Blanches

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Présélectionné pour le prix «Coup de cœur de la 25e Heure»

En deux mots
Deux chirurgiens en fin de carrière, une étudiante en médecine qui décide de faire son stage d’interne aux urgences d’un hôpital de banlieue, une infirmière débordée et des patients qui patientent. Cette plongée dans le milieu médical, autour d’un drame qui aurait pu être évité, retrace de manière poignante des destins individuels et la naufrage d’un système.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un drame au service des urgences

Pour son premier roman, Claire Vesin a choisi de nous faire vivre de l’intérieur un milieu qu’elle connaît bien, celui de l’hôpital. En suivant notamment une jeune interne et une infirmière, elle décrit avec acuité la dégradation de notre système de santé et l’usure de ses personnels. Bouleversant et édifiant.

Jean-Claude est chirurgien à l’hôpital de Villedeuil, en proche banlieue parisienne. À 57 ans, il se retrouve désormais seul. Son aîné, Arnaud, a plongé dans la drogue avant de disparaître. Son épouse Nathalie a choisi de s’exiler au Canada avec son fils Vincent. Fort heureusement, il peut compter sur son ami Gilles, qui l’avait pris en charge durant leurs études, pour lui éviter de trop déprimer. C’est lors d’un dîner chez son collègue qu’il lui avait annoncé qu’Aimée, l’une de ses trois filles, avait choisi les urgences de Villedeuil pour son internat. «On voulait te prévenir, pour que tu ne sois pas étonné, si tu la croises ou si tu entends parler d’elle. Et puis peut-être que vous aurez l’occasion de travailler ensemble. Je suis certaine que ça lui ferait plaisir.»
En fait, Aimée a fait ce choix en souvenir du combat mené par Jean-Claude pour Arnaud, dont elle était tombée amoureuse et qu’elle avait rêvé de faire sortir de sa dépendance.
Mais les débuts de la jeune fille à Villedeuil vont s’apparenter à un chemin de croix. Très vite, elle va devoir constater l’énorme fossé entre la théorie et la pratique. «Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente (…), les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier.» Les files d’attente ne cessaient de croître, tout comme le stress. Sans compter les absences ou les démissions.
C’est dans ce climat de tension extrême que les équipes vont se retrouver réduites à la portion congrue durant les congés de fin d’année. Laetitia gérera l’accueil, Aimée posera un diagnostic, médecins et chirurgiens ne seront prévenus qu’en extrême urgence. C’est alors qu’un drame va se produire et que l’hôpital va essayer de protéger ses employées en travestissant les faits. Derrière un décès qui aurait pu être évité, reste la froideur implacable d’un engrenage infernal. «C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça.»
Le constat que pose Claire Vesin est nourri de son expérience et des chroniques de sa vie de médecin, ce qu le rend d’autant plus accablant. Et sans aucun doute plus touchant que des dizaines d’articles et d’études sur l’état de notre hôpital public. Car, comme le montre avec force ce drame, derrière les chiffres, il y a des hommes et des femmes qui souffrent. Des hommes et des femmes dont ‘abnégation force l’admiration.

Blanches
Claire Vesin
Éditions La Manufacture de livres
Premier roman
304 p., 18,90 €
EAN 9782385530549
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et dans la ville imaginaire de Villedeuil. Située au bout de la ligne 10, on peut imaginer qu’il s’agit de Boulogne. On y évoque aussi Montréal, l’Indre-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Villedeuil, aux portes de Paris. Ses tours, ses habitants, et son hôpital. Jean-Claude y a passé toute sa carrière – jours comme nuits – au sein du service de chirurgie. Mélancolique et désormais solitaire, il reste passionné, par cette ville comme par son métier. Laetitia y est née et y travaille, infirmière trop tendre pour l’âpreté de son poste à l’accueil des urgences. Aimée, jeune femme brillante autant que perdue, débute l’internat et décide d’effectuer son premier stage à Villedeuil, mue par des loyautés invisibles. Fabrice, médecin au SAMU, sera bientôt père mais fuit sa vie personnelle. Lors de ces mois vécus ensemble, leurs destins vont s’entremêler. Au sein d’un hôpital qui se fissure de toute part, ils partageront joies et échecs, détresse et amour du métier. Malgré les difficultés, ils tiennent, jusqu’à ce qu’une nuit, cet équilibre soit remis en question, bouleversant leurs vies à jamais.
Avec ce premier roman poignant, Claire Vesin nous fait entendre la voix vibrante de celles et ceux qui font l’hôpital public et sont marqués par le combat ordinaire mené pour soigner dignement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Ce que j’en dis…

Les premières pages du livre
PROLOGUE
19 août 2012
Il n’est pas encore dix heures, et des gouttes de sueur coulent déjà le long de ses flancs. Trente-quatre degrés sont prévus aujourd’hui; elle a ouvert les deux fenêtres de l’appartement, mais l’air reste immobile, comme figé.
Aimée lit une nouvelle fois le SMS d’Arnaud.
Salut Beauté
Je t’attendrai dimanche à 11 h à la gare du Nord, devant les quais des trains de banlieue. J’ai un endroit génial à te montrer.
Love you Beauté.
Elle l’entend le dire avec ce mélange irrésistible de dérision et de tendresse.
Elle voudrait se convaincre qu’il ne s’est rien passé pendant ces jours à l’attendre, dévorée par l’angoisse. Il est là, de nouveau, et il veut la voir. Il n’y a que cela qui compte. Il ne lui est sans doute rien arrivé. Rien de grave en tout cas.
Ces derniers mois ont été éprouvants. Leurs heures ensemble devenaient pesantes: elle travaillait ses cours, et il restait là à s’ennuyer, feuilletant un livre sur le lit. Et puis, le soir arrivant, il commençait à s’agiter. Il fixait le plafond, lui disait qu’il étouffait lentement, chez elle, et partait se perdre dans la nuit.
Le lundi précédent, il n’est pas rentré. Elle n’a rien dit à personne. Elle a eu raison finalement: il est revenu. De toute façon, Arnaud n’a jamais été un garçon stable.
Aimée baisse machinalement la tête pour entrer dans la salle de bains. Le chambranle de la porte est juste assez haut pour elle. L’appartement entier semble inadapté pour des adultes: deux petites pièces au plafond bas, percées
de deux fenêtres, l’une sur cour, l’autre sur rue, au travers desquelles on n’aperçoit jamais le ciel, ce qui accentue encore l’impression d’exiguïté du lieu.
Elle y vit depuis quatre ans. Elle et ses sœurs étaient toutes petites quand leurs parents ont acheté l’appartement en prévision de leurs années étudiantes. Elles en rient ensemble
aujourd’hui : ils avaient sans doute imaginé qu’elles ne grandiraient jamais. Aimée s’y sent bien. À l’abri. Elle sort de la douche, s’enroule dans une serviette et observe dans la glace ses longs cheveux blonds – les mêmes que sa mère – et ses yeux verts, qu’elle ne tient de personne.
On lui a toujours répété que la plus grande des politesses, lorsque l’on a rendez-vous, est d’être présentable : on se maquille, on s’habille correctement, on soigne ses ongles.
Sa mère pense que c’est important, les ongles: des mains abîmées, ça gâche toute la silhouette. Aimée s’imagine se laissant aller à lui confier qu’Arnaud ne voit rien de tout cela, et la devine incrédule. Elle se maquille quand même, les larmes au bord des paupières: la famille, la maison, soudain tout lui manque.

En réalité elle est terrifiée à l’idée de découvrir dans quel état il est.
Elle enfile une robe d’été sans manches, une de ses préférées, en popeline rayée jaune et blanche. Elle n’a pas mis de soutien-gorge. Arnaud va le remarquer, ça, quand même. Sa mère n’approuverait pas. Elle rit nerveusement en s’observant une dernière fois. Merde, ça va aller.
Elle prend son sac, ses cigarettes. Claque la porte et descend l’étage par l’escalier de pierre qui reste frais malgré la chaleur du mois d’août. Elle ouvre la lourde porte cochère et sort en plein soleil sur le trottoir brûlant. À ses pieds la rue dévale vers Jussieu et, comme à chaque fois, elle est submergée par la beauté de Paris.
Elle s’élance, il est dix heures trente-cinq, et elle est en retard.
*
Elle monte les escalators en courant. La foule se presse dans l’immense hall, et la chaleur y est suffocante. Elle avance peu à peu, frôlant d’autres corps moites, et s’approche des trains en le cherchant au loin. Elle finit par le repérer, assis par terre, devant le quai 12. Il porte son sweat bleu, un jean crasseux, ses vieilles baskets. Il a le regard perdu, ses cheveux sont trop longs, et leurs boucles noires lui caressent
les oreilles. Il est si beau! Avec ses coudes sur les genoux, les paumes en coupe sous le menton, on dirait que ses doigts caressent ses joues, rehaussant ses pommettes et lui redonnant l’air juvénile qu’il avait encore il y a quelques mois.
Elle plisse les yeux, et c’est l’Arnaud de quatorze ans qui apparaît. Celui de l’été de la canicule. Ils avaient passé cinq jours en Indre-et-Loire, en famille. Qui avait été à l’origine de ce voyage? Il n’y en avait plus eu d’autres ensuite.
Aimée et lui se connaissaient depuis toujours, leurs parents étaient amis. Mais au printemps, des histoires avaient été murmurées entre adultes, dans les cuisines. On parlait de lui, l’enfant à problèmes, et les dîners s’étaient espacés.
Au cours du séjour, cet été-là, les filles étaient restées entre elles, comme averties du danger. Arnaud leur avait à peine adressé la parole.
Quand elle repense aux journées de ce voyage, il ne lui reste que la chaleur extrême, des châteaux oubliés, et ses insomnies, le soir, dans la chambre étouffante, en pensant à lui. Il avait le charme des mauvais garçons, la moue boudeuse, le regard sombre derrière sa frange et fumait des cigarettes d’un air blasé. Il venait d’être renvoyé du collège, ses parents s’inquiétaient. Mais Aimée n’écoutait plus les discussions, trop occupée à le dévorer des yeux.
Tout l’été ensuite, elle avait rêvé de peaux nues et d’étreintes brûlantes. Son désir l’avait poursuivie longtemps.
Il suffisait qu’elle aperçoive Arnaud pour que de nouveau il flambe pendant des mois.
Lorsqu’ils s’étaient enfin embrassés, elle avait vingt-deux ans, et il avait déjà de sérieux ennuis. Les parents d’Aimée avaient défailli en apprenant la nouvelle. Ils avaient tenté de la raisonner: en s’obstinant elle courait à sa perte. Et puis comme ils l’avaient prédit, il s’était volatilisé quelques semaines plus tard, et elle avait cru mourir de chagrin.
Mais il était revenu, avait accepté de passer quatre mois à l’hôpital, en cure comme disait sa mère, et à sa sortie il avait emménagé chez elle, rue des Boulangers. Alors elle avait vraiment cru à leur bonheur.

Elle avance, décidée.
«Arnaud!»
Il tourne la tête et la regarde. Il sourit. Elle sent son cœur battre sous sa robe. Elle l’aime tellement! Elle se penche pour l’embrasser alors qu’il est encore assis. Il est sale, amaigri. Ses lèvres sont sèches, gercées. Ces détails s’additionnent malgré elle dans son esprit. Il se lève et l’enlace.
Il lui chuchote à l’oreille «Tu sens bon». De nouveau elle sent les larmes qui lui brûlent les yeux.
*
La pièce est vaste et haute de plafond. Elle correspond sans doute à une salle commune ou un réfectoire : on distingue une autre porte, au fond, menant à ce qui a dû être une cuisine, autrefois. Il s’en dégage une odeur de pourriture terreuse.
Aimée frissonne. Le lieu est interdit d’accès. Ils ont escaladé les barrières, traversé la haie en se griffant, et elle a déchiré sa robe. Le bâtiment va être en partie démoli, les plafonds ne risquent-ils pas de s’effondrer sur eux? Ils avancent en contournant les gravats, observant les pièces de mobilier abandonnées, le papier peint moisi, les détritus qui jonchent le sol.
Un arbre imposant est tombé, éventrant dans sa chute une partie du toit. Des branches pénètrent dans la pièce. Dehors, ses racines dénudées semblent implorer le ciel. L’endroit est lugubre, Aimée imagine les gémissements des malades, les hurlements des fous, mais tout est silencieux, incommodant.
Elle sort, et l’extérieur lui fait l’effet d’un four. Elle manque de s’évanouir. Alors elle s’assied dans les herbes folles, adossée au mur de l’hôpital, pose sa tête contre la brique et ferme les yeux. Elle finit par fouiller dans son sac et en sort ses cigarettes.
Arnaud la rejoint.
«– Ça ne va pas ?
– J’ai mal à la tête, je vais t’attendre ici.»
Il la regarde avec sollicitude. «Tu es sûre ?» Elle acquiesce en souriant.
«J’explore encore un peu. Laisse-moi dix minutes.»
En chemin, Arnaud lui a raconté sa nouvelle passion, sans préciser comment il s’y est initié. Il a passé ses derniers jours à explorer des bâtiments abandonnés. Usines, hôpitaux, cités-jardins: il visite tout. Ce monde-là disparaît sous nos yeux, lui a-t-il expliqué. En être le dernier témoin lui procure une émotion incroyable.
«Tu n’imagines pas ce que ça fait, de découvrir à quel point le temps avant l’oubli est compté. C’est… addictif».
Ils ont éclaté de rire. «Désolé, je trouve pas d’autre mot, pour décrire ça. C’est kiffant, c’est tout.»
Au départ de la gare du Nord, ils ont vu se succéder les immeubles haussmanniens, la petite ceinture, les tours, et puis progressivement le train a pris de la vitesse, et les jardins sont devenus des champs écrasés de soleil derrière lesquels l’horizon s’étendait à perte de vue. Ils sont descendus en rase campagne, et après une centaine de mètres le trottoir a laissé place à un talus herbeux derrière lequel se dressaient les épis du champ voisin. Ils ont marché longtemps, accompagnés par le bourdonnement des insectes, avant de voir
apparaître l’enceinte de l’hôpital.

Le bâtiment principal formait un arc de cercle au sein d’un parc redevenu sauvage. Une fontaine était enfouie sous les herbes hautes, et, tout au fond, à l’orée du bois, se dressait une chapelle en pierre blanche. L’endroit a dû être superbe. Maintenant, on ne remarque plus que les fenêtres aux montants arrachés, les portes béantes, l’abandon et le vide. Il n’y a pas encore de graffitis, l’hôpital est désaffecté depuis peu.
Avant d’entrer, ils ont lu l’avis de démolition et les travaux envisagés. L’ensemble va être transformé en résidence privée.
Maisonneuve, le plus grand asile psychiatrique du département, logera bientôt des familles heureuses. Arnaud la rejoint dehors et s’assied à côté d’elle.
«Je peux te prendre une cigarette ?»
Ils restent là, silencieux, les yeux mi-clos.
Il la regarde, incertain. Elle lui sourit, il se penche vers elle et l’embrasse. Ils s’enlacent, et Arnaud passe délicatement une main sous sa robe. Aimée se déshabille sans le quitter du regard, lui ôte son pull, son tee-shirt sale. Elle colle son corps contre le sien et se sent enfin complète : il lui a douloureusement manqué.
Plus tard ils fument une autre cigarette, allongés dans l’herbe. Elle se sent bien, la peur a presque disparu. Il ne reste que l’odeur grasse de la végétation et les pépiements des oiseaux.
Arnaud se redresse et sort de son sac une pièce de deux francs: «Regarde, c’est une pièce de 1989. Elle a notre âge. On explorait une école abandonnée l’autre jour, et je l’ai trouvée au fond d’un pupitre.»
Aimée le fixe sans comprendre.
« Je ne t’ai jamais raconté ? Ça me rappelle mon père, quand il rentrait de garde. Il allait directement se coucher, mais j’inventais toujours une excuse pour le réveiller. Un jour, il m’a dit de regarder dans les poches de son pantalon, que si j’y trouvais une pièce de deux francs elle serait à moi. C’est devenu une tradition, ensuite. Il faisait en sorte d’avoir toujours des pièces de deux francs. Et puis un jour j’ai tout pris, même les billets. Il a fait comme si de rien n’était. Mais bon, ça n’a plus été aussi drôle après.»
Il lui glisse la pièce dans la main: «Garde-la pour moi». Aimée finit par demander: «Pourquoi tu as choisi cet endroit ? C’est sinistre !»
Il rit en regardant le ciel.
«C’est vrai. Mais bon, un hôpital, la médecine, tout ça, je me suis dit que ça te plairait.»
Il reprend, sérieusement cette fois: «Ce qui me frappe, c’est à quel point l’endroit est sublime.
Tu imagines ce gâchis? En faire des appartements? Tu peux avoir passé ta vie à y souffrir, et à la fin il n’en reste rien. »
Il se tait, le regard dans le vague.
«J’aurais pu être hospitalisé ici, l’an dernier. Et on aurait tout rasé ? Tout oublié ? Le pire, c’est que ça me fait penser à mon père et son hôpital merdique, à Villedeuil. Seul comme un con à vouloir sauver le monde.»
Elle répond en riant à moitié : «Mais de quoi tu parles ?»
Elle n’a pas envie de discuter du père d’Arnaud.
Elle s’est bien gardée de le lui dire, mais elle admire Jean-Claude. Il a toujours été là quand il fallait récupérer son fils dans des endroits pas possibles, chez les flics ou dans le caniveau. C’est lui aussi qui s’est démené quand il a fallu lui trouver une place, pour le sevrage. Mais Arnaud n’a jamais rien voulu voir de tout cela. Il nourrit des rancœurs à son encontre, qu’il ne lui confie pas.
Aimée meurt de faim. Elle lui demande s’il a apporté à manger, mais non, son sac à dos est vide. Il a l’air épuisé, perdu dans ses pensées. Il écrase sa cigarette et essuie plusieurs fois ses mains sur son jean. Elle remarque de nouveau le tremblement de ses doigts.
Elle se lance, le cœur battant.
«Tu as recommencé, c’est ça ?» Il la regarde et hausse les épaules avec un petit sourire d’excuse.
«Il fallait bien que ça arrive un jour.»
Ils retournent vers la gare dans une chaleur accablante. L’orage est prévu pour la fin de journée, le ciel se couvre déjà. Ils n’ont pas vérifié les horaires, il y a plus d’une heure d’attente avant le prochain train. Les minutes passent lentement; elle lui prend la main, la serre trop fort dans la sienne en répétant Ça va aller, ça va aller.
Lorsqu’ils arrivent à la gare du Nord, il est dix-neuf heures. Ils ont passé le trajet collés l’un à l’autre, leurs mains entremêlées, elle, le nez enfoui au creux du cou d’Arnaud.
Il est d’accord pour rentrer rue des Boulangers, alors ils se dirigent vers le métro et elle lui tient la main pour franchir les tourniquets, puis dans les escaliers et sur le quai. La foule se presse à l’arrivée de la rame, et quand les portes s’ouvrent Aimée est bousculée à l’intérieur du wagon.
Quand la sonnerie retentit, Arnaud a disparu.

2013
Octobre
Le jour touchait à sa fin quand Jean-Claude Pouillat sortit de Cosmos d’un pas rapide, sans prêter attention à son environnement. Il prit une cigarette du paquet rangé dans la poche intérieure de son blouson, se figea un instant pour l’allumer et repartit. Depuis le temps qu’il travaillait ici, il ne remarquait plus les bâtiments. Parfois, quand arrivaient de nouveaux étudiants, il tentait d’observer d’un œil neuf son univers quotidien en se persuadant qu’on pouvait lui trouver du charme, mais ça devenait rare : il s’était lassé de
constater que les internes ne se fiaient qu’aux apparences.
On lui avait déjà soutenu que la laideur de l’endroit était rédhibitoire. D’ailleurs, une fois leur stage terminé, ceux-ci ne revenaient plus. Comment auraient-ils pu comprendre que, pour lui, Villedeuil incarnait la beauté torturée des
banlieues ouvrières ? Rien, ici, n’entrait dans les canons bourgeois, et c’était cela, précisément, qui l’émouvait. La partie la plus ancienne de l’hôpital était composée de six pavillons de brique ocre dont les noms rendaient hommage aux éminences médicales de l’époque. Ils avaient été construits au début du siècle, dispersés au sein d’une vaste étendue herbeuse parsemée de massifs arborés, reliés les uns aux autres par des chemins de gravier. Aujourd’hui, il
n’y avait plus qu’au printemps qu’un agent passait encore la tondeuse pour tenter de contenir la végétation qui envahissait tout. Pendant quelques heures alors, l’air était saturé de l’odeur champêtre du foin coupé. Le reste de l’année, la nature retournait à l’état sauvage, comme les vieux pavillons qui n’accueillaient maintenant plus que l’administratif et les archives.
À l’origine, un parterre fleuri s’étendait derrière la grille d’entrée, traversé par une allée de tilleuls qui reliait le portail à une fontaine autour de laquelle les six bâtiments se déployaient harmonieusement. La perspective était majestueuse, les clichés de l’époque en témoignaient. Mais dans les années soixante-dix, avec l’explosion démographique des banlieues, il avait fallu agrandir l’hôpital. Cinq tours étaient alors sorties de terre, parallélépipèdes dressés vers le ciel et recouverts de céramique blanche, à l’image des grands ensembles qui avaient poussé partout dans la ville.
Cosmos, dans laquelle il travaillait depuis trente ans, était l’une d’elles. Lors de la construction, aucun détail n’avait été négligé – rampes d’accès pour les ambulances, monte-malades, couloirs souterrains reliant les services: tout y était à la pointe du progrès. Le mur d’enceinte, en revanche, n’avait pas bougé, et il avait fallu sacrifier le parterre, l’allée et les tilleuls pour ériger les nouveaux bâtiments.
Au sein de cet ensemble disgracieux, la fontaine marquait désormais la frontière entre la brique et le carrelage, l’ancien et le neuf. Plus tard, le bassin avait été comblé, puis surmonté d’un arceau en béton sur lequel était gravé Centre hospitalier de Villedeuil, encadré par deux drapeaux français.
Les tours avaient prématurément vieilli. En réalité, rien n’avait été pensé pour durer. Les faux-plafonds fuyaient, les murs se fissuraient. Les carreaux de céramique se décollaient par dizaines. Les pigeons avaient colonisé les couloirs souterrains et lâchaient leurs fientes sur les malades en brancard. Des travaux étaient prévus depuis des années, et une troisième génération de bâtiments devait voir le jour, mais ce projet était sans cesse repoussé, faute de budget. C’était cela que découvraient les nouveaux internes en arrivant à Villedeuil, après leurs quinze minutes de marche depuis la gare : cinq tours recouvertes de filets antichute, enserrées dans le vieux mur d’enceinte. Et à qui s’aventurait entre celles-ci apparaissaient la fontaine condamnée, l’arche en béton et les vieux bâtiments. C’était laid, les internes n’avaient pas tout à fait tort, Jean-Claude en convenait. Mais lui n’arrivait pas à trouver cela repoussant. Il leur répondait toujours, à ces ingrats, que c’était ça, le baroque hospitalier, aujourd’hui.
Officiellement, Jean-Claude Pouillat avait terminé sa journée de travail. Il était dix-huit heures trente, le chirurgien de garde avait pris la relève. Il n’avait plus que ses comptes-rendus opératoires à dicter. Chaque jour c’était pareil : le poids de la journée s’effaçait d’un coup, il se sentait libre, et juste après, comme un réflexe, venait l’envie de boire.
Dépassant la fontaine, il prit l’allée goudronnée qui menait à l’entrée des urgences, au rez-de-chaussée de Neptune, puis franchit le portail. Sur l’avenue, la lueur chaude du Manhattane lui faisait face. Il pouvait voir Manuel, le patron, affairé derrière le bar. Il traversa.
En terrasse, toujours à la même table, se trouvaient les habitués. Œil flou, nez turgescent, voix traînante qui se perdait dans les méandres d’une argumentation dont l’objet était oublié en cours de route, ils tenaient leur rôle, soir après soir. Dès dix-sept heures, et plus tôt les jours d’ennui, ils s’asseyaient, serrés dans l’air froid et la fumée, enquillant les consommations jusqu’à ce que le bruit du rideau métallique les éparpille comme des moineaux. Pouillat les salua. Il avait toujours un petit sursaut de soulagement, en ouvrant la porte pour entrer: lui n’y était pas encore, au stade de la terrasse.
Il faisait bon, à l’intérieur. Manuel le héla, à peine la porte franchie : «Jean-Claude, salut! Ça y est, fini la journée ?»
Il sentait déjà la chaleur du lieu le détendre. Il sourit.
«– Oui, quasiment. Deux trois bricoles avant de rentrer.
Tu me sers une Stella ?
– Elle arrive !»
Manuel ne devançait pas sa commande, alors qu’elle ne variait jamais. Il lui laissait la possibilité du doute, et c’était suffisant. Dans la seconde, Jean-Claude vit le liquide doré couler sous la tireuse. Il s’installa au bar, but deux grandes gorgées, et le verre fut déjà presque vide. Il le posa pour se retourner face à la salle, les coudes sur le comptoir. Il n’y avait pas grand monde, ce soir. C’était bien. Il était tranquille.
Le Manhattane était le seul café à proximité de l’hôpital.
Sinon, il fallait pousser jusqu’à la gare pour espérer autre chose que des points chauds et des kebabs. Et encore, les deux bars-tabacs qui s’y trouvaient le faisaient fuir, avec leur salle vide et sombre, à l’exception des écrans géants qui surmontaient la caisse et devant lesquels se massait toujours la même foule de joueurs fébriles et désespérés.
Manuel, lui, s’était contenté de garder une activité traditionnelle. En dehors du nom, rien n’avait changé depuis les années cinquante. Dès sept heures, il servait cafés et petits blancs. À midi il proposait un plat unique ; les vendredis, c’était couscous. Ça marchait bien, la clientèle s’étendait des pavillons de l’avenue Allende aux tours de la ZUP un peu plus loin. Et puis il y avait l’hôpital, évidemment: chez lui, on attendait les malades, on fêtait les fins de stage, on soignait les matins difficiles. On y perdait aussi le temps
qu’on ne voulait plus passer chez soi.
De là où il était, Jean-Claude pouvait voir, se découpant dans la nuit à travers les vitres du café, les contours de l’hôpital, Neptune et Météore au premier plan. L’obscurité envahissait à présent le haut des tours, masquant leur silhouette. Par les fenêtres illuminées, on devinait l’activité du soir dans les services. C’était l’heure du dîner, et les portes des chambres s’ouvraient l’une après l’autre, laissant entrer les chariots des plateaux-repas qui refroidissaient déjà en dégageant cette odeur écœurante qu’il aurait reconnue entre mille. D’où il se trouvait, tout semblait familier, confortable.
Il était à sa place à Villedeuil: depuis le temps qu’il y passait ses jours et ses nuits, il appartenait à cette ville. Il tentait de faire le compte, parfois, de ceux qu’il avait opérés, mais c’était simple : tous, ici, le connaissaient.
Manuel, voyant son verre vide, l’avait rempli sans mot dire. Quand Jean-Claude se retourna pour le remercier, il leva son eau, et ils trinquèrent au week-end qui s’annonçait. Manuel ne faisait pas exception à la règle : à lui aussi Jean-Claude Pouillat avait recousu les entrailles.
Il tendit le bras vers Neptune, en se penchant pour murmurer:
«Il paraît qu’il y a encore eu du bordel, cette nuit, aux urgences ? Le vigile s’est fait agresser, c’est ça ? J’ai entendu que la police avait embarqué des jeunes au poste ? Les gens sont fous.»
Pouillat haussa les épaules.
«M’en parle pas. Le problème c’est le sous-effectif. Même en chirurgie, ça devient compliqué. Le poste d’interne n’a encore pas été pris, pour le prochain semestre. À partir de novembre je n’ai personne. Heureusement que la semaine est terminée !»
Il rit, comme pour démentir ses paroles. Il sentait de nouveau la tension dans sa nuque. Tant pis pour les comptes-rendus, il les ferait dimanche avant sa garde, il n’aurait qu’à venir un peu plus tôt. Retourner à l’hôpital maintenant lui semblait insurmontable. Il voulait juste rentrer chez lui. Il remit son blouson en cuir et fit mine, comme à chaque fois, de sortir son portefeuille.
«– Allez, je file, dis-moi combien je te dois.
– Laisse, je le mets sur ta note ! Passe un bon week-end, Jean-Claude !»
Manuel lui fit un clin d’œil tout en continuant d’essuyer les verres. Jamais il ne l’aurait laissé payer ses consommations.
Jean-Claude sortit du bar à grandes enjambées. Sa haute taille, sa silhouette mince et sa démarche souple le rendaient reconnaissable de loin. L’air froid déclencha la toux sèche qui ne le quittait plus depuis quelques mois.
Il s’arrêta, hors d’haleine, puis reprit sa descente, plus lentement cette fois-ci, vers le RER. En dix minutes il arriva sur l’esplanade noire de monde, remplie de travailleurs fatigués qui sortaient du train. Depuis la baisse des températures, les abords de la gare étaient éclairés par des braseros autour desquels la foule se pressait pour acheter des épis de maïs à un euro. Les vendeurs à la sauvette le frôlaient discrètement en susurrant Marlboro, Marlboro, l’œil aux aguets: une descente n’était jamais loin.
Avant de passer les tourniquets, il regarda les écrans d’affichage. Le train arrivait. Il serait à Paris dans sept minutes, il avait déjà changé de monde. Même si personne ne l’attendait, il rentrait chez lui, et il fallait s’en réjouir.
*
Cela faisait presque deux mois que Nathalie et Vincent étaient partis. Il aurait dû commencer à s’habituer à ces samedis sans fin. La première fois, le matin, il avait pris machinalement le chariot de courses près de la porte d’entrée et acheté fruits et légumes au marché, puis un poulet chez le boucher. Ce n’est qu’en rangeant ses achats, une fois chez lui, qu’il avait pris conscience de sa bêtise : il était seul désormais, à tous les repas. Les légumes avaient lentement pourri au fond du frigo, il n’était plus retourné
au marché. Maintenant il passait au Super U le soir, de temps en temps, quand il n’y avait vraiment plus rien à manger à la maison.
Il ne savait jamais quoi faire de cette journée d’oisiveté. Le plus souvent il restait chez lui, désœuvré. Vers onze heures, il téléphonait à sa mère. Ces appels le laissaient morose, entre pitié et nostalgie. Tout au long de leurs menus échanges entrecoupés de silences, il l’imaginait, assise à la cuisine devant la table en formica. Rien n’avait bougé depuis son enfance dans l’appartement étriqué face à la voie ferrée.
À peine avait-elle décroché qu’elle lui disait d’attendre, et posait le combiné pour se servir un café. Elle le sirotait ensuite tranquillement, entre deux hochements de tête, en l’écoutant raconter sa semaine. À intervalles réguliers lui parvenait le bruit assourdi d’un train qui passait, et ce son qui avait bercé sa jeunesse le rassurait.
Après avoir raccroché, il commençait à boire, chaque semaine un peu plus tôt, laissant errer ses pensées en observant le boulevard depuis la fenêtre du salon. Au début, il avait continué à fumer dehors, les bras appuyés sur la rambarde, comme si Nathalie avait encore son mot à dire. Et puis peu à peu, il avait repris possession des lieux. Maintenant, même dans la chambre il y avait un cendrier.
L’appartement était silencieux, et Jean-Claude pouvait entendre le chuintement des pneus sur le goudron humide, trois étages plus bas. Il observait les passants qui se pressaient sur le trottoir brillant de pluie. Sous les parapluies, il les devinait, bras chargés, ramenant leur butin du samedi. L’air était saturé d’humidité froide, et il n’avait aucune envie de sortir ce soir.
Pour tout dire, l’invitation l’avait surpris. Il n’avait pas revu Évelyne depuis la disparition d’Arnaud, et sa dernière soirée avec Gilles remontait à l’hiver précédent, quand ils avaient dîné au White Horse, face à la faculté de médecine.
Année après année, ils y retournaient, par manque d’imagination plus que par véritable envie, pour passer quelques heures ensemble. Ce soir-là, malgré les efforts de Gilles, ils n’avaient échangé que des banalités. Jean-Claude n’était alors qu’une boule de chagrin, il n’avait plus de place pour les vieilles amitiés. Leurs vies divergeaient depuis si longtemps que chacune était devenue le négatif de l’autre, comme une réponse aux doutes qui surgissaient parfois, la nuit.
Ils s’étaient quittés incertains, et Jean-Claude avait pensé qu’il n’y aurait plus d’autre fois. Mais Gilles était un garçon fidèle, qui finissait toujours par prendre de ses nouvelles, et la semaine précédente lui et son épouse l’avaient invité à dîner chez eux. En fin d’après-midi il se décida à prendre une douche. Il avait sorti une chemise blanche de son placard. Elle était propre et pas trop froissée ; avec un jean ce serait parfait.
Quand il avait trente ans, il lui suffisait d’arriver habillé ainsi n’importe où pour que les filles se mettent à lui tourner autour. Et si d’aventure il précisait qu’il était chirurgien, la soirée pouvait virer à l’émeute. »

Extraits
« Les arrivées aux urgences ne s’arrêtaient jamais. La salle d’attente était saturée en permanence. Elle l’apprendrait au fil des mois, il n’y avait guère qu’aux petites heures que les sièges étaient vides. Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente, en passant d’une otite à un diagnostic de tumeur cérébrale, d’une dépression à un paludisme. Les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier. La difficulté, ensuite, résidait dans la gestion des patients déjà examinés. La plupart restaient sur un brancard à attendre pendant des heures les radios, les prises de sang, les résultats, et enfin, pour les plus chanceux, le diagnostic. Venait alors, quand il fallait les hospitaliser, la recherche d’un lit disponible. » p. 82

« C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça. » p. 173

À propos de l’autrice
VESIN_Claire_©Pascal_ItoClaire Vesin © Photo Pascal Ito

Claire Vesin est née en 1977 à Champigny-sur-Marne. Après une adolescence aux États Unis et des études de médecine à Paris, elle décide d’exercer en banlieue parisienne, où elle vit aujourd’hui. Blanches est son premier roman. (Source: La Manufacture de livres)

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Azad

CROUBALIAN_Azad  Logo_premier_roman

En deux mots
Après avoir perdu toute sa famille dans les bombardements qui ont détruit Alep, Nayef prend le chemin de l’exil. Avec deux amis, il part pour l’Angleterre. Dans ses bagages, il emporte le journal intime d’Azad qui a lui aussi été contraint à l’exil en 1915. Deux histoires qui se croisent à un siècle d’écart.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’Odyssée de Nayef et celle d’Azad

Dans ce roman poignant Mélanie Croubalian mêle deux récits, celui de Nayef fuyant Alep en 2015 et celui d’Azad l’arménien fuyant les massacres de 1915. En découvrant ce qui lie leurs destins, on comprend aussi le déchirement qui habite tous les migrants.

Longtemps Alep a tenté de «résister à la folie qui s’est emparée de la Syrie», mais les bombes ont fini par détruire tous les espoirs des habitants restés sur place en espérant poursuivre leur cohabitation harmonieuse. Quand Nayef est saisi par la puissante déflagration qui touche la maison familiale qui rassemblait encore il y a peu trois générations, il comprend que cette fois, LA bombe tant redoutée a frappé. Ses grands-parents et ses parents sont morts. Sa sœur Layla rend son dernier souffle dans ses bras. Il n’a désormais plus qu’une option, fuir cet enfer.
Il prend le sac à dos et l’argent préparés pour cette échéance et rejoint deux amis qui vont tenter avec lui de gagner la Turquie. Au milieu du chaos, ils ont la chance de pouvoir disposer d’une voiture. Mais, en prenant la route, ils savent que le voyage sera périlleux. Ce n’est toutefois qu’après avoir gagné la Turquie que leur périple va virer au drame. Après Izmir, où Nayef a eu la chance de retrouver une tante qui lui propose de rester avec elle, les trois amis persistent dans leur projet de gagner l’Europe. Tout au long de la route, ils vont avoir affaire aux autorités, aux filières mafieuses, aux passeurs et aux autres migrants qui sont loin d’être tous solidaires. Partout le danger est réel, partout la mort rôde.
Dans ses bagages, Nayef a trouvé un carnet noir déposé par sa grand-mère et sobrement intitulé Azad. Il s’agit du journal intime d’un chirurgien Arménien qui cherche à fuir les massacres perpétrés contre son peuple en 1915 et dont on va découvrir l’histoire au fil du roman. Les deux odyssées, en miroir, montrent combien l’histoire peut bégayer, combien les mêmes causes peuvent entraîner les mêmes effets.
Des drames à répétition qui pourraient nous faire désespérer du genre humain. Pourtant, Azad et Nayef sont deux personnages qui s’accrochent à leur rêve et qui vont démontrer que l’humanité et la solidarité sont aussi des armes puissantes.
En choisissant de faire résonner leurs deux histoires, Mélanie Croubalian – née d’une mère suisse et d’un père arménien – réussit un premier roman bouleversant. Dans la lignée de Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert et de La route des Balkans de Christine de Mazières, elle montre avec la force de la simplicité, en se contentant de relater les faits, le drame de l’exil. Non, les migrants ne prennent pas la route par gaîté de cœur. Ce roman édifiant, qui devrait être lu par tous ceux qui refusent de tendre la main aux victimes, nous apprend aussi que les chemins de l’exil ne sont pas à sens unique. Il y a un siècle la Syrie était une terre d’accueil. On se prend alors à rêver du jour où elle pourrait le redevenir…

Azad
Mélanie Croubalian
Éditions Slatkine
Premier roman
224 p., 21 €
EAN 9782832111703
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est d’abord situé en Syrie, puis tout au long de la route qui mène en Angleterre, en passant notamment par la Syrie, les Balkans ou encore la France

Quand?
L’action se déroule en 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alep, septembre 2015. Le matin de ses vingt ans, Nayef quitte sa maison sous les bombes. Le conflit qui déchire la Syrie et le laisse orphelin le pousse sur la route de l’exil. Dans le sac qu’il emporte à la hâte, il découvre un carnet manuscrit. Sur la couverture, un seul mot: AZAD. D’où vient ce journal ? Qui l’a rédigé ? D’Alep à Calais, sur la route périlleuse empruntée par des milliers de migrants, Nayef découvre que le voyage le plus bouleversant n’est peut-être pas celui qu’il croit…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Liberté (Stéphane Maffli)
RCF (Daniel Bernard)
Blog Daily passions
Webliterra (Marylène Rittiner)

Les premières pages du livre
Chapitre 1
Alep, 20 septembre 2015, 8 h
Nayef se réveille en sursaut. Les murs tremblent, le lustre s’agite, des morceaux du plafond tombent sur le parquet. En caleçon dans son lit de métal, il repousse la couverture de laine qui le pique à travers le drap. Il se lève, court vers la porte et se cogne contre le mur. Sous ses pieds nus, il sent le sol vaciller sous le choc de l’explosion. Avec le temps, il a appris à reconnaître la provenance des bombardements à l’odeur et au bruit. Une diversion pour tenter d’atténuer cette vague de terreur qui déferle à chaque fois qu’une déflagration retentit. Aujourd’hui, il ne peut empêcher la panique de le submerger. L’impact n’a jamais été aussi proche. Ruissellement de ferraille, odeur de pétrole, de charbon et de soufre, détonation assourdissante. Une bombe baril de l’armée syrienne, simple fût de métal rempli de clous et qui, lancée du haut d’un hélicoptère, éclate en mille morceaux pour cribler de shrapnels combattants et civils, sans favoritisme. Elle sera sans doute suivie d’une riposte des rebelles, roquettes moins bruyantes, plus petites, plus nombreuses, accompagnées de tirs de snipers embusqués dans les immeubles le long de la rue du marché.
Recouvert de sueurs froides, Nayef tremble de manière incontrôlée. Ses jambes maigres le portent à peine, il tente de retrouver son souffle en pressant ses paumes moites sur ses oreilles pour faire taire les sifflements qui envahissent son cerveau. Debout sur le plancher, dos à la fenêtre, le jeune homme sanglote, ses pieds sont de plomb, il suffoque. D’où viendra la prochaine salve? Y survivra-t-il? Recevra-t-il une balle de sniper en plein cœur dans une seconde? Les soldats de Bachar ou les barbus de l’État islamique vont-ils entrer dans la maison? Nayef est dans sa chambre de jeune homme, au premier étage de sa maison, dans un pays en guerre. Seul, perdu, fragile au cœur même de son foyer, sans savoir ou se réfugier. Il a vingt ans aujourd’hui, sa nuit vient d’être guillotinée. Il vomit de la bile, l’estomac vide, désormais complètement réveillé. Il sait que cette bombe était LA bombe, celle qu’il redoute depuis des années. Il vient de passer de ses rêves à un cauchemar.
Depuis des générations, Nayef et sa famille habitent cette maison du quartier historique, un bijou de trois étages aux colonnades décaties. Un caravansérail ou s’arrêtaient les voyageurs sur la route de la soie. Le grand-père de Nayef a quatre-vingt-douze ans, il veille encore sur son royaume, invectivant régulièrement la domestique qui frotte sans relâche les parquets à la cire. Dans cet îlot où l’on tente de résister à la folie qui s’est emparée de la Syrie, Nayef et sa sœur Layla vivent depuis quatre ans avec leurs grands-parents. Leur père, Nadim, médecin, avait couru dans la rue lors de la première manifestation anti-Bachar. Il avait pansé les plaies, extrait les balles et recousu les crânes fracassés par les gourdins idiots des policiers du président. Il ne cachait pas son manque de sympathie pour le régime. Mariam, la mère, d’origine chrétienne, secondait son époux sur le trottoir devant la maison quand la police les avait emmenés tous les deux sous les yeux effarés du reste de la famille cachée derrière la fenêtre grillagée du premier étage, la d’où autrefois les femmes observaient sans être vues l’activité du bazar. Emmenés, emprisonnés, torturés, probablement tués pour s’être montrés simplement humains.
Nayef sort en titubant dans le couloir, il s’essuie la bouche du revers de la main, sa salive a un goût amer. En claquant des dents, il tente de se concentrer sur la minute en cours. Avancer pas à pas. Être dans l’action. Il progresse millimètre par millimètre, comme un petit vieux, en trainant les pieds. On dirait un automate mal réglé, il doit s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber. En passant devant ce qui fut la chambre de ses parents, Nayef caresse le montant de la porte, comme si elle allait s’ouvrir et révéler le visage assoupi de sa mère, yeux gonflés, presque bridés, bordés de traces de kohl. C’est que Mariam ne sortait jamais sans être maquillée, coiffée, toujours en robe et talons hauts. Elle avait fait de l’élégance sa marque de fabrique et tout le quartier la reconnaissait à son allure. Aucune nouvelle ne lui est jamais parvenue de ses parents, aucune preuve de leur survie ou de leur exécution. Il espère qu’ils sont morts, qu’ils n’ont pas à subir les séances de torture menées dans les prisons d’État, sans parler des viols et sévices sexuels sur les prisonniers, femmes et hommes. Il secoue la tête pour chasser ces images. Y penser n’y changera rien.
Pas à pas, Nayef avance comme s’il gravissait l’Everest. Il souffle, il gémit, il sanglote, il parle tout seul, il lutte pour reprendre le contrôle de ses membres. Au bout d’un temps qui lui paraît infini, il arrive devant la porte du petit salon, là où sa grand-mère Aziza a pris l’habitude de dormir, car selon elle on y respire mieux. Ses oreilles sifflent toujours, l’explosion l’a assourdi, ce qui accentue sa panique. Il redoute à chaque seconde d’être surpris, enseveli par un nouveau bombardement ou fusillé de la fenêtre d’en face.
Le jeune homme inspire et ouvre la porte d’un coup. II est assailli par un nuage de poussière, par l’odeur du ciment et des briques en morceaux, l’odeur de la destruction, l’odeur de la haine et des instincts guerriers. Tout cela s’infiltre par ses narines, il tousse. Il pose sa main sur son visage pour se protéger. Elle sent la confiture de fraises, mais cela ne suffit pas à couvrir l’émanation d’apocalypse qui s’est infiltrée dans sa gorge.
À travers les bourdonnements qui faiblissent, il perçoit des gémissements étouffés. Il hurle le nom de sa grand-mère:
– Aziza! en priant Allah et tous les autres dieux qu’elle ait dormi ailleurs cette nuit-là.
Le soir précédent, il l’avait quittée dans la cuisine alors qu’elle préparait de la confiture de fraises. L’odeur de fruits caramélisés envahissait la maison, Nayef était descendu de sa chambre pour en voler une ou deux cuillerées. Comme d’habitude, Aziza avait écumé la confiture en train de cuite et avait déposé la mousse rose sur une soucoupe. En voyant arriver Nayef vêtu d’un jean et d’un t-shirt des Rolling Stones, elle avait roulé des yeux d’un air faussement réprobateur, le regard brillant et le sourire immense. »

À propos de l’auteur
CROUBALIAN_Melanie_DRMélanie Croubalian © Photo DR

Née au Canada d’une mère suissesse et d’un père arménien d’Égypte, Mélanie Croubalian a grandi entre Genève et le Caire. Elle vit et travaille à Lausanne, où elle anime et produit depuis près de vingt ans de nombreuses émissions pour la RTS. Azad est son premier roman. (Source: Éditions Slatkine)

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La route des Balkans

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  RL2020  Logo_second_roman

En deux mots:
Asma a fui la Syrie pour échapper à Daech. Tamim a quitté l’Afghanistan sous le joug des Talibans. Ils vont se croiser dans une forêt hongroise. Quand Asma parvient à monter dans un camion, elle perd son cahier rouge. Tamim le récupère et se fait le serment de retrouver sa nouvelle amie.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La Syrienne et l’Afghan, un drame du XXIe siècle

Christine de Mazières s’appuie sur un fait divers qui a coûté la vie à plus de 70 migrants pour raconter le destin de ces personnes qui fuient la guerre et dont l’Europe ne veut pas. Un second roman qui confirme le talent découvert avec Trois jours à Berlin.

C’est une histoire d’aujourd’hui, un drame qui a bouleversé l’Europe quelques temps avant que l’actualité ne fasse passer ces dizaines de morts dans l’oubli. Comme le rappelle FranceInfo, le 27 août 2015, «dans un camion stationné dans l’est de l’Autriche, plus de 70 cadavres ont été découverts asphyxiés.» C’est à partir de ce terrible fait divers que Christine de Mazières a construit un roman bouleversant autant que très documenté.
La route des Balkans raconte en particulier le parcours de deux migrants, Asma la Syrienne et Tamim l’Afghan, qui se retrouvent au moment de monter dans ce camion qui part vers la mort. Deux destins particuliers parmi les centaines de milliers qui se sont jetés dans cette aventure très risquée, mais qui permettent de parfaitement comprendre qu’ils n’ont guère le choix. Asma a fui l’armée islamique qui a tué son père et lui réservait un sort peu enviable, d’autant que son frère avait rejoint la rébellion. Tamim a lui aussi vu son père mourir. Les talibans ont réservé ce même sort à ses frères, le poussant à quatorze ans sur les routes de l’exil. Cela fait de longs mois qu’il erre, car les passeurs ne lui font pas de cadeaux, loin de là. Pour lui comme pour ceux qui traversent la Méditerranée, cette économie souterraine a tout de l’exploitation de l’homme par l’homme, humiliation et violences comprises. Une condition précaire parfaitement détaillée ou tout geste de solidarité est vécu comme un miracle.
Les Syriens, Irakiens, Afghans et Érythréens qui se retrouvent dans cette forêt hongroise entrevoient désormais le bout de leur errance et la fin de cette «vie entre deux, suspendue entre deux vies.» La chancelière allemande a en effet, contrairement aux gouvernants des autres pays de l’Union européenne, choisi d’accueillir ces réfugiés en nombre. Après les atermoiements et les calculs sur le nombre «raisonnable», le ministre de l’intérieur – qui n’a rien d’un tendre – affirme haut et fort que «chaque réfugié qui arrive en Allemagne doit être accueilli et hébergé de manière digne, sûre et correcte…»
Christine de Mazières, dont on sait depuis Trois jours à Berlin, sa parfaite connaissance de l’Allemagne, donne une dimension historique à son roman en racontant le parcours d’Helga qui s’est elle-même retrouvée sur les routes dans les années quarante, lorsqu’il fallait fuir devant l’avancée de l’armée rouge. En racontant son odyssée à sa fille Alma et à sa petite-fille Johanna, elle tire un fil jusqu’à ces personnes qui, comme elle, fuient la guerre.« Sauver sa peau, c’est la seule chose qui comptait alors. Le pays était effondré et les gens aussi. Cette génération de femmes a dû reconstruire sur des ruines. Elles méritaient leur surnom de Trümmerfrauen».
De par son histoire elle ressent parfaitement la détresse des migrants et, à l’image de dizaines de milliers de ses concitoyens, veut tendre la main à ces réfugiés. À ceux qui ne seront pas morts en route. Car en ce 28 août caniculaire, le camion frigorifique délaissé sur le bord de l’autoroute, va livrer la cargaison de l’horreur. Des dizaines de réfugiés, en grande partie syriens, morts à quelques kilomètres de la délivrance. Asma est l’une des victimes que Tamim a vu monter dans le camion en pensant qu’elle est partie sans lui, qu’elle a eu de la chance.
En mettant un visage sur ce drame, la romancière nous le rend encore plus insupportable. En nous faisant découvrir le contenu de son petit cahier rouge, elle nous touche au cœur. Et en nous rappelant que c’est de Hongrie que le rideau de fer s’était ouvert vers l’Autriche 26 ans auparavant, elle nous fait toucher du doigt les contradictions de ces politiques qui s’empressent désormais de construire un nouveau mur… de la honte. Souvenons-nous aussi de la réponse des pays européens à l’appel d’Angela Merkel réclamant «une décision exceptionnelle face à une situation d’urgence» : une fin de non-recevoir.
Après Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert, voici un second livre fort et documenté sur la tragédie des migrants. Un roman bouleversant d’où émerge un peu d’humanité. Une petite flamme qu’il est essentiel d’entretenir.

Les images de l’horreur… © Production France Télévisions

La route des Balkans
Christiane de Mazières
Éditions Sabine Wespieser
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782848053462
Paru le 11/06/2020

Où?
Le roman débute dans une forêt de Hongrie puis à Budapest, Horgos et Roszke, suivant des migrants venus de Syrie et d’Afghanistan, passant par la Turquie ou la Grèce (Skala Sykamineas, sur l’île de Lesbos) avant de se poursuivre à travers les Balkans, de Bulgarie (Lom) en Autriche (Nickelsdorf) en passant par la Serbie et la Macédoine (Gazi Baba, Skopje, Nisˇ et Belgrade) jusqu’en Allemagne, à Berlin, Munich, Nuremberg, Heidenau, Parndorf, Essen, Cologne. On y évoque aussi Nili, en Afghanistan.

Quand?
L’action se situe principalement en 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après Trois jours à Berlin, son premier roman, consacré à la chute du Mur (Sabine Wespieser éditeur, 2019), Christine de Mazières se penche ici sur un moment récent, et non moins déterminant, de l’histoire allemande. Quand, le 31 août 2015, la chancelière Angela Merkel prononce son désormais célèbre «Wir schaffen das, Nous y arriverons», à propos de l’afflux considérable de demandeurs d’asile que la pauvreté ou la guerre ont jetés sur les routes, son geste marque certes un tournant dans la politique intérieure allemande, et dans la politique européenne. Mais sa générosité, relayée par une grande partie du peuple allemand, va également redonner de l’espoir à des centaines de milliers d’individus.
Alternant les points de vue, Christine de Mazières met en scène quelques-uns des acteurs de ce drame humanitaire.
Son nouveau roman s’ouvre dans une forêt hongroise. Voici trois jours et trois nuits qu’Asma, une jeune Syrienne, attend, avec tout un groupe de réfugiés, le véhicule qui doit les conduire en Allemagne. Son père, un pharmacien de Damas, dont le seul tort avait été d’avoir pour client et ami le rédacteur d’un journal clandestin, a été exécuté bien avant le début de la guerre civile. Son frère, lui, a rejoint la rébellion. Après une semaine passée dans les caves des services du renseignement syrien, Asma a écouté les conseils de sa famille, jugeant plus prudent de l’envoyer en Europe… Quand arrive enfin le camion frigorifique, elle éprouve presque du soulagement à s’y entasser. Même si, dans la bousculade, elle perd son sac… et son précieux cahier rouge – le journal intime qu’elle tenait depuis l’arrestation de son père en 2006.
Ce cahier rouge, c’est un jeune Afghan, Tamim, qui va le récupérer, après avoir en vain tenté de le rendre à cette jeune fille, qui le fascine. Sur les routes depuis cinq ans, forcé à chaque étape de travailler pour payer la suivante, il a fui son pays à quatorze ans, après que son père et ses frères ont été assassinés par les talibans. Lui aura plus de chance qu’Asma… dont la fin tragique, abandonnée avec ses soixante-dix compagnons d’infortune sur une aire d’autoroute, agira comme un électrochoc sur la politique et l’opinion.
À Munich, ce même été 2015, Helga entend avec effarement les nouvelles… Elle se souvient avoir été une de ces réfugiées, fuyant, à cinq ans, en 1945, l’armée rouge qui marchait sur Königsberg, bientôt Kaliningrad. Helga, comme tant de ses concitoyens, proposera spontanément son aide à ceux qui parviendront à rejoindre le territoire allemand.
En entrelaçant les voix et les destins de ces différents personnages, en revenant également sur les processus de décision en haut lieu, l’écrivaine donne à chacun des acteurs de cette tragédie une épaisseur humaine qui force l’admiration et la compassion.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
Blog Medipart (Fréderic L’Helgoualch)
On l’a lu (Librairie Hirigoyen, Bayonne)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« 26 AOÛT 2015
Dans une forêt de Hongrie
Tout est bleu à l‘intérieur. Bleues les parois. Bleus leurs souffles. Bleus leurs visages fatigués. Même leurs pensées semblent bleues. Asma presse ses paupières et voit des millions d’étoiles sur fond bleu. C’est étrangement beau. Comme dans un aquarium. Les voici anguilles, leurs poumons rétrécis en branchies, glissant ensemble vers les abysses silencieux.
Le calme fait du bien après l’agitation, l’angoisse, les cris, les coups. Les enfants ont cessé de pleurer. Combien sont-ils au juste, entassés, engouffrés, encore et encore, contents malgré tout de grimper dans ce véhicule qui les emmène à la fin de la nuit de ce coin perdu de Hongrie…
Asma a essayé de compter, mais, serrée comme elle est, son angle de vision est limité. Nous sommes au moins soixante, pense-t-elle. Soixante sur moins de trois mètres de large par cinq mètres de long. Sans doute moins de quinze mètres carrés. Elle essaie de se figurer quinze petits carrés et, sur chacun, quatre ou cinq personnes. Elle se remémore, lors d’un cours de biologie au lycée à Damas, la petite cage grouillant de souris blanches s’escaladant les unes les autres, entortillant leurs fines queues roses et leurs moustaches frémissantes, poussant de petits cris perçants, tandis que l’une d’elles avait levé vers elle d’immenses yeux vitreux. Elle se souvient du regard fixe du petit animal posé sur elle.
Pendant trois nuits et trois jours, Asma et sa sœur aînée Lefana se sont terrées avec les autres dans la forêt près de Kecskemét, à attendre le camion. Encore la Hongrie à traverser. Bientôt elles atteindront leur but. La chaleur est forte. Pas un souffle. Nul point d’eau où se désaltérer et se laver. Le sol est jonché d’aiguilles de pin rousses et parfumées, qui forment un tapis très doux.
La troisième nuit, à 3 heures du matin, un bruit de moteur a enflé entre les troncs noirs. Asma a pensé: Nous sommes le 26 août, le jour d’anniversaire de Père, c’est un signe qu’il nous envoie du Ciel, à la grâce de Dieu. Elle a pleuré de joie.
Quand ils ont vu le camion blanc ouvrir ses deux battants arrière, tous les voyageurs se sont levés et précipités pour y grimper. La nuit grouille de piétinements, cris étouffés, bousculades, pleurs d’enfants, bébés transportés à bout de bras. Lefana a pris Asma fermement par la main et ajusté son voile sur ses cheveux et son visage. Elles ont les mêmes yeux noirs ombrés de cernes violets. Seulement, Asma a le regard fiévreux. Ne jamais me séparer de ma jeune sœur, a promis Lefana à leur mère, que le Très-Haut miséricordieux la protège: «Prends-la avec toi et partez au pays des Allemands, il n’y a plus de vie pour vous ici. Moi, je reste avec tes sœurs, nous allons vous rejoindre dès que possible.»
Il n’y avait plus d’homme à la maison. Le père, paisible pharmacien à Damas et amateur de botanique, mais qui avait eu le tort d’avoir pour client et ami le rédacteur d’un journal clandestin, a été embarqué en 2006, bien avant le début de la guerre civile en Syrie. Cinq mois plus tard, une petite urne était rendue à la famille avec son avis de décès par insuffisance cardiaque. Elles étaient seules désormais.
Cela faisait quatre ans que la Syrie était à feu et à sang. Au front entre forces gouvernementales et rébellion s’était ajouté, depuis 2014, un nouveau belligérant, qui progressait de manière fulgurante dans l’est et le nord du pays : l’État islamique terrorisait les populations là où il plantait ses bannières noires. Alors des puissances étrangères s’étaient mêlées au conflit, achevant de transformer la Syrie en un vaste et inextricable champ de bataille.
Elias, le frère aîné de Lefana et d’Asma, avait rejoint un mouvement étudiant proche de la rébellion. Grand lecteur et poète à ses heures, il se destinait à une carrière de professeur de littérature. Il avait publié des poèmes dans des revues. En raison de ce goût partagé pour les mots, une tendresse particulière reliait Elias à sa petite sœur Asma. Ils s’échangeaient des textes, commentaient leurs lectures, déclamaient ensemble des vers. Asma était particulièrement douée. Son frère l’encourageait. Marqué par la disparition de leur père et révolté par les violences policières, … »

À propos de l’auteur
Christine de Mazières, franco-allemande née en 1965, vit dans la région parisienne, où elle est magistrate. De 2006 à 2016, elle a été la déléguée générale du Syndicat national de l’édition. Elle a participé, aux côtés de Brigitte Sauzay, à la création de l’Institut Berlin-Brandebourg pour les relations franco-allemandes, devenu la Fondation Genshagen, dont elle est vice-présidente du conseil scientifique. Elle est par ailleurs membre du jury du prix littéraire franco-allemand Franz Hessel, membre du groupe de réflexion franco-allemand Daniel Vernet et secrétaire générale du Club économique franco-allemand. Elle a publié Requiem pour la RDA, entretiens avec Lothar de Maizière, en 1995 et L’Europe par l’école en 2006.
Son premier roman, Trois jours à Berlin, a paru en mars 2019 chez Sabine Wespieser éditeur. (Source: Sabine Wespieser éditeur)

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Monsieur le maire

GREGOIRE_monsieur_le_maire
  RL2020

 

En deux mots:
Paul Morand comparait devant la Cour d’assises des Ardennes pour le meurtre d’un journaliste. Dans l’attente du verdict, il passe en revue ses trois mandats à la tête de sa petite ville, son action pour la commune, ses combats et… ses désillusions.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le maire, le journaliste et la vérité

Pour son second roman, Pascal Grégoire a choisi de se plonger dans le quotidien d’un maire d’une petite ville qui se retrouve devant une Cour d’assises. Un procès qui est aussi un cri d’alarme.

L’histoire de Paul Morand, maire d’une petite ville des Ardennes, est à la fois un hommage à tous ces édiles qui se donnent corps et âme pour leur commune et un cri de détresse face à l’immensité de la tâche en comparaison de moyens souvent dérisoires. Pascal Grégoire, par la magie de l’écriture, en fait un suspense qui ne peut laisser le lecteur indifférent. Le récit débute avec le réquisitoire du procureur devant la Cour d’assises de Charleville-Mézières le 28 septembre 2016. En une phrase tout est dit, ou presque: «Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du tribunal, nous sommes ici aujourd’hui pour juger un homme, Paul Morand, maire de Lomieu, exerçant son troisième mandat, pour le meurtre de Jacques Gentil, journaliste à L’Ardennais républicain.» Et si le procureur entend juger l’acte et non l’homme, c’est bien la vie de ce maire qui est au cœur de ce roman auquel l’actualité – le rôle des maires dans la crise du coronavirus davantage que les élections municipales – donne encore davantage d’acuité.
Paul Morand a choisi de s’intéresser à la chose publique, a intégré Sciences-Po à Paris mais, plutôt que de poursuivre une carrière de haut-fonctionnaire en intégrant l’ENA, a choisi de s’engager sur un terrain qu’il connaît bien, celui de ses Ardennes natales. Pour un salaire de 454 € par mois, il est «plombier du quotidien» et «médecin des âmes». Comme le souligne son avocat «être maire aujourd’hui représente une charge très lourde. Faire plus avec moins d’argent, être aux avant-postes, appliquer des lois décidées à Paris, être confronté aux drames humains, à la misère aussi. Combien de maires aujourd’hui démissionnent? Combien sont harassés, premiers de cordée d’une société qui va mal, au bord de l’explosion?»
Au fil des ans, la chose s’est compliquée, la crise économique s’accompagnant de restrictions budgétaires là ou au contraire, il aura fallu davantage de crédits pour maintenir les services publics et pour une solidarité active. Le point de bascule se situe peut-être le jour où, sans doute contre l’avis d’une bonne partie de la population, il a voulu accueillir des réfugiés, bouleversé par cette photo d’Aylan, cette petit Syrien de trois ans mort sur une plage de Turquie. La trentaine d’immigrés qui débarquent lui valent de solides inimitiés, à commencer par celle du journaliste local qui le surnomme «le Merkel des Ardennes».
Ce dernier va s’en donner à cœur-joie dans la surenchère et ne va pas rater une occasion pour dénigrer le maire, devenu son punching-ball. Une partie de football entre l’équipe du village et celle des réfugiés va dégénérer et s’en sera fini.
Dans sa cellule, devant le tribunal et dans le fourgon qui le ramène en prison, Paul a le temps de se remémorer sa vie et son action, mais aussi de faire la somme de ses désillusions. Il ne sera qu’à moitié surpris quand le jugement sera prononcé…
Ce qui fait tout l’intérêt du roman, c’est que Pascal Grégoire évite soigneusement l’écueil du manichéisme. Ni blanc, ni noir, c’est bien le roman du gris qu’il nous offre, de ces zones un peu floues où un mensonge pieux vaut mieux qu’un renoncement. Ce faisant, il montre avec éclat toute la fragilité d’un système et nous laisse réfléchir à ce que pourrait devenir une France dans laquelle les édiles renonceraient les uns après les autres à leur mission.

Monsieur le maire
Pascal Grégoire
Le Cherche-midi Éditeur
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782749163918
Paru le 9/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Lomieu dans les Ardennes. On y passe aussi par Paris, Charleville-Mézières et Ligny-en-Barrois.

Quand?
L’action se situe de nos jours, plus précisément en 2016 et les années précédentes.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lorsqu’il est élu maire du village qui l’a vu naître, dans les Ardennes, Paul jubile : il va agir concrètement et auprès des siens.
Quinze ans plus tard, le « terrain » et un drame personnel l’ont usé. Sa vie bascule. Il est reconnu coupable d’un meurtre et condamné à vingt ans de prison ferme.
Comment a-t-il pu en arriver là?
Sur le chemin qui le mène vers sa cellule, Paul se souvient, de son idéalisme avant la désillusion, d’une existence d’homme de plus en plus fragile.
Critique du monde politique à la française, Monsieur le maire retrace avec force et réalisme l’histoire si ordinaire et pourtant essentielle de ces citoyennes et citoyens qui vouent leur vie à leur commune.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Christlbouquine
Blog Encres vagabondes
Blog Passeure de livres
Blog Nyctalopes

Bande-annonce du roman Monsieur le Maire © Production Le Cherche-Midi éditeur

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Le 28 septembre 2016
Cour d’assises de Charleville-Mézières
Reprise de l’audience – Réquisitoire
« Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du tribunal, nous sommes ici aujourd’hui pour juger un homme, Paul Morand, maire de Lomieu, exerçant son troisième mandat, pour le meurtre de Jacques Gentil, journaliste à L’Ardennais républicain. Je dis bien juger l’acte d’un homme. Car le tribunal n’est pas qualifié pour juger la vie d’un homme dans sa globalité. Nous laisserons cela à la conscience de Paul Morand, ou à d’autres instances dont les voies sont impénétrables.
Oui, je dois l’avouer, la vie de Paul Morand est une vie bien remplie. Une vie digne, que l’on pourrait dire exemplaire. Nous avons pu recomposer à travers les témoignages le parcours d’un homme engagé.
Originaire du village dont il est le maire depuis quinze ans, il a mené ses études avec beaucoup de brio et d’intelligence. Paul Morand est une parfaite illustration de notre modèle français. Venu d’un milieu modeste, avec un père imprimeur qui arrivait difficilement à joindre les deux bouts, il a profité de l’ascenseur social pour sortir de sa condition. Nous avons en face de nous un homme au profil plutôt flatteur au premier abord : un provincial qui, à la force du poignet, réussit à Paris en intégrant l’école de la République, Sciences-Po.
Alors que sa route est toute tracée – entrer à l’ENA, puis devenir haut fonctionnaire et faire partie du club très fermé de ceux qui dirigent la France –, il décide de revenir à Lomieu. Les motifs sont valeureux : faire profiter le monde rural de ses connaissances, et tenter de faire de la politique autrement, à hauteur d’hommes, a-t-on entendu.
À n’en pas douter, l’avocat de la défense, maître Chérain, nous racontera cette belle fable… Celle d’un homme qui veut dédier sa vie à ceux qui en ont le plus besoin. À nous, les ruraux, les humbles parmi les humbles. En bon public, messieurs et mesdames, vous pourriez vous faire berner par cette belle histoire, vous pourriez être en empathie avec monsieur le maire, et vous dire que, finalement, un homme comme celui-ci mérite le pardon de la République…
Mais vous l’avez vu et entendu : les choses sont bien plus complexes que cela.
La défense nous parle d’un accident. Un banal accident. Jacques Gentil et son client se seraient simplement disputés, et tout aurait mal tourné. Le journaliste serait tombé en reculant sur une machine offset et serait mort sur le coup. Une dispute, un malheureux concours de circonstances.
Insidieusement, pendant les auditions, maître Chérain a même accusé la victime de s’être elle-même rendue sur les lieux de l’accident, la soupçonnant de mauvaises intentions. Pour moi, nous sommes sur les lieux d’un crime. Car, de mon côté – et je vais vous le démontrer –, il s’agit bel et bien d’un crime, et en aucun cas d’une visite belliqueuse, tardive, agressive. Non, maître Chérain, vous n’arriverez pas à retourner la charge contre nous. Non, vous n’arriverez pas à créer le doute en invoquant qu’aucun témoin n’était là pour voir ce qui s’est réellement passé. Non, votre client n’est pas la victime, et cette demande de classer le dossier sans suite pour légitime défense est grotesque. La victime est au cimetière, et sa famille pleure sa disparition tous les jours. Vos insinuations sont irrespectueuses, infectes, indignes.
Revenons sur cette seconde, le 2 février 2016, où tout a basculé. Jacques Gentil a effectivement rendu visite à Paul Morand en fin de journée. Tout porte à croire qu’il avait des questions à poser au maire. Ses collègues nous ont clairement fait comprendre qu’il semblait travailler sur un dossier depuis de longs mois. Paul Morand a craqué. Il a en une seconde tué un homme, et détruit sa propre vie. Je vous l’accorde, en surface, Paul Morand, semble être un homme irréprochable… Mais beaucoup d’indices montrent qu’il a aussi de grandes zones d’ombre.
Combien de témoignages ici nous ont montré que cet homme pouvait avoir des accès de colère ? Ou, à l’inverse, des périodes entières où il ne décrochait ni un mot ni un sourire… Depuis sa troisième élection, obtenue à quelques voix près, il a repris la cigarette et a retrouvé le chemin du bar plus souvent qu’un maire devrait se l’autoriser. Bien sûr, nous ne sommes pas là pour juger la pensée politique de Paul Morand, mais laissez-moi vous rappeler que, depuis quelque temps, monsieur le maire a connu ce qui ressemble à un glissement vers les extrêmes. N’a-t-il pas, il y a deux ans, défendu un boulanger qui avait tué un cambrioleur arabe ? N’a-t-il pas, il y a quelques mois, refusé un permis de construire à un couple homosexuel ? Des failles, des abysses, creusaient et vivaient dans l’ombre de cet homme. Et que dire de cet épisode où il a décidé d’abattre à la tronçonneuse, pendant plusieurs heures d’affilée, tous les arbres de son jardin ? Il a alors expliqué que ces arbres lui gâchaient la vue…
Ma conviction, monsieur le président, mesdames et messieurs, est que Paul Morand a de la violence en lui ! Les différents incidents que je viens de vous présenter sont symptomatiques d’un homme qui a de la violence et même de la haine enfouies en lui.
Alors, sous la pression, sous beaucoup de pression, face à un de ses nombreux détracteurs, Paul Morand a craqué. Regardez d’ailleurs ce que nous dit le rapport du médecin légiste. La mort a été violente, les lésions sont nombreuses. Vous avez vu comme moi les images de la police technique et scientifique. Je vous l’affirme : Paul Morand ne s’est pas contenté de bousculer M. Gentil, il l’a poussé avec toute sa force, sa violence et sa haine, pour que cette machine puisse se transformer en arme mortelle.
Arrêtons-nous un instant sur la victime, si vous le permettez. Mais où vivons-nous donc ? Un journaliste a tous les droits en démocratie dans l’exercice de ses fonctions, et, monsieur le président, je vous demande de bien vouloir considérer qu’au-delà du meurtre nous sommes face à une affaire de censure. Une censure par mort donnée, par mort voulue. Les sanctions que je vais demander seront à la hauteur de ce terrible symbole : un élu de la République qui assassine la liberté d’expression.
Mesdames et messieurs, vous connaissez certainement l’ONG Reporters sans frontières qui, chaque année, publie un rapport sur l’état de la liberté de la presse dans le monde. Nous devons remercier Paul Morand, qui nous a fait gagner quelques places dans le classement des nations où les journalistes sont opprimés, persécutés et assassinés. Nous voilà maintenant aux côtés de pays tels que la Birmanie, l’Ouzbékistan ou le Qatar.
Mesdames et messieurs, vous avez face à vous un représentant du peuple qui doit être un exemple aux yeux de tous. Un maire, un député n’est pas au-dessus des lois ; bien au contraire, il est celui qui doit les promouvoir, les transmettre à ses électeurs, aux enfants de ses électeurs, comme un père irréprochable. Quelle honte ! Quelle tragédie ! En tant que procureur général, je vous demanderai la plus grande sévérité, car aujourd’hui nous ne jugeons pas un homme, mais un maire. Oh, je ne serais pas plus laxiste avec un assassin qui n’aurait aucun mandat, mais, croyez-moi, je n’y mettrais pas autant d’énergie, autant de passion républicaine.
Je vous ai parlé du beau modèle d’ascenseur social. Eh bien, j’en suis aussi un exemple. Et, à ce titre, l’exemplarité doit être le guide, la première forme de respect de cette merveilleuse République, que l’on soit un élu, un avocat, un juge, ou un citoyen tiré au sort pour juger un homme. »

Extraits
« Si nous avions vécu cette vie, si nous nous mettions quelques secondes seulement à la place de Paul Morand, n’aurions-nous pas parfois envie de nous défouler en coupant des arbres ? Serions-nous calmes face à un journaliste qui, comme un chien, vous mord au mollet en permanence ? Posez-vous la question, mesdames et messieurs. Êtes-vous sûrs que vous aussi vous n’auriez pas craqué ?
Cette fameuse seconde où tout bascule… Un mauvais geste peut-être, mais pas un crime.
Vous avez le pouvoir de juger de la vie d’un homme. En l’accusant, vous transformerez le maire en assassin, les journaux en feront leurs titres. En l’innocentant, vous rendrez justice à sa vie passée au service des autres. La zone de gris n’existe pas dans une cour d’assises, mesdames et messieurs. Je vous demande de choisir le blanc. »

« Le maire est en permanence face aux contradictions, aux complexités de sa tâche. En tant que maire, est-ce mieux d’éviter de passer pour un “facho” en faisant courir des risques à des personnes qui pourraient construire une maison dans une zone dangereuse, ou prendre le risque de la calomnie pour les protéger? Mon client préfère le courage, mon client préfère le sacrifice, et il préfère soutenir ses administrés, même s’ils ont commis un meurtre impardonnable. Oui, être maire aujourd’hui représente une charge très lourde. Faire plus avec moins d’argent, être aux avant-postes, appliquer des lois décidées à Paris, être confronté aux drames humains, à la misère aussi. Combien de maires aujourd’hui démissionnent? Combien sont harassés, premiers de cordée d’une société qui va mal, au bord de l’explosion? » p. 22

À propos de l’auteur
Pascal Grégoire est écrivain et publicitaire. Il est déjà l’auteur, au cherche midi, de Goldman sucks, paru en 2018, un roman dans les coulisses de la finance internationale. (Source: Le Cherche-Midi éditeur)

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La mer à l’envers

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  RL_automne-2019

 

En deux mots:
Rose passe des vacances sur un bateau de croisière lorsqu’en pleine nuit l’équipage vient au secours de migrants. La mère de famille, touchée par la détresse d’un jeune homme va lui confier le portable de son fils. Elle n’imagine pas alors les conséquences de son geste…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La Mère à l’endroit

Alors qu’elle est en croisière en Méditerranée, une mère de famille est brutalement confrontée à la tragédie des migrants. Marie Darrieussecq a choisi de nous confronter à l’actualité avec humour et ironie. Une belle réussite!

« »La Mer à l’envers » se lit aussi comme « La Mère à l’endroit »». La formule est d’Olivia de Lamberterie, dans sa chronique pour le magazine ELLE. Elle résume parfaitement le propos de ce roman tour à tour drôle et émouvant en montrant qu’il est davantage centré sur la mère de famille et les choix qu’elle fait que sur le migrant qui va croiser sa route. Une façon habile aussi de happer le lecteur et de le confronter à cette question: qu’aurait-il fait à la place de Rose? Aurait-il réagi à l’endroit ou à l’envers face à la tragédie qui se joue devant ses yeux?
Car rien ne préparait les passagers de ce bateau de croisière conçu pour le farniente à se retrouver soudain confronté à la «question des migrants», pour reprendre le langage des chaînes d’information en continu.
Prévenu de la présence d’une embarcation qui tentait de se diriger vers un port européen, le capitaine est parti à leur secours et a réussi à recueillir ces candidats à l’exil à son bord. Pour la plupart des vacanciers, ce sauvetage en mer tient du spectacle et, une fois la manœuvre réussie, ils sont retournés à leurs loisirs.
Marie Darrieussecq réussit parfaitement dans le registre ironique, donnant tout à la fois à son récit la dose de cynisme qui fait le quotidien de ces gens dont on préfère ne pas connaître le destin et accentuant ainsi le fort contraste avec l’attitude de Rose qui, elle, ne détourne pas les yeux. Mieux, elle va se rapprocher d’un jeune homme et lui confier le téléphone portable de son fils afin qu’il puisse prévenir sa famille de sa situation.
Ce faisant, elle devient acteur du drame qui se joue. Au moment de débarquer, elle reste reliée à Younès, dont elle peut suivre les déplacements en traçant son portable. Retournée à Clèves, ce village imaginaire du Sud-ouest, elle «voit» son protégé à Calais et comprend que sa situation n’est pas très enviable. Aussi décide-t-elle de partir pour l’aider une fois de plus, un peu contre l’avis de sa famille.
Quand elle débarque avec le jeune homme, il faudra pour tous une période d’adaptation. Mais n’en disons pas davantage.
Rappelons plutôt que c’est à ce moment que le roman bascule. Lorsqu’il place le mari, la fille et le fils, mais aussi Rose face à Younès et face à leur indifférence, sans jamais être moralisateur. On se régale de ces pages drôles et vraies, graves et sarcastiques qui, dans un tout autre registre – mais aussi très réussi – que Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert où Ceux qui partent de Jeanne Benameur, enrichit notre réflexion sur l’un des problèmes majeurs que les pays occidentaux ont et auront à gérer dans les mois et les années qui viennent.

La Mer à l’envers
Marie Darrieussecq
Éditions P.O.L
Roman
256 pp., 18,50 €
EAN 9782818048061
Paru le 22/08/2019

Où?
Le roman se déroule en Méditerranée puis à Clèves, localité imaginaire du sud-ouest et sur la route allant jusqu’à Calais.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rien ne destinait Rose, parisienne qui prépare son déménagement pour le pays Basque, à rencontrer Younès qui a fui le Niger pour tenter de gagner l’Angleterre. Tout part d’une croisière un peu absurde en Méditerranée. Rose et ses deux enfants, Emma et Gabriel, profitent du voyage qu’on leur a offert. Une nuit, entre l’Italie et la Libye, le bateau d’agrément croise la route d’une embarcation de fortune qui appelle à l’aide. Une centaine de migrants qui manquent de se noyer et que le bateau de croisière recueille en attendant les garde-côtes italiens. Cette nuit-là, poussée par la curiosité et l’émotion, Rose descend sur le pont inférieur où sont installés ces exilés. Un jeune homme retient son attention, Younès. Il lui réclame un téléphone et Rose se surprend à obtempérer. Elle lui offre celui de son fils Gabriel. Les garde-côtes italiens emportent les migrants sur le continent. Gabriel, désespéré, cherche alors son téléphone partout, et verra en tentant de le géolocaliser qu’il s’éloigne du bateau. Younès l’a emporté avec lui, dans son périple au-delà des frontières. Rose et les enfants rentrent à Paris.
Le fil désormais invisible des téléphones réunit Rose, Younès, ses enfants, son mari, avec les coupures qui vont avec, et quelques fantômes qui chuchotent sur la ligne… Rose, psychologue et thérapeute, a aussi des pouvoirs mystérieux. Ce n’est qu’une fois installée dans la ville de Clèves, au pays basque, qu’elle aura le courage ou la folie d’aller chercher Younès, jusqu’à Calais où il l’attend, très affaibli. Toute la petite famille apprend alors à vivre avec lui. Younès finira par réaliser son rêve: rejoindre l’Angleterre. Mais qui parviendra à faire de sa vie chaotique une aventure voulue et accomplie?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Cécile Dutheil)
Les Échos (Fanny Guyomard)
La Croix (Stéphanie Janicot)
La Voix du Nord (Catherine Painset)
Les Inrocks (Nelly Kaprièlian)
La Presse (Nathalie Collard)
Actualitté (Laure Emblesec)
Untitled Magazine (Marie Heckenbenner)
Blog aux bouquins garnis
Blog Encres vagabondes (Isabelle Rossignol)
Blog La lectrice à l’œuvre (Christine Bini)


Marie Darrieussecq nous parle de son nouveau roman, dans lequel elle met une bobo parisienne face à un jeune migrant. © Production Les Inrockuptibles


Marie Darrieussecq présente La Mer à l’envers © Production éditions P.O.L

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Cette nuit-là, quelque chose l’a réveillée. Un tap tap, un effort différent des moteurs. La cabine flottait dans le bleu. Les enfants dormaient. Depuis sa couchette, les mouvements du paquebot étaient difficiles à identifier. Elle était dedans – à bord – autant essayer de sentir la rotation de la Terre. Elle et ses deux enfants devaient peser un quintal de matière vivante dans des centaines de milliers de tonnes. Leur cabine était située au cinquième étage de la masse de douze étages, trois cents mètres de long et quatre mille êtres humains.
Elle entendait des cris. Des appels, des ordres? Un claquement peut-être de chaîne? Il était quoi, trois heures du matin. Au hublot on n’y voyait rien: le dessus ridé de la mer, opaque, antipathique. Le ciel noir. La cabine «deLuxe» (c’est-à-dire économique) n’avait pas de balcon (les Prestige et les Nirvana étant hors des moyens de sa mère, qui leur a fait ce cadeau de Noël), et sans balcon, donc, on n’y voyait rien.
Elle arrangea l’édredon de la petite, resta une minute. La cabine était sombre, douillette, mais l’irruption des bruits faisait un nœud qui tordait les lignes. Elle ouvrit la porte sur le couloir. Un passager des cabines Confort (au centre, sans hublot) la regardait, debout devant sa porte ouverte. Elle portait un pyjama décent sur lequel elle avait enfilé une longue veste en laine. Lui, il était en pantalon à pinces et chemise à palmiers. Des cris en italien venaient du dessus, un bruit de pas rapides. Le voisin se dirigea vers les ascenseurs. Elle hésita – les enfants – mais au ding de l’ascenseur elle le suivit.
Ils descendirent sans un mot dans la musique d’ambiance. Peut-être aurait-il été plus malin d’aller vers le haut, vers la passerelle et le commandement? A moins que l’histoire ne se loge tout au fond, vers les cales et les machines? Le bateau semblait creuser un trou dans la mer, s’enfoncer à force de taper, interrogatif, comme cherchant un passage.
Les portes s’ouvrirent sur de la fumée de tabac et une musique éclatante. Décor pyramide et pharaons, lampes en forme de sarcophages. Des filles en lamé or étaient perchées sur des tabourets. Des hommes âgés parlaient et riaient dans des langues européennes. Le type des cabines Confort entra dans le bar à cognacs. Elle resta hésitante, à la jointure de deux bulles musicales : trois Noirs en blanc et rouge qui jouaient du jazz; une chanteuse italienne à boucles blondes, accompagnée d’un pianiste sur une estrade pivotante.
Elle traversa en apnée le casino enfumé. Dans quel sens marchait-elle? Bâbord était fumeur et tribord non fumeur. Ou l’inverse, elle ne se rappelait jamais. Le casino se trouvait sous la ligne de flottaison. Les joueurs s’agglutinaient en paquets d’algues autour des tables. Elle avait envie d’une coupe de champagne ou de n’importe quel cocktail comme les filles en lamé or. Un couple très âgé se hurlait dessus en espagnol pendant qu’une femme à peine plus jeune leur attrapait les mains pour les empêcher de se battre, que lucha la vida, prenant on ne sait qui à témoin, elle peut-être, qui se déplaçait en crabe. Elle aurait aimé voir un officiel, un de ces types en uniforme qui fendent les bancs de passagers. Elle traversa un libre-service, pizzas, hamburgers et frites, l’odeur mêlée au tabac et aux parfums et à quoi, cette légère trépidation, la vibration de quelque chose, lui flanquait légèrement la nausée. Sa mère lui avait offert le tout-inclus-sans-alcool. Sortie de ce boyau-là c’était une autre salle de jeu, vidéo cette fois, pleine d’adolescents pas couchés. Puis des couloirs déserts, des boutiques fermées, un décor égyptien mauve et rose, et le grand escalier en faux marbre vers la discothèque Shéhérazade. Malgré la musique on percevait une rumeur, mais à tenter d’isoler les sons on ne l’entendait plus.
Elle hésita. Un amas de retraités ivres titubait au bas de l’escalier. Elle visualisa son petit corps debout dans la masse creuse du bateau, et la mer dessous, énorme, indifférente. Les passagers du Titanic eux aussi avaient mis un certain temps à interpréter les signes. Ce voyage était une promotion de Noël, peut-être parce qu’un des paquebots avait fait naufrage quelques années auparavant, trente-deux morts. Partir en croisière aussi comportait des risques.
No pasa nada, niente, nothing, l’officiel à casquette souriait, tout va bien, tutto bene. Elle se sentit un peu bête mais charmante dans ses lainages près du corps. La piscine était fermée mais éclairée. La fontaine en forme de sirène était à l’arrêt bouche ouverte. La trépidation devenait certaine en contemplant l’eau : l’eau carrée faisait des cercles, il faisait du surplace, ce bateau. Elle attrapa un plaid sur une chaise longue et traversa un sas vers le pont supérieur. Le vent s’engouffra, elle enroula le plaid autour de sa tête. La Voie lactée jaillit au-dessus d’elle. Elle était une astronaute prête pour l’apesanteur.
Un rivage se tenait loin. L’Italie? Malte? La Grèce? Quand même pas la Libye. Elle avait vérifié sur internet: à raison de quelques millimètres de «convergence» par an, dans très longtemps la Méditerranée ressemblera à un fleuve. On pourra la passer à pied (sauf qu’à ce rythme il ne restera plus d’humains). C’est la Grèce qui se glisse sous l’Afrique, le Péloponnèse tombe comme une grosse goutte. Athènes et Alexandrie ne feront qu’une, songe-t-elle, noyées ou enfouies.
Les croisières rendent rêveur (quand on ne passe pas sa vie au casino). On est légèrement abasourdie, bercée. Rose s’abritait du vent sous la grande cheminée. Des lumières ondulaient sur l’horizon très noir. Il y eut de nouveau comme un bruit de chaînes, est-ce qu’un bateau de cette taille peut jeter l’ancre n’importe où, ou quoi, dériver? La mer semblait tellement froide en cette saison, la pensée reculait. Quelqu’un courait – en ciré jaune – venait vers elle dans un raffut de lourdes semelles sur le métal du pont : «Est-ce que?…» demanda-t-elle, mais il la dépassa dans un crépitement de talkie-walkie. Le pont retomba dans le silence. Elle voyait son ombre dans les guirlandes de Noël, une grosse bulle de tête sur un corps en fil de fer. On gelait. Est-ce que les astronautes devant la courbe de la Terre se sentent seuls en charge du monde ?
Bon. Elle retourna à sa cabine. Les enfants dormaient. Elle enfila un jean, son blouson chaud et ses baskets. Elle vérifia que le téléphone de son fils était allumé. 4 h 02. Elle prit les gilets de sauvetage dans le placard, le petit pour sa fille, le grand pour son fils, et les posa sur leurs couchettes. Ça faisait comme deux gros doudous fluo. Elle se vit à la maison avec eux, et son mari, leur père. La sensation familière, l’oppression sous le sternum. Elle prit une photo, sans flash, de ses magnifiques enfants superposés et endormis, sur le fond doré de la cabine deLuxe.
Au douzième et dernier étage, on pouvait rejoindre la proue, avec vue sur les deux côtés. Il fallait passer par la piste de rollers, le square de jeux pour enfants, et longer l’autre piscine, celle en plein air, couverte d’un filet pour la nuit. Elle se repérait. Et maintenant il suffisait de se laisser guider par les sons. Des voix, des cris, oui, des pleurs? Le paquebot était immobile sur le gouffre noir. Elle se pencha. A chaque croisière un suicide. Les bateaux partent à quatre mille et rentrent à combien. Un point jaune assez fixe brillait au loin, à quelle distance? Descendre une passerelle, une autre : impasse. Retraverser un sas vers l’intérieur, large couloir chaud, section Prestige, portes espacées, enjamber des plateaux de room service abandonnés sur la moquette, trouver un autre sas et ressortir sur une coursive dans le vent. Un puzzle en 3D.
Tout en bas, sous elle, on mettait une chaloupe à la mer. Ratatata faisaient les chaînes. La chaloupe diminuait, diminuait, la surface de la mer vue d’en haut comme d’un immeuble. Silence. Les bruits fendaient la nuit de rayures rouges. Un officiel et deux marins descendaient le long de la paroi dans la chaloupe, un gros tas de gilets de sauvetage à leurs pieds. En mer il y avait comme des pastilles effervescentes, écume et cris. Et elle voyait, elle distinguait, un autre bateau, beaucoup plus petit mais grand quand même. Ses yeux protégés de la main contre les guirlandes de Noël s’habituaient à la nuit, et rattachaient les bruits aux mouvements, elle comprenait qu’on sauvait des gens.
D’autres passagers au bastingage tentaient de voir aussi. C’étaient des Français de Montauban, elle les croisait au restaurant deLuxe. Ils la saluèrent, ils étaient ivres. Les deux femmes, jeunes, piétinaient en escarpins, il y en a pour des plombes estima l’une d’elles. Un homme criait à l’autre «mais putain tu es dentiste, dentiste comme moi», la phrase les faisait rire sans qu’on sache pourquoi. Un autre couple courait vers eux, baskets et survêtement, faisaient-ils du sport à cette heure ? Ils ne parlaient aucune langue connue: des Scandinaves? Rose leur expliqua dans son anglais du lycée qu’il y avait, là, dans la mer, des gens. Et peu à peu et comme se donnant on ne sait quel mot mystérieux, des passagers se regroupaient. Il était quoi, quatre heures et demie du matin. La chaloupe avait touché l’eau, cognant contre le flanc du paquebot, le moteur démarrait impeccable sous l’œil des passagers penchés, l’officier à la proue et les deux marins derrière, debout très droits, comme un tableau. D’autres canots de sauvetage étaient parés à la descente. Elle se demanda s’il fallait qu’elle aille réveiller ses enfants pour qu’ils voient. Un employé surgit, «Ladies and gentlemen, please go back to your cabins». Les canots peu à peu s’éloignaient, bruits de moteur mêlés. Les voix semblaient marcher sur l’eau. On demandait dans de multiples langues ce qui se passait, alors que c’était évident, pourquoi ils n’appellent pas les flics? C’est à la police des mers d’intervenir. Ces gens sont fous, ils emmènent des enfants. On ne va quand même pas les laisser se noyer. C’était une des Françaises qui venait de parler et Rose eut un élan d’amour pour sa compatriote honorable. Un officier insistait en anglais et en italien pour que tout le monde quitte le pont. Les Français ivres et dentistes avaient froid et un peu la gerbe: le bateau imprimait aux corps son léger mouvement vertical, sa légère chute répétée. Venez, on va s’en jeter un, dit un dentiste. Rose resta avec la Française honorable pendant que l’autre femme se tordait les chevilles à la suite des hommes. »

À propos de l’auteur
Marie Darrieussecq est née le 3 janvier 1969 au Pays Basque. Elle est écrivain et psychanalyste. Elle vit plutôt à Paris. (Source: Éditions P.O.L)

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