L’été en poche (01): Un été à l’Islette

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En deux mots
À son mari parti à la guerre, Eugénie va confesser les raisons qui l’ont conduite à l’épouser, retraçant le séjour qu’elle a effectué en tant que préceptrice à l’Islette, où elle a croisé Camille Claudel, Auguste Rodin et plus furtivement Claude Debussy.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Retrouvez ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format: Un été à L’Islette

Un été à l’Islette
Géraldine Jeffroy
Éditions Arléa Poche
Roman
112 p., 9 €
EAN 9782363083395
Paru le 1/06/2023

Les premières pages du livre
« Millou, ce que tu me racontes du front m’afflige… L’interminable attente dans le froid et la boue, l’ennui mêlé de peur… Et à présent le bruit incessant des bombardements, la terre gelée qui tremble, la terre qui vous avale…
Mon dieu, dans quel marasme sordide vous a-t-on jetés? Dire qu’ici les enfants jouent à être soldats, ignorant l’angoisse dans les yeux de leur mère, certains que c’est dans les batailles que naissent les héros. Ce n’est pourtant pas cela que je leur enseigne, non, je ne suis pas une bonne patriote. Mais donne-leur raison mon adoré et reviens-moi, si ce n’est en héros, du moins en vie. Bats-toi, puisqu’il le faut; tue pour ne pas être tué et seulement pour cela, je me moque de la victoire et de la France à présent. Peu m’importe l’issue de cette guerre, je veux que tu sois à nouveau ici, à mes côtés, pour que je puisse répondre à tes questions, car tu en auras. Longtemps je t’ai raconté une fable. Pour ton honneur et pour le mien. Puisque les hommes s’obstinent à tracer malgré elles le destin des femmes, j’ai très tôt décidé d’emprunter un autre chemin avant d’inventer librement ma vie.
Mes élèves ont quitté la classe il y a une heure, j’ai fermé l’école et je me suis installée à mon pupitre. J’y passerai certainement la nuit à t’écrire. Tu me liras avant ce Proust que tu me réclames et que tu recevras avec ma prochaine lettre. C’est ainsi, la guerre change les priorités et je n’ai que trop repoussé le moment. Lis donc sans attendre et si tu le peux ne t’interromps pas. Il est temps que tu saches quelle est vraiment mon histoire et pourquoi j’ai lié mon existence à la tienne.
Tout commença par l’irritation de ma mère à mon égard. Je suis née à Paris dans une famille d’artisans-commerçants. Ma mère confectionnait des chapeaux, mon père les vendait dans une petite boutique-atelier du 9e arrondissement qui faisait toute leur fierté. L’enseigne «chapelier-modiste Farnoux» attirait une clientèle exigeante et fidèle. Petits-bourgeois méritants, catholiques juste ce qu’il faut et même républicains débutants, mes parents n’eurent pas d’autre enfant que moi, tout occupés qu’ils étaient à la prospérité de leur affaire. Je fus une fillette facile, discrète
et très vite autonome. Devenue adolescente je restai une jeune fille sans histoires, curieuse de tout ou presque; à la grande déception de mes parents je montrais peu de dispositions pour la couture; j’étais une piètre vendeuse et je poussais l’affront jusqu’à ne pas avoir de «tête à chapeau». C’est ainsi qu’ils avaient souhaité que je fasse de études et que j’apprenne un peu le piano car tête à chapeau ou non, il faudrait, le temps venu me trouver un mari à la hauteur de ma «condition». On espéra que la nature opérerait sa par de travail, on attendit longtemps que les traits de mon visage s’affinent, que mon corps s’allonge… mais à l’âge où les morphologies n’évoluent plus guère, ma mère comprit que les prétendants ne se bousculeraient pas. Pragmatique, elle décida alors que je deviendrais institutrice afin d’assurer mon indépendance économique. Sur ce plan-là au moins je pensais pouvoir la satisfaire. Je trouvais dans mes lectures tout l’épanouissement nécessaire à mon bien-être et je ne pensais pas qu’un homme puisse me donner plus de satisfactions que celles que me procuraient les livres et la musique à laquelle j’avais pris, très tôt, énormément de goût.
Pour asseoir mes dispositions pour l’enseignement, ma mère trouva à me placer comme préceptrice tout un été au service d’une châtelaine tourangelle. »

Revue de presse
Entretien mené par avec Guillaume Colombat sur CitéRadio

Vidéo

Philippe Chauveau présente «Un été à l’Islette» sur Wb TV Culture

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Rond-Point

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En deux mots
Patrick ne se remet pas de la perte de son épouse Mathilde. Un soir, un collègue l’entraîne quelques minutes sur un rond-point tenu par les gilets jaunes. Il y croise notamment Michel et Madeleine, deux manifestants qui vont changer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Patrick et les gilets jaunes

Dans un premier roman habilement construit Olivier Scheibling retrace le destin de Patrick, veuf et déprimé, qui se retrouve par hasard sur un rond-point tenu par les gilets jaunes. Un roman noir sur fond de misère sociale.

Patrick n’a plus vraiment goût à la vie. Il a perdu Mathilde, la femme qu’il aimait, ne veut plus voir personne. Il a trouvé refuge dans un petit pavillon loin de tout et travaille désormais au sein d’une société chargée de recouvrer des créances. Sa vie est rythmée par un peu de boulot et beaucoup de dodo.
Cela va changer quand son collègue propose de le ramener chez lui et qu’au détour d’un rond-point occupé par des gilets jaunes, il décide de s’y arrêter. Une épreuve de plus pour Patrick, même si le calvaire annoncé va se transformer en une rencontre plutôt agréable. Une aide-soignante vient vers lui, engage la conversation et ces quelques minutes d’entretien vont marquer son inconscient. Car Madeleine va venir peupler l’un de ses rêves, lui qui ne rêve plus souvent.
Alors, il renâcle moins à prendre la direction du rond-point, même s’il se sent totalement étranger à ces militants, notamment les plus radicaux. C’est alors que ce produit un drame. Lors d’une confrontation avec les forces de l’ordre, un parpaing est lancé vers un pompier qui est gravement blessé. Madeleine et Michel, l’un des leaders, sont arrêtés sous les yeux effarés de Patrick qui n’a pour seul réaction de dire qu’il connaît un avocat. Du coup, il se sent un peu obligé de contacter son ami d’enfance, perdu de vue depuis longtemps.
Olivier Scheibling a eu la bonne idée de construire son roman en laissant s’exprimer les personnages qui apparaissent au fil de l’histoire, offrant ainsi au lecteur différentes perspectives d’une même situation.
Après Madeleine et Patrick, c’est à Michel de prendre la parole, puis à Gérard, lui aussi témoin de la scène. Un cercle qui va s’élargir encore car l’incident est relayé sur BFM TV et Florence voit ainsi sa cousine se faire arrêter et se dit qu’elle pourrait peut-être essayer de la joindre. Il en va de même pour Damien, le fils de Madeleine, lui-même pompier, et qui hallucine en voyant les images de l’arrestation manu militari de sa mère.
Serge, l’ami de Patrick, raconte à son tour leur relation, suivi par Mathilde qui livre post-mortem ses encouragements à son ex-mari.
Entre tensions sociales et romance, le roman va alors prendre un tour très noir, jusqu’à un épilogue que je me garderais bien de dévoiler.
En se faisant chroniqueur de la misère sociale, Olivier Scheibling réussit une remarquable entrée en littérature. D’une écriture fluide, il raconte la France qui se lève tôt et qui n’en peut plus. Une France que l’on ne prend pas la peine d’écouter, une France à bout de nerfs, une France qui va céder à la violence. Un premier roman fort, qui se lit d’une traite, le souffle coupé.

Rond-Point
Olivier Scheibling
Éditions Rue Fromentin
Premier roman
160 p., 17 €
EAN 9782919547746
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement autour de Lyon.

Quand?
L’action se déroule au moment du soulèvement des gilets jaunes, fin 2018 et 2019

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans une petite ville au large de Lyon, quatre âmes à la dérive échouent sur un rond-point, haut lieu de la contestation locale. Patrick, cadre déclassé, éprouve des sentiments pour Madeleine, aide-soignante fragilisée par l’existence. Michel, syndicaliste nostalgique des luttes passées et Gérard, activiste adepte de l’action directe, se disputent le leadership du mouvement dont ils perçoivent le caractère historique.
Sous les caméras de BFM TV, la contestation bascule soudain dans la violence…
Patrick, Madeleine, Michel et Gérard trouveront-ils ce qu’ils sont venus chercher sur ce rond-point qui les aimante? Dans ce chaos, seront-ils prêts à payer le prix de leur participation à des événements qui les font renaître à la vie?
Roman choral à l’intrigue prenante, Rond-Point met en scène des individus ordinaires en prise avec un monde déraisonnable. Fin observateur, Olivier Scheibling dresse, à travers le regard de chacun des personnages, un portrait subtil d’une société fracturée entre malentendus et violence.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Olivier Scheibling présente son roman Rond-Point © Production éditions Rue Fromentin

Les premières pages du livre
CHAPITRE 1
Patrick
Toutes ces années, je me suis couché tôt, très tôt. Parfois même avant la tombée de la nuit, dans l’obscurité artificielle de mes volets de fer. Pas par choix. Pas vraiment par hygiène de vie. Non, c’est plus bête que ça. Par ennui, tout simplement. Quand je rentre du boulot, ma seule perspective, c’est mon repas du soir. Et je ne parle pas de faire la cuisine, juste de me réchauffer un truc : en début de mois acheté chez Picard pendant la pause déjeuner, ou, passé le 15, au Carrefour, de l’autre côté de l’autoroute. Après le repas, rien d’autre à faire que de regarder la nuit tomber. La télé ? Entre séries débiles et émissions ineptes, rien qui ne me tente vraiment. Et quand ça vole un peu plus haut, je me dis que ce n’est plus pour moi. Je pourrais m’accrocher un peu, mais je n’ai pas l’énergie. À la radio, entre émissions pour ados prépubères et rap au robinet, il n’y a que du foot. Et il se trouve que je n’aime pas le foot. Parfois j’écoute une boucle de France Info, mais rapidement j’ai la tête qui vrille. Alors je vais me coucher. Je suis chanceux, je m’endors en sept minutes. J’ai entendu, je ne sais plus où, que c’était la moyenne pour les hommes. Les femmes, il leur faut plus de temps. À chaque fois que je pose ma tête sur mon oreiller, avant d’éteindre la lampe, je me dis que j’ai de la chance d’être un homme. Et sept minutes après, je ne m’ennuie plus.
« À ce niveau-là, mon pote, c’est plus de l’ennui, c’est de la déprime. » C’est Stéphane, un collègue, qui m’a dit ça l’autre jour. « Non, je lui ai répondu, la déprime, c’est pas d’aller se coucher, c’est de ne pas vouloir se lever. » Et ça, il n’y a pas de risque. J’aime bien les matins. Le rituel du petit déjeuner : les trois cuillères à café dans le filtre, pester, parce que quoi qu’on fasse, on en fait toujours tomber un peu sur le plan de travail, le beurre trop dur qu’on écrase sur le pain de la veille, la première tranche qu’on met dans le grille-pain, l’odeur qu’elle dégage, en avant-goût. Et puis cette bulle de temps, familière, ce dernier moment avant le monde, avant dehors. Je vois le champ, et les collines en arrière-plan. Il y a quelques années, une femme m’a dit que c’était une belle vue. Moi, je trouve surtout que c’est toujours la même vue. Je mets la radio, mais je ne suis pas sûr que je l’écoute.
Bourdin dans le poste, qui fait semblant d’être mon pote. Remarque, parfois il me fait marrer. C’était mieux avant, la radio, quand on ne la voyait pas à la télé. On pouvait s’imaginer la tête des voix. Bourdin, je l’imaginais très brun, avec une moustache de routier et des rouflaquettes, le genre un peu caïd à qui on ne la fait pas. Puis un jour je l’ai vu. Ma radio ne marchait plus, j’ai voulu écouter sur Internet. Je n’aurais pas dû. En vrai, il n’a pas la tête de sa voix.
Ces derniers jours, pourtant, quelque chose a changé, je ne me couche plus aussi tôt. À cause de Stéphane. Ma voiture a rendu l’âme, ça devait arriver. Je pars avec le car, le matin, mais Stéphane m’a proposé de me ramener le soir. Pour être franc, ça ne m’enchantait pas trop de faire la route avec lui : on n’est pas si proches lui et moi, et le silence à deux, c’est vite gênant. D’un autre côté, ça m’évitait de me les geler à attendre le car pendant vingt minutes.
C’est le deuxième soir que ça a commencé. On sortait de l’autoroute, et sur le premier rond-point après le péage, il y avait des palettes qui brûlaient, avec une dizaine de types autour, quelques femmes aussi. Ils arrêtaient les voitures. Bourdin en avait parlé, mais je n’aurais jamais imaginé les voir là, à même pas cinq kilomètres de chez moi.
« Et merde ! » j’ai dit. Stéphane souriait, lui. Il a sorti la main, klaxonné trois grands coups et les types se sont écartés en applaudissant. Mais après s’être engagé sur la route de la forêt, il a soudain eu le regard du mec qui a oublié un truc important, soucieux et stupéfait. D’un coup, il a pilé et il a fait demi-tour.
« Mais qu’est-ce que tu fous ? j’ai crié.
— T’inquiète, mon pote. Et puis, c’est pas comme si quelqu’un t’attendait, non ? »
Le plus dur, ça avait été de descendre de la voiture. Sitôt après s’être garé, Stéphane, lui, était sorti, et d’emblée s’était dirigé vers l’attroupement. Les gars l’accueillaient avec chaleur. L’atmosphère était encore détendue en ces premiers jours, et les nouveaux venus considérés sans méfiance. Moi, je restais figé sur le siège passager, fixant les flammes sortant du tas de planches, espérant qu’elles me protégeraient. La petite foule allait et venait autour du rond-point, le jaune fluo des gilets la faisant ressembler à un essaim de lucioles prêtes à s’immoler, avec constance et insouciance, dans le brasier central. Stéphane revint en courant à moitié. Sans me regarder, il prit son gilet dans la boîte à gants, l’enfila et, sans refermer la portière, me cria de venir. Le froid et le ridicule de la situation me décidèrent à bouger. Je m’approchais du feu, cherchant à éviter les regards. Je grommelais un bonsoir, qui à ma grande surprise et mon grand soulagement ne rencontra aucun écho. Il semblait bien que, finalement, personne n’avait le projet de m’adresser la parole. Je me sentis sourire, presque rassuré. Mis à part le petit groupe qui discutait toujours avec Stéphane, les autres étaient silencieux. Je me postais sur le bord du rond-point, là où l’ombre commençait. Petit à petit, je sentais que la boule qui s’était formée d’un coup, sous mon sternum, quand j’avais réalisé que Stéphane avait bien l’intention de s’arrêter sur ce rond-point, commençait à se dégonfler. La brume d’angoisse qui m’engourdissait, elle aussi se dissipait, se déchirait plutôt. J’avais soudain envie de plonger les doigts dans mon crâne, d’enlever la gangue de graisse autour de mes neurones, de m’élargir les orbites. Disponible. C’était curieux comme je me sentais disponible, intéressé, bien planqué que j’étais dans mon obscurité anonyme. La lumière pulsée des flammes faisait apparaître et disparaître les visages, barbes mal taillées, mines frigorifiées, cernes, cheveux rares, couleurs en retard, regards dignes, bravaches ou vides, joues creusées, cous empâtés, jeunesse s’accrochant encore, dents manquantes, rides évidentes. Une belle brochette de gueules, solitaires et résignées, de bouches silencieuses, de figures invisibles ailleurs que dans leur miroir. La plupart avaient l’air aussi gauches que moi. Je m’étonnais de les scruter, d’éprouver tant de curiosité pour mes semblables. Le rond-point flottait dans l’obscurité comme une île, le feu sauvage en son centre, sillonné de sentinelles, et, lui faisant face, la barrière de péage, éclairée comme un checkpoint, de l’autre côté d’un no man’s land de bretelles et de voies d’accès. Plus loin, la forêt, impassible et sombre, indifférente aux drames à venir.
« Bonsoir, c’est la première fois que vous venez ? » Je crois bien que j’ai rentré ma tête dans les épaules, comme quelqu’un qui se prépare à prendre un coup. Croyant que je n’avais pas entendu, elle répéta : « Je ne vous ai jamais vu, c’est la première fois que vous venez ? » J’ai répondu que oui, c’était la première fois, mais que je n’étais pas vraiment venu, enfin si, j’étais là, bien sûr, mais par hasard, à cause d’un collègue qui me rendait service parce que ma voiture était en panne, et que par ce froid, je n’avais pas envie d’attendre le car, c’est lui, je veux dire mon collègue, qui avait voulu s’arrêter, mais que je ne savais pas trop pourquoi ils étaient là, et moi encore moins, même si bien sûr, j’en ai entendu parler, chez Bourdin, mais je ne suis pas trop l’actualité, la politique, tout ça, c’est pas trop mon truc, ah, au fait, bonsoir.
La boule s’était reformée, instantanément. Mon crâne s’épaississait, accentuant la pression sur mon front, rétrécissant mon champ de vision. Disparaître ! Éteindre ! S’endormir.
« Moi, je suis là depuis le début. » J’étais soulagé : elle n’avait ni prêté attention à mes propos confus, ni même noté l’embarras. Elle enchaînait, déroulait, s’animait ; je captais qu’il était question de taxe, de diesel, qu’il ne fallait pas exagérer, que cette fois, ça suffisait, qu’on n’allait pas se laisser faire. Une pause. Et puis elle repartait, sur les radars, sur son permis qui ne tenait plus qu’à son troisième stage de récupération de points, 189 euros, vous vous rendez compte, y en a à qui ça profite, vous ne trouvez pas ? Sur sa mère qui n’aurait pas de quoi se payer une maison de retraite, sur ses voisins du premier qui, eux, vivaient des allocations familiales, bon, c’est pas la peine d’en dire plus, vous voyez ce que je veux dire. Non, je ne voyais pas très bien, mais elle continuait. Pour une fois, les gens se bougent, elle avait vu une pétition, des milliers de signatures, il paraît ; depuis le temps qu’on se fait avoir, il faut que ça change, il faut que ça pète.
« Excusez-moi, il faut que j’y aille. » Stéphane me faisait des grands signes depuis la voiture déjà redémarrée. Soulagé, encore presque essoufflé, je voyais se profiler la perspective rassurante de la routine. »

À propos de l’auteur
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Olivier Scheibling © Photo DR

Olivier Scheibling a 60 ans. Il vit à Paris et travaille dans les tours de la Défense. Écrit dans la foulée d’ateliers d’écriture de Gallimard, Rond-Point est son premier roman. En 2015 il a publié un livre de réflexion issue de son expérience sur la parentalité d’un enfant dys-férent. (Source: Éditions Rue Fromentin)

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Parfum d’osmose

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En deux mots
Sur les bords du Léman Romain tombe amoureux d’Alina. Le comédien Genevois et la belle Russe s’engagent dans une relation que les événements historiques vont contrarier. Pratiquer l’espionnage à l’aube de la révolution bolchévique et de la Première Guerre mondiale, c’est prendre de gros risques.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Romain, Alina, Genève et la révolution russe

Dans un roman fort bien documenté, Jean-Pierre Althaus retrace les premières décennies du XXe siècle. Entre Genève et Saint-Pétersbourg une d’histoire d’amour contrarié lui permet de suivre Lénine dans son projet de renverser le tsar. Palpitant!

Tout commence par un banal accident. Un cycliste dont la roue se coince dans les rails du tramway chute. En se portant à son secours Romain Lachenal n’imagine pas une seconde que cette victime va jouer un rôle capital dans sa vie. Nous sommes à Genève à l’orée du XXe siècle et le cycliste qui se rendait à une réunion à la brasserie Landolt s’appelle Vladimir Ilitch Oulianov et passera à la postérité sous le nom de Lénine.
Pour l’heure, il profite de son séjour en terre helvétique pour parfaire ses connaissances, développer son programme et étendre ses réseaux. En outre, il fréquente assidûment les bibliothèques et la société de lecture. Depuis son premier séjour en 1895, la Suisse va devenir pour lui une terre d’exil féconde. Car Genève la cosmopolite accueille alors de nombreuses nationalités venues pour y travailler, y étudier ou y faire du tourisme. Un brassage qui mêle aussi les classes sociales, de la femme de ménage aux têtes couronnées. La communauté de réfugiés russes est alors importante et se partage entre bolchéviques aspirant à la Révolution et aristocrates soucieux de conserver le régime tsariste, même s’ils sont fort souvent critiques envers le manque de réformes qui fragilise le pouvoir des Romanov.
Si, pour le remercier de ses bons soins, Lénine invite Romain à venir prendre un verre chez lui, c’est vers l’autre côté que penche le cœur du comédien, car son regard à croisé celui d’Anna et de sa sœur Elena Linichuk, deux jeunes filles qui rivalisent de beauté. Le coup de foudre est tel qu’il n’aura dès lors qu’une envie, se rapprocher de cette femme envoûtante.
Quand il découvre qu’elle est venue le voir au théâtre sous un nom d’emprunt, il n’a plus de doute sur le côté réciproque de ses sentiments et se sent pousser des ailes. Elles le mèneront plusieurs fois à Saint-Pétersbourg où réside sa bien-aimée et va alors comprendre qu’elle joue un double-jeu. Soit elle se fait appeler Anna Linichuk et vit dans une simple masure en périphérie de la ville, soit elle est la Comtesse Alina Klimova et réside dans une somptueuse demeure non loin du Palais du tsar. La raison de ce stratagème? La belle Alina est une espionne qui a infiltré le camp des opposants pour réunir un maximum de renseignements sur les menées révolutionnaires. Des agissements qui ne sont pas sans danger et qui poussent tout à la fois Romain à retourner en Suisse et à endosser à son tour le costume de l’espion. En attendant que la situation s’arrange – on sait que l’Histoire va tourner bien différemment – il promet aussi à Alina de s’occuper d’Elena restée en Suisse où elle ignore tous des activités et du danger que court sa sœur. Une tâche qu’il va accomplir avec zèle.
Alors que les menaces de guerre se précisent, Jean-Pierre Althaus joue à merveille de la montée des tensions pour dérouler le fil d’un amour de plus en plus contrarié. De Genève à Sarajevo et de Saint-Pétersbourg – qui va devenir Petrograd puis Leningrad – il nous propose la saisissante chronique de ces années qui ont débouché sur une terrible boucherie et redessiné la carte du monde. Derrière sa plume alerte, on se laisse emporter dans ce tourbillon, gagné par une large palette d’émotions. Jusqu’à l’épilogue, très fort lui aussi, on suit un homme qui va tenter avec une farouche détermination et des moyens dérisoires de changer un scénario dramatique. Et si son esprit lucide comprend que son combat est voué à l’échec, sa passion lui souffle qu’après tout il reste le panache, toujours le panache.
Avec ce superbe roman, fort bien documenté, on comprend quel rôle la Suisse a joué dans le mouvement des idées, depuis l’assassinat de Sissi en 1898 jusqu’au wagon plombé qui ramènera Lénine de la Suisse vers son pays en 1917. Le tout baignant dans un joli parfum d’osmose que je vous laisse humer avec extase.

Parfum d’osmose
Jean-Pierre Althaus
Éditions Infolio
Roman
416 p., 27 €
EAN 9782889680580
Paru le 3/11/2022

Où?
Le roman est situé principalement en Suisse, à Genève. On y évoque aussi la Russie et Saint-Pétersbourg ainsi que des voyages à Sarajevo et en divers endroits de Suisse.

Quand?
L’action se déroule durant les premières années du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur

Sous sa forme amusante de roman à suspense, parsemé d’actions stupéfiantes, d’énigmes, de sentiments aussi mystérieux qu’amoureux, voici une vibrante ode à la liberté qui puise ses sources dans l’histoire du début du XXe siècle.
Un jeune comédien rencontre à Genève une femme blonde, à l’accent slave, dont la personnalité charismatique l’attire irrésistiblement. Il cherche à la revoir, mais sa quête est compliquée par les secrets dont elle s’entoure. Il met alors le pied dans un engrenage dangereux qui va le conduire dans les Balkans et à Saint-Pétersbourg. Les événements qu’il va traverser dépassent alors tout ce qu’il aurait pu imaginer vivre dans son existence. Bien documentée, cette intrigue plante son décor dans l’univers fascinant de la Belle Époque et dans les prémices d’une éruption.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Le temps est doux, mais il fait tout de même déjà un peu frais dans les rues de Genève. En dépit de cette fraîcheur légère du mois d’octobre 1903, Romain transpire. Cette sensation de moiteur, ressentie dans son dos, dérange le jeune homme. Sa chemise colle à sa peau, il déteste cela.
Arrivé au bas de la rue de Candolle, il aperçoit un cycliste dont la silhouette lui paraît familière. Oui, pas d’erreur, c’est bien lui, exact au rendez-vous! Il arrive précisément par la rue que Romain a supposé qu’il emprunterait pour se rendre à la réunion organisée à la brasserie Landolt. L’homme s’arrête de pédaler pour ralentir son vélo. Trapu, de petite taille, il porte une barbe fine et une moustache dont le roux a perdu de son éclat bien qu’il ne soit âgé que d’une trentaine d’années. D’allure sportive, il semble agile, souple, très à l’aise dans la pratique de la bicyclette. L’homme est vêtu d’une longue veste et d’un gilet qui laisse voir une cravate de couleur rouge parsemée de pois blancs. C’est l’orateur de la soirée, Romain est venu l’écouter. En le voyant s’approcher, il se crispe, il se sent mal à l’aise.
Patatras! Un bruit métallique, précédé par le tintement du carillon d’un tramway, le fait sursauter. L’homme attendu vient de coincer sa roue avant dans un rail. Cette maladresse provoque aussitôt sa chute. En tombant lourdement, il se fait heurter par le chemin de fer électrique dont le conducteur ne parvient pas à freiner la marche à temps.
Mû par un réflexe inattendu, Romain se précipite au secours de l’homme qui gît au sol. Quelques badauds, des étudiants issus de l’université toute proche s’agglutinent autour du lieu de l’accident. Après un bref moment d’immobilité, le cycliste se met à bouger. Romain, à sa grande surprise, s’adresse à lui avec une expression de compassion sincère: «Monsieur? Vous m’entendez? Comment vous sentez-vous?»
L’individu saigne à la hauteur d’une arcade, il garde un œil fermé, mais semble lucide. Sa casquette de prolétaire a volé dans l’air pour choir sur un trottoir, découvrant ainsi une calvitie avancée. Romain est rassuré par la blessure à la tête qui lui semble superficielle. Il est par ailleurs surpris par la largeur du front de ce bonhomme. Le cycliste meurtri esquisse un mouvement afin de se lever puis se laisse retomber sur l’un de ses coudes. Avec un fort accent russe, il balbutie quelques mots: «Cela va aller, merci! Ce n’est rien!»
Une jeune femme s’approche. Elle ressemble à la petite Sophie du roman de la Comtesse de Ségur. Romain fait cette comparaison inopportune en pensant que l’inconnue doit rêver, comme Sophie, d’avoir des sourcils très épais, mais elle en a peu et ils sont blonds.
– Laissez-moi faire, dit-elle d’un ton rassurant, je suis médecin. Je vais m’occuper de ce monsieur.
Tout le monde est soulagé de voir la secouriste, apparue miraculeusement, agir avec calme et détermination. Le conducteur du tramway, encore traumatisé par ce drame dont il n’est pas responsable, appuie contre le mur de l’immeuble adjacent le vélo dont la jante avant est pliée et le pneu éclaté. Il ramasse aussi la casquette pour la rapporter au blessé.
Romain aide la jeune femme à relever le cycliste pour qu’il se retrouve debout sur ses deux jambes encore instables.
– Tout va bien, maintenant, s’efforce de préciser l’individu meurtri pour atténuer l’inquiétude des gens venus à son secours.
Il se tourne vers la femme afin de la remercier. Elle lui fait comprendre qu’elle veut encore vérifier sa blessure au-dessus de l’œil pour la soigner. Tout en lui témoignant sa gratitude, l’homme pivote lentement du côté de Romain.
– Merci, monsieur! dit-t-il en fixant son regard inquisiteur dans celui, troublé, de son jeune interlocuteur.
Ce dernier sent alors son sang se glacer quand il croise le feu perçant de ces yeux bridés, fixés sur lui. Le blessé a un regard de loup, immobile, froid, rigide, sévère. Romain éprouve ce sentiment de panique pétrifiante qu’une proie doit ressentir quand elle est cernée par un prédateur.
Non sans soulagement, il quitte l’endroit qui a servi de décor à cet événement brutal. Comme un automate, remonté pour une destination hasardeuse, il se met à marcher lentement, finalement ravi que cet accident puisse l’empêcher d’assister à la conférence du cycliste maladroit. Il parvient à la promenade des Bastions où l’été venu il aime lire sur un banc. Cet espace, construit entre les fortifications du XVe et du XVIe siècle, lui apporte à l’instant une sérénité bienvenue. Il arrive à proximité de l’ancien kiosque à musique transformé en orangerie, puis en cinématographe. Au printemps, il aime s’attarder auprès des frênes dont les fleurs blanches piquent les narines sensibles en exhalant un parfum titillant. Il admire souvent au gré des saisons les feuilles à cinq lobes des érables champêtres dont les couleurs passent du vert ou rouge-brun au jaune intense. En ce mois d’octobre, les lichens foliacés dégagent une odeur humide de bois mouillé. Les feuilles tombées au sol imprègnent l’air d’une senteur de terre ou d’herbe après l’averse.
Romain décide de faire une halte, il s’assied sur le banc qui est le témoin de ses nombreuses lectures lors des beaux jours d’été. Il réfléchit. Il pense à chaque seconde qu’il vient de vivre. [I] s’était porté au secours d’un homme qu’il avait appris à détester à force de l’entendre haranguer des multitudes de personnes rassemblées pour l’écouter.
Dîner seul au restaurant est gênant. Cette situation attise la curiosité des occupants des tables voisines. Pourquoi cet homme est-il seul ? Est-il misanthrope, misogyne, asocial ? Le plus désagréable réside dans l’attitude du serveur quand il réalise que personne n’accompagne le client qui cherche une table. Il lance alors d’un air qui s’apparente au reproche:
– Vous êtes seul ?
– Euh… Oui!
La question «vous êtes seul?» est souvent ponctuée d’un « Ah! » dépité, qui signifie: «Cet enquiquineur va occuper une table en me faisant perdre un deuxième couvert.» Le gêneur adopte ensuite et malgré lui un comportement coupable.
Ce client solitaire est alors placé de façon péremptoire à l’endroit que les couples ne veulent en aucun cas: la table dans le courant d’air. Il y a aussi celle qui est sur le passage de la foule défilant avec des manteaux qui emportent la salière ou les verres.
Sans cet inconvénient, dîner seul au restaurant est une activité qui peut se révéler agréable; c’est le meilleur moyen de savourer un bon plat sans être distrait par une conversation passionnante ou sans intérêt. On se divertit aussi parfois en saisissant à la sauvette la raison des préoccupations des gens, l’exaspération suscitée par les critiques sentencieuses d’une belle-mère, l’inquiétude provoquée par les sautes d’humeur d’un fils adolescent, la déprime causée par la jalousie d’un collègue de travail ou le despotisme d’un chef. Quelques roucoulements amoureux émergent de temps à autre pour rompre la monotonie engendrée par la litanie des tracas du quotidien exprimée par la plupart des individus. Ils sont alors plus difficiles à percevoir parce que murmurés afin de ne pas être entendus.
Il est aussi plus facile de peupler sa solitude dans le brouhaha d’une brasserie pleine à craquer. Le bruit assourdissant des conversations favorise paradoxalement la sérénité, la réflexion. Il oblige à ne plus entendre, à se concentrer exclusivement sur les saveurs, à prendre son plaisir en ne pensant à rien d’autre qu’à ce moment qui apaise et fait du bien dans l’existence. C’est pourquoi Romain aime fréquenter la brasserie Landolt, sorte d’essaim bourdonnant où se mêlent les étudiants venus de tous les pays, les professeurs ravis de déguster une bière, les bourgeois genevois heureux de s’encanailler et les réfugiés russes contents de se retrouver afin de jouer aux échecs. Il observe souvent ces immigrés venus de l’Est pour fuir l’Okhrana, la police secrète du tsar. Cette brasserie, en forme de trapèze, située au pied d’un immeuble, leur offre toujours la possibilité de s’installer dans un coin retiré où, à l’abri des oreilles indiscrètes, ils ont tous l’air de comploter. Tous semblent pauvres tout en affichant une attitude extrêmement digne. Leur courtoisie et la finesse de leurs manières impriment à leur physionomie quelque chose d’aristocratique, un rien suranné. Visiblement guère avantagés jusque-là par le destin, ces hommes donnent pourtant l’impression d’être des gens cultivés, probablement des autodidactes. On aurait dit qu’ils ont compensé leur statut social défavorisé par un désir d’apprendre.
– Monsieur? … Monsieur? …, dit une voix dont le propriétaire faisait un effort pour se faire entendre.
Le serveur, caractérisé ici par un costume noir et un tablier blanc, tire Romain de ses rêveries. Flanqué d’un air accort qu’il n’avait pas eu lors de leur premier contact, il s’exprime avec une emphase polie:
– Me permettez-vous de vous proposer de la compagnie?
Sa question paraît saugrenue. Elle aurait pu être celle d’un chasseur d’hôtel désireux d’arrondir ses fins de mois en recommandant aux clients les services non répertoriés d’une dame parmi les offres de l’établissement. »

Extraits
« Elena lève ses yeux bleus vers Romain avec une expression d’extrême douceur. Il y a dans son regard à la fois l’innocence d’un ange telle que la pensée romantique l’imagine et la malice d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence facétieuse. La main de Romain effleure son bras nu. Il ressent une émotion diffuse. L’épiderme d’Elena lui semble encore plus délectable au toucher que la peau d’une pêche gorgée de soleil. » p. 83

« Lorsque Romain et Boris arrivent en carrosse au Palais Tsarskoïe Sélo, situé au sud-ouest de Saint-Pétersbourg, Romain est impressionné par les lumières qui éclatent avec panache à toutes les fenêtres du bâtiment comprenant une centaine de pièces. Romain apprend alors de la bouche de son ami que Nicolas IT a fait installer non seulement l’électricité à l’intérieur de sa résidence impériale, mais aussi le chauffage central. Ils ont hâte d’entrer car ils sont transis de froid malgré les couvertures épaisses que leur cocher a eu la bonne idée de leur prêter pour accomplir les vingt-cinq kilomètres du parcours.
Romain admire l’architecture grandiose du palais niché au cœur d’un paysage enchanteur, au milieu d’une étendue de terre composée de parcs, de bois et de lacs. Le long de la façade principale de la demeure, dix colonnes corinthiennes, surmontées d’une balustrade, offrent au regard l’éclat majestueux de la construction. Le tout est pensé selon un esprit néoclassique. Les cinq grands salons en enfilade donnent directement dans le parc principal. Ce palais baroque a été conçu comme un corps de logis à l’italienne avec des façades immaculées et des coupoles dorées.
Dès son arrivée, le visiteur est frappé par l’ampleur de la résidence flanquée de deux ailes garnies d’un fronton triangulaire. Romain se dit que l’impératrice Catherine II a fait un beau cadeau à son petit-fils en commandant les travaux de ce palais.
Beaucoup de monde se presse à l’intérieur afin de se mettre au chaud. Romain est intimidé par le faste de la demeure et par la beauté des habits d’apparat des invités. Si son costume lui parait chic et de bon goût, il n’a pas le luxe ostentatoire de la plupart de ceux portés par tous ces gens à la cour du tsar. » p. 120

« Il est envoûté par la fragrance qui émane de sa peau. Elle sent délicieusement bon. Il ne parvient pas à définir tout ce qui compose le fond sensuel et tendre de son parfum, mais il se laisse enivrer par des effluves de zestes
d’agrumes, de jasmin, de rose de mai, de citron associé à la bergamote. Sa perception olfactive est stimulée par un bouquet de vétiver, de patchouli, de néroli, cette essence de fleur d’oranger tant prisée jadis par Louis XIV, et par la douceur de la vanille qui achève de titiller le plaisir de ses sens. Langoureux, suave, ce somptueux élixir, mélangé au velouté charnel d’Alina, font chavirer Romain. Il y a dans ce mélange quelques réminiscences de la sueur des dieux du Nil. Ils s’embrassent longuement. Ils s’enlacent et ne pensent plus à rien afin de profiter de cet instant privilégié qui les protège dans un monde parallèle, idéal, hors du temps et dans l’oubli du chaos du monde. Romain ne rentrera pas chez les Nevski de toute la nuit. » p. 140

« Un mois avant d’entamer son voyage tortueux à travers les pays belligérants en mars 1916, Romain se passionne pour un mouvement artistique né au cours de l’année 1915, au cabaret Voltaire de Zürich. Il assiste à Genève à un spectacle d’acteurs créatifs, novateurs et surtout provocateurs. La plupart sont des immigrés révoltés par l’hécatombe et les destructions engendrées par la guerre; leur production exprime l’extravagance, la causticité et la vivacité d’esprit des créateurs de ce mouvement appelé le dadaïsme. Romain aime d’emblée cette contestation culturelle qui semble prôner la rébellion contre un mode de vie considéré comme grotesque. Il assimile ces artistes à de nouveaux romantiques dont le pouvoir de dérision tente de s’opposer à toutes les contraintes politiques, idéologiques et esthétiques. Cette communauté d’intellectuels cherche à mettre en valeur l’importance de l’authenticité et de la spontanéité de l’être. À l’issue de cette représentation genevoise, Romain rencontre par hasard l’artiste-peintre Sophie Tauber-Arp, très proche de ce mouvement Dada. Un ami commun les met en relation et ils peuvent ainsi échanger quelques propos sur ce qu’ils viennent de voir et sur la naissance de cette révolte dadaïste. Elle lui parle du poète roumain Tristan Tzara, l’un des initiateurs de cette forme d’expression. Romain est ravi d’apprendre que Tzara décrit la poésie comme une façon de vivre et non comme une manifestation accessoire de l’intelligence. II se dit que «s’il osait, il se verrait bien entreprendre une telle démarche artistique». Il sait pourtant qu’il n’osera pas. Son métier demeure dans une sphère aléatoire, le changement et l’expérimentation ne sont pas toujours bien vus pour assurer une continuité de l’emploi. » p. 314

« Bien qu’en marge du conflit, la Suisse n’est pas épargnée par les conséquences délétères de la guerre. L’inflation débridée augmente fortement le coût de la vie. L’activité réduite des métiers du bâtiment engendre une crise du logement et une hausse des loyers. Les inégalités se creusent, des grèves s’ensuivent. Les salariés des centres industriels urbains subissent de plein fouet le contrecoup dû à l’absence de mesures sociales. Les entrepreneurs sont paralysés par la rupture des livraisons de matières premières. La raréfaction des biens et le départ de la main-d’œuvre étrangère, mobilisée dans les pays en guerre, accélère la gravité de la crise en imposant un rationnement des denrées alimentaires. En outre, la population dans son ensemble souffre d’un climat anxiogène causé par la crainte d’une invasion. » p. 350

À propos de l’auteur
ALTHAUS_jean_pierre_DRJean-Pierre Althaus © Photo DR

Écrivain, journaliste et comédien, Jean-Pierre Althaus a été le fondateur et le directeur de l’Octogone de Pully pendant plus de trente ans, tout en dirigeant les affaires culturelles de la Ville de Pully. Il est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre, romans et livres. Rédacteur culturel et metteur en scène, il a joué comme acteur dans une cinquantaine de spectacles et a tourné des films et des téléfilms. Il a aussi rédigé les textes des expositions permanentes du nouveau Musée Olympique de Lausanne. En juillet 2010, Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture et de la Communication, lui a décerné le grade de chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres. (Source: Éditions Infolio)

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Le soldat désaccordé

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En lice pour le Prix du roman Fnac 2022

En deux mots
Enquêtant sur un soldat qui n’a plus donné de nouvelles à l’issue de la Grande Guerre, le narrateur va découvrir une histoire d’amour insensée. Celle d’une femme errant sur les champs de bataille pour être au plus près de son homme.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’ombre du champ de bataille

Gilles Marchand nous revient avec un roman historique qui retrace l’enquête menée pour retrouver un soldat disparu dans la Grande Guerre. Ce faisant, il poursuit son exploration des cabossés de la vie avec toujours la même humanité.

Au sortir de la Grande Guerre et de ses millions de morts, on a de la peine à imaginer la grande pagaille qui a suivi. Les soldats qui mettent des semaines à rentrer, les traumatisés et les amnésiques, les invalides et ceux qui ont perdu l’esprit. Le narrateur est chargé d’enquêter sur ces hommes dont on a perdu la trace, dont on ignore le destin. Tâche complexe et le plus souvent vouée à l’échec. C’est du reste ce qu’il signifie à Jeanne Joplain qui ne se résout pas à accepter la mort de son fils. Après des années à espérer, elle va mettre ses derniers espoirs en lui. Même si nous sommes déjà en 1925, elle est persuadée que son fils est vivant.
Commence alors un long travail de recherche, une enquête qui va mener le narrateur des bureaux de l’armée aux lieux qui ont vu un déluge de feu transformer le paysage et les hommes, en passant par l’Alsace et l’Allemagne. Une quête riche de témoignages, mais aussi de non-dits et de secrets, mais que Gilles Marchand transforme en épopée. Son homme est en effet un poète amoureux. Avec Lucie, il s’est juré de construire un monde au sein duquel leur passion pourra s’épanouir. Et la jeune fille, rencontrée du côté de Molsheim, ne voudra pas attendre la fin du conflit pour le retrouver. La légende de la jeune fille qui erre dans le no man’s land, entre les armées françaises et allemandes, et qui réconforte les blessés, n’est peut-être pas un délire de soldats traumatisés.
Gilles Marchand nous offre un cinquième roman qui, s’il est parfaitement documenté, n’en laisse pas moins la place à la poésie et à cette humanité qui a fait sa marque de fabrique depuis Une bouche sans personne. Des gens ordinaires jetés dans la Grande Histoire et qui tentent de croire que la vie l’emportera. Ou quand un air d’accordéon prend bien plus d’importance que des semaines à parcourir les champs de bataille, quand une lettre d’amour inachevée en dit bien davantage que des livres d’histoire, quand une nuit dans un train de marchandises aux côtés de deux infirmières allemandes est une grande leçon de diplomatie.
Loin de tout angélisme ou manichéisme – j’ai beaucoup entendu dans mon enfance ces récits de famille d’Alsace-Moselle qui se sont trouvées suivant les aléas géopolitiques d’un côté des belligérants puis de l’autre – le romancier raconte à partir de choses vues, de mille histoires glanées durant cette enquête combien la guerre est une connerie. Mais à peine aura-t-il bouclé la boucle que déjà le nazisme pointe le bout du nez. La der des ders ne l’aura été que dans l’esprit d’hommes de bonne volonté. Et les soldats désaccordés continuent à battre la campagne du côté de l’Ukraine.

Le soldat désaccordé
Gilles Marchand
Éditions Aux forges de Vulcain
Roman
200 p., 18 €
EAN 9782373056525
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale et en Alsave, du côté de Molsheim.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1920.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paris, années 20, un ancien combattant est chargé de retrouver un soldat disparu en 1917. Arpentant les champs de bataille, interrogeant témoins et soldats, il va découvrir, au milieu de mille histoires plus incroyables les unes que les autres, la folle histoire d’amour que le jeune homme a vécue au milieu de l’Enfer. Alors que l’enquête progresse, la France se rapproche d’une nouvelle guerre et notre héros se jette à corps perdu dans cette mission désespérée, devenue sa seule source d’espoir dans un monde qui s’effondre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Playlist society (Benjamin Vogel)


Gilles Marchand présente son roman Le soldat désaccordé © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1
Je n’étais pas parti la fleur au fusil. Je ne connais d’ailleurs personne qui l’ait vécu ainsi. L’image était certes jolie, mais elle ne reflétait pas la réalité. On n’imaginait pas que le conflit allait s’éterniser, évidemment. Personne ne pouvait le prévoir. On croyait passer l’été sous les drapeaux et revenir pour l’automne avec l’Alsace et la Lorraine en bandoulière. À temps pour les moissons, les vendanges ou de nouveaux tours de vis à l’usine. Pour tout dire, ça emmerdait pas mal de monde cette histoire. On avait mieux à faire qu’aller taper sur nos voisins. Pourtant, on savait que ça viendrait : on nous avait bien préparés à cette idée. À force de nous raconter qu’ils étaient nos ennemis, on avait fini par le croire. Alors, quand ils sont passés par le Luxembourg et la Belgique, il n’y avait pas grand monde pour leur trouver des circonstances atténuantes. On était nombreux à être volontaires pour leur expliquer que ça ne se faisait pas trop d’aller envahir des pays neutres.
On a quitté nos femmes et nos enfants, pour ceux qui en avaient. Je me souviens d’Anna sur le quai de la gare. Seule au milieu de ses amies. Et moi, seul à la fenêtre de mon pauvre wagon, entouré de plusieurs dizaines de têtes et de képis. Ça chantait, ça criait mais c’était seul. Ce sont les au revoir. C’est comme ça. On a beau mettre une foule en décor, elle ne fait pas le poids face à la solitude.
Si on avait su.
De mes camarades de wagon, combien sont revenus en 18 ?
Les morts officiels, les disparus, les estropiés… Il aurait eu une drôle de gueule amochée, le wagon du retour.
Pour ma part, mon sort avait été rapidement scellé : j’avais perdu une main dès l’automne 1914, c’en était fini de ma participation aux combats. Néanmoins, je voulais être utile à mes camarades. Avec toute la bêtise de ma jeunesse, je pensais que j’étais indispensable. On m’avait confié diverses missions, liées notamment à l’approvisionnement et au transport. Je ne participais plus aux combats, mais j’en restais suffisamment près pour sentir l’odeur de la poudre. De 1915 à 1918, j’allai d’un coin à l’autre du pays. Chauffeur ici, cantinier là. Partout où on avait besoin d’un infirme besogneux. Dévoué à n’importe quelle tâche pour être utile à mes camarades, à mon pays, à ma patrie. Voilà le genre de belles histoires que je me racontais.
Une main en moins, impossible pour moi de retrouver ma vie d’avant.

Après-guerre, un ancien camarade de combat m’avait présenté une certaine Blanche Maupas. Elle enquêtait sur l’affaire des caporaux de Souain et avait besoin de quelqu’un comme moi.
Elle remuait ciel et terre pour prouver que son mari avait été fusillé à tort. Quasiment vingt ans, elle y a passé. Et s’il en avait fallu trente, elle l’aurait fait de la même manière. Un bel exemple. Elle a fait appel à la Ligue des droits de l’homme, a couru de cabinet ministériel en cabinet ministériel, jusqu’à la Cour de cassation. Rendez-vous annulés, demandes rejetées, elle n’a jamais baissé les bras. Le pauvre Théophile avait été fusillé pour l’exemple avec trois de ses camarades pour « refus d’obéissance devant l’ennemi ». Ce qui s’était passé, c’est que c’était un sacré foutoir, que plus personne ne comprenait rien à rien, que ça pilonnait et que ça mitraillait, et que l’artillerie française était pas à la hauteur de celle de l’ennemi.
Blanche Maupas m’a tout appris : la méthode, l’abnégation, le sens du détail, les réseaux, l’importance de l’opinion publique, les démarches judiciaires.
Quand Blanche avait besoin d’un service, je le lui rendais. J’étais à ses côtés en février 1920 quand le ministère de la Justice a refusé d’examiner le dossier. J’étais également là en mars 1922 quand il a été rejeté par la Cour de cassation. Quand il a de nouveau été rejeté en 1926, j’étais déjà sur l’affaire Joplain, celle qui allait m’occuper pendant plus dix ans. Je suis néanmoins allé la trouver quand les caporaux ont enfin été réhabilités par la Cour de justice militaire en 1934. À cette époque, nous ne nous voyions quasiment plus, mais nous correspondions de temps à autre. Cela faisait déjà un moment que, en parallèle, je travaillais pour des associations ou différents comités œuvrant à la réhabilitation des fusillés pour l’exemple. Et je parcourais le pays afin de permettre à une famille de retrouver la dépouille d’un soldat qui n’était pas revenu.
Je m’escrimais sur l’affaire Joplain depuis trop longtemps. Dans notre petit milieu, ça commençait à jaser. Blanche Maupas fut la seule à me dire que j’avais raison de m’entêter. Il fallait que je continue. Elle avait vieilli mais paraissait sereine comme jamais. C’est à ce moment que j’ai compris que je n’aurais plus de repos tant que je n’aurais pas résolu mon enquête.
Un peu plus de vingt ans plus tard, une nouvelle guerre a éclaté. La der des ders n’était pas la der. Je n’ai, en réalité, jamais quitté la guerre. Pour moi, elle a commencé en 1914 et elle continue encore aujourd’hui. Des blessés, des morts, des monuments, des commémorations et des défilés. Pour en revenir au même point.

Le seul moyen pour faire réhabiliter un soldat, c’était d’apporter un élément nouveau. Je n’avais pas d’autre solution que de traverser le pays et de poser des questions. Plein de questions. Toujours plus de questions.
Les réponses ne venaient pas automatiquement. Les anciens soldats n’étaient pas toujours causants. Mais j’avais ce truc qui faisait qu’on se confiait à moi. Mon air enfantin, un peu perdu. Et puis j’avais fait la guerre, c’était un atout non négligeable. Je n’étais pas un de ces embusqués qui avaient trouvé un prétexte pour rester à l’arrière, et ça se voyait. Quelque chose que j’avais compris assez tôt. Mettre bien en évidence mon absence de main gauche. Le regard en retour ne trompait pas. J’ajoutais : « La Marne. » Bien entendu, j’ai eu parfois droit à « Si t’as pas fait Verdun, t’as pas fait la guerre », mais ce n’était tout de même pas ma faute si j’avais été cueilli au début des hostilités.
Bref, on restait des camarades de combat, même si on n’avait pas été aux mêmes endroits, même si on n’y était pas resté aussi longtemps. J’y avais laissé une main, ils ne pouvaient pas tous en dire autant. Et puis on était de la même extraction. J’avais peut-être davantage de mots que certains, mais ça se voyait que je n’étais pas de la haute.

La guerre, quand tu y as goûté, elle est dans ton corps, sous ta peau. Tu peux vomir, tu peux te gratter tout ce que tu veux, jusqu’au sang, elle ne partira jamais. Elle est en toi. Alors j’y retournais. Ça sentait encore la cendre et la poudre. Les croix s’étendaient à l’infini. Et j’enquêtais, inlassablement. Durant toutes les années 20 et une bonne partie des années 30, j’ai fait ce drôle de boulot d’enquêteur.
On était quelques-uns à vivre de ça. Peut-être parce qu’on ne parvenait pas à tourner la page. Ou qu’on désirait un peu de justice après ces années d’injustice. On écoutait les histoires, on écoutait les légendes.
La Fille de la Lune, c’est comme ça que j’en avais entendu parler : « Y avait plus de fleurs, alors elle faisait des bouquets d’obus. »
Cette phrase me trotte encore dans la tête aujourd’hui. C’est étonnant comment fonctionne la mémoire. Je ne me souviens pas du nom du soldat qui m’a parlé du bouquet d’obus. En revanche, j’entends encore sa voix. Je l’interrogeais au sujet de l’exécution injuste de ses amis, et ce qu’il voulait raconter, c’était l’histoire d’une jeune femme qui était apparue la nuit suivante. Comme s’il avait besoin d’enfouir ses mauvais souvenirs derrière quelque chose qui tenait du merveilleux.
« Y avait plus d’arbres, plus d’animaux, plus de vie. Alors des fleurs, vous pensez bien. Elle avançait dans l’obscurité, s’accroupissait, ramassait une douille et la mettait dans la gibecière qui lui cognait les cuisses à chaque pas. Je ne sais pas comment elle faisait pour pas se faire tirer dessus. À croire que les Allemands ne la voyaient pas. On disait qu’ils pouvaient pas la voir parce que la lune ne l’éclairait que de notre côté. C’est pour ça qu’on l’appelait “la Fille de la Lune”. Y en a qui affirmaient qu’elle ne vivait que la nuit. Le jour, elle disparaissait. Elle se volatilisait. On ne savait jamais comment elle arrivait là. On jetait un œil par-dessus le parapet et elle était là. »

2
C’est un matin de 1925 que ça a commencé.
On a toqué à ma porte pour me donner un pli. Un nom, l’adresse d’un restaurant et une phrase pour me signifier que Blanche Maupas en personne m’avait recommandé.
Voilà que j’étais convoqué par une dénommée Joplain, Jeanne de son prénom. Pas plus d’indications. Ma pension était maigre, mes enquêtes peu rémunératrices et j’avais un loyer à payer. Je n’avais plus trop les moyens de me formaliser.
Je ne connaissais pas de Jeanne Joplain et le nom du restaurant ne m’évoquait rien. L’adresse, en revanche, laissait penser qu’il allait falloir que je soigne un minimum ma tenue. On ne peut pas dire que j’avais la mise la plus élégante de la capitale. J’avais passé tellement de temps à arpenter les cimetières militaires, les villes détruites aux clochers défoncés, les villages éventrés, les anciens hôpitaux et les asiles de campagne que j’avais perdu l’habitude du fer à repasser et du col amidonné.
En bas de chez moi, j’ai pu trouver une gueule cassée pour cirer mes chaussures. Je le connaissais un peu. Aussi peu qu’on puisse connaître quelqu’un qui a du mal à articuler et qui ne vous regarde pas dans les yeux. La première fois que je l’avais aperçu, j’avais eu un mouvement d’effroi. On ne s’habitue pas à ces absences de visage. En manière d’excuses, j’avais levé mon moignon. Il avait haussé les épaules. Il s’en foutait de mon moignon. Je me suis senti stupide. Évidemment qu’il aurait volontiers échangé nos blessures.
Il était là tous les mardis et jeudis. Le reste du temps, il allait dans d’autres quartiers. Il était toujours flanqué d’un accordéoniste aveugle qui jouait ses vieilles rengaines ou racontait en alexandrins des histoires « étonnantes et véritables » de la guerre. Je leur donnai chacun une pièce pour les chaussures et pour les histoires.

Mes vieilles chaussures faisaient moins miséreuses lorsque je suis arrivé à l’adresse indiquée. »

À propos de l’auteur

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Gilles Marchand © Photo DR

Gilles Marchand est né en 1976 à Bordeaux. Batteur dans un groupe de rock, il se tourne vers l’écriture de nouvelles en 2010. Son premier roman, Le Roman de Bolaño en 2015 aux éditions du Sonneur, est écrit en collaboration avec Éric Bonnargent, et suscite l’enthousiasme des libraires et des lecteurs du romancier Roberto Bolaño.
C’est avec son premier roman solo qu’il rencontre un grand succès: Une bouche sans personne (2016) est sélectionné parmi les «Talents à suivre» par les libraires de Cultura, il remporte le prix Libr’à Nous, le Coup de cœur des lycéens du Prix Prince Pierre de Monaco en 2017 et le prix du meilleur roman francophone Points Seuil en 2018.
Son deuxième roman, Un funambule sur le sable (2017), est un succès et impose cet écrivain original, qui mêle réalisme magique et humanisme, comme l’héritier de Boris Vian, Romain Gary et Georges Perec.
En 2018, il recueille les nouvelles qu’il a publiées dans divers collectifs aux éditions Antidata au sein d’un seul volume, qu’il étoffe d’inédits: Des mirages plein les poches. Ces textes reçoivent le prix du premier recueil de nouvelles de la Société des Gens de Lettres. En 2020, il revient au roman avec Requiem pour une apache qui sera suivi dans an plus tard par Le soldat désaccordé. (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)

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Les sans-gloire

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En deux mots
Trois femmes prises dans la tourmente de la Première Guerre mondiale. Celle dont le mari qui refuse de prendre les armes est condamné au bagne, celle qui doit prendre les rênes du domaine agricole en attendant le retour des hommes du front et celle qui travaille dans une fabrique d’armes et n’a plus de nouvelles de son homme.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois femmes dans la tourmente

Laure Gombault a ressemblé trois nouvelles dans ce recueil qui raconte la vie de trois femmes durant la Première Guerre mondiale. Jeanne, Lucienne et Fernande vont nous permettre de découvrir trois aspects de ce conflit meurtrier. Trois histoires aussi sensibles qu’éclairantes.

Jeanne a croisé le regard bleu de Pierre et sa vie a basculé. Elle qui menait jusque-là une vie ordinaire a trouvé avec cet instituteur venu de Paris de quoi remplir sa morne existence. À l’amour qu’elle découvre dans ses bras vient bientôt s’ajouter l’envie de savoir et de connaître, d’apprendre à lire et écrire.
Mais après deux années de bonheur, les gendarmes viennent lui arracher son mari. En ce jour d’août 1914, il part pour le bagne, lui qui a refusé la guerre et a préféré déserter. Alors on refuse à Jeanne le droit de remplacer son mari à l’école pour instruire les enfants. En revanche, on l’accepte comme aide-soignante à l’hôpital pour tenter de soulager les souffrances des soldats qui arrivent du front. Son zèle et son courage vont lui permettre de se rapprocher d’un médecin qui a accompagné les bagnards en Guyane. Il pourrait peut-être lui donner des nouvelles de Pierre? Quand elle comprend qu’il va retourner là-bas, elle fait tout pour qu’il la prenne comme assistante, pour se rapprocher de son homme. Et qui sait?
Avec cette première nouvelle, Laure Gombault donne le ton de son recueil, centré autour de trois femmes dans la tourmente de la Grande Guerre.
La seconde se retrouve à la tête de la ferme que les hommes ont déserté et doit tenter d’assurer les récoltes, de faire vivre tant bien que mal ce domaine qui a besoin de bras. La solution va s’esquisser avec l’arrivée de Maghrébins affectés au service des agriculteurs. Lucienne, qui entend suivre les instructions de son mari parti combattre sur le front de la Somme, refuse dans un premier temps d’accueillir ces inconnus chez elle étranger. Puis elle accepte que Hassan vienne lui apporter sa force de travail, plus que jamais nécessaire alors que l’heure des récoltes arrive. Mais voilà, Hassan ne laisse pas insensibles les femmes du domaine. Lucienne observe le manège de Sidonie avant d’être à son tour troublée par la personnalité de l’ouvrier. Mais n’en disons pas davantage.
La troisième nouvelle raconte l’histoire de Fernande qui travaille dans une usine d’armement où la plupart des postes sont désormais occupés par des femmes. Dans la chaleur et le bruit, dans les cadences infernales entrecoupées par les accidents, un brin d’humanité va pouvoir s’immiscer, une solidarité entre femmes qui se retrouvent seules à attendre, à espérer des nouvelles du front. Et quand l’annonce d’un décès vient réduire à néant les rêves de retrouvailles, une épaule compatissante est la bienvenue.
C’est du reste cette humanité qui lie ces trois nouvelles qui mettent les émotions à fleur de peau. Dans ces moments de crise, on se rend bien compte de ce qui est vital et combien la force mentale est déterminante pour pouvoir continuer à avancer face à la violence, la désinformation, les coups du sort. La plume de Laure Gombault épouse parfaitement l’intensité des désordres intimes pour nous offrir, au moment où la guerre refait surface en Europe, une grille de lecture qui éclairante. Avec peut-être aussi le constat amer que plus d’un siècle plus tard, l’Histoire recommence avec les mêmes images, les mêmes attentes douloureuses, les mêmes morts au bout de la route.

Les sans-gloire
Laure Gombault
Éditions souffles littéraires
Nouvelles
124 p., 12 €
EAN 9782492027277
Paru le 20/05/2022

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle, principalement durant la Première Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
Trois femmes racontent leur quotidien durant la Grande Guerre. Leurs maris sont au front tandis que Jeanne, Lucienne et Fernande sont au dispensaire, à la ferme ou à l’usine. Entre amours épistolaires, désespoir et vie de famille, elles permettent à la France de nourrir son peuple et ses soldats, mais aussi de fournir les munitions nécessaires à la poursuite des combats.
Trois femmes qui s’émancipent dans un pays qui compte pleinement sur elles et leurs efforts, sans pour autant réellement les considérer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog De quoi lire (Catherine Perrin)

Les premières pages du livre
« La Boiteuse
Les feuilles du grand chêne viennent mourir à mes pieds. L’hiver s’annonce précoce. Je ramasse les bûches en prévision de la flambée du soir et me réjouis par avance de tendre mon visage au-dessus des flammes. J’aime leur morsure, moins douloureuse que l’absence.
Même si, depuis son départ, certaines scènes se brouillent dans ma mémoire, je me souviens encore avec précision des dernières heures passées avec lui dans cette maison. Il s’appelle Pierre. Un matin d’août 1914, les gendarmes sont venus le chercher. Un vacarme, des cris, des bruits de bottes et de cliquetis de fusils. La porte a cédé sous la violence des coups. Ils nous ont tirés du lit, les cheveux en broussaille, nos chemises ouvertes sur nos peaux encore un peu rougies du feu de nos caresses.
Au terme de sa première permission, Pierre avait refusé de rejoindre sa garnison implantée dans le nord de la France. De fait, il était devenu déserteur. Cette fois-ci, c’est aux travaux forcés que la République l’a condamné.
On sait que la guerre finira un jour et que, dans les rues des villages de France, le vent balayera les derniers confettis, vestiges de journées d’allégresse. Que des bals et des repas de fête s’improviseront partout. Que nous aurons le cœur en joie après des années de privation, que les femmes troqueront leur blouse et leur fourche contre des robes taillées dans des draps colorés. Que les hommes, eux, perdront leurs regards vagues et qu’ils éprouveront le coupable soulagement d’avoir échappé aux honneurs militaires rendus devant une plaque commémorative.
Moi, j’enfilerai ma robe noire, celle que je porte chaque jour depuis qu’on m’a arraché Pierre. Personne ne m’attendra à la fête, mais je me fondrai malgré tout dans la foule pour goûter un peu au bonheur de ces femmes encore sonnées par le retour des hommes. Malheureusement, elles seront plus nombreuses à pleurer leur perte ; et même celles qui les retrouveront ne les reconnaîtront pas. La fanfare, le vin et les drapeaux tricolores raviveront les cœurs endoloris. Seul le mien restera froid. On m’ignorera. Pire, quelques regards hostiles m’accuseront d’avoir aimé un lâche. Un soldat indigne, dont nul ne souhaitera jamais le retour.
Pourtant, il fut un temps où les paysannes d’ici rêvaient que cet instituteur fraîchement débarqué leur fasse l’honneur de demander une de leurs filles en mariage. Mais voilà, être étranger ne fut pas le seul crime de Pierre, l’autre fut de me choisir, moi, la fille unique de Martin. Et cela, personne ne le lui a jamais pardonné. Alors, on se dit que je l’ai bien mérité, ce fils perdu de la France. Dieu rend parfois sa justice ici-bas  ; et ce n’est pas l’abbé qui les contredira. Même au plus fort de la guerre, alors qu’il ne restait pas un seul homme valide pour les travaux des champs et que les femmes quittaient fours et lavoirs pour cultiver la terre, mues par le même élan patriotique, je suis restée leur mouton noir, tout juste autorisée à sarcler l’herbe des mauvais prés. Quand l’angélus annonçait la fin de la journée de labeur, elles se dirigeaient vers la charrette du vieux Clément. Elles s’y hissaient prestement, riant devant les efforts qu’il me fallait fournir pour y grimper à mon tour, à cause de ma sale jambe. Parfois, dans ma manœuvre maladroite, mon jupon se soulevait, découvrant la hideuse boursouflure brune qui déformait et mon genou et ma cheville. Elles se moquaient de ma guibolle : « une bestiole écorchée », elles disaient. Aucune ne m’aurait tendu la main. Mais ce qui les rendait encore plus folles, c’était de me voir passer la pause déjeuner, adossée à une botte de foin, plongée dans la lecture. Grâce à Pierre, je sais lire et écrire comme personne au village. Malgré tout, après son départ, le maire a refusé de me confier la classe. Il a préféré demander au maître du village voisin d’accueillir les élèves de la commune, les obligeant à marcher dès l’aube sous la pluie, la neige, ou sous un soleil de plomb, à travers bois inhospitaliers et chemins caillouteux. J’en avais le cœur brisé, mais qu’aurais-je pu y faire? C’est alors que j’ai rendu les faux et que j’ai décidé de m’initier aux gestes infirmiers enseignés par la comtesse de Malfort, dont une partie du château a été réquisitionnée pour y installer un hôpital de campagne.
Désormais, je soigne les corps et les cœurs mutilés des soldats revenus de ce front dont on reproche à mon homme d’avoir fui les tourments. Chaque fois que j’assiste à une amputation réalisée à l’aide d’une anesthésie de fortune, je rends grâce à Dieu que Pierre n’ait pas à subir de tels supplices. Mais que vit-il d’autre au-delà des mers, réduit à vivre dans un cachot, à casser les cailloux d’une terre de volcans ? Je serre alors les dents, et j’éponge ces fronts fiévreux, et je prie pour que ces hommes survivent à la colère de cette armée allemande qui ne cesse d’étendre son hégémonie.
Dans les moments où mes forces me trahissent, je pense à d’autres corps. Des corps non mutilés, les nôtres, celui de Pierre, le mien, au bord de la rivière  ; nos deux corps offerts aux rayons du soleil. Là, au bord de l’eau, nous nous livrions à une autre bataille, qui s’éternisait jusqu’à ce que l’un de nous capitule en roulant sur le flanc. Il me semblait alors que le sang de ma mauvaise jambe papillonnait dans mes artères. Parfois, nous nous retenions, empruntés comme des gosses, mais, le plus souvent, nous convoquions notre fougue de guerriers. Au premier regard, je l’avais désiré, ce garçon au corps long et à la démarche assurée, dès qu’il avait franchi le seuil de l’école. Je l’avais voulu comme une évidence. Comme la feuille s’accroche à l’arbre ; les cailloux à la terre ; les bêtes à leurs mangeoires ; moi, je m’attacherai à Pierre. C’était ainsi. Pierre serait mien. Et c’est ce qu’il était advenu. Je travaillais à l’école, je nettoyais les classes et le réfectoire, et ça s’était fait ainsi. Un soir, après l’étude, j’avais demandé à Pierre de m’apprendre à lire. Ma volonté et ma joie de vivre avaient eu raison du reste. Avant la fin du printemps, Pierre était amoureux de moi. L’hiver suivant, nous remontions l’allée de l’église, moi avec mon bouquet de feuillages, lui avec, au fond de sa poche, deux alliances en or incrustées du même cœur. Aucune famille n’avait escorté cet homme venu de la capitale  ; seules quelques âmes rustres du village et Martin, mon père, veuf depuis ma naissance, avaient suivi ma traîne jusqu’à l’autel. Le curé nous avait unis pour le meilleur et pour le pire, mais quand on s’aime, à vingt ans, le pire est invité à garder ses distances. Ce qu’il avait fait durant deux années. Deux années seulement. Deux années de bonheur, avant que François-Ferdinand d’Autriche ne se fasse assassiner lors d’une visite dans la ville de Sarajevo.
Ce matin, je ne me sens ni plus experte, ni plus vaillante que les autres jours, mais, avec le temps, j’ai installé une routine qui offre plus de confort aux malades. D’abord, distribuer le lait chaud avec un peu de cacao, puis faire ma tournée pour changer les pansements  ; inviter les plus valides à aller à l’infirmerie si les plaies restent humides  ; préparer les portions de ceux qui sont au régime pour dysenterie ou douleurs d’estomac. À midi, je me rends au réfectoire, au fond de la cour, là où une cuisinière improvisée compte sur moi pour surveiller la cuisson des œufs ou des bouillons, et, grâce à un feu de bois de fortune, je réussis parfois à griller quelques morceaux de lard apportés la veille par un boucher militaire. De jour en jour, le château se vide  ; de nouveaux hôpitaux se déploient dans la Somme. Restent ici des convalescents qui seront bientôt sommés de retourner au front. Les combats se déplacent, et avec eux ces centaines de jeunes hommes suturés, dont les jambes encore valides promettent de futures avancées avant de finir en chair à canon. La plupart sont des enfants, contingent du premier rang, ces classes de 1914 sacrifiées à la grandeur de la nation. Certains, tard dans la nuit, veillent encore. Je les entends psalmodier leurs prières  ; ces fichues prières que les curés de France, du haut de leurs chaires, les exhortent à réciter pour la paix de leur âme et celle de leur patrie. Ils osent prétendre, ces prélats, que le malheur qui accable cette jeunesse est une punition de Dieu  ; le châtiment destiné aux athées qui pullulent ici-bas. Je ne les supporte plus, ces dévots en soutane invités de jour comme de nuit à distribuer les derniers sacrements. Toute cette bigoterie me révolte, et elles m’écœurent, ces dames patronnesses qui cousent avec dévotion sur les chemises des blessés des Sacré-Cœur ou ces immondes images pieuses. Même Poincaré est dorénavant contraint d’assister officiellement à la messe. Ce retour au catholicisme m’effraye. Il est loin le temps où je me réfugiais dans la fraîcheur d’une nef, le temps où Pierre et moi, progressistes, mais respectueux des rites, nous nous étions résolus à remonter l’allée de la chapelle afin d’être unis devant Dieu et sous le regard de Jésus en croix. Nous n’avions pas eu le choix d’ailleurs. Il nous fallait exaucer le vœu de mon père, et surtout contenir les foudres du village.
Toute à mes pensées, je me rends à l’infirmerie afin de préparer les flacons pour les rhumatisants. Ensuite, je les frictionnerai, invitant la douceur dans mes mains malgré la sécheresse de mon cœur. Masser ces peaux muettes de douleur ravive en moi le souvenir des mains de Pierre caressant mon corps avec un appétit dévorant.
Une chose m’obsède en ce moment. Il y a quelques jours de cela, j’ai surpris, à la cantine, la conversation d’un médecin colonial revenu de Guyane, où il avait soigné les bagnards de Cayenne. Depuis, je rêve de lui poser la question qui me hante. Est-il possible qu’il y ait connu Pierre ? Il s’en souviendrait forcément : un homme d’un mètre quatre-vingt-dix, ce n’est pas banal. Hier, je me suis proposée d’accompagner le médecin dans sa tournée. Il semblait flatté. Il doit me prendre pour une de ces jeunes femmes avides de se frotter au prestige d’une blouse blanche, une de ces auxiliaires improvisées, la plupart citadines, friandes de nouveautés. La guerre est dure pour tout le monde, pour les soldats en première ligne, mais aussi pour tous ceux qui restent, attendent, organisent, travaillent, soignent ou enterrent… principalement des femmes. Bientôt, les cimetières seront pleins. Il paraît même qu’on raccourcit les cercueils pour pouvoir en enfouir davantage. Un frisson me parcourt quand j’imagine mon Pierre, si grand, réduit à une portion congrue au fond d’une boîte. Mes nuits sont traversées d’un cauchemar récurrent. Tout commence avec l’arrivée des gendarmes, qui me présentent une lettre, cette fameuse lettre que tout le monde redoute, et je suis convaincue à ce moment-là qu’en plus du chagrin je vais devoir subir l’opprobre des villageois et supporter leurs commentaires : « Pensez, il n’est même pas mort au combat  ! » Et puis, on descend son cercueil de la charrette… Pierre, mon Pierre, impropre à rejoindre les sépultures des héros, tout juste bon pour la fosse commune.
Mais à ce jour, ni lettre ni cercueil n’ont fait de moi une veuve officielle. Alors, entendre parler du bagne m’offre une lueur d’espoir. Et tout en massant ces pauvres bougres, je me repasse au mot près les explications données par le médecin militaire. Les condamnés sont classés en trois catégories. Les droits communs, les relégués ou multirécidivistes condamnés à perpétuité et les déportés ou condamnés politiques. Leur répartition est faite en différents camps, suivant la catégorie à laquelle ils appartiennent. Puis leur classement par profession, car le fonctionnement du bagne repose essentiellement sur le travail des détenus. À part le travail de « fatigue  », le pire de tous, on y trouve des cuisiniers, des boulangers, des jardiniers, des maçons, des menuisiers, des tailleurs, des infirmiers… tous les corps de métier sont représentés. Mais que peut bien faire Pierre là-bas ? Lui qui ne sait rien faire d’autre qu’enseigner. Lui dont les mains n’excellaient qu’à caresser mon corps ou les feuilles de vélin des cahiers d’écoliers. Le père avait tant de mal à lui faire retaper la grange ou fendre le bois pour l’hiver. « Un sacré bougre de mauviette, ton mari », me disait-il, avec son air bourru et ses yeux tendres. Il lui manque, à lui aussi, je le sais bien. Ces deux-là se taquinaient, mais l’un et l’autre se respectaient. Un pacte tacite les liait : me rendre heureuse.
Une fois la dernière botte de foin tombée des griffes de la fourche, je me couche dans le fourrage. Mes mains douloureuses sont couvertes d’ampoules. Je ne les sens plus d’ailleurs, pas plus que je ne sens le reste de mon corps. Ce corps que je ne parviens plus à aimer depuis que Pierre ne le touche plus. Je ne l’aime plus, au point de le malmener. Chaque jour, je m’oublie ainsi dans le labeur malgré les remontrances de mon père, témoin de mon épuisement. Il m’ordonne de rentrer, de cuire plutôt la soupe ou de tricoter des écharpes aux soldats. Comment peut-il me demander de m’occuper à nouveau des soldats ? Pour me punir de la désertion de Pierre ? Les soldats, j’ai encore leur odeur de charogne dans les narines, un parfum tenace, et je revois leurs tripes en lambeaux, comme celles qui dégoulinaient des mains de Gustave, le boucher de la place de Grève.
Mes nuits sont peuplées de corps mutilés et de cadavres  ; rêves renforcés par les mauvaises nouvelles qui arrivent chaque jour au village.
Qui d’entre nous n’a pas pleuré un des siens ? Eh bien, toi, me rétorquerait-on. Toi, la femme du traître, tu n’as aucun mort à pleurer. Puisque, selon eux, Pierre se planque en prison, je peux m’estimer chanceuse. Ils doivent l’imaginer passant quotidiennement du linge propre  ; interrompu dans ses parties de cartes pour de bons repas servis trois fois par jour. Ce qu’il devient ? Je n’en ai pas la moindre idée, aucune lettre ne m’est parvenue depuis onze mois, malgré le courrier quotidien que je lui adresse depuis que je sais dans quel camp il se trouve. Ces renseignements soutirés au médecin pour le compte d’une cousine imaginaire m’ont coûté ses soupirs dans mon cou, le poids de son ventre contre mon bassin. Voilà comment j’ai appris que Pierre a vu sa peine commuée en refus d’obéissance, et qu’il ne risque plus le peloton d’exécution. C’est une grande nouvelle. Si je continue d’être bien gentille avec le docteur, bientôt ses lettres me parviendront. Ça, c’est ce que j’espère. Mais le temps passe, et je désespère de voir venir le facteur.
Je ne me suis pas présentée au dispensaire depuis quinze jours. Mon père me croit atteinte de la maladie de ses vaches, qui meuglent faiblement, le pis asséché à force de ne manger que du mauvais fourrage. Comprendrait-il, pauvre homme, que mes crampes me viennent de la honte ?
J’en viens à souhaiter que Pierre soit rapatrié en métropole et traduit par le gouvernement devant un tribunal militaire. La mer est comme une immense prison qui a englouti nos rêves. Depuis hier, je rêve de rejoindre l’île de Ré pour embarquer vers Cayenne. Je m’imagine dans la fragilité de l’aube, cachée à fond de cale, comme une aventurière, coincée entre des tonneaux de vin et des sacs de farine, survivant à la houle, nauséeuse, mais de l’or plein les yeux.
Quand le soleil brûle les herbes et que, fourche en main, je ruisselle de sueur, il m’arrive d’imaginer que le vent insuffle au blé le mouvement des vagues, et sous mes yeux, alors, tout ce jaune se transforme en une immensité vert et bleu. Prise de tournis, je tangue, les jambes ployées, les mains agrippées à ma fourche. C’est alors que des papillons remplissent mes yeux et que m’apparaît le visage de Pierre souriant dans un rai de lumière. C’est à ce sourire que je m’accroche chaque fois que le médecin m’allonge sur la civière de l’infirmerie remisée derrière un rideau, et qui, dès notre affaire terminée, accueillera un nouveau mort qu’on recouvrira d’un drap blanc avant de le rapatrier chez une femme ou une mère esseulée. Je suis seule moi aussi, mais d’une solitude qu’on tait, de celle qu’on enterre définitivement sans cérémonie ni pleurs. Je remets ma blouse blanche, j’arrange mes cheveux sous ma coiffe et je pars rejoindre mes sœurs de la Croix-Rouge. J’enfouis et ma peur et mon dégoût.
L’été prend fin, mais pas les combats, au nord. Là-bas, ce ne sont que marches dans les champs défoncés par le passage incessant des troupes, de l’artillerie, de la cavalerie et des fantassins. Et quand ce n’est pas la marche forcée, ce sont des mois terrés dans les tranchées. Les pauvres bougres dorment dans la glaise et se protègent des grêles d’obus comme ils peuvent. J’ai lu dans une revue que chaque cadavre coûte trois mille francs, peu importe qu’il soit frais ou à demi enseveli. Je comprends Pierre et sa haine viscérale de la guerre, car à coup sûr chaque mort se négociera en francs. C’est ainsi que se finissent toutes les guerres. Et malgré cela, la fierté du combat est présente dans le cœur de tous, du simple fermier au plus nanti, de l’illettré au cerveau le plus instruit. Le docteur m’a dit que même les bagnards de Cayenne veulent s’enrôler. Cette nouvelle m’a crevé le cœur, elle laisse deviner qu’à côté des conditions du bagne, celles des tranchées peuvent sembler douces. Et je pleure pour mon Pierre. Alors, soigner est ce que j’ai de mieux à faire dans cette attente insupportable. La guerre finie, sans doute le rapatrieront-ils. Et même à penser que sa peine se prolonge, j’espère pouvoir le visiter, où qu’il soit dans une de nos geôles. Plus les mois passent et plus l’espoir de le revoir s’amenuise. Je le sais bien à présent, les conditions de vie au bagne se traduisent par un taux de mortalité inégalé. Le bagne est pire que tout. Et Pierre est si fragile. Comment peut-on être rebelle et si doux ? Un tempérament de feu dans des mains de velours. J’ai tant besoin de retrouver la douceur de ses mains sur mon ventre et sur mon visage. Malgré le dégoût de mon corps que me provoquent les étreintes du docteur, il m’arrive encore de rêver à nos lents effeuillages ou à nos ardeurs cannibales. »

À propos de l’auteur

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Laure Gombault © Photo DR

Laure Gombault vit en Normandie et travaille comme coordinatrice culturelle pour un réseau de bibliothèques et développe des actions en faveur des publics éloignés de la lecture. Elle est romancière et nouvelliste. On lui doit notamment Un verre avec toi (2018), Le ventre de Vénus (2020) et le recueil de nouvelles Les Sans-Gloire (2022). D’une écriture sensible, elle s’attache à des personnalités fragiles qui tentent de se libérer de ce qui les entrave, addictions, peurs, loyautés d’enfance, pour s’émanciper et vivre mieux . Elle traite de thèmes sensibles, l’alcoolisme et le désamour, l’emprise religieuse ou amoureuse, les secrets de famille ou la violence faite aux femmes. Histoires intrigantes qui vous tiennent en haleine, l’émotion vous emporte et la résilience filtre derrière les maux. (Source: Éditions souffles littéraires)

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