— Je suis comme une idiote là, à mater mon téléphone toute la journée. J’ai du travail. J’ai des mômes. C’est n’importe quoi. Je peux pas me laisser entraîner dans des trucs pareils. Je vais laisser tomber.
— Attends !
Il arrivait que Lison s’oublie et se laisse aller à tutoyer sa cheffe. Hélène ne relevait pas. Elle avait tendance à tout passer à cette drôle de gamine. Il faut dire qu’elle était marrante avec ses Converse, ses manteaux couture de seconde main et son faciès chevalin, dents trop longues et yeux écartés qui ne suffisaient pas à l’enlaidir. Pour tout dire, elle lui avait changé la vie. Parce qu’avant de la voir débarquer, Hélène s’était longtemps sentie au bord du gouffre.
Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.
Le mal s’était déclaré quatre années plus tôt, quand elle et Philippe vivaient encore à Paris. Un beau jour, au bureau, Hélène s’était enfermée dans les toilettes parce qu’elle ne supportait tout simplement plus de voir les messages affluer dans sa boîte mail. Par la suite, ce repli était devenu une habitude. Elle s’était planquée pour éviter une réunion, un collègue, pour ne plus avoir à répondre au téléphone. Et elle était restée assise comme ça sur son chiotte pendant des heures, améliorant son score à Candy Crush, incapable de réagir et caressant amoureusement des idées suicidaires. Peu à peu, les choses les plus banales étaient devenues intolérables. Elle s’était par exemple surprise à pleurer en consultant le menu du RIE, parce qu’il y avait encore des carottes râpées et des pommes dauphine au déjeuner. Même les pauses clopes avaient pris un tour tragique. Quant au travail proprement dit, elle n’en avait tout simplement plus vu l’intérêt. À quoi bon ces tableaux Excel, ces réunions reproductibles à l’infini, et le vocabulaire, putain ? Quand quelqu’un prononçait devant elle les mots “impacter”, “kickoff” ou “prioriser”, elle était prise d’un haut-le-cœur. Et vers la fin, elle ne pouvait même plus entendre la note émise à l’allumage par son MacBook Pro sans éclater en sanglots.
C’est ainsi qu’elle avait perdu le sommeil, des cheveux, du poids et chopé de l’eczéma sous les genoux. Une fois, dans les transports, en contemplant la pâleur du crâne d’un voyageur à travers une mèche de cheveux rabattue sur le côté, elle avait été prise d’un malaise. Elle se sentait étrangère à tout. Elle n’avait plus envie d’être nulle part. Le vide l’avait prise.
Le médecin avait conclu à un burn-out, sans grande certitude, et Philippe avait dû consentir à quitter Paris, la mort dans l’âme. Au moins la province promettait quelques avantages, une meilleure qualité de vie et la possibilité de s’acheter une maison spacieuse avec un grand jardin, sans compter qu’il semblait raisonnable dans ces contrées hospitalières d’obtenir une place en crèche sans avoir à coucher avec un cadre de la mairie. Et puis les parents d’Hélène vivaient dans le coin, ils pourraient les dépanner de temps en temps.

L’avis de… Isabelle Lesniak (Les Echos)
« Né dans une province qu’il a voulu fuir à tout prix, Nicolas Mathieu capture comme personne les bribes d’un passé aussi morne qu’une vallée sans soleil. Il excelle dans la description des petits rites de passage et des grands moments de la vie. Sous sa plume inspirée, un accouchement ou une fête de mariage rythmée par Michel Sardou deviennent des événements vertigineux.
Aussi incisif mais moins cynique que Houellebecq, l’auteur inscrit avec une grâce époustouflante les trajectoires personnelles dans l’histoire collective récente. »

Vidéo


Nicolas Mathieu présente Connemara. Entretien avec Sylvie Hazebroucq © Production Librairie Mollat

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