Connemara

MATHIEU_connemara  RL_Hiver_2022  coup_de_coeur

Finaliste du Grand Prix RTL-Lire 2022

En deux mots
Philippe et Hélène se sont croisés au collège avant de se perdre de vue. Vingt ans plus tard, elle est mariée, cadre supérieur dans une entreprise de consulting, lui est représentant pour une société de nourriture pour animaux. Leur route va se croiser à nouveau du côté des Vosges.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La chanson qui parle d’eux

Le prix Goncourt 2018 poursuit sa fine analyse de la société en racontant avec Connemara le parcours de deux quadragénaires qui se retrouvent dans leurs Vosges natales 20 ans après s’être quittés. Hélène et Christophe vont-ils réussir à se trouver?

C’est un matin comme tous les autres dans la famille d’Hélène et Philippe. Un matin au chronomètre qui commence dès 6h. Après la douche, il faut préparer les céréales des filles, ne rien oublier surtout, et prendre la route. Déjà fatiguée avant d’attaquer la journée. En colère aussi. «Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.» Après son burn-out à Paris, elle avait réussi à convaincre son mari de partir en province, mais si le rythme nancéen était un peu moins trépidant, les symptômes étaient semblables. Au sein d’Elexia, elle occupe un poste de consultante en ressources humaines, en particulier pour les collectivités territoriales. À près de 40 ans, et avec l’aide de Lison, sa stagiaire, elle se distrait en surfant sur les sites de rencontre, histoire de se prouver qu’elle reste désirable.
Changement de décor et de personnage. Nous sommes cette fois dans les Vosges, à Cornécourt. «C’était une petite ville peinarde, avec son église, un cimetière, une mairie des seventies, une zone d’activités qui faisait tampon avec l’agglomération voisine, des zones pavillonnaires qui champignonnaient sur le pourtour et, au milieu, une place flanquée des habituels commerces: PMU, boulangerie, boucherie-charcuterie, agence immobilière où s’activaient deux hommes en chemisette. À Cornécourt, le taux de natalité était bas, la population vieillissante, mais les finances municipales au beau fixe, grâce notamment aux abondantes taxes que payait une vaste fabrique de pâte à papier au nom norvégien que personne ici n’arrivait à prononcer. Cette prospérité n’empêchait pas le FN d’arriver en tête des premiers tours ni ses habitants de déplorer des incivilités toujours imputables aux mêmes.» C’est là que vit, ou plutôt que survit Christophe, commercial de 40 ans. Seul. S’il avait fini par conquérir Charlie, la fille qu’il avait voulue à tout prix. Charlie qui l’a quitté. Restait ce gosse qui était tout pour lui «et pour lequel il trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l’impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis.» En les attendant, Nicolas Mathieu remonte dans les jeunes années d’Hélène et Christophe, alors qu’ils étaient élèves dans le même établissement au moment où les exploits de hockeyeur du garçon lui avaient conféré une certaine notoriété.
Comme dans Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu, en retraçant la relation entre Hélène et Christophe, peint d’abord la France d’aujourd’hui. Un tableau de la société et des relations sociales d’une puissante acuité, surtout en cette année 2017, avant des élections présidentielles qui vont bouleverser l’échiquier politique. La politique qui va aussi s’inviter concrètement dans le roman quand le patron d’Elexia se réjouit de la création des nouvelles entités régionales: «Inventer une région, il fallait quand même être gonflé, et ne rien comprendre de ce qui se tramait dans la vie des gens, leurs colères alanguies, les rognes sourdes qui couvaient dans les villes et les villages, tous ces gens qui par millions, le nez dans leur assiette, grommelaient sans fin, mécontents d’être mal entendus, jamais compris, guère respectés, et se présumaient menacés par les fins de mois, les migrations et le patronat, grignotés depuis cinquante ans facile dans leurs fiertés hexagonales et leurs rêves de progrès. Aller leur foutre le Grand-Est pour règlement des problèmes, les mecs osaient tout.»


Pour ceux qui souhaitent accompagner la lecture avec la chanson Les lacs du Connemara qui donne son titre au livre (Version karaoké). © Michel Sardou

Connemara
Nicolas Mathieu
Éditions Actes Sud
Roman
400 p., 22 €
EAN 9782330159702
Paru le 2/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Grand-Est, à Nancy, Épinal et dans la cité imaginaire de Cornécourt, derrière laquelle on reconnait Golbey dans les Vosges. Paris y est aussi évoqué ainsi que les lieux de vacances, La Grande-Motte et Ars-en-Ré, la Dordogne et le Vietnam ainsi que Val-Thorens ou encore les Cyclades. Les études et les missions professionnelles passent par Écully et Pau.

Quand?
L’action se déroule en 2017, avec de nombreux retours en arrière, notamment vingt ans plus tôt.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hélène a bientôt quarante ans. Elle est née dans une petite ville de l’Est de la France. Elle a fait de belles études, une carrière, deux filles et vit dans une maison d’architecte sur les hauteurs de Nancy. Elle a réalisé le programme des magazines et le rêve de son adolescence : se tirer, changer de milieu, réussir.
Et pourtant le sentiment de gâchis est là, les années ont passé, tout a déçu.
Christophe, lui, vient de dépasser la quarantaine. Il n’a jamais quitté ce bled où ils ont grandi avec Hélène. Il n’est plus si beau. Il a fait sa vie à petits pas, privilégiant les copains, la teuf, remettant au lendemain les grands efforts, les grandes décisions, l’âge des choix. Aujourd’hui, il vend de la bouffe pour chien, rêve de rejouer au hockey comme à seize ans, vit avec son père et son fils, une petite vie peinarde et indécise. On pourrait croire qu’il a tout raté.
Et pourtant il croit dur comme fer que tout est encore possible.
Connemara c’est cette histoire des comptes qu’on règle avec le passé et du travail aujourd’hui, entre PowerPoint et open space. C’est surtout le récit de ce tremblement au mitan de la vie, quand le décor est bien planté et que l’envie de tout refaire gronde en nous. Le récit d’un amour qui se cherche par-delà les distances dans un pays qui chante Sardou et va voter contre soi.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Le Journal de Montréal (Karine Vilder)
Les Échos (Isabelle Lesniak)
La Croix (Fabienne Lemahieu)
L’Est Républicain Pascal Salciarini
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
La Vie (Marie Chaudey)
La Semaine (Pierre Théobald)
Ouest-France / LiRE (Aurélie Marcireau et Baptiste Liger)
20 minutes
Arte (28 minutes)
Benzine Mag
Blog Agathe The Book
Blog Baz’Art


Nicolas Mathieu présente Connemara. Entretien avec Sylvie Hazebroucq © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« La colère venait dès le réveil. Il lui suffisait pour se mettre en rogne de penser à ce qui l’attendait, toutes ces tâches à accomplir, tout ce temps qui lui ferait défaut.
Hélène était pourtant une femme organisée. Elle dressait des listes, programmait ses semaines, portait dans sa tête, et dans son corps même, la durée d’une lessive, du bain de la petite, le temps qu’il fallait pour cuire des nouilles ou préparer la table du petit-déjeuner, amener les filles à l’école ou se laver les cheveux. Ses cheveux justement, qu’elle avait failli couper vingt fois pour gagner les deux heures de soins hebdomadaires qu’ils lui coûtaient, qu’elle avait sauvés pourtant, à vingt reprises, fallait-il qu’on lui prenne si loin, même ça, ses longs cheveux, un trésor depuis l’enfance ?
Hélène en était pleine de ce temps compté, de ces bouts de quotidien qui composaient le casse-tête de sa vie. Par moments, elle repensait à son adolescence, les flemmes autorisées d’à quinze ans, les indolences du dimanche, et plus tard les lendemains de cuite à glander. Cette période engloutie qui avait tellement duré et semblait rétrospectivement si brève. Sa mère l’enguirlandait alors parce qu’elle passait des heures à s’étirer dans son lit au lieu de profiter du soleil dehors. À présent, le réveil sonnait à six heures tous les jours de la semaine et le week-end, tel un automate, elle se réveillait à six heures quand même.
Elle avait parfois le sentiment que quelque chose lui avait été volé, qu’elle ne s’appartenait plus tout à fait. Désormais, son sommeil obéissait à des exigences supérieures, son rythme était devenu familial, professionnel, sa cadence, en somme, poursuivait des fins collectives. Sa mère pouvait être contente. Hélène voyait toute la course du soleil à présent, finalement utile, mère à son tour, embringuée pareil.
— Tu dors ? dit-elle, à voix basse.
Philippe reposait sur le ventre, massif près d’elle, un bras replié sous son oreiller. On l’aurait cru mort. Hélène vérifia l’heure. 6 h 02. Ça commençait.
— Hé, souffla-t-elle plus fort, va réveiller les filles. Dépêche-toi. On va encore être à la bourre.
Philippe se retourna dans un soupir, et la couette en se soulevant libéra la lourde odeur tiède, si familière, l’épaisseur accumulée d’une nuit à deux. Hélène se trouvait déjà sur ses deux pieds, dans le frimas piquant de la chambre, cherchant ses lunettes sur la table de nuit.
— Philippe, merde…
Son mec maugréa avant de lui tourner le dos. Hélène faisait déjà défiler les passages obligés de son agenda.
Elle fila sous la douche sans desserrer les mâchoires, puis gagna la cuisine en jetant un premier coup d’œil à ses mails. Pour le maquillage, elle verrait plus tard, dans la voiture. Chaque matin, les petites lui donnaient des coups de chaud, elle préférait ne pas mettre de fond de teint avant de les avoir déposées à l’école.
Ses lunettes sur le bout du nez, elle fit chauffer leur lait et versa les céréales dans leurs bols. À la radio, c’étaient encore ces deux journalistes dont elle ne retenait jamais les noms. Elle avait encore le temps. La matinale de France Inter lui fournissait chaque matin les mêmes faciles repères. Pour l’instant, la maison reposait encore dans ce calme nocturne où la cuisine faisait comme une île où Hélène pouvait goûter un moment de solitude rare, dont elle jouissait en permissionnaire, le temps de boire son café. Il était six heures vingt, elle avait déjà besoin d’une cigarette.
Elle passa son gros gilet sur ses épaules et se rendit sur le balcon. Là, accoudée à la rambarde, elle fuma en contemplant la ville en contrebas, les premiers balbutiements rouges et jaunes de la circulation, l’éclat espacé des lampadaires. Dans une rue voisine, un camion poubelle menait à bien sa besogne pleine de soupirs et de clignotements. Un peu plus loin sur sa gauche se dressait une haute tour semée de rectangles de lumière où passait par instants une silhouette hypothétique. Là-bas, une église. Sur la droite la masse géométrique des hôpitaux. Le centre était loin avec ses ruelles pavées, ses boutiques prometteuses. Nancy, en s’étirant, revenait à la vie. Il ne faisait pas très froid pour un matin du mois d’octobre. Le tabac émit son crépitement de couleur et Hélène jeta un coup d’œil par-dessus son épaule avant de consulter son téléphone. Sur son visage, un sourire parut, rehaussé par la lueur de l’écran.
Elle avait reçu un nouveau message.
Des mots simples qui disaient j’ai hâte, vivement tout à l’heure. Son cœur fut pris d’une brève secousse et elle tira encore une fois sur sa cigarette puis frissonna. Il était six heures vingt-cinq, il fallait encore s’habiller, déposer les filles à l’école, et mentir.
— T’as préparé ton sac ?
— Oui.
— Mouche, t’as pensé à tes affaires de piscine ?
— Non.
— Ben, faut y penser.
— Je sais.
— Je te l’avais dit hier, t’as pas écouté ?
— Si.
— Alors, pourquoi t’as pas pensé à tes affaires ?
— J’ai pas fait exprès.
— Justement, faut faire exprès d’y penser.
— On peut pas être bon partout, répliqua Mouche, l’air docte derrière ses moustaches de Nesquik.
La petite venait d’avoir six ans et elle changeait à vue d’œil. Clara aussi était passée par cette phase de pousse accélérée, mais Hélène avait oublié l’effet que ça faisait de les voir ainsi brutalement devenir des gens. Elle redécouvrait donc, comme pour la première fois, ce moment où un enfant sort de l’engourdissement du bas âge, quitte ses manières de bestiole avide et se met à raisonner, faire des blagues, sortir des trucs qui peu¬vent ¬changer l’humeur d’un repas ou laisser les adultes bouche bée.
— Bon, je dois y aller moi. Salut la compagnie.
Philippe venait de faire son apparition dans la cuisine et, d’un geste qui lui était familier, il ajusta sa chemise dans son pantalon, passant une main dans sa ceinture, de son ventre jusque dans son dos.
— T’as pas pris ton petit-déj’ ?
— Je mangerai un truc au bureau.
Le père embrassa ses filles, puis Hélène du bout des lèvres.
— Tu te souviens que tu récupères les filles ce soir ? fit cette dernière.
— Ce soir ?
Philippe n’avait plus autant de cheveux que par le passé, mais restait plutôt beau gosse, dans un genre costaud parfumé, grande carcasse bien mise, avec toujours cette lumière dans l’œil, le petit malin de classe prépa qui ne se foule pas, le truqueur qui connaît la musique. C’était agaçant.
— Ça fait une semaine qu’on en parle.
— Ouais, mais je risque de ramener du taf.
— Ben t’appelles Claire.
— T’as son numéro ?
Hélène lui donna le téléphone de la baby-sitter et lui conseilla de la contacter rapido pour s’assurer qu’elle était disponible.
— OK, OK, répondit Philippe en enregistrant l’information dans son téléphone. Tu sais si tu rentres tard ?
— Pas trop normalement, répondit Hélène.
Une bouffée de chaleur lui monta alors aux joues et elle sentit son chemisier perdre deux tailles.
— C’est quand même chiant, observa son mec qui, du pouce, faisait défiler ses mails sur son écran.
— C’est pas comme si je passais ma vie dehors. Je te rappelle que t’es rentré à 9 heures hier et avant-hier.
— Boulot boulot, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Ouais, moi je fais du bénévolat.
Philippe leva les yeux de l’écran bleu, et elle retrouva son drôle de sourire horizontal, les lèvres minces, cet air de toujours se foutre de la gueule du monde.
Depuis qu’ils étaient revenus vivre en province, Philippe semblait considérer qu’on n’avait plus rien à lui demander. Après tout, il avait laissé tomber pour elle un poste en or chez Axa, ses potes du badminton et, globalement, des perspectives sans commune mesure avec ce qui existait dans le coin. Tout ça, parce que sa femme n’avait pas tenu le coup. D’ailleurs, est-ce qu’elle s’était seulement remise d’aplomb ? Ce départ forcé restait entre eux comme une dette. C’est en tout cas l’impression qu’Hélène avait.
— Bon, à ce soir, fit son mec.
— À ce soir.
Puis, Hélène s’adressa aux filles :
— Hop, les dents, vous vous habillez, on y va. Je dois encore mettre mes lentilles. Et je le dirai pas deux fois.
— Maman…, tenta Mouche.
Mais Hélène avait déjà quitté la pièce, pressée, les cheveux attachés, les fesses hautes, vérifiant ses messages sur WhatsApp en montant l’escalier qui menait au premier. Manuel lui avait écrit un nouveau message, à ce soir, disait-il, et elle éprouva encore une fois cette délicieuse piqûre, cette trouille dans la poitrine qui était un peu de ses quinze ans.

Trente minutes plus tard, les filles étaient à l’école et Hélène plus très loin du bureau. Mécaniquement, elle passa en revue les rendez-vous du jour. À dix heures, elle avait une réu avec les gens de Vinci. À quatorze heures, elle devait rappeler la meuf de chez Porette, la cimenterie de Dieuze. Un plan social se profilait et elle avait une idée de réorganisation des services transverses qui pouvait éviter cinq licenciements. D’après ses calculs, elle pouvait leur faire économiser près de cinq cent mille euros par an en modifiant l’organigramme et en optimisant les services des achats et le parc automobile. Erwann, son boss, lui avait dit on peut pas se louper sur ce coup-là, c’est hyper emblématique, c’est juste pas possible qu’on se loupe. Et puis à seize heures, sa fameuse présentation à la mairie. Il faudrait qu’elle revérifie les slides une dernière fois avant d’y aller. Demander à Lison d’imprimer des dossiers pour chaque participant, recto verso pour éviter qu’un écolo vétilleux ne lui mette la misère. Ne pas oublier la page de garde personnalisée. Elle connaissait le personnel des administrations, les chefs de service, toutes ces cliques d’importants et d’inquiets qui composaient l’encadrement des forces municipales. Les mecs étaient fous de joie dès qu’on apposait leur nom sur une chemise ou en première page d’un document officiel. Passé un certain stade, dans leurs carrières embarrassées, se distinguer des sous-fifres, se démarquer des collègues, tenait lieu de tout.
Et ce soir, son rencard…
De Nancy à Épinal, il fallait compter un peu moins d’une heure de route. Elle n’aurait même pas le temps de repasser chez elle pour prendre une douche. De toute façon, il n’était pas question de coucher au premier rendez-vous. Une fois encore, elle se dit qu’elle allait annuler, qu’elle faisait décidément n’importe quoi. Seulement, Lison l’attendait déjà sur le parking, adossée au mur et tirant avidement sur sa clope électronique, son drôle de visage perdu dans un nuage de fumée pomme-cannelle.
— Alors ? Prête ?
— Tu parles… Il faut que tu m’imprimes les dossiers pour la mairie. La réu est à seize heures.
— C’est fait depuis hier.
— Recto verso ?
— Bien sûr, vous me prenez pour une climatosceptique ou quoi ?
Les deux femmes se pressèrent vers les ascenseurs. Dans la ca¬¬bine qui menait aux bureaux d’Elexia, Hélène évita le regard de sa stagiaire. Pour une fois, Lison avait remisé son air perpétuellement assoupi et pétillait, à croire que c’était elle qui avait un date ce soir-là. La porte s’ouvrit sur le troisième étage et Hélène passa devant.
— Suis-moi, dit-elle en traversant le vaste plateau où s’organisait le considérable open space du cabinet de consulting, avec son archipel de bureaux, l’étroit tapis rouge qui ordonnait les circulations et les nombreuses plantes vertes épanouies sous le déluge de lumière tombée des fenêtres hautes. Des fauteuils rouges et des canapés gris autorisaient çà et là une pause conviviale. Dans le fond, une petite cuisine aménagée permettait de réchauffer sa gamelle et occasionnait des disputes au sujet des denrées abandonnées dans le frigo. Les seuls espaces clos se trouvaient sur la mezzanine, une salle de réunion qu’on appelait le cube et le bureau du boss. C’est dans le cube justement, à l’abri des oreilles indiscrètes, qu’Hélène et Lison s’enfermèrent.
— J’ai fait une connerie, commença Hélène.
— Mais non, carrément pas. Ça va bien se passer.
— Je suis comme une idiote là, à mater mon téléphone toute la journée. J’ai du travail. J’ai des mômes. C’est n’importe quoi. Je peux pas me laisser entraîner dans des trucs pareils. Je vais laisser tomber.
— Attends !
Il arrivait que Lison s’oublie et se laisse aller à tutoyer sa cheffe. Hélène ne relevait pas. Elle avait tendance à tout passer à cette drôle de gamine. Il faut dire qu’elle était marrante avec ses Converse, ses manteaux couture de seconde main et son faciès chevalin, dents trop longues et yeux écartés qui ne suffisaient pas à l’enlaidir. Pour tout dire, elle lui avait changé la vie. Parce qu’avant de la voir débarquer, Hélène s’était longtemps sentie au bord du gouffre.
Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.
Le mal s’était déclaré quatre années plus tôt, quand elle et Philippe vivaient encore à Paris. Un beau jour, au bureau, Hélène s’était enfermée dans les toilettes parce qu’elle ne supportait tout simplement plus de voir les messages affluer dans sa boîte mail. Par la suite, ce repli était devenu une habitude. Elle s’était planquée pour éviter une réunion, un collègue, pour ne plus avoir à répondre au téléphone. Et elle était restée assise comme ça sur son chiotte pendant des heures, améliorant son score à Candy Crush, incapable de réagir et caressant amoureusement des idées suicidaires. Peu à peu, les choses les plus banales étaient devenues intolérables. Elle s’était par exemple surprise à pleurer en consultant le menu du RIE, parce qu’il y avait encore des carottes râpées et des pommes dauphine au déjeuner. Même les pauses clopes avaient pris un tour tragique. Quant au travail proprement dit, elle n’en avait tout simplement plus vu l’intérêt. À quoi bon ces tableaux Excel, ces réunions reproductibles à l’infini, et le vocabulaire, putain ? Quand quelqu’un prononçait devant elle les mots “impacter”, “kickoff” ou “prioriser”, elle était prise d’un haut-le-cœur. Et vers la fin, elle ne pouvait même plus entendre la note émise à l’allumage par son MacBook Pro sans éclater en sanglots.
C’est ainsi qu’elle avait perdu le sommeil, des cheveux, du poids et chopé de l’eczéma sous les genoux. Une fois, dans les transports, en contemplant la pâleur du crâne d’un voyageur à travers une mèche de cheveux rabattue sur le côté, elle avait été prise d’un malaise. Elle se sentait étrangère à tout. Elle n’avait plus envie d’être nulle part. Le vide l’avait prise.
Le médecin avait conclu à un burn-out, sans grande certitude, et Philippe avait dû consentir à quitter Paris, la mort dans l’âme. Au moins la province promettait quelques avantages, une meilleure qualité de vie et la possibilité de s’acheter une maison spacieuse avec un grand jardin, sans compter qu’il semblait raisonnable dans ces contrées hospitalières d’obtenir une place en crèche sans avoir à coucher avec un cadre de la mairie. Et puis les parents d’Hélène vivaient dans le coin, ils pourraient les dépanner de temps en temps.
À Nancy, Hélène avait immédiatement retrouvé du travail grâce à un pote de son mec, Erwann, qui dirigeait Elexia, une boîte qui vendait du conseil, de l’audit, des préconisations dans le domaine des RH, toujours la même chose. Et pendant quelques semaines, le changement de cadre et le nouveau rythme avaient suffi à tenir ses états d’âme à distance. Pas pour longtemps. Bientôt, et même si elle n’avait pas replongé dans le bad total, elle s’était de nouveau sentie frustrée, mal à sa place, souvent claquée, tristoune pour des riens et en colère tellement.
Philippe ne savait pas quoi faire de ces humeurs noires. Une fois ou deux, ils avaient bien essayé d’en discuter, mais Hélène avait eu l’impression que son mec surjouait, l’air pénétré, abondant à intervalles réguliers, exactement le même cinéma que lorsqu’il était en visio avec des collègues. Au fond, Philippe faisait avec elle comme avec le reste : il gérait.
Heureusement, un beau jour, dans ce brouillard de fatigue, elle avait reçu un drôle de CV, une demande de stage. D’ordinaire, ce genre de requêtes n’arrivait pas jusqu’à elle ou alors elle balançait le mail direct dans la corbeille. Mais celui-ci avait retenu son attention parce qu’il était d’une simplicité presque ridicule, dénué de photo, faisant l’économie des inepties habituelles, savoir-faire, savoir-être, loisirs vertueux et autre permis B. C’était un bête document Word avec un nom, Lison Lagasse, une adresse, un numéro de portable, la mention d’un master 1 en éco et une liste d’expériences hétéroclites. Léon de Bruxelles, Deloitte, Darty, Barclays et même une pêcherie en Écosse. Au lieu de refiler sa candidature au service RH comme l’exigeait le process de recrutement, Hélène avait passé un coup de fil à la candidate, par curiosité. Parce que cette fille lui rappelait quelque chose aussi. Son interlocutrice avait répondu aussitôt, d’une voix flûtée, nette, hachée de brefs éclats de rire qui étaient sa ponctuation. Lison répondait à ses questions par ouais, carrément pas, c’est clair, peu soucieuse de plaire, amusée et connivente. Hélène lui avait tout de même fixé un rendez-vous, un soir après dix-neuf heures, quand l’open space était à peu près vide, comme en secret. La jeune fille s’était présentée à l’heure dite, une grande bringue à l’air matinal, ultra-mince, jean moulant et mocassins à pampilles, une frange évidemment et ce long faciès où des dents de pouliche, éclatantes et presque toujours à découvert, aveuglaient par intermittence.
— Vous avez un drôle de CV. Comment on passe de Deloitte à Darty ?
— Les deux sont sur la ligne 1.
Hélène avait souri. Une Parisienne… Ce genre de meufs l’avait intimidée des années durant, par leur élégance spéciale, avancée, leur certitude d’être partout chez elles, leur incapacité à prendre du poids et cette manière d’être, impérieuse, sans réplique, chacun de leurs gestes disant le mieux que tu puisses faire meuf, c’est de chercher à me ressembler. C’était drôle d’en voir une là, dans son bureau de Nancy, à la nuit tombée. Hélène avait l’impression en la regardant de recevoir une carte postale d’un endroit où elle aurait jadis passé des vacances compliquées.
— Et qu’est-ce que vous faites ici ?
— Oh ! avait répliqué Lison avec un geste évasif. Je me suis fait jeter des Arts déco, et ma mère s’est retrouvée un mec ici.
— Et vous vous acclimatez ?
— Moyennement.
Hélène avait embauché Lison aussitôt, lui confiant tous les outils de reporting qu’on leur imposait depuis qu’Erwann faisait la chasse au gaspi et voulait raffiner les process, ce qui revenait à justifier le moindre déplacement, renseigner les tâches les plus infimes dans des tableaux cyclopéens, trouver dans des menus déroulants illimités l’intitulé cryptique qui correspondait à des activités jadis impondérables, et perdre ainsi chaque jour une heure à justifier les huit autres.
Contre toute attente, Lison s’en était sortie à merveille. Après une semaine, elle connaissait chacun dans l’immeuble et tous les petits secrets du bureau. C’est bien simple, tout l’amusait et, telle une bulle, elle flottait dans l’open space, efficace et indifférente, irritante et principalement appréciée, incapable de stress, donnant l’impression de s’en foutre, ne décevant jamais, sorte de Mary Poppins du tertiaire. Pour Hélène, qui passait son temps à se battre et visait une position d’associée aux côtés d’Erwann, cette légèreté relevait de la science-fiction.
Un soir, alors qu’elles prenaient une pinte dans le pub d’à côté, Hélène était devenue curieuse :
— Y a pas quelqu’un qui te plaît au bureau ?
— Jamais au taf, c’est péché.
— Le boulot, c’est le principal lieu de rencontre.
— Je préfère pas mélanger. C’est trop tendu, surtout en open space. Après, les mecs te tournent autour toute la journée comme des vautours. Et pis ces blaireaux ne peuvent pas s’empêcher de raconter des trucs, c’est plus fort qu’eux.
Hélène avait gloussé.
— Tu te débrouilles comment alors ? Tu sors, tu vas danser ?
— Ah non ! Les boîtes, ici, c’est l’enfer. Je fais comme tout le monde : je chasse sur l’internet mondial.
Hélène avait dû faire un effort pour sourire. Une génération à peine la séparait de Lison et, déjà, elle ne comprenait plus rien aux usages amoureux qui avaient cours. En l’écoutant, elle avait ainsi découvert que les possibilités de rencontres, la durée des relations, l’intérêt qu’on se portait ensuite, l’enchaînement des histoires, la tolérance pour les affaires simultanées, le tuilage ou la synchronicité des amours, les règles, en somme, de la baise et du sentiment, avaient subi des mutations d’envergure.
Ce qui changeait en premier lieu, c’était l’emploi des messageries et des réseaux sociaux. Quand Hélène expliquait à sa stagiaire qu’elle n’avait pas entendu parler d’internet avant le lycée, Lison la regardait avec un douloureux étonnement. Elle savait bien qu’une civilisation avait vécu avant le web, mais elle avait tendance à renvoyer cette période à des décennies sépia, quelque part entre le Pacte germano-soviétique et les premiers pas sur la Lune.
— Et si, pourtant, soupirait Hélène. J’ai eu mes résultats du bac sur 3615 EducNat, ou un truc du genre.
— Nan ?…
La génération de Lison, elle, avait grandi les deux pieds dedans. Au collège, cette dernière passait déjà des soirées entières à flirter on line avec de parfaits inconnus sur l’ordi que ses parents lui avaient offert à des fins de réussite scolaire, parlant interminablement de cul avec des mômes de son âge aussi bien qu’avec des pervers de cinquante balais qui pianotaient d’une main, des internautes singapouriens ou son voisin auquel elle n’aurait pas pu dire un mot s’il s’était assis à côté d’elle dans le bus. Plus tard, elle s’était amusée sur son portable à nourrir des relations épistolaires au long cours avec des tas de garçons qu’elle connaissait vaguement. Il suffisait de contacter un mec de votre bahut qui vous plaisait sur Facebook ou Insta, salut, salut, et le reste suivait. À travers la nuit numérique, les conversations fusaient à des vitesses ahurissantes, annulant les distances, rendant l’attente insupportable, le sommeil superflu, l’exclusivité inadmissible. Ses copines et elle nourrissaient ainsi toujours trois ou quatre fils de discussions en simultané. La conversation, d’abord anodine, entamée sur un ton badin, prenait bientôt un tour plus personnel. On disait son mal-être, les parents qui faisaient chier, Léa qui était une pute et le prof de physique-chimie un pervers narcissique. Après vingt-trois heures, une fois la famille endormie, ce commerce entre pairs prenait un tour plus clandestin. On commençait à se chauffer pour de bon. Les fantasmes se formulaient en peu de mots, tous abrégés, codés, indéchiffrables. On finissait par s’adresser des photos en sous-vêtements, en érection, des contre-plongées suggestives et archi-secrètes.
— Le délire, c’était de prendre une pic où on voit ton boule mais où tu restes incognito. Au cas où.
— T’avais pas la trouille que le mec balance ça à ses copains ?
— Bien sûr. C’est le prix à payer.
Ces images-là, prises dans son lit, selfies en clair-obscur, érotisme plus ou moins maîtrisé, s’échangeaient ainsi qu’une monnaie de contrebande, inconnue des parents, devise illicite qui faisait exister tout un marché libidinal sur lequel planait toujours la menace du grand jour. Car il advenait parfois qu’une image licencieuse tombe dans le domaine public, qu’une mineure presque à poil devienne virale.
— J’ai une pote en seconde qui a dû changer de bahut.
— C’est horrible.
— Ouais. Et c’est pas le pire.
Hélène se régalait de ces anecdotes qui, comme les chips, laissaient une impression vaguement dégoûtante mais dont on n’avait jamais assez. Elle s’inquiétait aussi pour ses filles, se demandant comment elles feraient face à ces menaces d’un nouveau genre. Mais au fond, ces histoires lui faisaient chaud au ventre. Elle enviait ce désir qui ne lui était pas destiné. Elle se sentait diminuée de ne pas y avoir accès. Elle se souvenait de l’avidité permanente qui autrefois avait été son rythme de croisière. À son psy, elle avait confié :
— J’ai l’impression d’être déjà vieille. Tout ça, c’est fini pour moi.
— Qu’est-ce que vous ressentez ? avait demandé le psy, pour changer.
— De la colère. De la tristesse.
Ce connard n’avait même pas daigné noter ça dans son Moleskine.
Le temps était passé si vite. Du bac à la quarantaine, la vie d’Hélène avait pris le TGV pour l’abandonner un beau jour sur un quai dont il n’avait jamais été question, avec un corps changé, des valises sous les yeux, moins de tifs et plus de cul, des enfants à ses basques, un mec qui disait l’aimer et se défilait à chaque fois qu’il était question de faire une machine ou de garder les gosses pendant une grève scolaire. Sur ce quai-là, les hommes ne se retournaient plus très souvent sur son passage. Et ces regards qu’elle leur reprochait jadis, qui n’étaient bien sûr pas la mesure de sa valeur, ils lui manquaient malgré tout. Tout avait changé en un claquement de doigts.
Un vendredi soir, alors qu’elles étaient au Galway avec Lison, Hélène avait fini par cracher le morceau.
— Tu me déprimes avec tous tes mecs.
— J’ai rien contre les filles non plus, avait répliqué Lison, avec une moue à la fois joviale et satisfaite. Non mais c’est surtout des flirts. En vrai j’en baise pas la moitié.
— Je veux dire ça me plombe de me dire que mon tour est passé.
— Mais vous êtes folle. Vous avez trop de potentiel. Sur Tinder, vous feriez un carnage.
— Oh arrête. Si c’est pour dire ce genre de conneries…
Mais Lison était formelle : le monde était plein de crève-la-dalle qui se seraient damnés pour mettre une meuf comme Hélène dans leur plumard.
— C’est flatteur, avait observé Hélène, la paupière lourde.
Elle avait bien sûr entendu parler de ce genre d’applis. Les sites de veille technologique qu’elle consultait s’extasiaient unanimement sur ces nouveaux modèles qui asservissaient des millions de célibataires, accaparaient les rencontres, redéfinissaient par leurs algorithmes affinités électives et intermittences du cœur, s’appropriant au passage, via leurs canaux immédiats et leurs interfaces ludiques, les misères sexuelles comme l’éventualité d’un coup de foudre.
En deux temps trois mouvements, Lison lui avait créé un profil pour se marrer avec des photos volées sur le Net, deux de dos, et une troisième floue. S’agissant du petit laïus de présentation, elle se l’était jouée minimaliste et un rien provoc : Hélène, 39 ans. Viens me chercher si t’es un homme. Pour le reste, le fonctionnement n’avait rien de sorcier.
— Tu vois le mec apparaître, sa tête, deux trois photos. Tu swipes à droite s’il passe la douane. Sinon, à gauche et t’en en¬¬tends plus jamais parler.
— Et il fait pareil avec mes photos ?
— Exactement. Si vous vous plaisez, ça matche et on peut com¬¬mencer à discuter.
Accoudées au comptoir, Hélène et sa stagiaire avaient passé en revue tout ce que la région comptait d’hommes disponibles et d’infidèles compulsifs. Le défilé s’était révélé plutôt marrant et les beaux mecs une denrée rare. Dans le coin, on trouvait surtout des caïds en peau de lapin posant torse nu devant leur Audi, des célibataires affublés de lunettes sans monture, des divorcés en maillots de foot, des agents immobiliers gominés ou des sapeurs-pompiers à l’air gauche. Sans pitié, le pouce de Lison renvoyait tout ce beau monde dans l’enfer de gauche, repêchant exceptionnellement un gars qui ressemblait vaguement à Jason Statham, ou un cassos intégral pour rigoler. Quoi qu’il en soit, elle matchait systématiquement, car si les filles se montraient difficiles, les types, eux, ne faisaient pas dans la dentelle et optaient pour le filet dérivant, faisant le tri plus tard parmi le maigre produit de leur pêche sans exigence. Chaque fois, Lison se fendait d’un petit commentaire piquant et Hélène, de plus en plus ivre, riait.
— Attends, il est même pas majeur celui-là.
— On s’en fout, t’es pas un isoloir.
— Et lui, regarde cette coupe !
— C’est peut-être la mode à New York.
Justement, Lison avait utilisé Tinder dans ces villes modèles, New York et Londres, d’où elle avait ramené le récit de récoltes miraculeuses. Car dans ces endroits en butte à la pression immobilière et à une concurrence de chaque instant, il fallait bosser sans cesse pour se maintenir à flot et le temps manquait pour tout, faire ses courses ou bien draguer. On utilisait donc des services en ligne pour remplir son pieu comme son caddie. Une connexion, quelques mots échangés à l’heure du déjeuner, un cocktail hors de prix vers dix-neuf heures et, très vite, on allait se déshabiller dans un minuscule appartement pour baiser vite fait en songeant aux messages urgents qui continuaient de tomber dans sa boîte mail. Ces vies affilées comme des poignards se poursuivaient ainsi, rapides et blessantes, continuellement mises en scène sur les réseaux, sans larmes ni rides, dans la sinistre illusion d’un perpétuel présent.
Alors que là évidemment, entre Laxou et Vandœuvre, c’était pas la même.
— Et tu montres ton visage sur ce truc ? avait demandé Hélène. Ça t’ennuie pas qu’on puisse te reconnaître ?
— Tout le monde fait pareil. Quand la honte est partout, y a plus de honte.
Un texto de Philippe les avait alors interrompues, cassant quelque peu l’ambiance. Les filles sont couchées. Je t’attends ? Hélène avait réglé les consos, déposé Lison chez elle et pris soin de virer l’appli avant de rentrer à la maison.
Le lendemain, elle la réinstallait.
En un rien de temps, elle avait compris le système à fond, élargissant son aire de chasse à un rayon de quatre-vingts kilomètres et agrémentant son profil de photos authentiques mais qui ne permettaient pas de l’identifier. On y voyait tout de même ses jambes très longues, sa bouche tellement appétissante et qui parfois, au réveil, très tôt le matin, ou quand elle était contrariée, la faisait ressembler à un canard. Un autre cliché d’elle assise sur la margelle d’une piscine permettait de prendre connaissance de ses hanches, de ses fesses assez considérables mais tenues, de sa peau bronzée. Elle avait hésité à laisser voir ses yeux qui avaient la couleur du miel et pouvaient tirer vers le vert amande quand venait l’été, mais y avait finalement renoncé. On n’était pas là pour être romantique.
Très vite, elle s’était mise à chiner à longueur de journée, chaque match restaurant son assurance, chaque compliment reçu haussant son nouveau piédestal. Pourtant, tout ce désir anonyme n’éteignait pas sa colère. Le sentiment d’à quoi bon, l’impression d’un préjudice demeuraient vifs. Mais elle avait désormais ces compensations minuscules, quasi automatiques, et la satisfaction de l’embarras du choix. Ailleurs, des inconnus la voulaient et leur gentillesse intéressée lui redonnait des couleurs. Elle se sentait vivre à nouveau, elle oubliait le reste. Même s’il arrivait aussi qu’un pauvre type trop poli et vraiment moche lui inspire des scrupules.
Après quelque temps, un garçon avait tout de même fini par retenir son attention pour de bon. Lui aussi se planquait, mais derrière un masque de panda. Et son annonce changeait des réclames habituelles. Manuel, 32 ans. Cherche femme belle et intelligente pour m’accompagner au mariage de mon ex. Si tu es de droite et que tu portes le même parfum que ma mère, c’est un plus.
Amusée, Hélène lui avait demandé ce que portait sa mère.
Nina Ricci, avait-il répondu.
On peut peut-être s’arranger, alors.
À partir de là, ils s’étaient mis à papoter régulièrement. Au départ Hélène s’en était tenue à une attitude distante et vaguement sarcastique. Puis Philippe s’était absenté pour une formation à Paris et elle s’était retrouvée seule pour trois nuits. Des vannes, on en était venu aux confidences, puis aux allusions. Dans le noir de sa chambre, Hélène n’avait plus été que ce visage éclairé de bleu, les heures glissant sans bruit. Elle avait senti des bouffées de chaleur, eu des insomnies et les yeux piquants, s’était tortillée beaucoup dans le drap de leurs interminables discussions. Au réveil, elle avait une gueule à faire peur et son premier mouvement consistait à vérifier ses messages. Deux mots nouveaux suffisaient à la mettre en joie. Une heure de silence, et elle se mettait à échafauder des scénarios tragiques. Globalement elle ne touchait plus terre. Elle avait finalement accepté un rencard.
Mais maintenant qu’elle y était presque, Hélène n’était plus si sûre. Dans le cube, sur la mezzanine, elle sentait venir la trouille, et la perspective d’un regret. Lison, pour sa part, r¬estait confiante.
— Ça va bien se passer. Vous avez plus l’habitude, c’est tout.
— Non, je vais laisser tomber. C’est pas pour moi ce genre de trucs.
— C’est à cause de votre mec ?
Hélène avait détourné les yeux vers la fenêtre. Dehors, le ciel déjà lourd pesait sur la ville et son fourmillement de bâtisses disparates. Sur des voies ferrées contradictoires, des TGV croisaient des TER à demi vides entre les murs bariolés de tags. Erwann avait voulu des bureaux qui dominent la ville. Il fallait prendre de la hauteur, voir global.
— C’est pas ça, mentit Hélène. C’est pas le bon jour, c’est tout. J’ai ce rendez-vous à la mairie. On bosse là-dessus depuis trois mois.
— Au pire, vous annulez votre date au dernier moment. Le mec sait même pas où vous êtes, ni quoi que ce soit.
Hélène considéra Lison. Cette fille si jeune, pour qui tout était possible… Elle voulut la blesser, se venger de tout ce temps qui lui restait.
— Tu m’emmerdes avec cette histoire, je suis plus une ga¬¬mine…
Lison comprit le message et s’éclipsa sans demander son reste. Restée seule, Hélène considéra son reflet dans la vitre. Elle portait sa nouvelle jupe Isabel Marant, un joli chemisier, son cuir et des talons. Elle s’était faite belle pour Manuel, pour ces crétins de la mairie. Au sommet de sa tête, elle constata la maigreur de son chignon. Elle s’en voulait tout à coup. Est-ce qu’elle s’était battue toute la vie pour ça ?
C’est le moment que choisit Erwann pour débouler dans le cube, sa tablette à la main, mal rasé, les cheveux roux, son ventre sénatorial pris dans le tissu superbe d’une chemise de twill bleu.
— T’as vu le mail de Carole ? Ils se foutent vraiment de notre gueule. Honnêtement, j’ai forwardé direct à l’avocat, je m’en bats les couilles. Sinon, t’es OK pour demain, la grosse réu fusion ?
— Ouais, j’ai confirmé hier.
— Cool, j’avais pas fait gaffe. Et pour la mairie ? C’est bon ?
— Oui, j’y serai à seize heures.
— T’es sûre, c’est cool, tout va bien ?
— Tout va bien.
— On peut pas se louper, sur ce coup-là. Si on a le pied dans la porte, on peut engranger comme des malades derrière. J’ai déjeuné avec la directrice des services. Ils veulent tout refondre de haut en bas. Si on se met bien d’entrée, ça nous placera pour les appels d’offres derrière.
— On va se mettre bien, t’inquiète pas.
L’espace d’un instant, Erwann quitta cet état de surchauffe nombriliste qui était son régime de croisière et fixa sur elle ses petits yeux dorés. À l’Essec, lui et Philippe avaient conjointement dirigé le bureau des étudiants. Deux décennies plus tard, ils se vantaient encore d’avoir détourné un peu de la trésorerie pour s’offrir un week-end à Val-Thorens. Erwann savait donc d’où Hélène venait, par quelle école elle était passée, son coup de pompe parisien, ses filles qui l’empêchaient de bosser tard le soir, ses gloires passées, ses défaillances, des trucs plus intimes encore peut-être bien.
— Je te fais confiance, dit-il.
— Il faudrait qu’on se voie aussi.
— Pour ?
Il savait bien à quoi elle faisait allusion. Hélène prit sur elle et passa outre son petit numéro de touriste.
— Tu te souviens. Mon évolution au sein de la boîte…
— Ah ouais ouais ouais. Il faut qu’on fasse un point là-¬dessus. Ça fait clairement partie des priorités.
Hélène sentit des idées homicides lui passer par la tête. Elle le tannait depuis des mois maintenant pour passer du poste de senior manager (ce qui ne signifiait pas grand-chose dans une si petite boîte) à celui d’associée à part entière et si Erwann était d’accord sur le principe, dans les faits, il ne se passait rien du tout.
— OK, dit-elle. Ce mois-ci, j’ai facturé plus de jours qu’il n’y a de jours ouvrables. Je bosse comme une cinglée et je sais bien que tu veux revendre à un gros cabinet. Je te préviens, il est pas question que je me retrouve la dixième roue du carrosse dans une succursale de McKinsey.
— Mais totalement ! fit Erwann, avec un enthousiasme ballottant. Tu connais mon opinion là-dessus. Fidéliser les talents. Y a zéro souci.
Hélène se dit que s’il se foutait d’elle, elle lui ferait cracher du sang. C’était le genre de phrases qui soulageaient et n’engageaient à rien, surtout quand on les gardait pour soi. Sur ces considérations belliqueuses, elle regagna l’open space où d’autres consultants se trouvaient disséminés, chacun dans son coin, un casque sur les oreilles et les yeux fixés sur son écran. Ces gens qui gagnaient entre quarante et quatre-vingt-dix mille balles par an et n’avaient même pas un bureau dédié. Il fallait qu’elle se sorte à tout prix de ce marécage d’indifférenciés. Depuis toujours, c’était la même histoire. Réussir.

La réunion devait se tenir dans les sous-sols de la mairie, une pièce aveugle éclairée au néon avec des tables en composite rangées en U et un tableau Veleda. Arrivée la première, Hélène vérifia que le Barco fonctionnait, le connecta à son ordinateur, fit défiler quelques slides pour s’assurer que tout roulait, puis patienta, les jambes croisées, pianotant machinalement sur son téléphone. Manuel lui avait adressé trois nouveaux messages qui en substance disaient tous la même chose. J’ai hâte. Je pense à toi sans arrêt. Vivement ce soir. C’était mignon, mais redondant. Il ne fallait pas non plus qu’il commence à trop se monter la tête. Elle voulut rédiger une réponse pour calmer ses ardeurs, hésita ; elle ne savait pas très bien quoi lui dire en réalité. Là-dessus, deux hommes entrèrent dans la pièce en laissant la porte ouverte derrière eux. Hélène se leva aussitôt, tout sourire. Elle connaissait vaguement le premier, un jeune type déjà chauve qui portait des Church’s et une veste cintrée. Aurélien Leclerc. Il prétendait occuper le poste de dircom adjoint. Les mauvaises langues assuraient qu’il n’était en réalité qu’adjoint du dircom. »

Extraits
« Il arrivait que Lison s’oublie et se laisse aller à tutoyer sa cheffe. Hélène ne relevait pas. Elle avait tendance à tout passer à cette drôle de gamine. Il faut dire qu’elle était marrante avec ses Converse, ses manteaux couture de seconde main et son faciès chevalin, dents trop longues et yeux écartés qui ne suffisaient pas à l’enlaidir. Pour tout dire, elle lui avait changé la vie. Parce qu’avant de la voir débarquer, Hélène s’était longtemps sentie au bord du gouffre.
Pourtant, sur le papier, elle avait tout, la maison d’architecte, le job à responsabilités, une famille comme dans Elle, un mari plutôt pas mal, un dressing et même la santé. Restait ce truc informulable qui la minait, qui tenait à la fois de la satiété et du manque. Cette lézarde qu’elle se trimballait sans savoir.
Le mal s’était déclaré quatre années plus tôt, quand elle et Philippe vivaient encore à Paris. Un beau jour, au bureau, Hélène s’était enfermée dans les toilettes parce qu’elle ne supportait tout simplement plus de voir les messages affluer dans sa boîte mail. Par la suite, ce repli était devenu une habitude. Elle s’était planquée pour éviter une réunion, un collègue, pour ne plus avoir à répondre au téléphone. Et elle était restée assise comme ça sur son chiotte pendant des heures, améliorant son score à Candy Crush, incapable de réagir et caressant amoureusement des idées suicidaires. » p. 15

« Cornécourt ne payait pas de mine. C’était une petite ville peinarde, avec son église, un cimetière, une mairie des seventies, une zone d’activités qui faisait tampon avec l’agglomération voisine, des zones pavillonnaires qui champignonnaient sur le pourtour et, au milieu, une place flanquée des habituels commerces: PMU, boulangerie, boucherie-charcuterie, agence immobilière où s’activaient deux hommes en chemisette.
À Cornécourt, le taux de natalité était bas, la population vieillissante, mais les finances municipales au beau fixe, grâce notamment aux abondantes taxes que payait une vaste fabrique de pâte à papier au nom norvégien que personne ici n’arrivait à prononcer. Cette prospérité n’empêchait pas le FN d’arriver en tête des premiers tours ni ses habitants de déplorer des incivilités toujours imputables aux mêmes. Un rétroviseur endommagé pouvait ainsi susciter des propos tombant sous le coup de la loi, des tags tracés nuitamment sur les murs du centre culturel nourrir des idées d’expédition punitive. Ainsi au comptoir du Narval, le bistrot qui faisait l’angle et tabac-presse, les violences n’étaient pas rares, mais restaient purement rhétoriques. On y buvait des Orangina, des demis de Stella, des rosés piscine en terrasse quand revenaient les beaux jours. On y grattait aussi des Millionnaire et des Morpion en causant politique, tiercé et flux migratoires. À dix-sept heures, des peintres aux vêtements blanchis, des entrepreneurs toujours inquiets, des maçons turcs qui de leur vie n’avaient jamais vu une fiche de paie, des gamins formés à l’AFPA toute proche venaient boire un verre et se laver des fatigues du jour. » p. 33

« Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c’est pour les vivants, et lui tout seul au volant, ne sachant même pas où diner ni chez qui, en être là au bout du compte, le cheveu plus rare et sa chemise serrée à la taille, surpris de cette sagesse de vieillard qui, à l’improviste, sur cette chanson roulant son héroïsme de prospectus, le cueillait dans une bagnole qui n’était même pas la sienne. Christophe pensa à cette fille qu’il avait voulue à tout prix, et qu’il avait quittée. À ce gosse qui était tout et pour lequel il trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l’impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis. » p. 52

« Inventer une région, il fallait quand même être gonflé, et ne rien comprendre de ce qui se tramait dans la vie des gens, leurs colères alanguies, les rognes sourdes qui couvaient dans les villes et les villages, tous ces gens qui par millions, le nez dans leur assiette, grommelaient sans fin, mécontents d’être mal entendus, jamais compris, guère respectés, et se présumaient menacés par les fins de mois, les migrations et le patronat, grignotés depuis cinquante ans facile dans leurs fiertés hexagonales et leurs rêves de progrès. Aller leur foutre le Grand Est pour règlement des problèmes, les mecs osaient tout. » p. 135

« Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s’en tenir. Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n’était que des images, du folklore. Cette chanson n’avait rien à voir avec l’Irlande. Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur, et qui ne s’était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries, mais là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables, à l’usine puis au bureau, désormais dans les entrepôts et les chaînes logistiques, les hôpitaux et à torcher le cul des vieux, cette vie avec ses équilibres désespérants, des lundis à n’en plus finir et quelquefois la plage, baisser la tête et une augmentation quand ça voulait, quarante ans de boulot et plus, pour finir à biner son minuscule bout de jardin, regarder un cerisier en fleur au printemps, se savoir chez soi, et puis la grande qui passait le dimanche en Megane, le siège bébé à l’arrière, un enfant qui rassure tout le monde: finalement, ça valait le coup. Tout ça, on le savait d’instinct, aux premières notes, parce qu’on l’avait entendue mille fois cette chanson, au transistor, dans sa voiture, à la télé, grandiloquente et manifeste, qui vous prenait aux tripes et rendait fier. » p. 381-382

À propos de l’auteurMATHIEU_Nicolas_©Joel_Saget

Nicolas Mathieu © Photo Joël Saget

Nicolas Mathieu est né à Épinal en 1978. Après des études d’histoire et de cinéma, il s’installe à Paris où il exerce toutes sortes d’activités instructives et presque toujours mal payées. En 2014, il publie chez Actes Sud Aux animaux la guerre, un roman noir qui évoque la fermeture d’une usine. Couronné par quatre prix (Erckmann-Chatrian, Goéland masqué, Mystère de la critique, Transfuge du polar), il est adapté pour la télévision par Alain Tasma. Son second livre, Leurs enfants après eux, reçoit le Prix Goncourt en 2018. En 2019, il publie un court roman, Rose Royal. (Source: Éditions Actes Sud / IN8)

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