Ce que je sais de toi

CHACOUR_ce_que_je_sais_de_toi 68_premieres-fois_logo-2024  Logo_premier_roman

Prix Femina des lycéens 2023

En deux mots
La vie de Tarek semble toute tracée. Il sera médecin comme son père, épousera Mira et se réjouira de la naissance de leurs enfants. Mais il rencontre Ali et son destin va basculer. Retraçant son parcours, le narrateur va nous livrer une quête bouleversante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Recherche Tarek désespérément

Dans ce premier roman brillant de maîtrise, Éric Chacour retrace le parcours d’un médecin égyptien qui a fui son pays et sa famille pour s’installer à Montréal. Une quête des origines, une histoire familiale bouleversante sur fond d’amours interdites.

Cela commence comme un roman initiatique. Le jeune Tarek, 12 ans, se promène dans les rues du Caire quand son père lui propose un petit jeu, désigner la voiture qu’il aimerait conduire. En fait, peu importe le choix de son fils, c’est pour lui expliquer qu’il lui faudra travailler beaucoup pour pouvoir se la payer.
Une dizaine d’années plus tard, il aura suivi le conseil et mis les pas dans ceux de son père, sera devenu médecin. À la mort de ce dernier, il reprendra cabinet, clientèle et développera le dispensaire. Une vie bien réglée, entouré de sa sœur Nesrine, de sa mère et de leur gouvernante.
Fatheya. Mais au cœur de ce gynécée manque Mira, son amour d’enfance.
Alors quand, bien des années plus tard, elle réapparait et se laisse enfin embrasser, la voie semble toute tracée pour prolonger la dynastie familiale. Elle deviendra son épouse et la mère de ses enfants.
Mais c’est oublier l’arrivée d’Ali dans sa vie. Le jeune homme devient son assistant et l’accompagne dans ses tournées. Gai et libre, il va très vite le fasciner. Et l’embrasser.
«À quoi bon décrire l’espoir tourmenté dans lequel te plongeait la vue de sa nuque, le frisson soudain au contact de sa chaleur, le tourment intérieur qui précédait chacune de ses paroles, l’incertitude du lendemain, l’intranquillité à l’idée que tout s’arrête brusquement?».
Au fil des jours leur relation va devenir de plus en plus nécessaire à Tarek. À tel point qu’il ne perçoit aucun des signes qui pourtant se multiplient. Les rumeurs enflent, le danger se précise. Jusqu’au jour où il n’est plus question de l’esquiver. Il faut alors mettre brutalement un terme à cette union «contre nature».
Une rupture qui va contraindre Tarek à l’exil. Il part pour Montréal.
C’est alors que le roman bascule. Habilement construite, la narration va passer du
« Toi » au « Moi » (avant de finir avec le « Nous »). Le narrateur change et avec lui la perspective de ce bouleversant roman. Ce « Moi » à la recherche de cet homme parti au Canada va explorer les secrets de la filiation qui sont autant au cœur du livre que les amours interdites. On y lira de belles pages sur l’exil et le renoncement, mais aussi sur l’espoir et la grâce.
Car c’est à la fois le combat d’un individu face à la société qui n’accepte pas ceux qui vivent à la marge que met en scène Éric Chacour que le combat d’un fils bien décidé à retrouver son père. Bouleversant!

Ce que je sais de toi
Éric Chacour
Éditions Philippe Rey
Premier roman
304 p., 22 €
EAN 9782384820344
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en Égypte, principalement au Caire, mais aussi à Héliopolis et en Haute-Égypte, à Sohag. Il y est aussi question d’un exil à Montréal, au Canada et d’un voyage à Boston.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à 2001.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Caire, années 1980. La vie bien rangée de Tarek est devenue un carcan. Jeune médecin ayant repris le cabinet médical de son père, il partage son existence entre un métier prenant et le quotidien familial où se côtoient une discrète femme aimante, une matriarche autoritaire follement éprise de la France, une sœur confidente et la domestique, gardienne des secrets familiaux. L’ouverture par Tarek d’un dispensaire dans le quartier défavorisé du Moqattam est une bouffée d’oxygène, une reconnexion nécessaire au sens de son travail. Jusqu’au jour où une surprenante amitié naît entre lui et un habitant du lieu, Ali, qu’il va prendre sous son aile. Comment celui qui n’a rien peut-il apporter autant à celui qui semble déjà tout avoir ? Un vent de liberté ne tarde pas à ébranler les certitudes de Tarek et bouleverse sa vie. Premier roman servi par une écriture ciselée, empreint d’humour, de sensualité et de délicatesse, Ce que je sais de toi entraîne le lecteur dans la communauté levantine d’un Caire bouillonnant, depuis le règne de Nasser jusqu’aux années 2000. Au fil de dévoilements successifs distillés avec brio par une audacieuse narration, il décrit un clan déchiré, une société en pleine transformation, et le destin émouvant d’un homme en quête de sa vérité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Info culture (Mohamed Berkani)
RTS (Nicolas Julliard)
Le Devoir (Manon Dumais)
La Presse (Sylvain Sarrazin)
Culture 31
Blog T Livres T Arts
Blog Mémo Émoi
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Les livres de Joëlle
Blog Mademoiselle lit


Eric Chacour présente «Ce que je sais de toi» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« TOI
1 Le Caire, 1961
– Quelle voiture voudrais-tu, plus tard ?
Il avait posé cette simple question, mais tu ignorais alors qu’il fallait se méfier des questions simples. Tu avais douze ans, ta sœur dix. Vous vous promeniez avec votre père sur le bord du Nil, dans le quartier résidentiel de Zamalek. Porté par le cortège sonore d’une circulation désordonnée, ton regard s’oubliait sur cette tour en forme de lotus qui venait de surgir de terre. La plus haute d’Afrique, affirmait-on fièrement. Et construite par un melkite !

Ta sœur, Nesrine, n’avait pas attendu que tu répondes pour s’exclamer :
– Celle-ci, Baba ! La grosse rouge, là-bas !
– Et toi, Tarek ?
Cette considération ne t’avait jamais effleuré l’esprit.
– Pourquoi pas… un âne ?
Tu crus bon de te justifier : C’est moins bruyant.
Ton père força un rire qui signifiait que ta réponse n’était pas recevable. À moins que ce ne fût pour se convaincre que tu blaguais. Nesrine détachait une mèche de ses cheveux noirs pour l’enrouler autour de son index ; elle répétait ce geste quand elle cherchait à prendre la parole. Visiblement persuadée qu’un peu d’insistance lui permettrait de terminer l’après-midi au volant de sa décapotable, elle réitéra avec un enthousiasme décuplé :
– Moi, je veux la rouge, Baba ! Avec le toit qui s’ouvre !
Le regard de ton père te fit comprendre qu’il attendait toujours ta réponse. Pour lui faire plaisir, tu tentas au hasard :
– Je voudrais la voiture noire, là-bas. Celle qui est arrêtée au coin.
Ton père s’éclaircit la voix ; il pouvait procéder à sa démonstration :
– Tu as raison, c’est une belle américaine. Une Cadillac. Tu sais qu’elle coûte cher ? Il te faudra un bon travail pour pouvoir te l’offrir. Ingénieur ou médecin. Lequel préférerais-tu ?
Il s’adressait à toi sans te regarder, l’attention détournée par la pipe qu’il venait de coincer entre ses lèvres. Aspirant à vide dans un léger sifflement, il enclencha un rituel qui t’était à la fois mystérieux et coutumier. Satisfait de l’écoulement de l’air, il sortit de sa poche un sachet de tabac dont tu n’aurais su dire si l’odeur, par trop familière, te plaisait ou non. Il bourra ensuite le foyer, tapant de son majeur droit pour que les feuilles séchées trouvent leur place, puis tassa le tout avec application. Chaque étape de la méticuleuse opération semblait destinée à t’offrir un délai raisonnable de réflexion. Lorsqu’il remit en bouche l’instrument pour en vérifier le tirage, tu compris qu’il ne te restait que peu de temps pour répondre. Le claquement du briquet retentit comme une alarme de minuterie. Dans la fumée des premières bouffées, tu hasardas sans conviction :
– Médecin, plutôt…
Il s’immobilisa un instant, comme s’il considérait une offre que tu viendrais de lui faire, puis lâcha sobrement :
– Bien, mon fils, c’est un bon choix.
C’était un choix par défaut : tu ignorais ce en quoi consistait le métier d’ingénieur. Cela n’avait plus d’importance, son fils serait médecin comme lui. Il n’avait plus besoin d’argumenter. Les doigts qui t’apprendraient un jour ton futur métier tassèrent d’un bourre-pipe les premières cendres de votre conversation. Pendant que ton père rallumait d’une flamme sa pipe, tu t’imaginais revêtant sa blouse blanche, celle qu’il portait au rez-de-chaussée de votre villa de Dokki dont il avait fait son cabinet. Tu avais l’âge de n’avoir pour projets que ceux que l’on formait pour toi ; n’était-ce réellement qu’une question d’âge ?
Votre marche se poursuivait dans le silence. Chacun semblait absorbé dans ses pensées. Lorsque le tabac fut consumé, ton père consulta sa montre de gousset, celle qui portait à son dos ses initiales. Et incidemment, les tiennes. Il était l’heure de rentrer. Elle affichait systématiquement l’heure de rentrer quand il ne restait plus rien à fumer. Infaillible synchronicité entre pipe et montre de gousset.

Le soir venu, tu annoncerais à ta mère que tu serais un jour docteur. Sans émotion, comme on transmet une information anodine que l’on vient d’obtenir. Elle accueillerait la nouvelle avec autant d’enthousiasme que si tu venais de lui présenter ton diplôme d’État avec mention. Nasser construisait le plus grand pays du monde et ta mère avait décidé que tu en serais le plus prestigieux médecin. Un peu plus tôt, Nesrine t’avait fait promettre de lui acheter une voiture rouge décapotable.
Tu avais douze ans. Tu te méfierais désormais des questions simples.

2
Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard. À ce stade, seuls défilaient des instants dont tu ne conserverais pratiquement rien. On ne retient pas le nom de ceux qui se sont usé le dos à vous porter sur leurs épaules, pas plus qu’on ne remarque les heures passées à préparer votre plat préféré. On conserve, en revanche, l’insignifiance : tu avais ri de Nesrine parce qu’elle n’arrivait pas à prononcer correctement pyramide en arabe, vous aviez mangé sur une plage des frescas et la mélasse avait taché vos maillots, tu dessinais avec ton doigt sur les fenêtres couvertes de buée quand Fatheya, votre domestique, cuisinait…
Tu scrutais les adultes, leur gestuelle, leurs intonations, leur apparence. Il arrivait que l’un d’eux prenne la parole, comme désigné par une autorité naturelle, pour raconter la dernière plaisanterie qu’il avait entendue. Les yeux de l’assistance se rivaient sur lui et cette attention nouvelle le transfigurait. Sa voix se modulait, ses mouvements épousaient son récit et tu sentais une tension s’installer dans la pièce. Tu t’émerveillais de l’effet produit sur l’auditoire, une foule soudain réduite à une respiration unique dont le rythme épousait l’intonation de l’orateur. Ce dernier pouvait enfin accélérer le débit de ses mots et dévoiler la chute que chacun attendait. Tous l’accueillaient alors d’un rire sonore et libérateur, un rire non concerté et pourtant parfaitement accordé.
C’étaient les hommes qui riaient. Pourquoi riaient-ils ? Tu n’en savais rien. Les indéchiffrables sous-entendus, les évidentes exagérations, les mots qui t’étaient encore inconnus, les œillades complices, les moues réprobatrices des mères qui rappelaient la présence d’enfants, les gestes désinvoltes des hommes qui semblaient leur répondre que, de toute façon, ils ne sont pas en âge de comprendre. De toute façon, tu n’étais pas en âge de comprendre. Ce langage semblait appartenir au monde des adultes, un continent lointain qu’il te restait à découvrir. Tu ignorais si l’on y échouait un jour, sans s’en apercevoir, pour trop avoir laissé l’enfance dériver, ou s’il s’agissait de terres qui se conquièrent dans la souffrance. Se pouvait-il qu’elles te restent à jamais étrangères ? Rirais-tu un jour comme eux ?
Leur présence électrisait Nesrine. Elle interrompait leurs discussions pour demander la signification d’un mot ou répondre à la plus rhétorique de leurs questions. Elle ne saisissait pas plus que toi le sens de leurs blagues, mais joignait son rire d’enfant à ceux de l’assemblée. Elle riait à la seule idée de rire avec les autres. Cela lui suffisait. Ne la trouvait-on pas adorable ?

La vie commencerait plus tard. Pour l’heure, ce n’était pas la vie. C’était une attente, un répit peut-être, l’enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu ? Ou, plus précisément, à quoi te préparait-on ? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge. Tu étais ébloui par ceux qui n’hésitent jamais. Ceux qui, avec le même aplomb, peuvent critiquer un Président, une loi ou une équipe de football. Ceux dont chaque geste semble affirmer qu’ils détiennent la vérité pleine et entière. Ceux qui régleraient en un claquement de doigts les questions de la Palestine, des Frères musulmans, du barrage d’Assouan ou des nationalisations. Tu finissais par croire que c’était cela, l’âge adulte : la disparition de toute forme de doute.
Un jour, il t’apparaîtrait pourtant avec évidence qu’il n’existe que très peu d’adultes véritables. Que nul ne se départ tout à fait de ses peurs originelles, de ses complexes adolescents, du besoin inassouvi de venger ses premières humiliations. On s’étonne encore de déceler une réaction puérile chez un de nos semblables, mais c’est une grossière erreur : il n’y a pas d’adultes au comportement d’enfant, il n’y a que des enfants qui ont atteint l’âge où le doute est honteux. Des enfants qui finissent par se conformer à ce que l’on attend d’eux : qui renoncent à la moindre remise en question, affirment sans plus trembler, méprisent la différence. Des enfants aux voix rauques, aux cheveux blancs, à l’alcool facile. Bien des années plus tard, tu finiras par comprendre qu’il faut les fuir quoi qu’il en coûte. Mais en ce temps-là, ils te fascinaient.

3
Le Caire, 1974
Les pères sont faits pour disparaître ; le tien était mort dans la nuit. Dans son lit, comme Nasser, au moment où chacun se faisait à l’idée qu’il était immortel. Ta mère ne s’en était rendu compte qu’au matin. Il était inhabituel qu’elle se réveille avant lui. Le croyant endormi à ses côtés, elle n’osa pas le déranger. Il offrait à la mort la même absence inflexible d’expression qu’il avait opposée à la vie et rien ne laissait à penser qu’il venait d’abandonner la seconde pour la première. Elle lança un regard machinal à sa montre. Il était 6 heures passées. Elle s’étonnait de ce qu’il ne se soit pas levé à 5 h 20 comme à son habitude. Dans un premier temps, elle craignit qu’il ne la blâme de le réveiller. Peut-être avait-il simplement besoin d’un peu plus de sommeil. Qui était-elle, après tout, pour savoir mieux qu’un médecin ce qui est bon pour lui ? Elle attendit. Ne le voyant toujours pas se lever, elle s’inquiéta qu’il ne l’accuse, à l’inverse, de l’avoir trop laissé dormir. Elle commença par faire quelques bruits discrets qui demeurèrent sans effet. Désormais assurée qu’il lui serait reproché quelque chose quoi qu’elle fasse, elle se décida à le secouer. Contre toute attente, il ne lui reprocha rien.

La nouvelle ne te parvint pas tout de suite. Tu venais de prendre la route en direction du Moqattam. Un dispensaire se bâtissait à ton initiative sur cette colline située en bordure orientale du Caire et tu avais pris congé pour superviser l’avancée des travaux. À peine descendais-tu de ta voiture qu’un gamin courut en ta direction.
– Docteur Tarek ! Docteur Tarek ! Docteur Thomas votre père vient de mourir, il faut rentrer chez vous tout de suite !
Tu aurais cru à une mauvaise plaisanterie s’il n’avait prononcé ton nom et celui de ton père. Tu essayas de le questionner, mais il te fit comprendre d’un haussement d’épaules qu’il n’en savait pas plus que le message qu’on lui faisait transmettre. Tu sortis de ta poche quelques piastres pour le remercier avant de te remettre en route. Le large sourire qui se dessina sur ses lèvres à la vue des pièces eut raison de la gravité qu’il s’était efforcé d’afficher en te portant la nouvelle. Tu repris la route, plus choqué que triste, sans avoir tout à fait conscience de l’annonce qui venait de t’être faite. Tu étais pressé de retrouver les tiens.

Tu entras par la clinique où ton père n’officierait plus, sans chercher à comprendre les implications de cette nouvelle réalité, et gravis quatre à quatre les escaliers pour rejoindre ta mère. Tu la trouvas assise dans le salon avec ta tante Lola. L’une semblait s’exercer à son nouveau rôle de veuve devant l’autre, visiblement exaltée à l’idée d’assister à cette intronisation depuis les premières loges et ne manquant pas d’exprimer sa reconnaissance par quelques sanglots démonstratifs. Tu eus presque le sentiment de les déranger. Percevant ton trouble sur le pas de la porte, ta mère t’invita à entrer d’un geste de la main. Ses bracelets s’entrechoquèrent dans un cliquetis impatient. Lorsque tu fus à sa hauteur, elle se leva, te prit dans ses bras et répondit par un convenu « Il n’a pas souffert » à la question que tu ne lui avais pas posée. Elle avait les traits et les cheveux respectablement tirés. Comme elle était plus petite que toi d’une bonne tête, tu voûtais tes épaules pour l’enserrer dans un mouvement qui t’était inconfortable. Tu restas quelques secondes immobile, sans trop savoir lequel de vous deux consolait l’autre, puis elle se libéra de ton étreinte et t’enjoignit d’aller retrouver ta sœur.
Te voyant entrer dans la cuisine, Nesrine se mit à pleurer sans retenue, au grand dam de la bonne. Cela faisait plusieurs heures que Fatheya improvisait boissons chaudes, caresses énergiques et implorations divines pour l’empêcher de s’effondrer ; ton arrivée fut un courant d’air sur son château de cartes laborieusement érigé. Elle te lança un regard noir mais se radoucit aussitôt, comme s’il lui avait fallu quelques secondes pour comprendre que ce deuil était aussi le tien. Elle s’approcha de toi, murmura « Mon cœur » en te regardant. Elle qui avait mille manières de t’appeler « mon cœur » avait choisi celle qui signifiait « Sois fort ». Elle t’indiqua d’un geste de la tête qu’elle avait fort à faire et vous laissa seuls.
La mine défaite par le chagrin, ta sœur te paraissait plus jeune que ses vingt-trois ans. Elle te rappelait l’adolescente que tu emmenais manger du fetir sucré à Zamalek quand elle te confiait ses malheurs. Tu ne lui en connaissais aucun qui ne se dissolve dans le miel. Peut-être était-ce cela qui lui procurerait le plus grand réconfort à cet instant précis. Tu ne lui dirais pas où tu la conduisais, elle ne chercherait pas à le deviner, l’important étant simplement de vous éloigner de ces murs qui transpiraient la tristesse. Elle esquisserait un sourire au moment de reconnaître la devanture du café et vos pensées se rejoindraient. Aucun mot ne serait nécessaire ; elle se contenterait de regarder le cuisinier étirer sa pâte en la faisant virevolter au-dessus de son comptoir en marbre, son tour de main expert amplifié par les miroirs derrière lui. Ce ne serait qu’une incartade au milieu de votre deuil.
Tu chassas rapidement cette idée de tes pensées. Tu ne te voyais pas annoncer à ta mère que vous partiez vous promener en ville en pareilles circonstances. On n’est jamais que ce que la société attend de soi ; à cet instant précis, la société attendait de vous des visages qui inspiraient l’estime et la compassion. Certainement pas des miettes de pâtisseries que l’on essuie au coin des lèvres avec l’empressement d’un enfant gourmand.
Lesté du poids de tes vingt-cinq ans, tu t’assis près de ta sœur. La chaise avait gardé la chaleur de Fatheya.
– Ça va ?
Elle répondit en te montrant les coulures de khôl sur ses joues. Comment cela pouvait-il aller ? Elle sourit. C’était tout ce qui comptait.

Tu profitas de ce calme avant la tempête annoncée. La nouvelle du décès ne tarderait pas à lever les foules comme le khamsin emporte le sable au printemps. Tu n’avais pas connu la communauté levantine du Caire à son apogée, mais elle demeurait une ville dans la ville. La sachant soudée dans les moments de joie comme dans les drames, tu te doutais que le départ de l’un de ses éminents médecins provoquerait une certaine émotion. Ces Chawams composaient de fait l’essentiel de la pratique de ton père et de votre vie sociale. Chrétiens issus de divers rites orientaux, ils étaient originaires du Liban, de Syrie, de Jordanie ou de Palestine. Ils avaient beau être établis sur les rives du Nil depuis plusieurs générations, nombre d’entre eux maniaient mieux le français que l’arabe, ne parlant ce dernier que par nécessité. On les considérait d’ailleurs comme des étrangers, au mieux des « égyptianisés », sans qu’ils cherchent vraiment à s’en défendre.
Tu évoluais dans ce monde bourgeois et occidentalisé, sorte de bulle allogène de plus en plus anachronique. Elle était l’héritage d’une Égypte cosmopolite et tournée vers l’avenir où les différentes populations d’ascendances lointaines se fréquentaient. Les Levantins se reconnaissaient dans l’éducation européenne des Grecs, des Italiens ou des Français. Ils savaient, comme les Arméniens, le goût ferreux du sang qui précède un exil. Ces choses-là rapprochent. La famille de ton père était de celles qui avaient fui les massacres de Damas, en 1860. Il n’en conservait que son prénom, hommage au quartier chrétien de la porte Saint-Thomas où ses ancêtres avaient vécu, et quelques bijoux, rescapés de la joaillerie qu’ils y tenaient, dont cette montre de gousset qui ne le quittait jamais. Dans l’espoir, sans doute, que vous les transmettiez un jour à vos enfants, il vous racontait, à ta sœur et toi, des histoires d’un autre temps. Elles parlaient de ceux qui vous avaient précédés, arrivés par vagues successives et contribuant à la renaissance intellectuelle du pays qui les accueillait, mais aussi de la domination britannique dont ils s’accommodaient bien et des fonctions prestigieuses qu’ils occupaient dans l’administration, le commerce, l’industrie ou la culture. De ses mots transparaissait une fierté mêlée de reconnaissance envers ce peuple qui leur avait ouvert les bras. Mais ses intonations avaient de plus en plus de peine à contenir leurs notes mélancoliques. Il savait bien que l’eau avait coulé sous le pont de Qasr al-Nil et qu’une autre Égypte s’était éveillée. Une Égypte à la reconquête de son identité arabe et musulmane, galvanisée par le patriotisme nassérien et ses rêves de grandeur retrouvée. Une Égypte résolue à ne pas se faire déposséder de son élite. Suez, les nationalisations, les confiscations et les départs avaient provoqué un réveil brutal pour ces Chawams qui s’étaient rêvés en trait d’union entre Orient et Occident. Tu te souvenais de cette époque où pas un jour ne passait sans qu’un ami vous annonce son départ pour la France, le Liban, les États-Unis, l’Australie ou le Canada. Sans autre violence que celle d’un déchirement intérieur, ils se résignaient à quitter la terre qu’ils avaient éperdument aimée et où ils pensaient être un jour enterrés. Vous apparteniez à ces quelques milliers qui étaient restés, refusant d’abandonner un pays qui leur tournait le dos. Ceux-là qui tâchaient de perpétuer l’illusion d’une vie de douceur dans le décor familier de leurs maisons, leurs églises, des écoles françaises où ils inscrivaient leurs enfants et de ce cimetière grec-catholique du Vieux-Caire où ton père, bientôt, reposerait.
Ils furent nombreux à se bousculer le lendemain, à votre domicile de Dokki. Une cousine de Fatheya était venue prêter main-forte à l’organisation de ce défilé condoléant que ta mère accueillait avec sa dignité de rigueur. Elle recevait les visites minutées de ceux que l’alliance improbable des règles de bienséance et d’un instinct voyeuriste conduisaient à votre palier. Ils venaient avec leurs formules convenues et quelques souvenirs de ton père soigneusement dépoussiérés pour l’occasion, jugeaient intérieurement de votre état d’accablement. Ils scrutaient le sillon obscur creusé sous vos yeux par la fatigue, le frémissement s’emparant de vous au moment où ils prononçaient le nom du défunt, puis repartaient avec le goût mêlé des pâtisseries à la pistache et du devoir accompli. Pour certains, la mort est résolument ce que la vie peut offrir de plus divertissant.

Il s’agissait du premier deuil auquel tu étais si directement exposé. Tu découvrais ce sentiment diffus d’être extérieur à toi-même, presque dissocié de ta propre enveloppe, comme si l’esprit se refusait à infliger au corps une douleur qu’il ne supporterait pas. Tu te voyais apprendre la disparition de ton père, recevoir les invités, tâcher de soulager ta mère. Tu entendais chacun des mots que tu disais comme s’il était prononcé par un tiers. Tu t’observais en compagnie de Nesrine, elle pleurant autant que tu ne pleurais pas.
Il fallut près d’une semaine pour qu’une nuit, dans la solitude de ta chambre, montent tes premières larmes. Tout ce qui concernait ton père relèverait désormais du souvenir, mais ce n’est pas ce vertige-là qui s’emparait de toi. Non, c’est une autre détresse qui t’envahissait. Tu ressentais soudain l’étau des responsabilités qui enserrait ta poitrine. Les obligations sociales auxquelles tu t’étais plié durant les derniers jours t’avaient conduit à jauger la place qu’occupait ton père dans votre communauté et, par translation, celle qu’il te faudrait désormais investir. En fait, à cet instant précis, tu pleurais surtout sur ton sort. Tu étais cet imposteur qui dépossédait son père jusque des larmes qui lui revenaient.
Dans un mélange de superstition et de fatigue, tu imaginas qu’il pouvait être là, présence invisible, omnisciente, observant tes gestes et déchiffrant tes pensées. À mesure que tu le sentais proche te revenaient le ton de sa parole rare et l’éloquence de son sourcil. L’odeur du tabac bourrant sa pipe, les éclats de voix que seules pouvaient provoquer ses parties de bridge, sa capacité à mémoriser chaque carte qui avait été jouée lors d’une levée. La main sûre qui t’avait appris à palper les corps, à traquer les signes naissants de la maladie, à anticiper les questions cliniques qui ne feraient bien souvent que confirmer l’intuition d’une première auscultation. Le regard ferme dont l’autorité suffisait à interrompre les scènes de colère auxquelles pouvait se livrer ta mère. Tu te demandas brièvement si, de tous, ce n’était pas ce dernier élément qui te manquerait le plus.
Revoir ton père à travers ces détails anodins t’apaisa. C’est comme s’il redevenait le centre légitime de ta détresse, étouffant par là même le feu d’une culpabilité qui menaçait de te consumer. Ton cœur reprit un rythme normal. Tu avais pensé à lui et tu avais pleuré. Qu’importait l’ordre dans lequel cela s’était produit, tu avais fait ce qu’un fils en deuil se doit de faire. Ton corps était fatigué d’un effort difficilement identifiable. Tu te demandas le temps qu’il faudrait à ton esprit pour lui soustraire chacun de ces souvenirs. Tu t’endormis avant d’avoir trouvé une réponse convaincante.
* * *
Les semaines suivantes furent inondées de considérations diverses. Ta mère se plongeait avec une dévotion minutieuse dans sa nouvelle réalité. Elle tolérait les signes de fatigue (quoi de plus légitime ?), mais prenait garde à ce qu’ils ne soient pas perçus comme des indices de relâchement. Un peu d’éplorement pouvait s’entendre, mais en aucun cas l’abattement ! Elle traçait entre l’un et l’autre une frontière subtile dont elle parvenait toujours à se trouver du bon côté. Derrière sa force de caractère que tous admiraient, on faisait peu de cas de la contribution de Fatheya qui s’attachait avec une discrète abnégation à répondre aux injonctions de son employeuse. Il me faut d’ailleurs rétablir ici une vérité : Fatheya ne s’appelait pas vraiment Fatheya. Ses parents l’avaient nommée Nesrine à la naissance, mais il apparut très tôt à ta mère qu’avoir deux Nesrine à la maison ne pouvait être que source de confusion (sans compter qu’il n’était pas décemment envisageable que sa progéniture partage ne serait-ce qu’un prénom avec la bonne). Mais voilà, il se trouvait que Fatheya travaillait bien, apprenait vite et ne semblait nourrir aucune concupiscence suspecte pour les couverts en argent, comme l’attestaient les recomptes méticuleux qui suivaient ses fins de service. Ta mère décida donc de ne pas tenir rigueur à Nesrine-Fatheya de l’usurpation rétrospective du prénom de sa fille. D’autorité, elle en choisit un autre à sa bonne, relevant que cette dernière n’avait pas été davantage consultée pour le précédent et qu’il n’y avait donc pas lieu de s’en plaindre. Cette rédemption onomastique inespérée encouragea Fatheya à redoubler d’inventivité pour satisfaire sa patronne. À ce moment précis, cela consistait essentiellement à convertir son entrée dans le veuvage en une éclatante séquence sociale.
Tu ne pouvais pas lui en vouloir, tu savais bien que ce n’était pas une situation enviable. Même un demi-siècle après que Hoda Charawi eut fait voler son voile au large d’Alexandrie, la gestion autonome de sa propre existence administrative demeurait un horizon lointain pour une femme seule. Avoir un fils se révélait alors un atout précieux. Tu pris assez naturellement en charge les diverses procédures bureaucratiques occasionnées par le décès de ton père et qui s’ajoutaient au travail que tu poursuivais dans son cabinet. Ses patients te conservèrent d’ailleurs, dans une large majorité, leur fidélité malgré l’écart important en expérience et en réputation qui te séparait de lui.
Tu reproduisais les gestes qui t’avaient été froidement enseignés dans la prestigieuse faculté de médecine de Kasr el Aini et auxquels ton père avait su donner sens et matière. Il t’avait appris la technique et, pour autant que cela puisse se transmettre, l’intuition. La manière d’aborder une maladie et celui qui la porte. Celle d’écouter les pulsations d’un cœur autant que ce pour quoi il bat. Il n’avait pas le compliment facile, mais tu savais reconnaître les marques d’approbation, parfois même de fierté, qu’il exprimait parfois de manière détournée. De simple assistant, il avait su progressivement t’amener à prendre une part grandissante dans les consultations qu’il offrait. Il lui arrivait même de demander ostensiblement ton opinion devant certains patients ou de souligner la valeur de ton avis dans un diagnostic rendu. Cela te gênait au début, mais tu compris vite que c’était une manière pour lui de te positionner en légataire de son savoir. À présent qu’il avait disparu, il te restait à poursuivre la construction de cette légitimité dont il avait bâti les fondations.

Extraits
« Tu ne cherchais pas à mettre de mots sur l’effet qu’Ali produisait sur toi. À quoi bon décrire l’espoir tourmenté dans lequel te plongeait la vue de sa nuque, le frisson soudain au contact de sa chaleur, le tourment intérieur qui précédait chacune de ses paroles, l’incertitude du lendemain, l’intranquillité à l’idée que tout s’arrête brusquement? » p. 106

« Écrire, c’est une belle saloperie. Ce n’est pas de moi: c’est Fatheya qui l’a dit. Au début, j’ai cru que je pourrais raconter ton histoire, choisir des mots, des beaux mots, des mots comme ceux des tragédies françaises exposées en bonne place dans la bibliothèque en chêne de Mémie. J’ai cru que ça suffirait. Dire ce que je savais de toi, inventer le reste, te trouver des excuses, te décrire à la mesure de celui que j’aurais voulu que tu sois. Pis, j’ai cru que je pourrais rester extérieur à ce récit. C’était insensé. On ne peut pas rester extérieur à sa propre histoire. À ce qui vous a précédé, ce qui vous a manqué, ce qui vous a construit. Alors on finit par se raconter soi-même. On ôte les mots d’apparat, on ne garde que ceux qui sonnent juste. S’ils ne sont pas plausibles, s’ils n’expliquent pas ce qui est ou ce qui aurait pu être, ils ne servent à rien. On déchire des pages entières d’artifices accommodants, de vraies esquives, de faux-fuyants, pour finalement s’apercevoir que l’on décrit autant sa propre haine que la lâcheté de l’autre. Et on en sort épuisé. » p. 263

À propos de l’auteur
CHACOUR_Eric_©justine_latourÉric Chacour © Photo Justine Latour

Né à Montréal de parents égyptiens, Éric Chacour a partagé sa vie entre la France et le Québec. Diplômé en économie appliquée et en relations internationales, il travaille aujourd’hui dans le secteur financier. Ce que je sais de toi est son premier roman. (Source: Éditions Philippe Rey)

Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#cequejesaisdetoi #EricChacour #editionsphilipperey #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #premierroman #68premieresfois #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #RL2023 #livre #primoroman #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

En vérité, Alice

Screenshot

  RL_2024

En lice pour le Prix des libraires 2024
En lice pour le Prix Aznavour des mots d’Amour 2024

En deux mots
Alice est sous l’emprise d’un mari alcoolique et violent. Contrainte de trouver un emploi, elle décroche un poste d’assistante auprès d’un évêque en charge des dossiers de canonisation. L’occasion pour elle de se faire des amies et d’ouvrir les yeux sur sa condition.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une sainte femme, ou presque

Dans son nouveau roman Tiffany Tavernier imagine une femme sous emprise être embauchée comme assistante auprès d’un évêque pour trier des dossiers de canonisation. Um emploi qui va lui permettre de s’ouvrir à la spiritualité et s’émanciper.

Alice Fogère, vingt-neuf ans. Elle vit en couple depuis cinq ans auprès d’un homme qui a très vite trouvé le moyen de la contraindre à ses désirs en jouant avec elle un jeu particulièrement pervers. Après chaque accès de colère et de violence, il vient demander pardon, expliquant qu’il est victime de son lourd passé, ayant lui-même été maltraité. Il promet alors de s’amender avant de recommencer de plus belle. Alice continue à espérer et à prendre des coups. C’est alors qu’il lui explique qu’il ne peut plus assumer seul la charge du ménage et qu’elle doit trouver un plus vite un emploi.
La chance va lui sourire lorsqu’elle découvre dans un bulletin paroissial un annonce pour un poste d’assistante auprès de l’évêque.
Malgré son inexpérience, elle est engagée afin de mettre de l’ordre dans une pile de dossiers de canonisation.
Alors qu’elle tâtonne et subit les premiers quolibets de son mari, elle va découvrir auprès de ses collègues l’envie de l’aider et de la soutenir. En se plongeant dans la vie des saints, elle va voir son horizon s’éclaircir.
Tiffany Tavernier a construit son roman comme un cheminement intérieur. Outre la vie d’Alice dans son quotidien fait de violences psychologiques et physiques, elle nous dévoile – sans prosélytisme – la vie des saints et des candidats à la canonisation. Ces deux récits sont entrecoupés de monologues intérieurs qui nous permettent de mieux cerner l’état d’esprit d’Alice, au fur et à mesure que le doute s’installe dans son esprit. Car après sa prise de fonction, elle va chercher les signes propres à la conforter dans sa position. Et les trouver, car elle se dévoue à son homme et pourrait même s’identifier à ces femmes qui donnent tout. Mais au fil des jours, à la fois en creusant ses dossiers et en donnant du crédit aux réflexions de ses collègues et notamment de son amie Anne-So, elle va voir ses certitudes s’ébranler. Au fur et à mesure que ses dossiers se structurent, qu’elle comprend la différence entre les différentes catégories, du serviteur de Dieu au vénérable, du bienheureux au saint, elle avance vers la lumière. Avec elle, on se nourrit des témoignages recueillis.
Solidement documenté, ce roman nous offre aussi de découvrir la complexité des enquêtes menées pour le promotorat de la cause des saints et de comprendre qu’elles sont toujours en cours. Il y a toujours un saint auquel on peut se vouer…

Après Roissy et L’Ami, Tiffany Tavernier nous apporte une nouvelle preuve de son talent de romancière allant chercher dans les marges de quoi nourrir son œuvre.

En vérité, Alice
Tiffany Tavernier
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
288 p., 22 €
EAN 9782848055060
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Rennes, Tours et le Guatemala.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sa mère, ses amis, la médecin qu’elle consulte, personne ne la comprend: depuis cinq ans, Alice est enfermée dans la conviction qu’elle sauvera son compagnon de lui-même grâce à leur amour immense. Tout est clair dès le début de ce roman magistral: Alice vit sous emprise.
Mené tambour battant, ponctué de trouées de lumière, même dans les scènes les plus sombres, ce livre nous conduit sur des chemins absolument inattendus : sommée de trouver du travail, Alice, qu’entrave une timidité maladive depuis son arrivée à Paris à dix ans, après une enfance radieuse au Guatemala, et dont le CV est inexistant, n’essuie que des refus. Elle répond pourtant à une ultime petite annonce : « L’association diocésaine de Paris recrute un(e) assistant(e) pour le promotorat des causes des saints. » À sa grande surprise, l’évêque responsable l’embauche, trop heureux d’avoir enfin trouvé quelqu’un pour remettre de l’ordre dans les dossiers en attente.
La voilà embarquée, et nous avec elle, dans un univers dont elle ignore tout : il s’agit, comprend-elle, d’instruire des candidatures à la canonisation, première étape d’une procédure qui doit s’achever à Rome, si elle n’est pas interrompue avant, tant les conditions suspensives sont nombreuses et complexes. Aidée par des collègues d’une bienveillance sans limites, elle découvre alors l’audace et la folie des vies de ces « serviteurs de Dieu », « vénérables » ou « bienheureux » qu’il s’agit d’évaluer et dont Tiffany Tavernier ponctue son récit, illuminant dans le même mouvement son texte et le quotidien de sa protagoniste.
À la faveur d’extraordinaires rebondissements, la puissante romancière invite le monde extérieur dans la bulle de déni où s’est réfugiée Alice, l’autorisant à se frayer un chemin vers sa propre vérité. Ce n’est pas là la moindre surprise du formidable portrait de femme qu’elle nous offre, elle qui ne cesse d’interroger l’infinie capacité de l’être humain à renaître à soi et aux autres.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Viabooks (Olivia Phelip)
Podcast RFL101
Blog de Pierre Ahnne
Blog Mes p’tits lus


Tiffany Tavernier présente «En vérité, Alice» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« MONOLOGUE 1
Qu’est ce qui m’a pris, aussi, de reculer dans la cuisine? Qui ne sait pas ça? Mouillés, les carreaux, ça glisse! Pourquoi n’avoir pas choisi le salon? Sur le tapis, jamais je ne serais tombée, mais non, il a fallu, une fois de plus, que je fasse le mauvais choix, et maintenant, cette médecin, à l’hôpital, en train de palper mon bras après six heures passées dans ce foutu couloir des urgences.
« Alice Fogère, oui, vingt-neuf ans. En couple, depuis cinq ans. »
Cette médecin, le flot ininterrompu de ses questions alors que je voudrais lui demander des nouvelles de la petite vieille arrivée en sang tout à l’heure, celle que le mec a poussée dans les escaliers du métro – pour rire à ce qu’il paraît ! –, de ses hurlements qui cognent encore dans ma tête, de ma faute, ça aussi, je veux dire, de m’être retrouvée là, dans ce couloir, au milieu de toute cette douleur. Le salon, juste sur ma droite pourtant, mais non, il a fallu que j’opte pour la cuisine et sur le carrelage tout juste lavé, paf, bien évidemment !
« Aucun enfant, non. »
Juste au moment où il a le plus besoin de moi. Cette attelle, à présent, que cette médecin me désigne en me parlant de luxation au coude et de trois semaines « au minimum » d’immobilisation. Je la regarde anéantie. Trois semaines ?! Mais qui va les faire, les cartons ? Parce qu’on part s’installer à Paris, nous. Voilà plus d’un mois que mon compagnon ne dort plus. Tout ça à cause de son boss, de ses collègues aussi… Cette médecin, sa voix très douce :
« Vous dites que vous avez reculé, mais devant qui, devant quoi ? »
N’est-elle pas là pour mon coude ? Pourquoi cette question alors, cette question lancinante à laquelle, à force, je n’ai plus envie de répondre, il m’aime si fort, nous nous aimons si fort.
« Moins une, c’était la tête qui prenait, non ? Et là, qu’est-ce qui… »
« Madame, je vous ai posé une question. »
Mais comment parler de ce saccage en lui, ce saccage qui, par moments, le rend fou et qu’au lieu de fuir j’aurais dû embrasser.
« Madame… »
Ne devrait-elle pas plutôt courir au chevet de cette petite vieille ? Tout est si simple pourtant. Mais elle est comme eux tous. Même mes amis ont refusé de me comprendre, tous mes amis avec lesquels j’ai fini par rompre. À quoi bon fréquenter des gens méchants ? Et maintenant, elle, cette médecin, hochant la tête sans croire un traître mot de ce que je lui raconte, comme si une telle qualité d’union ne pouvait pas exister entre deux êtres, comme si elle tenait de l’impensable, jusqu’à ma mère, l’autre jour, persuadée qu’il finirait par me tuer. Il a raison là encore, elle est toxique, je vais devoir très vite me couper d’elle. Nous nous aimons si fort, pourquoi cet acharnement à démolir notre union, n’y a-t-il pas assez de désespoir dans le monde ? Pourquoi ai-je reculé aussi ? Et maintenant, mon coude qui a triplé de volume. Pour une fois que je pouvais me rendre utile. Qu’est-ce qu’il va dire pour les cartons ?

CHAPITRE 1
DIEU.
Dans sa minuscule cellule de bois, Martin voudrait ne plus bouger, rester jour après nuit, agenouillé dans cette union, sans plus manger ni boire, jusqu’à la fin. Partout ailleurs, le monde est si blessé. Pourquoi s’y frotter quand tout, ici, le comble de silence et de lumière ?
Dieu.
Se tenir là, debout, des jours entiers en prière, comme sur sa petite île de Gallinara. Souverainement seul. Parfaitement relié.
Il tremble. Il rit. Des larmes d’amour ruissellent le long de ses joues et, à le voir si irradiant, on pourrait le croire fou. Il est si large de présence. Si vaste de sérénité.
Il flotte à présent. Il flotte à l’intérieur de la minuscule cellule de bois qui, sous ses pieds, devient le ciel. Du fin fond de son être, Martin ne voudrait plus connaître que cela : ce seul à seul où, brisé, le cœur de l’homme s’élève jusqu’à l’ultime cercle. Mais Dieu a voulu que, par ruse, les hommes l’élèvent au rang d’évêque, lui qui, depuis sa prime enfance, ne rêve qu’à être un moinillon.
Dieu.
Lors, sortant de sa cellule, il va. Et, à sa vue, tous l’acclament, certains allant jusqu’à baiser ses mains. Il a déjà guéri un si grand nombre.
Fendant leur foule, Martin baisse les yeux pour ne pas montrer ses larmes. Leur désespoir est si grand. Marcher parmi eux, c’est comme marcher à travers un champ d’aiguilles rougies par le feu. Comme tout eût été plus simple, se faire oublier d’eux, disparaître dans les profondeurs d’une grotte ou sur le sommet de quelque haute montagne. Mais Dieu, dans sa prière, lui a demandé de les rejoindre et Martin, entrant en lui-même, a consenti. Oui, il les initiera au mystère de la triple lumière et à celui du monde séraphique qui, avec une ardeur bouillonnante, Le contemple, Lui, l’Ineffable, l’Indescriptible, l’Inconnaissable, l’Inaccessible. Oui, il sera leur évêque.
*
Au sixième étage de leur nouveau petit deux-pièces, Alice ne sait rien de cette histoire. Tout au plus que Martin aurait embrassé un lépreux il y a mille sept cents ans. Mais qu’est-ce qu’un lépreux pour une fille du XXIe siècle ? Cela n’a pas de représentation. Non, Martin ne fait pas partie de son existence ou alors pour faire rire le postier du petit bourg de M. Quelle drôle de coïncidence tout de même : partir de la rue Saint-Martin de M. pour se retrouver rue Saint-Martin à Paris ! À coup sûr, ceux du « bureau » y verraient un signe. Quel signe ? Alice ne le sait pas. À l’heure qu’il est, elle ne connaît même pas l’existence du bureau.
Dans sa réalité, l’univers est un vide où, faute de frottements, les plumes et les pierres tombent à la même vitesse. Un vide qui ne fait jamais signe et auquel Alice, devant la dernière pile de cartons à descendre, ne pense pas. Pas plus à ce drôle de hasard qui, sur le coup, l’avait fait sourire. Elle doit s’occuper de tant de choses depuis son emménagement : poncer, lisser, repeindre les murs, poser les carreaux, choisir un frigo, installer le wi-fi… Par chance, son coude a retrouvé toute sa mobilité. Elle doit faire attention toutefois. Hier, la douleur l’a lancée si fort qu’elle a dû s’arrêter pour aller s’acheter des glaçons.
Dans la rue, il y avait tant de monde qu’elle a failli rebrousser chemin. Pour lui, bien sûr, c’est plus facile : Paris, il y est né. Alice, non, et, après ces cinq années de vie à M. avec lui, la moindre agitation la perturbe.
Dans leur maison, là-bas, il n’y avait qu’eux deux. Chaque jour, après son départ, elle partait marcher en forêt, puis elle faisait les courses et, jusqu’à son retour, elle bricolait et préparait le repas. Tout était concentré. Silencieux. Fluide. Au fil des mois, ses crises avaient diminué, il avait même repris du poids et arrêté l’alcool. Bien sûr, il y avait parfois encore des moments difficiles, particulièrement ces dernières semaines, à cause de l’arrivée de ce nouveau boss, mais, là encore, elle était parvenue à l’apaiser. Dans la casserole, le lait, soudain, déborde. D’un geste rapide, Alice éteint le feu. Avant, elle aimait la présence des gens, pourtant. Mais c’était du temps de Geoffrey. Elle est tellement plus heureuse aujourd’hui.
Malgré tout, elle appréhende le moment où les travaux seront terminés. L’appartement est si petit, qu’est-ce qu’elle va faire de ses journées ? Alice se mord la lèvre. Après tout ce qu’il a fait pour elle, comment ose-t-elle se laisser aller à de telles pensées ? Certes, ce deux-pièces n’est pas bien grand, mais il est si bien situé. Le flair qu’il avait eu de garder le contact avec cette Émilie, une ancienne de sa promo, parce que s’il avait dû compter sur elle…
« Même pas foutue de gagner ta vie.
– Mais, c’est toi qui…
– Merde, Alice, je ne te demande pas grand-chose, un simple merci, mais non, c’est trop pour toi. Comme si, avec ce nouveau job, je n’avais pas une pression maximale sur les épaules. »
Alice sait qu’il a raison. Ce soir, pour la peine, elle lui concoctera son repas préféré. Quant à la suite, elle finira bien par trouver ses marques.

Les premiers jours, dans les rues, à Paris, elle gardait si obstinément les yeux baissés qu’il lui fallut près d’une semaine pour s’apercevoir qu’il y avait une église dans le renfoncement. Ce jour-là, le stress d’Alice était au maximum. Partout autour d’elle, les voitures klaxonnaient, les vélos fonçaient. Pourquoi ne pas y entrer quelques minutes pour souffler ?
À l’intérieur, l’épaisseur du silence l’avait aussitôt conquise. Alice s’était assise au dernier rang et, pendant un long moment, elle avait fermé les yeux. Ici, c’était comme de se retrouver à M. avec lui. Quand ils vivaient collés. En suspension presque. Hors d’atteinte du monde. Parfaitement reliés.
Le chant des anges, elle ne le connaît pas,
mais la splendeur du monde, elle la réclame.
Avant lui, sa vie était comme floue. Dans ses rêves, elle errait à travers d’interminables paysages de toundra où seuls de rares oiseaux captaient son regard. L’herbe, sous ses pieds, était d’un vert puissant. Tout le reste était gris. Il n’y avait pas d’humains, pas de villages. Juste elle et des oiseaux perdus comme elle.
Grâce à lui, elle avait su mettre fin à cette errance aveugle, mais après combien de mois de caresses et d’encerclement ?

Dans l’église, Alice se lève. Demain, elle reviendra. Il fait si bon, ici. Ce soir, pour autant, elle ne le lui dira pas. Ce sera son secret. Elle en rit tout à coup. Pas plus qu’elle, il ne croit en Dieu. Il ne comprendrait pas.
Elle longe les alcôves de plusieurs saints dont elle découvre les noms : saint Nicolas des Champs, sainte Geneviève, sainte Cécile, sainte Louise de Marillac, saint Vincent de Paul, saint Martin, puis, face au chœur, elle se retourne et découvre l’orgue. Elle regrette, tout à coup, de n’avoir pas appris à en jouer, s’imagine, là-haut, en train de faire exploser les notes. Cette chance qu’elle a de vivre une aussi belle histoire. Tout ne peut que bien se passer, comment a-t-elle pu en douter ? Bientôt, elle sera aussi heureuse qu’à M.
Elle pousse la lourde porte, s’engouffre dans la lumière en dévalant les marches. Vite, elle doit atteindre le Monoprix dans moins de cinq minutes ou il va angoisser. Après tout ce que ses parents lui ont fait subir, il a si fort besoin d’être rassuré. Alice aimerait pouvoir les faire revenir pour leur balancer à la figure leurs quatre vérités. Quand, certaines nuits, elle le regarde dormir, c’est comme si elle devinait sur son corps les stigmates des coups qu’ils lui ont infligés, enfant. Parfois, elle les perçoit si nettement qu’elle en pleure. Mais assez de ces horreurs. Avant le quart, elle doit rejoindre le Monoprix, se prendre en selfie devant, lui envoyer la photo, répondre à son appel, lui dire qu’elle l’aime, sans oublier de cliquer sur le smiley sourire et les trois cœurs. Puis elle doit faire les courses, revenir à l’appart, gravir les six étages, répondre, à la demie, à son dernier appel, lui renvoyer un selfie et lui redire qu’elle l’aime, en espérant, cette fois-ci, qu’il sera de bonne humeur. Il se montre si tendu ces derniers jours. Est-ce à cause de son nouveau travail ? Alice n’a pas osé le questionner.

À l’époque, sur le campus, toutes les filles fantasmaient sur lui. Parmi elles toutes, c’est elle, pourtant, qu’il avait choisie. Elle le revoit encore traverser cette rue pour se déclarer. Un prodige qu’elle ne s’explique toujours pas. Sur le coup, elle l’avait jeté. Geoffrey venait de la quitter, elle était au plus mal. Il n’avait rien lâché pour autant, au point même de la rendre suspicieuse. Que voulait-il, au juste ? Et pourquoi cet entêtement à vouloir la conquérir quand il pouvait s’offrir toutes les filles les plus sexy de l’université ? Avec une patience infinie, il était parvenu à se faire accepter d’elle. Cela avait pris du temps. Beaucoup de temps. Jour après jour, il lui avait confié la violence subie, enfant : les douches glacées au milieu de la nuit, les insultes, les coups de fouet, les brûlures avec le fer à repasser, les enfermements de plusieurs jours à la cave. Devant de telles horreurs, Alice avait frémi. Malgré tout, elle était restée sur ses gardes. Il la connaissait si peu. D’où lui accordait-il une si grande confiance ? Il n’en revenait pas lui-même. Il lui avait suffi de la voir pour que tout s’ouvre en lui. Avant elle, il ne s’était jamais confié à personne. Elle était la première. Elle serait la seule.
Sa ténacité avait fini par avoir raison d’Alice. Pour la première fois de sa vie, quelqu’un l’attendait. Elle en était bouleversée.
Était-ce parce que sa mère n’avait jamais connu un tel degré d’amour qu’elle s’évertuait, depuis toutes ces années, à dénigrer la relation d’Alice ou parce que sa mère était foncièrement incapable d’être heureuse ? Alice n’arrive pas à savoir. Avec sa mère, les choses n’ont jamais été faciles.
Un bruit de pas dans l’escalier. Lui, déjà ? Vite, elle court l’embrasser. Il la repousse, crispé.
« C’est quoi, ces poubelles, sur le palier ?
– Je… j’allais les descendre.
– C’est ça, tu allais ! »
Ne pas chercher à se justifier, cela l’énerverait davantage. Attendre le plus silencieusement possible que la crise passe. Quelle idiote aussi. Elle sait à quel point il ne supporte pas les mauvaises odeurs.
Le front plissé, il marche de long en large dans le salon.
« Il va falloir que tu trouves un boulot, Alice. »
Un boulot ? Mais le bébé ? Et puis où, un boulot ? Il se rapproche d’elle.
« Les vacances, c’est fini.
– Mais…
– Y’a pas de mais et, putain, regarde-moi quand je te parle. »
Il sent l’alcool. Il le lui avait promis pourtant. Ne pas bouger. Encore moins réagir.
« Tu vas faire comme je te dis, compris ? »
Elle fait oui de la tête. Il lui saisit la nuque.
« J’ai pas entendu. »
Elle lâche un oui faible.
« Oui qui ?
– Oui, mon amour. »
Il la relâche.
« Demain, tu t’inscris à l’ANPE, tu te démerdes, tu trouves. Et arrête de faire cette tête. Tu es ma fée, Alice, je n’aime personne d’autre plus que toi. Allez, viens, embrasse-moi. Ces connards m’ont menti sur toute la ligne, leurs stock-options valent que dalle. Non, ne dis rien. Tu ne comprendrais pas. Embrasse-moi, plutôt. Putain, ce que t’es bandante dans cette robe. Dommage que tes cheveux soient décoiffés. Allez, sèche tes larmes, viens dans la chambre, c’est moi qui ai besoin d’être consolé, pas toi. Viens que je te prenne. »

Extrait
« LEXIQUE
SERVITEUR OÙ SERVANTE DE DIEU: fidèle catholique décédé(e), ayant fait preuve, tout au long de sa vie, d’une piété remarquable. (Première étape de la canonisation.)
VÉNÉRABLE : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), dont l’héroïcité des vertus a été reconnue par l’Église. Aucun culte ne peut leur être rendu. (Deuxième étape de la canonisation.)
BIENHEUREUX(SES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer, post mortem, au moins un miracle ou qui est mort(e) en martyre. Un culte local peut leur être rendu. (Troisième étape de la canonisation.)
SAINTS(ES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer au moins deux miracles ou qui, ayant déjà un miracle à son actif, est mort(e) en martyre. Un culte public peut leur être rendu. (Quatrième et ultime étape de la canonisation.) » p. 55

À propos de l’autrice
TAVERNIER_tiffany_©bulle_batallaTiffany Tavernier © Photo Bulle batala

Née le 3 mai 1967, Tiffany Tavernier est la fille de Bertrand Tavernier et de Colo Tavernier. Avec son frère Nils Tavernier, elle découvre le monde du cinéma dès sa petite enfance. Sa mère choisit son prénom en hommage au film Breakfast at Tiffany’s où Audrey Hepburn interprète le rôle principal. Tiffany part en Inde pour faire de l’humanitaire à 17 ans avant d’entrer dans la vie active. Elle est romancière, mais elle se consacre à sa carrière de scénariste en parallèle. Elle est spécialisée dans les scénarios pour des documentaires télévisés et des longs métrages. Elle écrit ainsi les scénarios de deux films réalisés par son père. Il s’agit de Holy Lola et de Ça commence aujourd’hui. Pour ces projets, elle est épaulée par son mari. Tiffany fait des apparitions dans les films Des enfants gâtés, L’Horloger de Saint-Paul et Un dimanche à la campagne. Sa carrière littéraire commence avec Comme un miroir (2015) et évoque des moments de son enfance. Parmi ses romans, elle publie en 2016, Isabelle Eberhardt : Une vie dans l’islam. Son livre Roissy sort en 2018 et fait partie de la sélection du Prix Femina de la même année. En 2021, elle publie L’Ami. (Source: Voici / Éditions Sabine Wespieser)

Page Wikipédia de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#enveritealice #TiffanyTavernier #sabinewespieserediteur #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #VendrediLecture #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Un coup au cœur

BOYSSON_un_coup_au_coeur RL_2024  coup_de_coeur

En lice pour le Prix des libraires 2024

En deux mots
Si son compagnon n’avait eu les bons réflexes, Emmanuelle de Boysson serait morte le 7 février 2022. Il n’en reste pas moins que son cœur a cessé de battre et qu’elle est allée rendre visite dans l’au-delà. Une expérience qui laisse des traces et dont elle témoigne ici.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Journal de bord d’une miraculée

Emmanuelle de Boysson a vécu une expérience de mort imminente le 7 février 2022. Dans ce roman, elle en retrace les circonstances et surtout les sensations éprouvées, sans oublier les suites. Bouleversant et revigorant!

Commençons par décerner à Emmanuelle de Boysson le titre de meilleur incipit de l’année. En trois lignes tout est dit: «Je suis morte le 7 février 2022. Il était 17 h 20 lorsque mon cœur s’est arrêté. Je ne me suis aperçue de rien.»
Reste à développer cette singulière expérience d’arrêter de vivre avant de revenir au sein de la communauté des hommes.
Il y a d’abord une succession de hasards qui font qu’au moment où son cœur a lâché, Anton, son compagnon était présent. Il devait être à la rédaction de son journal, mais on lui avait demandé de rédiger une nécrologie.
«C’est donc grâce à un mort que je suis vivante» explique la narratrice qui, grâce au témoignage de son sauveur a pu reconstituer la chronologie des faits, le massage cardiaque en attendant les secours, puis les tentatives des ambulanciers de la réanimer, en vain. Le même combat du médecin du SAMU qui a pris le relais, a intubé sa patiente pour l’oxygéner. Mais le cœur reste inerte. Si bien qu’il ordonne un septième électrochoc. En vain. «Le temps est passé. Tout a été tenté. C’est fini.»
Les pompiers auront finalement l’idée d’en rajouter un huitième, «un dernier pour la route». Et c’est alors que le miracle se produit!
Entre soulagement et peur des séquelles, la famille et les proches vont se succéder à l’hôpital Cochin où se joue une partie décisive.
Mais la miraculée, plongée dans un profond coma, n’en a pas conscience. Elle vit dans un univers parallèle.
Comme dans d’autres témoignages d’expérience de mort imminente, ou en anglais de NDE (Near death experience), son esprit est dissocié de son enveloppe charnelle. Elle s’envole, par exemple vers les ballons des Vosges. «Les ailes déployées, je plane au-dessus des prairies, des lacs et des forêts qui parsèment les sommets arrondis, lorsque j’aperçois mon père sur un champ d’herbes blondes. De là-haut, il semble tout petit, mais peu à peu, il m’apparaît tel qu’il était lors de nos balades sur les sentiers de randonnée, quand nous nous arrêtions pique-niquer dans une clairière, faire griller des saucisses, cueillir des myrtilles ou déguster une omelette au lard dans une ferme-auberge.» Une sensation qui va se renouveler et l’emmener dans divers endroits, seule ou en compagnie de différentes personnes, avec toujours ce même sentiment de plénitude. Et cette envie de garder une trace de ces voyages. Mais clouée sur un lit d’hôpital et appareillée de partout, l’objectif est difficile à atteindre.
Jusqu’à cet «après-midi tristounet de mars» où elle peut reprendre la plume. «La tête embuée, la main pâteuse, j’ai du mal à pianoter, les yeux qui se ferment, mais le crissement du crayon sur la feuille finit par restituer le murmure d’une fontaine, l’odeur du jasmin, la douceur d’une fourrure. Peu à peu, je renoue avec ce délié, ce lâcher, cette magie d’une pensée en action. Les phrases coulent et s’entrelacent, suivant une géographie intérieure faite d’impressions. Un pur plaisir, une renaissance, un instant à moi, la satisfaction, que jamais l’ordinateur ne donnera, d’épouser des arabesques, de vagabonder, de jouer aux devinettes, de filer la métaphore à n’en plus finir. Sans complexes, je me vautre dans le moelleux des figures et des tournures.» Et par la grâce de cette plume virevoltante, elle nous offre le cadeau de ce roman inattendu.
Avouons-le, je fais partie des sceptiques et des mécréants, de ceux qui se disent qu’un mort retourne à la poussière et qu’une fois de l’autre côté, il ne revit que dans le souvenir de ses proches. Ce qui n’est déjà pas mal. Mais je me souviens avoir été impressionné par la lecture de La Traversée de Philippe Labro. Au point de faire ensuite comme Emmanuelle de Boysson, c’est-à-dire de creuser le sujet en me plongeant dans L’Expérience de mort imminente, Une enquête aux frontières de l’après-vie de Jocelin Morisson. Préfacé par le journaliste scientifique Stéphane Allix, cet ouvrage a fait vaciller mes certitudes. Ajoutons pour faire bonne mesure, le témoignage de David Foenkinos qui, à l’occasion de la sortie de La vie heureuse, a confié à Minh Tran Huy pour Madame Figaro qu’à seize ans, il avait lui aussi fait cette expérience : «J’ai eu ce sentiment physique d’être arrêté dans cette chute extatique, et d’être remonté vers la vie. Je sais à quel point la rencontre avec la mort peut vous propulser dans une nouvelle énergie, une forme de renaissance, et cette expérience de mort a fait de moi une seconde personne. Après, pendant les mois à l’hôpital, je me suis mis à lire alors que je ne lisais pas, j’étais animé par la beauté, la sensibilité. Cela m’a propulsé de manière foudroyante ans une autre personnalité. On devient plus fort d’avoir été ainsi fragile.» Mais après tout chacun se fera sa propre opinion.
En revanche ce témoignage a une autre vertu, trop peu soulignée à mon gré. Il nous rappelle combien les gestes qui sauvent sont importants, que les premières minutes sont très importantes et qu’il ne faut pas renoncer trop vite à laisser la Camarde gagner. Jamais peut-être l’expression coup de cœur n’aura mieux porté son nom pour un livre!

Signalons qu’Emmanuelle de Boysson partagera un apéro-littéraire avec ses lecteurs à la Librairie Bisey à Mulhouse ce mercredi 21 février à 19h 15.

Un coup au cœur
Emmanuelle de Boysson
Éditions Calmann-Lévy
Roman
200 p., 18 €
EAN 9782702188606
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi la maison de campagne de Dorcy, les Vosges et l’Alsace ainsi que la Bretagne du côté de Fouesnant, Concarneau et Beg-Meil, sans oublier des souvenirs du Maroc.

Quand?
L’action se déroule du 7 février 2022 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Il était 17 h 20 lorsque mon cœur s’est arrêté. Je ne me suis aperçue de rien.
Ça s’est passé comme si je m’endormais. C’était doux, presque un soulagement.»
Emma est morte le 7 février 2022. Son cœur a cessé de battre pendant trente minutes. Un coup au cœur raconte la bataille qu’elle a dû mener pour revenir à la vie, de la réanimation à la rééducation. Pour se remémorer aussi où elle est partie quand tout le monde la pensait disparue.
Au fil de cette traversée, Emma explore ses sensations, les images qui lui viennent – certaines d’une beauté à couper le souffle, d’autres, plus inquiétantes, qui interrogent son rapport à la mort, entre attirance et répulsion – puis célèbre, avec un enthousiasme contagieux, ces petits riens qui font notre bonheur quotidien.
Une plongée dans l’au-delà, qu’Emmanuelle de Boysson partage avec allégresse et une sincérité bouleversante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
TV5 Monde (L’invité)
Le Pavillon de la littérature (Apolline Elter)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Binchy and her Hobbies


Confidences Littéraires d’Emmanuelle de Boysson © Production In The Mood For Books par Natalie Vigne

Les premières pages du livre
« Je suis morte le 7 février 2022. Il était 17 h 20 lorsque mon cœur s’est arrêté. Je ne me suis aperçue de rien. Ça s’est passé comme si je m’endormais. C’était doux, presque un soulagement. Je savais où j’allais : il m’a suffi d’ouvrir une porte pour entrer dans un endroit que j’avais l’impression de connaître, où je me sentais bien. Trente minutes dans l’au-delà. Si Anton n’avait pas été là, j’y serais encore. S’il n’avait pas eu la présence d’esprit de me faire un massage cardiaque, j’aurais pu devenir un légume. Il m’a sauvée, repêchée in extremis, ou plutôt, ressuscitée. Un vrai miracle.
C’était un lundi, jour de la réunion culture du journal, mais ce funeste lundi, sa rédactrice en chef lui avait commandé une nécro de Jean-Pierre Grédy, auteur de pièces de boulevard, dont le décès à cent un ans venait d’être annoncé, et il a préféré l’écrire à la maison. C’est donc grâce à un mort que je suis vivante.
Installé à la table du salon où s’entassent livres et magazines, Anton a relu sa nécro, avant de l’envoyer, pile en temps voulu, à quinze heures. Ensuite, il aurait pu faire une course pour le dîner ou aller chercher un livre dans son studio, à deux pas de chez moi. S’il était sorti, à son retour, il aurait trouvé un cadavre.
Bizarrement, je ne garde aucun souvenir des heures qui ont précédé mon arrêt cardiaque. Il a fallu que j’interroge Anton plusieurs fois pour savoir ce qui s’était passé. Au début, traumatisé par ce qu’il qualifiait de « scène de guerre », il n’avait pas envie d’en parler. J’ai appris les choses petit à petit et mené mon enquête, afin de reconstituer les faits.

À quatorze heures trente, comme l’atteste un SMS sur mon portable, je vais prendre un café aux Officiers, un bistrot près de chez moi, avec Benjamin, un jeune éditeur. En rentrant, je raconte ce rendez-vous à Anton et me plains d’avoir mal au dos. Il me conseille de m’étendre, d’avaler un Doliprane. Peu après, il vient voir si le cachet fait effet. Adossée à un oreiller, le regard dans le vague, je lui dis que je me sens moins oppressée.
— J’espère que ça va aller ! Je n’ai pas envie de me taper une deuxième nécro dans la journée, plaisante-t-il.
Après s’être plongé dans Ulysse de Joyce, son roman préféré, il réapparaît. Cette fois, j’ai changé de couleur. Le teint blafard, je lui avoue d’une voix pâteuse que j’ai envie de vomir et lui demande un sac en plastique. Il se rappelle alors une scène de roman où une femme qui souffre de nausée est victime d’un infarctus. L’espace d’un instant, il hésite à m’emmener chez le généraliste dont le cabinet se trouve dans l’immeuble voisin. Devant ma tête de déterrée et ma respiration haletante, il décide d’appeler le SAMU. Pendant qu’il est en ligne, je saisis son téléphone et raccroche en décrétant :
— Je ne veux pas aller aux urgences, on attend des heures.
Là encore, je ne me souviens de rien, mais cette réaction ne m’étonne guère : avant mon séjour à Cochin, je détestais les hôpitaux, l’odeur de l’éther me faisait tourner de l’œil. Anton s’empresse de refaire le 15. La même voix rassurante en ligne :
— On vous envoie les pompiers.
Quelques secondes plus tard, je murmure :
— Je vais mourir.
Ce sont mes derniers mots. Après, tout s’accélère. Pas le temps de lui dire adieu, ni d’agoniser, ni de voir ma vie défiler. Les yeux clos, je suffoque, bave, pousse des râles, perds connaissance. Peu dégoûté, Anton n’a qu’une idée en tête : me sauver. Il se souvient des gestes que sa sœur, infirmière, lui avait montrés sur une plage de Beg-Meil lorsqu’il était adolescent, s’exerçant sur lui comme sur un mannequin. Au lieu de perdre du temps à m’allonger par terre, il attrape deux bouquins qui traînent sur ma descente de lit, les glisse sous mes épaules et retire l’oreiller, afin que je sois à plat et sur du dur. Puis il prend ma tête au creux de sa main, la pose avec soin sur le matelas, la cale légèrement en arrière, relève mon menton et desserre ma mâchoire pour m’empêcher d’étouffer. Les mains l’une sur l’autre, les avant-bras tendus, il appuie sur mon plexus avec force, relâche la pression et recommence trente fois de suite, au même rythme rapide, avant d’entamer une autre série. Tandis que ses mains s’enfoncent entre mes côtes, je continue à cracher des glaires, à grogner telle une moribonde. Sans cesser de pomper, il guette un souffle, un battement de cils, un froncement de sourcils, un frémissement de la joue. Aucun signe de vie : spectrale, je me suis statufiée, aussi raide que du bois mort. Mon cœur ne bat plus. Anton ne se pose pas de questions et poursuit son marathon, ne s’arrêtant que pour tenter d’ouvrir ma mâchoire, dans l’espoir que je puisse respirer. Trop tard : elle s’est durcie, j’ai « cassé ma pipe ». En forçant un peu, il réussit à la débloquer, en profite pour soulever mes paupières : mes yeux sont blancs, mes pupilles dilatées. La peur le saisit. À ce stade, il pourrait abdiquer et attendre l’arrivée du médecin pour le constat de décès. Il pourrait aussi prendre mon pouls et mettre la main devant ma bouche afin de vérifier si de l’air en sort encore, mais il se rappelle que, quoi qu’il en soit, il faut faire circuler le sang, irriguer les organes, le foie, la rate, les reins et surtout le cerveau. Alors il accélère la cadence, écrasant de plus belle ma poitrine, quitte à me casser les côtes. Déjà mes joues se creusent, mes lèvres bleuissent, ma peau vire au gris, mon visage ressemble au masque mortuaire de ma grand-mère sur son lit de mort. La bouche de travers, inerte, je suis une autre, un macchabée, une momie. Tandis qu’Anton lutte contre les courants qui m’emportent loin des vivants, j’ai lâché sa main, je me suis éclipsée, je dérive au fil de l’eau vers l’autre berge. Ne pas flancher, ils ne vont pas tarder, se dit-il. Le temps d’une nouvelle pause, l’oreille sur mon sein gauche, il tente de capter un son, un murmure, un écho : rien, la mort a gagné. Vaille que vaille, il reprend le combat, et chaque seconde lui semble une éternité, un pas de plus vers le néant. Des gouttes de sueur perlent sur son front. Il se demande si mon cœur éjecte encore du sang, s’il n’a pas épuisé ses réserves, lui qui doit être bouché quelque part, qui a dû tout donner, se vider, pneu crevé. Anton finit par agir mécaniquement, persuadé que c’est foutu. La vie s’en est allée, cette sève, ce regard, cette voix, la chaleur de cette peau, ce sourire, tout ce qui vibrait, tout ce qu’il aimait. Quinze, vingt minutes, ça fait combien de temps ? Qu’est-ce qu’ils foutent, bordel ? Bon Dieu que c’est long ! Tenir, lutter jusqu’à l’arrivée des pompiers, y croire, même s’il ne reste qu’une chance sur dix mille.
Lui qui ne répond pas souvent au téléphone a pris soin de poser le sien sur la table de nuit. Au moment où il commence une nouvelle série de pressions, la sonnerie, enfin. La voix grave d’un pompier : « On est en bas, c’est quoi le code ? » Anton n’en a aucune idée. Il ne l’a jamais noté, se sert d’un bip. Il dit : « J’arrive. » Il a peur de m’abandonner, peur que l’ascenseur tombe en panne, attrape ses clefs, cavale. La descente n’en finit pas. Au rez-de-chaussée, il ouvre en vitesse la porte vitrée, puis celle de l’entrée. Ils sont six, une brigade de cinq hommes et une femme, leur véhicule de secours et d’assistance garé dans la contre-allée. Un grand blond frisotté le salue : « Vous êtes le mari ? – Non, le compagnon », dit-il avant de bloquer les portes afin qu’elles restent ouvertes pour le SAMU qui ne devrait pas tarder. De retour dans l’ascenseur, il reconnaît qu’il a fait ce qu’il a pu et regarde sa montre : trois minutes d’absence. Pas le choix.
Désolé.
À peine débarqués, les pompiers se mettent à trois pour m’étendre sur le parquet. Un petit brun sec et musclé cisaille mon cachemire noir, mon tee-shirt et mon soutien-gorge, afin de dégager mon torse. Un rouquin à lunettes carrées sort de sa sacoche un défibrillateur, tandis qu’une jeune femme à queue-de-cheval étale du gel sur ma poitrine pour y plaquer des électrodes.
— Sortez, monsieur, ce qu’on va faire est pénible à voir, ordonne-t-elle à Anton qui aperçoit mon buste se soulever en un spasme.
Au bout de six électrochocs, le cœur n’est toujours pas reparti. Prostré sur le canapé, les mains tremblantes, Anton allume une cigarette et s’apprête à appeler ma fille Laura, lorsque deux gars de la brigade ouvrent la fenêtre.
— L’ascenseur est trop étroit. On pourrait la faire descendre par la rue, propose un maigrelet.
— Impossible, les arbres prennent toute la place, le brancard ne passera pas, fait remarquer son collègue qui veut savoir où se trouve l’escalier de secours.
Anton le lui indique, se disant que s’ils se préoccupent du transport à l’hôpital, c’est bon signe.
Dix-sept heures cinquante. Le médecin du SAMU a fini par rejoindre les pompiers. Il m’ausculte et commence à m’intuber. Le tuyau qu’il enfonce dans ma gorge ne passe pas. Il insiste. Du sang jaillit, éclabousse les murs, le placard, les draps. Après plusieurs manœuvres, la sonde est reliée à un respirateur artificiel qui prend le relais des poumons pour m’oxygéner. Si ceux-ci se gorgent d’air, le cœur reste inerte et le docteur ordonne un septième électrochoc. En vain. Le rouquin sort de la chambre, demande à Anton une serviette, lui tape sur l’épaule et lui lance d’un air affligé :
— Courage.
Le temps est passé. Tout a été tenté. C’est fini.

Il a fallu un huitième électrochoc pour que le cœur reparte. Un dernier pour la route. Si les pompiers avaient renoncé, le médecin aurait constaté le décès. Pas d’autopsie ni d’enquête. Une mort banale, précoce, annoncée sur les réseaux, avec en prime une petite nécro dans Le Figaro. Le vendredi suivant, j’aurais été enterrée au cimetière de Dorcy, le village de ma maison de campagne, là où reposent mes parents, à une dizaine de kilomètres de Fontainebleau. Auparavant, en prévision d’un don d’organes, j’aurais été conduite à la morgue et casée dans le frigidaire d’un funérarium semblable à celui où la dépouille de ma mère a été conservée après son trépas à l’hôpital américain de Neuilly. À l’époque, avec mes frères et sœurs, nous n’avions pas pu la veiller. Il fallait débarrasser la chambre au plus vite.
Il paraît que je suis une miraculée: au bout d’une trentaine de minutes, les médecins ont tendance à cesser la réanimation.

Extraits
« Toujours est-il que c’est au moment où je me repose sur la berge des défunts que je m’envole vers les ballons des Vosges. Les ailes déployées, je plane au-dessus des prairies, des lacs et des forêts qui parsèment les sommets arrondis, lorsque j’aperçois mon père sur un champ d’herbes blondes. De là-haut, il semble tout petit, mais peu à peu, il m’apparaît tel qu’il était lors de nos balades sur les sentiers de randonnée, quand nous nous arrêtions pique-niquer dans une clairière, faire griller des saucisses, cueillir des myrtilles ou déguster une omelette au lard dans une ferme-auberge. » p. 49

« L’aurore fait pâlir la rue Saint-Jacques. Un camion-poubelle passe, la cloche d’une église sonne. Des bruits qui m’effraient: je n’en peux plus d’attendre le matin. En même temps, je n’ai pas envie d’atterrir, je suis encore là-haut. Si le jour, je suis soumise au personnel médical, la nuit, je vole vers mon jardin enchanteur. Eh oui, je mène une double vie: c’est l’obscurité qui me permet d’entrevoir le pays d’où je viens. Comme l’autre soir, des sensations resurgissent. Telle une hirondelle, je m’élançais, je tournoyais sans effort. Libérée de tout souci, je revivais, sans crainte de me blesser ni de mourir, puisque j’étais déjà morte, l’éternité devant moi. Aucun risque d’agression, de perversion ou de jalousie, juste la paix. Rien à voir avec les tribulations du coma. C’était si fort un besoin vital enfin réalisé, une irradiation dont les effets agissent encore. » p. 64-65

« Je me suis juré de me battre. Le début d’un long chemin semé de thérapies diverses et avariées, jusqu’à ce que le désir soit enfin retrouvé, et avec lui, le jeu, l’écriture et les rêves. Des années pour retisser l’ouvrage, même si la bête est restée tapie dans les fourrés. Je voulais vivre vite, publier coûte que coûte, quitte à me brouiller avec ma famille. Par peur du vide, j’étais prête à me soumettre aux désirs des éditeurs. Gloire interdite, barrée, piétinée. Contente-toi de peu. Efface-toi, marche à l’ombre. » p 105

« Un après-midi tristounet de mars, pour la première fois depuis mon accident, l’envie de prendre la plume me taraude. La tête embuée, la main pâteuse, j’ai du mal à pianoter, les yeux qui se ferment, mais le crissement du crayon sur la feuille finit par restituer le murmure d’une fontaine, l’odeur du jasmin, la douceur d’une fourrure. Peu à peu, je renoue avec ce délié, ce lâcher, cette magie d’une pensée en action. Les phrases coulent et s’entrelacent, suivant une géographie intérieure faite d’impressions. Un pur plaisir, une renaissance, un instant à moi, la satisfaction, que jamais l’ordinateur ne donnera, d’épouser des arabesques, de vagabonder, de jouer aux devinettes, de filer la métaphore à n’en plus finir. Sans complexes, je me vautre dans le moelleux des figures et des tournures. Si j’en avais la force, cela pourrait durer des heures, tant l’écriture rend la vie, me redonne ce qui fait de moi quelqu’un d’unique, m’unifie, me pose et me repose, me relie aux scribes, aux bâtisseurs de cathédrales, aux potiers, aux moissonneuses, tisseuses et brodeuses. Et c’est ainsi, dans cette récréation, qu’apparaissent des dorures, des lustres, des miroirs et des sofas profonds où il fait bon s’étirer. C’est ainsi que la joie se faufile alors que le ciel m’intimide, le soleil me brûle. La joie d’être choisie. » p. 114

« Alors que je me vante d’être rétablie, même plus en forme qu’avant puisque je ne fume plus, je m’aperçois, à des petites choses qui en disent long, que je ne suis plus tout à fait la même. Je me sens souvent perdue, une exilée, une enfant délaissée, une maison de famille abandonnée. Suis-je plus fragile, plus vulnérable, comme le pense Prune? La moindre contrariété, la moindre remarque désobligeante, perfide ou fielleuse, me poignardent au cœur. Chaque fois, un peu de vie s’en va. Cette hypersensibilité et une certaine paranoïa feraient partie des invisibles séquelles qui subsistent chez les victimes d’arrêt cardiaque, des effets si discrets que personne ne s’en rend compte. » p. 121

« Le désir de flirter avec la Camarde, de tout plaquer pour le saut dans le vide, Hemingway en parle si bien. La mort l’obsédait. Il la défiait sur le champ de bataille, dans les arènes de corrida ou à la chasse au gros gibier. Tirer sur un lion ou un buffle lui procurait un malin plaisir. Il avait le goût du sang, celui de la fraîcheur des tombeaux aussi. L’appel du néant, William Styron l’évoque dans un récit autobiographique, Face aux ténèbres. Il y confie sa dépression avec son cortège d’angoisses, d’insomnies, de rafales dévastatrices, et prouve que cette «tempête des ténèbres» peut frapper n’importe qui, n’importe quand, et surtout les artistes. Virginia Woolf, Romain Gary, Primo Levi, Van Gogh, la liste des proies de l’ombre est longue. Et le passage à l’acte, une délivrance. » p. 127

« Tant que le soleil se lève à l’est, je veux recevoir chaque jour comme une grâce. » p. 134

« Seule évidence: des scènes de ma vie surgissent, plutôt dans le désordre, flash-back en accéléré. Tout va si vite que j’en ai le tournis. Parmi ces instantanés, je me souviens de ceux où je frise le danger: mes premiers pas lorsque je lâche la main de mon père, le jour où je me lance sur un vélo, ceux où je pédale à toute berzingue dans notre vélodrome de Mohammadia, où je cours sur les dalles brûlantes de la piscine vers le plongeon et dévisse sur la plaque de glace d’une piste noire. » p. 162

À propos de l’autrice
BOYSSON_emmanuelle_de©BestImage_Pierre_PerusseauEmmanuelle de Boysson © Photo BestImage Pierre Perusseau

Romancière et journaliste, cofondatrice du prix de la Closerie des Lilas, Emmanuelle de Boysson est l’autrice de quelques essais et d’une douzaine de romans dont Les Grandes Bourgeoises (Lattès, 2006), Les Années Solex (Héloïse d’Ormesson, 2017), Que tout soit à la joie (Héloïse d’Ormesson, 2019) et June (Calmann-Lévy, 2022). (Source: Éditions Calmann-Lévy)

Site internet de l’autrice
Page Wikipédia de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte X (ex-Twitter) de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#uncoupaucoeur #EmmanuelledeBoysson #editionscalmannlevy #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #NetGalleyFrance #VendrediLecture #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Blanches

VESIN_blanches  RL_2024  Logo_premier_roman

Présélectionné pour le prix «Coup de cœur de la 25e Heure»

En deux mots
Deux chirurgiens en fin de carrière, une étudiante en médecine qui décide de faire son stage d’interne aux urgences d’un hôpital de banlieue, une infirmière débordée et des patients qui patientent. Cette plongée dans le milieu médical, autour d’un drame qui aurait pu être évité, retrace de manière poignante des destins individuels et la naufrage d’un système.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un drame au service des urgences

Pour son premier roman, Claire Vesin a choisi de nous faire vivre de l’intérieur un milieu qu’elle connaît bien, celui de l’hôpital. En suivant notamment une jeune interne et une infirmière, elle décrit avec acuité la dégradation de notre système de santé et l’usure de ses personnels. Bouleversant et édifiant.

Jean-Claude est chirurgien à l’hôpital de Villedeuil, en proche banlieue parisienne. À 57 ans, il se retrouve désormais seul. Son aîné, Arnaud, a plongé dans la drogue avant de disparaître. Son épouse Nathalie a choisi de s’exiler au Canada avec son fils Vincent. Fort heureusement, il peut compter sur son ami Gilles, qui l’avait pris en charge durant leurs études, pour lui éviter de trop déprimer. C’est lors d’un dîner chez son collègue qu’il lui avait annoncé qu’Aimée, l’une de ses trois filles, avait choisi les urgences de Villedeuil pour son internat. «On voulait te prévenir, pour que tu ne sois pas étonné, si tu la croises ou si tu entends parler d’elle. Et puis peut-être que vous aurez l’occasion de travailler ensemble. Je suis certaine que ça lui ferait plaisir.»
En fait, Aimée a fait ce choix en souvenir du combat mené par Jean-Claude pour Arnaud, dont elle était tombée amoureuse et qu’elle avait rêvé de faire sortir de sa dépendance.
Mais les débuts de la jeune fille à Villedeuil vont s’apparenter à un chemin de croix. Très vite, elle va devoir constater l’énorme fossé entre la théorie et la pratique. «Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente (…), les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier.» Les files d’attente ne cessaient de croître, tout comme le stress. Sans compter les absences ou les démissions.
C’est dans ce climat de tension extrême que les équipes vont se retrouver réduites à la portion congrue durant les congés de fin d’année. Laetitia gérera l’accueil, Aimée posera un diagnostic, médecins et chirurgiens ne seront prévenus qu’en extrême urgence. C’est alors qu’un drame va se produire et que l’hôpital va essayer de protéger ses employées en travestissant les faits. Derrière un décès qui aurait pu être évité, reste la froideur implacable d’un engrenage infernal. «C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça.»
Le constat que pose Claire Vesin est nourri de son expérience et des chroniques de sa vie de médecin, ce qu le rend d’autant plus accablant. Et sans aucun doute plus touchant que des dizaines d’articles et d’études sur l’état de notre hôpital public. Car, comme le montre avec force ce drame, derrière les chiffres, il y a des hommes et des femmes qui souffrent. Des hommes et des femmes dont ‘abnégation force l’admiration.

Blanches
Claire Vesin
Éditions La Manufacture de livres
Premier roman
304 p., 18,90 €
EAN 9782385530549
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et dans la ville imaginaire de Villedeuil. Située au bout de la ligne 10, on peut imaginer qu’il s’agit de Boulogne. On y évoque aussi Montréal, l’Indre-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Villedeuil, aux portes de Paris. Ses tours, ses habitants, et son hôpital. Jean-Claude y a passé toute sa carrière – jours comme nuits – au sein du service de chirurgie. Mélancolique et désormais solitaire, il reste passionné, par cette ville comme par son métier. Laetitia y est née et y travaille, infirmière trop tendre pour l’âpreté de son poste à l’accueil des urgences. Aimée, jeune femme brillante autant que perdue, débute l’internat et décide d’effectuer son premier stage à Villedeuil, mue par des loyautés invisibles. Fabrice, médecin au SAMU, sera bientôt père mais fuit sa vie personnelle. Lors de ces mois vécus ensemble, leurs destins vont s’entremêler. Au sein d’un hôpital qui se fissure de toute part, ils partageront joies et échecs, détresse et amour du métier. Malgré les difficultés, ils tiennent, jusqu’à ce qu’une nuit, cet équilibre soit remis en question, bouleversant leurs vies à jamais.
Avec ce premier roman poignant, Claire Vesin nous fait entendre la voix vibrante de celles et ceux qui font l’hôpital public et sont marqués par le combat ordinaire mené pour soigner dignement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Ce que j’en dis…

Les premières pages du livre
PROLOGUE
19 août 2012
Il n’est pas encore dix heures, et des gouttes de sueur coulent déjà le long de ses flancs. Trente-quatre degrés sont prévus aujourd’hui; elle a ouvert les deux fenêtres de l’appartement, mais l’air reste immobile, comme figé.
Aimée lit une nouvelle fois le SMS d’Arnaud.
Salut Beauté
Je t’attendrai dimanche à 11 h à la gare du Nord, devant les quais des trains de banlieue. J’ai un endroit génial à te montrer.
Love you Beauté.
Elle l’entend le dire avec ce mélange irrésistible de dérision et de tendresse.
Elle voudrait se convaincre qu’il ne s’est rien passé pendant ces jours à l’attendre, dévorée par l’angoisse. Il est là, de nouveau, et il veut la voir. Il n’y a que cela qui compte. Il ne lui est sans doute rien arrivé. Rien de grave en tout cas.
Ces derniers mois ont été éprouvants. Leurs heures ensemble devenaient pesantes: elle travaillait ses cours, et il restait là à s’ennuyer, feuilletant un livre sur le lit. Et puis, le soir arrivant, il commençait à s’agiter. Il fixait le plafond, lui disait qu’il étouffait lentement, chez elle, et partait se perdre dans la nuit.
Le lundi précédent, il n’est pas rentré. Elle n’a rien dit à personne. Elle a eu raison finalement: il est revenu. De toute façon, Arnaud n’a jamais été un garçon stable.
Aimée baisse machinalement la tête pour entrer dans la salle de bains. Le chambranle de la porte est juste assez haut pour elle. L’appartement entier semble inadapté pour des adultes: deux petites pièces au plafond bas, percées
de deux fenêtres, l’une sur cour, l’autre sur rue, au travers desquelles on n’aperçoit jamais le ciel, ce qui accentue encore l’impression d’exiguïté du lieu.
Elle y vit depuis quatre ans. Elle et ses sœurs étaient toutes petites quand leurs parents ont acheté l’appartement en prévision de leurs années étudiantes. Elles en rient ensemble
aujourd’hui : ils avaient sans doute imaginé qu’elles ne grandiraient jamais. Aimée s’y sent bien. À l’abri. Elle sort de la douche, s’enroule dans une serviette et observe dans la glace ses longs cheveux blonds – les mêmes que sa mère – et ses yeux verts, qu’elle ne tient de personne.
On lui a toujours répété que la plus grande des politesses, lorsque l’on a rendez-vous, est d’être présentable : on se maquille, on s’habille correctement, on soigne ses ongles.
Sa mère pense que c’est important, les ongles: des mains abîmées, ça gâche toute la silhouette. Aimée s’imagine se laissant aller à lui confier qu’Arnaud ne voit rien de tout cela, et la devine incrédule. Elle se maquille quand même, les larmes au bord des paupières: la famille, la maison, soudain tout lui manque.

En réalité elle est terrifiée à l’idée de découvrir dans quel état il est.
Elle enfile une robe d’été sans manches, une de ses préférées, en popeline rayée jaune et blanche. Elle n’a pas mis de soutien-gorge. Arnaud va le remarquer, ça, quand même. Sa mère n’approuverait pas. Elle rit nerveusement en s’observant une dernière fois. Merde, ça va aller.
Elle prend son sac, ses cigarettes. Claque la porte et descend l’étage par l’escalier de pierre qui reste frais malgré la chaleur du mois d’août. Elle ouvre la lourde porte cochère et sort en plein soleil sur le trottoir brûlant. À ses pieds la rue dévale vers Jussieu et, comme à chaque fois, elle est submergée par la beauté de Paris.
Elle s’élance, il est dix heures trente-cinq, et elle est en retard.
*
Elle monte les escalators en courant. La foule se presse dans l’immense hall, et la chaleur y est suffocante. Elle avance peu à peu, frôlant d’autres corps moites, et s’approche des trains en le cherchant au loin. Elle finit par le repérer, assis par terre, devant le quai 12. Il porte son sweat bleu, un jean crasseux, ses vieilles baskets. Il a le regard perdu, ses cheveux sont trop longs, et leurs boucles noires lui caressent
les oreilles. Il est si beau! Avec ses coudes sur les genoux, les paumes en coupe sous le menton, on dirait que ses doigts caressent ses joues, rehaussant ses pommettes et lui redonnant l’air juvénile qu’il avait encore il y a quelques mois.
Elle plisse les yeux, et c’est l’Arnaud de quatorze ans qui apparaît. Celui de l’été de la canicule. Ils avaient passé cinq jours en Indre-et-Loire, en famille. Qui avait été à l’origine de ce voyage? Il n’y en avait plus eu d’autres ensuite.
Aimée et lui se connaissaient depuis toujours, leurs parents étaient amis. Mais au printemps, des histoires avaient été murmurées entre adultes, dans les cuisines. On parlait de lui, l’enfant à problèmes, et les dîners s’étaient espacés.
Au cours du séjour, cet été-là, les filles étaient restées entre elles, comme averties du danger. Arnaud leur avait à peine adressé la parole.
Quand elle repense aux journées de ce voyage, il ne lui reste que la chaleur extrême, des châteaux oubliés, et ses insomnies, le soir, dans la chambre étouffante, en pensant à lui. Il avait le charme des mauvais garçons, la moue boudeuse, le regard sombre derrière sa frange et fumait des cigarettes d’un air blasé. Il venait d’être renvoyé du collège, ses parents s’inquiétaient. Mais Aimée n’écoutait plus les discussions, trop occupée à le dévorer des yeux.
Tout l’été ensuite, elle avait rêvé de peaux nues et d’étreintes brûlantes. Son désir l’avait poursuivie longtemps.
Il suffisait qu’elle aperçoive Arnaud pour que de nouveau il flambe pendant des mois.
Lorsqu’ils s’étaient enfin embrassés, elle avait vingt-deux ans, et il avait déjà de sérieux ennuis. Les parents d’Aimée avaient défailli en apprenant la nouvelle. Ils avaient tenté de la raisonner: en s’obstinant elle courait à sa perte. Et puis comme ils l’avaient prédit, il s’était volatilisé quelques semaines plus tard, et elle avait cru mourir de chagrin.
Mais il était revenu, avait accepté de passer quatre mois à l’hôpital, en cure comme disait sa mère, et à sa sortie il avait emménagé chez elle, rue des Boulangers. Alors elle avait vraiment cru à leur bonheur.

Elle avance, décidée.
«Arnaud!»
Il tourne la tête et la regarde. Il sourit. Elle sent son cœur battre sous sa robe. Elle l’aime tellement! Elle se penche pour l’embrasser alors qu’il est encore assis. Il est sale, amaigri. Ses lèvres sont sèches, gercées. Ces détails s’additionnent malgré elle dans son esprit. Il se lève et l’enlace.
Il lui chuchote à l’oreille «Tu sens bon». De nouveau elle sent les larmes qui lui brûlent les yeux.
*
La pièce est vaste et haute de plafond. Elle correspond sans doute à une salle commune ou un réfectoire : on distingue une autre porte, au fond, menant à ce qui a dû être une cuisine, autrefois. Il s’en dégage une odeur de pourriture terreuse.
Aimée frissonne. Le lieu est interdit d’accès. Ils ont escaladé les barrières, traversé la haie en se griffant, et elle a déchiré sa robe. Le bâtiment va être en partie démoli, les plafonds ne risquent-ils pas de s’effondrer sur eux? Ils avancent en contournant les gravats, observant les pièces de mobilier abandonnées, le papier peint moisi, les détritus qui jonchent le sol.
Un arbre imposant est tombé, éventrant dans sa chute une partie du toit. Des branches pénètrent dans la pièce. Dehors, ses racines dénudées semblent implorer le ciel. L’endroit est lugubre, Aimée imagine les gémissements des malades, les hurlements des fous, mais tout est silencieux, incommodant.
Elle sort, et l’extérieur lui fait l’effet d’un four. Elle manque de s’évanouir. Alors elle s’assied dans les herbes folles, adossée au mur de l’hôpital, pose sa tête contre la brique et ferme les yeux. Elle finit par fouiller dans son sac et en sort ses cigarettes.
Arnaud la rejoint.
«– Ça ne va pas ?
– J’ai mal à la tête, je vais t’attendre ici.»
Il la regarde avec sollicitude. «Tu es sûre ?» Elle acquiesce en souriant.
«J’explore encore un peu. Laisse-moi dix minutes.»
En chemin, Arnaud lui a raconté sa nouvelle passion, sans préciser comment il s’y est initié. Il a passé ses derniers jours à explorer des bâtiments abandonnés. Usines, hôpitaux, cités-jardins: il visite tout. Ce monde-là disparaît sous nos yeux, lui a-t-il expliqué. En être le dernier témoin lui procure une émotion incroyable.
«Tu n’imagines pas ce que ça fait, de découvrir à quel point le temps avant l’oubli est compté. C’est… addictif».
Ils ont éclaté de rire. «Désolé, je trouve pas d’autre mot, pour décrire ça. C’est kiffant, c’est tout.»
Au départ de la gare du Nord, ils ont vu se succéder les immeubles haussmanniens, la petite ceinture, les tours, et puis progressivement le train a pris de la vitesse, et les jardins sont devenus des champs écrasés de soleil derrière lesquels l’horizon s’étendait à perte de vue. Ils sont descendus en rase campagne, et après une centaine de mètres le trottoir a laissé place à un talus herbeux derrière lequel se dressaient les épis du champ voisin. Ils ont marché longtemps, accompagnés par le bourdonnement des insectes, avant de voir
apparaître l’enceinte de l’hôpital.

Le bâtiment principal formait un arc de cercle au sein d’un parc redevenu sauvage. Une fontaine était enfouie sous les herbes hautes, et, tout au fond, à l’orée du bois, se dressait une chapelle en pierre blanche. L’endroit a dû être superbe. Maintenant, on ne remarque plus que les fenêtres aux montants arrachés, les portes béantes, l’abandon et le vide. Il n’y a pas encore de graffitis, l’hôpital est désaffecté depuis peu.
Avant d’entrer, ils ont lu l’avis de démolition et les travaux envisagés. L’ensemble va être transformé en résidence privée.
Maisonneuve, le plus grand asile psychiatrique du département, logera bientôt des familles heureuses. Arnaud la rejoint dehors et s’assied à côté d’elle.
«Je peux te prendre une cigarette ?»
Ils restent là, silencieux, les yeux mi-clos.
Il la regarde, incertain. Elle lui sourit, il se penche vers elle et l’embrasse. Ils s’enlacent, et Arnaud passe délicatement une main sous sa robe. Aimée se déshabille sans le quitter du regard, lui ôte son pull, son tee-shirt sale. Elle colle son corps contre le sien et se sent enfin complète : il lui a douloureusement manqué.
Plus tard ils fument une autre cigarette, allongés dans l’herbe. Elle se sent bien, la peur a presque disparu. Il ne reste que l’odeur grasse de la végétation et les pépiements des oiseaux.
Arnaud se redresse et sort de son sac une pièce de deux francs: «Regarde, c’est une pièce de 1989. Elle a notre âge. On explorait une école abandonnée l’autre jour, et je l’ai trouvée au fond d’un pupitre.»
Aimée le fixe sans comprendre.
« Je ne t’ai jamais raconté ? Ça me rappelle mon père, quand il rentrait de garde. Il allait directement se coucher, mais j’inventais toujours une excuse pour le réveiller. Un jour, il m’a dit de regarder dans les poches de son pantalon, que si j’y trouvais une pièce de deux francs elle serait à moi. C’est devenu une tradition, ensuite. Il faisait en sorte d’avoir toujours des pièces de deux francs. Et puis un jour j’ai tout pris, même les billets. Il a fait comme si de rien n’était. Mais bon, ça n’a plus été aussi drôle après.»
Il lui glisse la pièce dans la main: «Garde-la pour moi». Aimée finit par demander: «Pourquoi tu as choisi cet endroit ? C’est sinistre !»
Il rit en regardant le ciel.
«C’est vrai. Mais bon, un hôpital, la médecine, tout ça, je me suis dit que ça te plairait.»
Il reprend, sérieusement cette fois: «Ce qui me frappe, c’est à quel point l’endroit est sublime.
Tu imagines ce gâchis? En faire des appartements? Tu peux avoir passé ta vie à y souffrir, et à la fin il n’en reste rien. »
Il se tait, le regard dans le vague.
«J’aurais pu être hospitalisé ici, l’an dernier. Et on aurait tout rasé ? Tout oublié ? Le pire, c’est que ça me fait penser à mon père et son hôpital merdique, à Villedeuil. Seul comme un con à vouloir sauver le monde.»
Elle répond en riant à moitié : «Mais de quoi tu parles ?»
Elle n’a pas envie de discuter du père d’Arnaud.
Elle s’est bien gardée de le lui dire, mais elle admire Jean-Claude. Il a toujours été là quand il fallait récupérer son fils dans des endroits pas possibles, chez les flics ou dans le caniveau. C’est lui aussi qui s’est démené quand il a fallu lui trouver une place, pour le sevrage. Mais Arnaud n’a jamais rien voulu voir de tout cela. Il nourrit des rancœurs à son encontre, qu’il ne lui confie pas.
Aimée meurt de faim. Elle lui demande s’il a apporté à manger, mais non, son sac à dos est vide. Il a l’air épuisé, perdu dans ses pensées. Il écrase sa cigarette et essuie plusieurs fois ses mains sur son jean. Elle remarque de nouveau le tremblement de ses doigts.
Elle se lance, le cœur battant.
«Tu as recommencé, c’est ça ?» Il la regarde et hausse les épaules avec un petit sourire d’excuse.
«Il fallait bien que ça arrive un jour.»
Ils retournent vers la gare dans une chaleur accablante. L’orage est prévu pour la fin de journée, le ciel se couvre déjà. Ils n’ont pas vérifié les horaires, il y a plus d’une heure d’attente avant le prochain train. Les minutes passent lentement; elle lui prend la main, la serre trop fort dans la sienne en répétant Ça va aller, ça va aller.
Lorsqu’ils arrivent à la gare du Nord, il est dix-neuf heures. Ils ont passé le trajet collés l’un à l’autre, leurs mains entremêlées, elle, le nez enfoui au creux du cou d’Arnaud.
Il est d’accord pour rentrer rue des Boulangers, alors ils se dirigent vers le métro et elle lui tient la main pour franchir les tourniquets, puis dans les escaliers et sur le quai. La foule se presse à l’arrivée de la rame, et quand les portes s’ouvrent Aimée est bousculée à l’intérieur du wagon.
Quand la sonnerie retentit, Arnaud a disparu.

2013
Octobre
Le jour touchait à sa fin quand Jean-Claude Pouillat sortit de Cosmos d’un pas rapide, sans prêter attention à son environnement. Il prit une cigarette du paquet rangé dans la poche intérieure de son blouson, se figea un instant pour l’allumer et repartit. Depuis le temps qu’il travaillait ici, il ne remarquait plus les bâtiments. Parfois, quand arrivaient de nouveaux étudiants, il tentait d’observer d’un œil neuf son univers quotidien en se persuadant qu’on pouvait lui trouver du charme, mais ça devenait rare : il s’était lassé de
constater que les internes ne se fiaient qu’aux apparences.
On lui avait déjà soutenu que la laideur de l’endroit était rédhibitoire. D’ailleurs, une fois leur stage terminé, ceux-ci ne revenaient plus. Comment auraient-ils pu comprendre que, pour lui, Villedeuil incarnait la beauté torturée des
banlieues ouvrières ? Rien, ici, n’entrait dans les canons bourgeois, et c’était cela, précisément, qui l’émouvait. La partie la plus ancienne de l’hôpital était composée de six pavillons de brique ocre dont les noms rendaient hommage aux éminences médicales de l’époque. Ils avaient été construits au début du siècle, dispersés au sein d’une vaste étendue herbeuse parsemée de massifs arborés, reliés les uns aux autres par des chemins de gravier. Aujourd’hui, il
n’y avait plus qu’au printemps qu’un agent passait encore la tondeuse pour tenter de contenir la végétation qui envahissait tout. Pendant quelques heures alors, l’air était saturé de l’odeur champêtre du foin coupé. Le reste de l’année, la nature retournait à l’état sauvage, comme les vieux pavillons qui n’accueillaient maintenant plus que l’administratif et les archives.
À l’origine, un parterre fleuri s’étendait derrière la grille d’entrée, traversé par une allée de tilleuls qui reliait le portail à une fontaine autour de laquelle les six bâtiments se déployaient harmonieusement. La perspective était majestueuse, les clichés de l’époque en témoignaient. Mais dans les années soixante-dix, avec l’explosion démographique des banlieues, il avait fallu agrandir l’hôpital. Cinq tours étaient alors sorties de terre, parallélépipèdes dressés vers le ciel et recouverts de céramique blanche, à l’image des grands ensembles qui avaient poussé partout dans la ville.
Cosmos, dans laquelle il travaillait depuis trente ans, était l’une d’elles. Lors de la construction, aucun détail n’avait été négligé – rampes d’accès pour les ambulances, monte-malades, couloirs souterrains reliant les services: tout y était à la pointe du progrès. Le mur d’enceinte, en revanche, n’avait pas bougé, et il avait fallu sacrifier le parterre, l’allée et les tilleuls pour ériger les nouveaux bâtiments.
Au sein de cet ensemble disgracieux, la fontaine marquait désormais la frontière entre la brique et le carrelage, l’ancien et le neuf. Plus tard, le bassin avait été comblé, puis surmonté d’un arceau en béton sur lequel était gravé Centre hospitalier de Villedeuil, encadré par deux drapeaux français.
Les tours avaient prématurément vieilli. En réalité, rien n’avait été pensé pour durer. Les faux-plafonds fuyaient, les murs se fissuraient. Les carreaux de céramique se décollaient par dizaines. Les pigeons avaient colonisé les couloirs souterrains et lâchaient leurs fientes sur les malades en brancard. Des travaux étaient prévus depuis des années, et une troisième génération de bâtiments devait voir le jour, mais ce projet était sans cesse repoussé, faute de budget. C’était cela que découvraient les nouveaux internes en arrivant à Villedeuil, après leurs quinze minutes de marche depuis la gare : cinq tours recouvertes de filets antichute, enserrées dans le vieux mur d’enceinte. Et à qui s’aventurait entre celles-ci apparaissaient la fontaine condamnée, l’arche en béton et les vieux bâtiments. C’était laid, les internes n’avaient pas tout à fait tort, Jean-Claude en convenait. Mais lui n’arrivait pas à trouver cela repoussant. Il leur répondait toujours, à ces ingrats, que c’était ça, le baroque hospitalier, aujourd’hui.
Officiellement, Jean-Claude Pouillat avait terminé sa journée de travail. Il était dix-huit heures trente, le chirurgien de garde avait pris la relève. Il n’avait plus que ses comptes-rendus opératoires à dicter. Chaque jour c’était pareil : le poids de la journée s’effaçait d’un coup, il se sentait libre, et juste après, comme un réflexe, venait l’envie de boire.
Dépassant la fontaine, il prit l’allée goudronnée qui menait à l’entrée des urgences, au rez-de-chaussée de Neptune, puis franchit le portail. Sur l’avenue, la lueur chaude du Manhattane lui faisait face. Il pouvait voir Manuel, le patron, affairé derrière le bar. Il traversa.
En terrasse, toujours à la même table, se trouvaient les habitués. Œil flou, nez turgescent, voix traînante qui se perdait dans les méandres d’une argumentation dont l’objet était oublié en cours de route, ils tenaient leur rôle, soir après soir. Dès dix-sept heures, et plus tôt les jours d’ennui, ils s’asseyaient, serrés dans l’air froid et la fumée, enquillant les consommations jusqu’à ce que le bruit du rideau métallique les éparpille comme des moineaux. Pouillat les salua. Il avait toujours un petit sursaut de soulagement, en ouvrant la porte pour entrer: lui n’y était pas encore, au stade de la terrasse.
Il faisait bon, à l’intérieur. Manuel le héla, à peine la porte franchie : «Jean-Claude, salut! Ça y est, fini la journée ?»
Il sentait déjà la chaleur du lieu le détendre. Il sourit.
«– Oui, quasiment. Deux trois bricoles avant de rentrer.
Tu me sers une Stella ?
– Elle arrive !»
Manuel ne devançait pas sa commande, alors qu’elle ne variait jamais. Il lui laissait la possibilité du doute, et c’était suffisant. Dans la seconde, Jean-Claude vit le liquide doré couler sous la tireuse. Il s’installa au bar, but deux grandes gorgées, et le verre fut déjà presque vide. Il le posa pour se retourner face à la salle, les coudes sur le comptoir. Il n’y avait pas grand monde, ce soir. C’était bien. Il était tranquille.
Le Manhattane était le seul café à proximité de l’hôpital.
Sinon, il fallait pousser jusqu’à la gare pour espérer autre chose que des points chauds et des kebabs. Et encore, les deux bars-tabacs qui s’y trouvaient le faisaient fuir, avec leur salle vide et sombre, à l’exception des écrans géants qui surmontaient la caisse et devant lesquels se massait toujours la même foule de joueurs fébriles et désespérés.
Manuel, lui, s’était contenté de garder une activité traditionnelle. En dehors du nom, rien n’avait changé depuis les années cinquante. Dès sept heures, il servait cafés et petits blancs. À midi il proposait un plat unique ; les vendredis, c’était couscous. Ça marchait bien, la clientèle s’étendait des pavillons de l’avenue Allende aux tours de la ZUP un peu plus loin. Et puis il y avait l’hôpital, évidemment: chez lui, on attendait les malades, on fêtait les fins de stage, on soignait les matins difficiles. On y perdait aussi le temps
qu’on ne voulait plus passer chez soi.
De là où il était, Jean-Claude pouvait voir, se découpant dans la nuit à travers les vitres du café, les contours de l’hôpital, Neptune et Météore au premier plan. L’obscurité envahissait à présent le haut des tours, masquant leur silhouette. Par les fenêtres illuminées, on devinait l’activité du soir dans les services. C’était l’heure du dîner, et les portes des chambres s’ouvraient l’une après l’autre, laissant entrer les chariots des plateaux-repas qui refroidissaient déjà en dégageant cette odeur écœurante qu’il aurait reconnue entre mille. D’où il se trouvait, tout semblait familier, confortable.
Il était à sa place à Villedeuil: depuis le temps qu’il y passait ses jours et ses nuits, il appartenait à cette ville. Il tentait de faire le compte, parfois, de ceux qu’il avait opérés, mais c’était simple : tous, ici, le connaissaient.
Manuel, voyant son verre vide, l’avait rempli sans mot dire. Quand Jean-Claude se retourna pour le remercier, il leva son eau, et ils trinquèrent au week-end qui s’annonçait. Manuel ne faisait pas exception à la règle : à lui aussi Jean-Claude Pouillat avait recousu les entrailles.
Il tendit le bras vers Neptune, en se penchant pour murmurer:
«Il paraît qu’il y a encore eu du bordel, cette nuit, aux urgences ? Le vigile s’est fait agresser, c’est ça ? J’ai entendu que la police avait embarqué des jeunes au poste ? Les gens sont fous.»
Pouillat haussa les épaules.
«M’en parle pas. Le problème c’est le sous-effectif. Même en chirurgie, ça devient compliqué. Le poste d’interne n’a encore pas été pris, pour le prochain semestre. À partir de novembre je n’ai personne. Heureusement que la semaine est terminée !»
Il rit, comme pour démentir ses paroles. Il sentait de nouveau la tension dans sa nuque. Tant pis pour les comptes-rendus, il les ferait dimanche avant sa garde, il n’aurait qu’à venir un peu plus tôt. Retourner à l’hôpital maintenant lui semblait insurmontable. Il voulait juste rentrer chez lui. Il remit son blouson en cuir et fit mine, comme à chaque fois, de sortir son portefeuille.
«– Allez, je file, dis-moi combien je te dois.
– Laisse, je le mets sur ta note ! Passe un bon week-end, Jean-Claude !»
Manuel lui fit un clin d’œil tout en continuant d’essuyer les verres. Jamais il ne l’aurait laissé payer ses consommations.
Jean-Claude sortit du bar à grandes enjambées. Sa haute taille, sa silhouette mince et sa démarche souple le rendaient reconnaissable de loin. L’air froid déclencha la toux sèche qui ne le quittait plus depuis quelques mois.
Il s’arrêta, hors d’haleine, puis reprit sa descente, plus lentement cette fois-ci, vers le RER. En dix minutes il arriva sur l’esplanade noire de monde, remplie de travailleurs fatigués qui sortaient du train. Depuis la baisse des températures, les abords de la gare étaient éclairés par des braseros autour desquels la foule se pressait pour acheter des épis de maïs à un euro. Les vendeurs à la sauvette le frôlaient discrètement en susurrant Marlboro, Marlboro, l’œil aux aguets: une descente n’était jamais loin.
Avant de passer les tourniquets, il regarda les écrans d’affichage. Le train arrivait. Il serait à Paris dans sept minutes, il avait déjà changé de monde. Même si personne ne l’attendait, il rentrait chez lui, et il fallait s’en réjouir.
*
Cela faisait presque deux mois que Nathalie et Vincent étaient partis. Il aurait dû commencer à s’habituer à ces samedis sans fin. La première fois, le matin, il avait pris machinalement le chariot de courses près de la porte d’entrée et acheté fruits et légumes au marché, puis un poulet chez le boucher. Ce n’est qu’en rangeant ses achats, une fois chez lui, qu’il avait pris conscience de sa bêtise : il était seul désormais, à tous les repas. Les légumes avaient lentement pourri au fond du frigo, il n’était plus retourné
au marché. Maintenant il passait au Super U le soir, de temps en temps, quand il n’y avait vraiment plus rien à manger à la maison.
Il ne savait jamais quoi faire de cette journée d’oisiveté. Le plus souvent il restait chez lui, désœuvré. Vers onze heures, il téléphonait à sa mère. Ces appels le laissaient morose, entre pitié et nostalgie. Tout au long de leurs menus échanges entrecoupés de silences, il l’imaginait, assise à la cuisine devant la table en formica. Rien n’avait bougé depuis son enfance dans l’appartement étriqué face à la voie ferrée.
À peine avait-elle décroché qu’elle lui disait d’attendre, et posait le combiné pour se servir un café. Elle le sirotait ensuite tranquillement, entre deux hochements de tête, en l’écoutant raconter sa semaine. À intervalles réguliers lui parvenait le bruit assourdi d’un train qui passait, et ce son qui avait bercé sa jeunesse le rassurait.
Après avoir raccroché, il commençait à boire, chaque semaine un peu plus tôt, laissant errer ses pensées en observant le boulevard depuis la fenêtre du salon. Au début, il avait continué à fumer dehors, les bras appuyés sur la rambarde, comme si Nathalie avait encore son mot à dire. Et puis peu à peu, il avait repris possession des lieux. Maintenant, même dans la chambre il y avait un cendrier.
L’appartement était silencieux, et Jean-Claude pouvait entendre le chuintement des pneus sur le goudron humide, trois étages plus bas. Il observait les passants qui se pressaient sur le trottoir brillant de pluie. Sous les parapluies, il les devinait, bras chargés, ramenant leur butin du samedi. L’air était saturé d’humidité froide, et il n’avait aucune envie de sortir ce soir.
Pour tout dire, l’invitation l’avait surpris. Il n’avait pas revu Évelyne depuis la disparition d’Arnaud, et sa dernière soirée avec Gilles remontait à l’hiver précédent, quand ils avaient dîné au White Horse, face à la faculté de médecine.
Année après année, ils y retournaient, par manque d’imagination plus que par véritable envie, pour passer quelques heures ensemble. Ce soir-là, malgré les efforts de Gilles, ils n’avaient échangé que des banalités. Jean-Claude n’était alors qu’une boule de chagrin, il n’avait plus de place pour les vieilles amitiés. Leurs vies divergeaient depuis si longtemps que chacune était devenue le négatif de l’autre, comme une réponse aux doutes qui surgissaient parfois, la nuit.
Ils s’étaient quittés incertains, et Jean-Claude avait pensé qu’il n’y aurait plus d’autre fois. Mais Gilles était un garçon fidèle, qui finissait toujours par prendre de ses nouvelles, et la semaine précédente lui et son épouse l’avaient invité à dîner chez eux. En fin d’après-midi il se décida à prendre une douche. Il avait sorti une chemise blanche de son placard. Elle était propre et pas trop froissée ; avec un jean ce serait parfait.
Quand il avait trente ans, il lui suffisait d’arriver habillé ainsi n’importe où pour que les filles se mettent à lui tourner autour. Et si d’aventure il précisait qu’il était chirurgien, la soirée pouvait virer à l’émeute. »

Extraits
« Les arrivées aux urgences ne s’arrêtaient jamais. La salle d’attente était saturée en permanence. Elle l’apprendrait au fil des mois, il n’y avait guère qu’aux petites heures que les sièges étaient vides. Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente, en passant d’une otite à un diagnostic de tumeur cérébrale, d’une dépression à un paludisme. Les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier. La difficulté, ensuite, résidait dans la gestion des patients déjà examinés. La plupart restaient sur un brancard à attendre pendant des heures les radios, les prises de sang, les résultats, et enfin, pour les plus chanceux, le diagnostic. Venait alors, quand il fallait les hospitaliser, la recherche d’un lit disponible. » p. 82

« C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça. » p. 173

À propos de l’autrice
VESIN_Claire_©Pascal_ItoClaire Vesin © Photo Pascal Ito

Claire Vesin est née en 1977 à Champigny-sur-Marne. Après une adolescence aux États Unis et des études de médecine à Paris, elle décide d’exercer en banlieue parisienne, où elle vit aujourd’hui. Blanches est son premier roman. (Source: La Manufacture de livres)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Blanches #ClaireVesin #lamanufacturedelivres #hcdahlem #premierroman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #roman #sante #hopital #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #primoroman #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

La Colère et l’Envie

RENARD_la_colere_et_lenvie RL_automne_2023  Logo_premier_roman

Lauréate du Prix Méduse 2023

Lauréate du Prix de la Vocation 2023

En deux mots
Isor est une enfant particulière que ses parents, Maude et Camillio, essaient d’aider de leur mieux. Mais pas plus que les médecins, ils ne parviennent à la sortir de son monde. C’est aux côtés de Lucien, un vieil homme, qu’elle trouvera l’envie et la force de s’émanciper.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La jeune fille différente et le vieil homme

Dans un premier roman admirable de maîtrise, Alice Renard raconte comment une jeune fille va parvenir à surmonter ses handicaps au contact d’un vieil homme. Une émancipation bouleversante qui est aussi une ode à la différence.

Isor n’est pas une enfant comme les autres. Disant cela, ses père et mère ont bien conscience que leur explication est trop courte pour parler de leur progéniture. Prenant tour à tour la parole, ils vont nous raconter ses treize premières années. Au début, ils ont pensé que leur fille ne les entendait pas, mais les médecins les ont rassurés sur ce point, son ouïe était parfaite.
Alors, il a fallu faire le tour des spécialistes. Tous ont failli ou n’ont pu déceler précisément ce qui n’allait pas. Des batteries de test n’ont pas permis de poser un vrai diagnostic. «Les semaines s’écoulaient. Les tests sérologiques, psychologiques, les traitements médicamenteux, les rendez-vous chez les analystes, les orthophonistes, tout demeurait infructueux.»
Alors les parents ont fait avec, ont appris à vivre aux côtés d’une fille qui a toujours refusé d’apprendre. «Elle n’a pas voulu apprendre à parler. (…) Elle a refusé d’apprendre à manger autrement qu’avec les mains, elle a refusé d’apprendre le dessin, la musique, l’équitation ou quoi que ce soit d’autre. Jamais nous n’avons songé pouvoir l’envoyer à l’école.»
Au fil des ans, elle a grandi à leurs côtés avec sa différence. Aujourd’hui, elle a treize ans. «Elle ne sait pas que la Terre est ronde, elle ne sait pas ce qu’est un adjectif, elle ne sait pas comment on compte les heures, elle ne sait pas ce que c’est qu’un père ni que la génétique, normalement, nous rassemble.»
Difficile de dire comment elle perçoit le monde. Et malgré leur amour inconditionnel pour leur fille, Maude et Camillio se sentent désemparés.
Tout va pourtant changer le jour où une panne de chauffage les contraint à confier Isor pour quelques heures à leur voisin Lucien.
À 76 ans, il n’attend plus rien de la vie et ne sait pas trop comment prendre cette petite fille. Alors, il ne dit rien. Un silence qui laisse la magie opérer, celle du regard, celle d’un geste, d’une caresse. Puis on jour la musique devient l’enveloppe de leur amour. Alors, ils deviennent inséparables.
Cette seconde partie, douloureuse pour les parents qui se sentent à la fois exclus et coupables, est forte en émotions, lumineuse et sensible.
Alice Renard fait preuve d’une grande maturité. Un tour de force impressionnant à 21 ans, notamment par le dispositif narratif puisqu’elle choisit de faire parler alternativement le père et la mère, puis le vieil homme. Trois voix qui entourent Isor, qui comme dans un film de Lelouch donnent l’impression que la caméra virevolte autour d’elle pour tenter d’en cerner tous les aspects.

La Colère et l’envie
Alice Renard
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
160 p., 18 €
EAN 9782350878966
Paru le 24/08/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
S’affranchir, partir et vivre.
Isor n’est pas une enfant comme les autres. Idiote. Attardée. Différente. Spéciale. Ils sont nombreux à avoir donné leur avis. Mais leur aide, Isor et ses parents peuvent toujours l’attendre. Une vie en huis-clos se construit autour de cette petite fille entière, sans filtre, mutique, refusant toutes les normes. Puis Isor rencontre Lucien, un voisin septuagénaire. Entre ces âmes farouches, le coup de foudre est immédiat, ils se réinventent une vie à deux. Alors qu’Isor a seize ans, Lucien a un grave accident. L’adolescente fugue aussitôt en Sicile accomplir une mission pour son ami mourant. En chemin, elle rencontre enfin un monde assez vaste pour elle.
La Colère et l’Envie est le portrait d’une enfant qui n’entre pas dans les cases. De son entourage démuni. C’est aussi et surtout une histoire profondément humaine d’amour, de partage et de réconciliation. Alice Renard, prodige de vingt et un ans, impose une voix d’une incroyable maturité ; sa plume maitrisée, sculpte le silence et crée un lien alchimique entre elle et son lecteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Wukali (Émile Cougut)
France Inter (Nouvelles têtes)
Brut media
20 minutes
Page des libraires (Marguerite Martin, Librairie Terre des livres à Lyon)
Nice-Matin (Jimmy Boursicot)
Blog Domi C Lire
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)


Alice Renard présente «La Colère et l’envie» à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
Partie I
mère
Mon poussin, ma toute petite, moi qui t’ai formée au rythme des secrets de mon ventre, je t’ai vue finalement grandir. En dépit de tout. De toutes ces choses incompréhensibles et qui t’étaient contraires.

père
Je n’étais pas fait pour être le père d’une telle enfant. Aujourd’hui, bientôt, d’ici peu, ce ne sera plus tout à fait une enfant. Elle a grandi. Mais moi je ne serai toujours pas fait pour être son père.

mère
Je pétris la pâte à gâteau, et je pense à toi. Tes visages butés et candides, à tous tes âges, se superposent et m’absorbent. Je suis heureuse. Je sais que tu es là, en ce moment, à quelques mètres derrière mon dos, sur le canapé vert du salon, à regarder la lumière, les paupières mi-closes. Et cette image est comme la photo de couverture de tous mes souvenirs, que je feuillette à présent.

père
Elle a toujours été frappée d’une forme de débilité, sur laquelle jamais personne n’osa réellement poser de nom.
Comprendra-t-elle seulement que nous nous réjouissons aujourd’hui, pour son anniversaire ? Nous qui l’avons portée à bout de sacrifices…

mère
Moi, ta mère, je le sais : quand tes yeux transpercent, quand ton regard nous file entre les doigts, c’est que tu comprends des choses que nous ne comprendrons jamais.

père
La comprendras-tu seulement, notre joie simple de ce jour ? Dis, sauras-tu seulement la partager ?
Presque toutes les nuits, je rêve que Maude est de nouveau enceinte. Et je me réveille en sueur. Parce qu’au moment où je vais poser la main sur son ventre, c’est encore et toujours tes yeux, Isor, que je crois apercevoir à travers la paroi de sa peau. Tes yeux, Isor, qui ont certes la couleur des miens, mais qui n’ont pas leur regard. Non, ce regard, assurément, n’est pas à moi. Où suis-je passé en toi ? Où ?

mère
Dans tes tresses, au soir des jours de printemps, on retrouve toujours des choses inattendues. Quand tu as passé de longues heures dehors, et que tu reviens, que tu t’assois sur le petit tabouret de notre chambre pour que je te brosse, quand mes doigts défont les tresses faites par eux le matin, il y a toujours, entre les mèches, de petits trésors. Du pollen, des pétales de pissenlit, des bouts d’écorce, des brins d’herbe, et même quelquefois un petit perce-oreille.
Dis-moi, ma petite fille, comment fais-tu pour récolter tout cela ? Pourquoi ces choses s’attachent-elles ainsi à toi, quand tu vagabondes ? C’est au cœur même des boucles qu’on les retrouve, enfoncées entre tes cheveux noirs. Au début, j’avais peur. Maintenant j’en rigole, et je te montre ces trouvailles pour que tu répondes à mes rires. Toi, toujours, tu me rends un sourire, comme si tout cela était naturel, et parfois même tu rougis, comme si, par là, tu voulais me donner à voir un bout de ton intimité, pourtant si difficile à atteindre.

père
Ses larmes surtout me font peur et me sont étrangères. Impossible de se reconnaître, ni pour moi ni pour personne, dans ces larmes-là. Quelquefois, on croirait des larmes acides, ou la résine d’un feu. Elles coulent sur son visage avec une telle souffrance, et pour des causes tellement inexpliquées ou absurdes, que toute consolation paraît d’avance inutile. On ne peut parler de caprice. On a presque envie de parler de deuil.
C’est dans les larmes que l’on pressent la douleur qui doit être la sienne. Une douleur indescriptible, au-delà de tout. Pas au-delà en intensité, non. Simplement, elle prend place hors de là où gisent les douleurs ordinaires. Celle-ci se situe plus loin, plus profond, sur une autre couche, proprement indéracinable. À côté de toute vraisemblance. Vissée à son être par des vis de fer.

mère
Dès qu’elle s’aperçoit qu’elle a laissé voir sa plaie, elle se rétracte, avec une pudeur farouche, et, par un miracle de sa constitution, aussitôt elle devient joyeuse, d’une joie sincère et éclatante. Une joie qui débute par une sorte d’excuse de s’être laissé voir, et qui finit en une réelle hilarité d’enfant.

père
Ou bien, tout à l’inverse, elle pleure à torrent, toujours sans qu’il n’y ait rien à faire pour la calmer. En réalité, dans ces moments-là, elle semble presque soulagée – elle semble profiter à fond de cette métamorphose de la douleur en tristesse, et, dans la peine comme dans la joie, elle se livre entièrement à son émotion, jusqu’à en être tout à fait vidée.

mère
Parfois, elle ne le sait pas, mais je la regarde danser. Elle danse seule, et sans musique. Elle se lève et elle pousse tout le bric-à-brac du grand tapis de sa chambre. Elle tasse tous ses trésors dans les coins, avec ce qu’on pourrait prendre pour de la négligence, mais qui n’en est pas. Et puis ses petits pieds se mettent à marteler le sol avec une grâce inexpliquée. C’est là que je m’approche pour regarder.

père
D’ordinaire, Isor, à ses treize ans encore, a des gestes qu’on dirait gauches, ou mal assurés. Elle n’a pas de méthode pour saisir les objets – cuillère, savon, stylo, écharpe – et elle fait tout à sa manière, renouvelant chaque fois selon son désir un stock de mouvements inépuisables. Normalement, ce genre de geste est univoque, appris par cœur sur les autres. Mais pour cela – comme pour le reste – Isor n’apprend pas. Elle reste, elle veut rester fermement dans son idée propre du mouvement, un mouvement sans morale et sans passé, qui se moque éperdument des millénaires de civilisation qui l’ont précédée. Elle n’adopte ni les gestes de son âge, ni les gestes de son sexe, se fichant bien de ce qui est convenable comme de ce qui est utile.

mère
Lorsqu’elle danse, un rythme entre en elle, qui ne la quitte plus. Chaque mouvement est à sa juste place, dans une harmonie subjuguante. Ce n’est ni une valse, ni un tango, ni du jazz, ni un fox-trot. C’est tout son corps qui devient la musique qu’elle a dans la tête. Et quelle musique ce doit être… Presque inaudible. C’est comme tous les rythmes africains à la fois, battus sur tous les tambours du monde, qui la déchirent en tous sens selon une arithmétique indéniable, mais terrible. Chaque membre vibre, avec tantôt une énergie distincte, tantôt un même élan. C’est comme les huit bras des pieuvres : chacun son cerveau mais coordonnés certaines fois par la tête, quand une même nécessité les rassemble. Tout peut changer d’une seconde à l’autre, et deux minutes consécutives ne se ressemblent jamais. Mais, à force de la regarder faire, j’ai fini par percevoir que chaque danse tend irrésistiblement vers un bercement. Aucune ne dure plus d’une heure. Et déjà, toujours, à mi-chemin, quelque chose commence à poindre. C’est une couleur qui monte à l’horizon, qui enfle avec douceur. Les gestes deviennent fluides, comme récités : la danse est alors pratiquement une prière, qu’elle aurait eu en elle depuis longtemps, qu’elle aurait eu le temps de méditer, de mâcher, et qui finit par sortir. Le tout se termine en une régularité lancinante et majestueuse, comme si elle avait dansé sur de la musique classique. Puis son petit corps s’arrête de bouger et s’allonge sur le tapis, immobile, le sourire aux lèvres.

père
Isor a toujours refusé d’apprendre. D’aussi loin que nous en avons le souvenir. Elle n’a pas voulu apprendre à parler. Elle n’a pas voulu apprendre nos noms. Jamais, nous souriant depuis son berceau comme les autres enfants, elle ne s’est écriée tout en joie « Papa ! » ou « Maman ! ». Jamais un mot, aussi petit soit-il, qui ait du sens, ou qui nous soit adressé. Elle a refusé d’apprendre à manger autrement qu’avec les mains, elle a refusé d’apprendre le dessin, la musique, l’équitation ou quoi que ce soit d’autre. Jamais nous n’avons songé pouvoir l’envoyer à l’école (et les médecins étaient bien forcés d’être du même avis). Quand, à ses quatre ans, nous avons entrepris de lui donner quelques leçons à la maison, sitôt qu’on lui a mis un cahier sur la table basse et un stylo dans la main, faisant le geste à côté d’elle de tracer son prénom, soit elle éclatait de rire (un rire souverain semblant nous dire « Tout ceci est parfaitement ridicule »), soit elle entrait dans une colère noire comme l’orage qui mettait des heures à retomber, soit encore elle se levait et partait comme si rien n’était arrivé ou qu’elle n’avait pas même compris ce que nous attendions d’elle.
Alors, à son âge, à ses treize ans, que sait-elle ? Rien qui vaille. Elle ne sait pas que la Terre est ronde, elle ne sait pas ce qu’est un adjectif, elle ne sait pas comment on compte les heures, elle ne sait pas ce que c’est qu’un père ni que la génétique, normalement, nous rassemble.
Souvent j’y pense, et je me demande comment elle fait pour vivre sans rien. Dans un monde qui doit lui sembler tellement aléatoire ou absurde. Moi, j’étais persuadé que c’était cela qui la mettait en colère, de ne rien comprendre… Mais elle ne fait aucun effort pour saisir quoi que ce soit.

mère
Camillio pense qu’Isor est idiote. Les médecins en leur temps ont pensé qu’elle était infirme. Moi, je pense qu’elle comprend l’essentiel, et l’essentiel seulement, et qu’elle ne veut pas, surtout pas s’embarrasser du reste. Je sais qu’elle affronte quelque chose, d’extrêmement fort, que nous, nous ne voyons pas. Cela, cet invisible, cet irrationnel, elle le regarde droit dans les yeux, avec ses iris bleus comme la joie. Je suis persuadée que c’est cela qui l’épuise, que c’est à cela précisément qu’elle dépense toute son énergie, au point de n’en vouloir perdre un gramme pour autre chose.
De toute façon, nous en sommes tous réduits aux hypothèses – c’est cela qu’Isor suscite en nous, des hypothèses –, et voilà donc la mienne. Et à Camillio qui me demande sans cesse en quoi elle peut bien être sa fille, je réponds : « Elle a ton courage. Elle a ton intransigeance. »

père
Quand, chaque matin, pour mon travail, je me suspends dans le vide, glissant le long des tours de verre, je réalise le même acte de courage. Je me suspends dans le rien, avec mon seul reflet en vis-à-vis, mon corps harnaché au milieu du ciel, et je me dis que, si je sais faire cela, alors je serai peut-être capable d’affronter ma fille.

mère
Je sais qu’Isor se souvient, je sais qu’elle avance quelque part. Dans son désordre, dans sa colère, dans sa panique même, elle avance. Je le sais.

père
Ce jour-là, elle ne devait pas avoir cinq ans. Je l’avais emmenée au parc. À mon étonnement, tout se passait normalement, sans trop de heurts – j’avais même commencé à discuter avec d’autres parents. Et puis, à l’autre bout du terrain de jeu, une mère s’est mise à crier : à l’extrémité du bac à sable, deux petits corps étaient emmêlés avec une violence incroyable, comme enroulés l’un sur l’autre à la manière de serpents, sans que l’on eût pu distinguer qui était qui, de mon enfant et du sien. La masse était en mouvement, en fusion, en enroulements saccadés et atroces. Nous étions pétrifiés. Combien de temps cela a-t-il duré ? Des deux petits êtres intriqués-là s’échappaient de faibles cris d’effort. Aucun cri de douleur. C’est quand enfin ils se sont séparés que nous nous sommes jetés sur eux, en pleurs, trop tard. Eux, son fils, ma fille, ne pleuraient pas. Ils étaient méconnaissables de blessures et de poussière. Dans la lutte, Isor avait communiqué à l’autre son regard de braise et de fierté. Ils se regardaient tandis que nous pleurions. Pour nous, nous tous dans ce parc (même ceux qui n’avaient rien vu), le temps s’étirait comme un coup de poing et rien ne bougeait que nos larmes. Les enfants avaient chacun sur le cou les marques des mains de l’autre. Avaient-ils voulu se tuer ? S’ils étaient morts, nous le savions, ils se seraient tués en même temps, à l’exacte même seconde. Mais avait-ce été une scène de mort ou une scène d’amour ? Les images s’étaient plantées dans nos yeux, de ce nid de vipères, de ce nid de bras tendres et roses. Avant la lutte, nous n’avions entendu aucune provocation, aucune insulte. C’était à croire qu’ils s’étaient jetés l’un sur l’autre dans une silencieuse concertation, comme un numéro su depuis toujours. Était-ce Isor qui l’avait hypnotisé comme elle nous médusait tous à présent ? Ou avaient-ils chacun reconnu en l’autre la même folie, cette envie de voir ce que cela faisait de vomir la violence, de la partager comme quelque chose d’intime que l’on offre en cadeau ? Leurs deux visages méconnaissables semblaient répéter « L’émotion est une violence. L’émotion est une violence. » L’autre mère, finalement, a attrapé son enfant par le bras. Le présent a repris. Nous n’avons plus jamais emmené Isor dans ce parc.

mère
L’idée des tresses, c’était la mienne. Les cheveux longs lui vont si bien. Elle les a épais et bouclés comme moi. À son âge, ma mère me faisait des tresses aussi. Elle les serrait fort, avec de petits gestes brusques que je n’aimais pas. Moi, les cheveux d’Isor, je les coiffe comme une caresse. C’était d’abord pour ne pas qu’elle se les abîme, quand elle va dehors, qu’elle éclate en colère ou simplement qu’elle s’agite. Je m’étais dit que comme ça elle ne pourrait pas se faire mal (se les coincer quelque part, ou même qu’ils prennent feu, parce que Dieu sait ce dont elle est capable !). Et puis, cela lui a tout de suite plu. Sous ses tresses, si l’on n’y prend pas garde, elle aurait l’air d’une enfant sage, et non plus d’une petite sauvageonne. Une après-midi de printemps, nous étions allées faire des courses ensemble. (Il faisait très chaud, les magasins avaient la clim.) Dans l’un d’eux, elle s’était d’emblée dirigée vers un rouleau de ruban en velours bleu foncé, quelques teintes plus sombres que ses yeux. Amusée, je l’avais acheté en entier, ne sachant pas encore ce que nous en ferions. De retour à la maison, Isor avait plongé sa petite main pataude dans mon sac pour en extraire le rouleau et le déballer. Elle a joué avec dans ses cheveux. Depuis, chaque matin, nous avons pris l’habitude de nouer ses tresses par un bout de ce cyan sombre.

père
À bien la regarder, à vivre avec elle tous les jours, on peut finir par lui trouver des allures de prêtresse. Certaines journées, chacune de ses attitudes, de ses poses, paraît régie par une logique inconnue de nous, comme un grand rituel. À la manière des animaux qu’elle regarde si souvent dans ses reportages : dans leur apparente liberté, ils savent ce qu’ils ont à faire.
Il arrive que pendant plusieurs heures j’aie l’impression qu’elle est en train de prier. Mais quelle divinité ? Si c’est bien le cas, ce ne peut être qu’un dieu des temps très anciens, maya, celtique ou égyptien, ou bien plus vieux encore, de ces dieux à statuettes d’ivoire que l’on retrouve enterrées six pieds sous terre – lorsque les divinités de la vie et de la mort se confondaient, que de grandes pierres aux gueules effrayantes servaient aussi bien à convoquer les morts qu’à secourir les vivants, et que le sang qui coulait n’était pas tant le signe d’une blessure que celui de la jeunesse vigoureuse.

mère
Isor peut être très différente d’un jour à l’autre, mais elle reste toujours elle-même, sincère, incapable de tricher. Elle ne peut pas se contenir à une seule personne, à une seule apparence. Elle est plusieurs, elle est trop vaste. C’est sa manière à elle de saisir le monde du mieux qu’elle peut.

père
Quand la mère de Maude est morte il y a quinze ans, nous avons reçu un héritage qui nous a permis d’acheter cette maison rue de Pommard. Au cours du déménagement, nous avons trouvé quelques vieux meubles et objets que l’ancienne propriétaire, une octogénaire sans famille, avait laissés là. Des rangements de salle de bains recouverts de toile cirée, des plafonniers à fleurs, un micro-onde, mais aussi une large télévision, deux immenses antennes TNT pour les chaînes d’Asie et d’Afrique centrale, un lecteur VHS et une bonne vingtaine de cassettes vidéo. Nous avons tout bazardé sauf cela. À vrai dire, ni Maude ni moi n’avons jamais regardé la télévision chinoise ni sénégalaise, mais cela nous amusait.
Quand Isor est née, Maude n’a pas réussi à obtenir tout de suite des horaires aménagés à la caserne, et c’est moi qui gardais souvent la petite l’après-midi. Jusqu’à ses deux ans à peu près, Isor ne présentait rien de particulier, sinon qu’elle s’agitait beaucoup parce qu’elle avait continûment faim, pensions-nous. J’étais assez fatigué entre mon propre travail, à nettoyer au-dessus du vide les vitres des tours du XIIIe, et la garde de l’enfant. Une après-midi où Isor avait été vraiment terrible, je suis tombé de fatigue sur le canapé, avec elle dans les bras. Lorsque je me suis réveillé deux heures plus tard, des Japonais jouaient au hockey sous les vociférations de deux présentateurs hystériques et les acclamations des spectateurs. Isor se tenait assise sur mes genoux, dans une concentration manifeste, dressant son petit corps pour mieux voir, avec une sorte de ferveur. Comment avait-elle réussi à programmer la télé toute seule ? Mais ce n’était pas même cela qui m’étonnait. Ce qui me choquait plus qu’autre chose, c’était que je n’avais jamais vu Isor aussi calme. Pour la première fois, je la voyais maintenir une posture plus de quelques minutes, et focaliser son attention sur un objet unique.

mère
Le tout premier examen que nous avons fait passer à Isor, c’était à ses dix mois environ. Comme elle ne semblait pas réagir à nos voix, nous avions pensé qu’elle était peut-être sourde. Résultat : une ouïe parfaite. Alors, pour quelques mois, nous avons cessé de nous inquiéter, pensant qu’elle suivrait bien son propre rythme.

père
L’épisode de la télévision japonaise est, je crois, mon premier souvenir de sidération. Sur l’écran, les joueurs s’agitaient frénétiquement, noyés sous la coulée verbeuse de la voix off, dans cette langue qui, pour une oreille française, semble constituée uniquement de voyelles. Et pourtant, cette langue qu’elle ne pouvait pas comprendre était la première qu’Isor écoutait vraiment.

mère
Dès mon retour de la caserne, Camillio m’a attirée dans la cuisine. De là, il m’a pointé du doigt la télévision allumée. Je n’ai pas compris tout de suite.

Extraits
« Les semaines s’écoulaient. Les tests sérologiques, psychologiques, les traitements médicamenteux, les rendez-vous chez les analystes, les orthophonistes, tout demeurait infructueux. Alors, avec le temps (quand était-ce? aux quatre ans d’Isor? à ses cinq ans?), l’intérêt qu’on portait à notre dossier se transforma en une sorte de lassitude. Le «cas Isor» ne fascinait plus, et les médecins, mis nez-à-nez avec leur incapacité, écourtaient de plus en plus les visites. Il n’y avait plus rien à dire, sinon qu’Isor était étrange. Un adjectif, comme un naufrage. » p. 36

« Parmi les hommes, je n’ai pas reçu la palme de la virilité. Il faudrait véritablement être à court d’adjectifs pour me décrire comme offensif ou protecteur : je n’ai jamais attaqué ou défendu quiconque de mon existence. »

« Pourquoi tout devient-il ridicule à nos âges, vicieux, interdit ? Ce qui est beau devient sale. Même l’or est maculé de boue. Si 80 ans est un âge naturel dans l’existence, pourquoi rien ne lui est-il adapté? »

« Isor a tracé ce cercle autour de nous (involontairement ?). À l’intérieur, elle a tressé ce qui était naturel avec ce que ce qui était inouï, ce qu’il fallait faire avec ce qu’il ne fallait pas faire, elle a bouleversé la norme et l’évidence en les faisant glisser vers son invraisemblance et son improbable à elle. Elle a commencé à nous faire vivre là-dedans en nous faisant digérer ses évidences. En nous soustrayant du réel. »

« Presque toutes les nuits, je rêve que Maude est de nouveau enceinte. Et je me réveille en sueur. Parce qu’au moment où je vais poser la main sur son ventre, c’est encore et toujours tes yeux, Isor, que je crois apercevoir à travers la paroi de sa peau. Tes yeux, Isor, qui ont certes la couleur des miens, mais qui n’ont pas leur regard. Non, ce regard, assurément, n’est pas à moi. Où suis-je passé en toi? Où? »

« Chers toi et toi,
Une semaine comme une mélodie, et ça vibre uniquement de notes de justesse et de justice.
Quand je viens l’autre jour, Ani laisse les chèvres et me monte en haut de sa petite colline – monte lentement, précieucautionneux, pas à pas – impression qu’on a tout le temps du monde mais que ce qui se passe ça compte comme mille. M’assoit au sol et me regarde et nous taisons.
Elle m’est grande, elle m’est forte, elle me dit Ça fait des années maintenant que je décide de rien attendre, simplement prendre à bras-le-corps ce qui m’advient – me laisser chambouler si c’est ça que ça demande. Ce que tu apportes, c’est un des plus grands BOUM de ma vie. Je veux que je nous donne le temps. Je veux que cet événement-là nous dure. S’étire. Te le demande – si tu veux bien – que tout du long de la semaine tu rerécites ce que tu viens de dire (l’ambassadrice, le pardon, l’étreinte manquée, la connivence), que tu le rejoues chaque jour pour l’aube. Cette détonation grande que tu exploses dans ma vie – la joie sans-modèle-sans-mesure – je veux l’entendre sept fois encore. C’est comme ça que je veux j’aimerais nous donner le temps de comprendre ce qui nous arrive là et ce qu’il va nous arriver ensuite. Laisser la place à ce que tu me portes. Si si très précieux – tellement que je veux le manger et le digérer encore.
Voilà ! J’envoie des bisous et des mélodies très belles à vous-chacun que j’aime, I. » p. 128

« Mon poussin, ma toute petite, moi qui t’ai formée au rythme des secrets de mon ventre, je t’ai vue finalement grandir. En dépit de tout. De toutes ces choses incompréhensibles et qui t’étaient contraires. père Je n’étais pas fait pour être le père d’une telle enfant. Aujourd’hui, bientôt, d’ici peu, ce ne sera plus tout à fait une enfant. Elle a grandi. Mais moi je ne serai toujours pas fait pour être son père. mère Je pétris la pâte à gâteau, et je pense à toi. Tes visages butés et candides, à tous tes âges, se superposent et ­m’absorbent. Je suis heureuse. Je sais que tu es là, en ce moment, à quelques mètres derrière mon dos, sur le canapé vert du salon, à regarder la lumière, les paupières mi-closes. Et cette image est comme la photo de couverture de tous mes souvenirs, que je feuillette à présent. père Elle a toujours été frappée d’une forme de débilité, sur laquelle jamais personne n’osa réellement poser de nom. Comprendra-t-elle seulement que nous nous réjouissons aujourd’hui, pour son anniversaire ? Nous qui l’avons portée à bout de sacrifices…
Moi, ta mère, je le sais : quand tes yeux transpercent, quand ton regard nous file entre les doigts, c’est que tu comprends des choses que nous ne comprendrons jamais. »

À propos de l’autrice

Portrait of Alice Renard 28/04/2023
Alice Renard © Photo Philippe Matsas / Leextra

Née à Paris en 2002, Alice Renard est étudiante en littérature médiévale à la Sorbonne. Révélée précoce à l’âge de six ans, les questionnements autour de la neurodiversité et de l’hypersensibilité l’ont toujours passionnée. Elle s’apprête aujourd’hui à expérimenter un nouveau mode de vie dans un petit village des Pyrénées. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

Page Wikipédia de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lacolereetlenvie #AliceRenard #editionsheloisedormesson #premierroman #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire23 #lundiLecture #LundiBlogs #roman #primoroman #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

L’été en poche (24): Paris-Briançon

BESSON_paris_briancon_P

lete_en_poche  coup_de_coeur

En deux mots
Parmi les passagers qui prennent le train de nuit Paris-Briançon, on trouve un médecin, une assistante de production et ses deux enfants, un couple de retraités, cinq étudiants et un VRP. Des inconnus qui vont faire connaissance et voir leur existence bousculée.

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Paris-Briançon

Les premières pages du livre
Prologue
C’est un vendredi soir, au début du mois d’avril, quand les jours rallongent et que la douceur paraît devoir enfin s’imposer. Le long du boulevard, aux abords de la Seine, les arbres ont refleuri et les promeneurs sont revenus. Autour d’eux, des flocons virevoltent, tombés des peupliers ; on dirait de la neige au printemps.
C’est une gare, coincée entre un métro aérien et des immeubles futuristes, à la façade imposante, venue des siècles, encadrée de statues, où les vitres monumentales l’emportent sur la pierre et reflètent le bleu pâlissant du ciel. Des fumeurs et des vendeurs à la sauvette s’abritent sous une marquise à la peinture écaillée.
C’est la salle des pas perdus, où des inconnus se croisent, où une Croissanterie propose des sandwichs et des boissons à emporter, ne manquez pas la formule à 8 euros 90, tandis qu’un clochard file un coup de pied dans un distributeur de sodas et de friandises.
C’est un quai, noirci par la pollution et les années, où un échafaudage a été installé parce qu’il faut bien sauver ce qui peut l’être, et où des voyageurs pressent le pas, sans prêter attention à la verrière métallique qui filtre les derniers rayons du soleil.
C’est un jour de départ en vacances, les enfants sont libérés de l’école pour deux semaines, ils s’en vont rejoindre des grands-parents, loin, une jeune femme est encombrée par un sac trop lourd qu’elle a accroché à la saignée du coude, un homme traîne une valise récalcitrante, un autre scrute fébrilement le numéro des voitures, un autre encore fume une dernière cigarette avec une sorte de lassitude, ou de tristesse, allez savoir, un couple de personnes âgées avance lentement, des contrôleurs discutent entre eux, indifférents à l’agitation.
Bientôt, le train s’élancera, pour un voyage de plus de onze heures. Il va traverser la nuit française.
Pour le moment, les passagers montent à bord, joyeux, épuisés, préoccupés ou rien de tout cela. Parmi eux, certains seront morts au lever du jour.

1.
Le départ de l’Intercités de nuit no 5789 est prévu à 20 h 52. Il dessert les gares de Valence, Crest, Die, Luc-en-Diois, Veynes, Gap, Chorges, Embrun, Mont-Dauphin-Guillestre, L’Argentière-les-Écrins et Briançon, son terminus, qu’il atteindra à 8 h 18.
En période normale, il compte cinq voitures mais leur nombre monte à dix pendant les vacances d’hiver, lorsque les familles et les jeunes gens rejoignent les stations de ski.
Les voitures-couchettes comportent chacune dix compartiments de six couchettes, en deuxième classe, soit soixante places en tout, soixante lits étroits où s’étendre, où chercher le sommeil, où le trouver parfois. Elles sont décorées dans des tons bleus mais les déplacements brusques et incessants des bagages ont zébré le revêtement de traces noires et d’éraflures. Il existe des compartiments pour « dames seules » ; terminologie qu’on croirait empruntée à un autre siècle. Cela étant, cet espace dédié aux femmes évite la déconvenue de devoir se retrouver en tête à tête avec un inconnu mal intentionné. Sur chaque couchette, avant que l’accès aux trains ne soit autorisé, un agent de nettoyage a disposé une couette, un oreiller et une petite bouteille d’eau, ainsi qu’une boîte de confort, sous cellophane, contenant une lingette, des bouchons d’oreille et des mouchoirs. Deux systèmes de fermeture des portes assurent la tranquillité des usagers : un verrou et un mécanisme d’entrebâillement.
Dans les voitures-services, trois compartiments ont été remplacés par un garage à vélos – signe que l’époque a changé –, un espace réservé au personnel de bord et un coin détente, où des conversations se tiennent jusqu’à pas d’heure, entre insomniaques, sur tout et n’importe quoi, l’essentiel étant de passer le temps.
Enfin, les voitures-sièges proposent des fauteuils inclinables à quarante-cinq degrés afin de faciliter le repos des voyageurs. Pour des raisons de sécurité, de faibles veilleuses restent allumées en permanence. Quand la nuit est noire, on jurerait des balises.
L’Intercités peut accueillir jusqu’à deux cent soixante-quinze passagers mais ce soir, ils sont à peine la moitié à avoir acheté un billet. Le train de nuit ne séduit plus guère.
Pourtant, il a connu son heure de gloire. Qui ne se souvient de l’Orient-Express, du Train Bleu, de la Flèche d’or ? Rien que les noms nous transportaient. Même sans les avoir jamais empruntées, on imaginait sans peine des berlines profilées trouant l’obscurité, traversant la vieille Europe, et on avait vu dans les magazines les photos des cabines en bois d’acajou, des banquettes rouge bordel, des serveurs en habit, on pouvait rêver de se réveiller sur la Riviera ou à Venise.
La réalité était plus prosaïque ; comme souvent. À côté de ces vaisseaux de luxe, les convois modestes, les omnibus, les tortillards étaient la règle mais qu’importe, on pouvait aussi trouver du plaisir à tanguer sur des rails au beau milieu de la nuit comme on flotte sur une mer sombre, à passer d’un wagon à l’autre en ouvrant des soufflets pour enjamber un attelage mouvant, à slalomer entre des garçons jouant aux cartes assis par terre et des militaires rentrant de garnison encombrés de leur barda, à respirer des effluves de tabac et de sueur, on s’étonnait de faire des haltes dans des gares improbables, plantées au milieu de nulle part, et même les crissements qui sciaient les oreilles participaient au charme.
Et puis le train à grande vitesse est arrivé, c’était au commencement des années 80, il a comblé notre obsession du temps et de la célérité, notre besoin maladif de réduire les distances, il a soudain rendu obsolètes ces transports nocturnes, trop longs, trop lents, il a démodé ces Corail malgré la livrée carmillon ou le bandeau bleu qui tentaient de cacher la misère. Alors, l’argent s’est tari, le renoncement a gagné, les lignes ont presque toutes été supprimées. Pour celles qui ont miraculeusement échappé au grand ménage, les rames ont vieilli, les locomotives diesel se sont épuisées, les perpétuels colmatages sur les voies ou l’abandon des wagons-bars ont découragé même les plus motivés. Tant et si bien qu’on se demande si les cent et quelques qui prennent place à bord ce soir sont de doux rêveurs, d’incurables nostalgiques, ou tout simplement des gens qui n’ont pas eu le choix.

2.
Alexis Belcour a quarante ans, pile. Pour l’instant, il ne sait pas très bien quoi penser de ce nouvel âge. Certes, il a compris que les possibles se sont raréfiés mais ça ne date pas d’aujourd’hui, que le corps n’a plus la même énergie mais c’est le cas depuis un bail, il a conscience d’avoir modifié ses pratiques vestimentaires mais avec son métier, ce n’est pas nouveau, il ne serait pas capable de nommer les musiques que les types de vingt ans écoutent mais l’a-t-il jamais été, bref, il ne perçoit pas de réel changement. Bien qu’on lui ait seriné qu’il s’agissait d’une bascule, quarante ans, d’un adieu à la jeunesse, ce qu’il est disposé à admettre, pour l’instant, il ne voit pas vraiment de différence avec avant. Peut-être a-t-il été vieux très vite dans son existence et cette borne, en conséquence, ne peut pas avoir, pour lui, beaucoup de signification. Pourtant, et c’est un de ses nombreux paradoxes, son apparence dément ce vieillissement prématuré, son allure a quelque chose de juvénile, de gracieux, de délicat, généralement on lui donne moins que son âge, sensiblement moins. Il s’en débrouille. D’autant que ça lui vaut de plaire un peu plus qu’il ne le mériterait, parfois.
Alexis est médecin généraliste. Il a son cabinet rue d’Alésia, dans le 14e arrondissement, non loin de la place Victor-et-Hélène-Basch. D’ailleurs, le midi, il n’est pas rare qu’il aille déjeuner au Zeyer, la brasserie qui en occupe un angle, un des rares endroits de Paris qui sert encore des œufs mayonnaise. Il a une patientèle diverse, à l’image de ce quartier qui ressemble à un village, comme le prétendent ceux qui y vivent : des trentenaires avec enfants et des retraités, des bobos et des gens modestes, des enracinés et des qui ne font que passer. Il soigne des grippes, des bronchites, des foulures, il vaccine, et, quand il lui faut annoncer une mauvaise nouvelle, ce sont en général les hôpitaux qui récupèrent ensuite ceux qui nécessiteront des traitements lourds. Cette vie de médecin de quartier lui convient. Son père cependant rêvait de mieux pour lui, il l’avait encouragé à poursuivre ses études, à choisir une spécialité, il l’aurait volontiers imaginé chirurgien mais Alexis ne voulait pas des rêves que des tiers nourrissaient pour lui, et ceux de son père en particulier.
C’est du reste l’infatigable ambition de ce dernier qui les avait conduits à quitter Briançon. Ayant décroché un très beau job à La Défense, et le salaire qui allait avec, il avait annoncé que c’était terminé, les Alpes, les sommets enneigés, la maison de pierre. Et la famille s’était retrouvée à Neuilly. Le garçon n’avait que sept ans. Pendant longtemps, le soir venu, en cherchant le sommeil, il allait avoir le regret des sommets enneigés, de la maison de pierre et, un jour, ça lui était passé. Briançon ne serait plus qu’un souvenir flou. C’est pourtant là qu’il revient aujourd’hui. Voilà pourquoi il se trouve à Austerlitz.
Il est en avance. Il est toujours très en avance. Et considère toujours avec un peu de stupéfaction, et peut-être d’admiration, ces voyageurs qui déboulent au dernier moment, hébétés, transpirants, qui interrompent une seconde leur course pour aviser le tableau d’affichage, découvrir le numéro de leur quai, avant de la reprendre, de se faufiler entre les silhouettes, pareils à des danseurs brusques, de foncer, lancer une dernière accélération, et grimper dans la voiture de queue juste avant que la portière ne se referme, la plupart du temps ils sont jeunes, avec un sac en bandoulière, dans lequel ils ont jeté des vêtements à la hâte, leur précipitation n’est pas la conséquence d’un rendez-vous qui se serait éternisé, d’un emploi du temps si serré qu’il expliquerait leur arrivée tardive à la gare, non, ils sont comme ça, en permanence sur la brèche, sur un fil, ne sachant pas faire autrement, et cependant ils ont la chance de grimper dans le train juste avant qu’il ne démarre, ils ont cette grâce. Lui, il cherche une table libre dans le café où il va devoir patienter. Il a trente bonnes minutes devant lui.
Il doit se résoudre à s’installer dans une Brioche Dorée avec ses tables en formica imitation bois. Il songe que les cafés de gare n’en sont plus vraiment, ces cafés de jadis avec leurs clients agglutinés, les habitués et les profanes, ceux qui vont bosser et ceux qui partent loin, longtemps, ceux qui voyagent léger et ceux qui sont encombrés, avec leur désordre, leur comptoir où on n’a pas eu le temps de débarrasser les pintes maculées d’un reliquat de mousse ni les tasses vides, parce qu’il y a trop de monde, leurs journaux froissés qui traînent, leurs ramequins de cacahuètes où des inconnus ont plongé la main, leurs jambon-beurre qui suintent derrière une vitrine constellée de traces de doigts, et puis leurs exclamations, leurs silences aussi, leurs solitudes. Ne demeurent que les pressés, les furtifs parce que le train de banlieue n’attendra pas, et que le suivant passera trop tard pour rentrer chez soi avant la nuit.
Alexis aurait pu prendre un TGV, le trajet eût été plus court mais il a eu envie d’essayer le train de nuit, ça lui a paru romantique ou romanesque, et il lui arrive d’être romantique ou romanesque malgré le sérieux de sa profession, d’ailleurs ça lui joue des tours, on croit que les médecins sont des gens solides alors qu’il n’est que fragilité, on les présume dotés d’une certaine placidité pour affronter les catastrophes quand lui doit s’employer à dominer une sensibilité excessive. Ou bien il aura voulu retarder le moment, le moment de renouer avec Briançon, avec le territoire de son enfance ; il faut dire que ce qu’il doit y accomplir n’est pas tellement joyeux.

3.
Victor Mayer a vingt-huit ans. Il a passé la journée à Paris pour des examens médicaux, c’est son ménisque qui lui joue des tours et la clinique du sport du boulevard Saint-Marcel dispose des meilleurs spécialistes et des équipements les plus performants. Il a subi des examens, répondu à des questions, été soumis à des tests d’effort mais, pour l’instant, aucun diagnostic définitif n’a été posé. Ont juste été évoquées des infiltrations pour soulager sa douleur lancinante. Il est vrai qu’on court le risque de se blesser, ou de s’endommager quand on pratique le sport comme il le fait, à un assez bon niveau. Il est défenseur dans l’équipe de hockey sur glace de la ville. Mais la vérité, c’est qu’il ne s’est pas blessé, non, c’est l’usure qui gagne, il a trop tiré sur la corde, son corps s’est épuisé, pas disloqué, simplement émoussé, corrodé, abîmé, il n’en recouvrera sans doute pas le plein usage, il devra se faire une raison. Vingt-huit ans, ce n’est plus tout jeune quand on pousse inlassablement des palets depuis l’âge de sept ans, quand on glisse et qu’on tombe sur la glace d’une patinoire, quand on reçoit des coups de l’adversaire. Malgré les protections, les casques, les gants, les épaulières, la coquille, les jambières, la glace reste dure, infrangible, l’effort considérable, les contacts rugueux et, à la fin, on paie la fatigue, l’immense fatigue.
C’est d’autant plus rageant que le hockey ne nourrit pas son homme. Quand il ne s’entraîne pas ou ne dispute pas de match, Victor est obligé de travailler. L’hiver, il est moniteur de ski, le reste du temps guide de randonnée. Pas très bon pour son ménisque ça non plus, mais quand on est né à la montagne, qu’on a grimpé sur des skis dès la plus tendre enfance, qu’on connaît les sentiers par cœur, qu’on n’a pas envie d’aller voir ailleurs et qu’on n’est pas très bon à l’école, est-ce que ça n’est pas naturel ? Quand il y pense, il se dit qu’il n’a pas eu beaucoup à réfléchir. Surtout que son grand frère avant lui avait ouvert le chemin. Seul Tristan, leur aîné, a opté pour une autre voie : la carrière militaire. Mais en l’espèce, il s’agissait d’imiter leur père, affecté pendant près de vingt-cinq ans au 159e régiment d’infanterie alpine. C’est, du reste, par la grâce de cette affectation que ce dernier a rencontré celle qui allait devenir sa femme, et plus tard la mère de leurs trois garçons : Francine était serveuse dans un restaurant d’altitude, elle lui avait tapé dans l’œil.
En cet instant, Victor ne pense pas à la généalogie ni aux professions qui s’imposent, ou aux destins qui se forgent malgré soi. Il pense à ce ménisque qui persiste à le lancer tandis qu’il remonte le quai en direction de son wagon, serrant dans la main son billet froissé où figurent le numéro de son compartiment et celui de sa couchette, le consultant de nouveau car il a déjà oublié la combinaison magique. Il pense aussi à ce contretemps qui l’a empêché de prendre le TGV sur lequel il avait dûment réservé. À la clinique du sport, on l’a libéré plus tard que prévu, ensuite il y a eu cette panne de métro, tu parles d’une malchance, et, quand il s’est pointé gare de Lyon, il n’a pu que constater que son train, le dernier de la journée, s’en allait sans lui. Comme il ne voulait pas dormir sur place et encore moins payer une chambre d’hôtel, il s’est rabattu sur le train de nuit au départ d’Austerlitz. De toute façon, il n’avait guère le choix : il est attendu à 9 heures pétantes pour la reprise de l’entraînement, il a beau être remplaçant pour le match de samedi, son coach n’aurait pas compris qu’il sèche.
Son sac accroché à l’épaule et le regard obstrué par une mèche blonde rebelle dépassant de son bonnet, il bouscule un type monté à bord juste devant lui, avant de se rendre compte qu’ils partagent la même cabine. Sans doute, parce qu’ils s’apprêtent à passer presque douze heures ensemble, l’autre croit bon de se présenter et de lui tendre une main. Victor a entendu « Alexis Belcour », mais il n’en est pas certain. En retour, il mentionne juste son prénom. Dans un mélange d’agacement et de timidité.
En revanche, il ne mentionne pas que jamais il n’aurait dû se trouver dans ce train. »

L’avis de… Marianne Payot (L’Express)
« Paris-Briançon. Intercités de nuit n°5789, départ de la gare d’Austerlitz à 20 h 52, arrivée dans les Hautes-Alpes à 8 h 18. A son bord, 123 passagers, mais tous ne survivront pas, nous prévient l’auteur dès l’entame du huis clos ferroviaire. Une information qu’on s’empresse d’oublier tant on s’attache à 11 de ces voyageurs que Philippe Besson nous présente, comme au théâtre, au fil de courts chapitres bien rythmés. Il y a là un médecin généraliste, un hockevyeur sur glace, un VRP la salariée d’une maison de production, un couple de retraités, cinq jeunes étudiants en psycho… Par le hasard de la vie (certains ont raté leur train, d’autres sont tentés par l’aventure ou par la modicité du tarif), voilà donc réunis des individus disparates, avec leur lot d’angoisses, de doutes, et d’espoirs. Evidemment, l’atmosphère du train aidant, le romancier fait se délier les langues. N’est-il pas plus facile, d’ailleurs, de se confier à des inconnus? Homosexualité refoulée, lutte contre le cancer, peur du licenciement, fuite pour échapper à un mari brutal… Philippe Besson n’oublie aucun des maux sociétaux actuels, jusqu’au drame final. Et pourtant, rien n’est pesant dans cette fiction enlevée, qui nous offre une belle réflexion sur le destin et la fatalité. »

Vidéo


Philippe Besson présente son nouveau roman «Paris-Briançon». © Production Librairie Mollat

Tags
#ParisBriancon #PhilippeBesson #editionsjulliard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #étéenpochedesblogueurs #livredepoche #editionspocket #VendrediLecture

L’été en poche (15): Rien ne t’appartient

APPANAH-rien_ne_tappartient_Plete_en_poche  coup_de_coeur

En deux mots
Emmanuel, le mari de Tara vient de mourir. Un deuil qui est l’occasion de retracer son parcours dans ce pays lointain, lorsqu’elle s’appelait Vijaya, lorsqu’elle rêvait à une carrière de danseuse et qui connaîtra sévices et brimades dans le pensionnat qui l’accueillera après la mort de ses parents, opposants politiques. Jusqu’au jour où un tsunami vient tout balayer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Rien ne t’appartient

Les premières pages du livre
« Tara
Le garçon est ici. Il est assis au bord du fauteuil, le dos plat, le corps penché vers l’avant comme s’il s’apprêtait à se lever. Son visage est tourné vers moi et, pendant quelques instants, il y a des ombres qui glissent sur ses traits taillés au couteau, je ne sais pas d’où elles viennent ni ce qu’elles signifient. Je ne dis rien, je ne bouge pas, je ferme les yeux mais mon ventre vibre doucement et la peau dans le creux de ma gorge se met à battre. C’est cette peur sournoise que le garçon provoque chaque fois qu’il apparaît, c’est son silence, c’est sa figure de pierre, c’est sa manière de me regarder, c’est sa capacité à me faire vaciller, perdre pied, c’est parce qu’avant même de le voir j’ai deviné sa présence.
Quand il est là, l’air se modifie, c’est un changement de climat aussi brusque que silencieux, il se trouble et se charge d’une odeur ferreuse et par vagues, ça souffle sur ma nuque, le long de mes bras, sur mon front, mes joues, mon visage. Je transpire, ma bouche s’assèche. Je pourrais me recroqueviller dans un coin, bras serrés autour des genoux, tête rentrée, et attendre que ça passe mais j’ai cette étrange impression d’avoir vécu cent fois ce moment-là. Je ne sais pas quand, je ne sais pas où, pourtant je reconnais cette brise humide sur ma peau, cette odeur métallique, ce sentiment d’avoir glissé hors du temps et pourtant cent fois l’issue m’a échappé. Il me vient alors une impatience comme lorsque je cherche désespérément un mot exact ou le nom de quelqu’un, c’est sur ma langue, c’est à portée de main, au bout de mes doigts, c’est si proche. Alors, malgré la peur qui vient et mon esprit qui flanche, j’abandonne ce que je suis en train de faire et je me mets à le chercher.
Il ne faut pas croire que le garçon se cache ou se dérobe, non, il semble simplement avoir trouvé un endroit où il attend que je le découvre. Une fois, il était au fond de la salle de cinéma, debout, et la lumière de la sortie de secours lui faisait un halo rouge sur la tête. Une autre fois, il était assis sur un banc dans le jardin public et, si ce n’était son visage tourné vers moi, on aurait pu croire qu’il venait là regarder les passants, les canards et la manière dont les branches des arbres se penchent au-dessus de l’eau mais jamais ne la touchent. Il y a une semaine, je l’ai vu qui se tenait sous la pluie, de l’autre côté de la rue. Sa peau avait un aspect ciré, et même transie de peur, j’avais eu le désir troublant d’embrasser sa bouche brillante et mouillée.
Aujourd’hui, quand je rouvre les yeux, il est toujours là, dans ce fauteuil où je m’installe pour lire le soir. C’est la première fois qu’il vient chez moi, je ne me demande pas comment il a fait, s’il a profité d’une porte mal verrouillée, s’il est passé par le balcon, ce n’est pas important, je sais qu’il est tel un animal souple, à se glisser ici, à ramper là, à apparaître sans bruit et à disparaître à sa guise. S’il lui venait l’envie de s’appuyer sur le dossier du fauteuil, de tendre le bras gauche, il pourrait effleurer les tranches de la rangée de livres et prendre dans sa paume le galet noir en forme d’œuf, si lisse et parfait qu’il paraît artificiel. Je l’ai ramassé il y a des années sur la plage de…
La plage de…
Je ne me souviens pas du nom. Ça commence par un « s », je la vois, cette longue bande de sable où les lendemains de tempête, la mer dépose des morceaux de bois flotté. J’essaie de me concentrer, j’imagine la rue principale qui mène à cette plage, la partie haute qui est pavée, les commerces endormis l’hiver et ouverts jusqu’à minuit l’été. Dans ma tête, je fais des allers-retours dans cette rue, j’essaie de tromper ma mémoire, de lui faire croire que je veux me souvenir d’autre chose, c’est ainsi que les choses fonctionnent. Il faut savoir se gruger soi-même. Tant de détails me reviennent avec netteté, la frise d’un magasin de chaussures, l’odeur sucrée des crêpes, la fumée bleue du poulet qui grille sur une plaque improvisée, la poisse des doigts qui tiennent le cornet de glace, le grondement des vagues la nuit, le sel qui paillette le duvet des bras et le bombé des joues, mais pas le nom de cette plage. Quand le garçon est là, il y a un mur entre certains mots et moi, entre certains événements et moi, je tente désespérément de les atteindre mais c’est comme s’ils n’existaient plus. Quand le garçon est là, je deviens une femme qui balbutie, qui cherche, qui tâtonne, qui bégaie, ma langue est lourde, j’émets des sons tel un petit enfant, sa, se, si.
Le tremblement qui avait commencé dans mon ventre se répand en moi. Je me couvre le visage de mes mains, les ramène en poings serrés sur ma bouche et soudain je pense à Eli qui doit arriver dans moins d’une heure. J’oublie le galet, la plage, je regarde à nouveau le garçon qui n’a pas bougé d’un iota.
Il porte un pantalon de toile et une chemise à manches courtes avec une poche à l’avant. Au revers de cette poche, il y a l’agrafe argentée d’un stylo. Ses habits sont trop larges pour lui, empesés, d’un autre temps, comme s’il les avait empruntés à son grand-père. Aux pieds, il a des chaussures vernies qu’il porte sans chaussettes, tel un dandy, mais qui sont, elles aussi, trop grandes. De là où je me tiens, il m’apparaît maigre et sec, peut-être est-ce l’effet de ses vêtements amples. Son visage est celui d’un jeune homme – ses traits sont bien dessinés, fermement ancrés, ses sourcils épais, ses cheveux noirs et abondants mais plus je l’observe, plus j’ai le sentiment qu’il est ancien, qu’il vient de très loin, qu’il a traversé le temps, les époques, les mémoires.
Sa bouche bouge légèrement, peut-être qu’il mâchonne l’intérieur de ses joues, je connais quelqu’un qui fait ça, comment s’appelle-t-il déjà ? On a travaillé dans le même bureau pendant quelques mois, il avait un long cou et aimait jouer au solitaire à l’heure du déjeuner… Son prénom commence par un « d ». Da, de, di.
Le garçon continue de me regarder d’une manière intense qui n’est ni hostile ni amicale. Je me demande s’il lit dans mes pensées, s’il m’entend lutter pour retrouver le nom de cette fichue plage, de ce type au long cou, si ça l’amuse d’être dans ma tête, si c’est une satisfaction pour lui de me voir ainsi, tremblante et confuse. Je cherche une réponse sur son visage, dans la manière dont il est assis, dans son immobilité, dans son attente. Est-ce possible que plus je le regarde, plus il me semble familier, comme s’il se fondait peu à peu dans le décor de ce salon, comme s’il prenait les couleurs du crépuscule. Est-ce possible que ce ne soit pas de lui que j’ai peur mais de ce qui va surgir, tout à l’heure, ce soir, cette nuit ?
Quelque chose le long de ma colonne se réveille quand le garçon est là, de minuscules décharges électriques qui vont et viennent sur mon dos, et ça aussi, j’ai l’impression que c’est ancien, que j’ai déjà éprouvé cela. Mon esprit se comporte d’étrange manière, il m’échappe, puis me revient. Je voudrais lui demander ce qu’il fait là, ce qu’il me veut, pourquoi il me poursuit comme ça, pourquoi il ne dit rien, comment il apparaît et disparaît, je voudrais lui dire de partir. Je voudrais aussi lui demander son nom.
Je regarde dehors, vers le balcon et les plantes éreintées par trois semaines de pluie. Cette nuit, il fera beau, a dit l’animateur à la radio avant de se reprendre. Cette nuit, il ne pleuvra pas. Sur la place que j’aperçois, les arbres sont rabougris. En vérité, tout est comme ça après trois semaines de pluie incessante, battante, bruyante parfois. Même les gens ont pris un aspect chétif, craintif, le dos courbé dans l’expectative d’une saucée. Tout glisse, écrasé ou balayé. Rien ne reste. Seule l’eau est vive, elle bouillonne dans les caniveaux, elle enfle, elle inonde, elle dévale, elle remonte d’on ne sait où, des nappes phréatiques, du centre même de la terre, devenue source jaillissante plutôt que noyau en fusion.
Le gris perle du soir a débordé du dehors et s’infiltre ici. Il y a tant de choses à faire avant qu’Eli n’arrive : me doucher, me changer, me préparer à sa venue. Il m’a dit au téléphone ce matin, Je dois te parler, est-ce que je peux passer ce soir ?
Je sais que c’est important. Eli est le genre à dire ce qu’il a à dire au téléphone, c’est son objet préféré, cette chose qu’il peut décrocher et raccrocher à loisir, qu’il utilise comme bouclier ou comme excuse, un appel remplace une visite, des mots distraits en lieu et place d’un moment ensemble. Je passe le seuil du salon, j’appuie sur l’interrupteur, le gris se carapate et j’ai le souffle coupé par l’état de la pièce. Il y a des tasses et des assiettes sales sur la table basse, des sacs en plastique qui traînent, des vêtements et des couvertures sur le canapé. Par terre, des livres, des magazines, des papiers, une plante renversée, de la boue. Dans ma tête ça enfle et ça se recroqueville. Toutes mes pensées prennent l’eau, deviennent inutiles et imbibées, et puis, non, elles refont surface, elles sont encore là. Quand je vois ce salon, mon esprit se tend et j’ai honte. Cela me ressemble si peu, j’aime que chaque chose soit à sa place. J’aime chaque objet de cette maison, jamais je ne les laisserais à l’abandon ainsi, on dirait une pièce squattée. J’imagine clairement le choc que ça ferait à Eli s’il voyait ça. Je me demande quand tout a commencé, est-ce le jour où le ciel s’est ouvert sur nos têtes, est-ce le jour où j’ai vu le garçon pour la première fois, est-ce le jour où Emmanuel est mort ?
J’imagine Eli ici, la bouche ouverte, les mains sur les hanches, une habitude dont il n’arrive pas à se défaire. À quoi pensera-t-il ? Certainement à Emmanuel, son père, cet homme merveilleux qui m’a épousée il y a plus de quinze ans et qui est mort il y a trois mois ? À cet événement qui m’a rendue veuve, qui l’a rendu orphelin mais qui ne nous a rien donné à nous deux. On aurait pu croire que la disparition de cet homme si bon nous aurait liés comme jamais de son vivant nous l’avons été. L’amour, le respect, l’admiration que nous avions pour Emmanuel, ces sentiments sans objet soudain, auraient pu se rejoindre, se transformer en une affection par ricochet, un lien qui ne se nomme pas exactement mais qui vit en sa mémoire, en son souvenir. Pourtant, non. Eli est resté loin, débarrassé de tout devoir filial, libéré de moi enfin et, devant ce salon sens dessus dessous, me vient cette pensée insupportable que, ce soir, il me verra comme un fardeau que son père lui aura laissé.
Je regarde l’heure, 18 h 07, j’oublie le garçon dans le fauteuil, je soupèse la situation comme si je m’attaquais à un problème de mathématiques. Je respire un grand coup, si je ne me presse pas, si je réfléchis calmement, je le résoudrai. Autrefois, quelqu’un m’avait expliqué comment aborder les mathématiques, c’était dans une alcôve, ça sentait l’eau de Cologne… C’est un souvenir à facettes qui remonte, il clignote, il bouge, c’est flou, je ne veux pas de lui, pas maintenant. Il me faut rester concentrée. J’ai une petite heure, non, disons quarante minutes, avant qu’Eli ne vienne et je sais comment agir : sacs-poubelle, lave-vaisselle, chiffon, aspirateur, serpillière, air frais. Je sens mon cerveau travailler, gagner en force et en souplesse. Je fais un pas vers la fenêtre et mon reflet me renvoie une femme à la tenue négligée mais je me détourne vite – je m’occuperai de cela plus tard. 18 h 10. Je dis haut et fort, Tu ne peux pas rester ici. Je m’adresse au garçon sans le regarder directement. Ce soir, je parle aussi aux murs, aux livres, aux choses inanimées dans ce salon, à ces souvenirs qui m’entraînent loin d’ici et à cette partie de moi-même qui se lève. Quelque chose bouge au coin de mon œil, est-ce lui, est-ce qu’il va se mettre debout, est-ce qu’il va me parler, est-ce qu’il va me toucher, pourvu qu’il ne me touche pas, je vais m’effondrer si sa peau vient effleurer la mienne. Je le regarde dans les yeux et ça gonfle dans ma tête, la pensée d’Eli glisse et m’échappe. J’essaie de m’accrocher à Emmanuel, lui seul pouvait me maintenir debout, me garder intacte et préservée de ma vie d’avant, mais il n’existe plus
Cette couverture roulée sur le canapé qui rappelle un chat endormi ces assiettes où il y a encore des restes de nourriture les tasses les verres les papiers les magazines les vêtements par terre – ça me fait l’effet de pièces de puzzle mal assorties. Je les vois en gris telle une vieille photo, je ne les comprends pas, à quoi bon s’y intéresser, ça ne me concerne pas. Je me tourne vers le garçon assis dans le fauteuil. Il y a des livres et des magazines autour de lui mais je sais qu’il n’a pas marché dessus ou d’un coup de chaussures vernies, écartés de son chemin. Il est assis pieds serrés genoux serrés, les avant-bras sur les accoudoirs. Je l’imagine arriver ici tel un danseur de ballet, virevoltant dans le seul bruissement de ses vêtements amples, évitant les livres les magazines les piles de papiers, posant d’abord un bras sur l’accoudoir du fauteuil, le corps soulevé et tenu par ce seul bras, puis, dans un mouvement fluide, effectuer un arc de cercle avec les jambes et descendre doucement dans le fauteuil. Quand ses fesses se posent, il exécute quelques ciseaux avec les jambes puis les ramène vers lui serrées collées et enfin il laisse ses pieds toucher délicatement le sol. Je souris au garçon danseur parce que moi aussi j’aime danser.
Les bras pliés devant ma poitrine, paumes apparentes, index et pouce de chaque main se rejoignant pour former un œil en amande, les autres doigts tendus, les pieds et genoux ouverts. Tât, je tends un bras vers la droite en frappant le pied droit. Taï, je tends l’autre bras vers la gauche en frappant le pied gauche. Taam, je ramène les deux bras. Dîth, bras droit devant. Taï, bras gauche devant. Taam, les paumes à nouveau devant mes seins. Encore un peu plus vite. tât taï taam dîth taï taam. J’ai déjà dansé sur ces syllabes je ne sais pas d’où elles viennent ni ce qu’elles signifient mais devant le garçon, elles sortent de ma bouche, c’est du miel. tât taï taam dîth taï taam. J’ai le souvenir d’une pression ferme sur ma tête pour que je continue à danser bas, que je garde les jambes pliées, ouvertes en losange. D’un doigt seulement on redresse mes coudes pour que mes bras restent à hauteur de mes épaules, d’un autre on relève mon menton. tât taï taam dîth taï taam.
Il y a quelque chose de moins raide dans la posture du garçon peut-être ai-je déjà dansé pour lui, peut-être est-ce ce qu’il attend de moi ? La cadence s’accélère, j’ai chaud, je voudrais me déshabiller et danser nue avec seulement des grelots à mes chevilles mais je ne les ai pas. Où sont-ils ? Je dois les avoir aux pieds quand je danse ! Je me baisse je rampe sur le tapis je soulève les magazines ils doivent être sous le canapé mais je ne peux y glisser que ma main il faut soulever ce meuble il est si lourd à quoi ça sert d’être une adulte quand on n’est pas fichu de soulever quoi que ce soit. Mon visage est plaqué sur l’assise. Il y a une odeur familière ici que je renifle profondément ça me rappelle quelque chose ça me rappelle quelqu’un qui était là, qui aimait être là, quelqu’un que j’ai essayé de soulever aussi et d’un coup d’un seul je me souviens, Emmanuel
Mon esprit se tend à nouveau. Je devrais commencer par débarrasser le canapé, arranger les coussins, jeter un plaid dessus, ce sera la première chose qu’Eli remarquera, lui qui est si sentimental, qui aime croire que les objets acquièrent une aura mystérieuse, humaine presque parfois, par la manière dont ils arrivent en notre possession, par la force des années ou parce qu’un événement particulier leur est lié. Il est attaché aux choses, une feuille séchée, un caillou, un vieux jouet, un livre jauni, un tee-shirt décoloré, un collier en bois cassé qui appartenait à sa mère, ce canapé. C’est sur ce canapé que son père est mort, il y a trois mois, et capturé dans les fibres des coussins, il y a encore, je le sens, son parfum. Ce n’est pas véritablement son parfum quand il était vivant mais quelque chose qui reste de lui, qui me serre le cœur, qui me ramène à son absence et à tout ce qui s’écroule depuis sa mort. Ces notes de vétiver, une touche de citron mais aussi un relent poudré, un peu rance.
C’est moi qui l’ai trouvé sur ce canapé. Il avait pris l’habitude de venir lire dans le salon. Il se réveillait avant l’aube cette dernière année, il disait qu’il avait de moins en moins besoin de sommeil avec l’âge alors que moi, c’était l’inverse. J’ai toujours eu l’impression qu’en fermant les yeux la nuit je menais une autre vie, je devenais une autre et que jamais mon corps et mon esprit ne se reposaient. Je pouvais dormir jusqu’en milieu de matinée et encore, jamais je ne me sentais reposée.
J’enfouis ma tête entre les coussins, mon esprit est serré tel un poing autour d’une image, celle de son dos large et rond et ses genoux pliés m’offrant à voir la plante de ses pieds. Ce matin-là, j’ai fait du café, j’ai grillé du pain, j’ai vidé le lave-vaisselle, il était déjà 11 heures et je me disais qu’il allait se réveiller avec l’odeur du café et des toasts, le bruit des couverts qu’on pose sur la table. Il n’avait pas bougé et je me suis approchée de lui. Je voudrais me concentrer sur cette minute où je le regarde dormir, oui je suis persuadée qu’il dort, je dis son nom doucement, je pose ma main sur sa hanche, puis je la fais remonter jusqu’aux épaules et jusque dans ses cheveux que je caresse, c’est un duvet si doux, et je me souviens encore de cette sensation sous mes doigts, mon esprit qui est alerte et tendu me le rappelle, me le fait sentir à nouveau. Je chuchote, Emmanuel. Il ne bouge pas. Je touche son front et je me rends compte qu’il est si froid ce front-là et c’est à ce moment que je me mets à le secouer, à hurler son nom et d’autres choses encore. C’est à ce moment que j’ai essayé de le soulever, j’avais dans la tête l’image d’êtres humains qui portent d’autres êtres humains, qui courent, qui tentent de se sauver ou de sauver celui ou celle qu’ils portent, ils font ça comme si ce n’était rien et je pensais que j’étais assez forte pour le porter, le descendre dans les escaliers, sortir dans la rue et demander de l’aide. Mais je n’ai réussi qu’à le faire tomber, à le tirer sur quelques mètres. Ma tête dans les coussins, ma tête à essayer de garder son odeur, ma tête à essayer de ne pas flancher, ma tête qui voudrait que cette minute, avant que ma main ne touche son front froid, cette minute-là s’étire, enfle et devienne une bulle dans laquelle je mènerai le reste de ma vie. Juste cette belle et innocente minute. »

L’avis de… Claire Devarrieux (Libération)
« Elle s’appelle Tara, elle s’appelait autrefois Vijaya. Elle vient d’un pays lointain, qui n’est pas nommé, où la raison et la liberté n’ont pas droit de cité, où l’armée surgit pour brûler, tuer. Ajoutons à cela qu’un tsunami a accompli là-bas ses ravages. Tara/Vijaya n’est pourtant pas une victime. Elle s’est réinventée. Le début du livre la montre dévastée, envahie d’un flot d’images venues du passé, qui la débordent. On remonte ensuite à rebours le fil de son destin, on va comprendre comment, quitte à mentir, elle a fait de la mort un ferment de vie, de renaissance. »

Vidéo


Nathacha Appanah présente «Rien ne t’appartient» © Production Librairie Mollat

Tags
#riennetappartient #NathachaAppanah #foliogallimard #hcdahlem #roman #coupdecoeur #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #editionsgallimard #étéenpochedesblogueurs #livredepoche #lundiLecture #LundiBlogs

Hors d’atteinte

COUDERC_hors_datteinte  RL_2023  POL_2023  
Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
En creusant l’histoire de son grand-père Viktor, l’écrivain Paul Breitner va découvrir un pan méconnu du destin de sa famille, entre les horreurs perpétrées par les médecins nazis et le désir de vengeance. En fouillant le passé, il va aussi mettre à jour un amour encore brûlant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas du chasseur de nazis

Dans ce roman bouleversant, Frédéric Couderc mène la chasse à un médecin nazi que la justice n’a pas inquiété. En mêlant son histoire avec celle d’une famille de victimes sur trois générations, il nous offre un témoignage touchant et pose de graves questions, toujours d’actualité.

Une fois n’est pas coutume, je commence cette chronique par le dispositif narratif choisi par l’auteur, car il est pour beaucoup dans la réussite de ce gros roman. Frédéric Couderc a en fait choisi, comme des poupées russes, de nous raconter différents romans dans ce roman. Il commence par se mettre dans la peau d’un écrivain allemand, Paul Breitner, qui cherche l’inspiration pour son nouveau livre. Ce dernier va découvrir, en lui rendant visite dans sa villa du côté de Hambourg, que son grand-père Viktor a disparu. C’est en le recherchant qu’il se rend compte combien le vieil homme lui est inconnu.
De 2018, on bascule alors à l’été 1947, au moment où Viktor retrouve sa ville natale, défigurée par un lit de bombes. On va alors vivre la quête du jeune homme qu’il était à l’époque et traverser avec lui une Allemagne qui se cherche, entre un passé brûlant et un avenir à construire. Ce second roman dans le roman nous conduira jusque dans les années 1960. Mais n’anticipons pas.
Paul va mener une double enquête, d’abord en tant qu’historien, en cherchant dans les coupures de presse de l’époque, en recueillant les témoignages de ceux qui ont survécu. Il va alors découvrir l’existence du sinistre Horst Schumann, qui va se livrer à des expériences médicales et participer activement à l’enlèvement et à la déportation de milliers de personnes vers les camps, quand il n’a pas lui-même assassiné ses cobayes. Vera, la sœur de Viktor, en fera partie. Mais il entend aussi s’appuyer sur les confidences de Viktor, jusque-là très discret sur son passé. Est-ce parce qu’il a quelque chose à se reprocher ?
Au fur et à mesure que l’écrivain avance, l’Histoire – celle avec un grand «H» – avec se confondre avec son histoire familiale.
Viktor, quant à lui, va croiser Nina, revenue de l’enfer, et s’imagine pouvoir vivre avec elle une belle histoire d’amour. Mais la jeune fille va disparaître, le laissant dans un total désarroi. Il tentera bien de l’oublier en se lançant dans une carrière de journaliste, en épousant Leonore, la fille de sa logeuse, en devenant père. Mais son fils Christian ne le verra que très peu, car il n’aspire qu’à retrouver le criminel nazi et à se venger. Une quête qui le mènera à Accra en 1962. C’est au sein de la communauté allemande exilée au Ghana qu’il va toucher au but.
Si ce roman est aussi prenant, c’est qu’il laisse à toutes les étapes la place au doute. Comment se fait-il que les criminels nazis aient pu échapper en si grand nombre à la justice? Pourquoi les juges allemands ont-ils fait preuve d’autant de mansuétude envers les bourreaux? Pourquoi les pays vainqueurs, qui comptaient tant de victimes de ces exactions, n’ont-ils pas poursuivi tous ces monstres? Et pourquoi les archives prennent-elles la poussière au lieu d’être analysées avec rigueur et méticulosité? Autant de questions qui hantent les personnages de cette saga familiale riche en émotions. S’appuyant sur des faits réels – le témoignage de Génia, l’une des rescapées du Dr. Schumann vous touchera au cœur – ce roman est, avec Le Bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, une nouvelle pierre à porter à ce devoir de mémoire. Pour que jamais on n’oublie.

Hors d’atteinte
Frédéric Couderc
Éditions Grasset
Roman
512 p., 23 €
EAN 9782365696685
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, à Hambourg et dans les environs, mais aussi dans les camps de la mort, notamment d’Auschwitz et Birkenau. On y évoque aussi des voyages en Afrique, à Accra au Ghana et Lomé au Togo, à New York ainsi qu’un exil en Israël.

Quand?
L’action se déroule des années 1940 à 2019.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un roman haletant mêlant enquête intimiste et historique, d’où surgit de l’oubli Horst Schumann, un criminel nazi longtemps traqué mais jamais condamné.
Hambourg, été 1947. Le jeune Viktor Breitner arpente sa ville dévastée. Un jour, il croise Nina, une rescapée des camps dont il tombe éperdument amoureux. Elle disparaît, son absence va le hanter pour toujours, autant que le fantôme de sa sœur Vera, morte au début de la guerre.
Soixante-dix ans plus tard, Viktor s’évanouit à son tour. En se lançant à sa recherche, son petit-fils Paul découvre avec effroi que celui-ci est mystérieusement lié à un doktor SS d’Auschwitz semblable à Mengele : Horst Schumann. Paul est un écrivain à succès, l’histoire de son grand-père, c’est le genre de pépite dont rêvent les romanciers. Mais il redoute par-dessus tout la banalisation de la Shoah, et sa soif de vérité le mènera jusqu’aux plaines d’Afrique, dans une quête familiale aussi lourde que complexe.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lisez.com (entretien avec l’auteur)
Blog Domi C lire
Blog Black libelle
Blog Baz’Art
Blog T Livres T Arts
+ Portrait de Frédéric Couderc
Blog Valmyvoyou lit
Blog Christlbouquine

Frédéric Couderc présente «Hors d’atteinte» © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Avant-propos de l’auteur
Ce roman existe d’après l’histoire vraie d’un commandant SS qui castrait les hommes et stérilisait les femmes à Auschwitz-Birkenau. Ce médecin s’appelait Horst Schumann.
Désigné dès 1946 comme criminel de guerre à Nuremberg, traqué par le Mossad, il est passé entre les mailles de la justice toute sa vie, s’inventant une nouvelle vie en Afrique. Lancé sur sa piste, j’ai très vite découvert que je ne pouvais m’appuyer sur aucune confession, sur aucune interview, et encore moins sur des Mémoires. Ce gros gibier, tapi dans la brousse, avait échappé aux historiens, journalistes, écrivains…
J’ai ainsi rédigé Hors d’atteinte avec les règles du jeu que s’imposent souvent les romanciers : coller le plus possible à la réalité, confronter les témoins, les archives, tout en inventant des scènes et des personnages. J’espère que tout le monde comprendra que ceci est une fiction. Les choses ont pu se dérouler ainsi, ou (un peu) autrement. F. C., septembre 2022

0
L’odeur de la nuit est celle de la brousse, piquante d’herbe mouillée et de fleurs d’acacia. Les ombres occupent toute la place, la voûte étoilée ne suffit pas pour y voir clairement, ni la lune, ni les lucioles. Des ténèbres qui font bien l’affaire du Sturmbannführer (commandant) SS Horst Schumann en fuite depuis seize ans. Sur les crimes de guerre dont il s’est rendu coupable, il n’y a aucune ambiguïté, aucune discussion, toutes les preuves sont entre les mains de la justice allemande. Sa fiche d’évadé précise qu’on le recherche pour meurtres de masse. Sa photo le présente en costume d’officier SS avec un visage féroce, l’air d’un bouledogue, mais un bouledogue avec de gros sourcils, un nez tranchant, une bouche mal dessinée et une raie crayonnée sur le flanc gauche. Il a sévi à Auschwitz-Birkenau, c’est le diable en personne, il faut le traquer, quitte à retourner chaque pierre.
On est en 1961, un an après la capture d’Eichmann. À travers le monde, ils ne sont pas si nombreux les fugitifs SS qui errent de planque en planque. Sur la liste établie par le Mossad, Schumann voisine avec les bouchers responsables des massacres de Lublin, Riga ou Vilnius. Schumann est du même bois que le chef de la Gestapo, que le bras droit de Hitler, que l’inventeur des camions à gaz. Ces hommes s’appellent Alois Brunner, Martin Bormann, Heinrich Müller, Walter Rauff, Klaus Barbie, Franz Murer, Ernst Lerch, Herberts Cukurs ou Josef Mengele. Horst Schumann n’a pas vraiment de surnom comme « l’ange de la mort ». Mais il a cette originalité, c’est un broussard : il a choisi la savane africaine plutôt que la pampa d’Amérique latine.
La lueur d’une lampe-tempête suffit pour apercevoir les contours du camp. Schumann écoute les petites bêtes sauvages et les grosses qui chantent, frémissent, se tuent et s’unissent jusqu’au bivouac encadré de massifs épineux. Schumann est là pour chasser, seul au monde, sans boy ni porteur de fusil. Son équipement tient dans un large sac à dos : une chemise élimée, un short, une couverture, un roman recommandé par Goebbels, la tente, et le ravitaillement. Il entend laisser s’écouler deux jours avant de rentrer au bercail. Accra n’est pas fréquentable en ce moment. Il a quitté la ville le matin même aux commandes d’un biplan jaune et noir, un modèle Gipsy Moth. C’est un bon pilote, il a survolé des espaces illimités – rivières, immenses horizons de grands arbres –, et, entre les nuages, sous les jeux de lumière, il a vu la masse rocheuse des éléphants. Il s’est rapproché en piqué, tel un as des combats aériens, et alors sont aussi apparues des girafes, la tête ondoyante, gracieuses comme des anémones, les jambes pareilles à des hautes tiges. L’appareil est posé sur une piste à quelques heures de marche. En fin de journée, il a choisi cette clairière pour dormir. Il s’y sent à présent optimiste. Il maudit parfois sa vie de fuyard et de vaincu, il n’en revient pas de devoir se contenter de l’Afrique – pour les autres, Buenos Aires semble plus plaisante, quand même –, mais dans des moments comme celui-ci, gagné par le calme de cette nature, libéré de tous ses poids, il n’échangerait sa place pour rien au monde. Tant mieux s’il termine ses jours en Afrique. À cinquante-cinq ans, c’est un nouveau départ. L’Allemagne n’a plus d’importance.
Schumann s’apprête à lire. Il chasse les nuées humides qui se dissipent en gouttelettes sur la couverture du roman, quand jaillit une présence. Devant lui (à quoi, cinq mètres ?), un léopard le ramène des milliers d’années en arrière, à ce cadeau offert au chasseur, l’instinct primaire de survie qui stimule, même repu. Saisir son fusil a toujours été un réflexe naturel chez lui. Surgi des fourrés, le félin pourrait bondir, mais il hésite, et finit par allonger ses longs muscles palpitants. Schumann mesure sa chance : il est exact que les léopards sont de dangereux animaux, nombre d’entre eux se sont taillé une réputation de mangeurs d’hommes, mais, à sa façon, lui aussi est un mangeur d’hommes, sa cruauté égale les pires profanateurs de l’histoire, il a conduit à la mort des milliers de Juifs dit sa fiche du Mossad, alors ses yeux percent les ténèbres et il vise lentement pour tuer le premier (comme il aime ce spectacle de lui-même). Bang ! Revoilà la virilité du junker, le sang-froid typiquement prussien, un coup de feu a suffi. Suivi du cri effrayé des singes.
On dirait le fracas de grands cuivres wagnériens, l’écho se propage au loin, mais bien sûr impossible que ces sonorités retentissent aux oreilles d’Elizabeth II. Car au moment où Schumann se lève pour ramasser sa proie, avance à pas ralentis, évite une termitière, eh bien, au bal donné en son honneur à Accra, sa Royale Majesté exécute les figures d’un fox-trot. C’est pour ça que le chasseur a préféré la compagnie des hautes herbes. C’est pour ça que le SS se mêle une fois de plus aux chacals, hyènes et vautours. Schumann a consacré tellement de temps ces seize dernières années à se cacher, s’enfuir, user de mille précautions, que ce serait stupide d’être reconnu. Certes, il est le protégé du puissant dirigeant Nkrumah, cet homme qui s’affuble d’un nom réservé au Christ, le « Rédempteur » ou le « Messie » – les Blancs varient pour traduire Osagyefo de la langue kwa –, un homme, donc, qui lui a même offert la citoyenneté du pays. Après un séjour au Soudan, Schumann vit au Ghana depuis deux ans avec femme et enfants. Nkrumah le protège au point de rendre impossible son extradition. Mais les vengeurs du Mossad ?
Accra n’est pour Elizabeth qu’humidité et chaleur. C’est pour elle un immense dépotoir submergé par les insectes, une vague cité aux bâtiments inachevés, avec des cases en tôle ondulée survolées par des oiseaux blancs et maigres. Cependant, ce soir, elle trouve son cavalier rayonnant. Nkrumah est un bel homme, fier de conduire d’une main de fer la première colonie d’Afrique indépendante. À son bras, sa Royale Majesté est auréolée d’une clarté vibrante. Ni le diadème de diamants hérité de Queen Mary ni le petit sac figé au pli du coude ne sursautent de façon inconvenante. Et voilà qu’on tire un feu d’artifice ! L’éclat des pétards est prodigieux, les fusées se déversent dans tous les coins du ciel. C’est un tel tonnerre d’explosions qu’on pourrait croire que la nuit leur tombe sur la tête. Après une certaine hésitation, la reine reconnaît son visage et celui de son hôte dans les spirales colorées.
Ce fox-trot est un moment unique en son genre. Sa Majesté danse à chaque voyage, mais, pour la première fois, la blancheur de son teint se manifeste au bras d’un Noir. « Le meilleur monarque socialiste du monde » persiflent les chancelleries occidentales. Un Noir, absolument noir, si NOIR que tout Buckingham s’étrangle face à cette version de High Life, jusqu’à Churchill, mais la dimension raciale n’entre pas en compte chez lui, il est au-dessus du lot. Bien avant le déplacement, le Vieux Lion s’est fendu d’une lettre au Premier ministre Harold Macmillan pour le mettre en garde :
« Ce voyage donne l’impression que nous cautionnons un régime qui se montre de plus en plus autoritaire et qui emprisonne sans procès des centaines d’opposants. »
La reine a passé outre.
Sans se douter le moins du monde que ce bras que lui tend si bien Nkrumah, le Rédempteur l’offre aussi à un SS couvert de sang.

1
Hambourg, été 2018
Lorsque j’entreprends l’écriture d’une histoire, il me faut, pour user d’une image facile, un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Nombre de romanciers insistent sur ces moments de perfection qui précèdent l’irruption des grands désordres. Bien entendu, il y a toutes sortes de façons de commencer un texte, chacun rédige de la façon qui lui convient, mais on en revient toujours à l’élément perturbateur et, pour ma part, le plus grand des chambardements intimes s’est annoncé par surprise, précisément par un temps magnifique. Pour une fois sans que cela vienne d’une invention, mais surgissant dans la vraie vie de Paul Breitner, si je peux ainsi parler de moi à la troisième personne. J’ajoute que le cadre idyllique a aussi joué son rôle : les jardins escarpés de Blankenese, ses vues parfaites sur l’Elbe, ses villas édifiées dans l’entre-deux-guerres par les armateurs les plus puissants de Hambourg.
Il y a une grande part de vérité au surnom de cette banlieue chic : « la colline des millionnaires ». Blankenese est en tout point un territoire opposé au mien, le kiez1 de Sankt Pauli, jadis zone louche des marins, des Beatles, des punks et des squats. Je n’y mettrais pas les pieds si Viktor, mon grand-père, n’avait eu la chance d’acheter ici. Il vit entouré de maisons luxueuses, dans un ancien logis de pêcheur. Alors, forcément, mon regard est biaisé. J’ai emprunté des centaines de fois la piste cyclable du Strandweg pour venir chez lui. Chaque fois, j’ai l’impression de traverser une frontière. J’avoue que la balade me stimule. Couvrir la distance à vélo me permet de tirer des fils et développer mes personnages. Probablement fais-je l’un des plus beaux métiers du monde. Je peux l’exercer aussi bien à mon bureau qu’en pédalant tranquillement. Mais si je me souviens bien de ce jour, je ne crois pas que mon périple donne lieu à un quelconque tour de magie professionnel. Comme d’habitude, je relâche surtout mes nerfs. Tout mon corps se réjouit, des articulations aux poumons. Le murmure des arrosages accompagne mon entrée dans la zone friquée. Et maintenant que j’y songe, la brise qui remonte du fleuve sent le pin et les cyprès toscans. Un parfum de terre lointaine flotte dans les environs. Il fait incroyablement chaud. L’été chavire plein sud et nous déroute. Un présage ? L’Afrique, déjà ?

Pour une raison que je ne pourrais expliquer, je déteste le toit de chaume et la façade à colombages de la maison de Viktor. Je n’aime pas non plus l’odeur qui s’en dégage sitôt le seuil franchi. Instantanément, le chèvrefeuille du jardin cède la place à l’aigre du renfermé, à la poussière sur les meubles et les tapis. C’est mieux à l’étage, où domine l’haleine du bois, l’épicéa qui règne du plafond au parquet. Les visites se suivent et se ressemblent : prise dans son ensemble, la tanière de Viktor est sinistre, à se flinguer même. Elle reflète son indifférence aux autres, sa façon de mettre les gens mal à l’aise. Et pourtant je me sens bien ici. Cette maison me rassure, j’y ai vu défiler les années et, malgré tous ces objets affreux, trop proches pour être mis à distance, malgré le papier peint à fleurs qui fête son demi-siècle, je trouve l’endroit assez beau.
— Opa2 !
Le vieux ne répond pas.
Les premiers instants, ce silence ne fait que m’étonner. Je sais pourtant que Viktor ne manquerait pour rien au monde le rituel du samedi, ce jour de la semaine où nous nous retrouvons autour d’une plie poêlée avec du bacon et des crevettes, cette bonne vieille finkenwerder Scholle à chair fine et savoureuse de la Nordsee, la mer du Nord voisine. Alors j’insiste et tambourine. Toujours aucune réaction. C’est bizarre, j’appelle son numéro depuis mon smartphone, mais tombe sur le répondeur. Le double des clés se trouve chez moi à Sankt Pauli. En y pensant, une légère appréhension voit le jour, elle monte même d’un cran assez vite. C’est inquiétant : à quatre-vingt-douze ans, Viktor a pu s’effondrer chez lui. Je ne lui ai pas parlé depuis hier. S’est-il même réveillé ?
À l’arrière, il y a une grande fenêtre pour profiter des vues sur l’Elbe. Le fleuve atteint à Blankenese sa plus grande largeur (huit cents mètres d’une berge à l’autre), on pourrait être dans un estuaire, la masse d’eau est toujours un spectacle. Je contourne la maison en criant plus fort. Pas de réponse. Face à l’ouverture, pour ainsi dire une baie vitrée, je décide enfin d’agir. À mes pieds, un carreau de ciment tombe du ciel. Nul état d’âme : je brise la vitre au plus près des moulures, me débarrasse des parties coupantes d’abord avec le coude, puis avec le pied. Je fais un boucan de tous les diables tout en me reprochant mon agitation. Viktor est peut-être en course, chez des voisins. Devant les dégâts, il fera une de ces têtes. Mais j’écarte rapidement cette pensée : c’est un ancien, réglé comme une pendule, il ne se serait jamais absenté à midi.
— Opa, opa…
C’est sans doute en pénétrant dans la maison, alors que le verre crisse sous mes pieds, que je commence à paniquer. Le salon est très simple, pourvu d’une table basse, d’une banquette, d’une télé. La pièce jouxte la cuisine, rudimentaire elle aussi avec son plan de travail, son évier, ses placards et ses appareils électroménagers hors d’âge. En un instant, jaillissent devant moi les indices d’une soirée manquée : verre de vin sur la table, plat du marin hambourgeois en préparation, une portion de corned-beef avec son lot de pommes de terre et d’oignons. Rien non plus concernant les courses du matin, encore un signe inquiétant. Alors je file à l’étage : lit défait pour le coucher, pyjama sorti. Ma conviction est faite : Viktor a disparu depuis hier soir au moins, au minimum une quinzaine d’heures. Une sombre intuition s’immisce en moi. J’écarte spontanément le suicide (Viktor se serait expliqué d’une lettre bien visible), balaie bien entendu le coup de foudre amoureux (ce serait un exploit pour un homme né en 1926), et imagine donc mon grand-père volatilisé dans la nuit, à errer quelque part, ou pire, son portefeuille en poche, victime d’une agression et laissé sur le carreau. On ne peut pas non plus écarter une amnésie passagère à son âge, une soudaine crise de démence, mais alors sans aucun signe précurseur, car nous nous sommes parlé la veille, son esprit de vieillard fonctionnait à merveille, comme d’habitude.
J’ai une idée avant d’appeler la police. Il ne sert pas à grand-chose d’interroger le voisinage, c’est chacun chez soi à Blankenese, il est certain que personne n’aurait observé les va-et-vient de Viktor. Mais le Turc du Tabakladen, lui, pourrait donner des nouvelles. Il y a un jeu de clés à la patère ; par la porte cette fois-ci, je retrouve la rue. Le soleil chauffe mon crâne, des gouttes de sueur sur mon front témoignent d’une température caniculaire, il y a toujours cette crainte d’une déshydratation pour les petits vieux. Sans boire, Viktor va tomber raide si je ne le retrouve pas bientôt.
Dans sa boutique, le commerçant confirme un passage en soirée pour acheter des cigarettes. Je sens que je relève légèrement la lèvre supérieure, comme à chaque fois que je suis contrarié. Le lit préparé pour le coucher, le repas prêt, j’en déduis que Viktor n’est pas rentré chez lui après sa course. Un point de côté se forme sur mon flanc alors que je retourne en courant à la maison. Là, je mets mon nez un peu partout : papiers, affaires personnelles… Les dossiers sont rangés, classés, rien de perturbant, comme si le nonagénaire avait pris congé sans drame, sans séisme. Finalement, je compose le 110. Après le court intermède d’un disque m’informant que toutes les lignes de police sont occupées, l’opératrice m’écoute débiter mon histoire. Elle juge que la situation est sérieuse et décide « d’envoyer quelqu’un ».

L’inspecteur Jörg Bong apparaît après une demi-heure d’attente. Je l’ai jaugé sortant de sa voiture de patrouille. Pas d’uniforme, mais un jean, une chemise blanche et une cravate en cuir. C’est un civil de la Landeskriminalamt (police criminelle de l’État de Hambourg). Vu l’Audi, c’est à croire qu’on ne plaisante pas avec les citoyens de Blankenese, ou peut-être aussi qu’on est samedi, et que cet homme se morfond dans son bureau. Quoi qu’il en soit, il se présente une auréole sous chaque aisselle puis, semblable au papillon de nuit attiré par la lampe, il se poste directement à la fenêtre brisée du salon.
Il prend son temps avant de faire son métier. Plutôt que d’estimer les dégâts, ses yeux pantois s’attardent sur les demeures incroyables des environs, les escaliers sinueux de Treppenviertel, et puis le fleuve auquel on revient toujours à Blankenese, le trafic des cargos qui se bousculent de poupe en proue, les voiliers huppés, la plage de Falkensteiner ensevelie sous les arbres et, presque en face, l’île de la Neßsand Nature Reserve, étirée à marée basse, dévoilant ses épaves. Machinalement, je pars dans la cuisine servir deux Astra glacées. À mon retour, des relents de transpiration soulignent déjà sa présence.
— Je ne comprends pas pourquoi les gens partent à Majorque, fait-il en inspirant profondément. Moi, je ne quitte jamais le coin. Bon sang, regardez les rives de l’Elbe ! Sous le soleil, avec tous ces clients sur les terrasses des tavernes de bateliers, vous ne trouvez pas que ça ressemble au Bosphore ?
Je le regarde d’un air incrédule. Angoissé, je suis tout proche de l’irrespect :
— Toutes ses oies sont des cygnes.
— Pardon ?
— Oh, c’est une vieille expression anglaise. Valable pour quelqu’un qui exagère ses mérites. Cette tendance à survendre, si vous préférez. Les oies et les cygnes sont très différents…
— Je vois… Vous êtes comme ces agitateurs, réplique l’inspecteur dans un sourire crispé. Vous n’aimez pas la police, et pourtant vous avez besoin d’elle.
Contemplant un instant les petites dents grises de mon interlocuteur, je me ravise. Pourquoi ce ton supérieur ?
— Non, pas du tout, pardon, je suis tendu, ça m’est venu comme ça. Je n’ai jamais pensé au Bosphore en contemplant l’Elbe, ni au fleuve Amazone, mais bon, pourquoi pas ? L’important, c’est mon grand-père. Ça ne lui ressemble pas de se volatiliser sans donner de nouvelles.
— D’accord. Viktor Breitner, c’est bien ça ? Quatre-vingt-douze ans ? Vous me confirmez être son petit-fils ? Herr Paul Breitner, c’est ça ?
— Absolument. C’est très inquiétant. Les patrouilles sont au courant, n’est-ce pas ? Elles possèdent son signalement ?
— Ça ne marche pas ainsi. Les cas de disparition sont laissés à l’appréciation de l’enquêteur, c’est un peu aléatoire. Là, c’est trop tôt pour s’affoler.
— Mais vous ne trouvez pas ça alarmant ? Je crains une agression. Soyez franc, quelles sont ses chances de survie ? Il a quitté son domicile il y a vingt heures environ.
— Je comprends, et sans doute m’inquiéterais-je à votre place, mais l’administration a ses règles, elle a pour mission d’agir avec rigueur. Votre grand-père, si je suis ce que dit ma collègue, n’est pas en situation de handicap, ni malade, ni dépressif. Chaque année des milliers de personnes s’évanouissent dans la nature en Allemagne. Dans 99 % des cas, l’affaire se résout très rapidement. Le ou la disparu(e) retrouve tout penaud le chemin de la maison. Ne vous affolez pas. J’ai vérifié les registres centralisés des commissariats et hôpitaux : ils ne donnent rien. Notre mission, c’est de foutre la paix à Viktor Breitner encore quelques jours. Théoriquement, c’est son droit le plus absolu de ne pas donner de nouvelles. Je ne peux, a priori, exclure une fugue… Vous avez parlé à son médecin ?
Je hausse les épaules malgré moi et jette un coup d’œil automatique à un portrait de famille pris, tiens, lors de vacances à Majorque. Les eaux limpides de Caló del Moro se profilent en toile de fond. Il y a là ma frimousse d’enfant, ma mère un peu fêlée (qui maintenant vit dans les environs, sans jamais d’ailleurs prononcer le nom de Majorque, lui préférant le doux nom d’« île magique »), et mon père, cinq étés avant sa mort tragique. Je surmonte depuis longtemps les visions ou pensées qui rappellent ce deuil, alors j’enchaîne sans la moindre hésitation.
— Non, il n’était même pas suivi par un médecin. Viktor est en pleine forme pour son âge. On est loin d’une personne dite vulnérable. C’est très déroutant, cette disparition. Je sais que ça doit avoir peu de valeur pour vous, mais j’ai vraiment un mauvais pressentiment. On peut au moins lancer un appel à témoin ?
— Je suis désolé, mais en l’espèce, il faut attendre. Et ne voyez pas tout en noir. Vos romans sont plutôt optimistes, non ?
Je ne parviens pas à réprimer un léger sourire. Malgré la situation, la remarque de Bong me satisfait. Il m’a reconnu. C’est absolument lamentable, songe-je aussitôt, mais j’espère que le flic va ainsi prendre son temps. Je ne suis pas une célébrité, vraiment pas, pourtant il arrive que mes quelques succès modifient ma relation à autrui. Il n’y a pas que les flatteries, il y a ces privilèges aussi idiots qu’un traitement prioritaire à une agence de location de voitures ou au comptoir d’un aéroport. Au restaurant, des inconnus me sourient, soucieux de bien faire. J’inspire confiance, mais je ne me considère en aucun cas comme différent des autres. À part savoir trousser plus ou moins bien une intrigue, je ne me vois pas trop de qualités. Pour être franc, mon originalité s’accommode plutôt d’un certain mimétisme avec les habitants de Hambourg. Enfin, peut-être que face à un citoyen lambda, Bong aurait pris quelques notes un peu dédaigneusement et tourné les talons en promettant d’inscrire Viktor au fichier des personnes disparues. D’où ce sourire un peu niais… Je lui fais face et tâche de rattraper ma sortie initiale en m’exprimant gentiment.
— Au fond, on fait un peu le même boulot tous les deux… Je suis souvent frappé par cette idée que le réel l’emporte sur la fiction. Les scénarios les plus improbables naissent de la vie de tous les jours, c’est assez logique, d’ailleurs…
Je ne crois pas si bien dire. J’ai la sensation que, quelque part, la disparition sans raison apparente de Viktor se présente comme dans un livre. Mais il est encore trop tôt pour m’en rendre vraiment compte. Bong semble ragaillardi par ma complicité. Entre acolytes…
— Il y a un endroit où votre grand-père aurait pu se rendre, j’y pensais en arrivant. Le Römischer Garten est à deux pas d’ici. Il a peut-être assisté à une représentation en plein air hier soir ?
Une mauvaise rencontre là-bas, entre les haies bien taillées, l’amphithéâtre romain, les murets et les escaliers de pierre sculptée ? Je vérifie mécaniquement sur mon smartphone le programme estival. Sans y croire, car Viktor ne sort pratiquement jamais, un récital classique à la rigueur, et je ne trouve aucun événement musical.
— Dommage, commente Bong déçu. Vous avez indiqué à la standardiste que vous êtes le seul parent.
— Oui. Les autres sont décédés.
— Alors vous allez me signer ça. Et on fait le point demain, d’accord ?
Le document porte le doux nom de « Requête aux fins de constatation de présomption d’absence ». J’inscris ma qualité de petit-fils, mon identité complète, celle de la « personne présumée absente ». J’expose les motifs de ma demande et tranche la question « d’estimer la personne la plus compétente pour administrer les biens de l’absent » : moi. Le papier rangé dans une poche, l’inspecteur se dirige vers la porte d’entrée et disparaît à la Colombo, en me saluant d’un geste de la main.
De retour dans la cuisine pour débarrasser les bières, je contemple Bong à nouveau par la fenêtre. Il hésite devant l’Audi. Il a l’air à bout, proche de la retraite et prodigieusement malmené par les années. Ses joues sont couperosées, son corps paie cash le prix de sandwichs et d’enquêtes obsédantes. Dois-je me reposer sur le visage tourmenté de cet homme ? Je l’examine encore et finis par m’étonner de son surplace. Plutôt que de déguerpir, il observe une villa haut de gamme couverte de glycine. Il se gratte le menton, s’interroge, puis fait quelques pas en direction d’une grille qui laisse entrevoir un jardin à la française. Il reste là cinq bonnes minutes, scrute un point invisible, sort un carnet pour prendre des notes et finit par retrouver sa bagnole.

Le gosier toujours aussi sec, j’ouvre le frigo, me sert une nouvelle Astra tout en scrutant le rez-de-chaussée méticuleusement. Rien d’autre qu’un repas en attente. À mon tour, je me poste au salon pour réfléchir, l’Elbe et sa gamme chromatique sous les yeux. D’ordinaire, le va-et-vient des vagues m’apaise, le courant du fleuve m’aide comme tout un chacun à Hambourg, cette ville née par l’eau, pour l’eau. Mais nul effet réparateur aujourd’hui. Je ressasse tous ces films et romans qui affirment que les vingt-quatre premières heures sont les plus importantes pour un crime ou une disparition. Et comme un imbécile je reste les bras croisés ! Les gros lecteurs savent bien que la première chose à faire dans le cas d’une absence inexpliquée consiste à vérifier les débits sur la carte bancaire. Puisque le flic temporise, c’est à moi d’appeler l’agence de mon grand-père et, pourquoi pas, d’enchaîner avec les listes de passagers à l’aéroport Helmut-Schmidt, puis de nouveaux les hôpitaux, les cliniques, les dispensaires, les divers centres des secours. Enfin… pas sûr.
Car si l’absence de Viktor me déroute, et c’est bien le premier mot qui me vient à l’esprit pour nommer mon incompréhension, quelque chose en moi, quand même, se refuse à un scénario sombre. Je viens d’écrire que la disparition de mon grand-père, inconsciemment, est déjà pour moi du domaine romanesque, mais sa vie est aussi lisse que la patinoire du centre-ville. Si je mets de côté l’agression, comment imaginer un départ précipité de Hambourg ? Pour quelle raison ? Je crois ne pas manquer d’imagination comme écrivain, la mise en place automatique de trames et d’embrouilles les plus invraisemblables pourrit même ma vie intime, mais là, stop, Viktor ne peut être très loin. Je dois établir un périmètre d’un ou deux kilomètres, pas davantage, aucune raison qu’il se soit éloigné.
Si je me persuade que je vais retrouver mon grand-père par moi-même, que je vais le ramener à la maison avant la tombée du jour, c’est qu’au fond je n’admets pas sa disparition. Viktor ne peut me prendre au dépourvu. Je lui fais confiance depuis toujours. Je ne doute pas un instant de sa loyauté, nous avons noué ensemble un pacte de sécurité. J’étais adolescent quand Christian, mon père, son fils, s’est tué à moto. À ce moment où j’avais le plus besoin d’aide, il était présent à chaque instant, indispensable. Les choses s’inversent à présent. Même s’il apparaît en toutes circonstances solide comme un roc, je suis son unique descendant, et me tiens toujours prêt à parer à la moindre faiblesse. Alors je dois agir, céder au sentiment d’urgence. Une idée me traverse la tête. Je n’ai qu’un numéro à composer pour que la cavalerie rapplique. Je m’éclaircis la gorge et appelle Irene, cheffe du kop3 le plus gentil de la planète. Elle décroche à la première sonnerie.
— Moin Moin4, beau gosse !
— Moin, Irene. Écoute, je suis chez mon grand-père. Il a disparu. Un flic est venu, c’est trop tôt pour s’inquiéter d’après lui, mais il y a quelque chose que je ne sens pas. J’ai besoin de monde pour partir à sa recherche, le plus de monde possible.
— Scheiße ! Tu es sûr de toi ? Je veux dire, avec ton imagination, peut-être, tout simplement, qu’il est…
Ma voix monte d’un ton.
— Non, j’ai tout vérifié. Vous pouvez arriver dans combien de temps ?
— Tu me rappelles l’adresse ? Tu as de la chance, la bande est là, on attend le match. Donne-nous une demi-heure.

1. Quartier.
2. Grand-père.
3. Tribunes les plus animées des stades, situées généralement derrière les buts.
4. Version contractée de Guten Morgen utilisée par les habitants de Hambourg pour se saluer.

2
On ne peut pas reprocher aux ultras du Fußball-Club St. Pauli d’abuser des tatouages et des piercings, d’exagérer les tee-shirts flanqués d’une tête de mort ou d’un ballon faisant voler en éclats une croix gammée, ce sont les emblèmes du club, son âme. Ces braves supporters dévoilent aussi des bouches édentées et des bras costauds aguerris dans les bagarres contre les clubs « fascistes » de l’ex-RDA. Les voilà qui débarquent dans la rue de Viktor. C’est une image saisissante à Blankenese. Au final, ils sont une vingtaine de volontaires, venus en skate, à vélo ou en métro par la ligne 2 du S-Bahn. J’ai mis à profit les trente minutes pour imprimer à l’épicerie turque une série de portraits de Viktor. J’en distribue à chacun et, au nom des principes libertaires en vigueur, ne donne ni ordre ni instruction. On interroge et fouille où on veut, le temps qu’on veut, seule l’idée d’une équipe de deux est suggérée. Sous des huées anti-Gafam, mais pas le choix, pour se donner des nouvelles, Irene improvise un groupe WhatsApp nommé Opa Finden (« Trouver Papi »). Elle fait preuve d’un sens de l’organisation hors pair, précise et douce comme à son habitude. Finalement, la meute s’éparpille. Je reste seul avec elle.
Nous commençons par nous regarder. Mon allure tranche avec les membres du kop. Je suis bien plus classique, mes boots Carvil usées et cirées avec soin, mon jean fuselé, porté sur une chemise blanche, sont assez décalés des baskets noires et sweat à capuche de rigueur dans la Südtribüne du stade. Irene aussi fait preuve d’une certaine classe. Issue d’une famille à pedigree, elle est grande, belle, et blonde comme l’or qui irrigue depuis toujours son kiez de Rotherbaum. Chaque matin, au réveil, ses grands yeux noisette voient de sa chambre l’Alster1. Sauf son nez piercé, rien ne la distingue de ses voisines volubiles, élégantes et accros au yoga. Sa transition date d’une dizaine d’années, le copain de fac qui s’appelait Franz appartient à un autre monde. Et c’est bien Irene qui s’alarme de mon air pâlot. Elle va me prendre sous son aile, assure-t-elle. Je lui souris et relâche un peu mon visage tendu d’émotion. C’est impressionnant de voir les fans de Sankt Pauli venir à mon secours en un clin d’œil, ça me rassure, mais c’est surtout sa présence qui m’apaise. Elle voit bien que la culpabilité de ne rien faire m’agace, que je ressens la nécessité de bouger, de fouiller partout dans Blankenese. De sa voix rauque et mélodieuse, travaillée par des années de chant, elle entend me rassurer. D’abord, elle fait le point, très calme :
— Tu as relevé des indices concordants ? Ce serait utile avant de ratisser les lieux.
— Mais tu parles comme une flic ? Ça ne te ressemble pas, ma chère.
Une pointe d’amusement me ravive. Placide en tout, Irene a ce don d’abaisser les niveaux de tension. En plus de son intelligence aiguë, la sérénité est sa vraie force dans son boulot. Et il en faut pour faire face aux expériences traumatiques vécues par les migrants qui défilent dans son bureau de PsyPlanet, la fondation caritative où elle exerce comme thérapeute.
— On ne va pas partir le dos courbé, en décrivant des cercles et des zigzags avec une loupe, si ? rétorque-t-elle. Je suis partante pour toutes les aventures, tu me connais, je peux plonger dans les taillis, me mettre à rechercher des bouts de tissu, des chaussures, un cheveu, un vieux mouchoir… Mais bon… On a peut-être mieux à faire.
L’opération Opa Finden, comme son nom l’indique, ne concerne manifestement pas l’enlèvement d’un enfant de trois ans. Je suis de plus en plus fou d’inquiétude, mais on peut temporiser. Enfin, on DOIT temporiser, car je suis loin de me calmer. C’est une réaction émotionnelle plutôt vive, mais je ne me sens absolument pas prêt à perdre mon grand-père. Le grand âge n’y fait rien, c’est inconcevable pour moi. Tout s’écroulerait. Irene désigne une caméra de surveillance placée sur un lampadaire, et aussitôt je me dis que je dois manquer de jugeote. Il suffira à l’inspecteur Bong de rembobiner les vidéos de surveillance pour voir Viktor apparaître de coin de rue en coin de rue : Hambourg est bien équipée depuis que Mohammed Atta et ses quatre équipes terroristes ont fait de la ville un port d’attache pour les kamikazes du 11-Septembre.
— Écoute-moi, reprend Irene en posant sa main sur mon épaule. Ton flic, probablement qu’il interroge en ce moment toutes les caméras du quartier. C’est très simple pour lui, il faut le laisser un peu travailler. On aura vite l’itinéraire suivi par ton grand-père. C’est pour ça que je me demande si c’est vraiment utile pour nous de tout ratisser. La bande fait déjà le boulot. Tu es sûr d’avoir bien exploré la maison ? Il y a peut-être des signes, puisque tu n’aimes pas le mot indices, que tu n’as pas relevés. Bon… Tu vas me laisser longtemps sur le trottoir comme une pute à cent euros. On entre ?
J’obéis. Déconcerté par la personnalité de ce flic, ai-je commis une erreur ?
— Un jour, poursuit Irene dans l’entrée, tu m’as dit qu’il avait bossé chez Steinway. À l’usine de Bahrenfeld, c’est ça ?
— Oui, il faisait partie de l’équipe des intoners, les harmonisateurs, l’élite de la boîte. Ce sont eux qui modèlent le son des pianos. Il avait gagné ce surnom, l’Oreille, c’était presque une vedette là-bas.
— Il est resté proche de collègues ?
— Non, personne, tu penses bien, j’aurais appelé tout de suite. Viktor est un solitaire. À ce que je sais, il a brusquement quitté femme et enfant au début des années 1970. Plus tard, l’accident de mon père l’a détruit, il s’est totalement replié sur lui-même, rongé par une sévère dépression. À part moi, il n’y a personne dans sa vie.
— Excuse-moi, mais… Tu songes à un suicide depuis ce midi ?
— Il n’aurait pas aimé que je le découvre, c’est certain… J’y ai pensé, mais sans lettre, sans explication, non, ça ne lui ressemble pas…
J’esquive pourtant l’image d’un corps flottant sur l’Elbe. Viktor aime tant ses rives… À contrecœur, Irene observe ma grimace inquiète. Elle devine aussi mon envie d’une longue bouffée de cigarette.
Un silence.
— Tu peux me raconter sa vie ? reprend-elle, ça peut aider. Il y aura peut-être un événement marquant, on verra bien.
— Je ne sais vraiment pas grand-chose, c’est la génération silencieuse, tu sais. Viktor se contente de bribes de récit, il vient d’une famille d’ouvriers du port. Il s’est retrouvé seul au monde après les bombardements de 1943. J’imagine que ses parents et sa sœur ont été portés disparus. Elle s’appelait Vera, c’est tout ce que je sais d’elle.
— Mais lui a survécu, pourquoi ? Il ne se trouvait pas avec eux ?
— Il n’a jamais voulu non plus s’étendre là-dessus. Vraiment, je me rends compte que je ne sais rien. À ce moment-là il était dans la Kriegsmarine, apparemment une planque au Danemark, les télex il me semble. Au cessez-le-feu, il s’est retrouvé prisonnier. C’était beaucoup mieux que de finir entre les mains des Popovs. Après, retour dans les ruines de Hambourg.
Irene jette en même temps un regard panoramique au rez-de-chaussée. Son inspection lui dit qu’elle ne trouvera rien ici, qu’elle ferait mieux de monter à la chambre, de creuser l’intimité, soulever le matelas, se fader les vêtements, une tâche peu ragoûtante.
— Bon, si tu veux bien, je monte.
J’entends vite les pas d’Irene. L’étage s’emplit de bruits de meubles et de chaises déplacés, de tiroirs ouverts, de grincements de portes. Moi je sens que j’étouffe entre ces murs. Je calcule qu’il s’est passé trois bonnes heures depuis mon arrivée. De nouveau, je prends la place de l’inspecteur à la fenêtre. Un violent mal de crâne vrille brusquement mon cerveau. J’ai vraiment besoin d’un comprimé. Irene redescend.
— Alors ?
— Rien, mais je me demande… Les vieux replongent souvent en enfance. Et si on devait chercher là, dans le labyrinthe de sa jeunesse ? Il a des cousins, par exemple ?
— Laisse tomber, il n’y a aucune personne vivante de ce côté de la famille.
— Alors, une autre idée : fais comme si ton grand-père était le personnage d’un roman. Quand on te lit, on voit la situation, on y est.
— Merci, c’est toujours un pari, à chaque livre.
— Je ne veux pas te flatter, je m’en fous. Mais je t’observe dans tes moments de création. Ton air concentré, tes yeux qui s’échappent. Tu as l’air bien perché avec ta façon de ne pas nous écouter, d’être ailleurs, dans tes pages, avec eux, tes personnages. Fais un effort d’imagination. Il est où ton grand-père ?
Je me cabre.
— Difficile, tu sais que je n’écris pas sur mes proches. Et puis, vraiment, je ne vois pas en quoi cela pourrait nous aider.
— Pour une fois, fais un effort. Je te demande juste de sentir où pourrait être ton grand-père.
Son aisance à me bousculer est toujours étonnante. Je la regarde sans un mot.
— Allez vas-y ! Sers-toi de ton imagination ! Démolis la réalité pour voir ton grand-père comme dans un roman. Voilà le pitch : un vieil homme seul qui a travaillé chez Steinway, qui a fait la guerre sous l’uniforme nazi, qui a quitté sa femme il y a longtemps… Demande-toi ce qui t’inspire dans ce personnage.
Je n’hésite pas :
— Ces silences sur sa sœur et ses parents. L’anéantissement complet d’une famille sous les bombes.
— Tu vois… Ce n’est pas si bête de plonger en soi-même, taquine-t-elle gentiment. D’ailleurs ton premier roman aurait pu explorer ça, tu ne crois pas ?
— Et j’aurais eu instantanément la carrière d’un écrivain qui compte, c’est ça ? Mais je n’ai jamais eu cette envie, tu le sais bien. On est quelques millions en Allemagne à partager ce passé lointain. En fait, je trouve ça morbide.
Jusqu’à Continuum, aucun de mes romans n’avait attiré l’attention d’un grand nombre de lecteurs. L’obtention du prix décerné à la foire de Francfort a tout changé. Du jour au lendemain, à ma grande surprise, cette distinction m’a propulsé dans les listes des meilleures ventes. Et puisque Francfort, chaque année, se transforme en capitale mondiale des traductions, mon best-seller s’est retrouvé disponible dans toutes les langues ou à peu près en un temps record. La mise en place de tournées promotionnelles a suivi, l’adaptation en série pour une célèbre plateforme est en cours de tournage, l’indifférence qui accueillait mes sorties autrefois s’est transformée en enthousiasme quasi automatique. Sans calcul de bénéfices ou de pertes, je publie chaque printemps désormais. Par paresse, ou raccourci, difficile de savoir, la critique applaudit. Revient souvent (outre le prénom) cette très vague ressemblance physique avec Paul Auster. C’est embarrassant, car à part un goût commun pour le hasard, je sais bien que je n’arrive pas à la cheville du maître de Brooklyn. Au jeu de la comparaison littéraire, mieux vaut se tourner vers un collègue très souriant, on me surnomme aussi le « Luca Di Fulvio allemand », même attrait pour la fresque populaire, même gentillesse aussi paraît-il. Anne, mon éditrice, ne manque jamais de nous rapprocher car nous ne nous voyons pas autrement que comme des conteurs d’histoires, pareils à ces cantastorie qui jadis sillonnaient les villages italiens. Di Fulvio plutôt qu’Auster, oui, car entre autres détails, il se trouve que je n’ai pas trouvé ma Siri Hustvedt.
— Mais en quoi la bio de Viktor peut nous être utile, là, tout de suite ? Je commence à vraiment flipper, Irene.
— Fais-moi confiance, tu aimes bâtir des intrigues et imaginer des personnages. Reviens à ton grand-père. Pense à une vérité qui serait bien enfouie chez lui. Un truc incroyable qu’il cacherait, garderait pour lui, à travers les années.
Irene semble un peu grisée par les événements. Mais je ne veux pas jouer avec elle. Je n’accorde absolument aucune valeur au prétendu instinct des écrivains, un stéréotype sans fondement, l’imagination est un muscle, j’y reviens. Pour raconter une histoire, il faut organiser des rencontres accidentelles ; elles semblent surgir du néant, agir à partir d’un déterminisme quasi mathématique, mais c’est juste notre boulot d’organiser un chaos, une révolte, face à la force du destin.
— Dans la vie réelle, mes histoires sont quasi impossibles, on ne parle pas d’un personnage inventé, là.
— Mais écoute-moi, putain ! Vis ce que ton grand-père est en train de vivre. Pense à lui de manière presque paranormale. Que te passe-t-il par la tête ? Tu es émotionnellement équilibré, Paul, mais tu sais te projeter, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. Mais, non !
Je réplique trop sèchement. Je ne veux pas avancer plus loin sur ce terrain, je n’imaginerai rien de tout ça. Je ne sais pas pourquoi, mais cette conversation ravive la séparation brutale d’avec mon père. Il n’y a pas eu d’adieu, rien qu’un camion de plein fouet sur une route en Argentine, l’horreur d’un coup de fil un matin depuis l’ambassade de RFA à Buenos Aires, puis le cri de ma mère, et les pleurs à l’infini. Je ne veux pas de ce coup de fil pour Viktor. Peut-être ai-je bien trop pensé aux derniers instants de mon père sur la route, je me garderai bien d’inventer des images pour Viktor. Tout simplement ce n’est pas possible. Immanquablement je convoquerais des horreurs.
— Je n’y arrive pas, excuse-moi, je suis paumé, là.
Irene soupire légèrement et part s’ouvrir une bière. Dans le contre-jour, son geste, sa gorgée virile, très rapide, me rappelle vaguement les cuites prises vingt ans plus tôt avec Franz.
— J’adore ! réagit-elle à son retour au salon.
— Comment ça, tu adores ?
Un silence complet.
— Ben oui, tu fais toute une théorie sur ta distance, tu prétends qu’il n’est rien arrivé d’intéressant dans ta vie, et une minute plus tard, dans ta famille, la guerre est là, toute fraîche. Ce n’est pas précisément anodin.
— Arrête ! Mon grand-père mène une vie calme, une vie ennuyeuse. Il a été l’acteur d’un drame dans sa jeunesse, il y a longtemps. Mais comme des millions de gens. Aïe, j’ai mal au crâne, c’est de plus en plus fort.
— Quoi ?
— Migraine. Tu as vu une pharmacie dans la salle de bains ? J’ai besoin d’un comprimé.
— Bouge pas, j’y retourne.
— Merci.

Toujours posté à quelques centimètres du carreau fracassé, les yeux sur l’Elbe et le tee-shirt collant au dos, je m’interroge. Oui, je préfère de loin être un observateur, oui, je place l’invention et le no man’s land romanesque au-dessus de tout. Mais Irene vise juste, comme d’habitude. Il y a une incontestable facilité à tout mettre à distance, à laisser les sentiments au fond de soi. C’est bien son genre de dénicher l’anguille sous roche, car ce n’est pas rien d’imaginer Viktor sous l’uniforme de Hitler.
Irene n’a pas besoin de parler, elle me regarde et ça suffit. Elle n’est pas à se demander si Viktor a tué. Bien sûr qu’il a tué, les télex, certes, mais le froid, la peur, l’ennemi… Et donc : peut-être que Viktor trompe son monde. Comme dans ce livre de Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Je m’en souviens d’un coup, avec l’effet d’un uppercut asséné au foie. Ce texte ressuscite les réservistes du 101e bataillon de la police de Hambourg, précisément des gars comme Viktor, en grande majorité des ouvriers rappelés dans un corps chargé du « maintien de l’ordre » car on doutait de leur capacité sur un champ de bataille. Pas du tout des tueurs nazis fanatisés depuis l’enfance, mais des « types bien », d’une ville d’ailleurs plutôt hostile à Hitler, du genre qui pouvaient se soustraire (leurs officiers leur ont bien dit ça, se soustraire si le cœur vous en dit). Sauf qu’on connaît les mâles, alors voilà, ces pères de famille majoritairement de gauche sous la république de Weimar ont assassiné d’une balle dans la tête trente-huit mille Juifs, sans oublier d’en arrêter quarante-cinq mille immédiatement déportés et gazés à Treblinka. Des hommes ordinaires est insoutenable, le récit des massacres et des rafles commis par ces « bons gars » de Hambourg, bien sûr, mais peut-être plus encore leurs explications données dans les années 1960 lors d’une enquête judiciaire, avec des phrases glaçantes : « Je me suis efforcé, et j’ai pu le faire, de tirer seulement sur les enfants. Il se trouve que les mères tenaient leurs enfants par la main. Alors, mon voisin abattait la mère et moi l’enfant qui lui appartenait, car je me disais qu’après tout l’enfant ne pouvait pas survivre sans sa mère. C’était pour ainsi dire une manière d’apaiser ma conscience que de délivrer ces enfants incapables de vivre sans leur mère. »
Je secoue la tête pour oublier ça. Étrangement, une bouffée d’air cingle la vitre coupée et vient à mon secours.

J’entends tout et devine tout. Il y a pléthore de produits dans l’armoire à pharmacie. Un étage d’antalgiques, un autre d’analgésiques, et sur l’étagère la plus haute un antique bistouri en métal mélangé à une boîte de compresses au logo défraîchi. Dans la chambre, Irene a déjà humé le parfum de Viktor et scanné son lit jusqu’aux plis des draps. Là, dans la salle de bains, c’est pareil, des poils blancs sont plaqués sur le savon vert, elle a comme un haut-le-cœur et se dépêche de trouver ce qu’elle cherche, une bonne vieille boîte d’aspirine. Elle la trouve finalement près du lit et balaie la poussière qui stagne sur la pochette pour en vérifier la date de péremption. Au même moment, quelqu’un du groupe se signale sur l’appli.
— C’est lui, dit-elle à celui qui cherche à identifier Viktor. Ne le lâche pas, il n’y a pas deux vieillards hagards perdus dans Blankenese.
Un sourire de triomphe resplendit sur le visage d’Irene tandis qu’elle dévale les escaliers. C’est à peine si j’ai le temps de me retourner qu’elle me colle au visage l’écran de son smartphone. J’ai un petit mouvement de recul et, à mon tour, j’ai les yeux qui brillent. Oui, c’est lui, bel et bien lui, je confirme, à la fois soulagé et inquiet par la mine de mon grand-père. Le pauvre vieux a l’air en état de choc.
— Ils sont où ?
— Au phare de Wittenbergen.

Rouge et blanc sur la plage, le feu maritime est un monument historique, comme on dit, l’une des plus anciennes tours d’éclairage en acier au monde. J’évalue le parcours à quinze minutes le long du Strandweg, et comme Irene aussi a son vélo, nous voilà donc à pédaler comme des fous. À la première descente, je suis joyeux, puis, avec la monotonie du plat, la bizarrerie de la situation revient m’accabler : il reste que Viktor a passé la nuit dehors, qu’il est parti sans laisser un mot, en somme qu’il a craqué. Pourquoi ? Je n’ai pas entendu dire qu’Alzheimer se déclenchait d’un coup, je n’ai pas assisté au moindre signe de démence sénile chez lui, j’ai parfois des incompréhensions face à ses réactions, mais d’évidence elles tiennent à son caractère et à son isolement. Les yeux rivés sur la grande tour à claire-voie de trente mètres de haut qui se présente maintenant au loin, je redoute de plus en plus mon arrivée. J’accélère pour combattre cette impression. En course, on appelle ça « gicler », sortir du peloton brusquement et faire le trou, j’étais un spécialiste dans ma jeunesse – Irene en reste clouée sur place. Finalement, les silhouettes des deux bons samaritains, et surtout leurs tee-shirts dont les têtes de mort brillent sous la lumière éclatante, se devinent au loin. À destination, j’abandonne mon vélo par terre. La roue avant grince un peu en tournant dans le vide. Je prends le temps de remercier les gars, puis me plante devant Viktor désorienté. Irene arrive quelques secondes plus tard, mais se tient en retrait.
— Opa, ça va ? Tu n’as pas chaud, froid, faim ?
Assis sur les marches du phare, il sent mauvais. Je lutte contre cette perception, m’approche et me baisse pour lui parler les yeux dans les yeux.
— Tu m’as drôlement foutu la trouille, dis donc.
Mon grand-père tourne lentement la tête et la relève vers le ciel pour suivre un oiseau. Il agit lentement, un peu comme peuvent le faire certains enfants autistes, avant de revenir à moi et de me dévisager.
— Tu peux te lever ? Tiens, prends mon bras. Allez viens, on rentre.
Viktor se redresse mais ne répond pas. Il descend les quelques marches du phare avec difficulté, je note un manque de synchronisation des mouvements, pas de quoi chuter, mais il vacille, et c’est un signal d’alarme supplémentaire. Le défaut d’équilibre est peut-être provoqué par cette main plaquée à son torse, Viktor étouffe une lettre frappée d’un timbre new-yorkais. Les doigts tremblent un peu, les veines animées de pulsations font comme des petits serpents agités. Cette nuit dehors a fait de lui un vieillard tremblotant, sur le bord de sa tombe. Il donnait le change à quatre-vingt-dix ans passés, et maintenant il est faible, sa peau lézardée, trempée de sueur, semble fragile, dans l’effort sa bouche se découvre sur des gencives toutes pâles, la barbe blanche s’annonce sur les joues creuses, les bras sont osseux et les muscles s’y dessinent sèchement. On pourrait croire à une ombre, l’ombre de Viktor. Mais dans ce tableau presque funèbre il n’y a pas de surdité. Viktor comprend ce qu’on lui dit. Et il ne répond pas. Viktor est devenu muet. D’un coup.

Une modification du temps très nette se produit. La canicule n’est brusquement plus de mise, de petits nuages envahissent le ciel et déjà les premières gouttes de pluie martèlent le fleuve satiné par l’été. Il règne un calme profond sur la plage à marée haute, une tranquillité contagieuse, si bien que, sans l’avoir anticipé, j’opte pour la méthode douce : prendre soin de mon grand-père c’est ne pas appeler les secours, ni la police bien sûr, ni un médecin dans l’immédiat, sa vision serait pour Viktor celle d’un prêtre venu pour les derniers sacrements. Non, je veux faire ça à l’ancienne, ne pas déléguer ma tendresse comme le veut l’époque, mais garder la maîtrise des événements, et ça veut dire se tenir loin des blouses blanches glaciales. Message reçu, semble me dire Viktor alors que je n’ai même pas parlé.
Les adieux sont brefs avec les autres. Le vélo est confié aux deux gaillards qui le laisseront devant la maison, et Irene remercie chacun à travers un message groupé. Je commande un taxi pour Rissener Ufer, la route qui bute sur le rideau d’arbres dissimulant le phare. Nous nous y rendons tous les trois ; Irene enfourche son vélo et m’embrasse quand se présente une berline japonaise. Ensuite, il n’y a pas un mot échangé à l’arrière du véhicule qui file en direction de la maison. Le chauffeur s’enthousiasme tout seul, la météo, cet air frais qui vient à point. Il n’y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements, dit l’adage allemand. Et à Hambourg il faut toujours avoir près de soi son bon vieux ciré jaune Schmuddelwedda.
Lorsqu’il se tait enfin, ne reste que le ballet des essuie-glaces sur la pluie qui redouble, un schhh étouffé, hypnotique.
Assez vite, mon inquiétude retombe. La joie des retrouvailles prend le dessus. L’air malheureux de Viktor disparaîtra après quelques jours de repos, j’ai cet espoir. L’attaque d’aphasie, documentent les savants, résulte d’une lésion située dans les zones du langage de l’hémisphère gauche, les aires de Broca et de Wernicke. Après un AVC, par exemple, la capacité à parler n’est pas perdue, elle est juste endommagée. Le cerveau est plastique, il sait se réorganiser. Au pire, des heures chez le neurologue et l’orthophoniste, c’est ce qui arrivera, c’est une affaire de patience.

1. Le grand lac intérieur de Hambourg.

3
Hambourg, été 1947
Viktor Breitner avait mis des jours à comprendre qu’il retrouvait sa ville. Pendant toute la guerre, il s’était accroché à l’image d’une cité florissante à l’égal de Londres et New York. Même s’il se doutait bien qu’il ne restait pas grand-chose des scènes de son enfance, jamais il n’aurait pu imaginer une telle apocalypse. Les mois avaient beau passer depuis son retour, la stupeur l’emportait sur tous les sentiments. Il n’éprouvait ni colère ni chagrin. Il ressentait juste un vide immense. Tous ses proches avaient disparu et il ne possédait plus rien.
Trois ans plus tôt, Hambourg s’était transformée en mer de feu. Sous un déluge de bombes au phosphore, la réaction de fusion avait créé un embrasement général, les flammes en tornades avaient soufflé à 250 km/h, pareil à de la cire liquide, l’asphalte avait englué les corps instantanément dissous en graisse, le verre s’était liquéfié, les arbres déracinés s’étaient envolés en tous sens sous les nuées ardentes. Il n’y avait plus eu un chat en ville jusqu’à ce que la guerre soit perdue, que les Alliés lèvent le blocus en août 1945.
Depuis deux ans, les habitants arpentaient les carcasses des immeubles à la recherche de tout ce qui pouvait s’utiliser. Pour survivre, les femmes cassaient des cailloux et déblayaient. Les rares hommes valides trafiquaient au marché noir. L’opération Gomorrhe, c’était le nom de l’attaque, avait brûlé vives quarante-cinq mille personnes en quelques heures, mais le plus incroyable, peut-être, tenait dans cette odeur âcre de bois et d’étoffes brûlés qui traversait encore les désolations. La puanteur écœurante de la ville s’insinuait partout, jusqu’au réduit de Viktor. Ce matin-là, elle l’assaillit dès l’instant où il ouvrit les yeux. Peut-être même qu’elle le réveillait, cette infection à laquelle on ne s’habituait jamais. En réaction, il bondit de sa couche.
Chaussé de semelles découpées dans un pneu, vêtu de son habituel maillot de corps et d’un pantalon de toile retroussé sur ses jambes, il se retrouva en une seconde à courir dans les escaliers du bunker. La moitié des mille ouvrages de défense antiaérienne édifiés à Hambourg tenaient encore debout. Celui-ci, aux murs de quatre mètres d’épaisseur, possédait quatre étages et imposait sa vue monolithe un peu comme une pyramide, un vaisseau extraterrestre, ou la trace d’une civilisation déchue.
Parvenu sur la terrasse, dominant la ville, Viktor alluma sa première Woodbine. Devant lui, rien ne tenait debout, partout des cratères, des crevasses, des canalisations crevées et des immeubles étêtés comme de vulgaires sardines. Cet anéantissement serrait le cœur, bien sûr, mais bizarrement Viktor ne se trouvait pas en conflit avec les montagnes de gravats, les carcasses de toits brisés, les enchevêtrements de fers à béton qui se profilaient à l’horizon. Il se sentait même rassuré par ces décombres à perte de vue, car c’était exactement l’état de son âme. Une portion de sa courte existence s’était achevée, indéniablement, et rien de nouveau ne pouvait se présenter à lui. Viktor avait vingt ans et se demandait si quelque chose allait enfin arriver. Depuis deux ans, c’était un mélange de chaos et de calme plat : il vivait comme ces tas de gravats. La désolation était imprimée dans sa chair. Depuis qu’il avait retrouvé Hambourg, il avait appris à se soumettre comme se soumet un chien, un cheval, quand son maître lui demande d’obéir. Et ainsi passait 1947.

Un petit vent d’été berçait le silence du matin. Il régnait une sorte de paix, surtout à trente mètres de hauteur. On avait eu son compte d’explosions, de hurlements nazis. Même en journée la vie semblait réglée sans cris, prévalaient des ordres british bien timbrés, des réponses courbées, celles des vaincus, il n’y avait pas de musique non plus et personne pour chanter. Les yeux de Viktor s’attardaient à quelques kilomètres, sur un point situé précisément sur Mittelkanal, au cœur du quartier résidentiel désormais rasé d’Hammerbrook. Il survolait le tombeau de ses parents comme un oiseau de printemps. Chaque fois ça lui faisait monter les larmes aux yeux : il ne restait plus rien de l’immeuble de son enfance qui s’était affaissé sur lui-même, ni le corps de son père ni celui de sa mère n’avaient été retrouvés.
— Il faudra bien un siècle pour rebâtir, fit soudain une voix dans son dos.
Il se retourna pour faire face à une jeune fille échevelée, visiblement tout juste réveillée elle aussi. Il découvrait Nina, la silhouette découpée dans la lumière dorée. Il fixa le visage intense, les cheveux sombres, la grande bouche et les yeux clairs. Elle sortait de l’adolescence, mais il était difficile de lui donner un âge. Quatorze, quinze, seize ans ?
— Salut ! Tu as dormi ici ? questionna-t-il en plaquant ses cheveux gominés en arrière.
Pas de réponse. Pour l’amadouer, il eut ce geste de tendre son bras et d’offrir une cigarette. Nina reconnut l’élégant paquet rouge et vert de l’occupant britannique. Ces cigarettes valaient une fortune au marché noir. Pour elles, un fermier pouvait vendre du pain ou même de la saucisse en troc. Viktor se doutait qu’elle en connaissait le prix, qu’il suffisait d’accepter la proposition et conserver ce bien précieux en future monnaie d’échange. Par esprit de contradiction autant que par envie, la jeune fille accepta la cigarette mais l’alluma.
Ils restèrent un moment à souffler et dilapider l’or pur qui se consumait dans les nues. Viktor n’avait aucune question à poser. Maintenant les rencontres se faisaient au hasard. C’était comme marcher sous l’aléa des bombes : les survivants se percutaient comme au billard, lui repartait de zéro, les pilotes de la RAF avaient définitivement rayé toute notion d’ascendance, son foyer n’existait plus. Le problème n’était pas le chagrin. Avec le temps, la peine avait cédé la place à quelque chose de différent, il savait maintenant qu’il ne devait s’en remettre qu’à lui-même, qu’il n’allait pas capituler à son âge, ni hypothéquer l’avenir, mais étrangement il dédaignait toute planche de salut. Disons qu’il vivait dans un désintérêt général, qu’il s’accrochait ; dans ce moment où chacun luttait, puisque rien de tangible ne se présentait, il imaginait qu’il vivrait toujours comme ça, seul du matin au soir. Le départ de ses parents avait laissé un vide incroyable. Et puis cette apparition dès l’aube.
— Je me suis perdue, fit enfin Nina. J’étais au port hier, plutôt que retourner directement à Blankenese j’ai traîné en sortant. La nuit est tombée et je me suis retrouvée face au bunker. J’ai décidé d’y dormir.
D’où sortait-elle ? Les orphelins de guerre erraient partout dans Hambourg. Quarante mille enfants abandonnés, disait-on, certains ne connaissaient pas leur propre nom, échappaient pour toujours aux signalements de disparition. Elle pouvait aussi être une réfugiée. La ville était recouverte de baraques aux toits demi-cylindriques en tôle, des camps de déplacés baptisés DP1. Ces gens fuyaient l’Est, poursuivis par l’Armée rouge que l’on disait pire que les Huns.
Mais que lui était-il arrivé ? Viktor était saisi par sa silhouette maigre et hâve. Combien pesait-elle ? C’était une brindille. Enfin elle était en vie, c’était le principal.
— Blankenese ? s’étonna-t-il. Tu habites là-bas ?
À sa connaissance, Blankenese n’hébergeait aucun camp de DP, c’était un village des bords de l’Elbe, un coin avec de vieilles chaumières et des villas modernes. Viktor s’y rendait en famille le dimanche, ils déjeunaient dans une des tavernes qui s’alignaient sur la rive les unes après les autres. Le jeu, pour celles qui possédaient un orchestre, consistait à improviser l’hymne des navires qui bourlinguaient devant. Ils venaient de partout, on les reconnaissait à leur pavillon ; ces dernières années, les seuls bateaux en vue étaient des cuirassés, des croiseurs, et parfois un sous-marin en surface.
— Le port n’est qu’un squelette, répondit à côté la jeune fille. J’imaginais des paquebots, des cargos, mais le chantier naval est comme un fantôme, je n’ai trouvé que des docks à l’abandon, des gros tuyaux et des bateaux envasés. Alors j’ai rebroussé chemin, je me suis retrouvée à Sankt Pauli, encore des destructions…
— Tu t’y feras vite. Mais pourquoi n’es-tu pas rentrée à Blankenese ? insista Viktor.
— J’ai vu des gens qui entraient dans le bunker, j’ai suivi et me suis installée dans un coin.
Là-dessus, la jeune fille lui lança un sourire un peu crâne. Se retrouver avec des inconnus, recroquevillée dans un coin pour parer à une éventuelle agression, cette expérience ne semblait pas l’ébranler un instant en dépit de son âge. Elle était une jeune Allemande, il y revenait : que s’était-il passé dans sa vie pour qu’elle soit ainsi, libre et sans peur à la fois, en apparence si mal en point et en même temps si solide ?
Viktor identifiait le Berliner Dialekt dans sa bouche. Elle avait quelque chose de vraiment spécial, c’était l’image exacte d’une Berlinoise, enfin de l’idée qu’il s’en faisait, des filles pareilles aux comédiennes du Deutsches Theater, modernes, osseuses et un peu androgynes. À Hambourg, on avait coutume de trouver les habitants de la capitale insolents, soignés, trop portés sur l’ironie et la politique. Durant les Années folles, Berlin était la première ville communiste d’Europe après Moscou, les nazis ne l’aimaient pas, la bête hitlérienne ne parvenait pas tout à fait à la dompter, mais maintenant que la capitale se retrouvait elle aussi défigurée, calcinée, finalement les choses s’équilibraient avec Hambourg.
Demeurait chez cette jeune fille un air supérieur. Viktor aurait juré que, de ses yeux noisette, la jeune fille le toisait comme on le faisait dans le quartier prussien de Charlottenburg.
— Je peux te raccompagner chez toi, proposa-t-il en hochant la tête avec conviction.
— Ce n’est pas chez moi, répondit-elle vivement. Et je n’ai pas l’intention d’y retourner.
— D’accord. Moi c’est Viktor. Et toi ?
— Nina.
Bizarrement, ils se serrèrent la main.
— Et tu fais quoi de tes journées ? s’enquit-elle.
— Je gagne des bons d’alimentation en déblayant. Je rejoins les Trümmerfrauen2 réquisitionnées par le contrôle allié. On gratte le vieux mortier pendant des heures, on forme une chaîne humaine pour se passer les briques et les gravats qui servent à faire du béton… C’est un travail difficile, mais on nous récompense avec la Lebensmittelkarte I3, trois cents calories d’un coup !
La proximité de Nina était agréable. Viktor choisit de ne pas évoquer les fois où il relevait des cadavres, des os ou des momies, ce qui restait des chairs rabougries, un brasier de branches mortes. Il y avait un mot pour évoquer le rétrécissement des corps sous l’effet du feu, Bombenbrandschrumpffleisch, et des petits drapeaux noirs que l’on plantait pour signaler l’affreuse découverte. Épauler quelqu’un ne lui était pas arrivé depuis des lustres, alors il relança :
— À propos, tu veux manger ?
— Je sais me débrouiller.
— OK, mais je sais où aller pour un café ou un thé chaud. Tu me suis ?
— Je ne sais pas, j’ai des choses à faire.
— Viens, ce ne sera pas long. On va fraterniser.
Il appuya sur l’expression avec une certaine ironie dans la voix. Nina sentait monter en elle l’envie d’une boisson chaude, la cigarette à jeun passait difficilement, elle était habituée de longue date à dompter ses envies, la guerre l’avait carrément réduite en poussière, mais là, pourquoi ne pas suivre ce jeune homme prévenant et enjoué.
Insensibles à la saleté et à la puanteur, ils dévalèrent l’escalier du bunker et se retrouvèrent à marcher dans la rue. Murs soufflés, façades de brique effondrées, les dévastations s’étendaient à l’infini. Des taches de soleil tournoyaient devant eux, les cheveux fins de Nina voletaient et retombaient sur sa nuque. Viktor, indifférent aux pillards et aux femmes emmaillotées dans des loques qui émergeaient des débris, frappé par sa grâce involontaire – c’était un véritable cou de cygne, n’est-ce pas ? –, avançait de travers en lui jetant un œil en permanence. À un moment, il voulut couper par un monticule de gravats formé d’une série de balcons en pierre. Ils s’emmêlèrent les pieds dans les garde-corps en fer forgé, Nina râla et faillit l’abandonner là. Mais il lui tendit la main et ils poursuivirent leur chemin jusqu’à la Rathaus, l’hôtel de ville. Empruntant des ruelles étroites, longeant des entrepôts de brique, puis des maisons historiques de négociants, ils basculèrent progressivement dans un monde encore debout, comme si Venise n’avait pas tout à fait rendu les armes, ou qu’un confort vermeerien s’obstinait derrière certaines façades austères. Quelques frênes géants se dressaient dans une odeur de sel et de goémon en provenance de la mer du Nord. La rivière Alster n’était pas loin, le Rathausmarkt bâti en imitant la place Saint-Marc et ses arcades non plus. Dans la lumière maintenant éclatante de l’été, soudain entourés de formes néoclassiques, ils atteignirent leur but.
— C’est ici, fit Viktor en désignant un bâtiment situé juste à côté de la majestueuse Rathaus : le Centre d’information britannique, ou plutôt Die Brücke, le Pont selon la terminologie des Tommies. C’est une image pour nous réunir, ils disent que nous devons gagner la paix ensemble, que nous ne serons pas toujours des ennemis.
— On va chez les Britanniques ? se crispa aussitôt Nina. Je ne veux pas les fréquenter !
Elle n’était pas la seule à Hambourg, évidemment. On rendait l’occupant, du simple soldat à l’officier de haut rang, largement responsable des bombes incendiaires, mais son cri dérouta quand même Viktor. Que signifiait « Je ne veux pas » ?
Il eut de nouveau un doute. Qui était Nina ?
Orpheline, DP, il avait omis une troisième hypothèse. Et si elle fuyait Berlin pour échapper à son passé ? Viktor se targuait d’une espèce de sixième sens pour reconnaître les anciens SS. Dans les camps des DP, justement, comme à la fête d’un gigantesque bal masqué, de nombreux nazis remplaçaient leur identité réelle par un nom de papier. C’était pour eux assez facile d’obtenir une carte de régularisation, le bureau dédié en ville mentionnait que l’inscription se faisait en l’absence d’acte de naissance ; le fonctionnaire attirait bien votre attention, toute fausse déclaration était passible de sanctions, mais c’était tout, pas d’atermoiement face aux interminables files d’attente, il y avait tellement d’Allemands qui arrivaient de l’Est en haillons. Parfois, Viktor se cabrait au hasard d’un visage croisé en ville, l’habitude lui faisait reconnaître les criminels de guerre, pas besoin de voir le tatouage qui marquait leur numéro de matricule sous l’aisselle gauche, sur la poitrine, ou sa trace effacée à la flamme d’un briquet.
Quel rapport avec Nina ? Les femmes SS n’avaient pas manqué, parfois même de très jeunes filles. Et puis il y avait aussi les secrétaires, sténos, agents d’entretien, tout le petit personnel de la Gestapo, celles-là ne passaient pas devant les juges alliés, ni les infirmières et les enseignantes galvanisées, ni les épouses dévouées à leur salopard de mari. Quid des dix millions d’adhérentes de la NS-Frauenschaft, la Ligue nationale-socialiste des femmes, considérées comme ingénues, déjà oubliées, pardonnées d’avance ? Viktor n’aurait pas épargné les furies de Hitler, pas de raison, mais l’Allemagne refusait de voir qu’elle était pourrie jusqu’aux femmes et aux enfants. Il appuya un peu sa réponse, d’une expression Nina pourrait se trahir, il verrait bien.
— La plupart du temps il n’y a que des employés allemands. Les Tommies ne nous traitent pas comme les Popovs : c’est confortable et bien chauffé en hiver, je m’installe des heures pour lire les journaux, d’abord Die Welt, puis les magazines internationaux. Tu vas voir, c’est un joli travail de décoration, une bibliothèque, des salons, une sorte d’expo consacrée au mode de vie anglais, et même une salle de cinéma.
Nina ne réagissait pas, l’air ailleurs. Elle se laissa guider à l’intérieur de la Rathaus et ses airs de château, c’était plutôt élégant. Les deux jeunes gens avançaient maintenant parmi les vitrines, choisissant le chemin le plus court en direction d’une grande table où d’autres gens s’agglutinaient. Nina se laissait entraîner, ravalant sa détestation britannique. Elle voulait fuir cet endroit au plus vite, mais aussi cette maudite ville, ce maudit pays ; Viktor s’en rendit compte et lui proposa qu’elle l’attende dans un coin, le temps de jouer des coudes pour obtenir deux tasses de café. Il s’éloigna tandis qu’elle étouffait, se disant qu’elle devait prendre l’air, et surtout ne pas perdre de temps. Ce Pont la ramenait brutalement au but qu’elle s’était fixé. L’étonnante bonté de Viktor ne devait surtout pas l’en détourner, elle n’avait rien à faire ici, rien ne la reliait ni à Hambourg, ni désormais à la culture européenne. Quelques minutes s’écoulèrent, puis elle vit de loin le visage de son bon samaritain éclairé de joie. Ce serait facile, là, de s’en remettre à lui… Mais elle avait appris à ne croire en personne, la loyauté, l’espérance en autrui étaient des notions rayées d’Allemagne depuis belle lurette. Il y avait bien longtemps qu’elle ne comptait plus que sur ses propres forces, son instinct de survie et son intelligence.
S’extrayant de la cohue, Viktor brandit deux tasses fumantes et, miracle, deux petits pains qui se révélèrent croustillants. D’une poche, il sortit aussi une banane qu’il partagea d’autorité. Autour d’eux on parlait d’une marmelade qui allait venir compléter le festin, il suffisait d’attendre. La nourriture occupait d’ailleurs tout l’espace. Se réconcilier, panser les blessures, se rééduquer, certes, mais si la future société allemande se construisait ici, c’était avant tout une affaire de ventres affamés. Une femme, devant ses interlocuteurs qui en bavaient de jalousie, assurait qu’elle connaissait un fermier qui l’approvisionnait en fruits, lard, œufs, lait et pommes de terre. Naturellement, la réclame valait offre, le Pont était un excellent repaire pour le marché noir, un millier de personnes s’y croisaient chaque jour, on y trouvait à peu près tout ce qu’on voulait, jusqu’aux faux papiers et laissez-passer.
Une légèreté inattendue habitait Viktor. Sans savoir exactement sur quel pied danser, Nina éveillait son intérêt. Elle le ferrait, il ne cessait de la regarder. Puisqu’il avait saisi qu’elle ne voulait pas retourner à Blankenese, ils pouvaient passer le reste de la journée ensemble. Fallait-il errer sans but, explorer la ville, se perdre dans ses méandres ? L’apparition à la baie vitrée d’une escouade de camions militaires bâchés trancha pour lui.
— Tu viens avec nous ? Je connais l’officier tommy qui sélectionne le groupe. On part dans un champ de ruines et on revient le soir au même endroit avec notre récompense. Je t’aiderai, tu seras à côté de moi dans la chaîne. Tu verras, passer des briques, ce n’est pas si dur.
Il ne mesurait pas vraiment ses propos. Quelle envie aurait Nina de reconstruire Hambourg ? Elle répondit sèchement.
— Ça ne me fait pas peur, mais non merci. J’ai des choses prévues aujourd’hui. On se retrouve plus tard au bunker.
Son aplomb l’amusa et le transperça à la fois. Cette façon de s’exprimer, la certitude d’avoir le monde à ses pieds, avec des yeux brillants, c’était tellement… Vera, sa petite sœur, son idole, morte à l’âge de douze ans. Viktor était d’un caractère entier, il avait pour habitude de tout dire ou tout cacher. Mais avec elle ? Il la regarda, embarrassé, incapable d’écarter sa méfiance, et en même temps séduit. Il ne comprenait pas ce qui était arrivé à cette fille. Elle avait une belle assurance, cependant un rien la faisait sursauter, même le vent pouvait se jouer de ses jambes tremblantes. Elle était aux abois mais tenait bon. Quels chemins sinueux avait-elle empruntés pendant la guerre ? Après tout, peut-être que ça ne le regardait pas.
— Bon, dans ce cas, bafouilla-t-il, à plus tard, oui, sur la terrasse. Tu sauras te retrouver ?
Nina hocha la tête. Ils se séparèrent sur le parvis de la Rathaus, elle filant sous les arches grises et noires d’Alsterarkaden, lui s’installant sur la banquette d’un camion bâché pris d’assaut.
— On va où ? demanda-t-il alors que l’engin s’ébranlait sur les pavés disjoints.
— Stellingen, répondit la voix d’une Trümmerfrau. »

Extraits
« Je rédige ainsi toute la soirée. À chaque pause, je m’interroge sur la suite, car je ne sais absolument pas comment transformer Schumann en personnage de fiction. C’est la première fois que je me frotte à un personnage réel. Je songe brièvement à Amadeus, basé sur un mensonge. Milos Forman livre un chef-d’œuvre absolu, mais Salieri n’a jamais été jaloux de Mozart, la rivalité était au contraire pleine de respect et d’admiration mutuelle. Cette liberté de l’auteur, qui donne aussi des ellipses de temps, je compte bien me l’accorder. Mon projet n’est pas un biopic, l’invention l’emportera largement. La facilité serait de passer par le fils ou le petit-fils du meurtrier, nimbé dans le brouillard, pour aborder la question des liens familiaux, puis d’orchestrer un ou deux rebondissements, en jouant l’équilibre entre un bon scénario de thriller et le portrait intime d’une famille brisée. Mais je n’en suis pas là. La vague idée d’un roman autour de Horst Schumann se consolide d’elle-même et c’est déjà beaucoup. » p. 112

« Cette période de hauts et de bas dura tant bien que mal jusqu’aux législatives du mois d’août 1949 remportées sur le fil par les conservateurs. Car une fois ce résultat acquis, Smith lui expliqua un beau matin qu’il souhaitait passer à autre chose. Il ne concevait pas de passer du temps dans un pays «normal». Avant de s’envoler pour promener son regard perçant en Indochine, il plissa les yeux dans la fumée de sa cigarette à l’image d’un Clarke Gable et laissa Viktor s’en retourner à Hambourg sur ces mots:
— Gamin, je crois que tu as un bel avenir devant toi.
À Hambourg, Viktor fit le tour des rédactions. Durant deux années il trouva de bons angles et sa carrière de pigiste décolla. Il avait le chic pour dénicher les bons faits divers, des histoires qui racontaient en creux la nouvelle société allemande, déballaient la violence sourde d’un pays qui n’était pas seulement vaincu, mais encore un vaste marécage hitlérien qui comptait en son sein des milliers et des milliers de psychopathes. » p. 253

À propos de l’auteur
COUDERC_frederic_DRFrédéric Couderc © Photo DR

Écrivain-voyageur, Frédéric Couderc enseigne l’écriture au Labo des histoires à Paris. À la croisée des genres, ses personnages se jouent des époques et des continents. La série Black Musketeer, prochainement sur Disney+, est librement adaptée de son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

Page Wikipédia de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#horsdatteinte #FredericCouderc #editionslesescales #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #secondeguerremondiale #NetGalleyFrance #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Les sans-gloire

COUV_sansgloire_DEF.cdr

En deux mots
Trois femmes prises dans la tourmente de la Première Guerre mondiale. Celle dont le mari qui refuse de prendre les armes est condamné au bagne, celle qui doit prendre les rênes du domaine agricole en attendant le retour des hommes du front et celle qui travaille dans une fabrique d’armes et n’a plus de nouvelles de son homme.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois femmes dans la tourmente

Laure Gombault a ressemblé trois nouvelles dans ce recueil qui raconte la vie de trois femmes durant la Première Guerre mondiale. Jeanne, Lucienne et Fernande vont nous permettre de découvrir trois aspects de ce conflit meurtrier. Trois histoires aussi sensibles qu’éclairantes.

Jeanne a croisé le regard bleu de Pierre et sa vie a basculé. Elle qui menait jusque-là une vie ordinaire a trouvé avec cet instituteur venu de Paris de quoi remplir sa morne existence. À l’amour qu’elle découvre dans ses bras vient bientôt s’ajouter l’envie de savoir et de connaître, d’apprendre à lire et écrire.
Mais après deux années de bonheur, les gendarmes viennent lui arracher son mari. En ce jour d’août 1914, il part pour le bagne, lui qui a refusé la guerre et a préféré déserter. Alors on refuse à Jeanne le droit de remplacer son mari à l’école pour instruire les enfants. En revanche, on l’accepte comme aide-soignante à l’hôpital pour tenter de soulager les souffrances des soldats qui arrivent du front. Son zèle et son courage vont lui permettre de se rapprocher d’un médecin qui a accompagné les bagnards en Guyane. Il pourrait peut-être lui donner des nouvelles de Pierre? Quand elle comprend qu’il va retourner là-bas, elle fait tout pour qu’il la prenne comme assistante, pour se rapprocher de son homme. Et qui sait?
Avec cette première nouvelle, Laure Gombault donne le ton de son recueil, centré autour de trois femmes dans la tourmente de la Grande Guerre.
La seconde se retrouve à la tête de la ferme que les hommes ont déserté et doit tenter d’assurer les récoltes, de faire vivre tant bien que mal ce domaine qui a besoin de bras. La solution va s’esquisser avec l’arrivée de Maghrébins affectés au service des agriculteurs. Lucienne, qui entend suivre les instructions de son mari parti combattre sur le front de la Somme, refuse dans un premier temps d’accueillir ces inconnus chez elle étranger. Puis elle accepte que Hassan vienne lui apporter sa force de travail, plus que jamais nécessaire alors que l’heure des récoltes arrive. Mais voilà, Hassan ne laisse pas insensibles les femmes du domaine. Lucienne observe le manège de Sidonie avant d’être à son tour troublée par la personnalité de l’ouvrier. Mais n’en disons pas davantage.
La troisième nouvelle raconte l’histoire de Fernande qui travaille dans une usine d’armement où la plupart des postes sont désormais occupés par des femmes. Dans la chaleur et le bruit, dans les cadences infernales entrecoupées par les accidents, un brin d’humanité va pouvoir s’immiscer, une solidarité entre femmes qui se retrouvent seules à attendre, à espérer des nouvelles du front. Et quand l’annonce d’un décès vient réduire à néant les rêves de retrouvailles, une épaule compatissante est la bienvenue.
C’est du reste cette humanité qui lie ces trois nouvelles qui mettent les émotions à fleur de peau. Dans ces moments de crise, on se rend bien compte de ce qui est vital et combien la force mentale est déterminante pour pouvoir continuer à avancer face à la violence, la désinformation, les coups du sort. La plume de Laure Gombault épouse parfaitement l’intensité des désordres intimes pour nous offrir, au moment où la guerre refait surface en Europe, une grille de lecture qui éclairante. Avec peut-être aussi le constat amer que plus d’un siècle plus tard, l’Histoire recommence avec les mêmes images, les mêmes attentes douloureuses, les mêmes morts au bout de la route.

Les sans-gloire
Laure Gombault
Éditions souffles littéraires
Nouvelles
124 p., 12 €
EAN 9782492027277
Paru le 20/05/2022

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle, principalement durant la Première Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
Trois femmes racontent leur quotidien durant la Grande Guerre. Leurs maris sont au front tandis que Jeanne, Lucienne et Fernande sont au dispensaire, à la ferme ou à l’usine. Entre amours épistolaires, désespoir et vie de famille, elles permettent à la France de nourrir son peuple et ses soldats, mais aussi de fournir les munitions nécessaires à la poursuite des combats.
Trois femmes qui s’émancipent dans un pays qui compte pleinement sur elles et leurs efforts, sans pour autant réellement les considérer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog De quoi lire (Catherine Perrin)

Les premières pages du livre
« La Boiteuse
Les feuilles du grand chêne viennent mourir à mes pieds. L’hiver s’annonce précoce. Je ramasse les bûches en prévision de la flambée du soir et me réjouis par avance de tendre mon visage au-dessus des flammes. J’aime leur morsure, moins douloureuse que l’absence.
Même si, depuis son départ, certaines scènes se brouillent dans ma mémoire, je me souviens encore avec précision des dernières heures passées avec lui dans cette maison. Il s’appelle Pierre. Un matin d’août 1914, les gendarmes sont venus le chercher. Un vacarme, des cris, des bruits de bottes et de cliquetis de fusils. La porte a cédé sous la violence des coups. Ils nous ont tirés du lit, les cheveux en broussaille, nos chemises ouvertes sur nos peaux encore un peu rougies du feu de nos caresses.
Au terme de sa première permission, Pierre avait refusé de rejoindre sa garnison implantée dans le nord de la France. De fait, il était devenu déserteur. Cette fois-ci, c’est aux travaux forcés que la République l’a condamné.
On sait que la guerre finira un jour et que, dans les rues des villages de France, le vent balayera les derniers confettis, vestiges de journées d’allégresse. Que des bals et des repas de fête s’improviseront partout. Que nous aurons le cœur en joie après des années de privation, que les femmes troqueront leur blouse et leur fourche contre des robes taillées dans des draps colorés. Que les hommes, eux, perdront leurs regards vagues et qu’ils éprouveront le coupable soulagement d’avoir échappé aux honneurs militaires rendus devant une plaque commémorative.
Moi, j’enfilerai ma robe noire, celle que je porte chaque jour depuis qu’on m’a arraché Pierre. Personne ne m’attendra à la fête, mais je me fondrai malgré tout dans la foule pour goûter un peu au bonheur de ces femmes encore sonnées par le retour des hommes. Malheureusement, elles seront plus nombreuses à pleurer leur perte ; et même celles qui les retrouveront ne les reconnaîtront pas. La fanfare, le vin et les drapeaux tricolores raviveront les cœurs endoloris. Seul le mien restera froid. On m’ignorera. Pire, quelques regards hostiles m’accuseront d’avoir aimé un lâche. Un soldat indigne, dont nul ne souhaitera jamais le retour.
Pourtant, il fut un temps où les paysannes d’ici rêvaient que cet instituteur fraîchement débarqué leur fasse l’honneur de demander une de leurs filles en mariage. Mais voilà, être étranger ne fut pas le seul crime de Pierre, l’autre fut de me choisir, moi, la fille unique de Martin. Et cela, personne ne le lui a jamais pardonné. Alors, on se dit que je l’ai bien mérité, ce fils perdu de la France. Dieu rend parfois sa justice ici-bas  ; et ce n’est pas l’abbé qui les contredira. Même au plus fort de la guerre, alors qu’il ne restait pas un seul homme valide pour les travaux des champs et que les femmes quittaient fours et lavoirs pour cultiver la terre, mues par le même élan patriotique, je suis restée leur mouton noir, tout juste autorisée à sarcler l’herbe des mauvais prés. Quand l’angélus annonçait la fin de la journée de labeur, elles se dirigeaient vers la charrette du vieux Clément. Elles s’y hissaient prestement, riant devant les efforts qu’il me fallait fournir pour y grimper à mon tour, à cause de ma sale jambe. Parfois, dans ma manœuvre maladroite, mon jupon se soulevait, découvrant la hideuse boursouflure brune qui déformait et mon genou et ma cheville. Elles se moquaient de ma guibolle : « une bestiole écorchée », elles disaient. Aucune ne m’aurait tendu la main. Mais ce qui les rendait encore plus folles, c’était de me voir passer la pause déjeuner, adossée à une botte de foin, plongée dans la lecture. Grâce à Pierre, je sais lire et écrire comme personne au village. Malgré tout, après son départ, le maire a refusé de me confier la classe. Il a préféré demander au maître du village voisin d’accueillir les élèves de la commune, les obligeant à marcher dès l’aube sous la pluie, la neige, ou sous un soleil de plomb, à travers bois inhospitaliers et chemins caillouteux. J’en avais le cœur brisé, mais qu’aurais-je pu y faire? C’est alors que j’ai rendu les faux et que j’ai décidé de m’initier aux gestes infirmiers enseignés par la comtesse de Malfort, dont une partie du château a été réquisitionnée pour y installer un hôpital de campagne.
Désormais, je soigne les corps et les cœurs mutilés des soldats revenus de ce front dont on reproche à mon homme d’avoir fui les tourments. Chaque fois que j’assiste à une amputation réalisée à l’aide d’une anesthésie de fortune, je rends grâce à Dieu que Pierre n’ait pas à subir de tels supplices. Mais que vit-il d’autre au-delà des mers, réduit à vivre dans un cachot, à casser les cailloux d’une terre de volcans ? Je serre alors les dents, et j’éponge ces fronts fiévreux, et je prie pour que ces hommes survivent à la colère de cette armée allemande qui ne cesse d’étendre son hégémonie.
Dans les moments où mes forces me trahissent, je pense à d’autres corps. Des corps non mutilés, les nôtres, celui de Pierre, le mien, au bord de la rivière  ; nos deux corps offerts aux rayons du soleil. Là, au bord de l’eau, nous nous livrions à une autre bataille, qui s’éternisait jusqu’à ce que l’un de nous capitule en roulant sur le flanc. Il me semblait alors que le sang de ma mauvaise jambe papillonnait dans mes artères. Parfois, nous nous retenions, empruntés comme des gosses, mais, le plus souvent, nous convoquions notre fougue de guerriers. Au premier regard, je l’avais désiré, ce garçon au corps long et à la démarche assurée, dès qu’il avait franchi le seuil de l’école. Je l’avais voulu comme une évidence. Comme la feuille s’accroche à l’arbre ; les cailloux à la terre ; les bêtes à leurs mangeoires ; moi, je m’attacherai à Pierre. C’était ainsi. Pierre serait mien. Et c’est ce qu’il était advenu. Je travaillais à l’école, je nettoyais les classes et le réfectoire, et ça s’était fait ainsi. Un soir, après l’étude, j’avais demandé à Pierre de m’apprendre à lire. Ma volonté et ma joie de vivre avaient eu raison du reste. Avant la fin du printemps, Pierre était amoureux de moi. L’hiver suivant, nous remontions l’allée de l’église, moi avec mon bouquet de feuillages, lui avec, au fond de sa poche, deux alliances en or incrustées du même cœur. Aucune famille n’avait escorté cet homme venu de la capitale  ; seules quelques âmes rustres du village et Martin, mon père, veuf depuis ma naissance, avaient suivi ma traîne jusqu’à l’autel. Le curé nous avait unis pour le meilleur et pour le pire, mais quand on s’aime, à vingt ans, le pire est invité à garder ses distances. Ce qu’il avait fait durant deux années. Deux années seulement. Deux années de bonheur, avant que François-Ferdinand d’Autriche ne se fasse assassiner lors d’une visite dans la ville de Sarajevo.
Ce matin, je ne me sens ni plus experte, ni plus vaillante que les autres jours, mais, avec le temps, j’ai installé une routine qui offre plus de confort aux malades. D’abord, distribuer le lait chaud avec un peu de cacao, puis faire ma tournée pour changer les pansements  ; inviter les plus valides à aller à l’infirmerie si les plaies restent humides  ; préparer les portions de ceux qui sont au régime pour dysenterie ou douleurs d’estomac. À midi, je me rends au réfectoire, au fond de la cour, là où une cuisinière improvisée compte sur moi pour surveiller la cuisson des œufs ou des bouillons, et, grâce à un feu de bois de fortune, je réussis parfois à griller quelques morceaux de lard apportés la veille par un boucher militaire. De jour en jour, le château se vide  ; de nouveaux hôpitaux se déploient dans la Somme. Restent ici des convalescents qui seront bientôt sommés de retourner au front. Les combats se déplacent, et avec eux ces centaines de jeunes hommes suturés, dont les jambes encore valides promettent de futures avancées avant de finir en chair à canon. La plupart sont des enfants, contingent du premier rang, ces classes de 1914 sacrifiées à la grandeur de la nation. Certains, tard dans la nuit, veillent encore. Je les entends psalmodier leurs prières  ; ces fichues prières que les curés de France, du haut de leurs chaires, les exhortent à réciter pour la paix de leur âme et celle de leur patrie. Ils osent prétendre, ces prélats, que le malheur qui accable cette jeunesse est une punition de Dieu  ; le châtiment destiné aux athées qui pullulent ici-bas. Je ne les supporte plus, ces dévots en soutane invités de jour comme de nuit à distribuer les derniers sacrements. Toute cette bigoterie me révolte, et elles m’écœurent, ces dames patronnesses qui cousent avec dévotion sur les chemises des blessés des Sacré-Cœur ou ces immondes images pieuses. Même Poincaré est dorénavant contraint d’assister officiellement à la messe. Ce retour au catholicisme m’effraye. Il est loin le temps où je me réfugiais dans la fraîcheur d’une nef, le temps où Pierre et moi, progressistes, mais respectueux des rites, nous nous étions résolus à remonter l’allée de la chapelle afin d’être unis devant Dieu et sous le regard de Jésus en croix. Nous n’avions pas eu le choix d’ailleurs. Il nous fallait exaucer le vœu de mon père, et surtout contenir les foudres du village.
Toute à mes pensées, je me rends à l’infirmerie afin de préparer les flacons pour les rhumatisants. Ensuite, je les frictionnerai, invitant la douceur dans mes mains malgré la sécheresse de mon cœur. Masser ces peaux muettes de douleur ravive en moi le souvenir des mains de Pierre caressant mon corps avec un appétit dévorant.
Une chose m’obsède en ce moment. Il y a quelques jours de cela, j’ai surpris, à la cantine, la conversation d’un médecin colonial revenu de Guyane, où il avait soigné les bagnards de Cayenne. Depuis, je rêve de lui poser la question qui me hante. Est-il possible qu’il y ait connu Pierre ? Il s’en souviendrait forcément : un homme d’un mètre quatre-vingt-dix, ce n’est pas banal. Hier, je me suis proposée d’accompagner le médecin dans sa tournée. Il semblait flatté. Il doit me prendre pour une de ces jeunes femmes avides de se frotter au prestige d’une blouse blanche, une de ces auxiliaires improvisées, la plupart citadines, friandes de nouveautés. La guerre est dure pour tout le monde, pour les soldats en première ligne, mais aussi pour tous ceux qui restent, attendent, organisent, travaillent, soignent ou enterrent… principalement des femmes. Bientôt, les cimetières seront pleins. Il paraît même qu’on raccourcit les cercueils pour pouvoir en enfouir davantage. Un frisson me parcourt quand j’imagine mon Pierre, si grand, réduit à une portion congrue au fond d’une boîte. Mes nuits sont traversées d’un cauchemar récurrent. Tout commence avec l’arrivée des gendarmes, qui me présentent une lettre, cette fameuse lettre que tout le monde redoute, et je suis convaincue à ce moment-là qu’en plus du chagrin je vais devoir subir l’opprobre des villageois et supporter leurs commentaires : « Pensez, il n’est même pas mort au combat  ! » Et puis, on descend son cercueil de la charrette… Pierre, mon Pierre, impropre à rejoindre les sépultures des héros, tout juste bon pour la fosse commune.
Mais à ce jour, ni lettre ni cercueil n’ont fait de moi une veuve officielle. Alors, entendre parler du bagne m’offre une lueur d’espoir. Et tout en massant ces pauvres bougres, je me repasse au mot près les explications données par le médecin militaire. Les condamnés sont classés en trois catégories. Les droits communs, les relégués ou multirécidivistes condamnés à perpétuité et les déportés ou condamnés politiques. Leur répartition est faite en différents camps, suivant la catégorie à laquelle ils appartiennent. Puis leur classement par profession, car le fonctionnement du bagne repose essentiellement sur le travail des détenus. À part le travail de « fatigue  », le pire de tous, on y trouve des cuisiniers, des boulangers, des jardiniers, des maçons, des menuisiers, des tailleurs, des infirmiers… tous les corps de métier sont représentés. Mais que peut bien faire Pierre là-bas ? Lui qui ne sait rien faire d’autre qu’enseigner. Lui dont les mains n’excellaient qu’à caresser mon corps ou les feuilles de vélin des cahiers d’écoliers. Le père avait tant de mal à lui faire retaper la grange ou fendre le bois pour l’hiver. « Un sacré bougre de mauviette, ton mari », me disait-il, avec son air bourru et ses yeux tendres. Il lui manque, à lui aussi, je le sais bien. Ces deux-là se taquinaient, mais l’un et l’autre se respectaient. Un pacte tacite les liait : me rendre heureuse.
Une fois la dernière botte de foin tombée des griffes de la fourche, je me couche dans le fourrage. Mes mains douloureuses sont couvertes d’ampoules. Je ne les sens plus d’ailleurs, pas plus que je ne sens le reste de mon corps. Ce corps que je ne parviens plus à aimer depuis que Pierre ne le touche plus. Je ne l’aime plus, au point de le malmener. Chaque jour, je m’oublie ainsi dans le labeur malgré les remontrances de mon père, témoin de mon épuisement. Il m’ordonne de rentrer, de cuire plutôt la soupe ou de tricoter des écharpes aux soldats. Comment peut-il me demander de m’occuper à nouveau des soldats ? Pour me punir de la désertion de Pierre ? Les soldats, j’ai encore leur odeur de charogne dans les narines, un parfum tenace, et je revois leurs tripes en lambeaux, comme celles qui dégoulinaient des mains de Gustave, le boucher de la place de Grève.
Mes nuits sont peuplées de corps mutilés et de cadavres  ; rêves renforcés par les mauvaises nouvelles qui arrivent chaque jour au village.
Qui d’entre nous n’a pas pleuré un des siens ? Eh bien, toi, me rétorquerait-on. Toi, la femme du traître, tu n’as aucun mort à pleurer. Puisque, selon eux, Pierre se planque en prison, je peux m’estimer chanceuse. Ils doivent l’imaginer passant quotidiennement du linge propre  ; interrompu dans ses parties de cartes pour de bons repas servis trois fois par jour. Ce qu’il devient ? Je n’en ai pas la moindre idée, aucune lettre ne m’est parvenue depuis onze mois, malgré le courrier quotidien que je lui adresse depuis que je sais dans quel camp il se trouve. Ces renseignements soutirés au médecin pour le compte d’une cousine imaginaire m’ont coûté ses soupirs dans mon cou, le poids de son ventre contre mon bassin. Voilà comment j’ai appris que Pierre a vu sa peine commuée en refus d’obéissance, et qu’il ne risque plus le peloton d’exécution. C’est une grande nouvelle. Si je continue d’être bien gentille avec le docteur, bientôt ses lettres me parviendront. Ça, c’est ce que j’espère. Mais le temps passe, et je désespère de voir venir le facteur.
Je ne me suis pas présentée au dispensaire depuis quinze jours. Mon père me croit atteinte de la maladie de ses vaches, qui meuglent faiblement, le pis asséché à force de ne manger que du mauvais fourrage. Comprendrait-il, pauvre homme, que mes crampes me viennent de la honte ?
J’en viens à souhaiter que Pierre soit rapatrié en métropole et traduit par le gouvernement devant un tribunal militaire. La mer est comme une immense prison qui a englouti nos rêves. Depuis hier, je rêve de rejoindre l’île de Ré pour embarquer vers Cayenne. Je m’imagine dans la fragilité de l’aube, cachée à fond de cale, comme une aventurière, coincée entre des tonneaux de vin et des sacs de farine, survivant à la houle, nauséeuse, mais de l’or plein les yeux.
Quand le soleil brûle les herbes et que, fourche en main, je ruisselle de sueur, il m’arrive d’imaginer que le vent insuffle au blé le mouvement des vagues, et sous mes yeux, alors, tout ce jaune se transforme en une immensité vert et bleu. Prise de tournis, je tangue, les jambes ployées, les mains agrippées à ma fourche. C’est alors que des papillons remplissent mes yeux et que m’apparaît le visage de Pierre souriant dans un rai de lumière. C’est à ce sourire que je m’accroche chaque fois que le médecin m’allonge sur la civière de l’infirmerie remisée derrière un rideau, et qui, dès notre affaire terminée, accueillera un nouveau mort qu’on recouvrira d’un drap blanc avant de le rapatrier chez une femme ou une mère esseulée. Je suis seule moi aussi, mais d’une solitude qu’on tait, de celle qu’on enterre définitivement sans cérémonie ni pleurs. Je remets ma blouse blanche, j’arrange mes cheveux sous ma coiffe et je pars rejoindre mes sœurs de la Croix-Rouge. J’enfouis et ma peur et mon dégoût.
L’été prend fin, mais pas les combats, au nord. Là-bas, ce ne sont que marches dans les champs défoncés par le passage incessant des troupes, de l’artillerie, de la cavalerie et des fantassins. Et quand ce n’est pas la marche forcée, ce sont des mois terrés dans les tranchées. Les pauvres bougres dorment dans la glaise et se protègent des grêles d’obus comme ils peuvent. J’ai lu dans une revue que chaque cadavre coûte trois mille francs, peu importe qu’il soit frais ou à demi enseveli. Je comprends Pierre et sa haine viscérale de la guerre, car à coup sûr chaque mort se négociera en francs. C’est ainsi que se finissent toutes les guerres. Et malgré cela, la fierté du combat est présente dans le cœur de tous, du simple fermier au plus nanti, de l’illettré au cerveau le plus instruit. Le docteur m’a dit que même les bagnards de Cayenne veulent s’enrôler. Cette nouvelle m’a crevé le cœur, elle laisse deviner qu’à côté des conditions du bagne, celles des tranchées peuvent sembler douces. Et je pleure pour mon Pierre. Alors, soigner est ce que j’ai de mieux à faire dans cette attente insupportable. La guerre finie, sans doute le rapatrieront-ils. Et même à penser que sa peine se prolonge, j’espère pouvoir le visiter, où qu’il soit dans une de nos geôles. Plus les mois passent et plus l’espoir de le revoir s’amenuise. Je le sais bien à présent, les conditions de vie au bagne se traduisent par un taux de mortalité inégalé. Le bagne est pire que tout. Et Pierre est si fragile. Comment peut-on être rebelle et si doux ? Un tempérament de feu dans des mains de velours. J’ai tant besoin de retrouver la douceur de ses mains sur mon ventre et sur mon visage. Malgré le dégoût de mon corps que me provoquent les étreintes du docteur, il m’arrive encore de rêver à nos lents effeuillages ou à nos ardeurs cannibales. »

À propos de l’auteur

fbt

Laure Gombault © Photo DR

Laure Gombault vit en Normandie et travaille comme coordinatrice culturelle pour un réseau de bibliothèques et développe des actions en faveur des publics éloignés de la lecture. Elle est romancière et nouvelliste. On lui doit notamment Un verre avec toi (2018), Le ventre de Vénus (2020) et le recueil de nouvelles Les Sans-Gloire (2022). D’une écriture sensible, elle s’attache à des personnalités fragiles qui tentent de se libérer de ce qui les entrave, addictions, peurs, loyautés d’enfance, pour s’émanciper et vivre mieux . Elle traite de thèmes sensibles, l’alcoolisme et le désamour, l’emprise religieuse ou amoureuse, les secrets de famille ou la violence faite aux femmes. Histoires intrigantes qui vous tiennent en haleine, l’émotion vous emporte et la résilience filtre derrière les maux. (Source: Éditions souffles littéraires)

Site internet de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lessansgloire #LaureGombault #editionssouffleslitteraires #hcdahlem #nouvelles #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots

Paris-Briançon

BESSON_paris-briancon

  RL_Hiver_2022  coup_de_coeur

En deux mots
Parmi les passagers qui prennent le train de nuit Paris-Briançon, on trouve un médecin, une assistante de production et ses deux enfants, un couple de retraités, cinq étudiants et un VRP. Des inconnus qui vont faire connaissance et voir leur existence bousculée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Victimes d’un concours de circonstances

Avec Paris-Briançon, Philippe Besson nous offre sans doute l’un des romans les plus émouvants de cette rentrée. Vous n’oublierez pas de sitôt ces passagers d’un train de nuit, parfaits inconnus au moment de prendre ce train de nuit.

Avouons-le d’emblée, j’aime voyager en train et en particulier dans les trains de nuit. Cela remonte sans doute à ma prime jeunesse, à cette sorte de magie qui fait que l’on quitte une région froide et grise et que l’on se réveille caressé par un soleil encore discret qui nous dévoile de beaux paysages et des senteurs agréables. De plus, on n’est jamais à l’abri de faire une belle rencontre.
Un mystère qui a d’ailleurs été soigneusement entretenu par les romanciers. Ils ont fort habilement su utiliser cette promiscuité pour imaginer de belles histoires, ou de désagréables surprises de La madone des sleepings à L’inconnu du Nord-Express et du Crime de l’Orient-Express au Liseur du 6 h 27 du regretté Jean-Paul Didierlaurent.
Avant que ne disparaissent les dernières lignes en circulation en France, Philippe Besson nous offre un Paris-Briançon qui va lui aussi nourrir la légende. Onze heures de trajet durant lesquelles il va s’en passer des choses! Mais n’anticipons pas et commençons par présenter les passagers qui, en ce soir de printemps, montent dans les compartiments couchette à la gare d’Austerlitz en direction des stations de ski.
Le premier à entrer en scène est Alexis Belcour, médecin de quarante ans, qui se rend à Briançon pour vider l’appartement de sa mère décédée et retrouver l’endroit où il a passé sa prime enfance. Il sera accompagné par Victor Mayer venu à Paris pour des problèmes de ménisque. À 28 ans, cet hockeyeur qui gagne sa vie comme moniteur de ski l’hiver et guide de randonnée l’été a des raisons de s’inquiéter de l’usure de sa mécanique. Dans le compartiment voisin Julia Prévost, 34 ans, a pris place avec ses deux enfants. Cette assistante de production à la télé part rejoindre ses parents, mais fuit aussi un ex-mari violent. À côté, un couple de 63 et 62 ans. Jean-Louis et Catherine Berthier ont loué un studio à Briançon pour profiter de leurs premiers mois de retraite. Le cancer détecté chez Jean-Louis leur laisse penser qu’ils doivent profiter de ce moment ensemble. Un habitué, Serge Dufour, 46 ans, VRP voyagera à leur côté. Il monte régulièrement à Paris pour suivre les séminaires et formations proposées par l’entreprise qui l’emploie. Cette fois pourtant, le bagout qui a fait sa réputation lui reste un peu en travers de la gorge. On parle de restructurations et de réductions de personnel. Cinq jeunes étudiants de 19 ans occupent un autre compartiment. Manon, Leïla, Hugo, Dylan et Enzo vont passer une semaine dans le chalet mis à disposition par le parrain de Manon. «Et puis, dans cette histoire, il y a un certain Giovanni Messina. Il faudra bien parler de lui.»
Alors que défilent les immeubles de la banlieue parisienne, les premiers échanges entre ces personnes qui ne se connaissaient pas quelques minutes auparavant permettent d’en savoir davantage sur leur vie, leur état d’esprit, leurs soucis. Le médecin aura rassuré Julia sur la santé de son fils qui a vraisemblablement une angine. Serge le séducteur aura abordé Julia en se disant qu’ils se sépareront au petit matin après une nuit à coup sûr hachée et inconfortable «alors pourquoi pas des mots entre eux, des mots ordinaires, sans importance véritable mais qui font passer le temps. Et, qui sait, à la fin, ils se sentiront peut-être un peu moins seuls.» Une partie de belote s’improvise entre jeunes et retraités avant que, vers 23h et alors qu’on traverse la Bourgogne, chacun regagne sa cabine. Les conversations se font alors plus intimes. Alexis et Victor dévoilent leur homosexualité. Julia confie à Serge bien davantage qu’elle ne l’aurait imaginé de prime abord. «Un concours de circonstances, une somme de bifurcations, une succession de décisions, une profusion d’incidents ont fait que leurs existences ont soudainement concordé dans l’espace et dans le temps.»
Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir ce qui est arrivé à l’intercités n°5789 au petit matin, quand Giovanni Messina entre en scène, pour souligner qu’une fois de plus Philippe Besson fait naître l’émotion. Il raconte en phrases simples des moments de forte intensité. De ce drame tragique et lumineux, on retiendra l’humanité, la vérité d’un instant où se révèlent les personnalités, où il n’est plus question de se cacher. Un roman fort, un roman bouleversant.

Paris-Briançon
Philippe Besson
Éditions Julliard
Roman
208 p., 19 €
EAN 9782260054641
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, sur la ligne ferroviaire de Paris jusqu’à Briançon.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le temps d’une nuit à bord d’un train-couchettes, une dizaine de passagers, qui n’auraient jamais dû se rencontrer, font connaissance, sans se douter que certains n’arriveront jamais à destination. Un roman aussi captivant qu’émouvant, qui dit l’importance de l’instant et la fragilité de nos vies.
Rien ne relie les passagers montés à bord du train de nuit no 5789. À la faveur d’un huis clos imposé, tandis qu’ils sillonnent des territoires endormis, ils sont une dizaine à nouer des liens, laissant l’intimité et la confiance naître, les mots s’échanger, et les secrets aussi. Derrière les apparences se révèlent des êtres vulnérables, victimes de maux ordinaires ou de la violence de l’époque, des voyageurs tentant d’échapper à leur solitude, leur routine ou leurs mensonges. Ils l’ignorent encore, mais à l’aube, certains auront trouvé la mort.
Ce roman au suspense redoutable nous rappelle que nul ne maîtrise son destin. Par la délicatesse et la justesse de ses observations, Paris-Briançon célèbre le miracle des rencontres fortuites, et la grâce des instants suspendus, où toutes les vérités peuvent enfin se dire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Wukali (Émile Cougut)
Les Échos (Philippe Chevilley)
Blog La bibliothèque de Juju

Les premières pages du livre
Prologue
C’est un vendredi soir, au début du mois d’avril, quand les jours rallongent et que la douceur paraît devoir enfin s’imposer. Le long du boulevard, aux abords de la Seine, les arbres ont refleuri et les promeneurs sont revenus. Autour d’eux, des flocons virevoltent, tombés des peupliers ; on dirait de la neige au printemps.
C’est une gare, coincée entre un métro aérien et des immeubles futuristes, à la façade imposante, venue des siècles, encadrée de statues, où les vitres monumentales l’emportent sur la pierre et reflètent le bleu pâlissant du ciel. Des fumeurs et des vendeurs à la sauvette s’abritent sous une marquise à la peinture écaillée.
C’est la salle des pas perdus, où des inconnus se croisent, où une Croissanterie propose des sandwichs et des boissons à emporter, ne manquez pas la formule à 8 euros 90, tandis qu’un clochard file un coup de pied dans un distributeur de sodas et de friandises.
C’est un quai, noirci par la pollution et les années, où un échafaudage a été installé parce qu’il faut bien sauver ce qui peut l’être, et où des voyageurs pressent le pas, sans prêter attention à la verrière métallique qui filtre les derniers rayons du soleil.
C’est un jour de départ en vacances, les enfants sont libérés de l’école pour deux semaines, ils s’en vont rejoindre des grands-parents, loin, une jeune femme est encombrée par un sac trop lourd qu’elle a accroché à la saignée du coude, un homme traîne une valise récalcitrante, un autre scrute fébrilement le numéro des voitures, un autre encore fume une dernière cigarette avec une sorte de lassitude, ou de tristesse, allez savoir, un couple de personnes âgées avance lentement, des contrôleurs discutent entre eux, indifférents à l’agitation.
Bientôt, le train s’élancera, pour un voyage de plus de onze heures. Il va traverser la nuit française.
Pour le moment, les passagers montent à bord, joyeux, épuisés, préoccupés ou rien de tout cela. Parmi eux, certains seront morts au lever du jour.

1.
Le départ de l’Intercités de nuit no 5789 est prévu à 20 h 52. Il dessert les gares de Valence, Crest, Die, Luc-en-Diois, Veynes, Gap, Chorges, Embrun, Mont-Dauphin-Guillestre, L’Argentière-les-Écrins et Briançon, son terminus, qu’il atteindra à 8 h 18.
En période normale, il compte cinq voitures mais leur nombre monte à dix pendant les vacances d’hiver, lorsque les familles et les jeunes gens rejoignent les stations de ski.
Les voitures-couchettes comportent chacune dix compartiments de six couchettes, en deuxième classe, soit soixante places en tout, soixante lits étroits où s’étendre, où chercher le sommeil, où le trouver parfois. Elles sont décorées dans des tons bleus mais les déplacements brusques et incessants des bagages ont zébré le revêtement de traces noires et d’éraflures. Il existe des compartiments pour « dames seules » ; terminologie qu’on croirait empruntée à un autre siècle. Cela étant, cet espace dédié aux femmes évite la déconvenue de devoir se retrouver en tête à tête avec un inconnu mal intentionné. Sur chaque couchette, avant que l’accès aux trains ne soit autorisé, un agent de nettoyage a disposé une couette, un oreiller et une petite bouteille d’eau, ainsi qu’une boîte de confort, sous cellophane, contenant une lingette, des bouchons d’oreille et des mouchoirs. Deux systèmes de fermeture des portes assurent la tranquillité des usagers : un verrou et un mécanisme d’entrebâillement.
Dans les voitures-services, trois compartiments ont été remplacés par un garage à vélos – signe que l’époque a changé –, un espace réservé au personnel de bord et un coin détente, où des conversations se tiennent jusqu’à pas d’heure, entre insomniaques, sur tout et n’importe quoi, l’essentiel étant de passer le temps.
Enfin, les voitures-sièges proposent des fauteuils inclinables à quarante-cinq degrés afin de faciliter le repos des voyageurs. Pour des raisons de sécurité, de faibles veilleuses restent allumées en permanence. Quand la nuit est noire, on jurerait des balises.
L’Intercités peut accueillir jusqu’à deux cent soixante-quinze passagers mais ce soir, ils sont à peine la moitié à avoir acheté un billet. Le train de nuit ne séduit plus guère.
Pourtant, il a connu son heure de gloire. Qui ne se souvient de l’Orient-Express, du Train Bleu, de la Flèche d’or ? Rien que les noms nous transportaient. Même sans les avoir jamais empruntées, on imaginait sans peine des berlines profilées trouant l’obscurité, traversant la vieille Europe, et on avait vu dans les magazines les photos des cabines en bois d’acajou, des banquettes rouge bordel, des serveurs en habit, on pouvait rêver de se réveiller sur la Riviera ou à Venise.
La réalité était plus prosaïque ; comme souvent. À côté de ces vaisseaux de luxe, les convois modestes, les omnibus, les tortillards étaient la règle mais qu’importe, on pouvait aussi trouver du plaisir à tanguer sur des rails au beau milieu de la nuit comme on flotte sur une mer sombre, à passer d’un wagon à l’autre en ouvrant des soufflets pour enjamber un attelage mouvant, à slalomer entre des garçons jouant aux cartes assis par terre et des militaires rentrant de garnison encombrés de leur barda, à respirer des effluves de tabac et de sueur, on s’étonnait de faire des haltes dans des gares improbables, plantées au milieu de nulle part, et même les crissements qui sciaient les oreilles participaient au charme.
Et puis le train à grande vitesse est arrivé, c’était au commencement des années 80, il a comblé notre obsession du temps et de la célérité, notre besoin maladif de réduire les distances, il a soudain rendu obsolètes ces transports nocturnes, trop longs, trop lents, il a démodé ces Corail malgré la livrée carmillon ou le bandeau bleu qui tentaient de cacher la misère. Alors, l’argent s’est tari, le renoncement a gagné, les lignes ont presque toutes été supprimées. Pour celles qui ont miraculeusement échappé au grand ménage, les rames ont vieilli, les locomotives diesel se sont épuisées, les perpétuels colmatages sur les voies ou l’abandon des wagons-bars ont découragé même les plus motivés. Tant et si bien qu’on se demande si les cent et quelques qui prennent place à bord ce soir sont de doux rêveurs, d’incurables nostalgiques, ou tout simplement des gens qui n’ont pas eu le choix.

2.
Alexis Belcour a quarante ans, pile. Pour l’instant, il ne sait pas très bien quoi penser de ce nouvel âge. Certes, il a compris que les possibles se sont raréfiés mais ça ne date pas d’aujourd’hui, que le corps n’a plus la même énergie mais c’est le cas depuis un bail, il a conscience d’avoir modifié ses pratiques vestimentaires mais avec son métier, ce n’est pas nouveau, il ne serait pas capable de nommer les musiques que les types de vingt ans écoutent mais l’a-t-il jamais été, bref, il ne perçoit pas de réel changement. Bien qu’on lui ait seriné qu’il s’agissait d’une bascule, quarante ans, d’un adieu à la jeunesse, ce qu’il est disposé à admettre, pour l’instant, il ne voit pas vraiment de différence avec avant. Peut-être a-t-il été vieux très vite dans son existence et cette borne, en conséquence, ne peut pas avoir, pour lui, beaucoup de signification. Pourtant, et c’est un de ses nombreux paradoxes, son apparence dément ce vieillissement prématuré, son allure a quelque chose de juvénile, de gracieux, de délicat, généralement on lui donne moins que son âge, sensiblement moins. Il s’en débrouille. D’autant que ça lui vaut de plaire un peu plus qu’il ne le mériterait, parfois.
Alexis est médecin généraliste. Il a son cabinet rue d’Alésia, dans le 14e arrondissement, non loin de la place Victor-et-Hélène-Basch. D’ailleurs, le midi, il n’est pas rare qu’il aille déjeuner au Zeyer, la brasserie qui en occupe un angle, un des rares endroits de Paris qui sert encore des œufs mayonnaise. Il a une patientèle diverse, à l’image de ce quartier qui ressemble à un village, comme le prétendent ceux qui y vivent : des trentenaires avec enfants et des retraités, des bobos et des gens modestes, des enracinés et des qui ne font que passer. Il soigne des grippes, des bronchites, des foulures, il vaccine, et, quand il lui faut annoncer une mauvaise nouvelle, ce sont en général les hôpitaux qui récupèrent ensuite ceux qui nécessiteront des traitements lourds. Cette vie de médecin de quartier lui convient. Son père cependant rêvait de mieux pour lui, il l’avait encouragé à poursuivre ses études, à choisir une spécialité, il l’aurait volontiers imaginé chirurgien mais Alexis ne voulait pas des rêves que des tiers nourrissaient pour lui, et ceux de son père en particulier.
C’est du reste l’infatigable ambition de ce dernier qui les avait conduits à quitter Briançon. Ayant décroché un très beau job à La Défense, et le salaire qui allait avec, il avait annoncé que c’était terminé, les Alpes, les sommets enneigés, la maison de pierre. Et la famille s’était retrouvée à Neuilly. Le garçon n’avait que sept ans. Pendant longtemps, le soir venu, en cherchant le sommeil, il allait avoir le regret des sommets enneigés, de la maison de pierre et, un jour, ça lui était passé. Briançon ne serait plus qu’un souvenir flou. C’est pourtant là qu’il revient aujourd’hui. Voilà pourquoi il se trouve à Austerlitz.
Il est en avance. Il est toujours très en avance. Et considère toujours avec un peu de stupéfaction, et peut-être d’admiration, ces voyageurs qui déboulent au dernier moment, hébétés, transpirants, qui interrompent une seconde leur course pour aviser le tableau d’affichage, découvrir le numéro de leur quai, avant de la reprendre, de se faufiler entre les silhouettes, pareils à des danseurs brusques, de foncer, lancer une dernière accélération, et grimper dans la voiture de queue juste avant que la portière ne se referme, la plupart du temps ils sont jeunes, avec un sac en bandoulière, dans lequel ils ont jeté des vêtements à la hâte, leur précipitation n’est pas la conséquence d’un rendez-vous qui se serait éternisé, d’un emploi du temps si serré qu’il expliquerait leur arrivée tardive à la gare, non, ils sont comme ça, en permanence sur la brèche, sur un fil, ne sachant pas faire autrement, et cependant ils ont la chance de grimper dans le train juste avant qu’il ne démarre, ils ont cette grâce. Lui, il cherche une table libre dans le café où il va devoir patienter. Il a trente bonnes minutes devant lui.
Il doit se résoudre à s’installer dans une Brioche Dorée avec ses tables en formica imitation bois. Il songe que les cafés de gare n’en sont plus vraiment, ces cafés de jadis avec leurs clients agglutinés, les habitués et les profanes, ceux qui vont bosser et ceux qui partent loin, longtemps, ceux qui voyagent léger et ceux qui sont encombrés, avec leur désordre, leur comptoir où on n’a pas eu le temps de débarrasser les pintes maculées d’un reliquat de mousse ni les tasses vides, parce qu’il y a trop de monde, leurs journaux froissés qui traînent, leurs ramequins de cacahuètes où des inconnus ont plongé la main, leurs jambon-beurre qui suintent derrière une vitrine constellée de traces de doigts, et puis leurs exclamations, leurs silences aussi, leurs solitudes. Ne demeurent que les pressés, les furtifs parce que le train de banlieue n’attendra pas, et que le suivant passera trop tard pour rentrer chez soi avant la nuit.
Alexis aurait pu prendre un TGV, le trajet eût été plus court mais il a eu envie d’essayer le train de nuit, ça lui a paru romantique ou romanesque, et il lui arrive d’être romantique ou romanesque malgré le sérieux de sa profession, d’ailleurs ça lui joue des tours, on croit que les médecins sont des gens solides alors qu’il n’est que fragilité, on les présume dotés d’une certaine placidité pour affronter les catastrophes quand lui doit s’employer à dominer une sensibilité excessive. Ou bien il aura voulu retarder le moment, le moment de renouer avec Briançon, avec le territoire de son enfance ; il faut dire que ce qu’il doit y accomplir n’est pas tellement joyeux.

3.
Victor Mayer a vingt-huit ans. Il a passé la journée à Paris pour des examens médicaux, c’est son ménisque qui lui joue des tours et la clinique du sport du boulevard Saint-Marcel dispose des meilleurs spécialistes et des équipements les plus performants. Il a subi des examens, répondu à des questions, été soumis à des tests d’effort mais, pour l’instant, aucun diagnostic définitif n’a été posé. Ont juste été évoquées des infiltrations pour soulager sa douleur lancinante. Il est vrai qu’on court le risque de se blesser, ou de s’endommager quand on pratique le sport comme il le fait, à un assez bon niveau. Il est défenseur dans l’équipe de hockey sur glace de la ville. Mais la vérité, c’est qu’il ne s’est pas blessé, non, c’est l’usure qui gagne, il a trop tiré sur la corde, son corps s’est épuisé, pas disloqué, simplement émoussé, corrodé, abîmé, il n’en recouvrera sans doute pas le plein usage, il devra se faire une raison. Vingt-huit ans, ce n’est plus tout jeune quand on pousse inlassablement des palets depuis l’âge de sept ans, quand on glisse et qu’on tombe sur la glace d’une patinoire, quand on reçoit des coups de l’adversaire. Malgré les protections, les casques, les gants, les épaulières, la coquille, les jambières, la glace reste dure, infrangible, l’effort considérable, les contacts rugueux et, à la fin, on paie la fatigue, l’immense fatigue.
C’est d’autant plus rageant que le hockey ne nourrit pas son homme. Quand il ne s’entraîne pas ou ne dispute pas de match, Victor est obligé de travailler. L’hiver, il est moniteur de ski, le reste du temps guide de randonnée. Pas très bon pour son ménisque ça non plus, mais quand on est né à la montagne, qu’on a grimpé sur des skis dès la plus tendre enfance, qu’on connaît les sentiers par cœur, qu’on n’a pas envie d’aller voir ailleurs et qu’on n’est pas très bon à l’école, est-ce que ça n’est pas naturel ? Quand il y pense, il se dit qu’il n’a pas eu beaucoup à réfléchir. Surtout que son grand frère avant lui avait ouvert le chemin. Seul Tristan, leur aîné, a opté pour une autre voie : la carrière militaire. Mais en l’espèce, il s’agissait d’imiter leur père, affecté pendant près de vingt-cinq ans au 159e régiment d’infanterie alpine. C’est, du reste, par la grâce de cette affectation que ce dernier a rencontré celle qui allait devenir sa femme, et plus tard la mère de leurs trois garçons : Francine était serveuse dans un restaurant d’altitude, elle lui avait tapé dans l’œil.
En cet instant, Victor ne pense pas à la généalogie ni aux professions qui s’imposent, ou aux destins qui se forgent malgré soi. Il pense à ce ménisque qui persiste à le lancer tandis qu’il remonte le quai en direction de son wagon, serrant dans la main son billet froissé où figurent le numéro de son compartiment et celui de sa couchette, le consultant de nouveau car il a déjà oublié la combinaison magique. Il pense aussi à ce contretemps qui l’a empêché de prendre le TGV sur lequel il avait dûment réservé. À la clinique du sport, on l’a libéré plus tard que prévu, ensuite il y a eu cette panne de métro, tu parles d’une malchance, et, quand il s’est pointé gare de Lyon, il n’a pu que constater que son train, le dernier de la journée, s’en allait sans lui. Comme il ne voulait pas dormir sur place et encore moins payer une chambre d’hôtel, il s’est rabattu sur le train de nuit au départ d’Austerlitz. De toute façon, il n’avait guère le choix : il est attendu à 9 heures pétantes pour la reprise de l’entraînement, il a beau être remplaçant pour le match de samedi, son coach n’aurait pas compris qu’il sèche.
Son sac accroché à l’épaule et le regard obstrué par une mèche blonde rebelle dépassant de son bonnet, il bouscule un type monté à bord juste devant lui, avant de se rendre compte qu’ils partagent la même cabine. Sans doute, parce qu’ils s’apprêtent à passer presque douze heures ensemble, l’autre croit bon de se présenter et de lui tendre une main. Victor a entendu « Alexis Belcour », mais il n’en est pas certain. En retour, il mentionne juste son prénom. Dans un mélange d’agacement et de timidité.
En revanche, il ne mentionne pas que jamais il n’aurait dû se trouver dans ce train.

4.
Julia Prévost a trente-quatre ans. Elle est assistante dans une société de production qui réalise des talk-shows en direct pour la télévision. Elle est notamment chargée de trouver des intervenants. Des hommes politiques, des économistes, des médecins, des comédiens, des écrivains, des chanteurs, des influenceurs qui ont un avis sur l’actualité et des choses à vendre. Elle est entrée dans cet univers un peu par hasard, à la faveur d’un stage alors qu’elle préparait sans conviction une licence de communication. La boîte lui a proposé de rester, elle a accepté. Souvent, la vie se décide sur presque rien, une rencontre, une opportunité, une paresse.
Elle passe ses journées au téléphone à convaincre des gens récalcitrants, à calmer les ardeurs d’attachés de presse insistants, à monter des plateaux, à organiser des venues, puis à accueillir les heureux élus, à leur montrer le chemin de leur loge, celui du maquillage, à leur faire la conversation dans le but de dissiper leur trac ou leur impatience. Tout le monde se félicite de sa rigueur, de sa prévenance, de sa bienveillance.
Aujourd’hui, elle porte un jean slim, des talons hauts, un chemisier blanc, une veste en faux daim et elle accompagne ses deux enfants, Chloé, huit ans, et Gabriel, six ans, chez leurs grands-parents, lesquels possèdent un chalet à Serre Chevalier. Les revoir, eux qu’ils n’ont pas vus depuis Noël, leur fera du bien, d’autant que de parents affectueux et attentionnés, ils sont devenus carrément gâteux avec leurs petits-enfants. Les grands espaces et le bon air ne leur feront pas de mal non plus. Ils se sentent un peu à l’étroit dans les soixante mètres carrés de l’appartement de Boulogne et pendant huit jours, au moins, ils disposeront d’une chambre chacun, rien que pour eux.
Car Julia, depuis deux ans, doit apprendre à vivre avec une pension alimentaire et un salaire certes raisonnable, mais loin d’être mirobolant. Il y a des passions qui s’éteignent vite, des promesses qui ne sont pas tenues, des masques qui tombent, des mariages qui tournent au vinaigre, des séparations conflictuelles qui vous ramènent à la case départ mais avec, en sus, deux marmots sur les bras. Julia ne se plaint pas, c’est une grande fille, personne ne l’a forcée à tomber amoureuse de ce voyou trop beau pour être vrai, et ses maternités l’ont comblée, mais elle a appris à faire attention, à tous points de vue. Quand elle avait vingt ans, c’est la dernière chose qu’elle aurait pu envisager : devoir faire attention un jour.
Eux, les enfants, ils ne se rendent compte de rien. Enfin, si, bien sûr, ils constatent que leur père se contente de réapparitions brèves et invariablement orageuses, que leur mère est à cran plus souvent qu’à son tour, qu’ils restent tard chez la nounou parce que les tournages débordent, ne finissent pas à l’heure, mais ils ont conservé une certaine insouciance, ils croient encore que la vie n’est pas une chose dure comme du granit, que le monde n’est pas hostile. C’est sur le compte de leur insouciance encore qu’il faut mettre ce périple en train de nuit : ils avaient adoré ça la première fois, ils ont demandé à renouveler l’aventure, leur mère n’a pas eu la force de les décourager, tant pis pour l’inconfort, pour la promiscuité et la perspective d’un mauvais sommeil.
Dans la vitrine réfrigérée de la boutique Relay, elle attrape des sandwichs triangle sous vide, des bouteilles de Coca et de la Cristaline. À la caisse, elle ajoute un paquet de Granola et un de tartelettes au citron Bonne Maman, paie le tout sans s’attarder et file vers le quai, maintenant sa progéniture dans ses jambes. Une mère irréprochable aurait probablement prévu quelque chose ou acheté des produits plus sains mais ils sont à la bourre, elle est sortie tard du boulot et a juste eu le temps de passer en vitesse à l’appartement récupérer bagages et enfants.
Tandis qu’ils remontent le couloir en direction de leur compartiment, Julia remarque deux hommes qui s’affairent dans celui qui précède le leur : le premier a des cheveux blonds, le second a l’air triste. Elle referme machinalement sa veste en faux daim, comme pour se protéger du possible désir de ces deux-là. Elle s’en veut aussitôt. Tous les hommes ne sont pas des prédateurs ni des violents.

5.
Jean-Louis et Catherine Berthier ont respectivement soixante-trois et soixante-deux ans. Ils sont mariés depuis trente-sept ans. Catherine pourrait encore parler de la cérémonie avec force détails, elle n’a rien oublié. C’était un samedi en juin – ça, c’est facile –, dans le village de Dordogne dont elle est originaire, ils habitaient la capitale à l’époque mais pour ce genre d’occasion, on revient généralement au lieu de ses origines. Elle portait une robe blanche, mélange de coton et de soie, cousue de perles qui lui venaient de sa grand-mère, et une couronne de fleurs dans les cheveux – une coquetterie à laquelle elle avait tenu – et des souliers neufs qui l’avaient tourmentée et meurtrie toute la journée – elle aurait dû les « faire » avant, comme le lui avait conseillé sa mère, mais elle n’avait pas écoutée. D’abord la mairie, avec Marie-Jo, sa meilleure amie comme témoin, alors que Jean-Louis avait choisi son frère, qui devait mourir l’année d’après dans un stupide accident de moto. C’est le maire lui-même qui les avait unis, un ami de la famille, il avait fréquenté les bancs de l’école primaire avec le père de Catherine. »

Extraits
« D’abord, il y a dans l’élan de Serge — et sans doute en est-il le premier surpris — de la sincérité et de l’innocence. Il s’approche sans arrière-pensée de cette femme qui le touche sans se l’expliquer. Il s’approche avec pour unique ambition de lui faire comprendre que certes ils sont des étrangers mais embarqués ensemble pour quelques heures, rien ne les oblige à s’aborder mais quel mal y aurait-il à se lancer, ils se sépareront au petit matin après une nuit à coup sûr hachée et inconfortable mais là, pour le moment, ils tanguent de concert, alors pourquoi pas des mots entre eux, des mots ordinaires, sans importance véritable mais qui font passer le temps. Et, qui sait, à la fin, ils se sentiront peut-être un peu moins seuls. » p. 66

« Voyez, c’est ça que j’aime dans les trains. C’est qu’un type comme moi n’aurait jamais rencontré une femme comme vous sinon.» Serge n’a pas tort: si l’on s’en tient aux probabilités la possibilité que leurs trajectoires se croisent était à peu près nulle. Ils habitent dans des villes très éloignées, exercent des professions sans connexion entre elles, appartiennent à des générations différentes, ne partagent pas les mêmes références culturelles, sans doute pourrait-on énumérer de nombreux autres motifs d’incompatibilité et cependant, les voici qui conversent et même se découvrent une connivence, tout cela parce qu’un concours de circonstances, une somme de bifurcations, une succession de décisions, une profusion d’incidents ont fait que leurs existences ont soudainement concordé dans l’espace et dans le temps. » p. 106

À propos de l’auteur
BESSON_Philippe_©DRPhilippe Besson © Photo DR

Auteur de premier plan, Philippe Besson a publié aux éditions Julliard une vingtaine de romans, dont En l’absence des hommes, prix Emmanuel-Roblès, Son frère, adapté au cinéma par Patrice Chéreau, L’Arrière-saison, La Maison atlantique, Un personnage de roman, Arrête avec tes mensonges, prix Maison de la Presse, en cours d’adaptation au cinéma avec Guillaume de Tonquédec et Victor Belmondo, sous la direction d’Olivier Peyon, Les passants de Lisbonne et Le Dernier Enfant. (Source: Éditions Julliard)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte instagram de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#ParisBriancon #PhilippeBesson #editionsjulliard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #MardiConseil #Rentréedhiver2022 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict #Jeliscommejeveux