Les Monuments de Paris

HUISMAN_les_monuments_de_paris RL_2024

En lice pour le Grand Prix RTL-Lire

En deux mots
«Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais. Tu as beaucoup regretté notre éloignement au cours des deux décennies que j’ai passées en Amérique». Violaine accompagne les derniers jours de son père et, en fouillant les archives familiales, décide de raconter sa vie. Ce faisant, elle va remonter jusqu’à son grand-père Georges, son œuvre et sa tragique destinée.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Mon père et son père

Violaine Huisman rend hommage à son père Denis, décédé en 2021, ainsi qu’à son grand-père Georges dans ce roman qui retrace leur histoire, rappelle le destin tragique des familles juives dans la France occupée, et nous fait découvrir la naissance du festival de Cannes et le marketing associé à la philosophie.

Nous avions découvert Violaine Huisman en 2018 avec Fugitive parce que reine, le portrait sensible et délicat de sa mère. Poursuivant l’exploration de sa famille, elle se penche cette fois sur son père Denis, décédé le 2 février 2021 et celle de son grand-père Georges.
Après des décennies passées en Amérique, Violaine rentre au pays. «Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais.» Une crainte que la pandémie va raviver, mais finalement sa fille sera bien aux côtés de son père à l’heure où il rend son dernier souffle. Désormais, elle peut en dresser le portrait :
«L’outrance, le trop, le toujours plus, l’hubris a été ton mode opératoire, ton équilibre. Tu avais déjà cinquante ans quand je suis née, tu étais alors riche et célèbre, débordant d’activités, tu te distinguais par ta flamboyance et ta façon de n’être jamais parfaitement dans les clous. Ton énergie foutraque s’assortissait d’une rigueur intellectuelle sévère; à ta soif d’argent répondait une sainte horreur de la spéculation; et ainsi de suite. Tu incarnais la contradiction avec brio et flegmatisme. Pour décrire ta profession, tu t’autodésignais comme universitaire-homme d’affaires. Le trait d’union devait suffire à expliquer ta double casquette. Tu étais à la fois professeur de philosophie et fondateur d’écoles qui avaient fait florès. Tu étais entrepreneur et enseignant, mais aussi auteur, directeur de collection, producteur d’émissions de télévision, père de huit enfants de quatre lits, ex-mari de trois femmes, et séducteur invétéré. À mes yeux, tu étais invincible, omnipotent ; tu étais ailleurs, trop grand, trop imposant, trop tout. Ta panse de bon vivant, mes bras ne parviendraient jamais à en faire le tour. Ton ventre était toujours plein d’un autre enfant, d’une autre histoire – de ceux, de celles qui m’avaient précédée.»
C’est donc sur les pas de cet homme qu’elle nous convie, parcourant le Paris des Trente Glorieuses et, ce faisant, explicite le titre du roman: «Mon père avait vécu, depuis sa naissance, comme au milieu d’une carte postale, dans un rayon de moins de trois kilomètres autour de la tour Eiffel. Petit garçon, il avait grandi au palais de l’Élysée, où son père avait été secrétaire d’État sous Paul Doumer. L’ancien président de la République était avant tout pour moi le nom d’une avenue du seizième arrondissement qui partait de la place du Trocadéro, ou plus précisément du palais de Chaillot dont mon grand-père avait supervisé la construction, en tant que directeur général des Beaux-Arts, face au salon de thé Carette, à l’angle opposé, entre l’avenue Kléber l’avenue Poincaré.»
C’est avec ce style classique, soucieux de trouver le mot juste et bien loin de l’hagiographie que l’on chemine aux côtés de cet homme qui a sûrement brûlé sa vie de peur de la perdre. En 1940, il est aux côtés de son père, à bord du Massilia, quand ce dernier décide de gagner Alger aux côtés de nombreuses personnalités et hauts fonctionnaires. Un paquebot qui finira par aborder à Casablanca, au milieu d’une foule hostile et vaudra à nombre de ses passagers un destin tragique. Car on traque les juifs, car on traque ceux qui entendent continuer le combat et ne pas rejoindre Pétain, considérés comme des traîtres.
Aussi bien durant sa vie professionnelle que privée, on sent ce besoin d’en faire toujours plus. Il se mariera trois fois, aura huit enfants – Violaine étant la petite-dernière – et passera notamment à la postérité pour la publication d’un manuel de philosophie qui a accompagné des milliers d’élèves. Mais il est aussi à l’origine de la création de nombreuses grandes écoles.
À ce portrait sans complaisance, mais avec beaucoup d’amour, vient s’ajouter en filigrane celui de sa mère – «aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’aura éternellement maman au fond de mon cœur, je me surprends à retrouver ses mains en regardant les miennes, et la douleur qui me saisit alors déchire le réel d’un coup de griffe» – mais surtout celui de son grand-père Georges dont on se dit qu’il aura peut-être aussi un jour «son» roman, tant sa personnalité est riche. Créateur du Festival de Cannes, ce haut-fonctionnaire a aussi beaucoup fait pour la préservation du patrimoine et pour les beaux-arts. Il a notamment organisé la mise en lieu sûr d’œuvres majeures lorsque l’Allemagne nazie a déferlé sur la France. Après l’épisode du Massilia, il parviendra à rester caché et à échapper aux rafles.
On l’aura compris, Violaine Huisman a réussi, une fois encore, en plongeant dans ses racines familiales, à nous raconter la France du siècle passé. Avec élégance, avec style, avec passion.

Les monuments de Paris
Violaine Huisman
Éditions Gallimard
Roman
288 p., 00 €
EAN 9782073044228
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, Bordeaux, Marseille, Valmondois, L’Arcouest dans les Côtes d’Armor, Chaumont-sur-Loire, Albi, Vaison-la-Romaine ainsi qu’à Casablanca, New York et Washington.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière jusqu’au sortir de la Première Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Mon père était un homme d’une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l’arrogance, dont l’affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l’excentricité ou expliquait en partie l’attachement qu’il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J’étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l’intimité, il m’appelait son petit ange.»
Après avoir mis en scène le personnage de sa mère dans Fugitive parce que reine, Violaine Huisman se penche sur celui de son père, à la fois philosophe et businessman, figure hors norme, emblématique des Trente Glorieuses. Mais du portrait d’un iconoclaste follement attachant surgit un autre livre : une enquête familiale autour de Georges Huisman, le grand-père de l’autrice. Haut fonctionnaire juif, le directeur des Beaux-Arts du ministre Jean Zay joua un rôle central dans la création du Festival de Cannes en 1939, avant de connaître la traque durant la Seconde Guerre mondiale.
Avec émotion, l’écriture de Violaine Huisman transforme dans Les monuments de Paris la matière de la mémoire et du temps. L’intimité du souvenir s’y conjugue à l’autorité de l’histoire pour ressusciter les destins oubliés.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le blog de Gilles Pudlowski


Bande-annonce du roman © Production éditions Gallimard

Les premières pages du livre
« Te voir avachi devant la télé en plein après-midi me sidère et me brise le cœur. Je coupe le son. Merci, silence.
Le reflet des images diapre les murs comme les vitraux d’une chapelle. Par la fenêtre, à ta gauche, un rayon de soleil dessine autour de ta chevelure un halo d’or. En arrière-plan, des étagères de livres reliés en cuir châtain forment un paysage vallonné, des collines où se dressent en lettres scintillantes tes auteurs-phares. J’ai poussé ta chaise roulante pour me frayer un passage jusqu’à toi. J’ai déplacé ton repose-pied pour m’installer à côté de ton fauteuil inclinable. J’entrelace mes doigts aux tiens. Ma chérie adorée, c’est drôlement gentil de passer voir ton vieux père. Tu portes mon poignet à tes lèvres pour y déposer une pluie de baisers. Ton si vieux père, un pauvre vieillard cacochyme ! Tout de suite les grands mots. Je lisse ton front inquiet. D’une caresse, j’époussette dans ta barbe inégalement rasée des petits bouts de nourriture. Je baisse mon masque chirurgical pour plonger mon visage au creux de ton cou. Je retiens mes larmes – à peine. C’est ton parfum qui me manquera le plus. Ton salon exhale une odeur de saumure, de soins, de pisse. Tu reçois mes marques de tendresse avec une béatitude lasse ou peut-être enfin une forme d’ataraxie.
Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais. Tu as beaucoup regretté notre éloignement au cours des deux décennies que j’ai passées en Amérique. Tu me téléphonais régulièrement, souvent la nuit. Maintenant tu ne m’appelles plus, mon pauvre papa, tu ne sais plus comment. Ta crinière blanche dénote une élégance que le reste de ta mise contredit cruellement. Sur ton front, tes tempes, je retrouve ce parfum des petites brosses rondes en plastique que tu as toujours affectionnées. Tu les achetais en pharmacie, avec ton éternelle bouteille de Schoum, ton spray Ricqlès extrafort, une Eau de Cologne Impériale, des tas d’autres bricoles à la fois inutiles et essentielles à ton quotidien. La merveilleuse alchimie de ces notes boisées sur ta peau se répandait dans tes écharpes en cachemire, tes pardessus. Tes costumes distingués, en lin ou en laine vierge, anthracite, marine ou camel, tes cravates et tes pochettes, ont été remisés au placard. Sans doute n’en auras-tu plus l’usage, mais je préfère penser qu’ils t’attendent, comme tu m’as si souvent fait attendre.
Dans la quiétude qu’imposent tes fréquentes somnolences, j’admire ton port distingué malgré ton pull taché, la couche qui dépasse de ton jogging. Tu gardes les jambes croisées, les tibias entourés d’un élastique assez lâche pour ne pas te pincer les mollets, les pieds emballés dans d’énormes bandages. Tes plaies ne guérissent pas, ne guériront pas. Sous le pansement, ton pied gauche ressemble à une sculpture cubiste. Des angles se sont formés sous les métatarses, tes orteils sont tout racornis, le gros est entièrement noir. Cet orteil de géant était déjà pourri quand j’étais enfant : un globule de chair enflée autour d’un reste d’ongle de la taille d’une dent de lait.
En ces instants que je passe à ton chevet, je me fous que tu ne te rappelles rien : ni l’âge que j’ai, ni l’existence de mes filles, ni le suicide de ma mère. La guerre est à peu près tout ce dont tu te souviennes, alors je te demande une énième fois de me raconter l’invasion des nazis, l’exode, la spoliation des tiens sous Vichy. De ton lit médicalisé, tu me mènes à bord du Massilia en juin 1940 ; je te suis sur le pont comme dans un théâtre. J’entends à travers les battements de ton cœur les applaudissements du public qui retarde le moment de quitter la salle, et qui scande, les mains jointes, cette prière impossible : Pitié, faites que le temps demeure suspendu. Pitié, que le présent dure l’éternité.
Mon père était un homme d’une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l’arrogance, dont l’affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l’excentricité ou expliquait en partie l’attachement qu’il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J’étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l’intimité, il m’appelait son petit ange. De la même mère j’ai une sœur, Elsa, de deux ans mon aînée. Les autres enfants de notre père, de trois lits différents, s’échelonnent sur trente ans.
J’ai expliqué à mes filles au printemps 2020, après des mois de confinement avec son lot d’école à la maison, que nous allions emménager en France pour nous rapprocher de leur vieux grand-père. George et Sissi étaient nées à New York, elles parlaient un français fantaisiste et appelaient leur aïeul Doggy, sobriquet hérité des générations antérieures. Ce surnom semblait à mes filles d’autant plus saugrenu que l’anglais était leur première langue, et que Doggy, à ce stade de sa vie, se trouvait dans une situation de dépendance telle que le comparer à un chien n’était pas sans fondement. En outre, il possédait avec sa femme un yorkshire très envahissant, dont la place au sein du foyer confinait à la pathologie. La femme de mon père, celle qu’il avait épousée après ma mère, faisait une fixation sur ses chiens, lesquels s’étaient succédé à l’identique au fil des décennies, chacun remplacé tel un multiple industriel. Ils n’avaient pas eu d’enfants mais donc un animal de compagnie, que mon père appelait son fils-chien.
Une infirmière envoyée par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris vient plusieurs fois par jour surveiller tes pansements. Ta femme tient à te garder à la maison, ce dont nous, tes enfants, lui savons gré. Une auxiliaire de vie te permet de voyager de ton lit au salon à bord d’une chaise roulante aux heures des repas ou des visites. Tu as pour elle une courtoisie exemplaire, un brin ampoulée. Tu la remercies avec effusion, elle te répond avec componction, à la mesure de la grâce avec laquelle tu manies la langue française. Toutefois, il arrive que tu t’indignes. Cette femme t’importune. Pourquoi diable t’empêche-t-elle de profiter de ta fille ? Tu supplies qu’on la fasse partir, qu’on te laisse tranquille ! Tu pourrais en pleurer de rage, d’humiliation. Qu’on parle de te changer ? Est-on tombé sur la tête ? Tu insistes pour m’emmener au restaurant. J’essaie de t’apaiser, j’esquive ta proposition. J’en profite pour te rappeler que les lieux publics sont fermés jusqu’à nouvel ordre. Tu as toujours préféré manger au restaurant. Midi et soir, en vacances comme à Paris. Bientôt ta femme t’apportera un plateau-repas que je t’aiderai à avaler à la petite cuiller.
Dans ce renversement des rôles, nous avons l’âge indécis d’un amour insolvable ; nous vivons en sursis, dans un hors-champ hors du temps.
Mes filles adorent m’écouter te mettre en scène dans des récits où elles partagent le plaisir que je prends à évoquer ta folie douce. Ainsi se déclinent, entre autres aventures rocambolesques en diable, nos courses chez les commerçants du quartier. C’est-à-dire quand, exception qui confirmait la règle, tu avais prévu que nous mangerions à la maison plutôt qu’au restaurant. Nous appelons ce conte : Doggy fait son marché. Alors voilà, Doggy arrive à la boulangerie, mais comme il est déjà vieux, il a une chaise qui l’attend à l’entrée de la boutique. C’est la chaise de M. Huisman.
Doggy s’installe, sa canne à la main, il salue chaleureusement madame la boulangère, et toutes les dames qui travaillent là – Bonjour madame, bonjour mesdemoiselles, comment allez-vous ce matin ? –, et il commence à énumérer sa commande : Ma bonne dame, je vais vous prendre, s’il vous plaît, six croissants, huit pains au chocolat, et, eh bien, quatre pains aux raisins, et mettez-moi… Là, effarée, j’essaie de l’arrêter : Mais papa, enfin, c’est pour qui tout ça ? Eh bien pour tout le monde ! Mais qui tout le monde, papa ? On est juste trois, Elsa, ta femme et moi ; toi, avec ton diabète, tu n’y as pas droit, personne ne va manger tout ça ! Mais si, mais si, ne me contrarie pas ! Reprenons. Ah je vois que vous avez de bien belles pâtisseries aujourd’hui !
Vous allez nous mettre une grande tarte, elle est à quoi celle-ci ? Aux abricots, formidable, on la croirait sertie d’émeraudes avec ces petites choses qui brillent dessus. Ah ce sont des pistaches ! C’est très réussi. Et puis cette magnifique forêt-noire, c’est votre mari qui l’a faite ? Vous le féliciterez de ma part ! Un bien brave homme, et talentueux comme tout. Et quelques religieuses au café, oui deux, non trois, et vos fameux sablés, ils sont excellents, et… Les filles,
vous croyez qu’il va s’arrêter là ? Non, vous avez raison, ça ne lui suffit toujours pas. Papa, c’est vraiment beaucoup trop ! On ne va jamais manger tout ça, je te jure, c’est trop !
Et vous croyez qu’il m’écoute ? Non, vous avez raison, il ne m’écoute absolument pas. Quand finalement nous sortons du magasin, je porte six cartons de pâtisseries en équilibre qui manquent de chavirer, quatre sacs de viennoiseries que
je peine à tenir d’une main, j’ai trois baguettes calées sous le bras, et là, les filles, là, vous savez ce qu’on fait ? On se dirige vers le boucher-charcutier-traiteur ! Est-ce que vous devinez ce qui va se passer là-bas ?
Je leur ai demandé si elles voulaient m’accompagner voir Doggy en arrivant en France. Elles m’ont répondu avec enthousiasme que oui, oh oui, ça leur ferait très plaisir. J’ai pensé qu’elles en rajoutaient. Lors de notre dernière visite – quand la pandémie n’était encore qu’un cauchemar du futur –, mon père avait demandé dix fois à George de lui rappeler qui elle était au juste. Tu me demandes encore ? avait-elle gémi, incrédule. Mais je t’ai dit! Lots of times! Je suis George! Ta petite-fille George! Doggy avait ri aux éclats de la voir se récrier avec la candeur de ses sept ans révolus. Mais bien sûr, ma belle George. Tu as raison, c’est aberrant d’être un tel vieillard cacochyme. Ah gaga ah gaga papa, je suis complètement gâteux ! avait-il dit en déposant sur son poignet une pluie de baisers. Petit ange! (Petit petit ange!) Ah là là, c’est moche de vieillir… Nous avions ri tous les trois, puis j’avais pris la main de mon père adoré dans les miennes, sa main noueuse et bleutée aux ongles jaunes et écaillés comme les ligules du pissenlit en voie de métamorphose. Ne te tracasse pas, mon papa, c’est bien normal que tu perdes un peu la mémoire après tant d’années à retenir tant de choses. Maman, m’a dit George, solennelle, en réponse à ma proposition: I swear, I’m très contente de voir Doggy. Even if he doesn’t know who I am! Ma fille a hérité de mon père des orbes d’obsidienne que les émotions nacrent d’une brillance insolite. La joie ou l’angoisse y perlent abruptement. À chaque instant de leurs échanges, j’ai senti dans les gestes empressés de ma fille pour ce vieil homme édenté, dans les caresses et le regard fasciné de mon père sur ce visage poupin qui lui rappelait très fort un autre, l’intensité de la filiation. Cette chambre de malade tenait aussi du sanctuaire : l’amour y régnait en novice, candide et sublime.
Dans tes moments de lucidité, tu évoques, de manière chaotique et parcellaire, des épisodes de ta vie qui ont précédé ma naissance. Tu te promènes, contemplatif, parmi les paysages de ton histoire : tu déambules, flânes, reviens sur tes pas. Les yeux dans le vague, tu t’engages sur un boulevard, t’égares dans un dédale de rues, empruntes un raccourci ; tu digresses, tu te perds, tu tournes en rond. Tu ne dialogues pas, tu soliloques. Tu ne me laisses intervenir que lorsque tu cherches un mot, un nom, une adresse.
Impossible de poursuivre tant que tu n’as pas trouvé le terme exact qui te permet d’enchaîner. Pas imperméable, mais fermé, ha, tu sais… pas étanche, hermétique, c’est ça bravo! La tige d’un fruit, enfin ça porte un nom : pédoncule!
Phalanstère, paléontologue, rodomontade… Je ne connais que lui, mais enfin tu sais bien, place de la Madeleine, la salade de homard, voilà : Lucas Carton, ouf! Depuis petite, t’aider à retrouver le mot perdu est mon jeu préféré. Ton vocabulaire se repaît d’hyperboles, tu enjolives le réel avec ivresse et désinvolture, mais ton français ne tolère aucune approximation. Tu as la voix qui porte et le ton professoral ; où que tu sois, tu donnes un cours magistral, y compris en tête à tête avec ton agonie. Tu peux de but en blanc déclamer un poème de Hugo ou une tirade de Corneille.
En philosophie, tu es incollable, intarissable. Tu sembles avoir tout lu, tout retenu. Tu convoques une sarabande de noms, des noms de pontifes poussiéreux, de personnalités aujourd’hui insignifiantes, des noms de rues, beaucoup. Tu as fréquenté le Tout-Paris. Dans cette galerie de portraits, je ne visualise aucun visage mais les lettres blanches sur fond bleu nuit aux carrefours de nos enfances. Je vois des caractères alphabétiques sillonner la nébuleuse toponymie de ton histoire.
Mon père avait vécu, depuis sa naissance, comme au milieu d’une carte postale, dans un rayon de moins de trois kilomètres autour de la tour Eiffel. Petit garçon, il avait grandi au palais de l’Élysée, où son père avait été secrétaire d’État sous Paul Doumer. L’ancien président de la République était avant tout pour moi le nom d’une avenue du seizième arrondissement qui partait de la place du Trocadéro, ou plus précisément du palais de Chaillot dont mon grand-père avait supervisé la construction, en tant que directeur général des Beaux-Arts, face au salon de thé Carette, à l’angle opposé, entre l’avenue Kléber l’avenue Poincaré. Si c’est rond, ce n’est point carré ! plaisantait invariablement papa, pour ajouter qu’il ne fallait pas confondre Henri Poincaré – éminent mathématicien, membre de l’Académie des sciences, puis de l’Académie française, auteur de La Science et l’Hypothèse, dont Einstein admirait énormément les travaux – avec Raymond Poincaré, son cousin, pas la moitié d’un nul non plus ce Raymond Poincaré, lui-même de l’Académie française, ancien président de la République, dont le bilan était plutôt mitigé après 14-18, on lui reprochait d’avoir été un peu va-t-en-guerre, Si vis pacem, para bellum, avait-on dit de son alliance avec la Russie ; ce même Poincaré avait déclaré: Une France diminuée… ta ta ta… attends, c’était quoi déjà la formule… Une France diminuée, une France exposée… il y avait encore autre chose avant la chute… ne serait plus la France ! Clemenceau avait rétorqué : Il ne suffit pas d’être des héros. Nous voulons être des vainqueurs ! Bref, cette Première Guerre mondiale dont on promettait qu’elle serait pliée en quelques semaines avait duré quatre ans, une boucherie insensée, plus d’un million et demi de morts, un quart des hommes de la génération de 14, la génération de papa, qui, lui, avait été épargné parce qu’il était dans l’aéronautique, ce qu’on appelait alors l’aéronautique, qui deviendrait l’aviation, mais lui était au sol, en poste d’observateur, d’ailleurs il avait refusé la Légion d’honneur juste après la guerre parce qu’il trouvait qu’il ne la méritait pas, qu’il avait été embusqué comme on disait alors, résultat il l’attendrait quinze ans de plus, cet imbécile! Carette, donc, où papa s’arrêtait immanquablement les jours de départ en vacances pour avoir de quoi pique-niquer dans le train, parce que, à cette époque reculée, la restauration rapide n’avait pas encore été massivement introduite en France, et quoi qu’il en soit, pour mon père, la seule adresse où s’approvisionner convenablement en sandwichs était ce salon de thé des années 20, où les en-cas étaient présentés sous forme de petits rectangles de pain de mie emballés dans un papier transparent à l’enseigne de la boutique.
Les noms des grands personnages historiques du XXe siècle, Paul Doumer, entre autres, avaient ainsi le goût du sandwich parisien par excellence, le jambon-beurre, mais pas n’importe quel jambon-beurre, pas une malheureuse demi-baguette servie sur un comptoir en zinc, non, il s’agissait d’un sandwich avec des faux airs d’entremets, une saveur confuse de banalité et d’exception. Ainsi j’entendais ces noms prononcés par la voix tonitruante de papa, quelque part entre le Petit Palais et le pont Alexandre-III, dans un entrelacs de digressions où l’intime servait de toile de fond aux anecdotes qui concernaient les autres, c’est-à-dire ce que d’autres appelaient communément l’Histoire. À trois ans, il était entré dans le bureau de son père à l’Élysée et lui avait demandé de but en blanc: Dis, papa, t’as des nouvelles de Pierre Laval ?
Si j’aimais la jubilation avec laquelle mon père racontait cet épisode de son enfance, sa signification semblait néanmoins compromise à force d’être répété, comme un mot scandé jusqu’à dissolution du sens. Il y avait quelque chose de burlesque à imaginer un bambin prendre des nouvelles d’un homme politique, et j’en déduisais – cette situation ne m’étant guère étrangère – que son père était pressé, terriblement occupé, et qu’il fallait que son fils l’interroge sur les affaires de l’État pour qu’il s’intéresse à lui. Néanmoins, ce Pierre Laval, qui n’avait pas de rue à son nom, n’était-il pas aussi ce salaud qui avait vendu les femmes et les enfants juifs aux nazis ? N’était-ce pas à lui, avec le concours de Pétain, que nous devions la rafle du Vél’ d’Hiv ? Mon père, mon grand-père, moi-même, n’étions-nous pas juifs ? Mais Pierre Laval avait été un homme de gauche ! me répondait papa en reprenant un petit sandwich au jambon. Comme Benito Mussolini, d’ailleurs ! Pas mal le jambon, mais vraiment le meilleur c’est celui à l’œuf dur, je ne sais pas comment ils font cette mayonnaise, elle est remarquable. Enfin Laval, jamais un cheveu de nos têtes ne se serait imaginé qu’il deviendrait une ordure pareille ! C’était compter sans l’antisémitisme des Français… Mon pauvre père disait d’un de ses anciens camarades de régiment en 14-18, qu’il avait derrière lui quarante siècles d’hypocrisie chrétienne et d’avarice bourgeoise. Perplexe, je reformulais ma question.
Nous sommes juifs, rétorquait papa, oui, évidemment, mais enfin ça dépend pour qui! Pierre Laval avait absolument été de gauche, je te promets. Il avait occupé un peu tous les
postes : ministre de la Justice, du Travail. C’est là qu’il avait fait passer la loi sur les assurances sociales, à l’origine de la Sécurité sociale, quand même ! Ministre des Affaires étrangères aussi, de l’Économie. Et patatras, il avait été victime de sa politique déflationniste, qui s’était révélée catastrophique, en pleine récession, il y avait eu le krach boursier, etc., et le Front populaire avait été élu, à la plus grande joie de mon père, qui était un grand admirateur de Léon Blum… Alors, il n’est pas remarquable ce petit sandwich à l’œuf dur? Moi qui déteste les crudités, je dois dire que le concombre est délicieux.
Au palais présidentiel, tu jouais à faire voler des avions en papier depuis les grandes fenêtres qui surplombaient les jardins, d’où tu admirais la relève de la Garde nationale. Mme Paul Doumer, qui avait perdu ses quatre fils à la guerre, te choyait comme l’un des siens et t’avait même organisé une surprise-partie pour ton troisième anniversaire. Quelques jours après cette fête féerique, tu avais laissé tomber du balcon de ta chambre un coupe-papier, celui avec lequel tu t’étais taillé une braguette dans ton bas de pyjama. L’arme avait chuté à deux doigts de la tête du président ! Quel savon ton père t’avait passé ! Près d’un siècle plus tard, tu te sentais encore responsable d’avoir inconsciemment, innocemment, préfiguré l’assassinat de Paul Doumer. Tu as été élevé dans des appartements de fonction au faste désincarné, entouré de ministres, et d’une grand-mère, du côté de ton père, qui se revendiquait appartenir à la classe des petites gens. Nous autres petites gens, se targuait-elle. Enfin pourquoi ces boniments ? Vous n’étiez pas du tout des petites gens ! clamais-tu. Vous étiez des êtres illustres, bien au-dessus du lot ! Puis la guerre t’avait donné tort. Vous aviez tout perdu : la splendeur de vos intérieurs bourgeois, la reconnaissance de vos contemporains, votre position sociale, vos moyens de subsistance, vos titres, votre nationalité, et enfin votre nom. Vous aviez dû vivre cachés pour échapper aux rafles. Ça tu ne l’as pas oublié. Quand disparaîtra en toi jusqu’à la conscience de notre lien, restera dans ta chair la meurtrissure de la spoliation, de la traque, de la débâcle.
Mon père était parmi les derniers témoins vivants de cette tragédie collective. Sa famille avait survécu, mais le climat de persécution auquel il avait été confronté, enfant, avait laissé en lui des séquelles irréparables. Elles étaient nombreuses, éparses, ces séquelles, et elles étaient aussi devenues ma façon d’interpréter l’extravagance de papa: ce passé terrible et incompréhensible devait pour moi panser le présent. Bientôt ces récits n’appartiendraient plus qu’aux livres, aux archives. L’indignité du régime de Vichy ne se révélerait plus dans la fièvre de ses discours ; sa réalité resterait figée, inscrite. Aussi, tant que mon père vivait, je voulais l’écouter encore me transmettre ce drame historique dans l’invérifiable désordre de l’intime.
Tu as retenu de cette calamité la nécessité de profiter de la vie, d’en jouir au maximum, à l’excès. Tu détestes le gâchis mais tu hais la modération. Entre deux maux, il faut choisir le moindre ! m’as-tu souvent répété. Tu devais te résoudre à gaspiller, à jeter ton argent par les fenêtres, et, si contrariant soit-il, à balancer ces piles de gâteaux avariés à la poubelle. Chez toi, il fallait entrouvrir le frigo prudemment. Quiconque connaissait tes habitudes savait qu’il risquait de se prendre une douzaine de yaourts sur le coin de la gueule, de voir dégringoler des barquettes de plats périmés, ou pire, une tasse de café coincée entre des vieux fromages mal emballés. En toute chose, tu convoitais la quantité. Tu te vantais, lors des années les plus fastes de ta carrière, que ta notice dans le Who’s Who dépasse celle du général de Gaulle ! À l’exception de grand-croix de la Légion d’honneur, une dignité à laquelle tu te résignais à ne pas avoir été élevé, tu avais accumulé les décorations en collectionneur. Quand les gens s’étonnaient de ton incroyable panoplie de médailles, tu répondais non sans autodérision que si tu ne les avais peut-être pas toutes méritées, tu les avais demandées. La plupart des gens attendent qu’on leur donne, expliquais-tu. C’est complètement con!
Si on ne demande rien, on n’obtient rien – ou si peu. Moi je me suis beaucoup fatigué à demander, et en contrepartie j’ai effectivement obtenu pas mal de choses. Cette rosette rouge sur le revers de ton veston intriguait énormément les enfants, toutes générations confondues. À quoi ça sert ? te demandait-on à tour de rôle. À rien mon pauvre amour ! Strictement à rien, sinon à flatter la vanité des vieux croulants comme moi. Ou plutôt si, ça sert à une chose : à partir du grade de grand officier, un vulgaire gendarme ne peut pas vous convoquer au poste, c’est le commissaire de police en personne qui doit se rendre à votre domicile pour vous arrêter. Je ne voyais pas en quoi ce privilège t’aurait été utile. On ne se retrouve pas en garde à vue pour gloutonnerie ou achats compulsifs ! À la rigueur, maman, elle, se faisait assez souvent épingler pour excès de vitesse ou vol à l’étalage. Maman n’avait pas de décorations, elle appelait tes médailles des hochets, elle parlait comme une charretière et insultait allégrement les gendarmes qui la verbalisaient. Mais toi, tu étais un honnête homme, tu t’adressais aux forces de l’ordre comme aux commerçants, avec une courtoisie exemplaire qui témoignait de l’éducation parfaite que tu avais reçue. Seulement tu avais eu le malheur d’être un petit garçon juif en 1940.
Maman, pourquoi Doggy’s dog s’appelle Loup? Loup is not a wolf? me demande timidement ma Sissi. Excellente remarque, mon amour adorée. Ça doit être une manie chez nous de confondre les espèces. Je retrouve dans le regard interloqué de ma plus jeune fille la confusion dans laquelle, enfant, me plongeait la vie des adultes. Moi-même j’essaie encore de comprendre, je m’abstiens de lui dire pour ne pas l’inquiéter. Ma Sissi, je lui réponds, toi ton lapinou, tu l’as bien appelé Wawa comme un toutou. Alors ?
Au restaurant, quand tu ne parvenais pas à finir les douze plats que tu avais commandés, tu buvais au goulot une bonne rasade de Schoum, puis tu proposais d’emporter les restes, mais tu refusais de sauter le dessert, tu ne pouvais pas conclure le repas sans au moins un petit chocolat. Nous étions toujours les derniers à sortir de table. Dans ces établissements d’un chic anachronique où jamais on ne nous aurait mis dehors, tu traînais jusqu’à des heures indues,
repu, heureux, la bonne chère décuplant ta faconde. Nous autres enfants, accablés d’ennui, trouvions des moyens de nous distraire en roulant les miettes de pain en boulettes
que nous lancions à travers la salle. Tu nous intimais d’arrêter nos conneries avec si peu de conviction que nous prenions tes récriminations pour des encouragements. Nous vidions le château Margaux pour le mélanger à nos soupes de sorcières, avec le sucre, le sel, la moutarde, dans un verre à pied en cristal. Goûte, papa ! Ça c’est une grosse bêtise, disais-tu distraitement, rebondissant sur l’importance du jeu dans le développement humain, les castrations symboligènes dans la diachronie du vécu infantile exposées par Françoise Dolto. Toi-même avais été terriblement brimé.
Nous n’étions pas à l’abri que tu enchaînes avec le Massilia. Pendant que les adultes s’éternisaient, nous descendions nous cacher dans la cabine téléphonique du sous-sol, d’où
nous passions des appels anonymes au hasard des pages de l’annuaire, deux volumes de Pages Blanches posés par terre en guise d’escabeau pour atteindre les touches du cadran.
Tu devais te douter que nous faisions encore de grosses bêtises ; tu t’en foutais royalement. Cette anecdote figure en bonne place parmi les contes et légendes de Doggy. Je m’aperçois à leurs questions que je dois expliquer à mes filles qu’autrefois il existait des espaces fermés pour téléphoner, appelés cabines téléphoniques ; qu’il existait aussi des livres dans lesquels étaient recensées les coordonnées des abonnés du téléphone, appelés bottins. Sébastien Bottin
a une rue à son nom à Paris. Il s’agissait d’abord d’une petite impasse au bout de la rue de Beaune, à quelques pas de la Seine. Une partie fut rebaptisée rue Gaston-Gallimard, en l’honneur du fondateur des Éditions Gallimard. C’est là, dans le discret hôtel particulier au numéro 5, que j’ai signé les contrats de mes deux premiers romans. Ma chérie, Gallimard ! t’es-tu écrié quand je t’ai annoncé la nouvelle. Gallimard ! Mais c’est l’Olympe ! Tu m’as envié ce triomphe. Tu aurais aimé toi aussi être publié chez Gallimard, ou y être éditeur, ou les deux, parce que tu aurais aimé tout faire, tout posséder.
Ta volubilité et tes dispendieuses habitudes n’avaient d’égale que ta prodigalité – une largesse hors norme, fantasque, inconsidérée. De la poche gauche de ton veston, tu sortais à tout bout de champ un portefeuille de cuir en un mouvement spontané et grandiose qui donnait corps à l’expression : avoir le cœur sur la main. Tu distribuais sans compter, l’argent était fait pour être dépensé, et tu le dépensais. Tu faisais livrer des bouquets de fleurs gigantesques, des boîtes de chocolats de cent vingt pièces en échange d’un service, d’un rendez-vous galant ou pour rien, pour la beauté du geste. Je t’ai connu très peu d’amis. Tes fréquentations se limitaient à des relations mondaines. Si jadis tu avais partagé des amitiés sincères, elles s’étaient étiolées.
Depuis, il n’y avait de place dans l’univers que tu t’étais construit que pour des renvois d’ascenseur. Je n’ai jamais vu personne d’autre que toi s’assurer que le lift retourne aux rez-de-chaussée une fois parvenu à l’étage. C’était pourtant une règle de courtoisie élémentaire ! Tout comme tenir la porte à une femme, incliner la tête pour lui baiser la main, appeler un docteur docteur, et un professeur monsieur le professeur, dire bonjour et au revoir madame, jamais bonjour tout court. Tes formules de politesse se déclinaient en une fastidieuse cérémonie grammaticale – Je vous prie d’agréer virgule – dans les missives que tu dictais à maman quand elle avait à faire des courriers administratifs ou des mots d’excuse pour ses filles. Elle les recopiait diligemment, et nous les enseignerait scrupuleusement à son tour quand Elsa et moi serions en âge d’imiter sa signature. Toi en tant que président-directeur général de ton entreprise derrière les Champs-Élysées, tu appréciais qu’on t’appelle monsieur le président, ou à défaut monsieur le directeur.
Professeur t’allait aussi puisque tu étais docteur en philosophie, PhD disent les Américains, un titre qu’un ami new-yorkais t’avait permis d’obtenir et en contrepartie de quoi tu lui avais renvoyé de nombreux ascenseurs chargés de superbes présents. Dans ta jeunesse, les camarades s’interpellaient d’un sympathique mon vieux, vestige de la génération de ton père. J’ai retrouvé cette expression dans les fragments de vos correspondances, des feuilles jaunies dans des cartons qui avaient échappé à la purge des ans, au feu ou à l’éparpillement. Cher ami, je t’entendais dire au téléphone, ou en serrant la main de tes compagnons de route.
Une intimité distante se dressait entre ton interlocuteur et toi, vous étiez proches sans engagement, sans prise de risque ; votre amitié était un pacte de convenance, un gage d’échange de bons procédés. Tu n’allais jamais dîner chez personne, tu invitais les gens au restaurant et commandais pour eux toute la carte pour mieux piocher dans leur assiette. Tu ne demandais à personne de te donner son avis, hormis pour t’approuver, te plébisciter. Toi-même tu flattais avec épanchement, ne craignant jamais le ridicule de la flagornerie. Flatouillez, flatouillez, il en restera toujours quelque chose ! claironnais-tu. Tu donnais des exemples de lettres que tu avais envoyées à des confrères, des écrivains ou des critiques littéraires, dont tu redoutais qu’elles ne se retournent contre toi : tu avais tout de même poussé le bouchon en comparant un philosophe assez médiocre à Kant ! On te répondait avec empressement qu’on se sentait enfin compris. Tu supportais difficilement la contrariété. Ces enfants ne tiennent aucun compte de ma psychologie! t’écriais-tu quand nous t’indisposions pour une raison quelconque. À tes maîtresses ou à tes femmes, tu offrais des cadeaux mirobolants pour te faire pardonner ton caractère de cochon. »

Extraits
« L’outrance, le trop, le toujours plus, l’hubris a été ton mode opératoire, ton équilibre. Tu avais déjà cinquante ans quand je suis née, tu étais alors riche et célèbre, débordant d’activités, tu te distinguais par ta flamboyance et ta façon de n’être jamais parfaitement dans les clous. Ton énergie foutraque s’assortissait d’une rigueur intellectuelle sévère ; à ta soif d’argent répondait une sainte horreur de la spéculation ; et ainsi de suite. Tu incarnais la contradiction avec brio et flegmatisme. Pour décrire ta profession, tu t’autodésignais comme universitaire-homme d’affaires. Le trait d’union devait suffire à expliquer ta double casquette. Tu étais à la fois professeur de philosophie et fondateur d’écoles qui avaient fait florès. Tu étais entrepreneur et enseignant, mais aussi auteur, directeur de collection, producteur d’émissions de télévision, père de huit enfants de quatre lits, ex-mari de trois femmes, et séducteur invétéré. À mes yeux, tu étais invincible, omnipotent ; tu étais ailleurs, trop grand, trop imposant, trop tout. Ta panse de bon vivant, mes bras ne parviendraient jamais à en faire le tour. Ton ventre était toujours plein d’un autre enfant, d’une autre histoire – de ceux, de celles qui m’avaient précédée. » p. 31-32

« À dix-neuf ans, j’étais partie pour un stage à New York qui devait durer l’été. J’y étais restée. J’avais commencé à gagner ma vie à vingt ans, certes très modestement, mais tout de même, je m’étais trouvé un poste dans une maison d’édition. Mon expatriation m’avait permis de m’émanciper, me débrouiller seule, me fabriquer une carrière loin des systèmes de papa, de mon histoire familiale et de ses fantômes et de son fardeau. » p. 38

« Quand je te parle d’elle, tu peux encore faire apparaître sa silhouette dans la pénombre de tes souvenirs. Ah, elle était magnifique, Catherine ! D’une beauté à couper le souffle. La fascination qu’exerçait sur toi sa splendeur relevait du fantasme. Tu n’en revenais pas d’avoir pu posséder une femme aussi sublime, de lui avoir fabriqué deux filles aussi belles qu’elle ! Elles ont l’intelligence de leur papa et la beauté de leur maman, répétais-tu à l’envi. Tu n’as jamais compris pourquoi cette déclaration l’offensait. Vous étiez à égalité : elle avait le physique, toi l’érudition ; elle le sensuel, toi le mental ; elle l’inné, toi l’acquis. Votre couple bariolé s’assortissait de l’éclat de la foudre, du frisson d’un désir subjuguant. Vous incarniez chacun un mirage inaccessible et menaçant, une altérité irréductible. Vous partagiez une attraction sauvage et volatile, et une ardeur commune à brûler la chandelle par les deux bouts. Votre amour était du genre qui ne fait pas bon ménage avec la vie domestique, les emmerdements du quotidien. Fonder un foyer à partir de ce brasier ne pouvait qu’être combustible. » p. 56

« C’est mon père. Précisément à l’âge que j’ai aujourd’hui, soit huit ans avant ma naissance. Je ne connais pas cet homme. Et si nos moi successifs se sédimentent en nous telles des strates géologiques, si ce bouffon insupportable était bien encore en lui lorsqu’il était devenu mon père, il avait fini par céder sa place à un moi moins conquérant, plus magnanime, plus aimable. Quarante-deux ans, c’était l’âge qu’avait le père de papa lorsqu’il entrait à l’Élysée comme secrétaire d’État à la présidence de la République. C’était l’âge qu’avait maman quand elle avait été internée de force, à Sainte-Anne, l’année de mes dix ans. C’est l’âge de son visage tel que je l’ai cristallisé en moi, et aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’aura éternellement maman au fond de mon cœur, je me surprends à retrouver ses mains en regardant les miennes, et la douleur qui me saisit alors déchire le réel d’un coup de griffe. » p. 63

À propos de l’autrice
HUISMAN_Violaine_©Beowulf_SheehanViolaine Huisman © Photo Beowulf Sheehan

Née en 1979, Violaine Huisman est l’autrice de Fugitive parce que reine (2018), prix Françoise Sagan et prix Marie Claire, sélectionné dans la première liste de l’International Booker Prize, de Rose désert (2019) et de Les Monuments de Paris (2024). (Source: Éditions Gallimard)

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Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie

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En deux mots
C’est à travers la cuisine familiale que la narratrice cherche à retrouver ses origines. Du foie haché à la carpe farcie, elle met en scène ses souvenirs et tente de reconstituer celle de sa famille jusqu’à ce grand-père qui lui a laissé son réfrigérateur en héritage.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Débrouiller le brouillard»

Avec humour et sensualité, Élise Goldberg nous offre un premier roman qui explore ses origines familiales à travers la cuisine ashkénaze. La carpe farcie devient alors une boussole qui permet de remonter dans le temps. Et de découvrir une culture.

Quand son grand-père meurt, la narratrice hérite de son réfrigérateur. Un objet qui a conservé une odeur bien particulière, celle du chou blanc, bien loin de celle des plats qu’elle se souvient avoir mangé chez lui lors des fêtes de famille. Une première énigme qui sera suivi de nombreuses autres, car bien des mystères entourent le passé familial.
Mais pas question de faire chou blanc. Voilà la romancière qui enfile son tablier et prend la direction de la cuisine.
Vont alors défiler de nombreux plats, mais avant tout des couleurs et des odeurs. Et derrière la carpe farcie – que tout le monde n’a pas la chance d’aimer – c’est toute une culture que le lecteur va découvrir. Et derrière ces mots en yiddish, c’est la destinée des juifs polonais qui va s’écrire avec un humour inimitable. Derrière les incontournables que sont le hareng et la pomme de terre, le foie haché et la carpe farcie, on savoure des mets improbables cachés derrière un vocabulaire qui ne l’est pas moins. Prenons-en quelques-uns, histoire de cous faire saliver: «Klops. Sonne comme shmok (imbécile), comme claque, éclopé, clope, mais surtout comme cloque. Pain de viande débordant de sa terrine en cloque. Latkès, se prononce comme «délicatesse» pour désigner de simples beignets de patates râpées. Ferfels, petites pâtes vaguement carrées qui, avec leur grise mine tristounette, n’ont rien de farfelu. Yoykh, cri de joie surprenant pour un bouillon. Lokshn comme louche, qu’on troquera pour une fourchette qui piquera dans ces pâtes. Vempl, aussi sexy qu’une vamp pour un plat d’estomac de bœuf. Kreplekh, raviolis faux amis quand blintsès se rapproche davantage des crêpes que chacun connaît. Boulbès, rappelant le bulbe de l’oignon pour des patates. Kroupnik: croupe-nique ou, pire, croupi pour une soupe d’orge perlé. Tsibèlès mit eyer, cible d’un ailleurs pour ce qui s’avère n’être qu’œufs aux oignons.»
Si aujourd’hui les convives sont de moins en moins nombreux autour de la table, c’est qu’ils sont morts, emportés par la vieillesse, mais aussi par la barbarie. Une partie seulement des ancêtres parviendra à échapper aux nazis, prenant alors la route d’un exil incertain menant en Russie communiste, au Kirghizistan et en Ouzbékistan avant de rejoindre la France via l’Allemagne et la Suisse. C’est pourquoi la romancière s’est trouvée un «intérêt terreux pour les racines» et entend «débrouiller le brouillard».
Si on se laisse volontiers emporter par la musicalité de ce texte, c’est sans doute parce qu’il a été conçu d’une façon tout à fait particulière. Car Élise Goldberg anime des ateliers d’écriture et a appris à faire chanter les mots. Avant d’en faire un roman, elle a construit un spectacle autour de sa culture et de la cuisine ashkénaze, mêlant les musiques traditionnelles yiddish à ses mots. Le tout donnant un concert savoureux et nostalgique qu’elle a présenté avec la chanteuse et guitariste Muriel Missirlou.
Voilà en tout cas une entrée en littérature réussie, mêlant avec subtilité les cornichons dans toutes leurs variations et l’inspecteur Columbo, «une gentillesse qui ne vous prend pas de haut. Comme mon père.», à moins que ce ne soit Alexandre le Bienheureux ou encore Bernie LaPlante, le personnage incarné par Dustin Hoffmann dans Héros malgré lui. En faisant à nouveau la preuve que l’amour passe par l’estomac, Élise Goldberg sonde sa mémoire et la mémoire collective, réfléchit aux questions d’héritage et de transmission. Son récit est habilement construit, en fragments, mêlant avec une belle musicalité un humour dont on se souviendra qu’il est la politesse du désespoir.

Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie
Élise Goldberg
Éditions Verdier
Premier roman
160 p., 18 €
EAN 9782378561789
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en France, à Paris. Mais il évoque d’abord l’Europe de l’Est, la Pologne et Varsovie, la Russie avec Bialystok et Tcheliabinsk, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan puis l’Allemagne et la Suisse avec Fritzlar, Waldenburg. En France, on passe aussi par Azé, près de Vendôme, Vittel, Palestine, Ozoir-la-Ferrière

Quand?
L’action se déroule de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un grand-père meurt. Une petite-fille récupère son frigo et l’installe dans sa cuisine. La porte à peine ouverte, nous franchissons « la frontière de la Pologne juive » et c’est tout un monde qui se découvre, un monde de foie de volaille (gehakte leyber), d’ognonnes, et surtout de gefilte fish, la carpe farcie en yiddish. La cuisine ashkénaze n’est peut-être pas la plus sexy du monde. Si «elle était une personne, ce serait un genre de quidam pas coiffé, les habits froissés, surpris au saut du lit avec des traces d’oreiller sur la figure et qui, pour couronner le tout, vous ouvrirait en tirant une tête de douze pieds». Le yiddish n’est peut-être pas une langue bien normée, mais c’est un «parler de l’autodérision, de l’antiphrase. Une langue qui se rit de l’ambition».
En s’appropriant cette cuisine et cette langue, c’est toute une culture que la narratrice de ce récit entreprend de restituer. Et pas n’importe quelle culture : celle de sa famille et son seul moyen pour remonter une histoire commune d’exil, de souffrance et de destruction, que sa famille semble avoir presque entièrement oubliée. Malgré les quelques photos et documents qui demeurent, le récit familial nous dit-elle, est «un récit sans chair, dont ne subsisterait que la colonne, quelques arêtes». Une carpe, en quelque sorte, qu’il faut réussir à farcir, si on veut l’aimer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Mare Nostrum (Marion Poirson-Dechonne)


Spectacle «Sur le bout de la langue» par Élise Goldberg et Muriel Missirlou © Production Bibliothèque Buffon

Les premières pages du livre
« Lorsqu’on brise un objet, si précieux soit-il, on sait déjà qu’on ne retrouvera pas l’intégralité des éclats, qu’on ne recollera pas tous les débris.
*
Le fond de l’air s’est refroidi. Voilà un temps à bouillon chaud, à boulettes, à cou farci. Quel temps fait-il à Varsovie ?
*
Quand mon grand-père a quitté cette vallée de trern, où les restaurants ashkénazes fermaient les uns après les autres, où son journal yiddish, Unzer Wort, sa feuille de chou préférée, n’était même plus en vente près de chez lui, son gendre a demandé si nous souhaitions récupérer certains de ses meubles. Le deux-pièces où je venais d’emménager était restreint, le frigo de mon grand-père avait la taille parfaite.
L’objet avait mauvaise haleine. Il ne sentait pas la carpe farcie, trop occasionnelle pour laisser son empreinte. Il ne fleurait pas l’oignon, pourtant omniprésent dans la cuisine ashkénaze et à l’odeur si tenace. Il empestait le chou blanc, bien que je n’aie pas souvenir de plats servis chez mon grand-père et sa femme qui aient contenu un tel ingrédient.
Peut-être les repas que préparait Madame Simone pour notre venue n’étaient-ils pas les mêmes que ceux dont mon grand-père et elle faisaient leur ordinaire quand ils étaient seuls. Les dernières années, elle employait une dame polonaise pour les tâches du quotidien. Cette dernière leur confectionnait peut-être des plats dont je n’avais pas connaissance.
J’aime pourtant à penser que le frigo de mon grand-père – qui, vingt ans après, dans ma cuisine, remplit toujours son office – a apporté chez moi la mémoire de ces spécialités et ingrédients si singuliers que nous mangions chez lui les jours de fête.
*
D’abord ces petits bâtons et petites roues marron piqués de gros grains de sel, jaillis d’une boîte de plastique. J’ai longtemps cru que l’apéritif, c’était les bretzels dans leur ravier. Puis des radis roses en zakouskis. On les coiffait de beurre avant de les tremper dans une dune de sel. Des crevettes dont, enfant, j’évitais de croiser les gros yeux noirs. Alors seulement nous franchissions les frontières.
Oignons aux œufs. Tsibèlès mit eyer. Crus, les oignons. On disait plutôt « œufs aux oignons », peut-être pour laisser croire qu’après ingestion l’haleine restait supportable.
Gehakte leybèr. Foie hâché, comme l’annonce sa consonne qui coupe. Pas de hachoir électrique, les grumeaux sont rois. Le vrai gehakte leybèr accroche à la langue et au palais, les dents ont matière à moudre.
Venaient ensuite les knaydlekh : de pâles sphères irrégulières flottant dans l’eau teintée d’un bouillon. Il fallait annoncer le nombre au moment où l’on tendait l’assiette, mais il n’était pas rare que l’on écope d’une ou deux supplémentaires.
La viande et les légumes qui avaient servi à confectionner le bouillon : dans le grand plat, carottes, navets, poireaux échevelés avaient l’air de rescapés d’une noyade. Le repas s’achevait sur le gâteau au fromage, le keyz kikhn, ou sur la vinter kompot pommes et pruneaux, brune, filandreuse – délicieuse, mais dont l’aspect me faisait regretter les petits pots colorés du supermarché.
*
Le kh vient faire résonner le r guttural du yiddish, comme si l’on se raclait la gorge pour s’éclaircir la voix avant de remercier la maîtresse de maison pour ce dîner de roi.
*
On qualifie d’organoleptique tout ce qui peut exciter un récepteur sensoriel. Ainsi, l’aspect, l’odeur, le goût ou la consistance constituent les qualités organoleptiques d’un aliment ou d’une boisson.
*
Mais avant les knaydlekh, il y avait (prononcer comme Gershwin, comme guerre, comme gaine) le gefilte fish – la carpe farcie. Quand il faisait son entrée, les cris d’enthousiasme se mêlaient aux commentaires élogieux dans un bruyant chorus. Il ne nous manquait que d’être sépharades pour que les youyous fusent.
Aux yeux du non-initié, j’imagine combien ces réactions étaient mystérieuses. Comment s’extasier devant ces darnes beigeasses d’un poisson dont plus personne ne voulait, emplies d’une farce du même beige insignifiant, condimentées d’une sauce betterave qui donnait l’impression que l’animal était victime d’une hémorragie ?
*
L’innocent aurait sans doute été encore plus stupéfait s’il avait eu la curiosité d’en porter un morceau à la bouche. Il aurait découvert une saveur douceâtre, une consistance humide, empesée.
*
La mandoline n’est pas qu’un ustensile de cuisine. C’est aussi l’instrument dont mon grand-père pinçait les cordes les soirs de fête. Ma grand-mère l’accompagnait à la voix – elle chantait fort juste, selon ma mère. Ils avaient fait partie d’une chorale. À une autre époque, un autre siècle, dans un monde révolu, à Varsovie.
*
Le fiss. En yiddish, on dit aussi galekh. Presque comme le bateau de guerre. Ou comme les emmerdements. La première fois que ma mère l’a préparé, c’était pour les quatre-vingts ans de mon grand-père. Je la revois affairée entre la cuisine exiguë et le séjour, sa minuscule silhouette de pomme de reinette. Quelle fierté à la perspective d’offrir du pied de veau en gelée à ses invités ! Son père, mon grand-père, qui estimait qu’elle ne savait pas recevoir, allait voir ce qu’il allait voir, dévorer ce qu’on allait lui présenter et en redemander.
Quelques heures plus tard, la voilà au téléphone avec le plombier. Oy guévalt ! Les restes de gelée collés aux ustensiles, qu’elle avait rincés dans l’évier, s’étaient solidifiés dans les tuyaux au détriment de toutes les pièces d’eau, dont la moins noble. Elle avait eu beau ventouser, vider le flacon de soude… Comment ferait-on quand les invités auraient besoin d’aller ?
Tout ce balagan et une facture plus salée qu’un cornichon en saumure pour quelque chose qui ressemble à la surface sale d’un lac gelé. On divise cette mare solide en petits pavés gris que l’on garnit de khrayn. C’est bien inspiré car le plat en lui-même n’a selon moi aucun goût. Et il fallait voir l’empressement de ma mère, de mes oncles et tantes, la bousculade devant le buffet pour piquer dans le plat et déposer dans leur assiette un de ces mornes carrés.
*
L’assiette, c’est la pièce de vaisselle servant à contenir les aliments. L’assiette, c’est aussi l’équilibre.
*
Le rôle de la gelée dans la cuisine yiddish n’est pas à minimiser, et pas seulement dans le fiss. Malgré tout le savoir-faire qu’il requiert, une tranche de gefilte fish n’est rien sans sa cuillerée ectoplasmique. Nous autres Ashkénazes aimons la transparence.
*
Une amie m’a demandé si j’allais aussi parler de la cuisine séfarade. Concurrence déloyale, j’ai dit non tout net.
*
Comment rivaliser ? Les Sépharades ont l’huile d’olive qui vous met le soleil sur la langue. Les Ashkénazes, eux, cuisinent à la graisse de volaille, joliment appelée shmalts.
*
Revenue à l’improviste d’un déplacement, Joan Allenby surprend les ébats de son homme avec son assistante.
— Si j’étais un dessert ? minaude la traîtresse.
Réponse ardente et immédiate :
— Une bavaroise à la crème, flambée à la liqueur.
— Et ton docteur Joan ?
— Un simple gâteau de riz.
Verdict terrible ! On tuerait pour moins que ça. J’ignore à quelle recette cet épisode de Columbo se réfère, mais force est de reconnaître que le gâteau de riz de ma grand-mère n’était pas l’affriolance faite plat. Ce n’était certes pas cet entremets crémeux que l’on trouve dans les rayons des supermarchés, et qu’on appelle riz au lait. Il ressemblait plutôt à un disque jaune mat saupoudré de sucre, à une galette compacte. Le goût est sans complexité, quoique agréable. Mais pour la présentation, reconnaissons qu’on est plus dans la robe de chambre matelassée que dans le déshabillé dentelle.
*
Car voici soudain qu’au moment de servir gefilte fish, kreplekh ou kroupnik, on hésite, suspendu au seuil. On se sent tenu à explications, notes de bas de page et copieuses mises en garde. La cuisine ashkénaze, c’est comme l’art conceptuel : il faut du discours avec.
Joie et incrédulité quand je vois mon compagnon, contre toute attente, s’éprendre de mon foie haché.
*
Il y a quelques années, ma mère m’a donné un objet ayant appartenu à ma grand-mère, disparue avant ma naissance. Le métal semblait avoir perdu son lustre depuis longtemps, comme s’il avait survécu à plusieurs guerres. Ma mère sait ma tendresse pour les objets qui ont connu d’autres vies avant la mienne.
Un jour, m’a-t-elle raconté, … »

Extraits
« Harengs au shmalts, au raifort, hachés, harengs doux marinés, aux cerises, salade de hareng aux pommes de terre, aux pommes… Pour certains amateurs éclairés, le hareng est une denrée ashké aussi essentielle à la cuisine juive d’Europe de l’Est que le gefilte fish.
Klops. Sonne comme shmok (imbécile), comme claque, éclopé, clope, mais surtout comme cloque. Pain de viande débordant de sa terrine en cloque. Latkès, se prononce comme «délicatesse» pour désigner de simples beignets de patates râpées. Ferfels, petites pâtes vaguement carrées qui, avec leur grise mine tristounette, n’ont rien de farfelu. Yoykh, cri de joie surprenant pour un bouillon. Lokshn comme louche, qu’on troquera pour une fourchette qui piquera dans ces pâtes. Vempl, aussi sexy qu’une vamp pour un plat d’estomac de bœuf. Kreplekh, raviolis faux amis quand blintsès se rapproche davantage des crêpes que chacun connaît. Boulbès, rappelant le bulbe de l’oignon pour des patates. Kroupnik: croupe-nique ou, pire, croupi pour une soupe d’orge perlé. Tsibèlès mit eyer, cible d’un ailleurs pour ce qui s’avère n’être quœufs aux oignons. Mieux nommés: gehakte leybèr, à la prononciation hachée comme le plat de foies de volaille qu’il désigne. Herring, hérissement des arêtes du hareng. Galekh, une galère (j’ai dit pourquoi). Fiss, pied, autre nom du galèr. Il est pas beau, mon fiss? (et encore, vous n’avez pas vu les photos, complète la célèbre blague juive). Kashè, sarrasin torréfié aux attraits cachés, avec sa saveur amère et son abord maussade (voir plus haut en Bretagne). Ting, chanter en anglais, renvoie à l’appendice pour ce faire: la langue — cuite. Strudel, se prononce shtroudel, dans le trou se trouvent les morceaux de pommes cuites. Tshoulnt, chaud-lent, ragoût qui mijote longuement et lentement.
Les noms des plats ashkénazes, trompeurs ou éloquents, rarement élégants. Pesants et prosaïques comme ces platées lourdes qu’ils désignent, facétieux parfois avec leur sonorité poétique pour des spécialités bien loin de l’évaporé. » p. 53-54

« Longtemps la cuisine ashkénaze m’a paru ringarde. Peut-être s’y intéresser est-il le signe qu’on l’est devenu soi-même. Ou qu’on a pris un coup de vieux — cet intérêt terreux pour les racines. » p. 55

À propos de l’autrice
GOLDBERG_Elise_©Just_PhotographieÉlise Goldberg © Just Photographie

Élise Goldberg est née en 1973 et vit aux Lilas. Elle travaille dans l’édition et anime des ateliers d’écriture. Elle est diplômée du master de création littéraire de l’université Paris-8. Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie est son premier livre. Certains extraits ont été adaptés pour un concert littéraire en duo avec la chanteuse yiddish Muriel Missirlou, intitulé «Sur le bout de la langue». (Source: Éditions Verdier)

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Les silences des pères

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En deux mots
À la mort de son père, le narrateur revient à Trappes pour les obsèques. C’est alors qu’il découvre une pile de cassettes, des enregistrements destinés à son propre père au Maroc et qui racontent sa vie d’immigré, sa peine et sa fierté de père. Bien loin de l’image que son fils se faisait de cet homme resté muré dans son silence.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ce père qui m’était inconnu

Toujours aussi bouleversant, Rachid Benzine raconte dans son nouveau roman comment un fils découvre, après sa mort, la vraie vie d’un père qu’il avait choisi d’oublier. Sa quête devient alors le plus beau des hommages… posthume.

Le narrateur, grand pianiste, ne comprend l’urgence de l’appel de sa sœur que lorsqu’il quitte la scène. Son père, qu’il n’a pas vu depuis des années, vient de mourir. En se rendant à Trappes, dans la cité où il s’était promis de ne jamais revenir, il envisage d’assister aux obsèques avant de repartir pour sa tournée de concerts et un enregistrement prévu de longue date à Berlin.
Un peu gêné quand l’imam lui indique que c’est à lui de procéder à la préparation du corps, il se retrouve en présence d’un homme qu’il avait choisi d’oublier, mais dont il se rend compte qu’il ne savait pas grand-chose, lui qui restait muré dans ses silences.
C’est la découverte, derrière un carreau descellé de la salle de bains, de cassettes soigneusement emballées et datées et d’un magnétophone, qui va lui permettre de combler ses lacunes et de découvrir le vrai visage du défunt.
C’est en 1065 qu’il débarque en France, après avoir été sélectionné par l’émissaire des charbonnages de France. Ce dernier avait sélectionné le sud marocain pour trouver de la main d’œuvre dure au travail et docile.
Lorsqu’il arrive à Lens, il vient – sans le savoir – briser une grève en remplaçant les mineurs qui revendiquent de meilleures conditions de travail.
Pendant des années il racontera son quotidien à son père. S’il ne se plaint jamais, c’est entre les lignes que l’on comprend ses difficultés et la nostalgie d’un pays qu’il ne reverra jamais.
En écoutant les cassettes dans leur chronologie, son fils comprend qu’il lui manque une grande partie de son histoire et va alors éprouver le besoin de retrouver les hommes et les femmes qui l’ont côtoyé, qui pourront lui permettre de comprendre comment il a pu s’extraire de la mine pour une usine à Aubervilliers, puis une autre à Besançon, l’emblématique fabrique de montres Lip.
Au fur et à mesure que les pièces du puzzle se rassemblent, son opinion va radicalement changer. Notamment lorsqu’il découvre l’histoire d’amour qui va tourner au drame lorsque son père lui refuse le mariage. Résigné, le fils abandonne son projet et trouvera plus tard une « épouse de compensation », la mère de ses enfants.
C’est aussi là une raison de son mutisme. Des blessures qui marquent et qu’on sait ne pouvoir partager.
Rachid Benzine, de sa plume élégante et pudique, dit en phrases simples ce destin douloureux et cette envie de reporter tous ces rêves de réussite sur sa progéniture. Car le père a compris que lui n’aura que la souffrance, la douleur de l’exil et l’espoir que la génération suivante viendra effacer sa peine. Tout aussi bouleversant que Voyage au bout de l’enfance, son précédent roman qui parlait lui aussi de l’arrachement à sa terre natale, ce roman s’inscrit tout à la fois dans ces œuvres qui racontent l’immigration et le monde ouvrier des Trente glorieuses, de Élise ou la vraie vie de Claire Etcherelli à L’art de perdre de Alice Zeniter ou nous près de nous au Ventre des hommes de Samira El Ayachi qui a elle aussi un père mineur de fond. Mais on pense aussi à L’étranger d’Albert Camus, si proche par la thématique mais aussi la langue. Magnifique.

Les Silences des pères
Rachid Benzine
Éditions du Seuil
Roman
176 p., 17,50 €
EAN 9782021477764
Paru le 18/08/2023

Où?
Le roman est situé au sud Maroc puis à Lens, Noyelles-sous-Lens, Aubervilliers, Besançon, Trappes, à Paris ou encore en Camargue.

Quand?
L’action se déroule de 1965 à 2022.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un fils apprend au téléphone le décès de son père. Ils s’étaient éloignés : un malentendu, des drames puis des non-dits, et la distance désormais infranchissable.
Maintenant que l’absence a remplacé le silence, le fils revient à Trappes, le quartier de son enfance, pour veiller avec ses sœurs la dépouille du défunt et trier ses affaires. Tandis qu’il débarrasse l’appartement, il découvre une enveloppe épaisse contenant quantité de cassettes audio, chacune datée et portant un nom de lieu. Il en écoute une et entend la voix de son père qui s’adresse à son propre père resté au Maroc. Il y raconte sa vie en France, année après année. Notre narrateur décide alors de partir sur les traces de ce taiseux dont la voix semble comme resurgir du passé. Le nord de la France, les mines de charbon des Trente Glorieuses, les usines d’Aubervilliers et de Besançon, les maraîchages et les camps de harkis en Camargue : le fils entend l’histoire de son père et le sens de ses silences.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Jforum.fr (Maurice-Ruben Hayoun)

Les premières pages du livre
« Le pianiste est penché sur son clavier. Ses bras tombent sur l’instrument, épuisé, comme vaincu. Ses mains sont cachées par l’immense piano. Dans la salle de concerts de l’Opéra de Cologne, l’auditoire reconnaît les notes de la sonnerie annonçant habituellement le début d’un concert. Le silence se fait. Ce n’est pourtant pas l’avertissement mais le concert lui-même qui débute. L’improvisation durera une heure et six minutes.
Keith Jarrett n’avait pas dormi.
La veille, il était à Lausanne. Dans la voiture et traversant la nuit la Suisse et l’Allemagne, il n’a pas pu trouver le sommeil. Il a bien tenté, allongé sur la banquette arrière. Les nerfs à vif, il n’a pu s’endormir. Il se souvient de ces lumières orangées dans l’obscurité, le long de la route et sous les tunnels, comme une veilleuse dans une chambre d’enfant. Le chauffeur baissait parfois la vitre, s’y engouffrait l’air froid du mois de janvier.
Le vieux Bösendorfer sur lequel il doit jouer ce soir, il l’a découvert en fin de matinée. Le piano ne lui plaît pas. Il sonne comme un mauvais clavecin. Il ne fait pourtant pas une scène. Il a horreur des crises. Autant, peut-être, que du ridicule à jouer sur un piano désaccordé. Alors, il s’en accommode. Sans rien dire, il ruse. Les aigus résonnent, stridents, ce sont des aiguilles qui l’agacent, et il s’en écarte, évitant les notes les plus à sa droite. C’est au milieu du clavier que ses mains improviseront, avec quelques escapades vers sa gauche, usant les graves et leur lourdeur, pour créer une suite d’ostinatos entêtants.
La cassette du concert, je l’entends encore. Les bruits de l’audience dans la salle, et la voix de Keith Jarrett, comme Glenn Gould, chantant parfois par-dessus les notes. Il faut, pour l’entendre, monter le son. Je revois le salon de notre appartement. Les fenêtres grandes ouvertes du onzième étage d’une tour de la cité. Un après-midi de juillet. Je me souviens du silence, et si je ferme les yeux je revois mon père dans son fauteuil.

I
TRAPPES
2022
1
Avant d’entrer sur scène, je m’isole pour mieux me concentrer. Mon père, lui, n’a jamais quitté les coulisses. Il se tient là, sans dire un mot. Si je m’efforce de l’entendre, de faire résonner sa voix dans ma mémoire, aucun son, aucune intonation. Pas même une expression. Aucun mot du pays, de Basmala – rien. Ma mère était sa voix. Elle parlait pour lui, lisait au travers de ses non-dits, comprenait ses soupirs. On dit que c’est ça, l’amour. Je crois plutôt que c’était de la lâcheté. Une amputation volontaire, un choix – celui d’être assisté. Laisser à d’autres la parole, le bruit, le brouhaha, les ordres et les mots doux. Leur laisser les chants et les berceuses, car lui avait le silence et l’amertume. À lui la possibilité de rester en retrait, à nous la nécessité des responsabilités. Pour maman, les cris à l’annonce de la mort d’Ibrahim. Pour moi, les sanglots lorsqu’elle disparut à son tour. Pour mes sœurs, les larmes le jour de sa mort. Et lui, toujours silencieux. Encore aujourd’hui, jusque dans sa tombe. Mon père était un exilé.

C’est une fois dans la loge, après le récital, que j’ai pu enfin appeler ma sœur. Depuis ce matin, elle me bombarde de textos : Rappelle-moi ; C’est urgent, rappelle. Le dernier, j’ai fini par comprendre : C’est papa, rappelle. Des années que je ne l’ai pas vu, des années que je me refuse à le voir. Il n’y a pas eu de brouille, avec lui c’est impossible d’aller au conflit. Quand j’ai intégré le Berkley College dans le cadre d’un programme d’échange entre conservatoires de banlieue et grandes écoles américaines, j’ai quitté notre famille, la cité, Trappes, avec la ferme intention de ne jamais revenir. Et depuis, j’ai tenu parole. Je croisais simplement mes sœurs lors de concerts à Paris. L’année dernière, à Pleyel, nous avons bu un verre au bar du théâtre. Elles m’ont présenté leur mari, m’ont montré des photos de leurs enfants. Malika habite encore la cité, le même immeuble que papa. Elle m’a proposé de passer la soirée avec eux. Elle espérait sans doute que je le voie. J’ai coupé court à la discussion. « Un vol aux aurores pour Berlin. » « Je suis si heureux de vous avoir vus, merci, merci d’être venus. » « Il faut que j’aille me reposer mais un jour, si la maison de disques me laisse un peu tranquille, alors peut-être, oui, je passerai vous voir. »

2
Il a fallu qu’il meure pour que je revienne.

Vingt-deux années. Et rien n’a changé. La même dalle de béton. Les mêmes visages. Ceux d’enfants devenus pères, de pères devenus grands-pères, de petits-enfants qui grandissent à l’ombre des mêmes tours. Tout disparaîtra avec eux.

« Il n’a pas souffert », me disent mes sœurs comme pour me rassurer. Je n’ose pas leur avouer que je le croyais déjà parti depuis plusieurs années. Qu’il n’était plus qu’un lointain souvenir. « Il est encore à l’appartement, dans sa chambre. Si tu veux le voir. » Elles me remercient d’être présent. « C’est important, ça lui aurait fait plaisir. » Je n’ose pas leur dire que ce sont des paroles convenues. Que leur deuil n’est pas le mien. Que pour pleurer quelqu’un, il faut l’avoir aimé. Que pour regretter un mort, on doit éprouver plus que des regrets. Que la mort n’annule pas tout. Khadija me raconte que c’est elle qui a découvert notre père sans vie, il y a deux jours. Elle passait plusieurs fois par semaine lui déposer ses courses. Sa chicorée, ses biscottes, son beurre, la même marque depuis toujours. Des plats qu’à tour de rôle avec Malika elles préparaient, sa tombina qu’il aimait tant, mais sans doute moins que celle de maman. Ce matin-là, elle m’explique qu’en ouvrant la porte, elle savait. « Sa présence n’était plus là. » Un grand vide aurait envahi jusqu’à la cage d’escalier. Il ouvrait les fenêtres très tôt le matin. Il n’aimait pas que ça sente le renfermé. Elle avait poussé la porte et l’avait trouvé là, assis dans son fauteuil, face à la fenêtre, dans son costume du dimanche. Il tenait dans ses mains son misbah, les perles de bois enroulées autour de ses doigts. Il est passé de vie à trépas en faisant rouler entre ses phalanges quatre-vingt-dix-neuf perles de bois. Quatre-vingt-quatre ans, ou presque, et toujours la même piété infantile. Avait-il peur ? Le médecin avait conclu à un infarctus.

Quand j’entre dans le salon, je retrouve l’odeur du papier peint de mon enfance. Une senteur chargée, lourde, poisseuse. Je retrouve le salon où mes parents dormaient. Le canapé qu’ils dépliaient le soir venu, après notre coucher, et qu’ils repliaient à l’aube. Les voisins ont préparé du thé et des gâteaux. Ils ont même installé au milieu de la pièce une table en plastique recouverte d’une toile cirée, comme s’il fallait suivre religieusement le protocole d’un rituel immuable qu’on se devrait, tous, de respecter. On nous a parlé, on nous a entourés, on nous a étouffés.

3
– Je dois rester quelques jours encore… L’enterrement a lieu samedi. Dimanche, je dois aider à vider l’appartement. À trier ses affaires… enfin ce qu’il faudrait garder, ce que mes sœurs voudraient garder…
– Je comprends. J’ai annulé tes dates jusqu’à lundi. Tout le monde comprend. Je maintiens Dublin, mardi ? Ou tu veux qu’on annule aussi ?
– Non, non, ça ira… je rentre lundi. Dimanche soir, si je peux. C’est l’affaire de trois jours.
– J’ai calé les répétitions en fin de semaine prochaine. Tu te souviens que l’enregistrement des Suites commence dans quinze jours à Berlin ? On pourra pas décaler… Je te raconte pas la pression que me mettent les producteurs d’ECM… En même temps, c’est toi qui tenais absolument à faire un disque avec eux…

4
C’est à la fois mon père et un étranger qui est mort.

La veille de l’enterrement, mes sœurs m’ont informé qu’étant le seul garçon de la fratrie, il fallait que je m’occupe de sa toilette rituelle. J’ai pensé sauter dans un train. Disparaître à jamais. L’employé des pompes funèbres m’a tendu un fascicule, pareil à ceux qu’on glisse dans les boîtes aux lettres pour vanter des vacances au ski. Dessus, il avait écrit au stylo-bille l’horaire prévu. Il avait également entouré la partie qui résumait le déroulement de la toilette mortuaire et la mise en linceul, comme pour souligner à quel point j’étais ignorant.
Laver mon père pour son dernier voyage… L’idée me révolte. Je le maudis une fraction de seconde d’être mort comme ça, sans prévenir. Je lui demande pardon dans la foulée, puis le remaudis aussi sec. Lui et mes sœurs, les Arabes, les musulmans et pour finir tout ce qui existe sur Terre. Seul Dieu échappe à mon emportement. Un réflexe aussi superstitieux que vain.

Extraits
« C’est une fois dans la loge, après le récital, que j’ai pu enfin appeler ma sœur. Depuis ce matin, elle me bombarde de textos: Rappelle-moi; C’est urgent, rappelle. Le dernier, j’ai fini par comprendre: C’est papa, rappelle. Des années que je ne l’ai pas vu, des années que me refuse à le voir. Il n’y a pas eu de brouille, avec lui c’est impossible d’aller au conflit. Quand j’ai intégré le Berkley College dans le cadre d’un programme d’échange entre conservatoires de banlieue et grandes écoles américaines, j’ai quitté notre famille, la cité, Trappes, avec la ferme intention de ne jamais revenir. Et depuis, j’ai tenu parole. Je croisais simplement mes sœurs lors de concerts à Paris. L’année dernière, à Pleyel, nous avons bu un verre au bar du théâtre. Elles m’ont présenté leur mari, m’ont montré des photos de leurs enfants. » p. 18

« Et tu sais pourquoi les jeunes ils ne connaissent plus ces histoires ? Parce que les vieux comme ton père ils ont voulu que toutes les souffrances, tout ce qu’ils ont subi, s’arrêtent avec eux. Ils voulaient vous en préserver Pour que vous soyez libres de réussir votre vie, sans rancœur, sans amertume. Parce que même s’ils n’ont vécu qu’une existence très modeste, ils n’aspiraient pas à autre chose pour eux-mêmes. C’est pour vous qu’ils ont tout sacrifié. La réussite de leur exil ce n’est pas la leur, mais c’est celle de votre génération. Cette mémoire à transmettre, c’est pas pour nous mais pour les autres. Tous les autres. Tous ceux qui sont morts au fond. Tous ceux qui sont morts de la silicose. Tous ceux qui sont morts sur tous les chantiers, broyés, décapités, pulvérisés. Et aussi pour tous ceux qui ont simplement souffert d’avoir quitté leur famille. » p. 63

« Pour rejoindre son ami Driss, qui vivotait à Sochaux, il a démissionné. D’une usine à l’autre, il n’a plus remis les pieds dans le monde de la musique… Je l’ai recroisé plus tard, mais ce n’était plus le même homme. À peine il m’a salué. Je l’aimais beaucoup ton père, tu sais. il était différent… on l’oubliait pas. » « Il faut que je te raconte notre plus grand exploit: Le concert d’Oum Kalthoum en novembre 1967 qu’on a organisé à l’Olympia. Pour nous, c’était un événement. Mais on était loin d’imaginer que les deux seuls concerts qu’elle donnerait dans le monde, en dehors des pays arabes, c’était ces deux concerts-là. Le soir de la première, je peux te dire que dans ma vie de producteur et éditeur de musique, il y a eu un avant et un après. C’est comme si on avait vécu une expérience de mort imminente tous ensemble. Ce que nous, les spectateurs, ont vécu et partagé ce soir-là, cela ne peut pas se raconter. C’était la Callas et Piaf dans une seule personne. Avec son père, on était vers le milieu de la salle. Un silence de mort au lever du rideau. Elle était en robe verte, assise au milieu de vingt-cinq musiciens en smoking. La salle l’a accueillie dans une joie collective. Je n’avais mais vu ça. Comme si quelque chose passait entre nous tous, qu’on pouvait pas exprimer. J’en ai encore la chair de poule et les larmes aux yeux. » p. 97

« Je tenais mon père pour la cause de tous les malheurs de ma famille. Dès mon adolescence, je l’ai rejeté. La mort violente de mon frère avait été une telle meurtrissure. Son silence avait été une forme de lâcheté. Ibrahim, un soir d’été, baptisant la nouvelle mobylette d’un ami, avait été pris en chasse par deux motards qui revenaient d’une intervention policière dans la cité voisine, La Verrière. Craignant un contrôle d’identité, il avait accéléré. Un coup de guidon trop vif et l’accident était arrivée. L’absence de casque fit le reste. Il agonisa dix minutes sur le bitume et c’en fut fini de mon frère.
À l’annonce de sa mort, la cité s’était enflammée. Tout le quartier voulait casser du flic. Mon père était monté sur un conteneur de poubelle pour calmer la foule. À l’enterrement, le recueillement fut total. » p. 102

À propos de l’auteur
BENZINE_Rachid_©Christophe_BeauregardRachid Benzine © Photo Christophe Beauregard

Rachid Benzine est enseignant et chercheur, auteur de nombreux essais dont l’un en dialogue avec Delphine Horvilleur, Des mille et une façons d’être juif ou musulman (Seuil). Sa pièce Lettres à Nour a été mise en scène avec succès dans plusieurs pays. Après Ainsi parlait ma mère, Dans les yeux du ciel et Voyage au bout de l’enfance, il signe avec Les Silences des pères un roman bouleversant et lumineux. Un road trip de la mémoire. (Source: Éditions du Seuil)

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Hors d’atteinte

COUDERC_hors_datteinte  RL_2023  POL_2023  
Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
En creusant l’histoire de son grand-père Viktor, l’écrivain Paul Breitner va découvrir un pan méconnu du destin de sa famille, entre les horreurs perpétrées par les médecins nazis et le désir de vengeance. En fouillant le passé, il va aussi mettre à jour un amour encore brûlant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas du chasseur de nazis

Dans ce roman bouleversant, Frédéric Couderc mène la chasse à un médecin nazi que la justice n’a pas inquiété. En mêlant son histoire avec celle d’une famille de victimes sur trois générations, il nous offre un témoignage touchant et pose de graves questions, toujours d’actualité.

Une fois n’est pas coutume, je commence cette chronique par le dispositif narratif choisi par l’auteur, car il est pour beaucoup dans la réussite de ce gros roman. Frédéric Couderc a en fait choisi, comme des poupées russes, de nous raconter différents romans dans ce roman. Il commence par se mettre dans la peau d’un écrivain allemand, Paul Breitner, qui cherche l’inspiration pour son nouveau livre. Ce dernier va découvrir, en lui rendant visite dans sa villa du côté de Hambourg, que son grand-père Viktor a disparu. C’est en le recherchant qu’il se rend compte combien le vieil homme lui est inconnu.
De 2018, on bascule alors à l’été 1947, au moment où Viktor retrouve sa ville natale, défigurée par un lit de bombes. On va alors vivre la quête du jeune homme qu’il était à l’époque et traverser avec lui une Allemagne qui se cherche, entre un passé brûlant et un avenir à construire. Ce second roman dans le roman nous conduira jusque dans les années 1960. Mais n’anticipons pas.
Paul va mener une double enquête, d’abord en tant qu’historien, en cherchant dans les coupures de presse de l’époque, en recueillant les témoignages de ceux qui ont survécu. Il va alors découvrir l’existence du sinistre Horst Schumann, qui va se livrer à des expériences médicales et participer activement à l’enlèvement et à la déportation de milliers de personnes vers les camps, quand il n’a pas lui-même assassiné ses cobayes. Vera, la sœur de Viktor, en fera partie. Mais il entend aussi s’appuyer sur les confidences de Viktor, jusque-là très discret sur son passé. Est-ce parce qu’il a quelque chose à se reprocher ?
Au fur et à mesure que l’écrivain avance, l’Histoire – celle avec un grand «H» – avec se confondre avec son histoire familiale.
Viktor, quant à lui, va croiser Nina, revenue de l’enfer, et s’imagine pouvoir vivre avec elle une belle histoire d’amour. Mais la jeune fille va disparaître, le laissant dans un total désarroi. Il tentera bien de l’oublier en se lançant dans une carrière de journaliste, en épousant Leonore, la fille de sa logeuse, en devenant père. Mais son fils Christian ne le verra que très peu, car il n’aspire qu’à retrouver le criminel nazi et à se venger. Une quête qui le mènera à Accra en 1962. C’est au sein de la communauté allemande exilée au Ghana qu’il va toucher au but.
Si ce roman est aussi prenant, c’est qu’il laisse à toutes les étapes la place au doute. Comment se fait-il que les criminels nazis aient pu échapper en si grand nombre à la justice? Pourquoi les juges allemands ont-ils fait preuve d’autant de mansuétude envers les bourreaux? Pourquoi les pays vainqueurs, qui comptaient tant de victimes de ces exactions, n’ont-ils pas poursuivi tous ces monstres? Et pourquoi les archives prennent-elles la poussière au lieu d’être analysées avec rigueur et méticulosité? Autant de questions qui hantent les personnages de cette saga familiale riche en émotions. S’appuyant sur des faits réels – le témoignage de Génia, l’une des rescapées du Dr. Schumann vous touchera au cœur – ce roman est, avec Le Bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, une nouvelle pierre à porter à ce devoir de mémoire. Pour que jamais on n’oublie.

Hors d’atteinte
Frédéric Couderc
Éditions Grasset
Roman
512 p., 23 €
EAN 9782365696685
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, à Hambourg et dans les environs, mais aussi dans les camps de la mort, notamment d’Auschwitz et Birkenau. On y évoque aussi des voyages en Afrique, à Accra au Ghana et Lomé au Togo, à New York ainsi qu’un exil en Israël.

Quand?
L’action se déroule des années 1940 à 2019.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un roman haletant mêlant enquête intimiste et historique, d’où surgit de l’oubli Horst Schumann, un criminel nazi longtemps traqué mais jamais condamné.
Hambourg, été 1947. Le jeune Viktor Breitner arpente sa ville dévastée. Un jour, il croise Nina, une rescapée des camps dont il tombe éperdument amoureux. Elle disparaît, son absence va le hanter pour toujours, autant que le fantôme de sa sœur Vera, morte au début de la guerre.
Soixante-dix ans plus tard, Viktor s’évanouit à son tour. En se lançant à sa recherche, son petit-fils Paul découvre avec effroi que celui-ci est mystérieusement lié à un doktor SS d’Auschwitz semblable à Mengele : Horst Schumann. Paul est un écrivain à succès, l’histoire de son grand-père, c’est le genre de pépite dont rêvent les romanciers. Mais il redoute par-dessus tout la banalisation de la Shoah, et sa soif de vérité le mènera jusqu’aux plaines d’Afrique, dans une quête familiale aussi lourde que complexe.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lisez.com (entretien avec l’auteur)
Blog Domi C lire
Blog Black libelle
Blog Baz’Art
Blog T Livres T Arts
+ Portrait de Frédéric Couderc
Blog Valmyvoyou lit
Blog Christlbouquine

Frédéric Couderc présente «Hors d’atteinte» © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Avant-propos de l’auteur
Ce roman existe d’après l’histoire vraie d’un commandant SS qui castrait les hommes et stérilisait les femmes à Auschwitz-Birkenau. Ce médecin s’appelait Horst Schumann.
Désigné dès 1946 comme criminel de guerre à Nuremberg, traqué par le Mossad, il est passé entre les mailles de la justice toute sa vie, s’inventant une nouvelle vie en Afrique. Lancé sur sa piste, j’ai très vite découvert que je ne pouvais m’appuyer sur aucune confession, sur aucune interview, et encore moins sur des Mémoires. Ce gros gibier, tapi dans la brousse, avait échappé aux historiens, journalistes, écrivains…
J’ai ainsi rédigé Hors d’atteinte avec les règles du jeu que s’imposent souvent les romanciers : coller le plus possible à la réalité, confronter les témoins, les archives, tout en inventant des scènes et des personnages. J’espère que tout le monde comprendra que ceci est une fiction. Les choses ont pu se dérouler ainsi, ou (un peu) autrement. F. C., septembre 2022

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L’odeur de la nuit est celle de la brousse, piquante d’herbe mouillée et de fleurs d’acacia. Les ombres occupent toute la place, la voûte étoilée ne suffit pas pour y voir clairement, ni la lune, ni les lucioles. Des ténèbres qui font bien l’affaire du Sturmbannführer (commandant) SS Horst Schumann en fuite depuis seize ans. Sur les crimes de guerre dont il s’est rendu coupable, il n’y a aucune ambiguïté, aucune discussion, toutes les preuves sont entre les mains de la justice allemande. Sa fiche d’évadé précise qu’on le recherche pour meurtres de masse. Sa photo le présente en costume d’officier SS avec un visage féroce, l’air d’un bouledogue, mais un bouledogue avec de gros sourcils, un nez tranchant, une bouche mal dessinée et une raie crayonnée sur le flanc gauche. Il a sévi à Auschwitz-Birkenau, c’est le diable en personne, il faut le traquer, quitte à retourner chaque pierre.
On est en 1961, un an après la capture d’Eichmann. À travers le monde, ils ne sont pas si nombreux les fugitifs SS qui errent de planque en planque. Sur la liste établie par le Mossad, Schumann voisine avec les bouchers responsables des massacres de Lublin, Riga ou Vilnius. Schumann est du même bois que le chef de la Gestapo, que le bras droit de Hitler, que l’inventeur des camions à gaz. Ces hommes s’appellent Alois Brunner, Martin Bormann, Heinrich Müller, Walter Rauff, Klaus Barbie, Franz Murer, Ernst Lerch, Herberts Cukurs ou Josef Mengele. Horst Schumann n’a pas vraiment de surnom comme « l’ange de la mort ». Mais il a cette originalité, c’est un broussard : il a choisi la savane africaine plutôt que la pampa d’Amérique latine.
La lueur d’une lampe-tempête suffit pour apercevoir les contours du camp. Schumann écoute les petites bêtes sauvages et les grosses qui chantent, frémissent, se tuent et s’unissent jusqu’au bivouac encadré de massifs épineux. Schumann est là pour chasser, seul au monde, sans boy ni porteur de fusil. Son équipement tient dans un large sac à dos : une chemise élimée, un short, une couverture, un roman recommandé par Goebbels, la tente, et le ravitaillement. Il entend laisser s’écouler deux jours avant de rentrer au bercail. Accra n’est pas fréquentable en ce moment. Il a quitté la ville le matin même aux commandes d’un biplan jaune et noir, un modèle Gipsy Moth. C’est un bon pilote, il a survolé des espaces illimités – rivières, immenses horizons de grands arbres –, et, entre les nuages, sous les jeux de lumière, il a vu la masse rocheuse des éléphants. Il s’est rapproché en piqué, tel un as des combats aériens, et alors sont aussi apparues des girafes, la tête ondoyante, gracieuses comme des anémones, les jambes pareilles à des hautes tiges. L’appareil est posé sur une piste à quelques heures de marche. En fin de journée, il a choisi cette clairière pour dormir. Il s’y sent à présent optimiste. Il maudit parfois sa vie de fuyard et de vaincu, il n’en revient pas de devoir se contenter de l’Afrique – pour les autres, Buenos Aires semble plus plaisante, quand même –, mais dans des moments comme celui-ci, gagné par le calme de cette nature, libéré de tous ses poids, il n’échangerait sa place pour rien au monde. Tant mieux s’il termine ses jours en Afrique. À cinquante-cinq ans, c’est un nouveau départ. L’Allemagne n’a plus d’importance.
Schumann s’apprête à lire. Il chasse les nuées humides qui se dissipent en gouttelettes sur la couverture du roman, quand jaillit une présence. Devant lui (à quoi, cinq mètres ?), un léopard le ramène des milliers d’années en arrière, à ce cadeau offert au chasseur, l’instinct primaire de survie qui stimule, même repu. Saisir son fusil a toujours été un réflexe naturel chez lui. Surgi des fourrés, le félin pourrait bondir, mais il hésite, et finit par allonger ses longs muscles palpitants. Schumann mesure sa chance : il est exact que les léopards sont de dangereux animaux, nombre d’entre eux se sont taillé une réputation de mangeurs d’hommes, mais, à sa façon, lui aussi est un mangeur d’hommes, sa cruauté égale les pires profanateurs de l’histoire, il a conduit à la mort des milliers de Juifs dit sa fiche du Mossad, alors ses yeux percent les ténèbres et il vise lentement pour tuer le premier (comme il aime ce spectacle de lui-même). Bang ! Revoilà la virilité du junker, le sang-froid typiquement prussien, un coup de feu a suffi. Suivi du cri effrayé des singes.
On dirait le fracas de grands cuivres wagnériens, l’écho se propage au loin, mais bien sûr impossible que ces sonorités retentissent aux oreilles d’Elizabeth II. Car au moment où Schumann se lève pour ramasser sa proie, avance à pas ralentis, évite une termitière, eh bien, au bal donné en son honneur à Accra, sa Royale Majesté exécute les figures d’un fox-trot. C’est pour ça que le chasseur a préféré la compagnie des hautes herbes. C’est pour ça que le SS se mêle une fois de plus aux chacals, hyènes et vautours. Schumann a consacré tellement de temps ces seize dernières années à se cacher, s’enfuir, user de mille précautions, que ce serait stupide d’être reconnu. Certes, il est le protégé du puissant dirigeant Nkrumah, cet homme qui s’affuble d’un nom réservé au Christ, le « Rédempteur » ou le « Messie » – les Blancs varient pour traduire Osagyefo de la langue kwa –, un homme, donc, qui lui a même offert la citoyenneté du pays. Après un séjour au Soudan, Schumann vit au Ghana depuis deux ans avec femme et enfants. Nkrumah le protège au point de rendre impossible son extradition. Mais les vengeurs du Mossad ?
Accra n’est pour Elizabeth qu’humidité et chaleur. C’est pour elle un immense dépotoir submergé par les insectes, une vague cité aux bâtiments inachevés, avec des cases en tôle ondulée survolées par des oiseaux blancs et maigres. Cependant, ce soir, elle trouve son cavalier rayonnant. Nkrumah est un bel homme, fier de conduire d’une main de fer la première colonie d’Afrique indépendante. À son bras, sa Royale Majesté est auréolée d’une clarté vibrante. Ni le diadème de diamants hérité de Queen Mary ni le petit sac figé au pli du coude ne sursautent de façon inconvenante. Et voilà qu’on tire un feu d’artifice ! L’éclat des pétards est prodigieux, les fusées se déversent dans tous les coins du ciel. C’est un tel tonnerre d’explosions qu’on pourrait croire que la nuit leur tombe sur la tête. Après une certaine hésitation, la reine reconnaît son visage et celui de son hôte dans les spirales colorées.
Ce fox-trot est un moment unique en son genre. Sa Majesté danse à chaque voyage, mais, pour la première fois, la blancheur de son teint se manifeste au bras d’un Noir. « Le meilleur monarque socialiste du monde » persiflent les chancelleries occidentales. Un Noir, absolument noir, si NOIR que tout Buckingham s’étrangle face à cette version de High Life, jusqu’à Churchill, mais la dimension raciale n’entre pas en compte chez lui, il est au-dessus du lot. Bien avant le déplacement, le Vieux Lion s’est fendu d’une lettre au Premier ministre Harold Macmillan pour le mettre en garde :
« Ce voyage donne l’impression que nous cautionnons un régime qui se montre de plus en plus autoritaire et qui emprisonne sans procès des centaines d’opposants. »
La reine a passé outre.
Sans se douter le moins du monde que ce bras que lui tend si bien Nkrumah, le Rédempteur l’offre aussi à un SS couvert de sang.

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Hambourg, été 2018
Lorsque j’entreprends l’écriture d’une histoire, il me faut, pour user d’une image facile, un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Nombre de romanciers insistent sur ces moments de perfection qui précèdent l’irruption des grands désordres. Bien entendu, il y a toutes sortes de façons de commencer un texte, chacun rédige de la façon qui lui convient, mais on en revient toujours à l’élément perturbateur et, pour ma part, le plus grand des chambardements intimes s’est annoncé par surprise, précisément par un temps magnifique. Pour une fois sans que cela vienne d’une invention, mais surgissant dans la vraie vie de Paul Breitner, si je peux ainsi parler de moi à la troisième personne. J’ajoute que le cadre idyllique a aussi joué son rôle : les jardins escarpés de Blankenese, ses vues parfaites sur l’Elbe, ses villas édifiées dans l’entre-deux-guerres par les armateurs les plus puissants de Hambourg.
Il y a une grande part de vérité au surnom de cette banlieue chic : « la colline des millionnaires ». Blankenese est en tout point un territoire opposé au mien, le kiez1 de Sankt Pauli, jadis zone louche des marins, des Beatles, des punks et des squats. Je n’y mettrais pas les pieds si Viktor, mon grand-père, n’avait eu la chance d’acheter ici. Il vit entouré de maisons luxueuses, dans un ancien logis de pêcheur. Alors, forcément, mon regard est biaisé. J’ai emprunté des centaines de fois la piste cyclable du Strandweg pour venir chez lui. Chaque fois, j’ai l’impression de traverser une frontière. J’avoue que la balade me stimule. Couvrir la distance à vélo me permet de tirer des fils et développer mes personnages. Probablement fais-je l’un des plus beaux métiers du monde. Je peux l’exercer aussi bien à mon bureau qu’en pédalant tranquillement. Mais si je me souviens bien de ce jour, je ne crois pas que mon périple donne lieu à un quelconque tour de magie professionnel. Comme d’habitude, je relâche surtout mes nerfs. Tout mon corps se réjouit, des articulations aux poumons. Le murmure des arrosages accompagne mon entrée dans la zone friquée. Et maintenant que j’y songe, la brise qui remonte du fleuve sent le pin et les cyprès toscans. Un parfum de terre lointaine flotte dans les environs. Il fait incroyablement chaud. L’été chavire plein sud et nous déroute. Un présage ? L’Afrique, déjà ?

Pour une raison que je ne pourrais expliquer, je déteste le toit de chaume et la façade à colombages de la maison de Viktor. Je n’aime pas non plus l’odeur qui s’en dégage sitôt le seuil franchi. Instantanément, le chèvrefeuille du jardin cède la place à l’aigre du renfermé, à la poussière sur les meubles et les tapis. C’est mieux à l’étage, où domine l’haleine du bois, l’épicéa qui règne du plafond au parquet. Les visites se suivent et se ressemblent : prise dans son ensemble, la tanière de Viktor est sinistre, à se flinguer même. Elle reflète son indifférence aux autres, sa façon de mettre les gens mal à l’aise. Et pourtant je me sens bien ici. Cette maison me rassure, j’y ai vu défiler les années et, malgré tous ces objets affreux, trop proches pour être mis à distance, malgré le papier peint à fleurs qui fête son demi-siècle, je trouve l’endroit assez beau.
— Opa2 !
Le vieux ne répond pas.
Les premiers instants, ce silence ne fait que m’étonner. Je sais pourtant que Viktor ne manquerait pour rien au monde le rituel du samedi, ce jour de la semaine où nous nous retrouvons autour d’une plie poêlée avec du bacon et des crevettes, cette bonne vieille finkenwerder Scholle à chair fine et savoureuse de la Nordsee, la mer du Nord voisine. Alors j’insiste et tambourine. Toujours aucune réaction. C’est bizarre, j’appelle son numéro depuis mon smartphone, mais tombe sur le répondeur. Le double des clés se trouve chez moi à Sankt Pauli. En y pensant, une légère appréhension voit le jour, elle monte même d’un cran assez vite. C’est inquiétant : à quatre-vingt-douze ans, Viktor a pu s’effondrer chez lui. Je ne lui ai pas parlé depuis hier. S’est-il même réveillé ?
À l’arrière, il y a une grande fenêtre pour profiter des vues sur l’Elbe. Le fleuve atteint à Blankenese sa plus grande largeur (huit cents mètres d’une berge à l’autre), on pourrait être dans un estuaire, la masse d’eau est toujours un spectacle. Je contourne la maison en criant plus fort. Pas de réponse. Face à l’ouverture, pour ainsi dire une baie vitrée, je décide enfin d’agir. À mes pieds, un carreau de ciment tombe du ciel. Nul état d’âme : je brise la vitre au plus près des moulures, me débarrasse des parties coupantes d’abord avec le coude, puis avec le pied. Je fais un boucan de tous les diables tout en me reprochant mon agitation. Viktor est peut-être en course, chez des voisins. Devant les dégâts, il fera une de ces têtes. Mais j’écarte rapidement cette pensée : c’est un ancien, réglé comme une pendule, il ne se serait jamais absenté à midi.
— Opa, opa…
C’est sans doute en pénétrant dans la maison, alors que le verre crisse sous mes pieds, que je commence à paniquer. Le salon est très simple, pourvu d’une table basse, d’une banquette, d’une télé. La pièce jouxte la cuisine, rudimentaire elle aussi avec son plan de travail, son évier, ses placards et ses appareils électroménagers hors d’âge. En un instant, jaillissent devant moi les indices d’une soirée manquée : verre de vin sur la table, plat du marin hambourgeois en préparation, une portion de corned-beef avec son lot de pommes de terre et d’oignons. Rien non plus concernant les courses du matin, encore un signe inquiétant. Alors je file à l’étage : lit défait pour le coucher, pyjama sorti. Ma conviction est faite : Viktor a disparu depuis hier soir au moins, au minimum une quinzaine d’heures. Une sombre intuition s’immisce en moi. J’écarte spontanément le suicide (Viktor se serait expliqué d’une lettre bien visible), balaie bien entendu le coup de foudre amoureux (ce serait un exploit pour un homme né en 1926), et imagine donc mon grand-père volatilisé dans la nuit, à errer quelque part, ou pire, son portefeuille en poche, victime d’une agression et laissé sur le carreau. On ne peut pas non plus écarter une amnésie passagère à son âge, une soudaine crise de démence, mais alors sans aucun signe précurseur, car nous nous sommes parlé la veille, son esprit de vieillard fonctionnait à merveille, comme d’habitude.
J’ai une idée avant d’appeler la police. Il ne sert pas à grand-chose d’interroger le voisinage, c’est chacun chez soi à Blankenese, il est certain que personne n’aurait observé les va-et-vient de Viktor. Mais le Turc du Tabakladen, lui, pourrait donner des nouvelles. Il y a un jeu de clés à la patère ; par la porte cette fois-ci, je retrouve la rue. Le soleil chauffe mon crâne, des gouttes de sueur sur mon front témoignent d’une température caniculaire, il y a toujours cette crainte d’une déshydratation pour les petits vieux. Sans boire, Viktor va tomber raide si je ne le retrouve pas bientôt.
Dans sa boutique, le commerçant confirme un passage en soirée pour acheter des cigarettes. Je sens que je relève légèrement la lèvre supérieure, comme à chaque fois que je suis contrarié. Le lit préparé pour le coucher, le repas prêt, j’en déduis que Viktor n’est pas rentré chez lui après sa course. Un point de côté se forme sur mon flanc alors que je retourne en courant à la maison. Là, je mets mon nez un peu partout : papiers, affaires personnelles… Les dossiers sont rangés, classés, rien de perturbant, comme si le nonagénaire avait pris congé sans drame, sans séisme. Finalement, je compose le 110. Après le court intermède d’un disque m’informant que toutes les lignes de police sont occupées, l’opératrice m’écoute débiter mon histoire. Elle juge que la situation est sérieuse et décide « d’envoyer quelqu’un ».

L’inspecteur Jörg Bong apparaît après une demi-heure d’attente. Je l’ai jaugé sortant de sa voiture de patrouille. Pas d’uniforme, mais un jean, une chemise blanche et une cravate en cuir. C’est un civil de la Landeskriminalamt (police criminelle de l’État de Hambourg). Vu l’Audi, c’est à croire qu’on ne plaisante pas avec les citoyens de Blankenese, ou peut-être aussi qu’on est samedi, et que cet homme se morfond dans son bureau. Quoi qu’il en soit, il se présente une auréole sous chaque aisselle puis, semblable au papillon de nuit attiré par la lampe, il se poste directement à la fenêtre brisée du salon.
Il prend son temps avant de faire son métier. Plutôt que d’estimer les dégâts, ses yeux pantois s’attardent sur les demeures incroyables des environs, les escaliers sinueux de Treppenviertel, et puis le fleuve auquel on revient toujours à Blankenese, le trafic des cargos qui se bousculent de poupe en proue, les voiliers huppés, la plage de Falkensteiner ensevelie sous les arbres et, presque en face, l’île de la Neßsand Nature Reserve, étirée à marée basse, dévoilant ses épaves. Machinalement, je pars dans la cuisine servir deux Astra glacées. À mon retour, des relents de transpiration soulignent déjà sa présence.
— Je ne comprends pas pourquoi les gens partent à Majorque, fait-il en inspirant profondément. Moi, je ne quitte jamais le coin. Bon sang, regardez les rives de l’Elbe ! Sous le soleil, avec tous ces clients sur les terrasses des tavernes de bateliers, vous ne trouvez pas que ça ressemble au Bosphore ?
Je le regarde d’un air incrédule. Angoissé, je suis tout proche de l’irrespect :
— Toutes ses oies sont des cygnes.
— Pardon ?
— Oh, c’est une vieille expression anglaise. Valable pour quelqu’un qui exagère ses mérites. Cette tendance à survendre, si vous préférez. Les oies et les cygnes sont très différents…
— Je vois… Vous êtes comme ces agitateurs, réplique l’inspecteur dans un sourire crispé. Vous n’aimez pas la police, et pourtant vous avez besoin d’elle.
Contemplant un instant les petites dents grises de mon interlocuteur, je me ravise. Pourquoi ce ton supérieur ?
— Non, pas du tout, pardon, je suis tendu, ça m’est venu comme ça. Je n’ai jamais pensé au Bosphore en contemplant l’Elbe, ni au fleuve Amazone, mais bon, pourquoi pas ? L’important, c’est mon grand-père. Ça ne lui ressemble pas de se volatiliser sans donner de nouvelles.
— D’accord. Viktor Breitner, c’est bien ça ? Quatre-vingt-douze ans ? Vous me confirmez être son petit-fils ? Herr Paul Breitner, c’est ça ?
— Absolument. C’est très inquiétant. Les patrouilles sont au courant, n’est-ce pas ? Elles possèdent son signalement ?
— Ça ne marche pas ainsi. Les cas de disparition sont laissés à l’appréciation de l’enquêteur, c’est un peu aléatoire. Là, c’est trop tôt pour s’affoler.
— Mais vous ne trouvez pas ça alarmant ? Je crains une agression. Soyez franc, quelles sont ses chances de survie ? Il a quitté son domicile il y a vingt heures environ.
— Je comprends, et sans doute m’inquiéterais-je à votre place, mais l’administration a ses règles, elle a pour mission d’agir avec rigueur. Votre grand-père, si je suis ce que dit ma collègue, n’est pas en situation de handicap, ni malade, ni dépressif. Chaque année des milliers de personnes s’évanouissent dans la nature en Allemagne. Dans 99 % des cas, l’affaire se résout très rapidement. Le ou la disparu(e) retrouve tout penaud le chemin de la maison. Ne vous affolez pas. J’ai vérifié les registres centralisés des commissariats et hôpitaux : ils ne donnent rien. Notre mission, c’est de foutre la paix à Viktor Breitner encore quelques jours. Théoriquement, c’est son droit le plus absolu de ne pas donner de nouvelles. Je ne peux, a priori, exclure une fugue… Vous avez parlé à son médecin ?
Je hausse les épaules malgré moi et jette un coup d’œil automatique à un portrait de famille pris, tiens, lors de vacances à Majorque. Les eaux limpides de Caló del Moro se profilent en toile de fond. Il y a là ma frimousse d’enfant, ma mère un peu fêlée (qui maintenant vit dans les environs, sans jamais d’ailleurs prononcer le nom de Majorque, lui préférant le doux nom d’« île magique »), et mon père, cinq étés avant sa mort tragique. Je surmonte depuis longtemps les visions ou pensées qui rappellent ce deuil, alors j’enchaîne sans la moindre hésitation.
— Non, il n’était même pas suivi par un médecin. Viktor est en pleine forme pour son âge. On est loin d’une personne dite vulnérable. C’est très déroutant, cette disparition. Je sais que ça doit avoir peu de valeur pour vous, mais j’ai vraiment un mauvais pressentiment. On peut au moins lancer un appel à témoin ?
— Je suis désolé, mais en l’espèce, il faut attendre. Et ne voyez pas tout en noir. Vos romans sont plutôt optimistes, non ?
Je ne parviens pas à réprimer un léger sourire. Malgré la situation, la remarque de Bong me satisfait. Il m’a reconnu. C’est absolument lamentable, songe-je aussitôt, mais j’espère que le flic va ainsi prendre son temps. Je ne suis pas une célébrité, vraiment pas, pourtant il arrive que mes quelques succès modifient ma relation à autrui. Il n’y a pas que les flatteries, il y a ces privilèges aussi idiots qu’un traitement prioritaire à une agence de location de voitures ou au comptoir d’un aéroport. Au restaurant, des inconnus me sourient, soucieux de bien faire. J’inspire confiance, mais je ne me considère en aucun cas comme différent des autres. À part savoir trousser plus ou moins bien une intrigue, je ne me vois pas trop de qualités. Pour être franc, mon originalité s’accommode plutôt d’un certain mimétisme avec les habitants de Hambourg. Enfin, peut-être que face à un citoyen lambda, Bong aurait pris quelques notes un peu dédaigneusement et tourné les talons en promettant d’inscrire Viktor au fichier des personnes disparues. D’où ce sourire un peu niais… Je lui fais face et tâche de rattraper ma sortie initiale en m’exprimant gentiment.
— Au fond, on fait un peu le même boulot tous les deux… Je suis souvent frappé par cette idée que le réel l’emporte sur la fiction. Les scénarios les plus improbables naissent de la vie de tous les jours, c’est assez logique, d’ailleurs…
Je ne crois pas si bien dire. J’ai la sensation que, quelque part, la disparition sans raison apparente de Viktor se présente comme dans un livre. Mais il est encore trop tôt pour m’en rendre vraiment compte. Bong semble ragaillardi par ma complicité. Entre acolytes…
— Il y a un endroit où votre grand-père aurait pu se rendre, j’y pensais en arrivant. Le Römischer Garten est à deux pas d’ici. Il a peut-être assisté à une représentation en plein air hier soir ?
Une mauvaise rencontre là-bas, entre les haies bien taillées, l’amphithéâtre romain, les murets et les escaliers de pierre sculptée ? Je vérifie mécaniquement sur mon smartphone le programme estival. Sans y croire, car Viktor ne sort pratiquement jamais, un récital classique à la rigueur, et je ne trouve aucun événement musical.
— Dommage, commente Bong déçu. Vous avez indiqué à la standardiste que vous êtes le seul parent.
— Oui. Les autres sont décédés.
— Alors vous allez me signer ça. Et on fait le point demain, d’accord ?
Le document porte le doux nom de « Requête aux fins de constatation de présomption d’absence ». J’inscris ma qualité de petit-fils, mon identité complète, celle de la « personne présumée absente ». J’expose les motifs de ma demande et tranche la question « d’estimer la personne la plus compétente pour administrer les biens de l’absent » : moi. Le papier rangé dans une poche, l’inspecteur se dirige vers la porte d’entrée et disparaît à la Colombo, en me saluant d’un geste de la main.
De retour dans la cuisine pour débarrasser les bières, je contemple Bong à nouveau par la fenêtre. Il hésite devant l’Audi. Il a l’air à bout, proche de la retraite et prodigieusement malmené par les années. Ses joues sont couperosées, son corps paie cash le prix de sandwichs et d’enquêtes obsédantes. Dois-je me reposer sur le visage tourmenté de cet homme ? Je l’examine encore et finis par m’étonner de son surplace. Plutôt que de déguerpir, il observe une villa haut de gamme couverte de glycine. Il se gratte le menton, s’interroge, puis fait quelques pas en direction d’une grille qui laisse entrevoir un jardin à la française. Il reste là cinq bonnes minutes, scrute un point invisible, sort un carnet pour prendre des notes et finit par retrouver sa bagnole.

Le gosier toujours aussi sec, j’ouvre le frigo, me sert une nouvelle Astra tout en scrutant le rez-de-chaussée méticuleusement. Rien d’autre qu’un repas en attente. À mon tour, je me poste au salon pour réfléchir, l’Elbe et sa gamme chromatique sous les yeux. D’ordinaire, le va-et-vient des vagues m’apaise, le courant du fleuve m’aide comme tout un chacun à Hambourg, cette ville née par l’eau, pour l’eau. Mais nul effet réparateur aujourd’hui. Je ressasse tous ces films et romans qui affirment que les vingt-quatre premières heures sont les plus importantes pour un crime ou une disparition. Et comme un imbécile je reste les bras croisés ! Les gros lecteurs savent bien que la première chose à faire dans le cas d’une absence inexpliquée consiste à vérifier les débits sur la carte bancaire. Puisque le flic temporise, c’est à moi d’appeler l’agence de mon grand-père et, pourquoi pas, d’enchaîner avec les listes de passagers à l’aéroport Helmut-Schmidt, puis de nouveaux les hôpitaux, les cliniques, les dispensaires, les divers centres des secours. Enfin… pas sûr.
Car si l’absence de Viktor me déroute, et c’est bien le premier mot qui me vient à l’esprit pour nommer mon incompréhension, quelque chose en moi, quand même, se refuse à un scénario sombre. Je viens d’écrire que la disparition de mon grand-père, inconsciemment, est déjà pour moi du domaine romanesque, mais sa vie est aussi lisse que la patinoire du centre-ville. Si je mets de côté l’agression, comment imaginer un départ précipité de Hambourg ? Pour quelle raison ? Je crois ne pas manquer d’imagination comme écrivain, la mise en place automatique de trames et d’embrouilles les plus invraisemblables pourrit même ma vie intime, mais là, stop, Viktor ne peut être très loin. Je dois établir un périmètre d’un ou deux kilomètres, pas davantage, aucune raison qu’il se soit éloigné.
Si je me persuade que je vais retrouver mon grand-père par moi-même, que je vais le ramener à la maison avant la tombée du jour, c’est qu’au fond je n’admets pas sa disparition. Viktor ne peut me prendre au dépourvu. Je lui fais confiance depuis toujours. Je ne doute pas un instant de sa loyauté, nous avons noué ensemble un pacte de sécurité. J’étais adolescent quand Christian, mon père, son fils, s’est tué à moto. À ce moment où j’avais le plus besoin d’aide, il était présent à chaque instant, indispensable. Les choses s’inversent à présent. Même s’il apparaît en toutes circonstances solide comme un roc, je suis son unique descendant, et me tiens toujours prêt à parer à la moindre faiblesse. Alors je dois agir, céder au sentiment d’urgence. Une idée me traverse la tête. Je n’ai qu’un numéro à composer pour que la cavalerie rapplique. Je m’éclaircis la gorge et appelle Irene, cheffe du kop3 le plus gentil de la planète. Elle décroche à la première sonnerie.
— Moin Moin4, beau gosse !
— Moin, Irene. Écoute, je suis chez mon grand-père. Il a disparu. Un flic est venu, c’est trop tôt pour s’inquiéter d’après lui, mais il y a quelque chose que je ne sens pas. J’ai besoin de monde pour partir à sa recherche, le plus de monde possible.
— Scheiße ! Tu es sûr de toi ? Je veux dire, avec ton imagination, peut-être, tout simplement, qu’il est…
Ma voix monte d’un ton.
— Non, j’ai tout vérifié. Vous pouvez arriver dans combien de temps ?
— Tu me rappelles l’adresse ? Tu as de la chance, la bande est là, on attend le match. Donne-nous une demi-heure.

1. Quartier.
2. Grand-père.
3. Tribunes les plus animées des stades, situées généralement derrière les buts.
4. Version contractée de Guten Morgen utilisée par les habitants de Hambourg pour se saluer.

2
On ne peut pas reprocher aux ultras du Fußball-Club St. Pauli d’abuser des tatouages et des piercings, d’exagérer les tee-shirts flanqués d’une tête de mort ou d’un ballon faisant voler en éclats une croix gammée, ce sont les emblèmes du club, son âme. Ces braves supporters dévoilent aussi des bouches édentées et des bras costauds aguerris dans les bagarres contre les clubs « fascistes » de l’ex-RDA. Les voilà qui débarquent dans la rue de Viktor. C’est une image saisissante à Blankenese. Au final, ils sont une vingtaine de volontaires, venus en skate, à vélo ou en métro par la ligne 2 du S-Bahn. J’ai mis à profit les trente minutes pour imprimer à l’épicerie turque une série de portraits de Viktor. J’en distribue à chacun et, au nom des principes libertaires en vigueur, ne donne ni ordre ni instruction. On interroge et fouille où on veut, le temps qu’on veut, seule l’idée d’une équipe de deux est suggérée. Sous des huées anti-Gafam, mais pas le choix, pour se donner des nouvelles, Irene improvise un groupe WhatsApp nommé Opa Finden (« Trouver Papi »). Elle fait preuve d’un sens de l’organisation hors pair, précise et douce comme à son habitude. Finalement, la meute s’éparpille. Je reste seul avec elle.
Nous commençons par nous regarder. Mon allure tranche avec les membres du kop. Je suis bien plus classique, mes boots Carvil usées et cirées avec soin, mon jean fuselé, porté sur une chemise blanche, sont assez décalés des baskets noires et sweat à capuche de rigueur dans la Südtribüne du stade. Irene aussi fait preuve d’une certaine classe. Issue d’une famille à pedigree, elle est grande, belle, et blonde comme l’or qui irrigue depuis toujours son kiez de Rotherbaum. Chaque matin, au réveil, ses grands yeux noisette voient de sa chambre l’Alster1. Sauf son nez piercé, rien ne la distingue de ses voisines volubiles, élégantes et accros au yoga. Sa transition date d’une dizaine d’années, le copain de fac qui s’appelait Franz appartient à un autre monde. Et c’est bien Irene qui s’alarme de mon air pâlot. Elle va me prendre sous son aile, assure-t-elle. Je lui souris et relâche un peu mon visage tendu d’émotion. C’est impressionnant de voir les fans de Sankt Pauli venir à mon secours en un clin d’œil, ça me rassure, mais c’est surtout sa présence qui m’apaise. Elle voit bien que la culpabilité de ne rien faire m’agace, que je ressens la nécessité de bouger, de fouiller partout dans Blankenese. De sa voix rauque et mélodieuse, travaillée par des années de chant, elle entend me rassurer. D’abord, elle fait le point, très calme :
— Tu as relevé des indices concordants ? Ce serait utile avant de ratisser les lieux.
— Mais tu parles comme une flic ? Ça ne te ressemble pas, ma chère.
Une pointe d’amusement me ravive. Placide en tout, Irene a ce don d’abaisser les niveaux de tension. En plus de son intelligence aiguë, la sérénité est sa vraie force dans son boulot. Et il en faut pour faire face aux expériences traumatiques vécues par les migrants qui défilent dans son bureau de PsyPlanet, la fondation caritative où elle exerce comme thérapeute.
— On ne va pas partir le dos courbé, en décrivant des cercles et des zigzags avec une loupe, si ? rétorque-t-elle. Je suis partante pour toutes les aventures, tu me connais, je peux plonger dans les taillis, me mettre à rechercher des bouts de tissu, des chaussures, un cheveu, un vieux mouchoir… Mais bon… On a peut-être mieux à faire.
L’opération Opa Finden, comme son nom l’indique, ne concerne manifestement pas l’enlèvement d’un enfant de trois ans. Je suis de plus en plus fou d’inquiétude, mais on peut temporiser. Enfin, on DOIT temporiser, car je suis loin de me calmer. C’est une réaction émotionnelle plutôt vive, mais je ne me sens absolument pas prêt à perdre mon grand-père. Le grand âge n’y fait rien, c’est inconcevable pour moi. Tout s’écroulerait. Irene désigne une caméra de surveillance placée sur un lampadaire, et aussitôt je me dis que je dois manquer de jugeote. Il suffira à l’inspecteur Bong de rembobiner les vidéos de surveillance pour voir Viktor apparaître de coin de rue en coin de rue : Hambourg est bien équipée depuis que Mohammed Atta et ses quatre équipes terroristes ont fait de la ville un port d’attache pour les kamikazes du 11-Septembre.
— Écoute-moi, reprend Irene en posant sa main sur mon épaule. Ton flic, probablement qu’il interroge en ce moment toutes les caméras du quartier. C’est très simple pour lui, il faut le laisser un peu travailler. On aura vite l’itinéraire suivi par ton grand-père. C’est pour ça que je me demande si c’est vraiment utile pour nous de tout ratisser. La bande fait déjà le boulot. Tu es sûr d’avoir bien exploré la maison ? Il y a peut-être des signes, puisque tu n’aimes pas le mot indices, que tu n’as pas relevés. Bon… Tu vas me laisser longtemps sur le trottoir comme une pute à cent euros. On entre ?
J’obéis. Déconcerté par la personnalité de ce flic, ai-je commis une erreur ?
— Un jour, poursuit Irene dans l’entrée, tu m’as dit qu’il avait bossé chez Steinway. À l’usine de Bahrenfeld, c’est ça ?
— Oui, il faisait partie de l’équipe des intoners, les harmonisateurs, l’élite de la boîte. Ce sont eux qui modèlent le son des pianos. Il avait gagné ce surnom, l’Oreille, c’était presque une vedette là-bas.
— Il est resté proche de collègues ?
— Non, personne, tu penses bien, j’aurais appelé tout de suite. Viktor est un solitaire. À ce que je sais, il a brusquement quitté femme et enfant au début des années 1970. Plus tard, l’accident de mon père l’a détruit, il s’est totalement replié sur lui-même, rongé par une sévère dépression. À part moi, il n’y a personne dans sa vie.
— Excuse-moi, mais… Tu songes à un suicide depuis ce midi ?
— Il n’aurait pas aimé que je le découvre, c’est certain… J’y ai pensé, mais sans lettre, sans explication, non, ça ne lui ressemble pas…
J’esquive pourtant l’image d’un corps flottant sur l’Elbe. Viktor aime tant ses rives… À contrecœur, Irene observe ma grimace inquiète. Elle devine aussi mon envie d’une longue bouffée de cigarette.
Un silence.
— Tu peux me raconter sa vie ? reprend-elle, ça peut aider. Il y aura peut-être un événement marquant, on verra bien.
— Je ne sais vraiment pas grand-chose, c’est la génération silencieuse, tu sais. Viktor se contente de bribes de récit, il vient d’une famille d’ouvriers du port. Il s’est retrouvé seul au monde après les bombardements de 1943. J’imagine que ses parents et sa sœur ont été portés disparus. Elle s’appelait Vera, c’est tout ce que je sais d’elle.
— Mais lui a survécu, pourquoi ? Il ne se trouvait pas avec eux ?
— Il n’a jamais voulu non plus s’étendre là-dessus. Vraiment, je me rends compte que je ne sais rien. À ce moment-là il était dans la Kriegsmarine, apparemment une planque au Danemark, les télex il me semble. Au cessez-le-feu, il s’est retrouvé prisonnier. C’était beaucoup mieux que de finir entre les mains des Popovs. Après, retour dans les ruines de Hambourg.
Irene jette en même temps un regard panoramique au rez-de-chaussée. Son inspection lui dit qu’elle ne trouvera rien ici, qu’elle ferait mieux de monter à la chambre, de creuser l’intimité, soulever le matelas, se fader les vêtements, une tâche peu ragoûtante.
— Bon, si tu veux bien, je monte.
J’entends vite les pas d’Irene. L’étage s’emplit de bruits de meubles et de chaises déplacés, de tiroirs ouverts, de grincements de portes. Moi je sens que j’étouffe entre ces murs. Je calcule qu’il s’est passé trois bonnes heures depuis mon arrivée. De nouveau, je prends la place de l’inspecteur à la fenêtre. Un violent mal de crâne vrille brusquement mon cerveau. J’ai vraiment besoin d’un comprimé. Irene redescend.
— Alors ?
— Rien, mais je me demande… Les vieux replongent souvent en enfance. Et si on devait chercher là, dans le labyrinthe de sa jeunesse ? Il a des cousins, par exemple ?
— Laisse tomber, il n’y a aucune personne vivante de ce côté de la famille.
— Alors, une autre idée : fais comme si ton grand-père était le personnage d’un roman. Quand on te lit, on voit la situation, on y est.
— Merci, c’est toujours un pari, à chaque livre.
— Je ne veux pas te flatter, je m’en fous. Mais je t’observe dans tes moments de création. Ton air concentré, tes yeux qui s’échappent. Tu as l’air bien perché avec ta façon de ne pas nous écouter, d’être ailleurs, dans tes pages, avec eux, tes personnages. Fais un effort d’imagination. Il est où ton grand-père ?
Je me cabre.
— Difficile, tu sais que je n’écris pas sur mes proches. Et puis, vraiment, je ne vois pas en quoi cela pourrait nous aider.
— Pour une fois, fais un effort. Je te demande juste de sentir où pourrait être ton grand-père.
Son aisance à me bousculer est toujours étonnante. Je la regarde sans un mot.
— Allez vas-y ! Sers-toi de ton imagination ! Démolis la réalité pour voir ton grand-père comme dans un roman. Voilà le pitch : un vieil homme seul qui a travaillé chez Steinway, qui a fait la guerre sous l’uniforme nazi, qui a quitté sa femme il y a longtemps… Demande-toi ce qui t’inspire dans ce personnage.
Je n’hésite pas :
— Ces silences sur sa sœur et ses parents. L’anéantissement complet d’une famille sous les bombes.
— Tu vois… Ce n’est pas si bête de plonger en soi-même, taquine-t-elle gentiment. D’ailleurs ton premier roman aurait pu explorer ça, tu ne crois pas ?
— Et j’aurais eu instantanément la carrière d’un écrivain qui compte, c’est ça ? Mais je n’ai jamais eu cette envie, tu le sais bien. On est quelques millions en Allemagne à partager ce passé lointain. En fait, je trouve ça morbide.
Jusqu’à Continuum, aucun de mes romans n’avait attiré l’attention d’un grand nombre de lecteurs. L’obtention du prix décerné à la foire de Francfort a tout changé. Du jour au lendemain, à ma grande surprise, cette distinction m’a propulsé dans les listes des meilleures ventes. Et puisque Francfort, chaque année, se transforme en capitale mondiale des traductions, mon best-seller s’est retrouvé disponible dans toutes les langues ou à peu près en un temps record. La mise en place de tournées promotionnelles a suivi, l’adaptation en série pour une célèbre plateforme est en cours de tournage, l’indifférence qui accueillait mes sorties autrefois s’est transformée en enthousiasme quasi automatique. Sans calcul de bénéfices ou de pertes, je publie chaque printemps désormais. Par paresse, ou raccourci, difficile de savoir, la critique applaudit. Revient souvent (outre le prénom) cette très vague ressemblance physique avec Paul Auster. C’est embarrassant, car à part un goût commun pour le hasard, je sais bien que je n’arrive pas à la cheville du maître de Brooklyn. Au jeu de la comparaison littéraire, mieux vaut se tourner vers un collègue très souriant, on me surnomme aussi le « Luca Di Fulvio allemand », même attrait pour la fresque populaire, même gentillesse aussi paraît-il. Anne, mon éditrice, ne manque jamais de nous rapprocher car nous ne nous voyons pas autrement que comme des conteurs d’histoires, pareils à ces cantastorie qui jadis sillonnaient les villages italiens. Di Fulvio plutôt qu’Auster, oui, car entre autres détails, il se trouve que je n’ai pas trouvé ma Siri Hustvedt.
— Mais en quoi la bio de Viktor peut nous être utile, là, tout de suite ? Je commence à vraiment flipper, Irene.
— Fais-moi confiance, tu aimes bâtir des intrigues et imaginer des personnages. Reviens à ton grand-père. Pense à une vérité qui serait bien enfouie chez lui. Un truc incroyable qu’il cacherait, garderait pour lui, à travers les années.
Irene semble un peu grisée par les événements. Mais je ne veux pas jouer avec elle. Je n’accorde absolument aucune valeur au prétendu instinct des écrivains, un stéréotype sans fondement, l’imagination est un muscle, j’y reviens. Pour raconter une histoire, il faut organiser des rencontres accidentelles ; elles semblent surgir du néant, agir à partir d’un déterminisme quasi mathématique, mais c’est juste notre boulot d’organiser un chaos, une révolte, face à la force du destin.
— Dans la vie réelle, mes histoires sont quasi impossibles, on ne parle pas d’un personnage inventé, là.
— Mais écoute-moi, putain ! Vis ce que ton grand-père est en train de vivre. Pense à lui de manière presque paranormale. Que te passe-t-il par la tête ? Tu es émotionnellement équilibré, Paul, mais tu sais te projeter, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. Mais, non !
Je réplique trop sèchement. Je ne veux pas avancer plus loin sur ce terrain, je n’imaginerai rien de tout ça. Je ne sais pas pourquoi, mais cette conversation ravive la séparation brutale d’avec mon père. Il n’y a pas eu d’adieu, rien qu’un camion de plein fouet sur une route en Argentine, l’horreur d’un coup de fil un matin depuis l’ambassade de RFA à Buenos Aires, puis le cri de ma mère, et les pleurs à l’infini. Je ne veux pas de ce coup de fil pour Viktor. Peut-être ai-je bien trop pensé aux derniers instants de mon père sur la route, je me garderai bien d’inventer des images pour Viktor. Tout simplement ce n’est pas possible. Immanquablement je convoquerais des horreurs.
— Je n’y arrive pas, excuse-moi, je suis paumé, là.
Irene soupire légèrement et part s’ouvrir une bière. Dans le contre-jour, son geste, sa gorgée virile, très rapide, me rappelle vaguement les cuites prises vingt ans plus tôt avec Franz.
— J’adore ! réagit-elle à son retour au salon.
— Comment ça, tu adores ?
Un silence complet.
— Ben oui, tu fais toute une théorie sur ta distance, tu prétends qu’il n’est rien arrivé d’intéressant dans ta vie, et une minute plus tard, dans ta famille, la guerre est là, toute fraîche. Ce n’est pas précisément anodin.
— Arrête ! Mon grand-père mène une vie calme, une vie ennuyeuse. Il a été l’acteur d’un drame dans sa jeunesse, il y a longtemps. Mais comme des millions de gens. Aïe, j’ai mal au crâne, c’est de plus en plus fort.
— Quoi ?
— Migraine. Tu as vu une pharmacie dans la salle de bains ? J’ai besoin d’un comprimé.
— Bouge pas, j’y retourne.
— Merci.

Toujours posté à quelques centimètres du carreau fracassé, les yeux sur l’Elbe et le tee-shirt collant au dos, je m’interroge. Oui, je préfère de loin être un observateur, oui, je place l’invention et le no man’s land romanesque au-dessus de tout. Mais Irene vise juste, comme d’habitude. Il y a une incontestable facilité à tout mettre à distance, à laisser les sentiments au fond de soi. C’est bien son genre de dénicher l’anguille sous roche, car ce n’est pas rien d’imaginer Viktor sous l’uniforme de Hitler.
Irene n’a pas besoin de parler, elle me regarde et ça suffit. Elle n’est pas à se demander si Viktor a tué. Bien sûr qu’il a tué, les télex, certes, mais le froid, la peur, l’ennemi… Et donc : peut-être que Viktor trompe son monde. Comme dans ce livre de Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Je m’en souviens d’un coup, avec l’effet d’un uppercut asséné au foie. Ce texte ressuscite les réservistes du 101e bataillon de la police de Hambourg, précisément des gars comme Viktor, en grande majorité des ouvriers rappelés dans un corps chargé du « maintien de l’ordre » car on doutait de leur capacité sur un champ de bataille. Pas du tout des tueurs nazis fanatisés depuis l’enfance, mais des « types bien », d’une ville d’ailleurs plutôt hostile à Hitler, du genre qui pouvaient se soustraire (leurs officiers leur ont bien dit ça, se soustraire si le cœur vous en dit). Sauf qu’on connaît les mâles, alors voilà, ces pères de famille majoritairement de gauche sous la république de Weimar ont assassiné d’une balle dans la tête trente-huit mille Juifs, sans oublier d’en arrêter quarante-cinq mille immédiatement déportés et gazés à Treblinka. Des hommes ordinaires est insoutenable, le récit des massacres et des rafles commis par ces « bons gars » de Hambourg, bien sûr, mais peut-être plus encore leurs explications données dans les années 1960 lors d’une enquête judiciaire, avec des phrases glaçantes : « Je me suis efforcé, et j’ai pu le faire, de tirer seulement sur les enfants. Il se trouve que les mères tenaient leurs enfants par la main. Alors, mon voisin abattait la mère et moi l’enfant qui lui appartenait, car je me disais qu’après tout l’enfant ne pouvait pas survivre sans sa mère. C’était pour ainsi dire une manière d’apaiser ma conscience que de délivrer ces enfants incapables de vivre sans leur mère. »
Je secoue la tête pour oublier ça. Étrangement, une bouffée d’air cingle la vitre coupée et vient à mon secours.

J’entends tout et devine tout. Il y a pléthore de produits dans l’armoire à pharmacie. Un étage d’antalgiques, un autre d’analgésiques, et sur l’étagère la plus haute un antique bistouri en métal mélangé à une boîte de compresses au logo défraîchi. Dans la chambre, Irene a déjà humé le parfum de Viktor et scanné son lit jusqu’aux plis des draps. Là, dans la salle de bains, c’est pareil, des poils blancs sont plaqués sur le savon vert, elle a comme un haut-le-cœur et se dépêche de trouver ce qu’elle cherche, une bonne vieille boîte d’aspirine. Elle la trouve finalement près du lit et balaie la poussière qui stagne sur la pochette pour en vérifier la date de péremption. Au même moment, quelqu’un du groupe se signale sur l’appli.
— C’est lui, dit-elle à celui qui cherche à identifier Viktor. Ne le lâche pas, il n’y a pas deux vieillards hagards perdus dans Blankenese.
Un sourire de triomphe resplendit sur le visage d’Irene tandis qu’elle dévale les escaliers. C’est à peine si j’ai le temps de me retourner qu’elle me colle au visage l’écran de son smartphone. J’ai un petit mouvement de recul et, à mon tour, j’ai les yeux qui brillent. Oui, c’est lui, bel et bien lui, je confirme, à la fois soulagé et inquiet par la mine de mon grand-père. Le pauvre vieux a l’air en état de choc.
— Ils sont où ?
— Au phare de Wittenbergen.

Rouge et blanc sur la plage, le feu maritime est un monument historique, comme on dit, l’une des plus anciennes tours d’éclairage en acier au monde. J’évalue le parcours à quinze minutes le long du Strandweg, et comme Irene aussi a son vélo, nous voilà donc à pédaler comme des fous. À la première descente, je suis joyeux, puis, avec la monotonie du plat, la bizarrerie de la situation revient m’accabler : il reste que Viktor a passé la nuit dehors, qu’il est parti sans laisser un mot, en somme qu’il a craqué. Pourquoi ? Je n’ai pas entendu dire qu’Alzheimer se déclenchait d’un coup, je n’ai pas assisté au moindre signe de démence sénile chez lui, j’ai parfois des incompréhensions face à ses réactions, mais d’évidence elles tiennent à son caractère et à son isolement. Les yeux rivés sur la grande tour à claire-voie de trente mètres de haut qui se présente maintenant au loin, je redoute de plus en plus mon arrivée. J’accélère pour combattre cette impression. En course, on appelle ça « gicler », sortir du peloton brusquement et faire le trou, j’étais un spécialiste dans ma jeunesse – Irene en reste clouée sur place. Finalement, les silhouettes des deux bons samaritains, et surtout leurs tee-shirts dont les têtes de mort brillent sous la lumière éclatante, se devinent au loin. À destination, j’abandonne mon vélo par terre. La roue avant grince un peu en tournant dans le vide. Je prends le temps de remercier les gars, puis me plante devant Viktor désorienté. Irene arrive quelques secondes plus tard, mais se tient en retrait.
— Opa, ça va ? Tu n’as pas chaud, froid, faim ?
Assis sur les marches du phare, il sent mauvais. Je lutte contre cette perception, m’approche et me baisse pour lui parler les yeux dans les yeux.
— Tu m’as drôlement foutu la trouille, dis donc.
Mon grand-père tourne lentement la tête et la relève vers le ciel pour suivre un oiseau. Il agit lentement, un peu comme peuvent le faire certains enfants autistes, avant de revenir à moi et de me dévisager.
— Tu peux te lever ? Tiens, prends mon bras. Allez viens, on rentre.
Viktor se redresse mais ne répond pas. Il descend les quelques marches du phare avec difficulté, je note un manque de synchronisation des mouvements, pas de quoi chuter, mais il vacille, et c’est un signal d’alarme supplémentaire. Le défaut d’équilibre est peut-être provoqué par cette main plaquée à son torse, Viktor étouffe une lettre frappée d’un timbre new-yorkais. Les doigts tremblent un peu, les veines animées de pulsations font comme des petits serpents agités. Cette nuit dehors a fait de lui un vieillard tremblotant, sur le bord de sa tombe. Il donnait le change à quatre-vingt-dix ans passés, et maintenant il est faible, sa peau lézardée, trempée de sueur, semble fragile, dans l’effort sa bouche se découvre sur des gencives toutes pâles, la barbe blanche s’annonce sur les joues creuses, les bras sont osseux et les muscles s’y dessinent sèchement. On pourrait croire à une ombre, l’ombre de Viktor. Mais dans ce tableau presque funèbre il n’y a pas de surdité. Viktor comprend ce qu’on lui dit. Et il ne répond pas. Viktor est devenu muet. D’un coup.

Une modification du temps très nette se produit. La canicule n’est brusquement plus de mise, de petits nuages envahissent le ciel et déjà les premières gouttes de pluie martèlent le fleuve satiné par l’été. Il règne un calme profond sur la plage à marée haute, une tranquillité contagieuse, si bien que, sans l’avoir anticipé, j’opte pour la méthode douce : prendre soin de mon grand-père c’est ne pas appeler les secours, ni la police bien sûr, ni un médecin dans l’immédiat, sa vision serait pour Viktor celle d’un prêtre venu pour les derniers sacrements. Non, je veux faire ça à l’ancienne, ne pas déléguer ma tendresse comme le veut l’époque, mais garder la maîtrise des événements, et ça veut dire se tenir loin des blouses blanches glaciales. Message reçu, semble me dire Viktor alors que je n’ai même pas parlé.
Les adieux sont brefs avec les autres. Le vélo est confié aux deux gaillards qui le laisseront devant la maison, et Irene remercie chacun à travers un message groupé. Je commande un taxi pour Rissener Ufer, la route qui bute sur le rideau d’arbres dissimulant le phare. Nous nous y rendons tous les trois ; Irene enfourche son vélo et m’embrasse quand se présente une berline japonaise. Ensuite, il n’y a pas un mot échangé à l’arrière du véhicule qui file en direction de la maison. Le chauffeur s’enthousiasme tout seul, la météo, cet air frais qui vient à point. Il n’y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements, dit l’adage allemand. Et à Hambourg il faut toujours avoir près de soi son bon vieux ciré jaune Schmuddelwedda.
Lorsqu’il se tait enfin, ne reste que le ballet des essuie-glaces sur la pluie qui redouble, un schhh étouffé, hypnotique.
Assez vite, mon inquiétude retombe. La joie des retrouvailles prend le dessus. L’air malheureux de Viktor disparaîtra après quelques jours de repos, j’ai cet espoir. L’attaque d’aphasie, documentent les savants, résulte d’une lésion située dans les zones du langage de l’hémisphère gauche, les aires de Broca et de Wernicke. Après un AVC, par exemple, la capacité à parler n’est pas perdue, elle est juste endommagée. Le cerveau est plastique, il sait se réorganiser. Au pire, des heures chez le neurologue et l’orthophoniste, c’est ce qui arrivera, c’est une affaire de patience.

1. Le grand lac intérieur de Hambourg.

3
Hambourg, été 1947
Viktor Breitner avait mis des jours à comprendre qu’il retrouvait sa ville. Pendant toute la guerre, il s’était accroché à l’image d’une cité florissante à l’égal de Londres et New York. Même s’il se doutait bien qu’il ne restait pas grand-chose des scènes de son enfance, jamais il n’aurait pu imaginer une telle apocalypse. Les mois avaient beau passer depuis son retour, la stupeur l’emportait sur tous les sentiments. Il n’éprouvait ni colère ni chagrin. Il ressentait juste un vide immense. Tous ses proches avaient disparu et il ne possédait plus rien.
Trois ans plus tôt, Hambourg s’était transformée en mer de feu. Sous un déluge de bombes au phosphore, la réaction de fusion avait créé un embrasement général, les flammes en tornades avaient soufflé à 250 km/h, pareil à de la cire liquide, l’asphalte avait englué les corps instantanément dissous en graisse, le verre s’était liquéfié, les arbres déracinés s’étaient envolés en tous sens sous les nuées ardentes. Il n’y avait plus eu un chat en ville jusqu’à ce que la guerre soit perdue, que les Alliés lèvent le blocus en août 1945.
Depuis deux ans, les habitants arpentaient les carcasses des immeubles à la recherche de tout ce qui pouvait s’utiliser. Pour survivre, les femmes cassaient des cailloux et déblayaient. Les rares hommes valides trafiquaient au marché noir. L’opération Gomorrhe, c’était le nom de l’attaque, avait brûlé vives quarante-cinq mille personnes en quelques heures, mais le plus incroyable, peut-être, tenait dans cette odeur âcre de bois et d’étoffes brûlés qui traversait encore les désolations. La puanteur écœurante de la ville s’insinuait partout, jusqu’au réduit de Viktor. Ce matin-là, elle l’assaillit dès l’instant où il ouvrit les yeux. Peut-être même qu’elle le réveillait, cette infection à laquelle on ne s’habituait jamais. En réaction, il bondit de sa couche.
Chaussé de semelles découpées dans un pneu, vêtu de son habituel maillot de corps et d’un pantalon de toile retroussé sur ses jambes, il se retrouva en une seconde à courir dans les escaliers du bunker. La moitié des mille ouvrages de défense antiaérienne édifiés à Hambourg tenaient encore debout. Celui-ci, aux murs de quatre mètres d’épaisseur, possédait quatre étages et imposait sa vue monolithe un peu comme une pyramide, un vaisseau extraterrestre, ou la trace d’une civilisation déchue.
Parvenu sur la terrasse, dominant la ville, Viktor alluma sa première Woodbine. Devant lui, rien ne tenait debout, partout des cratères, des crevasses, des canalisations crevées et des immeubles étêtés comme de vulgaires sardines. Cet anéantissement serrait le cœur, bien sûr, mais bizarrement Viktor ne se trouvait pas en conflit avec les montagnes de gravats, les carcasses de toits brisés, les enchevêtrements de fers à béton qui se profilaient à l’horizon. Il se sentait même rassuré par ces décombres à perte de vue, car c’était exactement l’état de son âme. Une portion de sa courte existence s’était achevée, indéniablement, et rien de nouveau ne pouvait se présenter à lui. Viktor avait vingt ans et se demandait si quelque chose allait enfin arriver. Depuis deux ans, c’était un mélange de chaos et de calme plat : il vivait comme ces tas de gravats. La désolation était imprimée dans sa chair. Depuis qu’il avait retrouvé Hambourg, il avait appris à se soumettre comme se soumet un chien, un cheval, quand son maître lui demande d’obéir. Et ainsi passait 1947.

Un petit vent d’été berçait le silence du matin. Il régnait une sorte de paix, surtout à trente mètres de hauteur. On avait eu son compte d’explosions, de hurlements nazis. Même en journée la vie semblait réglée sans cris, prévalaient des ordres british bien timbrés, des réponses courbées, celles des vaincus, il n’y avait pas de musique non plus et personne pour chanter. Les yeux de Viktor s’attardaient à quelques kilomètres, sur un point situé précisément sur Mittelkanal, au cœur du quartier résidentiel désormais rasé d’Hammerbrook. Il survolait le tombeau de ses parents comme un oiseau de printemps. Chaque fois ça lui faisait monter les larmes aux yeux : il ne restait plus rien de l’immeuble de son enfance qui s’était affaissé sur lui-même, ni le corps de son père ni celui de sa mère n’avaient été retrouvés.
— Il faudra bien un siècle pour rebâtir, fit soudain une voix dans son dos.
Il se retourna pour faire face à une jeune fille échevelée, visiblement tout juste réveillée elle aussi. Il découvrait Nina, la silhouette découpée dans la lumière dorée. Il fixa le visage intense, les cheveux sombres, la grande bouche et les yeux clairs. Elle sortait de l’adolescence, mais il était difficile de lui donner un âge. Quatorze, quinze, seize ans ?
— Salut ! Tu as dormi ici ? questionna-t-il en plaquant ses cheveux gominés en arrière.
Pas de réponse. Pour l’amadouer, il eut ce geste de tendre son bras et d’offrir une cigarette. Nina reconnut l’élégant paquet rouge et vert de l’occupant britannique. Ces cigarettes valaient une fortune au marché noir. Pour elles, un fermier pouvait vendre du pain ou même de la saucisse en troc. Viktor se doutait qu’elle en connaissait le prix, qu’il suffisait d’accepter la proposition et conserver ce bien précieux en future monnaie d’échange. Par esprit de contradiction autant que par envie, la jeune fille accepta la cigarette mais l’alluma.
Ils restèrent un moment à souffler et dilapider l’or pur qui se consumait dans les nues. Viktor n’avait aucune question à poser. Maintenant les rencontres se faisaient au hasard. C’était comme marcher sous l’aléa des bombes : les survivants se percutaient comme au billard, lui repartait de zéro, les pilotes de la RAF avaient définitivement rayé toute notion d’ascendance, son foyer n’existait plus. Le problème n’était pas le chagrin. Avec le temps, la peine avait cédé la place à quelque chose de différent, il savait maintenant qu’il ne devait s’en remettre qu’à lui-même, qu’il n’allait pas capituler à son âge, ni hypothéquer l’avenir, mais étrangement il dédaignait toute planche de salut. Disons qu’il vivait dans un désintérêt général, qu’il s’accrochait ; dans ce moment où chacun luttait, puisque rien de tangible ne se présentait, il imaginait qu’il vivrait toujours comme ça, seul du matin au soir. Le départ de ses parents avait laissé un vide incroyable. Et puis cette apparition dès l’aube.
— Je me suis perdue, fit enfin Nina. J’étais au port hier, plutôt que retourner directement à Blankenese j’ai traîné en sortant. La nuit est tombée et je me suis retrouvée face au bunker. J’ai décidé d’y dormir.
D’où sortait-elle ? Les orphelins de guerre erraient partout dans Hambourg. Quarante mille enfants abandonnés, disait-on, certains ne connaissaient pas leur propre nom, échappaient pour toujours aux signalements de disparition. Elle pouvait aussi être une réfugiée. La ville était recouverte de baraques aux toits demi-cylindriques en tôle, des camps de déplacés baptisés DP1. Ces gens fuyaient l’Est, poursuivis par l’Armée rouge que l’on disait pire que les Huns.
Mais que lui était-il arrivé ? Viktor était saisi par sa silhouette maigre et hâve. Combien pesait-elle ? C’était une brindille. Enfin elle était en vie, c’était le principal.
— Blankenese ? s’étonna-t-il. Tu habites là-bas ?
À sa connaissance, Blankenese n’hébergeait aucun camp de DP, c’était un village des bords de l’Elbe, un coin avec de vieilles chaumières et des villas modernes. Viktor s’y rendait en famille le dimanche, ils déjeunaient dans une des tavernes qui s’alignaient sur la rive les unes après les autres. Le jeu, pour celles qui possédaient un orchestre, consistait à improviser l’hymne des navires qui bourlinguaient devant. Ils venaient de partout, on les reconnaissait à leur pavillon ; ces dernières années, les seuls bateaux en vue étaient des cuirassés, des croiseurs, et parfois un sous-marin en surface.
— Le port n’est qu’un squelette, répondit à côté la jeune fille. J’imaginais des paquebots, des cargos, mais le chantier naval est comme un fantôme, je n’ai trouvé que des docks à l’abandon, des gros tuyaux et des bateaux envasés. Alors j’ai rebroussé chemin, je me suis retrouvée à Sankt Pauli, encore des destructions…
— Tu t’y feras vite. Mais pourquoi n’es-tu pas rentrée à Blankenese ? insista Viktor.
— J’ai vu des gens qui entraient dans le bunker, j’ai suivi et me suis installée dans un coin.
Là-dessus, la jeune fille lui lança un sourire un peu crâne. Se retrouver avec des inconnus, recroquevillée dans un coin pour parer à une éventuelle agression, cette expérience ne semblait pas l’ébranler un instant en dépit de son âge. Elle était une jeune Allemande, il y revenait : que s’était-il passé dans sa vie pour qu’elle soit ainsi, libre et sans peur à la fois, en apparence si mal en point et en même temps si solide ?
Viktor identifiait le Berliner Dialekt dans sa bouche. Elle avait quelque chose de vraiment spécial, c’était l’image exacte d’une Berlinoise, enfin de l’idée qu’il s’en faisait, des filles pareilles aux comédiennes du Deutsches Theater, modernes, osseuses et un peu androgynes. À Hambourg, on avait coutume de trouver les habitants de la capitale insolents, soignés, trop portés sur l’ironie et la politique. Durant les Années folles, Berlin était la première ville communiste d’Europe après Moscou, les nazis ne l’aimaient pas, la bête hitlérienne ne parvenait pas tout à fait à la dompter, mais maintenant que la capitale se retrouvait elle aussi défigurée, calcinée, finalement les choses s’équilibraient avec Hambourg.
Demeurait chez cette jeune fille un air supérieur. Viktor aurait juré que, de ses yeux noisette, la jeune fille le toisait comme on le faisait dans le quartier prussien de Charlottenburg.
— Je peux te raccompagner chez toi, proposa-t-il en hochant la tête avec conviction.
— Ce n’est pas chez moi, répondit-elle vivement. Et je n’ai pas l’intention d’y retourner.
— D’accord. Moi c’est Viktor. Et toi ?
— Nina.
Bizarrement, ils se serrèrent la main.
— Et tu fais quoi de tes journées ? s’enquit-elle.
— Je gagne des bons d’alimentation en déblayant. Je rejoins les Trümmerfrauen2 réquisitionnées par le contrôle allié. On gratte le vieux mortier pendant des heures, on forme une chaîne humaine pour se passer les briques et les gravats qui servent à faire du béton… C’est un travail difficile, mais on nous récompense avec la Lebensmittelkarte I3, trois cents calories d’un coup !
La proximité de Nina était agréable. Viktor choisit de ne pas évoquer les fois où il relevait des cadavres, des os ou des momies, ce qui restait des chairs rabougries, un brasier de branches mortes. Il y avait un mot pour évoquer le rétrécissement des corps sous l’effet du feu, Bombenbrandschrumpffleisch, et des petits drapeaux noirs que l’on plantait pour signaler l’affreuse découverte. Épauler quelqu’un ne lui était pas arrivé depuis des lustres, alors il relança :
— À propos, tu veux manger ?
— Je sais me débrouiller.
— OK, mais je sais où aller pour un café ou un thé chaud. Tu me suis ?
— Je ne sais pas, j’ai des choses à faire.
— Viens, ce ne sera pas long. On va fraterniser.
Il appuya sur l’expression avec une certaine ironie dans la voix. Nina sentait monter en elle l’envie d’une boisson chaude, la cigarette à jeun passait difficilement, elle était habituée de longue date à dompter ses envies, la guerre l’avait carrément réduite en poussière, mais là, pourquoi ne pas suivre ce jeune homme prévenant et enjoué.
Insensibles à la saleté et à la puanteur, ils dévalèrent l’escalier du bunker et se retrouvèrent à marcher dans la rue. Murs soufflés, façades de brique effondrées, les dévastations s’étendaient à l’infini. Des taches de soleil tournoyaient devant eux, les cheveux fins de Nina voletaient et retombaient sur sa nuque. Viktor, indifférent aux pillards et aux femmes emmaillotées dans des loques qui émergeaient des débris, frappé par sa grâce involontaire – c’était un véritable cou de cygne, n’est-ce pas ? –, avançait de travers en lui jetant un œil en permanence. À un moment, il voulut couper par un monticule de gravats formé d’une série de balcons en pierre. Ils s’emmêlèrent les pieds dans les garde-corps en fer forgé, Nina râla et faillit l’abandonner là. Mais il lui tendit la main et ils poursuivirent leur chemin jusqu’à la Rathaus, l’hôtel de ville. Empruntant des ruelles étroites, longeant des entrepôts de brique, puis des maisons historiques de négociants, ils basculèrent progressivement dans un monde encore debout, comme si Venise n’avait pas tout à fait rendu les armes, ou qu’un confort vermeerien s’obstinait derrière certaines façades austères. Quelques frênes géants se dressaient dans une odeur de sel et de goémon en provenance de la mer du Nord. La rivière Alster n’était pas loin, le Rathausmarkt bâti en imitant la place Saint-Marc et ses arcades non plus. Dans la lumière maintenant éclatante de l’été, soudain entourés de formes néoclassiques, ils atteignirent leur but.
— C’est ici, fit Viktor en désignant un bâtiment situé juste à côté de la majestueuse Rathaus : le Centre d’information britannique, ou plutôt Die Brücke, le Pont selon la terminologie des Tommies. C’est une image pour nous réunir, ils disent que nous devons gagner la paix ensemble, que nous ne serons pas toujours des ennemis.
— On va chez les Britanniques ? se crispa aussitôt Nina. Je ne veux pas les fréquenter !
Elle n’était pas la seule à Hambourg, évidemment. On rendait l’occupant, du simple soldat à l’officier de haut rang, largement responsable des bombes incendiaires, mais son cri dérouta quand même Viktor. Que signifiait « Je ne veux pas » ?
Il eut de nouveau un doute. Qui était Nina ?
Orpheline, DP, il avait omis une troisième hypothèse. Et si elle fuyait Berlin pour échapper à son passé ? Viktor se targuait d’une espèce de sixième sens pour reconnaître les anciens SS. Dans les camps des DP, justement, comme à la fête d’un gigantesque bal masqué, de nombreux nazis remplaçaient leur identité réelle par un nom de papier. C’était pour eux assez facile d’obtenir une carte de régularisation, le bureau dédié en ville mentionnait que l’inscription se faisait en l’absence d’acte de naissance ; le fonctionnaire attirait bien votre attention, toute fausse déclaration était passible de sanctions, mais c’était tout, pas d’atermoiement face aux interminables files d’attente, il y avait tellement d’Allemands qui arrivaient de l’Est en haillons. Parfois, Viktor se cabrait au hasard d’un visage croisé en ville, l’habitude lui faisait reconnaître les criminels de guerre, pas besoin de voir le tatouage qui marquait leur numéro de matricule sous l’aisselle gauche, sur la poitrine, ou sa trace effacée à la flamme d’un briquet.
Quel rapport avec Nina ? Les femmes SS n’avaient pas manqué, parfois même de très jeunes filles. Et puis il y avait aussi les secrétaires, sténos, agents d’entretien, tout le petit personnel de la Gestapo, celles-là ne passaient pas devant les juges alliés, ni les infirmières et les enseignantes galvanisées, ni les épouses dévouées à leur salopard de mari. Quid des dix millions d’adhérentes de la NS-Frauenschaft, la Ligue nationale-socialiste des femmes, considérées comme ingénues, déjà oubliées, pardonnées d’avance ? Viktor n’aurait pas épargné les furies de Hitler, pas de raison, mais l’Allemagne refusait de voir qu’elle était pourrie jusqu’aux femmes et aux enfants. Il appuya un peu sa réponse, d’une expression Nina pourrait se trahir, il verrait bien.
— La plupart du temps il n’y a que des employés allemands. Les Tommies ne nous traitent pas comme les Popovs : c’est confortable et bien chauffé en hiver, je m’installe des heures pour lire les journaux, d’abord Die Welt, puis les magazines internationaux. Tu vas voir, c’est un joli travail de décoration, une bibliothèque, des salons, une sorte d’expo consacrée au mode de vie anglais, et même une salle de cinéma.
Nina ne réagissait pas, l’air ailleurs. Elle se laissa guider à l’intérieur de la Rathaus et ses airs de château, c’était plutôt élégant. Les deux jeunes gens avançaient maintenant parmi les vitrines, choisissant le chemin le plus court en direction d’une grande table où d’autres gens s’agglutinaient. Nina se laissait entraîner, ravalant sa détestation britannique. Elle voulait fuir cet endroit au plus vite, mais aussi cette maudite ville, ce maudit pays ; Viktor s’en rendit compte et lui proposa qu’elle l’attende dans un coin, le temps de jouer des coudes pour obtenir deux tasses de café. Il s’éloigna tandis qu’elle étouffait, se disant qu’elle devait prendre l’air, et surtout ne pas perdre de temps. Ce Pont la ramenait brutalement au but qu’elle s’était fixé. L’étonnante bonté de Viktor ne devait surtout pas l’en détourner, elle n’avait rien à faire ici, rien ne la reliait ni à Hambourg, ni désormais à la culture européenne. Quelques minutes s’écoulèrent, puis elle vit de loin le visage de son bon samaritain éclairé de joie. Ce serait facile, là, de s’en remettre à lui… Mais elle avait appris à ne croire en personne, la loyauté, l’espérance en autrui étaient des notions rayées d’Allemagne depuis belle lurette. Il y avait bien longtemps qu’elle ne comptait plus que sur ses propres forces, son instinct de survie et son intelligence.
S’extrayant de la cohue, Viktor brandit deux tasses fumantes et, miracle, deux petits pains qui se révélèrent croustillants. D’une poche, il sortit aussi une banane qu’il partagea d’autorité. Autour d’eux on parlait d’une marmelade qui allait venir compléter le festin, il suffisait d’attendre. La nourriture occupait d’ailleurs tout l’espace. Se réconcilier, panser les blessures, se rééduquer, certes, mais si la future société allemande se construisait ici, c’était avant tout une affaire de ventres affamés. Une femme, devant ses interlocuteurs qui en bavaient de jalousie, assurait qu’elle connaissait un fermier qui l’approvisionnait en fruits, lard, œufs, lait et pommes de terre. Naturellement, la réclame valait offre, le Pont était un excellent repaire pour le marché noir, un millier de personnes s’y croisaient chaque jour, on y trouvait à peu près tout ce qu’on voulait, jusqu’aux faux papiers et laissez-passer.
Une légèreté inattendue habitait Viktor. Sans savoir exactement sur quel pied danser, Nina éveillait son intérêt. Elle le ferrait, il ne cessait de la regarder. Puisqu’il avait saisi qu’elle ne voulait pas retourner à Blankenese, ils pouvaient passer le reste de la journée ensemble. Fallait-il errer sans but, explorer la ville, se perdre dans ses méandres ? L’apparition à la baie vitrée d’une escouade de camions militaires bâchés trancha pour lui.
— Tu viens avec nous ? Je connais l’officier tommy qui sélectionne le groupe. On part dans un champ de ruines et on revient le soir au même endroit avec notre récompense. Je t’aiderai, tu seras à côté de moi dans la chaîne. Tu verras, passer des briques, ce n’est pas si dur.
Il ne mesurait pas vraiment ses propos. Quelle envie aurait Nina de reconstruire Hambourg ? Elle répondit sèchement.
— Ça ne me fait pas peur, mais non merci. J’ai des choses prévues aujourd’hui. On se retrouve plus tard au bunker.
Son aplomb l’amusa et le transperça à la fois. Cette façon de s’exprimer, la certitude d’avoir le monde à ses pieds, avec des yeux brillants, c’était tellement… Vera, sa petite sœur, son idole, morte à l’âge de douze ans. Viktor était d’un caractère entier, il avait pour habitude de tout dire ou tout cacher. Mais avec elle ? Il la regarda, embarrassé, incapable d’écarter sa méfiance, et en même temps séduit. Il ne comprenait pas ce qui était arrivé à cette fille. Elle avait une belle assurance, cependant un rien la faisait sursauter, même le vent pouvait se jouer de ses jambes tremblantes. Elle était aux abois mais tenait bon. Quels chemins sinueux avait-elle empruntés pendant la guerre ? Après tout, peut-être que ça ne le regardait pas.
— Bon, dans ce cas, bafouilla-t-il, à plus tard, oui, sur la terrasse. Tu sauras te retrouver ?
Nina hocha la tête. Ils se séparèrent sur le parvis de la Rathaus, elle filant sous les arches grises et noires d’Alsterarkaden, lui s’installant sur la banquette d’un camion bâché pris d’assaut.
— On va où ? demanda-t-il alors que l’engin s’ébranlait sur les pavés disjoints.
— Stellingen, répondit la voix d’une Trümmerfrau. »

Extraits
« Je rédige ainsi toute la soirée. À chaque pause, je m’interroge sur la suite, car je ne sais absolument pas comment transformer Schumann en personnage de fiction. C’est la première fois que je me frotte à un personnage réel. Je songe brièvement à Amadeus, basé sur un mensonge. Milos Forman livre un chef-d’œuvre absolu, mais Salieri n’a jamais été jaloux de Mozart, la rivalité était au contraire pleine de respect et d’admiration mutuelle. Cette liberté de l’auteur, qui donne aussi des ellipses de temps, je compte bien me l’accorder. Mon projet n’est pas un biopic, l’invention l’emportera largement. La facilité serait de passer par le fils ou le petit-fils du meurtrier, nimbé dans le brouillard, pour aborder la question des liens familiaux, puis d’orchestrer un ou deux rebondissements, en jouant l’équilibre entre un bon scénario de thriller et le portrait intime d’une famille brisée. Mais je n’en suis pas là. La vague idée d’un roman autour de Horst Schumann se consolide d’elle-même et c’est déjà beaucoup. » p. 112

« Cette période de hauts et de bas dura tant bien que mal jusqu’aux législatives du mois d’août 1949 remportées sur le fil par les conservateurs. Car une fois ce résultat acquis, Smith lui expliqua un beau matin qu’il souhaitait passer à autre chose. Il ne concevait pas de passer du temps dans un pays «normal». Avant de s’envoler pour promener son regard perçant en Indochine, il plissa les yeux dans la fumée de sa cigarette à l’image d’un Clarke Gable et laissa Viktor s’en retourner à Hambourg sur ces mots:
— Gamin, je crois que tu as un bel avenir devant toi.
À Hambourg, Viktor fit le tour des rédactions. Durant deux années il trouva de bons angles et sa carrière de pigiste décolla. Il avait le chic pour dénicher les bons faits divers, des histoires qui racontaient en creux la nouvelle société allemande, déballaient la violence sourde d’un pays qui n’était pas seulement vaincu, mais encore un vaste marécage hitlérien qui comptait en son sein des milliers et des milliers de psychopathes. » p. 253

À propos de l’auteur
COUDERC_frederic_DRFrédéric Couderc © Photo DR

Écrivain-voyageur, Frédéric Couderc enseigne l’écriture au Labo des histoires à Paris. À la croisée des genres, ses personnages se jouent des époques et des continents. La série Black Musketeer, prochainement sur Disney+, est librement adaptée de son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

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C’était ton vœu

DIDIER_cetait_ton_voeu  Logo_premier_roman  68_premieres_fois_2023

En deux mots
Quand son grand-père Hyppolyte décède, 44 ans après son retour de Dachau, sa petite-fille se plonge dans ses souvenirs. C’est en vers libres qu’elle exauce son souhait de rendre compte de son expérience de déporté.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Je veux que l’on sache ce que nous avons vécu dans les bagnes nazis »

À la mort de son grand-père, Céline Didier retrouve un cahier de souvenirs. C’est en vers libres qu’elle exauce le souhait de ce résistant et déporté de raconter son expérience, de dire l’indicible.

Il faut l’écrire cette histoire, l’histoire de Simone et Polyte, l’histoire des résistants, l’histoire aussi du con qui a envoyé le grand-père en camp de concentration. Même si on s’en fout un peu de sa vie de con.
Oui, il faut l’écrire car Hippolyte vient de mourir, 44 ans après être revenu de Dachau. De lui, il reste la figure du grand-père qui décide à 18 ans de s’engager et qui part pour le Maroc. De lui, il reste ce ruban rouge de la légion d’honneur «qui faisait joli». De lui, il reste un cahier avec un minaret sur la couverture où sont couchés les souvenirs, avec ces mots: «personnel et privé».
Voilà donc la petite-fille de résistants explorant cette autobiographie succincte, égrenant les dates et la vie de cet homme engagé. Jusqu’à ce retour en France, jusqu’à cet été 1944 et ces quelques mots entourés de deux dates:
«29 juin
Branle-bas de combat dans la prison Évacuation très rapide des prisonniers
avec leurs baluchons
direction la sortie.
«Minute inoubliable !
Devant le portail
des SS
Oui des boches.
Nous étions 800 et quelques résistants français
livrés à l’ennemi
par la police
soi-disant française »
Chargés dans des cars
direction Perrache
Entassés dans un train
direction l’Allemagne
2 juillet
Arrivée du convoi dans le camp de Dachau.»
Si le carnet n’en dit pas plus, il reste des notes, des brouillons pour dire les horreurs endurées, l’indicible. Et, après le choc de ces lignes insoutenables, la volonté de répondre à l’appel de son grand-père, de témoigner, de ne pas laisser son histoire sombrer dans l’oubli. De suivre le souhait émis dans la préface de ce récit sobrement intitulé Souvenirs:
«Je veux que, plus tard, les descendants de ma famille sachent quelle lutte continue et sournoise nous avons menée pour libérer notre beau pays. Je veux surtout que l’on sache la vie terrible que nous avons vécue dans les bagnes nazis».
Est-ce un hasard si Céline Didier s’est installée dans la Bretagne de Joseph Ponthus pour se lancer dans l’écriture de ce livre? Toujours est-il qu’elle s’est rapprochée du style de l’auteur des Carnets d’usine pour remplir son devoir de mémoire. Les vers libres donnent tout à la fois une dimension poétique et une fluidité de lecture à ces pages dont Hippolyte serait sans doute fier. Et c’est sans doute le plus beau compliment à faire à l’écrivaine.

C’était ton vœu
Céline Didier
Éditions Lunatique
Premier roman
166 p., 18 €
EAN 9782383980285
Paru le 01/12/2022

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Corgenon, un quartier de Buellas, Ceyzériat, Paris, Reims, le Cher et le Loiret, à Lyon et Bourg-en-Bresse, au Maroc notamment à Casablanca et dans l’Atlas et en Allemagne, à Dachau et Kempten ainsi qu’en Bavière.

Quand?
L’action se déroule de 1920 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quarante-quatre ans après Dachau décède le grand-père de Céline Didier, Hippolyte. Elle a alors 12 1/2 ans. Elle en a 44 quand elle prend la plume et se plonge dans les souvenirs de résistant et de déporté d’Hippolyte. Ses souvenirs, il ne les a pas racontés, il les avait précieusement consignés dans un petit cahier qu’il a tenu secret et que Céline Didier découvre longtemps après. Vient alors le moment où elle est poussée par l’envie et la nécessité de remplir le devoir de mémoire que ses mots implorent. Et elle exauce son vœu à sa façon : introspective, intime et poétique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Remue.net (Jacques Josse)
Ouest-France (Pierre Wadoux)
Blog Joellebooks
Blog Un livre après l’autre

Les premières pages du livre
« Et si on l’écrivait cette histoire
Et si on l’écrivait cette histoire
cette histoire tant de fois racontée
tant de fois évoquée
par bribes
Des bribes d’histoire
des bouts
des séquences
des anecdotes
Tellement par bribes
qu’on a du mal à l’écrire cette histoire
à la raconter d’une traite
entière
On n’est plus sûrs
on hésite
on ne sait plus dans quel sens cela s’est passé
on ne sait plus par quel bout la prendre
pour la restituer
au plus juste

On ne sait plus
ce qui est de l’ordre de la réalité
de l’imagination
On se demande si on ne mélange pas tout
il y a des incohérences dans notre récit
ce récit qu’on avait pourtant l’impression de maîtriser
Et si on l’écrivait cette histoire?!
Et si on remettait tout à plat
pour retrouver le sens de cette histoire
pour retranscrire la vraie histoire
celle qui s’est vraiment passée
celle qu’on n’a pas envie d’oublier
celle qui nous rend si fiers
d’appartenir à cette lignée
une lignée de résistants
d’hommes et de femmes
qui n’acceptent pas tout
qui n’ont pas envie d’accepter l’inacceptable
qui savent que ce qui est train de se passer est injuste
C’est insupportable l’injustice
Non ils n’accepteront pas
Ont-ils conscience à ce moment-là
qu’ils risquent leur vie?
Qui sait

Ce qui est sûr
c’est qu’ils y vont!
Là où leur conscience les mène
là où ils savent que c’est juste
Et ils n’hésitent pas
Ils y vont!
Advienne que pourra!
Qu’aurait-on fait à leur place?
Je me suis souvent posé cette question
moi qui ne supporte pas l’injustice
Ce n’est pas une coquetterie de ma part
de ne pas «supporter» l’injustice
comme quelqu’un qui ne «supporterait» pas le lin
et qui préférerait le coton
Non c’est viscéral
je ne supporte pas l’injustice, les injustices
ça me met hors de moi
ça me met la larme à l’œil, comme on dit
Une sacrée larme à l’œil!
C’est plutôt comme des sanglots qu’on garde en nous
on n’en fait jaillir qu’une larme
car on n’assume pas d’avoir envie de chialer
Chialer, oui, littéralement
à pleines larmes

tellement on est dégoûtés, écœurés, tristes
d’observer de telles injustices dans la vie
la vie de tous les jours
Mais on veut faire bonne figure
alors on n’autorise qu’une seule larme
à pointer le bout de son nez au coin de l’œil
comme pour réprimer notre hyperémotivité
car on se sent cons d’avoir envie de pleurer
en plein petit déjeuner
juste en entendant un «fait divers» à la radio
alors qu’on ne connaît pas la personne
qu’on n’est pas directement concernés
mais c’est plus fort que nous, les hypersensibles
ça y est on est pris aux tripes
on vit cette injustice de tout notre être
et c’est impossible, impensable
on a envie de pleurer, de se révolter
Mais on est là devant un bol de thé
et la situation ne s’y prête pas
là, à ce moment-là, on sait qu’on ne peut rien faire
on est impuissants
on ne va pas changer le cours des choses
on ne va pas changer le monde
en mangeant nos tartines
Alors on laisse juste venir cette petite larme

au coin de l’œil
comme si on s’autorisait quand même
à exprimer quelque chose
à montrer qu’on n’est pas d’accord
que c’est injuste
que la vie est parfois dure
un peu trop dure
et souvent avec les mêmes
ceux qui ne le méritent pas
Hippolyte et Simone
je ne sais pas s’ils ont eu la larme à l’œil
en voyant ce qui se passait dans leur pays
dans leurs villages
durant cette guerre
mais ce qui est sûr
c’est qu’ils n’ont pas accepté les bras ballants
cette situation
Ils y sont allés !
Où?
Là où ils savaient que c’était plus juste
pour eux
pour la société
pour nous
les suivants

les descendants
Ils étaient encore jeunes
mais je suis sûre qu’au fond
ils pensaient déjà à nous
nous, les suivants
nous à qui ils ne pouvaient pas léguer
une telle société
dans laquelle il aurait été impossible de vivre
Alors ils y sont allés !
Défendre leurs idéaux
combattre les absurdités de cette guerre
même si c’était au risque de leur vie
mais le savaient-ils seulement
Bien sûr ils le savaient
que ce n’était pas un jeu
qu’ils la risquaient leur vie
et pourtant il était impossible pour eux
impossible de ne rien faire
impossible de ne pas bouger
impossible de ne pas s’engager
impossible de ne pas lutter
impossible de laisser faire
sans réagir
sans se rebeller

se rebeller, étrange ce mot
comme si défendre une vie juste
c’était être rebelle…
Ils y sont allés !
Là où ils savaient qu’ils agiraient pour la bonne cause
là où c’était une évidence
là où Polyte se fera courser
Il a pourtant couru à toute vitesse, paraît-il
pour les semer
pour ne pas se faire attraper
pour ne pas se faire choper
pour ne pas se faire avoir
pour ne pas se faire piéger
pour les mater
et pourtant ils l’ont bien rattrapé
Dénoncé il a été
par un de ceux qui aurait pu choisir
de combattre à ses côtés
Cela aurait pourtant été logique
un gars du coin
ça se bat avec les autres gars du coin!
Qu’est-ce qu’il est allé faire avec l’ennemi celui-là?
Qu’est-ce qui pousse quelqu’un
à choisir le mauvais camp?

Le camp du méchant!
Qu’avait-il à y gagner ce gars du coin?
Ce gars qui connaissait mon grand-père
et qui l’a pourtant trahi
Pourquoi, pour quoi?
Va savoir ce qui fait prendre de telles décisions à ces
cons
ces cons qui font du mal par un simple geste
un geste tout bête
Par un acte d’aucune bravoure
ce con
il a envoyé mon grand-père aux camps !
Et là on ne parle pas de choisir son camp
du camp des gentils
ou du camp des méchants
non les camps dont on parle
ceux où il a envoyé mon grand-père
par seulement quelques mots
les mots de la dénonciation
ceux qui ne demandent pas beaucoup d’effort
il suffit juste de donner une information
à quelqu’un qui saura quoi en faire
par ces quelques mots
donnés au camp des méchants
ce con a envoyé mon grand-père aux camps !

Les camps de concentration!
Je crois bien que ce con
— je n’arrive pas l’appeler autrement
con c’est basique
ça ne me demande pas trop d’effort
à moi non plus
là, maintenant
de l’appeler comme ça
c’est court, c’est efficace
et je crois que ça le résume bien
con
tout simplement —
Eh bien je crois bien me rappeler
qu’il a bien payé sa connerie
ce con
car si j’ai bien tout compris
mais c’est un peu confus
comme si je n’arrivais jamais à me rappeler exactement
ce qu’il lui était arrivé à ce con
peut-être tout simplement
parce qu’en fait sa vie ne m’intéresse pas
il n’en vaut pas la peine
N’empêche que je crois bien que ledit con
s’est fait avoir et qu’il a mal fini
C’est con

Alors, on l’écrit cette histoire?!
Elle en vaut la peine
je le sais
on le sait tous
il faut qu’on la mette noir sur blanc
cette histoire
pour qu’elle ne s’efface pas
qu’on ne l’oublie pas
On leur doit bien ça
à Simone et Polyte
à tous les résistants
qui ont risqué leur vie
pour leurs idéaux
leurs valeurs
leurs principes
pour une vie meilleure
pour nous
nous, les suivants, les descendants
Alors, on l’écrit cette histoire?! »

Extrait
« Je veux que, plus tard, les descendants de ma famille sachent quelle lutte continue et sournoise nous avons menée pour libérer notre beau pays. Je veux surtout que l’on sache la vie terrible que nous avons vécue dans les bagnes nazis » p. 108

À propos de l’auteur
DIDIER_Celine_DRCéline Didier © Photo DR

Céline Didier est née en 1976 à Bourg-en-Bresse, dans l’Ain. Vit actuellement à Lorient. C’est en Bretagne que Céline Didier a posé ses valises en 2012. Elle n’en est pas repartie. Elle ne se lasse pas de cette région pour laquelle elle a eu immédiatement un coup de cœur, faisant même passer la capitale des Gaules en deuxième position. Lyon, elle y était arrivée pour étudier l’histoire et y était restée une quinzaine d’années. Son métier dans les domaines de la culture et de la communication (action culturelle autour du livre et de l’écrit, archéologie préventive, art contemporain…) et sa vie personnelle l’ont ensuite amenée à parcourir d’autres contrées, plus ou moins éloignées… de la Méditerranée au Morbihan. L’écriture fait partie de son quotidien professionnel depuis longtemps. Elle a d’ailleurs également corédigé des ouvrages thématiques sur les politiques culturelles. Mais c’est un autre type d’écriture plus personnelle, sans contraintes, sans éléments de langage, qu’elle a eu envie d’explorer. Elle se donne alors toute liberté de ton, de style, pour aborder une histoire très personnelle qui résonne aussi de façon universelle. Par une écriture intime et directe, elle plonge dans l’histoire de son grand-père en mettant au jour les traces qu’il en reste – souvenirs et écrits –, tente de comprendre les silences, questionne l’engagement, la filiation, la transmission et la vie… après la déportation. Cela donne naissance à son premier livre intitulé C’était ton vœu et publié aux éditions Lunatique. Un extrait de C’était ton vœu a été publié dans le n°9 de la revue Rumeurs (La Rumeur libre éditions) à l’automne 2021. (Source: Éditions Lunatique)

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Ceci n’est pas un fait divers

BESSON_ceci_nest_pas_un_fait_divers  RL_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Quand le narrateur apprend que son père a tué sa mère, il file prendre le TGV pour rejoindre sa sœur de 11 ans dans la maison familiale de Blanquefort pour tenter de la réconforter, elle qui est seule témoin d’un féminicide brutal. Comment son père a-t-il pu donner dix-sept coups de couteau à se femme avant de prendre la fuite ?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Papa vient de tuer maman»

Après l’accident de train Paris-Briançon, Philippe Besson continue d’explorer la société française à l’aune de ces faits divers. Son nouveau roman raconte le désarroi de deux enfants face à un féminicide. Habilement construit, il éclaire tout à la fois les failles du système et la violence d’un tel traumatisme.

C’est à Paris que le narrateur apprend la bouche de sa petite sœur Léa, 13 ans, qui a assisté au drame et a trouvé le courage d’appeler son frère: «Papa vient de tuer maman.» Un choc qu’il lui faut rapidement digérer pour venir au secours de l’adolescente désormais seule aux côtés du cadavre. Leur père a pris la fuite sans un mot pour sa fille qu’il a aperçu une fois le crime commis.
Dans le TGV qui le conduit à Blanquefort, berceau de la famille, il prévient les gendarmes et s’assure de la sécurité de Léa qu’il préfère ne pas assaillir de toutes les questions qui trottent dans sa tête.
Arrivé sur place, il prend rapidement conscience de l’horreur de la situation en voyant les badauds se rassembler autour de la scène du crime et en apprenant que sa mère s’était fait saigner de dix-sept coups de couteau. Après avoir reconnu le corps à la morgue, accompagné sa sœur chez les gendarmes pour son interrogatoire, elle qui reste le seul témoin du drame, il retrouve son grand-père maternel qui, après avoir perdu son épouse, perd sa fille unique.
Si pendant le dîner, ils prennent tous bien soin de ne pas évoquer le drame, chacun des protagonistes doit maintenant se confronter aux questions, comment cela a-t-il pu se produire et pourquoi? Comment n’a-t-on pas vu venir la chose? Qu’aurait-t-il fallu faire ? Ce sentiment de culpabilité va d’abord perturber le narrateur, parti à l’opéra de Paris cinq ans plus tôt pour y intégrer le corps de ballet, vivre sa passion pour la danse, mais aussi laisser ses parents se disputer et sa petite sœur assister impuissante à ces tensions croissantes.
Tout en retraçant le parcours de Cécile Morand, la fille du buraliste, et de son mari, persuadé que son épouse était désormais sa chose, celle sur laquelle il pouvait passer toutes ses colères et toutes ses frustrations, Philippe Besson nous propose – comme le titre du roman le suggère – de ne pas nous attarder aux gros titres de la presse. Sur les pas des enquêteurs et aux côtés de la famille, l’enquête qui se déroule va apporter son lot de révélations. Sur les silences et les dysfonctionnements de la machine judiciaire, mais aussi sur le quotidien de deux enfants qui doivent désormais vivre avec l’image d’une mère lardée de coups de couteau, d’un père qu’ils ne veulent plus voir, d’un grand-père qui tente de les secourir de son mieux. En le lisant, on voit s’incarner tout un jargon. On saisit la violence d’un féminicide, on appréhende la rouerie du pervers narcissique, on comprend la difficulté de traiter le choc post-traumatique.
Tout aussi réussi que Paris-Briançon, ce roman s’inscrit dans le droit fil de Sa préférée de Sarah Jollien-Fardel, l’une des révélations de l’an passé, qui racontait aussi l’emprise d’un mari violent sur son épouse. On lui souhaite la même réussite !

Ceci n’est pas un fait divers
Philippe Besson
Éditions Julliard
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782260055372
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Blanquefort, en Gironde. On y évoque aussi Paris, Bordeaux et une escapade à la dune du Pyla.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Papa vient de tuer maman.» Passée la sidération, deux enfants brisés vont devoir se débattre avec le chagrin, la colère, la culpabilité. Et réapprendre à vivre.
Léa, treize ans, et son frère, dix-neuf ans, ont grandi à Blanquefort, en Gironde. L’aîné a quitté le foyer familial à quatorze ans pour aller étudier la danse à Paris. Lorsqu’il reçoit un appel affolé de sa sœur lui annonçant que leur mère a succombé sous ses yeux aux coups de leur père, il pare au plus pressé: appeler la police et sauter dans un TGV pour retrouver Léa. En chemin, surgit le remords d’être parti depuis cinq ans, laissant sa cadette seule avec leurs parents, un couple aux relations tourmentées. Une fois sur place, il est confronté à l’effroyable réalité: le pavillon familial encerclé par les gendarmes, le corps sans vie de la défunte gisant sur le sol de la cuisine; son père fugitif, recherché pour meurtre; sa sœur, mutique, enfermée dans son traumatisme.
Le jeune homme remonte le cours du temps pour tenter de comprendre l’origine d’un tel acte. Il se remémore son père, instable et maladivement jaloux, piégé dans une vision étriquée de la masculinité, et sa mère, épouse effacée masquant la terreur que lui inspire son mari, toujours arrangeante pour ne jamais le froisser. Peu à peu, le puzzle prend forme. Tous les signes avant-coureurs de la tragédie étaient là, mais personne n’a rien vu, rien fait pour l’empêcher. Le fils brisé doit, dès lors, se débattre avec la culpabilité et le ressentiment. Tout en étant investi d’une nouvelle responsabilité: protéger Léa. Ainsi s’engage un long combat pour inventer un avenir possible.
Philippe Besson s’empare d’un sujet de société qui ne cesse d’assombrir l’actualité: le féminicide. En romancier du sensible, il y apporte un éclairage singulier, adoptant le point de vue des enfants des mères tuées par leur conjoint, dont on ne parle que trop rarement. Avec pudeur et sobriété, ce roman, inspiré de faits réels, raconte la difficulté de vivre l’après, pour ces victimes invisibles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)

Les premières pages du livre
« Au téléphone, d’abord, elle n’a pas réussi à parler.
Elle avait pourtant trouvé la force de composer mon numéro, trouvé aussi la patience d’écouter la sonnerie retentir quatre fois dans son oreille, puisque j’étais occupé à je ne sais quoi à ce moment-là et que j’ai décroché à la dernière extrémité. Finalement, elle m’avait entendu crier son prénom dans une sorte de précipitation car j’étais tracassé à l’idée d’avoir manqué l’appel mais au moment de s’exprimer, aucun son n’est sorti, aucun, comme si soudain elle était devenue muette et, en réalité, c’était ça, exactement : elle était devenue muette, sous la violence du choc.
Moi, je ne savais rien du choc. Je savais juste que ma petite sœur m’appelait, ce qu’elle ne faisait qu’en de très rares occasions – on ne se parlait pas beaucoup, et généralement c’était en tête à tête, lorsque je rentrais le week-end – et si j’étais un peu surpris, je n’étais pas vraiment inquiet. L’inquiétude a déboulé quand j’ai entendu son souffle, son souffle seulement, dans le téléphone, sa respiration, la respiration de quelqu’un qui suffoque ; voilà, ça ressemblait à une suffocation. Alors, j’ai recommencé à m’exclamer, j’ai dit : « Léa ? Léa c’est toi ? » Et pas de réponse.
J’aurais pu penser : elle me fait une blague, ou elle a appuyé sur la touche correspondant à mon contact par inadvertance et elle ignore que je l’entends, ce sont des choses qui arrivent, mais je n’ai pas pensé ça. J’aurais pu imaginer qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre au bout du fil, une personne qui lui aurait subtilisé son portable, ou qui téléphonerait à sa place parce qu’elle en serait empêchée, mais je ne l’ai pas imaginé : j’étais certain que c’était bien elle. Ce souffle, même court, même déformé, était le sien, ça ne faisait aucun doute. Je ne pouvais pas me tromper. Ça avait à voir avec l’intimité. C’est même la preuve de l’intimité, ce genre de certitude.
Comme elle ne disait toujours rien, j’ai insisté, avec de la douceur cette fois-ci, en gommant toute angoisse, en n’y mettant aucune exaspération non plus, à croire que j’avais deviné qu’il fallait être gentil, et elle a enfin pu s’exprimer. Elle a murmuré : « Il s’est passé quelque chose. »
Je me souviens très bien de la sensation de glace le long de mon échine, j’étais assis sur le tabouret devant la petite table de cuisine de mon studio et je me suis aussitôt redressé sous l’effet du froid. J’ignore pourquoi ce souvenir est si précis quand tant d’autres, demeurés flous, ont exigé des efforts considérables pour que je parvienne à les reconstituer – il faudrait que j’en demande l’explication à ma psy –, je suppose que certains instants décisifs sont inoubliables, et parfois on sait, tandis qu’ils se produisent, qu’ils sont, en effet, décisifs.
Je n’ai pas demandé : « Il s’est passé quoi ? » J’en aurais eu largement le temps puisque, avant de poursuivre, Léa a laissé s’écouler plusieurs secondes, au moins une dizaine ; les secondes qui lui étaient nécessaires pour reprendre le dessus et réussir à nommer l’innommable. Je devais soupçonner que ça ne servait à rien de formuler une telle question car ma petite sœur allait parler désormais, malgré sa voix anémiée, malgré son souffle resserré. Elle était l’unique détentrice d’une vérité et elle allait la révéler, ça lui appartenait, elle avait téléphoné dans ce seul but, me choisir s’était imposé comme une évidence, elle avait été paralysée au tout début, puis en proie à une vive émotion mais elle en était capable, elle dirait ce qu’elle avait à dire.
Et c’est ce qu’elle a fait.
Elle a dit : « Papa vient de tuer maman. »

Léa avait treize ans, moi dix-neuf.
On n’était pas taillés pour une calamité de cette nature, de cette ampleur.
Personne ne l’est. Évidemment.
Sauf que nous, ça nous est tombé dessus.

D’autres que moi auraient hurlé un « quoi ? qu’est-ce que tu racontes ? », demandé qu’on répète pour s’assurer d’avoir compris – en fait ceux qui demandent qu’on répète ont compris, simplement ils obéissent à un réflexe pavlovien, ils n’y croient pas, ils ne peuvent pas y croire, ou ils sont dans une forme de déni – moi je n’ai pas
hurlé, pas protesté.
En revanche, j’ai ânonné un « comment ? », exigé des éclaircissements, cherché à connaître les circonstances exactes, la façon dont les choses s’étaient produites. C’est cela qui est venu. Ça ne pouvait pas demeurer aussi général, aussi colossal, il fallait des détails, du concret, du substantiel, du tangible, il fallait des frontières, des lisières.
Léa n’a pas répondu.
J’ai mesuré, trop tard, qu’on ne devait pas poser ce genre de questions à une gamine de treize ans, encore moins à la fille de la victime.
Alors, j’ai réduit mes exigences, baissé d’un ton et émis l’hypothèse qui m’a paru la moins effroyable, celle en laquelle je plaçais un dernier espoir, sans y croire pourtant: « Il n’a pas fait exprès ? »
Elle s’est contentée du strict minimum: «Si.»
Un «si» calme, définitif.
Qui nous envoyait droit en enfer.
Là, je me suis tu à mon tour.
Abasourdi, assommé par la nouvelle, écrasé par elle. Il faut le reconnaître : c’était tellement énorme et tellement inattendu. Encore aujourd’hui, quand il m’arrive de convoquer les mots murmurés par Léa pour les réentendre dans ma tête, où d’ailleurs ils me parviennent avec une acuité confondante et une facilité désarmante, je continue d’être stupéfié et démoli. Je reste ébloui qu’ils aient été prononcés un jour.

Ensuite, j’ai été dévasté, je crois. Oui, c’est un abattement qui s’est produit, juste après. Ma mère était morte. Ma mère, qui comptait tant, que j’aimais – le vilain mot, d’ailleurs je ne l’avais jamais prononcé, idiot que j’étais – et dont j’allais être privé pour toujours, alors que j’entrais tout juste dans l’âge adulte (cette nouvelle allait m’y précipiter, comme on jette une friture dans de l’huile bouillante – cette image déroutera sans doute, elle est cependant la plus juste). Le chagrin m’a envahi. Il n’a pas provoqué de sanglots, ni même de larmes – la stupeur, ça stoppe les épanchements – mais il s’agissait bien de chagrin. Il s’agissait bien d’affliction, de désolation, appelez ça comme vous voulez.
J’ai aussi éprouvé un sentiment d’horreur. Ma mère avait succombé à une mort violente. On croit toujours que la mort de ses parents surviendra tardivement, calmement, et quand on aura eu le temps de s’y préparer. On redoute la maladie. On écarte l’hypothèse de l’accident ; par manque d’imagination, ou par superstition. On n’envisage jamais le meurtre. Jamais l’exécution. Ça n’arrive que dans les films, ou dans les journaux à scandale.
Puis a surgi l’indignation. Ma mère venait de perdre la vie alors qu’elle se trouvait sans défense, ou en tout cas qu’il lui était impossible d’avoir le dessus. Elle était une femme menue quand mon père était une force de la nature. Face à lui, elle n’avait pas la moindre chance de s’en sortir. Qui plus est, l’apprendre par téléphone rendait le tout encore plus irréel et ahurissant. J’étais perdu. Absolument perdu. (C’était ma faute aussi : je m’étais beaucoup éloigné et depuis longtemps, je devrai en reparler.)
Quand je raconte, on pourrait croire que cet enchaînement d’émotions a duré longtemps. Mais non, à peine une poignée de secondes.
C’est extraordinaire, tous les états qu’on peut traverser en une poignée de secondes.

La respiration de ma petite sœur dans le combiné a tout renvoyé au second plan : il y avait des urgences à gérer et j’étais celui qui pouvait, qui devait les gérer. N’est-ce pas aussi pour cela qu’elle m’avait appelé ?
« Tu es où, là?
— Dans la cuisine.
— Seule?
— Avec maman. »
Elle a dit « maman » comme si notre mère était encore en vie, encore une personne vivante, comme si rien n’avait changé. J’ai dû réprimer un sanglot. Puis j’ai visualisé la scène. J’ignorais toujours les circonstances, mais il n’était pas difficile d’imaginer le cadavre au sol, du sang autour. Quand je dis : « pas difficile », qu’on ne se méprenne pas. Évidemment, c’était horrible. Et même insoutenable. Mais ça relevait de la déduction, du raisonnement, d’autant que je connaissais parfaitement la topographie des lieux. J’ai donc vu Léa près du cadavre de notre mère. Qu’on me permette de m’arrêter sur cette étrangeté. La scène, je ne l’ai jamais vue pour de bon. C’est pourtant elle qui continue de me hanter. « Et papa? Il est toujours là?
— Non. Il a foutu le camp, je ne sais pas où. »
De nouveau, j’ai imaginé (c’était ma façon de corriger mon éloignement, mon absence, ma défection à l’instant le plus considérable). Il avait reculé d’abord, sans doute un peu hagard, avant de décamper comme un trouillard, un lâche. Peut-être n’avait-il même pas claqué la porte en sortant. Dans l’allée devant la maison, il avait tangué tel un homme ivre. J’ai immédiatement effacé cette image. Parce qu’elle atténuait la portée de son geste. « Tu es absolument sûre que maman est…?
— Oui. » Je ne nourrissais guère d’espérance mais, quand on n’a jamais été en présence d’un cadavre auparavant, on peut se tromper, non? Les coups portés (s’il s’agissait bien de coups) auraient pu ne pas être fatals. Sauf que le « oui » a été net lui aussi. Léa avait beau être bouleversée, son intelligence était intacte. (J’apprendrais qu’elle avait pris son pouls, encore une vision insoutenable.) Et, dans cette tempête, les faits établis, les vérités simples constituaient, pour elle, une boussole. J’ai conscience de ne pas avoir terminé ma question, de ne pas avoir prononcé le terme fatidique (de cela aussi, je suis certain). Après coup, je me suis demandé si j’avais buté sur la réalité, à la façon d’un cheval qui renonce devant l’obstacle, si j’avais manqué de courage.
Ou si j’avais souhaité ne pas rajouter de la violence. Je crois maintenant que Léa m’a coupé. Que c’est elle qui a choisi de me protéger.
« Toi, tu n’as rien?
— Non.» Il ne s’en était pas pris à elle (j’ai failli ajouter «Dieu merci», sauf qu’il n’y avait aucun dieu à remercier et s’il en existait un, il était plutôt à blâmer). Il serait temps plus tard de déterminer si mon père l’avait menacée, s’il avait tenté quelque chose – ce qui ajouterait encore à l’effroyable – mais ce qui importait, c’est qu’elle fût saine et sauve. Ce serait l’unique bonne nouvelle de cette journée d’apocalypse.
« Ne reste pas dans la cuisine, s’il te plaît. Monte dans ta chambre, ferme-la à clé et n’en sors pas. »
Il était fondamental de la mettre à l’abri, et surtout de la préserver du spectacle terrible qui s’offrait à elle. Si, moi, j’étais déjà en proie à l’effarement et à la panique, alors dans quel état pouvait-elle se trouver ? D’autant qu’elle avait peut-être même assisté à la mise à mort, mais cela, je n’ai pas osé le lui demander. On en parlerait les yeux dans les yeux. « Ou va chez Mme Bergeon, si tu préfères. » J’improvisais. Rester dans la maison, même porte close, pouvait sembler rassurant, mais se révéler dangereux, si notre père revenait. Se réfugier chez la voisine offrait davantage de sécurité. À moins que le meurtrier – c’est ainsi qu’il devait être désigné, n’est-ce pas ? – ne rôde encore dans les parages.
Elle a dit : « Je préfère ma chambre. » Un univers rassurant pour elle, un cocon, un endroit où il ne pouvait rien lui arriver. Cela étant, dans une cuisine non plus, il n’est pas censé arriver quoi que ce soit. Dans une cuisine non plus, on n’est pas censé se faire tuer. J’ai répondu : « Comme tu voudras. » J’ai poursuivi : « Je préviens la police. Ils seront là rapidement. Et moi, je prends le premier train. » Elle a dit : « D’accord. » J’ai ajouté : « Je te rappelle quand je serai dans le TGV. Je ne te laisse pas, hein. Je ne te laisse pas. » Elle a redit : « D’accord. »
Après avoir raccroché, je suis resté assis sur le tabouret. Je devais pourtant m’occuper des gendarmes, de mon billet, mais je n’ai pas pu m’empêcher de chercher dans ma mémoire la dernière fois que j’avais vu ma mère en vie. C’était trois semaines plus tôt. Elle m’avait raccompagné au train. J’ai essayé de me rappeler ses derniers mots et je n’y suis pas arrivé. C’étaient sans doute des mots tout bêtes. Quelque chose comme : « Tu as vérifié que tu n’as pas oublié tes clés ? » J’ai tenté de reconstituer la toute dernière image. Dans mon souvenir, elle se tenait sur le quai, levait la main dans ma direction pour me dire au revoir. J’avais dû lui répondre avec le même signe de la main, mais je n’en étais pas certain. Mon imprécision, ce flottement m’ont mortifié.
J’ai senti que je ne devais pas me redresser tout de suite. J’avais besoin de recouvrer mes esprits pour ne pas être victime d’un éblouissement et chuter. Comme après une prise de sang. Et j’avais besoin de penser, de sortir de l’indépassable folie de la brève conversation avec ma sœur, de reprendre une forme de contrôle. J’ai alors prononcé les mots à voix haute et en les détachant : mon père vient de tuer ma mère.
C’est ça qui s’est imposé: prononcer les mots à voix haute, avec l’intention d’établir leur consistance, leur matérialité, de leur conférer un sens ; avec l’espoir irrationnel de mettre également leur teneur à distance, au moins un peu.
Cependant, c’est un résultat très différent que j’ai obtenu. Devant la table minuscule, je me suis rendu compte que, si j’étais choqué, je n’étais peut-être pas complètement surpris. J’ai pensé : ça devait arriver. Ou plutôt : ça pouvait arriver. Pourtant, jamais, auparavant, je n’avais formé cette prédiction. Jamais. Alors quoi? Alors elle devait être tapie dans mon inconscient et voilà qu’elle surgissait. Trop tard.
Mais non. J’ai chassé l’idée. Ce n’était pas le moment d’être rattrapé par des trucs pareils. »

Extraits
« Cécile Morand. Née au milieu des années 1970. Si aussitôt vous visualisez l’imagerie de l’époque, les pantalons pattes d’eph, les fleurs dans les cheveux, la paix et l’amour, le retour à la nature, les combats féministes, les luttes ouvrières, Pompidou bouffi de cortisone, vous vous fourrez le doigt dans l’œil. Bien sûr que c’était ça, mais pas à Blanquefort, Gironde, sept mille habitants à ce moment-là. Cécile Morand était avant tout la fille du buraliste. Et ça suffisait pour la définir, ça la résumait, ça résumait son monde. » p. 51-52

« La réalité, c’est qu’on cherche rarement à savoir qui étaient nos parents avant qu’ils ne deviennent nos parents. On dispose d’informations, bien sûr. On connaît approximativement leur parcours, on sait ce que faisaient leurs propres parents puisqu’on les fréquente en général, on possède des repères, des balises, mais souvent on n’a pas cherché à en apprendre davantage, comme si ça ne nous regardait pas, comme si ça leur appartenait à eux seulement, ou comme si ça ne nous intéressait pas, le passé des autres c’est tellement ennuyeux quand soi-même on est dans l’âge tendre ou l’âge bête. Il arrive que certains se montrent curieux, posent des questions, ça n’a pas été mon cas, je ne les ai jamais interrogés sur leur jeunesse. J’imagine que c’était aussi un effet de notre pudeur, du mutisme imposé au sujet des sentiments, on n’allait pas se livrer à des confessions, du déballage. » p. 58

« j’ai appris qu’il faut plonger dans les profondeurs pour comprendre ce qui se passe à la surface. J’ai compris aussi que l’invisible est plus parlant que le visible. Et que des bribes ne deviennent des indices que si on les relie à quelque chose d’autre, ou entre elles. » p. 65

À propos de l’auteur
BESSON_Philippe_DRPhilippe Besson © Photo DR

Auteur de premier plan, Philippe Besson a publié aux éditions Julliard une vingtaine de romans, dont En l’absence des hommes, prix Emmanuel-Roblès, Son frère, adapté au cinéma par Patrice Chéreau, L’Arrière-saison, La Maison atlantique, Un personnage de roman, Arrête avec tes mensonges, prix Maison de la Presse, en cours d’adaptation au cinéma avec Guillaume de Tonquédec et Victor Belmondo, sous la direction d’Olivier Peyon, Le Dernier Enfant et Paris-Briançon. (Source: Éditions Julliard)

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La montagne et les pères

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En deux mots
Maintenant qu’il a fait sa vie loin de ce coin du Montana où il a grandi, Joe Wilkins se souvient. Il raconte son enfance, sa famille, ses connaissances. Il raconte le travail acharné, la souffrance ponctuée de drames et l’envie d’ailleurs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

De retour dans le Montana

Avec La montagne et les pères Joe Wilkins s’éloigne du nature writing pour nous offrir un roman d’apprentissage qui débouche sur des questions existentielles. Sur la justesse de nos choix, sur la force des racines, y compris dans une nature hostile.

À l’heure de raconter sa vie, Joe Wilkins se plonge dans ses souvenirs, essaie de démêler ce que tient du vécu et de la légende, d’une sensation ou du rêve. Mais ce dont il se souvient parfaitement, c’est de ce jour où il a dû grimper dans la voiture de son grand-père, serré contre son frère, à côté de sa sœur aînée pour aller jusqu’à l’hôpital accompagner son père dans la mort. Il se souvient de la famille en pleurs et des trop courtes années avec lesquelles il aura pu partager des souvenirs avec lui, notamment lorsqu’ils allaient chasser ensemble. Il se souvient aussi des escapades avec son frère dans ce coin de l’est du Montana, le Big Dry. La nature désertique y a fait fuir la plupart des habitants, la compagnie ferroviaire y a même récupéré rails et traverses pour ne laisser que la saignée de la voie ferrée. Mais c’est là, aux côtés du grand-père qu’il a grandi et qu’il a appris à survivre. Au sein d’une famille unie que se mère tenait à bout de bras: «ma mère est mère et père et Dieu, et ma sœur avec son maquillage et poster de Jon Bon Jovi en veste de cuir est une adolescente et mon frère aux yeux ensommeillés est un enfant, et je suis un enfant: blondinet et aimé, un garçon que tout émerveille et que tout désoriente, déjà trop grand pour mon jean d’occasion, avide de connaître ce jour nouveau.»
Le chapitre suivant, remontant le temps, va être consacré à sa mère, à son parcours, ses rêves d’évasion et à sa rencontre avec celui qui deviendra son père et ses différentes affectations qui les mèneront de Seattle jusqu’au Big Dry. Suivront une galerie de personnages qui ont croisé et formé le narrateur. De Keith Nelson, le voisin qui lui parlait comme un homme en lui offrant des montagnes de cheeseburgers, Pa Peters, le vieil homme qui connaît les meilleurs endroits pour pêcher, coach Drease qui va en faire son chouchou, l’oncle de Caroline du Nord Clifton Wilkins, le gros Donnie Laird qui a réparé le panneau de basket, la tante Edith Freeman qui lui a fait découvrir le restaurant chinois ou encore leur prof Frank Hollowell, sans oublier les histoires du grand-père.
Dans les trois parties suivantes, Joe Wilkins va procéder par cercles concentriques et élargir son horizon. Il se sociabilise et revient sur ses amis et connaissances, sur ses professeurs, sur les gens qui ont croisé sa route et lui ont permis de se construire et de prendre le large au sens propre comme au sens figuré.
Ce roman d’apprentissage autant que d’hommage à ses parents va le conduire jusqu’à la transcendance, jusqu’à ces questions existentielles comme celle sur la théodicée, c’est-à-dire «les interrogations et les explications, les luttes contre ce qu’il faut comprendre comme la justice divine, le fait qu’un Dieu bon et omniscient ait choisi ceci pour certains d’entre nous, et cela pour d’autres, qu’il ait dit: “Je vous donne la vie. À vous, je donne la vie. Et à vous, je donne la douleur.”» Oui, le nature writing réserve bien des surprises!

La montagne et les pères
Joe Wilkins
Éditions Gallmeister
Roman
Traduit de
288 p., 23,40 €
EAN 9782351782101
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, principalement dans le Montana. On y voyage aussi à Seattle, Minneapolis ou encore en Caroline du Nord.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Big Dry, dans le Montana. Des hautes plaines âpres et presque vides frappées par la sécheresse, auxquelles des hommes durs à la tâche s’obstinent à arracher de quoi survivre. C’est dans ce monde qu’a grandi Joe Wilkins, élevé après la mort précoce de son père par une mère qui avait renoncé à ses rêves d’aventure pour suivre l’homme qu’elle aimait, et un grand-père qu’on pourrait croire tout droit sorti de la conquête de l’Ouest. À travers son histoire et celles de quelques autres, Wilkins raconte cet univers magnifique et violent, qui dès leur plus jeune âge marque les enfants, forge les hommes et interroge le mythe américain de la virilité dans l’Ouest sauvage.
Avec émotion et lyrisme, Joe Wilkins ressuscite une époque qui paraît hors du temps. Mais ce voyage à la recherche d’un père disparu n’est-il pas, finalement, une quête de soi-même ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
A Voir A Lire (Cécile Peronnet)
Le Télégramme (Anne Lessard)
Blog Pamolico

Les premières pages du livre
« PROLOGUE
La nuit
Ce dont je me souviens, sans hésitation, c’est de l’obscurité.
Ce dont je me souviens, c’est d’être tiré de l’obscurité du sommeil par mon grand-père – je ne vois que le large bord sombre de son chapeau en feutre gris – et d’être délicatement installé sur la housse en peau de mouton de la banquette arrière dans l’Oldsmobile de mes grands-parents. Ce dont je me souviens, c’est de mon frère cadet, son petit corps tiède contre moi, et au-delà, ma sœur aînée, son dos droit et son absence de sourire. Elle a treize ans et elle comprend ce qu’il se passe, elle a enfoui son visage entre ses mains. Ce dont je me souviens, c’est d’être tiré de l’obscurité du sommeil et plongé dans l’obscurité d’une profonde nuit d’hiver, dans l’est du Montana.
Ce dont je me souviens, c’est des phares de l’Oldsmobile creusant l’obscurité, trouant l’espace devant nous : les deux voies de l’autoroute, les bras des peupliers dans l’hiver, l’éclat soudain d’un escarpement de grès et les Bull Mountains en arrière-plan. Mon grand-père appuie-t-il doucement sur la pédale de frein alors que nous filons sur les lacets au-dessus de la rivière ? À qui sont ces yeux jaunes près du fossé ? Un lièvre ? Une moufette ? Un coyote, peut-être ? Mon frère s’est-il mis à pleurer, lui aussi ? Je ne sais pas, je ne sais pas – je vois un peu dans l’obscurité, mais pas très loin.
Ce dont je me souviens, c’est d’un prêtre aux yeux secs vêtu d’une soutane noire qui enlace ma mère éplorée. Sommes-nous allés dans une pièce voisine ? Ou mon père a-t-il été roulé jusqu’à nous ? Je ne sais pas, je ne m’en souviens plus, mais peu importe, il est bien là – mon père, immobile et froid, sur une table métallique. Le prêtre se penche au-dessus de lui, ses fines lèvres bougent et récitent une prière. Une part de moi-même voudrait affirmer qu’il plonge deux doigts dans un petit flacon au large goulot et dessine une croix à l’huile sur le front paternel. Une part de moi-même voudrait affirmer qu’à la lumière des néons de l’hôpital, je vois luire la croix d’huile.
Ce dont je me souviens, c’est de ma mère qui touche mon père, ses mains partout sur ce corps jaune chimique : ses bras maigres comme des bâtons et son visage enflé, son crâne chauve et son torse enfoncé. Ce dont je me souviens, c’est de nous tous, en pleurs, même mon grand-père. Ce dont je me souviens, c’est que tout ceci est trop insoutenable.
Nous partons. Ou bien mon père est emporté. J’ignore comment, mais nous ne sommes plus au même endroit que lui, ou au même endroit que son corps, et nous sommes effondrés sur des chaises d’hôpital en plastique. Nous pleurons encore, plus doucement à présent, nos mains inutiles et aussi étranges que des ailes dans la lumière trop puissante de cette pièce. Nous y restons quelques minutes ou quelques heures. Je ne sais pas. Mais qu’il ait été emporté ou qu’il ait toujours été dans une autre salle, après ces quelques minutes ou ces quelques heures, nous nous levons tous pour aller le voir une dernière fois – même mon petit frère, dont les respirations humides résonnent à présent comme de minuscules cloches chagrines – et je ne me lève pas, je ne quitte pas ma chaise pour les suivre. Je ne vais pas voir mon père. Tous les autres y vont. Pas moi. Je suis triste et apeuré, et ils me laissent ainsi.
Suis-je seul à cet instant ? Il me semble que je suis seul, je me vois seul. Me laissent-ils vraiment dans cette salle anonyme d’hôpital ? Le prêtre reste-t-il avec moi ? Ou une infirmière mince et affairée ? Je ne m’en souviens pas.
Il y a tant de choses dont je ne me souviens pas.
Et une part de moi-même voudrait dire, et alors ? Qu’est-ce que ça signifie, en vérité, de se souvenir ? Si un coyote fait claquer ses crocs jaunes dans la nuit, si une croix d’huile brise et éparpille la lumière, si je suis seul ou non – quelle importance ? La lumière s’est brisée, d’une manière ou d’une autre. Ce coyote n’est sûrement plus que poussière. Mon père est toujours dans le Montana, et n’est plus que poussière. Et moi ? Je ne suis plus ce garçon triste au visage rond. Plus apeuré ni seul, en imaginant que je l’aie été un jour. Et si je ne me suis pas levé pour aller voir mon père, je me dis que ça n’a pas d’importance.
Ou bien, comme un enfant, fais-je semblant ?
Voilà l’histoire : Ma femme et moi rentrons d’une visite chez des amis à Chicago. C’est le soir, nos phares repoussent la pénombre sur cette autoroute plane et droite du Midwest. Je me repose sur le siège passager, le front contre la vitre fraîche. Juste à la sortie de Moline, j’aperçois au-delà d’une clôture le faible clignement de deux yeux jaunes – et en un instant, je ne suis qu’une frêle embarcation à la dérive sur la rivière en crue et boueuse des années en dégel ; en un instant, je ne suis qu’un garçon orphelin de père, le cœur brisé dans les distances intérieures que façonne la solitude ; en un instant, je ne souhaite rien d’autre que de me lever et de revoir mon père. Nous partons sans jamais partir. Nous grandissons sans jamais grandir. Nous pleurons la perte, nous pleurons et pleurons.
Mais parfois, aussi, nous nous souvenons, et nous faisons volte-face pour affronter ce chagrin. Se souvenir est l’inverse de faire semblant, c’est commencer à s’avouer la vérité. Et je sais pourtant – pourquoi mon grand-père, ce doux cow-boy qu’il était, pourquoi portait-il son chapeau à l’intérieur de la maison ? Pourquoi l’onction à ce moment-là, alors que mon père était mort depuis des heures ? – que la mémoire ne suffit jamais. La mémoire tourne et glisse, elle cille dans la pénombre. Comme un trait luisant d’huile, la mémoire trompe et dessine des arcs-en-ciel dans la lumière. C’est dans les flots d’une histoire que le garçon commence à comprendre. Que le garçon devient un homme. Un homme meilleur. À travers les histoires, nous apprenons à vivre comme des êtres humains dans la sombre demeure de nos corps. Car, quoi que l’on fasse, on y est seuls. Et on méprise, à juste titre, cette pénombre solitaire. On tend le bras comme on peut, et on cherche à tâtons une autre main – celle d’une mère, d’un frère, d’une sœur, d’une amante, d’un fils –, on leur offre notre cœur, notre histoire.
Je me souviens encore d’une dernière chose : mon grand-père me prend entre ses bras durs. Il me tire de sous mes couvertures en laine et mon édredon en patchwork. Il me pose, délicatement, au bord du vieux lit superposé militaire que je partage avec mon frère. Il me dit de m’habiller, mais j’ai encore sommeil, je n’ai pas envie de me réveiller ni de m’habiller. J’essaie de me recoucher et de me blottir sous les couvertures. Mon grand-père ne me secoue pas, ne me réprimande pas. Il me prend simplement dans ses bras. “Ton père a besoin de toi, dit-il. Il faut que tu ailles voir ton père.” »

Extraits
« Et encore fatiguée par le labeur agricole de la veille mais nous préparant pourtant le petit déjeuner, ma mère est mère et père et Dieu, et ma sœur avec son maquillage et poster de Jon Bon Jovi en veste de cuir est une adolescente et mon frère aux yeux ensommeillés est un enfant, et je suis un enfant: blondinet et aimé, un garçon que tout émerveille et que tout désoriente, déjà trop grand pour mon jean d’occasion, avide de connaître ce jour nouveau. » p. 48

« Bientôt, je quitterai le Montana, j’irai à l’université — mais c’est comme si j’étais déjà parti. Toute la journée, je rêve et divague, toujours la tête ailleurs, peut-être dans le dernier livre que j’ai lu ou dans un univers lumineux de ma propre invention — si loin que je ne remarque même pas le ciel à l’ouest se teinter d’un noir d’ecchymose, ni les plaies déchiquetées en forme d’éclairs. Un grondement de tonnerre me ramène aussitôt à la réalité. Les premiers grêlons s’abattent et ricochent sur les pierres. » p. 210

« La théodicée, c’est ainsi que l’appellent les croyants: Les interrogations et les explications, les luttes contre ce qu’il faut comprendre comme la justice divine, le fait qu’un Dieu bon et omniscient ait choisi ceci pour certains d’entre nous, et cela pour d’autres, qu’il ait dit: “Je vous donne la vie. À vous, je donne la vie. Et à vous, je donne la douleur.”
Peut-on avoir confiance en un Dieu aussi capricieux et aussi malveillant? Et qu’en est-il alors de nos pères et de nos mères, nos premiers dieux, les plus puissants ? » p. 272

À propos de l’auteur
WILKINS_Joe_©DRJoe Wilkins © Photo DR

Joe Wilkins est né et a grandi au nord des Bull Mountains, dans l’est du Montana. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie et d’un récit sur son enfance et son adolescence, La montagne et les pères qui paraît en 2022 après son premier roman, Ces Montagnes à jamais. Il vit actuellement avec sa famille dans l’ouest de l’Oregon, où il enseigne à Linfield College.

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L’autre moitié du monde

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En deux mots
Pour Toya, dont les parents sont exploités, la vie dans le delta de l’Èbre va vite devenir un combat permanent. Un professeur et un avocat vont l’informer, l’éclairer et renforcer son engagement. Mais après une première victoire, la dictature franquiste brisera ses espoirs de liberté.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Pero nada pueden bombas donde sobra corazón»

En nous entraînant dans le delta de l’Èbre dans les années 1930 Laurine Roux fait bien davantage que rendre hommage à son grand-père. Son troisième roman nous rappelle, plus que jamais, l’urgence de combattre pour la liberté.

Laurine Roux a pris son rythme de croisière, nous livrant tous les deux ans un roman qui nous permet d’explorer la planète et une large palette d’émotions. Dès ses débuts en 2018 avec Une immense sensation de calme (2018), on découvrait comment survivre dans une région inhospitalière. Deux ans plus tard, et avant le confinement lié à la covid, elle dressait le portrait d’une famille tentant de vivre en autarcie dans Le Sanctuaire. Avec ce troisième roman, on part pour la première dans un endroit identifiable, le delta de l’Èbre. C’est dans ce coin d’Espagne que vivent difficilement Toya et ses parents, Juan qui trime dans les rizières et Pilar, cuisinière au sein du vaste domaine d’un marquis et de son épouse tyrannique ainsi que leur fils dont l’activité principale semble être le droit de cuissage. La jeune fille va développer au fil des jours, avec le constat de l’exploitation dont sa famille et tout le bas peuple est victime, une colère qui va se transformer en conscience politique, en nécessité de se révolter.
Avec l’adolescence et avec l’aide de Horacio, l’instituteur, elle va découvrir la lutte des classes. Bientôt nourrie d’exemples que livre José, l’avocat catalan qui va également éclairer son engagement.
Cette vaste fresque historique, qui va des années 1930 à l’instauration de la dictature franquiste, nous permet d’embrasser espoirs et désillusions, de la victoire éphémère des paysans du delta à la sanglante défaite des partisans de la démocratie.
Comme dans ses précédents romans, Laurine Roux fait foin de la théorie pour se concentrer sur ses personnages, leurs émotions et leurs relations dans une écriture qui fait la part belle à la sensualité, aux bruits et aux odeurs. Ici l’amour côtoie la rage, le rire se perd dans les larmes, le bonheur qui étincelle n’est qu’un leurre. C’est dans les terres ingrates du delta de l’Èbre que Toya avance avec une conviction chevillée au corps. C’est aussi là qu’elle retrouvera les victimes des troupes franquistes de la bataille de l’Èbre.
Avec ces républicains – dont faisait partie le grand-père de la romancière – qui se font écraser, on se retrouve soudain en pleine actualité, quand la force brutale et sans discernement des dictateurs tente d’écraser les peuples qui aspirent à la liberté. Quand une moitié du monde entend dicter sa loi à l’autre moitié du monde.

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En 2018, 80 ans après, La Dépêche retraçait la bataille de l’Èbre, soulignant notamment que le Poble Vell de Cordoba d’Èbre, entièrement détruit après la bataille de l’Èbre, entre juillet et novembre 1938 n’a jamais été reconstruit et constitue aujourd’hui un lieu de mémoire. © Photo DR

L’autre moitié du monde
Laurine Roux
Éditions du Sonneur
Roman
256 p., 18 €
EAN 9782373852530
Paru le 13/01/2022

Où?
Le roman est situé en Espagne, principalement dans le delta de l’Èbre.

Quand?
L’action se déroule années 1930 à la dictature franquiste.

Ce qu’en dit l’éditeur
Espagne, années 1930. Des paysans s’éreintent dans les rizières du delta de l’Èbre pour le compte de l’impitoyable Marquise. Parmi eux grandit Toya, gamine ensauvagée qui connaît les parages comme sa poche. Mais le pays gronde, partout la lutte pour l’émancipation sociale fait rage. Jusqu’à gagner ce bout de terre que la Guerre civile s’apprête à faire basculer.
De son écriture habitée par la sensualité de la nature, Laurine Roux nous conte, dans L’Autre Moitié du monde, l’épopée d’une adolescente, d’un pays, d’une époque où l’espoir fou croise les désenchantements les plus féroces. Une histoire d’amour, de haine et de mort.

Les critiques
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Rencontre littéraire avec Laurine Roux pour son roman L’autre moitié du monde © VLEEL

Les premières pages du livre
« Derrière chaque bouquet au bord de la route se tient un fantôme. Sa silhouette flotte en lisière, vie brumeuse dont on ne saura rien, à peine les derniers instants. Le reste, on peut uniquement l’imaginer : une maison non loin, quelqu’un resté seul, une toile cirée avec des motifs, longtemps on a mis une assiette en trop. Chaque fois les mains ont frémi. Cela fait cet effet de toucher l’absence.
Derrière chaque bouquet au bord de la route, la même scène : un tronc, peut-être un léger assoupissement, des éclats de verre − lumières rouges et blanches − et le volant auquel s’accroche le conducteur, yeux écarquillés une fraction de seconde avant le choc. Parfois, l’autoradio continue de tourner quand le cœur a cessé.
Derrière chaque bouquet au bord de la route, il y a une main. Qui accroche les tiges. Les doigts ont trempé dans les larmes. Depuis, elles ont séché. Mais les doigts restent lourds de chagrin. De ce chagrin qui meut les corps, les conduit chaque semaine au bord de la route ; la ficelle, le nœud, parfois sous la pluie, décrocher, remplacer. Comme ils sont vivants, ces doigts. Ce sont eux qui ont tenu quand tout vacillait ; éplucher les légumes, remettre une mèche échappée du chignon, caresser la tête du chat quand il réclame ses croquettes. Tout tient dans cette main. Le quotidien dans une poignée. Et un jour, quand le fantôme s’est présenté, la main n’a pas hésité. Elle s’est ouverte et a dit, Viens.
Les fantômes, ils mangent des fleurs. Des fraîches. Sans quoi, ils meurent. Sans amour, les fantômes n’existeraient pas. Voilà ce que nous apprennent les bouquets au bord de la route.
Ce qu’ils ne nous apprennent pas, c’est qu’ici, à l’entrée des rizières, là où quelqu’un accroche chaque semaine une gerbe d’œillets à la glissière de sécurité, il n’y a pas eu d’accident. Aucun éclat de verre, pas plus que d’autoradio qui continue de grésiller. Seulement l’épaisseur chaude du bitume sur la plaine. Les gens du coin préfèrent penser que Toya Vásquez Montalbán est folle, qui dépose ces bouquets depuis que la route est route. Personne n’a envie de se souvenir des fantômes qu’elle garde vivants.
Pour l’instant, Luz Ortega ignore encore tout de la femme aux fleurs et du delta.
Du château, Toya n’a jamais gravi les marches. Elle arrive par l’oliveraie qui tapisse le bas de la colline, évite d’accrocher ses vêtements aux bras querelleurs des agaves, atteint les orangers. Là, elle reprend son souffle. Les abeilles couronnent son crin brun. La petite préfère ce fouillis d’odeurs aux symétries des rosiers de Madame. L’enfant n’a que très rarement aperçu la Marquise en ses jardins. Les fois où cette dernière s’est laissé voir, sa robe rouge claquait par terre, soulevant des nuages de poussière, comme si les ordres assénés à Pepe, le jardinier, propageaient leurs ondes sèches au coton.
Aujourd’hui, doña Serena n’est pas dehors. La matinée chauffe déjà les peaux. Toya profite de l’ombre d’un citronnier, avise la bâtisse, ses colonnades. Les volets sont entrebâillés, les fenêtres si nombreuses qu’on dirait des yeux d’araignée. Derrière, la famille Ibáñez vaque à ses occupations, Madame penchée sur un registre, à vérifier les comptes des rizières, Monsieur à inspecter son uniforme. Assommés par le soleil, les alanos de Carlos, le fils de la famille, somnolent dans le chenil, n’aboient même pas à l’approche de l’enfant. Elle ferme les yeux, chasse l’image du petit marquis et de ses chiens.
Toya pousse la porte. Sa mère s’affaire au-dessus de la table, pèle l’ail, le dégerme, jette les gousses au fond du mortier. Elles rejoignent les pignons et l’épaisse couche de pain grillé que Pilar broie d’un énergique coup de main. Rien qu’en humant l’air, la gamine sait quelle picada se prépare en vue de quel ragoût. Ce midi, les Ibáñez déjeuneront d’un lièvre à la cannelle. Quelques heures auparavant, la petite a levé la bête au collet, elle vient livrer son butin. La Marquise apprécie le gibier fraîchement capturé. Quand Toya rapporte des vivres, ça permet de grappiller trois sous en plus.
Sur le billot, à l’endroit où Pilar découpe les viandes, les mouvements du couteau ont creusé le bois en cuvette. Le lièvre y gît, trapu. La cuisinière l’attrape par les oreilles, le soupèse. Au moins quatre livres. Elle caresse les cheveux de sa fille. L’odeur de l’ail incrustée sous ses ongles se mêle aux effluves nerveux de la bête. L’enfant ferme les yeux, respire. Elle voudrait rester toute la matinée mais il faut se hâter. On ne sait jamais : un jour les Ibáñez tolèrent, l’autre ils rossent.
Quand Pilar a incisé la peau du ventre, retiré les viscères, elle sectionne les pattes pour dépouiller l’animal. Toya récupère le pelage et les abats, se glisse par la porte arrière. Avant de rejoindre leur baraque, elle fait un crochet par le chenil, balance les entrailles aux chiens. Les alanos se jettent dessus, bâfrent la ventraille. La gamine observe la voracité des dogues. Leurs muscles roulent sous la peau. Elle déteste la forme pointue de leurs oreilles. Pilar raconte que Carlos les taille aux ciseaux, les chiots à peine âgés de quelques semaines. Le jeune marquis lâche ensuite les restes de pavillons sur la table. Lui ordonne de les accommoder avec une sauce au piment. Des gouttelettes de sang constellent sa chemise à jabot.
Chaque fois que Toya vient au Château, Pilar lui confie une bricole à donner aux molosses. Si l’un d’eux venait à s’échapper, peut-être épargnerait-il sa fille ?
Quand la petite disparaît derrière la porte, la mère se signe. Le Château n’est pas un endroit pour les enfants. Elle lève le hachoir et tranche la tête du lièvre.

Sur le chemin du retour, Toya repère deux tortues sur une berge. L’une cherche à grimper sur l’autre, blottie dans sa carapace. Celle de dessus tend le cou, ouvre la gueule. Une langue y pointe, isocèle rose. De son ventre, l’animal frappe le dos de l’autre. L’enfant s’approche, observe, rapidement interrompue par un taon qui vrombit autour de sa tête. Elle secoue ses bras, reprend la route de la chaumière.
Juan, son père, n’est pas encore revenu des rizières. En l’attendant, elle dégraisse la peau du lièvre, la met à tremper. Puis elle grignote quelques olives, un morceau de pain, et se déshabille. Le soleil chauffe le sol sablonneux. On y voit presque trouble tant il fait chaud. Toya s’oublie dans le delta quadrillé par les chemins de terre et les canaux, s’oublie au bord des bassins bordés de joncs et de roseaux, se fond dans les aplats beiges, jaunes et bleus. Un peu étourdie, elle avance pieds nus, repousse les touffes d’herbes hautes ; le rideau végétal se referme sur elle. L’enfant pénètre dans l’eau, bouillon saumâtre. Elle bascule la tête en arrière, laisse son corps affleurer. Offre son visage, ses seins naissants et la surface de ses cuisses au soleil. Le reste barbote dans l’eau. Elle sait que des bêtes vivent là-dessous, cette idée lui plaît.
Longtemps Toya demeure ainsi. Un héron se pose non loin, capture un vairon. Les plumes noires en demi-lune au-dessus de ses yeux lui donnent un air sévère. La petite songe au padre Miquel. Avec ses sourcils broussailleux, lui non plus n’a jamais l’air content. Cela fait un moment que le curé n’est pas venu à la baraque, peut-être a-t-il baissé les bras. Seule Pilar se plie au rituel, davantage par superstition que foi véritable. Juan se moque de sa femme quand elle repasse sa robe pour la messe, il lui fait des discours auxquels la gosse ne comprend pas grand-chose.
D’autres paysans se joignent parfois à lui, le soir, sur la terrasse. Ils s’échauffent sous les glycines. Les mots parviennent jusqu’à la paillasse de Toya dans un brouillard de tabac et de vermouth. De temps en temps, Francisco rapporte de l’horchata de chufa. Le père accepte que l’enfant se relève pour en boire un verre. Elle a beau reconnaître chacun des hommes, la nuit, leurs barbes sont plus sombres, leurs transpirations plus fortes. Francisco la fait sursauter, Alors, à quoi t’as passé ta journée ? Toya compte sur ses doigts : une, deux, trois grenouilles, elle les a capturées dans l’étang, et six orties de mer, C’est ça que tu manges. Le ton, pas discipliné, les gars aiment ça chez elle. Parce qu’elle n’est pas leur fille. Juan la reprend. Mais Francisco frotte la tête hirsute, Pequeña salvaje, petite sauvage, voilà comment il tempère les remontrances. À vrai dire, Juan n’est pas fâché, Toya le sent bien, qui laisse la tiédeur de la soirée l’envahir. Ce serait bon de rester avec eux, la chaleur et le plaisir l’emprisonneraient jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus bouger. La nuit a ce pouvoir. Mais il est tard. Le père ordonne, il faut aller au lit, des affaires à régler. Elle vole un beignet avant de filer.
Depuis peu, un jeunot a rejoint le groupe. Ce soir, il est là. Toya remarque que les autres sont économes en parole, que l’air se bande. Le nom d’Horacio arrive jusqu’à son lit. Celui de Barcelone aussi. Des études, un concours, toutes choses qu’elle ne connaît pas. Chez eux, personne n’est jamais allé à l’école. Toute la soirée, la gamine se concentre, s’étonne des inflexions légèrement aiguës du nouveau. Ses propos sont troués d’hésitations, de silences. Rien à voir avec ceux des paysans du coin. Eux, on dirait qu’ils tranchent leurs phrases comme du pain, avec l’assurance tranquille de la chose à faire. Horacio, la petite le sent, prend d’autres chemins. Elle ne saurait lesquels, reconnaît une façon de faire, celle de tourner autour d’une idée, de l’éviter pour mieux y revenir, et, la chose empoignée, de répéter le mot deux ou trois fois, histoire d’en finir : ce rythme, ces trajectoires, Toya les emprunte quand elle course une bête. Sa curiosité est piquée, elle se lève sur la pointe des pieds, traverse l’odeur de glycine jusqu’à l’embrasure de la porte, glisse un œil, le cœur battant. Tout se relâche dans la déception. L’inconnu n’a rien d’un braconnier ; ni bras robustes ni corps vaillant. Seule la bouche contraste avec le reste, singularité charnue dans un ensemble qui s’efface : le bleu des yeux se délaie dans la pâleur de la peau, les cheveux s’enfuient pour laisser le front haut. Tout s’amoindrit jusqu’aux doigts qui n’en finissent plus. À quoi s’attendait Toya ? Elle ne sait, mais fronce le nez. Toute cette blancheur, cette finesse… Soudain, elle tressaille. Les mains d’Horacio ressemblent à celles de Carlos : ce sont des mains de femme. La petite déguerpit, se blottit sous les draps. C’est décidé, elle déteste le jeune homme. Francisco finit de la convaincre en demandant à Horacio si la chambre au-dessus de l’école fait l’affaire. C’est donc le nouvel instituteur ! C’en est trop. Elle voudrait rentrer dans le matelas, devenir tortue : l’école, on n’y attrape que des crampes. Qui sait si ses parents ne voudront pas l’y envoyer ?
Dorénavant, dès qu’elle entend le maître, Toya s’enfuit. On a beau l’appeler pour boire un verre d’horchata, elle a toujours mieux à s’occuper. Indocile, mal élevée, dit le père. La vérité, c’est que la gamine n’en mène pas large. Elle veut à tout prix rester hors de portée, et fait de son lit un refuge. Comme ce n’est pas assez, elle se bouche les oreilles. La voix des hommes lui parvient dans un bourdonnement.
Un soir, l’une d’elles vrombit plus fort que les autres. L’enfant presse ses paumes contre sa tête mais le son s’insinue, tapit ses conduits, lui colonise le ventre. Elle l’a reconnue, c’est l’inflexion d’Horacio. La voix est là, sous les draps, un peu plus grave que de coutume. Toya fait des gestes désordonnés, de ceux qui éloignent les taons. En vain : plus de trêves ni de suspens, les phrases avancent, le flux s’élargit, pénètre tout – talons, crâne. Jamais elle n’a rien entendu de pareil ; les mots n’ont plus leur sens habituel, le chien n’est pas le chien et il n’aboie pas, la lune coule en filet d’huile d’olive, tout sonne si étrangement. Les oreilles de Toya chauffent, elle les frotte, mais le flot est implacable, coulée de lave, épaisse de colère, collante et brillante, on dirait du feu ; ses poumons brûlent, même aux heures les plus chaudes elle n’a vécu pareil embrasement. Elle pense à l’Èbre qui chemine coûte que coûte, à cette langue de boue, grasse et fertile, née pour atteindre l’embouchure, capable d’engrosser la mer de ses alluvions. Et soudain, la voilà debout, seulement vêtue de sa chemise de nuit, mue par une force qui la pousse vers la terrasse, la propulse devant l’instituteur. Elle ouvre grand ses yeux ; le corps du jeune homme se déploie en delta, terre et mer, gigantesque, tandis que ses mains courent sur les pages, ruisseaux vifs, et de cette première rencontre avec la poésie – plus tard, Toya apprendra qu’Horacio lisait un poème d’Antonio Machado –, elle ne retiendra que l’odeur de foudre après l’orage : l’enfant vient d’être fendue en deux par la force des mots.
Maintenant, le silence. Les hommes hochent la tête. Horacio se tient face à Toya, à nouveau frêle, un peu tremblant, lèvres charnues dans leur ensemble tendre. Il pose le livre sur la table. La gamine aimerait en lire le titre mais elle ne sait pas, se mord l’intérieur des joues. Horacio baisse son regard vers elle, Bonsoir. Il sourit. Toya voudrait planter ses pupilles en canif dans les siens, lui faire payer ce qui vient de se produire. Mais elle cligne bêtement des yeux. Francisco se moque. Elle ne l’entend pas. Son corps déborde de partout.

Les visites d’Horacio continuent. Toya refuse de se montrer, mais elle ne se bouche plus les oreilles, se surprend même à guetter. Un mot revient. Qu’elle emplit avec ce qu’elle peut. Le syndicat. Ce doit être quelque chose de désirable puisque Horacio laisse traîner la dernière syllabe. Une masse flottante, floue, mais colossale. Peut-être une construction, en tout cas quelque chose de solide, dans un bois bien poncé − arche ou navire, capable d’abriter tous les habitants des baraques. Mais rapidement la petite ronfle, ronronne plutôt, rêvant d’horizon et d’échafaudages.
Ce matin, la sonnette du vélo de Pedro l’arrache à ses songes. Le jour beurre à peine l’horizon. Toya s’extirpe de sa couche, avance pieds nus sur le seuil. La cafetière siffle sur le feu, Pilar s’affaire au-dessus d’une poêle. Pedro s’installe sous la pergola, tape du plat de la main la chaise à côté de lui ; la gamine s’assoit. Ils s’aiment bien ces deux-là, c’est leur rituel. La fumée s’échappe de la tasse, déroule son odeur de petit jour. L’enfant garde les yeux fermés, hume l’air. Pedro sent fort. La haute mer. Il revient du chalutier. Les mailles de son chandail retiennent encore un peu d’écume et de vent. Toya se laisse dériver. Le marin la regarde, un sourire en coin, puis balance le sac sur la table. Elle bondit tandis que les seiches se répandent en tentacules. Il éclate de rire et Pilar accourt en faisant semblant d’être fâchée. On ne joue pas avec la nourriture ! En vérité, elle n’a d’yeux que pour les bêtes, tâte leur chair, Dios mío qu’elles sont belles ! La Marquise en donnera sûrement un bon prix, Pilar paiera Pedro quand ce sera entendu. En attendant, elle en met deux ou trois de côté, pour préparer un arroz negro – le riz à l’encre de seiche, sa spécialité –, Viens donc manger ce soir, maigrichon. Pedro hésite, son dos lui tire, il pianote sur la table. Allez, marché conclu. Pour sceller l’affaire, il tapote la cuisse de la gamine. Et ajoute – l’arroz negro de Pilar ça ne se rate pas plus qu’une occasion de s’en prendre au curé −, Ta mère, elle ferait bouffer le padre Miquel en plein Carême. Depuis l’intérieur, Juan renchérit, Le padre Miquel, il a besoin de personne pour s’empiffrer, et il sort en enfilant son veston. C’est l’heure. Les hommes se serrent la main, À ce soir, alors. Ils en profiteront pour rediscuter de cette histoire de syndicat. Faut y regarder à deux fois, pas se précipiter. Vrai, mais ça peut plus durer comme ça. Et les deux hommes de se donner l’accolade, Hasta pronto amigo.

Pilar ne tarde pas non plus. Toya l’accompagne, elle l’aidera à préparer les seiches. La mère et la fille progressent à travers la lagune. Le matin, tout oscille, du beige au jaune poussin ; la peau, le sable, les herbes sèches, le tronc des oliviers. Même les feuilles paraissent enrobées d’or. À la manière de la crème ou de la farine, cette lumière lie le paysage, l’homogénéise. Les voix se mettent au diapason, on murmure. La cuisinière tâte une olive sur une branche. Pas encore la saison de la récolte, plus celle des fleurs, C’est le temps du noyau. En juin, l’olive se déploie du dedans. Le cœur durcit, la pulpe s’épaissit. Pilar jette un œil à sa fille. Elle aussi a changé. La mère voudrait s’en réjouir, mais les colonnades du Château apparaissent, lui ôtent toute envie de musarder. Partout le marbre matifie les rayons, étale ses veines noires, et elle sent bien qu’une seule bâtisse suffit à frelater le delta. La pomme pourrie dans le panier.
Pilar et Toya croisent Pepe, déjà affairé à tailler les buis. On se salue sans un mot, depuis le temps ; un signe, une main qui ôte le chapeau, c’est assez. Pepe vit sur place, dans une masure attenante au Château. Il se lève dès potron-minet, s’occupe des plantes avant même de boire son café au lait. Quand il fait trop chaud, elles veulent la paix. Il prend soin de chacune : les roses de la roseraie, les herbes du carré de simples, les crocus qui donneront le précieux safran, la tribu rouge orangé des agrumes, et tous les légumes à côté du puits. Ils sont sa seule compagnie ; Pepe n’a pas de famille. Un soso – un de ces vieux garçons, un « fade » –, désapprouve la Marquise qui compare volontiers les hommes aux taureaux. Chez les premiers comme chez les seconds, tout se situe dans les couilles : la bravoure, la noblesse, la force, ce qui rend digne en somme. Alors, imaginez une mauviette qui nomme ses roses. Pour être honnête, ça la dégoûte. La plupart du temps, la Marquise se gausse, Pépénis-fantôme, Pépeine-à-jouir, Pépimpuissant, Pépédéraste, elle dégoise de la chantilly plein les dents quand elle convie ses amies pour le goûter du mardi. En vérité, la Marquise craint le petit bonhomme, sa délicatesse, ses manières dont ni son mari ni son fils ne sont capables ; une salive désagréable envahit sa bouche tandis que ses incisives de cheval s’échouent dans la pâte à chou. Pour éviter de flancher, elle rit, postillonne un peu sur Carlota, sa confidente, qui n’ose reculer. La Marquise a raison de détester le larbin. Lui aussi pense parfois du mal d’elle. Dieu merci cela n’arrive pas souvent, il prie, le vieux jardinier, chasse l’impureté – à l’église, on désherbe son âme comme on tient son potager –, mais à la faveur d’un relâchement, d’un accès de fatigue, quelque chose de violent pousse au fond de son ventre, un chiendent trop vivace pour qu’il l’arrache à temps. Il a beau se signer, implorer tous les saints, ça se tord et ça crie, Qu’ils crèvent tous, ces cochons.

La lourde porte piquetée de clous se rabat. Chaque fois, le cœur de Pilar réprime un émoi. Elle imagine aisément la trappe des cachots se refermer avec ce même timbre mat. À l’intérieur, c’est son antre. Peu de lumière, on est à l’arrière du Château, la vie des domestiques n’appelle aucune splendeur, juste une vitre horizontale enchâssée dans le mur en chaux. On y aperçoit les feuilles des eucalyptus ; bleutées, elles lorgnent le sol comme autant de petites faux. Le père de la Marquise a fait venir les arbres du Maghreb il y a fort longtemps ; leur parfum éloignerait les moustiques. Pilar trouve avant tout qu’ils obstruent le jour, elle aimerait y voir plus clair : on cuisine avec le nez, mais aussi avec les couleurs.
Elle déballe les seiches sur la table. Cinq bêtes de belle taille, zébrées de marron. Les lave à grande eau. Pour le riz, il faut prélever la poche d’encre sans la crever. Toya glisse ses doigts à l’intérieur de l’animal, c’est gluant et dur à la fois ; l’os n’est jamais loin, prêt à sectionner les phalanges. Elle extrait précautionneusement cette ogive. Puis elle coupe les parties comestibles – ailes, tentacules, muscles –, les dépiaute. Tout, à l’intérieur, se révèle vierge, laissant penser que la bête a concentré ses vicissitudes dans cette liqueur noire. Toya se demande : en va-t-il ainsi des êtres humains ? Existe-t-il chez les meilleurs, sa mère par exemple, une poche qui retiendrait toutes les pulsions ? La petite scrute le visage de Pilar, sa douceur inviolable. Occupée à faire dorer les oignons, celle-ci ne lui prête aucune attention, saisit la vésicule et la presse. Le mucus gicle et obscurcit le fond de la poêle. Toya le sent, quelque chose au fond de sa mère, loin dans ses chairs, sécrète des humeurs. C’est pourtant d’une voix enjouée que Pilar lui réclame deux piments et trois tomates. Toya pousse la porte, file au potager.
Pepe n’est pas là. L’enfant tâte les fruits, s’attarde un instant sur les teintes orangées, les veines rouges qui irriguent le cœur. Soudain, un bruit. Staccato de pattes, friction de poils, souffle puissant, humide. Toya comprend tout de suite : un alano a dû s’enfuir du chenil. Elle se contracte, serre les poings : à force, peut-être disparaîtra-t-elle, liquéfiée dans une poche noire de peur ? Il lui suffira de libérer le nuage d’encre, comme les seiches. Mais Toya n’a rien d’un mollusque. Dans quelques secondes, elle sera face au chien, à cette espèce venue jadis de contrées barbares, dressée par les Scythes pour grossir les armées, déterrer les survivants sous les monceaux de cadavres, et les achever à coups de crocs. Alors, dans la clarté immobile qu’offrent les grands périls, l’enfant ne trouve rien d’autre à répliquer que de cueillir une tomate et de croquer dedans.
L’alano fonce sur elle, le menton de la gamine dégouline, celui du molosse aussi. Bientôt sa gueule s’ouvre. Toya pourrait pleurer, hurler, ce que l’on fait quand s’annonce la mort. Mais elle ne pense qu’à une chose : à la tomate, rien qu’à la tomate, elle ne saurait trancher entre l’acide et le doux. Parfois, ce n’est pas grand-chose, le courage ; un peu de sucre sur la langue. L’air se tend, les pattes du chien aussi : tout est joué. Mais un coup de fouet fige la scène. Un nerf de bœuf a fendu le sort. L’alano écume, retenu par on ne sait quel envoûtement, de la poussière voltige, et dans ce poudroiement une silhouette se détache. Longue, nonchalante, cadence ignoble ; sourire mi-figue, mi-raisin. C’est à ce moment que la petite se met à trembler. Tout son corps grelotte. N’importe qui aurait pitié. Pas Carlos. Toya perçoit l’odeur du vétiver dont il s’asperge après ses bains aux écorces de citron. Qu’on ne se méprenne pas, Carlos n’a rien d’une chica ; les pédales, les fiottes, c’est bien simple, il leur tranche les couilles. Voilà comment il parle. Il aime les femmes, il les aime immodérément − leur chevelure, le poil aux aisselles, la lisière foncée des mamelons, tout ce qu’elles cachent sous leurs jupes ; il plonge dedans, sauvagement. Un bruto, murmurent d’aucuns. Et Carlos lorgne l’entrejambe de la fillette, à tel point qu’elle se fait pipi dessus. Il hume l’air, renifle le parfum de la honte mêlée d’effroi. À aucun prix la gamine ne veut pleurer. Alors elle plante ses yeux dans ceux de l’homme. Les garde harponnés quand il s’approche, harponnés quand il relève sa tunique. Pauvre petite souillon… Voilà où cela mène, de voler des tomates. Faut-il qu’il lui apprenne ? Il obtient d’excellents résultats avec ses chiens. Toya le mordrait de rage, Carlos mériterait qu’elle lui balance des insultes comme des pierres, Coño, cabronazo. Mais elle tremble de partout, se laisse engloutir par l’humiliation. Elle finit par trouver un peu d’air au fond de son ventre et articule, Je voudrais trois tomates et deux piments – un temps –, s’il vous plaît. Le visage de Carlos s’illumine. Tout sonne faux, jusqu’à son Voilà, une, deux, trois tomates et deux piments. La petite prend les fruits, la fuite. Elle court à se tordre les chevilles, dérape sur les feuilles d’eucalyptus, jette son corps contre la porte, aussi fort que les oiseaux contre les vitres. Ça fait mal, un mal de chien, mais elle est à l’intérieur.
Pilar remue le riz pour qu’il n’accroche pas, jauge les tomates, les piments, Ça ira. Elle les aurait préférés plus mûrs, mais, Vale. Toya ne pipe mot. La mère recoiffe un peu sa fille, Sauvage, petite folle. L’enfant ne demande pas son reste, file à la baraque. Là, d’un geste rageur, elle ôte sa culotte, saisit une seiche dans le seau, et la frappe contre le mur jusqu’à ce qu’il ne reste rien de l’animal.

Pedro fait tinter la sonnette de son vélo. Habituellement Toya accourt, l’escorte jusqu’à la tonnelle. Mais ce soir elle ne s’est pas précipitée, ne montre même pas le bout de son nez. La gamine fait du boudin, marmonne Juan. Juste avant, Pilar a vérifié le front de l’enfant. Heureusement, pas de fièvre. Dans le coin, il est rare d’échapper à la malaria. Lorsque les accès sont trop forts, on ne songe pas au dispensaire, à plus de quarante kilomètres de là ; seuls les Ibáñez possèdent une automobile. Alors, on laisse passer les crises. Les paysans sont coriaces, ils serrent les dents. De temps en temps, la Marquise enregistre un décès. Quand il s’agit d’un homme, elle propose à un fils de prendre la relève. S’il n’y a pas de garçon, Madame prie la famille de quitter les lieux. Elle possède la quasi-totalité du delta, l’exploite en fermage. La Marquise a tous les droits.
C’est bien ça le problème. Pedro pince ses lèvres. De quoi parle-t-il, au juste ? Toya grappille des bribes, faire quelque chose, comme des chiens, les salauds, se réunir, les hommes discutent à voix basse, elle n’entend pas bien mais le mot est revenu, elle en est sûre, le syndicat, avec le vent qui souffle dedans, le sel dans les amarres et le bleu des rives nouvelles. Toya aimerait l’entendre encore, surtout ce soir. Mais Pilar sert le plat. Seul le bruit des fourchettes. Après une ou deux bouchées, Pedro soupire, De puta madre, ce petit goût de caramel… Il ne finit pas sa phrase, masse son ventre pour dire son ravissement. La fierté empourpre le visage de la cuisinière. Elle baisse les yeux, s’empresse de tempérer, C’est la tomate, il faut qu’elle accroche un peu en fin de cuisson. Pedro cligne de l’œil en direction de Juan, T’en as de la chance, mon cochon. Autour, les grenouilles coassent. Peut-être acquiescent-elles ? Ou bien est-ce seulement la saison qui veut ça − des cris d’amour comme autant de coïts. Depuis son lit, Toya écoute, meurt d’envie de rejoindre la tablée, elle le pourrait, on l’accueillerait de bon cœur. Mais son corps est encore dur de colère. Elle pourrait enfoncer ses doigts dans de la chair, arracher des suppliques. À la place, des feux intérieurs s’allument. Cette nuit-là, ils l’empêcheront de dormir.
En partant, Pedro a oublié – ou laissé – un bulletin sur la table. Toya tombe dessus au petit matin. Elle observe la gravure. Un homme brandit un fusil au milieu des rizières. Dans le prolongement du torse, le bras darde vers le ciel. Si quelqu’un se tenait tout près de la gamine, il entendrait son cœur cogner. Plus tard, elle retourne à ses furetages, gratte le sable, débusque un coquillage. La surface de porcelaine appelle ses rêves et ses suspensions d’enfant. Mais elle garde un arrière-goût déplaisant, une amertume. Ce matin, elle aurait aimé comprendre les signes autour du bras de cet homme. Toya sait qu’ils forment des mots, qui forment des phrases. Pour la première fois, elle se reproche de ne pas savoir lire.

Les semaines suivantes, Toya musarde, se dérobe aux obligations. Elle baguenaude. Un observateur appliqué pourrait se faire cette remarque : la gamine arrondit ses pas, gauchit sa trajectoire, la resserre, et si elle ignore ce que ses pieds dessinent, tous ses mouvements tracent d’impeccables figures géométriques, une série de larges cercles concentriques qui, petit à petit, se rapprochent du muret de l’école. Pour l’heure, Toya le nierait. Elle croit sincèrement que seul le hasard l’a poussée à suivre cette piste. Voilà ce qui l’a menée aux salines.
Un sirocco léger ride la surface de l’eau. Des échassiers tricotent un pas ou deux. Toya n’y prend garde, son attention entièrement retenue par une mante religieuse − un amas blanc et crémeux sort de ses organes génitaux, forme une mousse structurée d’alvéoles. On dirait une pâtisserie. L’enfant scrute la régularité du cocon, les palpitations du ventre. Soudain sursaute. On a ricané dans son dos. C’est Maria. Toya ne l’a pas entendue arriver. La vieille se tient à quelques centimètres, toute de nippes vêtue. Le bas de sa robe dégoutte, on la croirait émergée du fond des eaux. De fait, l’aïeule pue la vase. À ses pieds, un tamis, un seau grouillant de civelles. L’ancêtre lui fait signe. Qu’elle approche, allez, oui, voilà. Du bout de son index, la vieille trace des motifs sur le front de l’enfant, embrasse la pulpe de ses petits doigts, les appose entre ses sourcils. La fillette réprime un mouvement de recul. Avec une dextérité surprenante, l’autre lui attrape le poignet. Peau étique, arthrose, mais force de rapace. Qu’elle se dépêche, oui, comme ça. Et elle tire la jupe de la gamine, verse les civelles dans le creux du coton, puis fait claquer sa langue. Toya n’ose pas se rebiffer, on raconte tellement de choses sur l’aïeule. Elle ne demande pas son reste et détale en direction du Château. Dans le virage, elle se retourne : un souffle de vent a fait disparaître Maria. La chaleur a beau cogner son crâne, Toya frissonne. Elle reprend sa course, ignore les herbes qui cinglent ses mollets, les alevins qui s’entortillent ; grimpe la colline, traverse la roseraie en saluant à peine Pepe, et s’adosse hors d’haleine au mur de la cuisine. De curieux coups parviennent à ses oreilles. Le hachoir ? Le pilon ? Toya attend que le bruit ait cessé, actionne le heurtoir. Sa mère finit par ouvrir. Était-ce une ombre dans le couloir ? La Paloma qui balaie ? Toya n’aime pas croiser la mégère. Quand la femme de ménage ne passe pas son temps à l’église, elle le dépense à cancaner. La gamine montre le contenu de son cotillon à Pilar, Des bébés anguilles. C’est sorti comme ça. Elle transvase à la hâte le menu fretin dans une gamelle, sans prêter attention à sa mère qui se retient de vomir.
Toya ne rentre pas directement à la baraque, s’arrête au bord d’un bassin et glisse dans l’eau saumâtre. Elle laisse les carpes s’enrouler autour de ses chevilles, attend. L’enfant se demande si un jour, les histoires des grands seront moins opaques.

La maison est vide. Toya ôte sa jupe qui empeste le poisson. Elle reste jambes nues, peau rôtie par le soleil. Puis elle prépare du pan con tomate, des tranches de pain frottées d’ail et de tomate qu’elle arrose d’huile d’olive, et mâche sans fermer la bouche, c’est meilleur. Un peu plus tard, elle aperçoit la silhouette de son père au bout du chemin, allumette carbonisée dans les orangés du soir. Juan porte son baluchon sur l’épaule, son corps ploie à force de se pencher pour curer les digues, labourer les parcelles, les herser et y repiquer les touffes de riz. Toya le regarde avancer. Elle aime son ossature forgée par la besogne, sa casquette un peu de biais qui dit, Je fais ce que je veux, sa peau tannée, son œil gauche plus fermé que l’autre, ce léger dépôt de sel sur sa barbe. »

À propos de l’auteur
ROUX_laurine_©gerald_lucasLaurine Roux © Photo DR Gérald Lucas

Née en 1978, Laurine Roux vit dans les Hautes-Alpes où elle est professeur de lettres modernes. Elle écrit des nouvelles, de la poésie et des romans. Le Prix international de la nouvelle George Sand lui a été remis en 2012. Elle collabore aussi à des revues, notamment L’Encrier renversé et la Revue Métèque et tient un blog du nom de Pattes de mouche et autres saletés. Lectrice de Jean Giono et de Blaise Cendrars (dont elle fit l’objet de ses études universitaires), voyageuse, elle connaît bien les terres du Grand Est glacial. Une immense sensation de calme (2018), son premier roman, a obtenu le Prix SGDL Révélation 2018. En 2020, elle publie un roman post-apocalyptique Le sanctuaire et revient dans l’Espagne de son grand-père avec son troisième roman, L’autre moitié du monde, paru en 2022. (Source: Éditions du Sonneur / lecteurs.com)

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Debout dans l’eau

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Ouvrage sélectionné pour le Prix Roblès 2022

En deux mots
Quelque part en Belgique, près d’un étang, une fille de onze ans raconte son quotidien. Elle séjourne chez ses grands-parents, croise des animaux et des gens, rêve et apprend les choses de la vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Pour faire des ronds dans l’eau

Pour son premier roman Zoé Derleyn a choisi de raconter son séjour chez ses grands-parents lorsqu’elle était préadolescente. Avec poésie et humour, avec un brin de nostalgie.

Voilà un roman qui fonctionne comme un caillou jeté au milieu d’un étang. En suivant les ondes, on s’éloigne de plus en plus du cœur de l’histoire tout en découvrant de nouveaux cercles. Le premier se résume en une phrase. Une fille de onze ans séjourne chez ses grands-parents. Le second nous en apprend un peu davantage sur la géographie des lieux. Près du domaine, il y a un étang qui fascine la fillette, dans lequel elle se baigne, sent la vase et les poissons, imagine tout un monde, allant jusqu’à y voir surgir une baleine. Et autour de la maison, le grand jardin offre tout un monde de saveurs d’où émergent les groseilles à maquereau.
Le troisième cercle est celui du temps qui file au rythme de la météo et des activités. Entre la canicule qui va provoquer un carnage chez les poissons, la pluie qui n’empêche ni les chiens ni leur amie de se promener ou encore l’orage qui va frapper à l’heure des confitures, on va se laisser bercer par l’ambiance de cette campagne qui a quelque chose d’immuable.
Le quatrième cercle est celui de la sensualité. Au sortir de l’enfance, les bruits, les odeurs, les goûts et les couleurs accompagnent avec avidité cette existence.
Le cinquième cercle est constitué par l’entourage, à commencer par les grands-parents, qui sont une source inépuisable de savoir et de découvertes, des parties de pêche au jardin, du bricolage à la cuisine. Puis viennent toutes les personnes qui gravitent autour des grands-parents. Le personnel de maison, l’infirmière et Dirk, le jeune homme dont la plastique ne laisse pas la jeune fille insensible.
Ajoutons-y un sixième cercle, celui des émotions qui puisent dans une large palette, par exemple face à la blessure ouverte suite à une chute, ou encore lorsqu’elle comprend que la mort rôde autour du grand-père.
Des ronds dans l’eau chargés de poésie et d’un brin de nostalgie, des ondes qui nous emportent au pays de l’enfance et de l’apprentissage de la vie.

Debout dans l’eau
Zoé Derleyn
Éditions du Rouergue
Premier roman
140 p., 16 €
EAN 9782812621963
Paru le 4/05/2021

Où?
Le roman est situé en Belgique, du côté de Bruges et Gand.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
La narratrice, une enfant de onze ans, vit chez ses grands-parents, dans le Brabant flamand. Sa mère l’a abandonnée des années auparavant. C’est l’été dans cette vaste maison bordée d’un étang et d’un magnifique jardin. Le grand-père est en train de mourir dans une des chambres à l’étage, visité chaque jour par une infirmière. Cet homme autoritaire, distant, intimidant, est l’ombre manquante dans le jardin, espace de prédilection où sa petite-fille l’assistait dans ses occupations. Alors que la mort approche, autour de la fillette prennent place les différents protagonistes de ce lieu où la nature est souveraine : ses grands-parents bien sûr, les trois chiens, un jeune homme qui s’occupe des gros travaux, une baleine qui un jour a surgi dans l’étang. Elle rêve aussi d’un ailleurs qui pourrait être l’Alaska, la mer des Sargasses ou les Adirondacks.
Dans ce premier roman qui impressionne par sa sobriété et sa maîtrise, Zoé Derleyn interroge avec subtilité la manière dont se construit une filiation.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Le Carnet et les Instants (Thierry Detienne)
L’Echo.be
Blog Le coin lecture de Nath

« Debout dans l’eau » de Zoé Derleyn – Entretien from Éditions du Rouergue on Vimeo

Entretien avec Zoé Derleyn © Production Éditions du Rouergue

Les premières pages du livre
Ni maintenant ni maintenant
Debout, de l’eau jusqu’à la taille, je suis capable de rester immobile dans l’étang très longtemps. Mes pieds disparaissent peu à peu dans la vase. À travers le reflet de mon maillot rouge, j’aperçois mes jambes, tronquées aux chevilles. Je laisse les poissons s’approcher de moi jusqu’à ce qu’ils m’embrassent les mollets, les genoux, les cuisses. Je ne bouge pas, j’oscille légèrement, je respire au rythme de l’eau, je fais partie de l’étang.
J’entends ma grand-mère qui m’appelle mais je ne réponds pas, ça gâcherait tout.
Au moment où les poissons s’imaginent que je suis un vieux tronc d’arbre, une branche, j’en attrape un : les doigts serrés sur les écailles visqueuses, je le sors de l’eau et je le brandis comme un trophée, juste le temps de savourer mon exploit, je le relâche avant qu’il n’ait vraiment compris ce qui lui arrivait.
En face de moi, la berge est vide, personne pour applaudir ma main triomphante fermée sur le poisson. Personne pour me voir extirper mes pieds de la vase, nager lentement dans l’eau tiède, dans le plaisir du mouvement retrouvé.
Dans le verger, j’arrache des touffes d’herbe pour frotter mes chevilles et mes mollets. Je m’allonge près des groseilliers à maquereau, je croque quelques fruits pas encore mûrs. Ma grand-mère ne m’appelle plus, elle doit penser que je suis partie jouer à la ferme. Que je suis trop loin pour l’entendre. En séchant, la vase laisse des traces presque dorées sur ma peau. L’odeur de l’étang reste sur moi. Un des chiens, Baron, trouve ma cachette ; il me renifle, me lèche le genou. Il attrape une groseille à maquereau, la recrache tout de suite ; dans quelques jours, quand elles seront sucrées, il les avalera. Il faudra faire attention à bien fermer la barrière du verger, sans quoi il les mangera toutes.
Baron se couche le long de moi et presque tout de suite j’ai trop chaud. Je passe mes doigts dans ses poils noirs, quelques-uns restent collés sur ma paume. Je m’essuie dans l’herbe, puis sur la surface brillante de mon maillot.
***
La cuisine est sombre et mes yeux ont du mal à s’habituer au changement de luminosité. Le carrelage est frais sous mes pieds.
– Ah, tu es là.
Ma grand-mère pèle des carottes et des pommes de terre. Je m’assieds en face d’elle. J’ai faim. J’allonge la main pour attraper une carotte mais elle fait un geste du menton vers la boîte en carton du pâtissier posée sur le buffet. Je prends un éclair au chocolat entre mes doigts, les mêmes qui ont serré le poisson. Le chocolat a légèrement fondu. Je m’installe à la fenêtre, face à l’allée.
– Tu crois qu’elle va venir ?
Elle hausse les épaules, prétend ne pas savoir de qui je parle.
– Qui ?
– Elle. Maman. Tu crois qu’elle va venir ?
– Rien n’est moins sûr.
Ma grand-mère pèle une carotte comme si elle voulait la punir.
***
L’eau de la douche vient de l’étang. Elle est filtrée quelque part à la cave. L’eau de la douche n’est pas verte ni brune, elle n’a plus le goût ni l’odeur de l’étang mais on ne peut pas la boire ; même si elle est filtrée, c’est bien l’eau des poissons. Le seul robinet d’eau potable de la maison se trouve à la cuisine. Je me lave de l’étang avec de l’eau de l’étang. J’utilise du savon liquide, beaucoup de savon liquide. Ma grand-mère en a des tas de flacons, de toutes les couleurs, de tous les parfums. Lavande. Pomme. Vanille. Je fais des mélanges, je me lave plusieurs fois de suite. Arrive un moment où j’en ai assez. Je m’enroule dans une serviette de bain. Je passe la tête par la porte entrouverte, je vérifie qu’il n’y a personne dans le couloir. Je cours jusqu’à ma chambre, laissant des traces mousseuses sur le plancher.
Je suis contente que mes cousins ne soient pas là. Ma grand-mère a parfois peur que je m’ennuie, toute seule pendant les vacances scolaires. Alors, elle invite des cousins éloignés et d’autres cousins pas si éloignés que ça. Je préfère m’ennuyer seule plutôt que jouer avec eux. Quand ils sont là, j’organise des parties de cache-cache pour leur échapper. Je me recroqueville derrière une vieille malle. Un des cousins vient inspecter le grenier, il tourne dans la pièce en m’appelant : Je sais que tu es là, montre-toi ! Je ne suis pas stupide. La poussière me donne envie d’éternuer alors je me frotte le palais du bout de la langue et je résiste. Je reste immobile, comme dans l’étang. Il ne me trouve pas et il s’en va, il referme la trappe derrière lui. Je pose mon oreille contre ma montre-bracelet. Je savoure le doux cliquetis de ma victoire. Je me demande s’ils ont arrêté la partie de cache-cache. Je me demande s’ils partiront avant que je ne descende. Je suis certaine que je suis la seule qu’il n’a pas trouvée, mon débile de cousin.
Je rince mon maillot rouge, je l’essore, l’eau fraîche coule entre mes doigts serrés, et je le pose sur le radiateur éteint. À travers la fenêtre, le soleil est brûlant ; demain matin, mon maillot sera sec. Je m’essuie paresseusement, je m’habille, la peau encore humide. Un jeans, des baskets, et un T-shirt bleu presque gris, avec le dessin à demi effacé d’un arc-en-ciel. Il est temps que j’aille le voir, dans sa chambre, comme chaque jour. Mon grand-père.
Je m’assieds au bord de son lit. La machine est posée par terre, les tubes en plastique remontent jusqu’à ses narines. Il a fort maigri. Ce n’est pas le même grand-père que celui qui m’avait réveillée à minuit, m’obligeant à aller chercher à la nage la barque orange que j’avais oublié d’amarrer et qui avait glissé jusqu’au milieu de l’étang.
Je lui dis que les groseilles à maquereau ne sont pas encore mûres.
Il demande si j’en ai mangé quand même.
Je réponds que non, je démens, je secoue la tête. Quelques gouttes d’eau tombent de mes cheveux en petites taches foncées sur mon jeans.
Le bruit de la machine me paraît fort au début, il finit par se mêler à nos silences.
C’est une belle chambre. Je l’aime bien parce qu’il y a des fenêtres des deux côtés. La vue arrière est la plus belle, l’étang, puis les pâtures encadrées de peupliers, une rangée de saules têtards qui suit le ruisseau jusqu’à sa source, loin là-bas. Quand mon grand-père n’était pas malade, il restait déjà des heures devant la fenêtre. Debout. Il y a quelques années, je lui avais demandé où s’arrêtait notre jardin. Il avait ri, à cause du mot jardin. Il avait dit : On voit que tu es née en ville. Quand j’étais plus petite, en visite chez les uns ou les autres de mes cousins, en ville, je demandais si l’eau du robinet était potable. Mes tantes gloussaient : On voit que tu vis à la campagne.
Mon grand-père avait répondu, avec un large geste du bras : Le jardin, c’est tout ça. Tout ce que tu vois. Et même plus loin. Cela ne m’avait pas particulièrement surprise, »

À propos de l’auteur
DERLEYN_Zoe_cyrus_paquesZoé Derleyn © Photo Cyrus Pâques

Zoé Derleyn a publié en octobre 2017 aux éditions Quadrature un recueil de nouvelles, Le Goût de la limace, lauréat du prix Franz De Wever 2018, décerné par l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. En 2021 est paru son premier roman, Debout dans l’eau. (Source: Éditions du Rouergue)

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Si les dieux incendiaient le monde

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Sélectionné pour le Prix Orange du livre 2021

En deux mots
Voilà quinze ans que Jean n’a pas revue sa fille Albane, partie en claquant la porte. Alors lorsqu’il apprend qu’elle revient en Europe pour donner un concert à Barcelone, il laisse ses douleurs de côté et part pour la catalogne, bientôt suivi par sa seconde fille Clélia. Au moment où le rideau se lève, la tension est à son comble.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ma fille, ma bataille

Avec son premier roman, Emmanuelle Dourson signe une entrée remarquée en littérature. Autour d’une famille déchirée, elle nous propose un drame en six temps construit de façon très originale.

Jean vit désormais dans son lit, perclus de douleurs. En attendant les visites de sa fille Clélia, qui vient quelquefois avec sa propre fille cadette, Jeanne. Ses autres enfants, Katia, Petra et Alice, ont renoncé à ces visites chez le grand-père. Albane ne viendra pas non plus. La seconde fille de Jean ne lui donne plus signe de vie que par carte postale. Une carte qu’elle lui adresse tous les ans depuis un autre continent où elle a choisi de s’installer. Il en a désormais quinze. Alors il essaie de revivre des moments heureux passés en famille, comme les vacances à Lisbonne, s’imagine à Saint-Pétersbourg ou encore à Madrid.
Tout à l’heure, il demandera à Maria, son aide-domestique, de lui ramener le dernier disque d’Albane, mais surtout de le conduire à l’aéroport de Bruxelles pour prendre la direction de l’Espagne. Malgré ses douleurs, il sent que c’est une chance qu’il ne faut pas laisser passer. Il a en effet appris qu’Albane, concertiste réputée, va donner un récital à Barcelone pour marquer son retour en Europe.
Clélia n’apprendra qu’incidemment cette escapade, frustrée de n’avoir pas été prévenue par ce père dont elle s’occupe pourtant bien, malgré un agenda chargé. Entre son amant parisien ou ses voyages en Éthiopie, où elle qui s’est engagée pour la reforestation du pays. Car Yvan, le père de ses enfants, ne lui suffit plus. Elle l’avait pourtant «volé» à Albane, provoquant une onde de choc dont les échos vibrent encore dans l’air. Aussi est-ce avec un sentiment mêlé et une forte curiosité qu’elle part elle aussi pour la capitale catalane.
C’est Mona, la femme décédée de Jean, qui est la narratrice de ce premier roman et qui ordonnance l’ordre d’entrée en scène des personnages. Une belle idée d’Emmanuelle Dourson qui, comme sur une scène de théâtre, place tour à tour les acteurs sous la lumière. C’est maintenant au tour d’Yvan d’être analysé par Mona. S’il a l’air serein, il lui faut bien admettre que sa situation n’est pas très envieuse. À la confrontation, il préfère la fuite, il préfère son concentrer sur son art, la photographie. C’est ainsi qu’il entend imprimer sa vision du monde.
Voici ensuite Katia, la fille aînée de Clélia et d’Yvan, qui a envie de grandir vite, de porter les belles robes de sa mère et de s’émanciper, de laisser derrière elle sa famille déchirée, sa grand-mère décédée.
Puis, du côté de Barcelone, c’est à Albane d’entrer en scène pour un concert mémorable. Mais nous n’en dirons rien, de peur de vous gâcher le plaisir de lire ce formidable moment, tout en tension, tout en vibration.
Avec ce premier roman, Emmanuelle Dourson signe une entrée remarquée en littérature et rend hommage au poète suisse Philippe Jaccottet en lui empruntant le titre de son livre, tiré de son recueil Fragments soulevés par le vent: «En cette nuit, en cet instant de cette nuit, je crois que même si les dieux incendiaient le monde, il en resterait toujours une braise pour refleurir en rose dans l’inconnu.»

Si les dieux incendiaient le monde
Emmanuelle Dourson
Éditions Grasset
Premier roman
256 p., 20 €
EAN 9782246823643
Paru le 13/01/2021

Où?
Le roman est situé en Belgique, principalement à Bruxelles. On y voyage aussi par les souvenirs qui évoquent Saint-Pétersbourg, Madrid, ou encore Lisbonne. Il est aussi beaucoup question d’une rencontre à Barcelone et de séjours en Éthiopie et à New York.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une famille déchirée que le destin va rassembler lors d’une extraordinaire soirée.
Il y a Jean, le père; Clélia, sa fille aînée; Albane, la cadette que personne n’a revue depuis que sa sœur lui a volé l’homme qu’elle aimait, quinze ans plus tôt; Yvan, que Clélia a épousé depuis. Et Katia, leur fille, qui de cette tante disparue sait ceci: elle vit à New York, est devenue une célèbre pianiste, son souvenir hante encore ses parents. Leurs vies basculent le jour où Jean apprend qu’Albane doit donner un concert à Barcelone et décide de s’y rendre. Chacun, à sa manière, devra y assister.
Magistral, ce premier roman est une prouesse littéraire, une épopée où d’une voix, celle de l’énigmatique narratrice, le destin d’une famille est retracé avant d’être à nouveau chamboulé. Y gronde la rumeur de notre monde incendié, appelé lui aussi à se retrouver pour survivre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Sous couverture  Thierry Bellefroid)
Le Carnet et les instants (Nausicaa Dewez)
Karoo (Francesca Anghel)
Centre Wallonie-Bruxelles (Radio Fractale – Chronique de Pierre Vanderstappen)
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Les premières pages du livre
« Jean, vendredi 11 mai
Mais pourquoi fallait-il que le merle noir chante plus tôt que les autres ? Qu’il choisisse la lucarne de sa chambre pour perchoir ? À quatre heures du matin, Jean avait ouvert les yeux, expulsé du sommeil par le chant de l’oiseau – un instrument de torture pour l’homme épuisé. Il s’était tourné sur le côté pour sonder les traces. Les traces de la veille. La visite de Clélia, seule, pressée. Ses cheveux roux qui finissaient toujours par se dénouer. Le cliquetis de ses deux bracelets d’argent – l’un très fin, l’autre lourd et épais, beaucoup trop large pour son poignet délicat – et le timbre de sa voix lorsqu’elle avait agité les tentures et déclaré que ça sentait mauvais. Elle, ondoyante. Lui, rebut nauséabond. Elle avait ouvert les fenêtres. Rassemblé les livres qui traînaient sur la table du salon. Elle avait demandé où était Nabokov – c’était si insolite, le salon de Jean sans un volume de Nabokov abandonné sur la table basse ou le canapé. Jean avait répondu que désormais Nabokov restait dans son lit, avec lui. Il avait regardé Clélia s’affairer dans l’appartement. Jusqu’à ce qu’elle s’assoie près de lui. Qu’elle pose ses lèvres fraîches sur sa joue. Comme pour dire Excuse-moi papa, je voulais commencer par là et puis j’ai oublié.

Quand le merle avait chanté, Jean avait tendu une main vers la peau de son visage. Il s’était attendu à ce qu’elle soit douce et lisse comme celle de Clélia. Le grain rugueux de l’épiderme l’avait surpris. Il avait suivi du doigt les sillons. Se pouvait-il que, déjà… ? La couverture de Nabokov brillait dans l’obscurité. Ça l’avait rassuré. Il avait rouvert le livre et retrouvé la page sur laquelle il s’était endormi – une page du Mot. Le narrateur y décrivait un ange dont le pied était parcouru d’un réseau de veinules et d’un grain de beauté pâle.

Les tempes d’Albane aussi étaient parcourues de veinules bleues. Jean avait tenté de se représenter le visage de sa cadette, d’en faire resurgir chaque détail, depuis le grand épi du front jusqu’au sillon des veines sur la tempe droite en passant par les yeux très grands, très noirs. L’image avait flotté un moment. Il s’était demandé s’il reconnaîtrait sa fille aujourd’hui et son cœur s’était emballé ; il avait compté les années, ça ferait bientôt quinze ans qu’elle était partie, ne laissant comme trace de son existence qu’une carte postale chaque année – quinze cartes rangées dans une boîte à cigares posée sur son bureau, entre un microscope et une encyclopédie entomologique. Quinze cartes de vœux envoyées des quatre coins du monde. Comme si la vie d’Albane s’était résumée à un conte de Noël.

Il avait lâché le livre et l’image s’était dissoute. La nuit tremblait derrière la vitre. L’espace entre les rideaux laissait deviner la dérive de nuages floconneux qu’argentait la lune. Par les fentes du châssis, le vent sifflait et déposait sur la tête de Jean un coulis froid. Allongé sur le dos, il était resté immobile, à l’affût des sensations changeantes, tour à tour douces et cuisantes, qui sinuaient dans son corps. Quand elles étaient douces elles réveillaient une ardeur enfouie, comme une eau sourde remonterait en plein désert ; quand elles drainaient la douleur, c’était la peur qui suintait, attisée par le courant d’air nocturne et le souvenir du visage hâve, des yeux immenses de sa fille.

Albane, on l’avait interviewée la veille sur les ondes, il avait entendu sa voix. C’était une bourrasque, cette voix qui revenait du passé et surgissait à l’improviste sans s’annoncer. Il se souvenait de ses accents d’adoration lorsqu’elle était enfant, puis de son timbre rauque le jour où elle avait dit, bien plus tard, Quand vous serez morts, j’irai danser sur vos tombes. Il se demandait à quel moment la fêlure était apparue et l’anxiété oubliée revenait, glacée, une camisole d’inquiétude le figeait sur son lit. Albane était grande pourtant, désormais elle se débrouillait sûrement mieux que lui.

Le journaliste l’avait interrogée sur lui, sur moi, sur Clélia, il avait fouillé dans nos vies, quelques minutes seulement mais avec acharnement, pour satisfaire les auditeurs, qu’ils sachent comment on réussit, quel milieu et quel concours de circonstances engendrent le génie ou la chance ou les deux, comme si le travail et la ténacité n’y étaient pour rien – les recalés veulent croire qu’une fée se penche sur certains berceaux plutôt que sur d’autres. Jean s’était demandé si, avant de répondre, Albane avait jeté à l’homme le trait assassin de ses yeux noirs, comme avant, lorsque son regard disait à Jean Retire ta question, ta question est un mirage, je l’effacerai, je ne veux rien entendre et tu ne peux rien savoir. Elle gardait les yeux levés vers lui, elle le défiait jusqu’à ce qu’il se détourne puis elle s’en allait et lui, rageur, la laissait s’éloigner en serrant les poings.

À la radio, son débit n’était pas fluide, elle hésitait et trébuchait sur certains mots. C’était du direct, elle n’avait qu’une chance. Comme sur scène. Avait-elle pensé à lui en répondant au journaliste ? Combien d’heures avait-elle dormi la veille ? Il y avait dans sa prosodie des traces de fatigue, une absence d’élan. Elle avait dit qu’elle ne se souvenait de rien, que son enfance était un trou béant d’où émergeaient une carte du monde, des mouettes, deux ou trois morceaux de musique et des radis en forme de souris.

Il ignorait où elle était allée chercher les radis. Mais la musique, les mouettes et la carte du monde, il savait, et ce n’était pas rien. La carte du monde, c’était de lui, il l’avait aimantée au radiateur du jardin d’hiver lorsque Albane avait six ans. Quand Clélia et Albane rentraient de l’école, elles venaient s’accroupir près du radiateur, sous la verrière où défilaient les nuages, et tandis que l’une piochait dans une liste un nom de ville ou de pays, l’autre tentait de retrouver son emplacement sur la carte. Chaque continent avait sa couleur ; Clélia et Albane voyageaient entre le bleu pétrole des Amériques et le vieux rose de l’Asie en passant par le jaune paille de l’Afrique ; elles se tenaient la main et enjambaient les océans, insouciantes du niveau des mers et de l’évolution aléatoire de leurs courants. Assis dans une bergère où il préparait ses cours en luttant contre le sommeil, Jean suivait de loin leur jeu, il se laissait distraire par leurs rires et par la voix claire d’Albane qui épelait maladroitement les mots, les écorchait avant de leur restituer leur forme exacte. Après les cris et les heurts de la cour de récréation, les deux sœurs se réfugiaient dans cette complicité – Jean avait envie de s’y glisser mais il était trop grand, les parois fragiles de leur univers se dissolvaient à son approche, alors il restait en retrait et laissait le chapelet de couleurs et de noms entortiller son ruban sonore autour de lui. Que restait-il aujourd’hui de ce présent qui semblait devoir durer toujours ? Pas même le nom de la ville où résidait Albane – on savait seulement qu’elle s’était établie de l’autre côté de l’Atlantique.

Parfois un nom résonnait différemment, une ville affleurait du babillage d’Albane et sortait Jean de sa torpeur, il entendait Saint-Pétersbourg et il imaginait le quadrillage des avenues larges et rectilignes qui canalisait la lame argentée de la Neva, il rêvait aux majestés de pierre coiffées de dômes dorés et de clochers à bulbe brillant dans l’atmosphère glacée, il se voyait descendre d’un train qui aurait traversé toute l’Europe et se serait arrêté devant le musée de l’Ermitage où il poserait le pied, enfin reposé.

Ou bien il entendait Madrid et la silhouette ramassée du Prado émergeait des vapeurs de la cité. Il montait les volées d’escalier de l’entrée, s’avançait sous les verrières oblongues de la galerie centrale où des hommes et des femmes saisis dans un moment fugitif de leur existence, en des temps lointains, le regardaient passer. Il sentait sur lui leur regard, cruel, curieux, lisse ou indifférent. Veule ou suffisant. Il jouissait de ce moment mais il restait digne, il traversait la galerie sans sourciller, il ne voulait rien admirer avant d’avoir posé les yeux sur La Maja nue. Tout au fond il tournait à droite et gravissait une nouvelle volée de marches, découvrait une pièce aux couleurs sombres, il devait s’habituer à la pénombre, ses pupilles se dilataient et la toile s’offrait enfin, elle était sans doute plus petite qu’il ne l’avait imaginé, mais grande pourtant, c’était comme la rencontre d’une amante lointaine longtemps désirée, l’apogée d’une liaison chaste. Le jour et le flot de visiteurs passaient derrière lui, il se tenait debout sans fléchir dans la salle obscure et laissait les reflets et les courbes le pénétrer.

Puis il allait voir Le Songe de Jacob, ce fuyard épuisé qui s’entendait promettre en rêve une descendance innombrable. Jean voyait une échelle se perdre dans les nuées ; il glissait ses pieds nus dans les sandales du rêveur, son corps dans le vêtement de toile fruste et, saisi par le sommeil comme par une coulée de pierres du Vésuve, il s’endormait à sa place sur la terre battue. Le ciel étendait sur lui son ombre mais son visage restait offert à la lumière, il dormait à demi redressé sur un coude, une joue appuyée sur sa main gauche. Son autre main était posée sur la terre comme sur la hanche d’une femme. Dans son sommeil il sentait sa fermeté et ça le rassurait, ce socle où il pouvait s’abandonner sans craindre de disparaître. La disparition arriverait plus tard. Jean savourait le contraste entre la terre nue et dure, et sa chair qui suivait la courbe molle de l’abandon aux songes, il restait longtemps là, à goûter la quiétude de Jacob, il ne voyait pas les anges ou si peu, leurs ailes vaporeuses pâlissaient dans la clarté.

Ensuite un autre visiteur s’arrêtait devant la toile, alors il s’en allait.

Quand Albane avait six ans, il avait entendu Madrid et Saint-Pétersbourg et il avait eu envie de partir. À présent il voulait retrouver celle qui disait ces noms de villes. Albane. Il était resté avec l’image d’une jeune femme aux allures de garçon manqué, jeans troués et veste en cuir, yeux fardés, cheveux emmêlés et frange revêche – comment faisait-elle pour se produire sur scène dans cet accoutrement ? Elle avait parlé au journaliste de ses morceaux préférés, ceux qu’il écoutait autrefois, il ne savait pas, ça l’avait touché cette enfant revenue du néant, par le poste de radio elle avait surgi avec fracas, métamorphosée. De la foudre de l’adolescence il ne semblait lui rester que la voix éraillée, peut-être aussi l’intensité dans le regard, comment savoir ?

Maintenant, l’immobilité et la chaleur des draps, l’humidité poisseuse qui montait de sa chair l’agaçaient. Drainée par l’afflux de sang, la douleur arrivait par saccades dans sa jambe droite. Il avait rejeté la couverture et regardé le membre blessé – il formait dans sa conscience une tache aigre et violacée qui allait déteindre sur sa journée. Il avait peur. Il ne voulait pas vivre dans un corps flasque où la volonté se brise. On lui avait dit d’être patient, que dans quelques mois il pourrait recommencer à marcher. On n’avait pas parlé de la douleur – c’était une affaire personnelle qui ne regardait que lui. Un mal qui se concentrait en un point unique, comme si quelque chose s’était déchiré à cet endroit pour qu’il fléchisse, qu’il se sente vieux et fragile, qu’il se heurte à ses limites. Il avait envie de gémir, ça le soulagerait mais on lui avait appris, enfant, que ça ne se faisait pas, alors il ravalait la plainte qui montait. On était samedi, Clélia allait arriver, il en était sûr. Elle serait accompagnée de Jeanne, sa fille cadette – celle qui devait crier pour que ses sœurs l’écoutent. Les autres filles de Clélia, Katia, Petra et Alice, ne venaient plus jamais mais Jeanne, elle, adorait venir chez Jean. Lui au moins l’écoutait.

Clélia embrasserait Jean en retenant d’une main ses cheveux, et pendant que Jeanne explorerait les trésors entassés dans le grenier du duplex, elle le guiderait jusqu’au salon où elle s’assoirait avec lui. Elle se servirait un thé et replierait ses jambes sous elle sur le canapé en cuir. Elle tiendrait sa tasse à deux mains et commencerait par se taire, elle avait toujours besoin d’une pause entre deux tourbillons – dans ces moments il pouvait lire sur son visage une sorte de recueillement tragique, Dieu sait à quoi elle songeait, au but ultime vers lequel elle courait ou à la prochaine robe qu’elle allait acheter. Puis elle lui poserait des questions. Il tenterait de réprimer son vieux réflexe mais n’y parviendrait pas, il répandrait son savoir par petits morceaux, des morceaux brillants qu’elle attraperait au vol dans son avidité à tout comprendre. Il serait apprécié et honoré, comme autrefois au centre de l’amphithéâtre, à cette place où il se sentait vivant. Il ne parlerait pas de sa jambe, il dissimulerait son désarroi et son envie d’être pris dans les bras, de sentir la chaleur de deux paumes sur son front. Les mains lisses et blanches de Clélia ne se tendraient pas vers lui pour le réconforter. Il finirait par se taire, puis son regard glisserait sur la machine à coudre posée sur la petite table en acajou dans un coin du salon. Il dirait à Clélia Tu devrais apprendre à coudre, ça t’éviterait d’acheter autant de vêtements. Jeanne surgirait en brandissant deux maillots de bain délavés trouvés au fond d’un coffre. Des affaires à moi dont il n’avait pas eu le cœur de se débarrasser.

Il fit un effort pour se redresser et s’asseoir contre le ciel de lit.

Derrière les tentures la lumière avait changé. Le soleil découpait des trouées claires sur le drapé du tissu, un rai oblique se faufilait parfois dans la pièce et se posait sur la couverture écarlate. La chambre se dilatait. Des nervures sinuaient dans le merisier de la commode, le bronze des poignées sortait de l’ombre. Le fauteuil à bascule semblait prêt à se balancer. En se redressant, Jean avait dispersé la poussière suspendue au-dessus du parquet. Il observait le déplacement des particules, elles sortaient et entraient dans la lumière, dessinaient dans chaque rayon un voile mobile. Derrière elles, l’unique tableau de la pièce – un Smargiassi, du nom de ce paysagiste napolitain qu’il aimait tant – lui jetait l’affront de sa beauté. À l’avant-plan, le bonnet d’un pêcheur brillait d’un éclat carmin et la finesse du trait qui gonflait son pantalon blanc le parait de la légèreté d’un soir d’été – un soir, il en était sûr, il s’agissait d’un soir et non d’un matin comme le prétendait Yvan, le mari de Clélia –, un soir où la canicule et le labeur desserrent leur étau pour laisser place à un sentiment de quiétude. Le personnage sur la toile lui tournait le dos, le visage penché sur un lac luisant comme une bonace. De minuscules promeneurs flânaient le long du rivage opposé. À l’horizon, une citadelle sortait d’une brume de chaleur et s’étirait vers le ciel.

Jean pensait à Lisbonne. Il se rappelait l’interminable nuit qu’il y avait passée avec moi, les yeux ouverts, enfoncé dans des draps amidonnés, tandis qu’au pied des fenêtres des éboueurs ivres traînaient des poubelles à roulettes sur les pavés inégaux du quartier. L’obscurité voilait le contour des choses et nos formes allongées côte à côte dans le petit studio que nous avions loué. Nos filles, Clélia et Albane, dormaient tranquillement. Moi aussi. Jean ne voyait rien mais il entendait nos respirations – un souffle régulier qui attestait de notre profond sommeil. Il avait eu ce soir-là le sentiment de commencer la traversée d’un long tunnel. Il avait voulu rentrer chez nous après avoir ardemment désiré la Ville Blanche, son âme et ses bruits. Au réveil, le cœur retourné comme un gant.

Le matin, nous avions erré dans les venelles ombragées de l’Alfama pour trouver une table où déjeuner. Jean s’était informé des moyens de transport dans la ville pendant que Clélia et Albane dévoraient des pastéis de nata. Puis nous étions sortis du bar et avions poursuivi notre chemin sans trop savoir où nous allions. Nous avions longé une ruelle obscure, gravi des escaliers, et soudain il y avait eu un déferlement de lumière et quelque chose d’imperceptible avait ourlé les paupières de Jean, quelque chose d’humide et de doux, comme s’il avait trouvé une issue, comme si la beauté s’était rétractée pendant la nuit pour revenir là avec plus d’éclat, rien que pour lui. Rien que pour nous. Lisbonne s’étageait autour de nous dans un frémissement. Derrière les toits scintillants, le Tage s’écoulait. Sur la vaste place suspendue au-dessus de l’eau, Clélia et Albane couraient derrière les mouettes, l’or de la ville giclait sur elles, il jaillissait de toutes parts, du ciel et du fleuve, des murs blancs, des pavés minuscules et lisses, du visage méditerranéen des passants. Bientôt le front pâle de Clélia se couvrirait de taches de rousseur. La peau d’Albane se cuivrerait légèrement et elle porterait plus haut son air de jubilation sur le visage. Clélia. Albane. »

Extrait
« Après Barcelone, elle rentrerait chez elle. Elle aurait un cinquième enfant avec Baptiste — ou avec Yvan, c’était pareil —, cet enfant-là, elle s’en occuperait parfaitement, elle en était capable, ne m’en déplaise, et tout changerait avec lui. Ensemble ils sauveraient le monde, oui, ils y arriveraient. Elle sentait déjà ses seins gonfler et le lait couler et avec lui monter une bouffée de compassion pour l’humanité entière. C’était ainsi qu’elle sauverait la planète, avant les arbres en Éthiopie, en aimant l’enfant qui n’existait pas encore. Elle et l’enfant hissant au sommet de la terre, au-dessus des crues du Nil bleu, plus loin que la terreur et l’envie, leur amour indestructible. » p. 80

À propos de l’auteur
DOURSON_Emmanuelle_©Laure_GeertsEmmanuelle Dourson © Photo Laure Geerts

Née en 1976 à Bruxelles, Emmanuelle Dourson a fait des études de lettres. Si les dieux incendiaient le monde est son premier roman. (Source: Éditions Grasset)

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