Ce que je sais de toi

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Prix Femina des lycéens 2023

En deux mots
La vie de Tarek semble toute tracée. Il sera médecin comme son père, épousera Mira et se réjouira de la naissance de leurs enfants. Mais il rencontre Ali et son destin va basculer. Retraçant son parcours, le narrateur va nous livrer une quête bouleversante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Recherche Tarek désespérément

Dans ce premier roman brillant de maîtrise, Éric Chacour retrace le parcours d’un médecin égyptien qui a fui son pays et sa famille pour s’installer à Montréal. Une quête des origines, une histoire familiale bouleversante sur fond d’amours interdites.

Cela commence comme un roman initiatique. Le jeune Tarek, 12 ans, se promène dans les rues du Caire quand son père lui propose un petit jeu, désigner la voiture qu’il aimerait conduire. En fait, peu importe le choix de son fils, c’est pour lui expliquer qu’il lui faudra travailler beaucoup pour pouvoir se la payer.
Une dizaine d’années plus tard, il aura suivi le conseil et mis les pas dans ceux de son père, sera devenu médecin. À la mort de ce dernier, il reprendra cabinet, clientèle et développera le dispensaire. Une vie bien réglée, entouré de sa sœur Nesrine, de sa mère et de leur gouvernante.
Fatheya. Mais au cœur de ce gynécée manque Mira, son amour d’enfance.
Alors quand, bien des années plus tard, elle réapparait et se laisse enfin embrasser, la voie semble toute tracée pour prolonger la dynastie familiale. Elle deviendra son épouse et la mère de ses enfants.
Mais c’est oublier l’arrivée d’Ali dans sa vie. Le jeune homme devient son assistant et l’accompagne dans ses tournées. Gai et libre, il va très vite le fasciner. Et l’embrasser.
«À quoi bon décrire l’espoir tourmenté dans lequel te plongeait la vue de sa nuque, le frisson soudain au contact de sa chaleur, le tourment intérieur qui précédait chacune de ses paroles, l’incertitude du lendemain, l’intranquillité à l’idée que tout s’arrête brusquement?».
Au fil des jours leur relation va devenir de plus en plus nécessaire à Tarek. À tel point qu’il ne perçoit aucun des signes qui pourtant se multiplient. Les rumeurs enflent, le danger se précise. Jusqu’au jour où il n’est plus question de l’esquiver. Il faut alors mettre brutalement un terme à cette union «contre nature».
Une rupture qui va contraindre Tarek à l’exil. Il part pour Montréal.
C’est alors que le roman bascule. Habilement construite, la narration va passer du
« Toi » au « Moi » (avant de finir avec le « Nous »). Le narrateur change et avec lui la perspective de ce bouleversant roman. Ce « Moi » à la recherche de cet homme parti au Canada va explorer les secrets de la filiation qui sont autant au cœur du livre que les amours interdites. On y lira de belles pages sur l’exil et le renoncement, mais aussi sur l’espoir et la grâce.
Car c’est à la fois le combat d’un individu face à la société qui n’accepte pas ceux qui vivent à la marge que met en scène Éric Chacour que le combat d’un fils bien décidé à retrouver son père. Bouleversant!

Ce que je sais de toi
Éric Chacour
Éditions Philippe Rey
Premier roman
304 p., 22 €
EAN 9782384820344
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en Égypte, principalement au Caire, mais aussi à Héliopolis et en Haute-Égypte, à Sohag. Il y est aussi question d’un exil à Montréal, au Canada et d’un voyage à Boston.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à 2001.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Caire, années 1980. La vie bien rangée de Tarek est devenue un carcan. Jeune médecin ayant repris le cabinet médical de son père, il partage son existence entre un métier prenant et le quotidien familial où se côtoient une discrète femme aimante, une matriarche autoritaire follement éprise de la France, une sœur confidente et la domestique, gardienne des secrets familiaux. L’ouverture par Tarek d’un dispensaire dans le quartier défavorisé du Moqattam est une bouffée d’oxygène, une reconnexion nécessaire au sens de son travail. Jusqu’au jour où une surprenante amitié naît entre lui et un habitant du lieu, Ali, qu’il va prendre sous son aile. Comment celui qui n’a rien peut-il apporter autant à celui qui semble déjà tout avoir ? Un vent de liberté ne tarde pas à ébranler les certitudes de Tarek et bouleverse sa vie. Premier roman servi par une écriture ciselée, empreint d’humour, de sensualité et de délicatesse, Ce que je sais de toi entraîne le lecteur dans la communauté levantine d’un Caire bouillonnant, depuis le règne de Nasser jusqu’aux années 2000. Au fil de dévoilements successifs distillés avec brio par une audacieuse narration, il décrit un clan déchiré, une société en pleine transformation, et le destin émouvant d’un homme en quête de sa vérité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Info culture (Mohamed Berkani)
RTS (Nicolas Julliard)
Le Devoir (Manon Dumais)
La Presse (Sylvain Sarrazin)
Culture 31
Blog T Livres T Arts
Blog Mémo Émoi
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Les livres de Joëlle
Blog Mademoiselle lit


Eric Chacour présente «Ce que je sais de toi» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« TOI
1 Le Caire, 1961
– Quelle voiture voudrais-tu, plus tard ?
Il avait posé cette simple question, mais tu ignorais alors qu’il fallait se méfier des questions simples. Tu avais douze ans, ta sœur dix. Vous vous promeniez avec votre père sur le bord du Nil, dans le quartier résidentiel de Zamalek. Porté par le cortège sonore d’une circulation désordonnée, ton regard s’oubliait sur cette tour en forme de lotus qui venait de surgir de terre. La plus haute d’Afrique, affirmait-on fièrement. Et construite par un melkite !

Ta sœur, Nesrine, n’avait pas attendu que tu répondes pour s’exclamer :
– Celle-ci, Baba ! La grosse rouge, là-bas !
– Et toi, Tarek ?
Cette considération ne t’avait jamais effleuré l’esprit.
– Pourquoi pas… un âne ?
Tu crus bon de te justifier : C’est moins bruyant.
Ton père força un rire qui signifiait que ta réponse n’était pas recevable. À moins que ce ne fût pour se convaincre que tu blaguais. Nesrine détachait une mèche de ses cheveux noirs pour l’enrouler autour de son index ; elle répétait ce geste quand elle cherchait à prendre la parole. Visiblement persuadée qu’un peu d’insistance lui permettrait de terminer l’après-midi au volant de sa décapotable, elle réitéra avec un enthousiasme décuplé :
– Moi, je veux la rouge, Baba ! Avec le toit qui s’ouvre !
Le regard de ton père te fit comprendre qu’il attendait toujours ta réponse. Pour lui faire plaisir, tu tentas au hasard :
– Je voudrais la voiture noire, là-bas. Celle qui est arrêtée au coin.
Ton père s’éclaircit la voix ; il pouvait procéder à sa démonstration :
– Tu as raison, c’est une belle américaine. Une Cadillac. Tu sais qu’elle coûte cher ? Il te faudra un bon travail pour pouvoir te l’offrir. Ingénieur ou médecin. Lequel préférerais-tu ?
Il s’adressait à toi sans te regarder, l’attention détournée par la pipe qu’il venait de coincer entre ses lèvres. Aspirant à vide dans un léger sifflement, il enclencha un rituel qui t’était à la fois mystérieux et coutumier. Satisfait de l’écoulement de l’air, il sortit de sa poche un sachet de tabac dont tu n’aurais su dire si l’odeur, par trop familière, te plaisait ou non. Il bourra ensuite le foyer, tapant de son majeur droit pour que les feuilles séchées trouvent leur place, puis tassa le tout avec application. Chaque étape de la méticuleuse opération semblait destinée à t’offrir un délai raisonnable de réflexion. Lorsqu’il remit en bouche l’instrument pour en vérifier le tirage, tu compris qu’il ne te restait que peu de temps pour répondre. Le claquement du briquet retentit comme une alarme de minuterie. Dans la fumée des premières bouffées, tu hasardas sans conviction :
– Médecin, plutôt…
Il s’immobilisa un instant, comme s’il considérait une offre que tu viendrais de lui faire, puis lâcha sobrement :
– Bien, mon fils, c’est un bon choix.
C’était un choix par défaut : tu ignorais ce en quoi consistait le métier d’ingénieur. Cela n’avait plus d’importance, son fils serait médecin comme lui. Il n’avait plus besoin d’argumenter. Les doigts qui t’apprendraient un jour ton futur métier tassèrent d’un bourre-pipe les premières cendres de votre conversation. Pendant que ton père rallumait d’une flamme sa pipe, tu t’imaginais revêtant sa blouse blanche, celle qu’il portait au rez-de-chaussée de votre villa de Dokki dont il avait fait son cabinet. Tu avais l’âge de n’avoir pour projets que ceux que l’on formait pour toi ; n’était-ce réellement qu’une question d’âge ?
Votre marche se poursuivait dans le silence. Chacun semblait absorbé dans ses pensées. Lorsque le tabac fut consumé, ton père consulta sa montre de gousset, celle qui portait à son dos ses initiales. Et incidemment, les tiennes. Il était l’heure de rentrer. Elle affichait systématiquement l’heure de rentrer quand il ne restait plus rien à fumer. Infaillible synchronicité entre pipe et montre de gousset.

Le soir venu, tu annoncerais à ta mère que tu serais un jour docteur. Sans émotion, comme on transmet une information anodine que l’on vient d’obtenir. Elle accueillerait la nouvelle avec autant d’enthousiasme que si tu venais de lui présenter ton diplôme d’État avec mention. Nasser construisait le plus grand pays du monde et ta mère avait décidé que tu en serais le plus prestigieux médecin. Un peu plus tôt, Nesrine t’avait fait promettre de lui acheter une voiture rouge décapotable.
Tu avais douze ans. Tu te méfierais désormais des questions simples.

2
Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard. À ce stade, seuls défilaient des instants dont tu ne conserverais pratiquement rien. On ne retient pas le nom de ceux qui se sont usé le dos à vous porter sur leurs épaules, pas plus qu’on ne remarque les heures passées à préparer votre plat préféré. On conserve, en revanche, l’insignifiance : tu avais ri de Nesrine parce qu’elle n’arrivait pas à prononcer correctement pyramide en arabe, vous aviez mangé sur une plage des frescas et la mélasse avait taché vos maillots, tu dessinais avec ton doigt sur les fenêtres couvertes de buée quand Fatheya, votre domestique, cuisinait…
Tu scrutais les adultes, leur gestuelle, leurs intonations, leur apparence. Il arrivait que l’un d’eux prenne la parole, comme désigné par une autorité naturelle, pour raconter la dernière plaisanterie qu’il avait entendue. Les yeux de l’assistance se rivaient sur lui et cette attention nouvelle le transfigurait. Sa voix se modulait, ses mouvements épousaient son récit et tu sentais une tension s’installer dans la pièce. Tu t’émerveillais de l’effet produit sur l’auditoire, une foule soudain réduite à une respiration unique dont le rythme épousait l’intonation de l’orateur. Ce dernier pouvait enfin accélérer le débit de ses mots et dévoiler la chute que chacun attendait. Tous l’accueillaient alors d’un rire sonore et libérateur, un rire non concerté et pourtant parfaitement accordé.
C’étaient les hommes qui riaient. Pourquoi riaient-ils ? Tu n’en savais rien. Les indéchiffrables sous-entendus, les évidentes exagérations, les mots qui t’étaient encore inconnus, les œillades complices, les moues réprobatrices des mères qui rappelaient la présence d’enfants, les gestes désinvoltes des hommes qui semblaient leur répondre que, de toute façon, ils ne sont pas en âge de comprendre. De toute façon, tu n’étais pas en âge de comprendre. Ce langage semblait appartenir au monde des adultes, un continent lointain qu’il te restait à découvrir. Tu ignorais si l’on y échouait un jour, sans s’en apercevoir, pour trop avoir laissé l’enfance dériver, ou s’il s’agissait de terres qui se conquièrent dans la souffrance. Se pouvait-il qu’elles te restent à jamais étrangères ? Rirais-tu un jour comme eux ?
Leur présence électrisait Nesrine. Elle interrompait leurs discussions pour demander la signification d’un mot ou répondre à la plus rhétorique de leurs questions. Elle ne saisissait pas plus que toi le sens de leurs blagues, mais joignait son rire d’enfant à ceux de l’assemblée. Elle riait à la seule idée de rire avec les autres. Cela lui suffisait. Ne la trouvait-on pas adorable ?

La vie commencerait plus tard. Pour l’heure, ce n’était pas la vie. C’était une attente, un répit peut-être, l’enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu ? Ou, plus précisément, à quoi te préparait-on ? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge. Tu étais ébloui par ceux qui n’hésitent jamais. Ceux qui, avec le même aplomb, peuvent critiquer un Président, une loi ou une équipe de football. Ceux dont chaque geste semble affirmer qu’ils détiennent la vérité pleine et entière. Ceux qui régleraient en un claquement de doigts les questions de la Palestine, des Frères musulmans, du barrage d’Assouan ou des nationalisations. Tu finissais par croire que c’était cela, l’âge adulte : la disparition de toute forme de doute.
Un jour, il t’apparaîtrait pourtant avec évidence qu’il n’existe que très peu d’adultes véritables. Que nul ne se départ tout à fait de ses peurs originelles, de ses complexes adolescents, du besoin inassouvi de venger ses premières humiliations. On s’étonne encore de déceler une réaction puérile chez un de nos semblables, mais c’est une grossière erreur : il n’y a pas d’adultes au comportement d’enfant, il n’y a que des enfants qui ont atteint l’âge où le doute est honteux. Des enfants qui finissent par se conformer à ce que l’on attend d’eux : qui renoncent à la moindre remise en question, affirment sans plus trembler, méprisent la différence. Des enfants aux voix rauques, aux cheveux blancs, à l’alcool facile. Bien des années plus tard, tu finiras par comprendre qu’il faut les fuir quoi qu’il en coûte. Mais en ce temps-là, ils te fascinaient.

3
Le Caire, 1974
Les pères sont faits pour disparaître ; le tien était mort dans la nuit. Dans son lit, comme Nasser, au moment où chacun se faisait à l’idée qu’il était immortel. Ta mère ne s’en était rendu compte qu’au matin. Il était inhabituel qu’elle se réveille avant lui. Le croyant endormi à ses côtés, elle n’osa pas le déranger. Il offrait à la mort la même absence inflexible d’expression qu’il avait opposée à la vie et rien ne laissait à penser qu’il venait d’abandonner la seconde pour la première. Elle lança un regard machinal à sa montre. Il était 6 heures passées. Elle s’étonnait de ce qu’il ne se soit pas levé à 5 h 20 comme à son habitude. Dans un premier temps, elle craignit qu’il ne la blâme de le réveiller. Peut-être avait-il simplement besoin d’un peu plus de sommeil. Qui était-elle, après tout, pour savoir mieux qu’un médecin ce qui est bon pour lui ? Elle attendit. Ne le voyant toujours pas se lever, elle s’inquiéta qu’il ne l’accuse, à l’inverse, de l’avoir trop laissé dormir. Elle commença par faire quelques bruits discrets qui demeurèrent sans effet. Désormais assurée qu’il lui serait reproché quelque chose quoi qu’elle fasse, elle se décida à le secouer. Contre toute attente, il ne lui reprocha rien.

La nouvelle ne te parvint pas tout de suite. Tu venais de prendre la route en direction du Moqattam. Un dispensaire se bâtissait à ton initiative sur cette colline située en bordure orientale du Caire et tu avais pris congé pour superviser l’avancée des travaux. À peine descendais-tu de ta voiture qu’un gamin courut en ta direction.
– Docteur Tarek ! Docteur Tarek ! Docteur Thomas votre père vient de mourir, il faut rentrer chez vous tout de suite !
Tu aurais cru à une mauvaise plaisanterie s’il n’avait prononcé ton nom et celui de ton père. Tu essayas de le questionner, mais il te fit comprendre d’un haussement d’épaules qu’il n’en savait pas plus que le message qu’on lui faisait transmettre. Tu sortis de ta poche quelques piastres pour le remercier avant de te remettre en route. Le large sourire qui se dessina sur ses lèvres à la vue des pièces eut raison de la gravité qu’il s’était efforcé d’afficher en te portant la nouvelle. Tu repris la route, plus choqué que triste, sans avoir tout à fait conscience de l’annonce qui venait de t’être faite. Tu étais pressé de retrouver les tiens.

Tu entras par la clinique où ton père n’officierait plus, sans chercher à comprendre les implications de cette nouvelle réalité, et gravis quatre à quatre les escaliers pour rejoindre ta mère. Tu la trouvas assise dans le salon avec ta tante Lola. L’une semblait s’exercer à son nouveau rôle de veuve devant l’autre, visiblement exaltée à l’idée d’assister à cette intronisation depuis les premières loges et ne manquant pas d’exprimer sa reconnaissance par quelques sanglots démonstratifs. Tu eus presque le sentiment de les déranger. Percevant ton trouble sur le pas de la porte, ta mère t’invita à entrer d’un geste de la main. Ses bracelets s’entrechoquèrent dans un cliquetis impatient. Lorsque tu fus à sa hauteur, elle se leva, te prit dans ses bras et répondit par un convenu « Il n’a pas souffert » à la question que tu ne lui avais pas posée. Elle avait les traits et les cheveux respectablement tirés. Comme elle était plus petite que toi d’une bonne tête, tu voûtais tes épaules pour l’enserrer dans un mouvement qui t’était inconfortable. Tu restas quelques secondes immobile, sans trop savoir lequel de vous deux consolait l’autre, puis elle se libéra de ton étreinte et t’enjoignit d’aller retrouver ta sœur.
Te voyant entrer dans la cuisine, Nesrine se mit à pleurer sans retenue, au grand dam de la bonne. Cela faisait plusieurs heures que Fatheya improvisait boissons chaudes, caresses énergiques et implorations divines pour l’empêcher de s’effondrer ; ton arrivée fut un courant d’air sur son château de cartes laborieusement érigé. Elle te lança un regard noir mais se radoucit aussitôt, comme s’il lui avait fallu quelques secondes pour comprendre que ce deuil était aussi le tien. Elle s’approcha de toi, murmura « Mon cœur » en te regardant. Elle qui avait mille manières de t’appeler « mon cœur » avait choisi celle qui signifiait « Sois fort ». Elle t’indiqua d’un geste de la tête qu’elle avait fort à faire et vous laissa seuls.
La mine défaite par le chagrin, ta sœur te paraissait plus jeune que ses vingt-trois ans. Elle te rappelait l’adolescente que tu emmenais manger du fetir sucré à Zamalek quand elle te confiait ses malheurs. Tu ne lui en connaissais aucun qui ne se dissolve dans le miel. Peut-être était-ce cela qui lui procurerait le plus grand réconfort à cet instant précis. Tu ne lui dirais pas où tu la conduisais, elle ne chercherait pas à le deviner, l’important étant simplement de vous éloigner de ces murs qui transpiraient la tristesse. Elle esquisserait un sourire au moment de reconnaître la devanture du café et vos pensées se rejoindraient. Aucun mot ne serait nécessaire ; elle se contenterait de regarder le cuisinier étirer sa pâte en la faisant virevolter au-dessus de son comptoir en marbre, son tour de main expert amplifié par les miroirs derrière lui. Ce ne serait qu’une incartade au milieu de votre deuil.
Tu chassas rapidement cette idée de tes pensées. Tu ne te voyais pas annoncer à ta mère que vous partiez vous promener en ville en pareilles circonstances. On n’est jamais que ce que la société attend de soi ; à cet instant précis, la société attendait de vous des visages qui inspiraient l’estime et la compassion. Certainement pas des miettes de pâtisseries que l’on essuie au coin des lèvres avec l’empressement d’un enfant gourmand.
Lesté du poids de tes vingt-cinq ans, tu t’assis près de ta sœur. La chaise avait gardé la chaleur de Fatheya.
– Ça va ?
Elle répondit en te montrant les coulures de khôl sur ses joues. Comment cela pouvait-il aller ? Elle sourit. C’était tout ce qui comptait.

Tu profitas de ce calme avant la tempête annoncée. La nouvelle du décès ne tarderait pas à lever les foules comme le khamsin emporte le sable au printemps. Tu n’avais pas connu la communauté levantine du Caire à son apogée, mais elle demeurait une ville dans la ville. La sachant soudée dans les moments de joie comme dans les drames, tu te doutais que le départ de l’un de ses éminents médecins provoquerait une certaine émotion. Ces Chawams composaient de fait l’essentiel de la pratique de ton père et de votre vie sociale. Chrétiens issus de divers rites orientaux, ils étaient originaires du Liban, de Syrie, de Jordanie ou de Palestine. Ils avaient beau être établis sur les rives du Nil depuis plusieurs générations, nombre d’entre eux maniaient mieux le français que l’arabe, ne parlant ce dernier que par nécessité. On les considérait d’ailleurs comme des étrangers, au mieux des « égyptianisés », sans qu’ils cherchent vraiment à s’en défendre.
Tu évoluais dans ce monde bourgeois et occidentalisé, sorte de bulle allogène de plus en plus anachronique. Elle était l’héritage d’une Égypte cosmopolite et tournée vers l’avenir où les différentes populations d’ascendances lointaines se fréquentaient. Les Levantins se reconnaissaient dans l’éducation européenne des Grecs, des Italiens ou des Français. Ils savaient, comme les Arméniens, le goût ferreux du sang qui précède un exil. Ces choses-là rapprochent. La famille de ton père était de celles qui avaient fui les massacres de Damas, en 1860. Il n’en conservait que son prénom, hommage au quartier chrétien de la porte Saint-Thomas où ses ancêtres avaient vécu, et quelques bijoux, rescapés de la joaillerie qu’ils y tenaient, dont cette montre de gousset qui ne le quittait jamais. Dans l’espoir, sans doute, que vous les transmettiez un jour à vos enfants, il vous racontait, à ta sœur et toi, des histoires d’un autre temps. Elles parlaient de ceux qui vous avaient précédés, arrivés par vagues successives et contribuant à la renaissance intellectuelle du pays qui les accueillait, mais aussi de la domination britannique dont ils s’accommodaient bien et des fonctions prestigieuses qu’ils occupaient dans l’administration, le commerce, l’industrie ou la culture. De ses mots transparaissait une fierté mêlée de reconnaissance envers ce peuple qui leur avait ouvert les bras. Mais ses intonations avaient de plus en plus de peine à contenir leurs notes mélancoliques. Il savait bien que l’eau avait coulé sous le pont de Qasr al-Nil et qu’une autre Égypte s’était éveillée. Une Égypte à la reconquête de son identité arabe et musulmane, galvanisée par le patriotisme nassérien et ses rêves de grandeur retrouvée. Une Égypte résolue à ne pas se faire déposséder de son élite. Suez, les nationalisations, les confiscations et les départs avaient provoqué un réveil brutal pour ces Chawams qui s’étaient rêvés en trait d’union entre Orient et Occident. Tu te souvenais de cette époque où pas un jour ne passait sans qu’un ami vous annonce son départ pour la France, le Liban, les États-Unis, l’Australie ou le Canada. Sans autre violence que celle d’un déchirement intérieur, ils se résignaient à quitter la terre qu’ils avaient éperdument aimée et où ils pensaient être un jour enterrés. Vous apparteniez à ces quelques milliers qui étaient restés, refusant d’abandonner un pays qui leur tournait le dos. Ceux-là qui tâchaient de perpétuer l’illusion d’une vie de douceur dans le décor familier de leurs maisons, leurs églises, des écoles françaises où ils inscrivaient leurs enfants et de ce cimetière grec-catholique du Vieux-Caire où ton père, bientôt, reposerait.
Ils furent nombreux à se bousculer le lendemain, à votre domicile de Dokki. Une cousine de Fatheya était venue prêter main-forte à l’organisation de ce défilé condoléant que ta mère accueillait avec sa dignité de rigueur. Elle recevait les visites minutées de ceux que l’alliance improbable des règles de bienséance et d’un instinct voyeuriste conduisaient à votre palier. Ils venaient avec leurs formules convenues et quelques souvenirs de ton père soigneusement dépoussiérés pour l’occasion, jugeaient intérieurement de votre état d’accablement. Ils scrutaient le sillon obscur creusé sous vos yeux par la fatigue, le frémissement s’emparant de vous au moment où ils prononçaient le nom du défunt, puis repartaient avec le goût mêlé des pâtisseries à la pistache et du devoir accompli. Pour certains, la mort est résolument ce que la vie peut offrir de plus divertissant.

Il s’agissait du premier deuil auquel tu étais si directement exposé. Tu découvrais ce sentiment diffus d’être extérieur à toi-même, presque dissocié de ta propre enveloppe, comme si l’esprit se refusait à infliger au corps une douleur qu’il ne supporterait pas. Tu te voyais apprendre la disparition de ton père, recevoir les invités, tâcher de soulager ta mère. Tu entendais chacun des mots que tu disais comme s’il était prononcé par un tiers. Tu t’observais en compagnie de Nesrine, elle pleurant autant que tu ne pleurais pas.
Il fallut près d’une semaine pour qu’une nuit, dans la solitude de ta chambre, montent tes premières larmes. Tout ce qui concernait ton père relèverait désormais du souvenir, mais ce n’est pas ce vertige-là qui s’emparait de toi. Non, c’est une autre détresse qui t’envahissait. Tu ressentais soudain l’étau des responsabilités qui enserrait ta poitrine. Les obligations sociales auxquelles tu t’étais plié durant les derniers jours t’avaient conduit à jauger la place qu’occupait ton père dans votre communauté et, par translation, celle qu’il te faudrait désormais investir. En fait, à cet instant précis, tu pleurais surtout sur ton sort. Tu étais cet imposteur qui dépossédait son père jusque des larmes qui lui revenaient.
Dans un mélange de superstition et de fatigue, tu imaginas qu’il pouvait être là, présence invisible, omnisciente, observant tes gestes et déchiffrant tes pensées. À mesure que tu le sentais proche te revenaient le ton de sa parole rare et l’éloquence de son sourcil. L’odeur du tabac bourrant sa pipe, les éclats de voix que seules pouvaient provoquer ses parties de bridge, sa capacité à mémoriser chaque carte qui avait été jouée lors d’une levée. La main sûre qui t’avait appris à palper les corps, à traquer les signes naissants de la maladie, à anticiper les questions cliniques qui ne feraient bien souvent que confirmer l’intuition d’une première auscultation. Le regard ferme dont l’autorité suffisait à interrompre les scènes de colère auxquelles pouvait se livrer ta mère. Tu te demandas brièvement si, de tous, ce n’était pas ce dernier élément qui te manquerait le plus.
Revoir ton père à travers ces détails anodins t’apaisa. C’est comme s’il redevenait le centre légitime de ta détresse, étouffant par là même le feu d’une culpabilité qui menaçait de te consumer. Ton cœur reprit un rythme normal. Tu avais pensé à lui et tu avais pleuré. Qu’importait l’ordre dans lequel cela s’était produit, tu avais fait ce qu’un fils en deuil se doit de faire. Ton corps était fatigué d’un effort difficilement identifiable. Tu te demandas le temps qu’il faudrait à ton esprit pour lui soustraire chacun de ces souvenirs. Tu t’endormis avant d’avoir trouvé une réponse convaincante.
* * *
Les semaines suivantes furent inondées de considérations diverses. Ta mère se plongeait avec une dévotion minutieuse dans sa nouvelle réalité. Elle tolérait les signes de fatigue (quoi de plus légitime ?), mais prenait garde à ce qu’ils ne soient pas perçus comme des indices de relâchement. Un peu d’éplorement pouvait s’entendre, mais en aucun cas l’abattement ! Elle traçait entre l’un et l’autre une frontière subtile dont elle parvenait toujours à se trouver du bon côté. Derrière sa force de caractère que tous admiraient, on faisait peu de cas de la contribution de Fatheya qui s’attachait avec une discrète abnégation à répondre aux injonctions de son employeuse. Il me faut d’ailleurs rétablir ici une vérité : Fatheya ne s’appelait pas vraiment Fatheya. Ses parents l’avaient nommée Nesrine à la naissance, mais il apparut très tôt à ta mère qu’avoir deux Nesrine à la maison ne pouvait être que source de confusion (sans compter qu’il n’était pas décemment envisageable que sa progéniture partage ne serait-ce qu’un prénom avec la bonne). Mais voilà, il se trouvait que Fatheya travaillait bien, apprenait vite et ne semblait nourrir aucune concupiscence suspecte pour les couverts en argent, comme l’attestaient les recomptes méticuleux qui suivaient ses fins de service. Ta mère décida donc de ne pas tenir rigueur à Nesrine-Fatheya de l’usurpation rétrospective du prénom de sa fille. D’autorité, elle en choisit un autre à sa bonne, relevant que cette dernière n’avait pas été davantage consultée pour le précédent et qu’il n’y avait donc pas lieu de s’en plaindre. Cette rédemption onomastique inespérée encouragea Fatheya à redoubler d’inventivité pour satisfaire sa patronne. À ce moment précis, cela consistait essentiellement à convertir son entrée dans le veuvage en une éclatante séquence sociale.
Tu ne pouvais pas lui en vouloir, tu savais bien que ce n’était pas une situation enviable. Même un demi-siècle après que Hoda Charawi eut fait voler son voile au large d’Alexandrie, la gestion autonome de sa propre existence administrative demeurait un horizon lointain pour une femme seule. Avoir un fils se révélait alors un atout précieux. Tu pris assez naturellement en charge les diverses procédures bureaucratiques occasionnées par le décès de ton père et qui s’ajoutaient au travail que tu poursuivais dans son cabinet. Ses patients te conservèrent d’ailleurs, dans une large majorité, leur fidélité malgré l’écart important en expérience et en réputation qui te séparait de lui.
Tu reproduisais les gestes qui t’avaient été froidement enseignés dans la prestigieuse faculté de médecine de Kasr el Aini et auxquels ton père avait su donner sens et matière. Il t’avait appris la technique et, pour autant que cela puisse se transmettre, l’intuition. La manière d’aborder une maladie et celui qui la porte. Celle d’écouter les pulsations d’un cœur autant que ce pour quoi il bat. Il n’avait pas le compliment facile, mais tu savais reconnaître les marques d’approbation, parfois même de fierté, qu’il exprimait parfois de manière détournée. De simple assistant, il avait su progressivement t’amener à prendre une part grandissante dans les consultations qu’il offrait. Il lui arrivait même de demander ostensiblement ton opinion devant certains patients ou de souligner la valeur de ton avis dans un diagnostic rendu. Cela te gênait au début, mais tu compris vite que c’était une manière pour lui de te positionner en légataire de son savoir. À présent qu’il avait disparu, il te restait à poursuivre la construction de cette légitimité dont il avait bâti les fondations.

Extraits
« Tu ne cherchais pas à mettre de mots sur l’effet qu’Ali produisait sur toi. À quoi bon décrire l’espoir tourmenté dans lequel te plongeait la vue de sa nuque, le frisson soudain au contact de sa chaleur, le tourment intérieur qui précédait chacune de ses paroles, l’incertitude du lendemain, l’intranquillité à l’idée que tout s’arrête brusquement? » p. 106

« Écrire, c’est une belle saloperie. Ce n’est pas de moi: c’est Fatheya qui l’a dit. Au début, j’ai cru que je pourrais raconter ton histoire, choisir des mots, des beaux mots, des mots comme ceux des tragédies françaises exposées en bonne place dans la bibliothèque en chêne de Mémie. J’ai cru que ça suffirait. Dire ce que je savais de toi, inventer le reste, te trouver des excuses, te décrire à la mesure de celui que j’aurais voulu que tu sois. Pis, j’ai cru que je pourrais rester extérieur à ce récit. C’était insensé. On ne peut pas rester extérieur à sa propre histoire. À ce qui vous a précédé, ce qui vous a manqué, ce qui vous a construit. Alors on finit par se raconter soi-même. On ôte les mots d’apparat, on ne garde que ceux qui sonnent juste. S’ils ne sont pas plausibles, s’ils n’expliquent pas ce qui est ou ce qui aurait pu être, ils ne servent à rien. On déchire des pages entières d’artifices accommodants, de vraies esquives, de faux-fuyants, pour finalement s’apercevoir que l’on décrit autant sa propre haine que la lâcheté de l’autre. Et on en sort épuisé. » p. 263

À propos de l’auteur
CHACOUR_Eric_©justine_latourÉric Chacour © Photo Justine Latour

Né à Montréal de parents égyptiens, Éric Chacour a partagé sa vie entre la France et le Québec. Diplômé en économie appliquée et en relations internationales, il travaille aujourd’hui dans le secteur financier. Ce que je sais de toi est son premier roman. (Source: Éditions Philippe Rey)

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J’étais un héros

BIENVENU_jetais_un_heros  RL_2024

En deux mots
C’est en sortant de l’hôpital qu’Yvan comprend qu’il n’a plus beaucoup de temps à vivre et que s’il ne veut pas mourir avec l’amertume d’avoir raté sa vie, il doit agir. Mais sa fille, qu’il n’a pas revu depuis des années, acceptera-t-elle de l’écouter. N’est-il déjà pas trop tard pour essayer d’être un type bien?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Père alcoolo, père mourant, père absent

Le personnage principal du nouveau roman de Sophie Bienvenu n’a rien d’un super-héros. Mais Yvan, un gars ben ordinaire, ne veut pas mourir avec des regrets. Il va s’engager dans une quête très touchante.

Quand Yvan reprend connaissance, il est dans un lit d’hôpital. Quelques heures auparavant, il s’apprêtait à regarder la télévision avec Miche, sa colocataire, quand il s’est senti mal. Puis est tombé dans le coma.
Une expérience douloureuse qui le secoue et l’entraîne à dresser son bilan personnel, qui n’est guère reluisant. Lorsqu’il rembobine le film de sa vie, il trouve d’abord quelques aventures, avant de rencontrer Eliane, avec laquelle il a construit sa vie de couple. À 25 ans, il avait «une femme que tous les hommes enviaient, une enfant merveilleuse et en bonne santé, une belle voiture». Pourtant, il restait insatisfait. «J’avais l’impression de vivre une vie qui n’était pas la mienne et de m’être engagé sur des rails qui m’entraînaient à des kilomètres de là où je désirais aller. Mais où désirais-je aller et qui étais-je?» Il divorce, perd le contact avec sa fille Gabrielle.
Maintenant que les décennies étaient venues s’ajouter aux décennies, cette interrogation ressurgissait. Il considère sa fille comme sa grande réussite et, maintenant qu’il se sait condamné à court ou moyen terme, entend renouer les liens avec elle.
Oubliée Miche, qui avait pris du poids et s’était mise à boire, certes moins que lui, mais suffisamment pour détériorer son image. Il décide de partir, de jouer sa propre version de Thelma et Louise. Et s’il est Thelma, alors son chat est Louise. Car après un premier départ avorté, il revient chercher son animal domestique: «J’ai pas pu faire autrement que de m’attacher au chat, il était entré dans ma vie gros comme mon poing, maigre comme une corde à linge, le poil hirsute, les yeux collés, donc ou je m’en occupais, ou il mourait.»
Le taxi le conduit jusqu’au domicile d’Éliane, sans doute l’une des seules adresses à figurer dans son répertoire. Accueilli par Trevor, son nouveau compagnon, ex-hockeyeur, il est le bienvenu, à sa grande surprise. Mais il n’oublie pas son objectif et part retrouver sa fille.
Je me garderai bien de vous dévoiler l’issue de la rencontre, mais j’ai envie de souligner combien Sophie Bienvenu réussit une subtile réflexion sur le rapport père-fille. En construisant son roman sur les émotions ressenties, en mêlant souvenirs d’enfance et expériences actuelles, sans souci de la chronologie, elle met le cœur à nu. Et en jouant sur l’urgence, elle fait tomber les masques. Désormais, il n’est plus possible de se dissimuler: «Moi, je suis né avec plein d’aspérités et de failles où la merde s’est toujours incrustée. Et, à un moment donné, avec tout ça, j’étais plus capable d’avancer. Ça a commencé avant que tu viennes au monde, en fait il me semble que j’ai toujours été comme ça.»
Comme dans Chercher Sam, son précédent roman dans lequel un homme parcourait les rues de Montréal à la poursuite d’un chien, la romancière nous fait entrer dans la tête de son personnage, dans sa volonté d’y mettre de l’ordre. Mission difficile, voire impossible, mais ô combien touchante.

Bande sonore du roman
Romeo and Juliet Dire Straits, (Mark Knopfler), Making Movies, Vertigo Records, 1980 (6’01)
Yaya Joël Denis, (L. Dorsey-M. Robinson), Dinamic, 1964 (2’30)
Lady Stardust David Bowie, The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, RCA, 1972 (3’21)
Child in Time Deep Purple, (Ritchie Blackmore, lan Gillan, Roger Glover, Jon Lord, lan Paice), Deep Purple in Rock, Warner Bros., 1970 (10’18)
Perfect Day, Lou Reed, Transformer, RCA, 1972 (3’43)
Dehors novembre, Les Colocs
Use Somebody, Kings of Leon
T’aimer trop, Yoan Garneau
Grafignes, Gab Bouchard
Pictura de ipse, Hubert Lenoir
Maudit bordel, Marie-Chantal Toupin
Sultans of Swing, Dire Straits
Hunky Dory et Life on Mars?, David Bowie
Aladdin Sane et The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, David Bowie
Country Life, Roxy Music
London Calling, The Clash
Purple Rain, Prince
AIl Along the Watchtower, Jimi Hendrix

J’étais un héros
Sophie Bienvenu
Éditions Anne Carrière
Roman
176 p., 18,90 €
EAN 9782380822885
Paeu le 26/01/2024

Où?
Le roman est situé au Canada, principalement à Montréal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À soixante-deux ans, Yvan reçoit un diagnostic sans appel. Alcoolique, en colocation avec une femme qu’il dédaigne et coupé de sa fille depuis près de vingt ans, il a raté sa vie. Ne lui reste que ce chat sans nom qu’il a recueilli et dont il redoute le sort après sa mort. Et s’il changeait? Suffirait-il d’une décision pour remettre son existence sur les rails, ne serait-ce que pour les derniers kilomètres ? A` partir des choix d’Yvan se déploieront deux destins parallèles, le plaçant devant les conséquences de ses actes.
Uchronie romanesque, récit d’une relation père-fille tumultueuse, J’étais un héros dresse en alternance deux portraits du même homme, prisonnier des rôles qu’il s’est imposés. Cette fable d’émancipation teintée d’espoir ose demander : peut-on tout pardonner ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Chantal Guy)
Le Devoir (Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)
Le Journal de Montréal (Josée Boileau)
Radio Canada (Désautels le dimanche)
Artichautmag (Megane Therrien)
Femme actuelle (Cécile Pivot)

Les premières pages du livre
« L’annonce
— Mais y doit bien y avoir quelque chose à faire !
Miche est assise à côté de moi, son blouson sur les genoux. Sa voix s’étrangle, et j’essaie de la mettre sur mute. Tout est devenu sourd, à part les battements de mon cœur qui me martèlent le corps. Les rideaux autour du lit sont censés nous donner une impression d’intimité, mais, pendant qu’on attend et que je fais semblant de dormir, j’entends gémir la vieille d’à côté. Je pourrais la toucher en tendant la main si j’avais pas l’aiguille de la perfusion plantée dans le bras. Bouger est trop douloureux de toute façon.
J’ai pas demandé à être là, je veux qu’on me laisse tranquille. Rentrer chez moi, m’asseoir sur la galerie en caressant le chat, m’installer dans le sofa et m’ouvrir une petite bière ou deux quand la nuit sera tombée et qu’il fera trop frais pour rester dehors. J’aurais pas cru qu’on pouvait se sentir plus mal que je me sentais déjà, mais, maintenant que je me retrouve aux urgences, je sais. On peut. J’avais toujours évité les hôpitaux, je m’en tirais tout seul, comme les cafards qui survivent aux attaques nucléaires. Je suis passé entre les gouttes. J’avais jamais réalisé à quel point j’ai été chanceux.
— Monsieur Langlois, est-ce que vous comprenez ce que je vous dis ?
Je tousse un ouais enroué avant de retomber dans le flou et dans la ouate. Pas une ouate agréable. Une ouate qui annonce que ça va pas bien aller. Miche pose des questions au médecin. Je voudrais qu’elle s’en aille. Je pose ma main sur la sienne. Le geste millénaire du gars qui cherche à faire taire sa bonne femme. Il paraît que ça marche même quand c’est pas la tienne. Elle se tait, et commence à pleurer. Je serre ses doigts. « Ça va aller, t’inquiète pas. » Un petit signe au médecin pour le rassurer lui aussi. « Ça va, allez donc vous occuper de quelqu’un qui en a plus besoin que moi. »
J’observe les rideaux censés servir de cloison. Est-ce qu’il fait nuit ? Sans fenêtre, impossible de le deviner. Depuis combien de temps je suis là ? La dernière chose dont je me souviens, c’est d’une douleur au ventre alors qu’on regardait Top Chef, Miche et moi. Le premier épisode de la saison, tu manques pas ça, mais j’ai dû aller aux toilettes. Je m’étais mis à avoir mal quand la présentatrice a annoncé : « La compétition commence… maintenant ! » et, à la pause, j’ai senti que quelque chose tournait vraiment pas rond. Miche a gueulé pour me prévenir de me dépêcher, mais j’avais plus trop envie. En sortant de la salle de bains, j’ai été obligé de me tenir au mur. « Son lait bout, va falloir qu’y reprenne du début, il aura pas le temps. » Miche, pendue aux lèvres de la présentatrice, fixait l’écran en secouant la tête. Puis tout est devenu noir et je l’ai entendue crier.
Et on a atterri ici.
Entre deux reniflements, Miche s’efforce de me rassurer, ou de se rassurer – à ce point-ci, quelle importance.
— Les médecins, ils savent pas ce qu’ils disent les trois quarts du temps, Yvan… Je vais demander à mon acupuncteur ce qu’il en pense.
J’ai mal à la poitrine, et je respire difficilement, tout d’un coup. J’imagine que c’est ça qu’on ressent, quand on se pend. La douleur d’abord, l’asphyxie ensuite. Et, tandis que tu manques d’air, que tu comprends que ça sert plus à rien de t’agiter parce que tu l’as voulue, cette mort-là, elle arrive, finalement. T’essaies d’étouffer l’animal qui veut vivre à l’intérieur de toi. T’essaies de le calmer.
Jusqu’au moment où tu te rends compte que tu souhaitais pas mourir tant que ça.
— Hey, Miche… tu irais m’acheter un Subway ?
Elle lève son visage trempé de larmes et son nez morveux vers moi. Elle s’interroge. Comment ça se fait que j’aie faim, alors que je mange quasiment plus rien depuis des mois ? Pourquoi je pleure pas ? À genoux, de préférence, en hurlant au ciel « Pourquoi moi ? ». Elle ouvre la bouche, se préparant à dire quelque chose, mais n’y parvient pas. À la place, elle met son blouson et cherche sa sacoche.
— Tu peux prendre du cash dans mon portefeuille… l’as-tu apporté ?
— Oui… mais c’est bon, j’en ai, des sous.
— OK.
— OK.
Elle va jusqu’au rideau, l’écarte un peu, juste assez pour que j’aperçoive la fille couchée en face de moi. L’âge de Gabrielle, moins cute. Pas laide… Disons quelconque. Gabrielle, quand elle entre quelque part, la pièce s’éclaire. Je suis sûr qu’on l’aurait brûlée pour sorcellerie, si elle était née deux ou trois siècles plus tôt. Les hommes ont jamais réussi à discerner ce qui est bon pour eux. Que Gabrielle existe, ça rend le monde plus léger. Ce que je raconte là va au-delà de ma fierté de père : ma fille est spéciale. Tout ce que j’aurais pu avoir, dans la vie, c’est elle qui l’a eu. C’est ce que je me répète quand j’ai envie de me sentir moins loser. Je l’aurai au moins réussie, elle.
— Ça va aller, Yvan ?
Je réussis à sourire à Miche, mais quelque chose s’est brisé en moi. Comme quand tu t’étires pour attraper ta bière, que tu te penches, que ça t’explose dans les reins et que tu restes coincé comme ça. J’ai réussi à sourire à Miche, mais j’ai trop tiré. Je pleure en silence jusqu’à ce que je sois sûr qu’elle est trop loin pour m’entendre.

— Monsieur ? Monsieur, ça va ?
Normalement, j’aurais arrêté de pleurer aussi sec, je me serais donné une contenance et je serais rentré en vitesse chez nous pour me servir une bière dans l’anonymat, la solitude et l’indulgence de mon foyer. C’est pas que je veux pas, j’en suis même pas capable. J’ai plus de forces, plus de volonté, rien. M’en fous bien de pleurer devant quelqu’un, j’ai les membres, la tête et le cœur disloqués.
La fille du lit d’en face a traîné son pied à perfusion et, malgré le risque de se retrouver le cul à l’air dans sa blouse d’hôpital, elle est venue jusqu’à moi. Elle m’a pris la main.
— J’ai… j’ai pas eu le choix d’entendre le médecin quand il vous a parlé. Vous devriez pas être tout seul, monsieur.
Je continue de pleurer ; les larmes coulent autant que mon sang si je me vidais par l’aorte. Quelque chose de spectaculaire.
Je suis sorti de mon corps.
« Vous devriez pas être tout seul, monsieur », elle a dit, la petite, mais on m’a abandonné, et c’est vrai. Je prétends pas que je l’ai pas mérité, sauf que merde. Je suis tout seul, tout seul, tout seul. Ma vie aura été ça : un amas d’affaires ratées et d’occasions perdues. J’aurais pu répondre aux courriels de Gabrielle, lui donner mon nouveau numéro de téléphone, mais pour parler de quoi ? Pour étaler à quel point ma vie était minable ? Pour deviner son air déçu quand elle aurait su que ma énième résolution d’arrêter de boire avait pas plus duré que la précédente ? Pour que ce soit elle, et pas l’inconnue en blouse, qui me tienne la main ? Est-ce qu’elle me supporterait jusque-là, ou je l’épuiserais avant ? C’est sûr qu’elle finirait par partir. Me planter ici. Et mettons qu’elle aurait pas le cœur de démissionner, parce que je suis son père, elle resterait probablement par obligation, et pas parce qu’elle m’aimerait encore. Même pas par respect. Juste pour un devoir infâme et abject qui finirait de scléroser notre relation, comme l’alcool mon foie, selon ce que vient de m’annoncer le médecin. Et mettons qu’elle s’en irait pas, il faudrait que je la regarde me voir avec ces yeux-là. Les yeux de la fille en blouse moins belle qu’elle. Des yeux noyés de pitié avec, dans le fond, un lit de colère, parce que je me suis fait mourir moi-même.
Dans le temps, j’étais un héros.
« Roule plus vite, papa ! Encore ! Plus vite ! »
Un héros pilote de course sur une route de campagne.
« On peut le ramener à la maison et le soigner, papa ? »
Un héros maman oiseau, vétérinaire de fortune.
« Papa ! Je veux pas que maman désinfecte mon bobo, ça va chauffer ! »
Un héros sauveur de genou.
Ma fille m’a rendu meilleur, pendant un temps du moins. Ses grands airs émerveillés, son rire franc, sa confiance inébranlable et terrifiante, tout ça a fait de moi un surhomme. Avec une date de péremption, mais un surhomme quand même.
Sauf que le gars qui sanglote dans son lit d’hôpital, la main tenue par une inconnue, attendant que sa coloc lui apporte un sandwich qu’il mangera pas, lui, ce gars-là, je l’ai fabriqué moi-même.

Partir (ou pas)
— Tu sais ce qui me rend triste, moi, Yvan ? C’est un enfant qui arrive de sa chambre avec un jeu de société en espérant que quelqu’un jouera avec lui, mais y a personne qui veut, jamais. « Qu’est-ce qui va pas chez moi ? Ben oui ! Ça doit être moi, c’est sûr ! » Et il se met à se haïr, ce petit-là, alors que c’est pas de sa faute, que rien est de sa faute, et ça… ça, Yvan, ça me… Tu dis rien ?
Va savoir pourquoi Miche trouve pertinent de me parler de son enfance de merde, vingt-quatre heures après ma sortie de l’hôpital. Je réponds pas, parce que je réfléchis. J’ai toujours trop réfléchi, c’est ce qui a commencé à me ronger à l’intérieur et à me tuer très jeune. Si on ajoute à ça ma lâcheté, peut-être un peu de paresse et une estime de moi relativement avariée, voici ce que ça donne : un tableau pas très reluisant.
— Tu sais… son petit cœur qui tombe, paf, à terre, et qui se fait trop mal parce qu’il était monté trop haut. « Pourquoi t’as espéré, encore ? Pourquoi t’apprends jamais ? Est-ce que ça va finir par rentrer dans ta tête que t’es tout seul et que tu le seras toujours ? » Mais il pense pas à ça, lui. Là c’est moi qui te le dis, avec l’expérience. Mais lui, sur le coup, il se demande juste pourquoi. Et moi, Yvan, c’est ça qui me rend triste. Y en a pas, de réponse, pour ce p’tit-là. C’est comme ça.
— Ta gueule, Miche.
Je lui tourne le dos, et je sors sur le balcon. Ça peut pas continuer comme ça. Je souffle la fumée de ma cigarette, envoie valser le mégot d’une pichenette. Je suis écœuré de l’entendre, je suis écœuré de la voir. Au fil des années, mes sentiments envers elle se sont transformés, de curiosité en ressentiment, sans que je sache trop comment ni pourquoi. Comme le monde entier, elle m’a déçu. Il y a bien eu ce moment de faiblesse, ce souvenir de l’avoir touchée qui me ronge comme la mémoire d’un charnier humain en temps de guerre, observé par celui qui tenait la mitraillette.
Je descends l’escalier en fer forgé qui mène à la ruelle et je sens derrière moi les yeux lourds de Miche-la-triste, avec toute sa vie qu’elle a jadis fait rentrer dans deux, trois sacs poubelles et qui, aujourd’hui, emplit mon espace jusqu’à me faire suffoquer, comme elle regardait probablement l’entièreté de son ascendance l’ignorer quand elle voulait faire une partie de Monopoly. Elle m’insulte pas, hurle pas. Évidemment. J’éprouve donc le besoin d’en rajouter une couche, et je lui crie, avec la ruelle pour témoin :
— C’est certainement pas ça qui t’a abîmée comme ça ! Arrête pas de chercher !
Ça y est, elle hurle. Sa colère me pousse vers l’avant comme le souffle d’une explosion. Pas question de me retourner. Pas question de me faire happer par la vie que je quitte, de me faire rattraper par le moi que je fuis.

Je suis pas parti pour de vrai.
Encore une fois.
La pizza que Miche a commandée en revenant de l’hôpital me reste en travers de l’œsophage, j’ai pas faim. Je sais pas ce qu’il faudrait pour que mes crises d’angoisse cessent. J’ai déjà consulté un docteur, une fois. C’est peut-être là qu’a débuté ma méfiance envers les médecins, d’ailleurs. J’ai eu des médicaments. Enfin, pas des médicaments, parce que des médicaments, c’est censé te guérir. Des pansements chimiques, plutôt. Sauf que moi, j’avais juste besoin de parler. Pas qu’on m’écoute ; ça, ça aurait été la deuxième étape. De parler, d’abord. De laisser surgir des mots de ma bouche. Comme un peintre qui couche sur le papier l’image qu’il a dans la tête. J’aurais voulu faire ça avec mes mots. Dire exactement ce que j’avais sur le cœur. Mais jamais rien est sorti.

Un soir comme celui-ci, Miche et moi, on avait aussi commandé une pizza et on regardait pour la énième fois le DVD de Magnum. L’épisode où il participe à un -triathlon. Enfin, je suis plus sûr que c’était celui-là, mais en le revoyant je m’étais souvenu des cheveux humides de Gab emmêlés dans les poils de mon torse, tellement ça faisait longtemps qu’elle était couchée sur moi, de son petit index pointé vers l’écran et de ses cris de plaisir quand Terry et son hélicoptère apparaissaient. Assis par terre, le dos contre le sofa, je l’avais prévenue que « papa devait se replacer » pour épargner ses fesses. La petite ne parlait pas encore, mais elle mettait déjà en pratique ce que Jeanine appelait « la technique de l’âne », que nous partagions, selon elle. Cette technique consiste à faire semblant de ne pas entendre ce qui nous dérange jusqu’à ce que la personne se décourage. Mon record personnel s’élevait à cinq reprises, mais, très jeune, Gab s’était mise à me surpasser, si bien que Jeanine l’avait soupçonnée d’être sourde tant que le pédiatre n’avait pas confirmé que tout fonctionnait correctement chez elle.
Je trouvais le caractère de mon enfant charmant et assumé. Jeanine s’arrachait les cheveux.
« Papa doit se replacer, bébé », j’avais répété. Toujours aucune réaction. Mon coccyx menaçait de crever ma peau et je ne sentais plus que des fourmis dans mes jambes, mais j’avais patienté encore un peu et répété ma demande en lui chatouillant la nuque. Alors les pas de Jeanine avaient fait gronder toute la maison. Elle surgissait toujours de nulle part, Dieu sait ce qu’elle faisait dans la cuisine par un beau dimanche soir, peut-être était-elle au téléphone avec une de ses amies ou lisait-elle un roman auquel elle s’évertuerait à m’intéresser plus tard. Sourcils froncés et lèvres pincées, elle avait débité : « Gabrielle, ça fait trois fois que papa te dit qu’il veut bouger ! »

Bref.
Je grinçais vraisemblablement des dents en repensant à tout ça, parce que Miche a déposé sa part de pizza graisseuse et s’est inquiétée : « Ça va ? » J’ai pas répondu tout de suite. Je crois que ce silence, ça a été la première fois de ma vie que j’ai été vrai avec elle. Non, pas la première fois. Mais disons la première depuis longtemps. Miche a mis l’émission sur pause et elle m’a regardé. Elle était dans le fauteuil vintage qu’on avait trouvé l’été d’avant sur le trottoir, dans lequel elle s’obstinait à s’asseoir même si elle dépassait de partout, mais bref. C’était l’hiver et, cette journée-là, le soleil s’était jamais levé.
— Yvan ?
Je fixais son bourrelet. Son tee-shirt fuchsia était remonté au-dessus de sa taille et son legging noir et blanc à motifs léopard/zèbre/peu importe était tellement serré que l’élastique lui coupait la circulation. Les vergetures sur sa peau ressemblaient à du sable après une tempête dans le désert. Il me semble que je trouvais ça beau.
Moi qui tripe pas particulièrement sur les grosses, ça aurait dû m’alarmer.
— J’ai besoin de parler, j’ai avoué.
Miche buvait pas encore à l’époque, si je me souviens bien. Ou alors pas autant que moi. Elle s’est levée et le fauteuil s’est levé avec elle, un peu. J’ai réalisé que j’aimais ça, qu’elle s’obstine à s’asseoir dedans, au risque de se retrouver coincée. J’admirais sa façon de se foutre de plaire aux autres ou pas. De ne pas s’excuser de prendre de l’espace, comme autant de fuck you à une société qui n’a jamais voulu d’elle. J’ai eu l’impression d’être amoureux. Une révélation. Comme si j’avais compris que la réponse à mes problèmes avait toujours été là, sous mes yeux, et qu’elle me sautait dessus.
Elle est venue à côté de moi, et j’ai dit : « T’es belle, Miche. »
J’ai caressé sa joue, sa bouche s’est entrouverte, et, après avoir finalement joui entre ses cuisses, j’ai constaté avec désolation l’éventail de chemins tortueux que mon inconscient était prêt à emprunter pour que je me la ferme.

C’est peut-être après ça que Miche a commencé à boire sérieusement, mais je ne peux pas en être sûr.

Maintenant, quoi ?
Si je continue à marcher, autant que ce soit vers le sud, parce qu’au mois d’août les nuits sont fraîches. J’ai laissé toutes mes affaires derrière moi en partant. Si j’avais prévu de changer de vie ce matin, j’aurais emporté mon rasoir, mon vieux carnet, et des sous-vêtements. C’est pas tant un cas de Petit Poucet qu’une histoire à la Thelma et Louise, mon départ. T’as fait quelque chose d’important, de grave, même, et tu peux pas revenir en arrière.
Enfin, si je me souviens bien du film.
J’ai pas bu une goutte depuis mon séjour à l’hôpital, où ils m’ont sevré contre mon gré, pour que je survive, contre mon gré. Ce qui m’attend est flou et en même temps c’est comme si un chemin s’ouvrait devant moi. J’ai toujours vécu au hasard, en versant le plus d’alcool possible sur mes plaies pour les soigner ou les endormir.
Au moins, mon téléphone est resté dans la poche arrière de mon jean, même si personne d’autre m’appelle que des fraudeurs chinois. En 1996, Gab avait douze ans et se vantait que son père avait un téléphone portable. Je sortais avec Nathalie, à l’époque. C’était la nièce de mon boss, il l’avait engagée comme stagiaire un été, et voilà. »

Extraits
« — Ben oui, ben oui. T’attends après le chat!
Elle me connaissait bien, la concierge. J’attendais après mon con de chat, et je songeais aux voisins mal intentionnés qui pouvaient l’empoisonner, aux enfants à qui il prendrait l’envie de le chasser à coups de bâton ou de cailloux, ou, pire, à une maison où il aurait préféré rester. Un autre endroit que chez nous, chez d’autres, mieux. J’ai pas pu faire autrement que de m’attacher au chat, il était entré dans ma vie gros comme mon poing, maigre comme une corde à linge, le poil hirsute, les yeux collés, donc ou je m’en occupais, ou il mourait.
Comme Gab. » p. 42

« Je n’avais aucune raison d’être malheureux, à vingt-cinq ans, sur une plage avec une femme que tous les hommes m’enviaient, une enfant merveilleuse et en bonne santé, une belle voiture qui nous ramènerait dans notre belle maison à la fin des vacances. Mon père était décédé depuis deux ans et le soulagement que j’avais souhaité en anticipant sa disparition n’était jamais arrivé. J’avais l’impression de vivre une vie qui n’était pas la mienne et de m’être engagé sur des rails qui m’entraînaient à des kilomètres de là où je désirais aller. Mais où désirais-je aller et qui étais-je, à part le père de Gabrielle? Cette étiquette m’était tatouée sur chaque organe et j’espérais qu’elle suffirait pour que je supporte les autres, qui commençaient à se décoller tout doucement. » p. 52-53

« Moi, je suis né avec plein d’aspérités et de failles où la merde s’est toujours incrustée. Et, à un moment donné, avec tout ça, j’étais plus capable d’avancer. Ça a commencé avant que tu viennes au monde, en fait il me semble que j’ai toujours été comme ça. Enfant, j’avais envie de pleurer en regardant Lassie, je jouais avec les petites filles à la poupée, et après, quand j’ai connu Bowie, j’ai rêvé de porter des pantalons rouges, comme lui. Je me disais: Lui, il est qui il est. » p. 159

À propos de l’autrice
BIENVENU-sophie_©Annik_MH_de_CarufelSophie Bienvenu © Photo Annick MH de Carufel

Sophie Bienvenu est autrice, poète et scénariste. Écrivaine de l’oralité, elle donne une voix à des personnages de la marge. Son premier livre, Et au pire, on se mariera (La Mèche, 2011), lui a notamment valu le prix des Arcades de Bologne en 2013 et le Prix du premier roman de Chambéry 2015. En 2017, il a été porté au grand écran par Léa Pool. Ses romans au Cheval d’août, Chercher Sam et Autour d’elle, ont été traduits en anglais chez Talonbooks. Tous deux sont aussi en cours d’adaptation au cinéma. Immense succès de librairie, Chercher Sam est également paru en Allemagne, en plus de faire partie des 100 incontournables de la littérature d’Ici Radio-Canada.(Source: Éditions Anne Carrière)

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Rose museau

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En deux mots
Urbain a choisi de mettre de côté son rat le plus doué, car il l’a senti lui échapper. Modard, qui a suivi le numéro du dresseur de ces rongeurs, a peut-être trouvé une solution. Il va proposer d’allier ses talents de trapéziste à ceux du rat pour réussir un numéro époustouflant. Mais désormais le temps lui est compté, car son propriétaire le menace d’expulsion.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un numéro époustouflant

Un rat qui nous livre ses confidences est la vedette de ce premier roman. Jean-Pierre Ancèle, qui retrace la genèse d’un numéro de cirque jamais tenté à ce jour, réussit son entrée en littérature avec un conte plein d’humanité et des dialogues joliment ciselés.

Ce matin au marché, Urbain, un dresseur de rats, propose son numéro au public. À son affaire, il réussit à récolter quelques piécettes dans la soucoupe qui circule parmi les spectateurs. Mais, il faut le souligner, la prestation du jour n’a rien d’exceptionnelle, d’autant que le rat le plus doué de la troupe est laissé au repos. Accusé d’avoir attaqué violemment à un chat, il est séparé de ses congénères.
Mais Modard, qui a assisté avec gourmandise au spectacle, reste convaincu du potentiel de cet animal. L’ancien trapéziste va se rapprocher d’Urbain et, après lui avoir raconté sa tragique destinée – il a perdu sa compagne et son gagne-pain quand son partenaire a laissé échapper sa compagne d’un trapèze situé à 8 m du sol – va lui proposer de s’associer pour créer un spectacle totalement inédit. Un numéro d’acrobatie associé à un rat.
Un projet qu’il va pouvoir détailler au dresseur qui a accepté de le prendre dans sa camionnette et de l’inviter chez lui.
Enfin, chez lui, c’est aller vite en besogne. La maison, le hangar et la cave où se trouvent les cages des rats sont à Bourfre, un homme peu commode qui peut chasser la petite compagnie à la moindre occasion. Mais pour l’heure Urbain et sa fille Paulette, que tous appellent Belette, peuvent encore profiter du domaine, même si l’entourage n’aime pas savoir tous ces rats à proximité.
La belle idée de ce roman, c’est de donner la parole au rat. Une sorte de contrepoint aux certitudes du dresseur, persuadé de son talent et d’un savoir-faire hors du commun, affirmant même qu’il était parvenu à décrypter le langage de ses bêtes de concours. La version de l’animal est bien différente, soulignant les défauts des uns, les préjugés des autres. Ce faisant, il va aussi faire état de suffisance, mais après tout, il reste l’acteur principal de cette tragi-comédie.
Soulignons que pour son premier roman, Jean-Pierre Ancèle fait montre d’une belle habileté à tricoter des dialogues qui entraînent le lecteur avec bonheur dans cette fête foraine. On s’amuse, on s’indigne, on se laisse emporter d’une émotion à l’autre tout au long de cette quête d’un numéro qui fera date dans les annales des arts du cirque.

Rose Museau
Jean-Pierre Ancèle
Éditions Fugue
Roman
232 p., 18 €
EAN 9782494062351
Paru le 5/01/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
Au temps où la banlieue était à la campagne, on rencontrait parfois sur les marchés des dresseurs de rats. C’est le métier d’Urbain, qui habite un petit pavillon avec sa fille Paulette, surnommée Belette. Sa rencontre avec Modard, acrobate de cirque, et leur complicité scellée autour de quelques bouteilles de sauvignon vont infléchir leur destin: sauront-ils ensemble déjouer les affreuses manœuvres qu’un voisin ourdit au fond de son hangar? Élucider la mystérieuse attaque perpétrée par le plus agile des rats, au museau d’un rose si tendre qu’il réconcilierait presque les hommes avec sa race? Apprendre pour de bon les secrets de la conjugaison à Belette? Savoir, enfin, où disparut un jour la maternelle Félie?
Entre les tortillons attrape-mouches, les grenouilles baromètre, les herbes folles et les hercules de foire, Rose museau est un roman noir tendre et hilarant. Mi-nostalgique mi-fantaisiste, l’univers de Jean-Pierre Ancèle révèle, à travers des dialogues savoureux et virtuoses, une humanité pudique et gouailleuse, une galerie de personnages aussi fêlés qu’attachants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Trames

Les premières pages du livre
« CHAPITRE UN
Indécis toujours, Modard fit un pas en avant. Pantalon noir collant à ses maigres jarrets avec, aux pieds, semblables à des chaussons de danse, de fines chaussures de toile noire, l’homme, qu’il voyait de trois quarts, semblait d’un autre temps. Une tignasse rousse, serrée, presque rase, lui tapissait le crâne et la nuque puis se perdait dans le col élimé d’une redingote grise boutonnée jusque sous le menton. À ses chevilles en grosse pelote de poils, trois rats blottis les uns contre les autres attendaient qu’on ouvre leur cage. La couleur de leur pelage évoquait celle de la redingote. Un quatrième, séparé de ses compagnons par un solide grillage, semblait profondément endormi.
Autour du dresseur, une dizaine de badauds, nez en l’air, suivaient la progression de deux rats le long d’une étroite planche longue d’environ trois mètres, posée à chacune de ses extrémités sur la petite plateforme de deux escabeaux de bois. Sûrs de leur affaire, les rats avançaient sans hâte. Le premier faisait quelques pas, s’arrêtait, regardait devant lui, sur les côtés, vers le sol, semblait d’un bref coup de museau évaluer la distance à parcourir puis reprenait sa progression. Il ne se retournait jamais. Non loin derrière, le second rat suivait sans impatience. Il n’avait pas à se préoccuper d’éventuelles embûches, l’autre s’en chargerait.
Aussi pouvait-il considérer tout à loisir les spectateurs en dessous.
Comme la fois précédente, Modard ressentait un curieux malaise. Aucun doute, le rat passait les spectateurs en revue, comme s’il avait eu l’intention de se souvenir d’eux.
À quoi est-ce que ça peut penser un rat avançant en équilibre sur une planche au-dessus des gens?
Est-ce que ça pense? tentait de se rassurer Modard.
Soudain, le premier rat glissa, faillit tomber entraîné vers le bas par son cul qu’il avait gras, mais, enfonçant ses griffes dans le bois, il réussit un habile rétablissement. Il se hissa de nouveau sur la planche, reprit l’aplomb et se remit en marche, toujours suivi de son compère plus curieux qu’inquiet.
Alors là, on peut dire que ça a été moins une. Je leur ai pourtant montré. Combien de fois ? Bon, enfin, y a pas de bobo. Heureusement qu’il l’entretient, sa planche. Pour ça, on ne peut pas dire, il est sérieux, Urbain.
En dessous, les badauds s’étaient reculés. Pas envie de se prendre un rat sur la gueule.
Parvenus à l’extrémité de la planche, les deux rats s’assirent sur la plateforme. Immobile jusque-là, le dresseur plaça devant eux un morceau de quelque chose qu’ils se mirent aussitôt à lacérer et dont il ne resta bientôt plus trace. Ils ont fait des progrès. Faut dire, je les ai fait bosser ces deux-là. Les autres aussi, mais eux, ils passent en premier, alors, hein, pas de faux pas.
Prêts à entrer en scène à leur tour, trois autres rats sortirent alors de la cage, gravirent rapidement à la queue leu leu les barreaux et rejoignirent les deux autres sur la petite plateforme.
Seul dans la cage au pied de l’échelle demeurait derrière la grille de séparation le rat qui semblait dormir, museau dans le ventre.
La consigne ne tarda pas. Modard entendit le dresseur adresser aux trois rats quelques sons gutturaux mêlés de brefs sifflements aigus. Rien là d’un véritable langage, pourtant il ne faisait aucun doute que le dresseur communiquait avec ses bêtes. Immobiles, oreilles et moustaches tendues, museau pointé vers le dresseur, les animaux lui accordaient toute leur attention. Le dresseur se tut et tira de la poche de sa redingote une guimbarde qu’il pressa contre ses incisives. Oreilles et moustaches semblèrent frémir davantage. Les vibrations de la lamelle d’acier montèrent crescendo des dents du dresseur tandis qu’il esquissait un pas de danse. Reprenant ce pas, les cinq rats entamèrent sur la plateforme une curieuse chorégraphie qui s’ouvrit sur une ronde, puis le premier tourna sur lui-même avant de sauter par-dessus les quatre autres arc-boutés côte à côte, en appui sur le museau et les pattes arrière. La figure achevée, les rats firent le tour de la plateforme pour finir assis comme des enfants jouant à la chandelle.
En bas, les gens applaudirent avec enthousiasme ce numéro impeccablement réglé. Impassible, le dresseur ramassa près de la cage une soucoupe de faïence ébréchée qu’il fit lentement passer parmi les spectateurs. De son bras tendu, il écarta bientôt ceux du premier rang pour permettre à tous de déposer pièces ou rares billets.
Franchement, il est bien ce numéro. Je suis sûr que les gens ne se rendent pas compte du boulot qu’il faut pour ça. Et pendant ce temps, moi, je me fais chier dans cette cage, tout seul, derrière la séparation. Mais c’est moi qui devrais y être là-haut pour leur faire voir de la vraie voltige, pour leur en mettre plein les yeux. Mais non, à attendre que ça passe, à ronger ce bout de grillage, plus pour passer le temps qu’autre chose. Si ça continue, je le coupe le grillage et alors là, alors là…
Modard s’était glissé jusqu’au second rang. Il déposa deux pièces dans la soucoupe et examina le visage de l’homme. Parmi les taches de rousseur, deux yeux gris sous un front étroit et d’épais sourcils roux, un nez court et pointu, une bouche à peine dessinée. Sous la mince lèvre inférieure, au-dessus du menton pointu aussi, on devinait une mouche couleur de rouille.
Quel âge pouvait-il avoir ? Trente ans ? Quarante? Il faut qu’il ait un âge, quand même, songea Modard, sans bien savoir si c’était nécessaire.
La quête achevée, l’homme empocha la soucoupe et son contenu, puis adressa un imperceptible signe de tête aux rats toujours assis, immobiles. Ils descendirent illico l’échelle jusqu’à la cage. Les badauds commencèrent lentement à se disperser.
Bon, c’est bien, ils ont bien bossé. Urbain va être content de la soucoupe. Évidemment, c’est pas comme quand je faisais mon numéro. Là, ça sonnait et ça trébuchait dans la porcelaine. Mais bon sang, qu’est-ce qu’il a bien pu venir lui raconter, le vieux des oiseaux ? C’est depuis ce coup-là, depuis qu’il est venu lui parler que je suis tricard. C’est quand même moi le clou, c’est moi qui fais les grosses soucoupes au marché. Alors ?
En dépit de l’heure matinale, le spectacle était fini, mais sur la vaste place cerclée de hauts marronniers, le marché aux animaux du dimanche achevait son installation, offrant aux curieux d’autres points d’intérêt – marchands de bonbons, de gâteaux, de savon, et la cheminée fumante et noircie de la grosse machine d’un brûleur de cacahuètes.

Pourquoi donc part-il si tôt ? se demanda Modard.
Le dresseur replia les deux escabeaux qui supportaient la planche, appuya l’ensemble contre un arbre et souleva à deux mains la cage aux rats. Il se dirigea vers une petite camionnette blanche garée à deux pas le long du trottoir, posa la cage et ouvrit la portière arrière.
— Beau spectacle, dit Modard en s’approchant, remarquable comme ils vous obéissent. On ne voit pas ça tous les jours. Vous partez déjà ? La matinée commence à peine.
Le dresseur se retourna et considéra en silence cet intrus et sa question.
— Reculez, ordonna-t-il soudain. Modard fit deux pas précipités en arrière.
— Des sandalettes, dit le dresseur, et sans chaussettes… Non, vraiment… Les rats, ça raffole des pieds. Surtout les orteils. C’est charnu, les orteils, croquant, que de la viande et du cartilage. Et juste à portée.
Baissant les yeux, Modard vit contre le grillage cinq rats agglutinés, une masse compacte de poils gris foncé parsemée du rose tendre de leurs museaux. Les mailles de la cage se hérissaient de longues incisives.
— Ils n’avaient pourtant pas l’air bien méchant sur la planche.
— L’air ? Ce sont des rats, répondit le dresseur, ils n’ont pas d’air, juste leur nature.
— De rats.
— De rats. Saleté de grillage. Je m’en serais bien tapé un. Deux ? Peut-être. Un amuse-gueule, pour me consoler un peu de rester attaché dans la cage. L’orteil, c’est du cartilage, bien tendre, pas tout à fait de l’os, ça se mordille, et ça se suçote, une friandise, on peut faire durer. Bien sûr, ça n’est pas nourrissant, juste du plaisir. Il n’y est pour rien, ce type, mais des sandalettes, franchement…
Le dresseur plaça la cage à l’intérieur de la camionnette, enfourna les deux escabeaux repliés et la planche avant de refermer sans bruit la portière.

CHAPITRE DEUX
— Je ne peux pas traîner. Qu’est-ce que vous voulez ? demanda le dresseur sans cesser de jeter des regards furtifs autour de l’endroit où Modard et lui se tenaient.
Sa main n’avait pas lâché la poignée de la portière qu’un homme s’approchait d’eux, dans l’espèce de trottinement que lui permettaient son grand âge et la canne sur laquelle il s’appuyait. La chaîne d’une montre à gousset se perdait dans la poche d’un gilet de gros velours noir assorti à son costume.
— Faut y aller, monsieur Urbain, lança-t-il au dresseur. Ce n’est pas prudent d’être venu ce matin.— Il est déjà là ?
— Non, mais il ne va pas tarder. S’il vous trouve, ça peut mal tourner.
— Il ne va pas finir par me foutre la paix, celui-là? Ils doivent être réparés depuis le temps, ses chats. Un accident, ça peut arriver tout de même. Et d’abord, qu’est-ce qu’il faisait lui pendant ce temps, hein ? Où il était ?
— Ben, je vous ai dit…
— Ouais, il n’avait qu’à prendre ses précautions avant. On ne laisse pas sa place comme ça, sans surveillance, juste parce qu’on a envie. Je rentre, père Mistol, mais demain je reviens, et pas de si bonne heure, c’est férié demain, il y aura du monde. Pas question de perdre la recette. Tiens, on fera même deux représentations.
— Deux, eh bien dites donc. Évidemment, la recette…
Ça n’empêche, elle lui a salement esquinté, sa marchandise, votre bestiole.
Pour le père Mistol qui, jusqu’à un passé récent, avait élevé et vendu des poules, le règne animal n’était composé que de bestioles.
— Si vous aviez vu ça, ajouta-t-il à l’adresse de Modard. À votre place, monsieur Urbain, je ne traînerais pas dans le coin. Bon, je voulais juste vous prévenir. Faut que je retourne aux miennes, de cages.
L’homme reparti, le dresseur rajusta le col de sa redingote et passa au volant de sa camionnette.
— J’y vais, lança-t-il à Modard, si vous voulez qu’on parle, montez. Modard prit place à côté du dresseur. À l’arrière, pas de siège ; juste une épuisette, les deux escabeaux, la planche et, à distance de la cage, un sac fermé par une ficelle sur lequel une main enfantine avait inscrit à l’encre noire le mot « croquettes ».
Une odeur âcre et chaudasse vint se coller à Modard comme une entraîneuse trop grasse dans une boîte de strip-tease bon marché à l’heure de la fermeture. Il eut la sensation qu’elle se glissait contre sa peau par le col ouvert de sa chemise.
— Les fenêtres sont bloquées, dit Urbain. Moi aussi je préférerais les ouvrir, mais presque tout est déglingué, là-dedans. L’odeur, c’est normal, les rats.
— C’est fort, fit Modard, mais j’imagine que vous êtes habitué, vous ne la sentez plus.
— Si, répondit le dresseur en démarrant, je la sens. Beaucoup. Au début, ça vous colle à la peau, un peu comme une entraîneuse trop grasse dans une boîte de strip-tease bon marché à l’heure de la fermeture. Mais ensuite, on n’y pense plus. On la sent, c’est tout. Salopard, ajouta-t-il pour lui-même.
Si elle ne lui plaît pas l’odeur, il n’a qu’à descendre, celui-là. Non, c’est vrai quand même, c’est pas nous qui lui avons demandé d’y monter, dans la camionnette. Quelle odeur, d’abord ? Je ne sens rien moi, et les autres non plus, je pense. Si, bien sûr, ça sent l’homme, pas franchement ce qu’on préfère, mais bon, on supporte, on ne se plaint pas, alors il n’a qu’à faire comme nous.
— Salopard, grinça à nouveau le dresseur entre ses dents.
— Pardon ?
— Bourfre. Encore une journée foutue. Salopard, il se permet de louer trois espaces. Quand il est installé, on ne voit que ses chats sur la place. Il fait les plus grosses recettes du marché. Ah, c’est qu’il ne les donne pas, ses chats, Bourfre, et pourtant les gens payent sans compter, sans compter, vous m’entendez. Comme si l’idée d’avoir un chat devait vous faire oublier votre arithmétique. Entre nous, je me demande bien pourquoi. Vous savez, vous ?
— Les goûts, dit Modard… Mais je suis d’accord, sur les chats on en a toujours beaucoup fait.
— Là aussi on se demande pourquoi. Toujours à se faufiler, à se frotter, et que je te saute sur les genoux, et que je te lèche un doigt…
— Sûr qu’un rat qui vous frotterait les mollets ou qui vous sauterait sur les genoux, ça serait une autre paire de manches, remarqua Modard.
— Les rats, ça ne lèche pas. Ça sait se tenir, les rats. Pas un jour de marché sans qu’on vienne lui en acheter de ses chats, au Bourfre. Et pas un, cinq, six…. Au prix qu’il les vend, il ne les perd pas, ses dimanches.

Qu’est-ce qu’il a contre vous ?
Urbain regarda Modard.
— C’est à cause de l’autre jour.
— Ah ?
— Un mois de ça. Un de ceux-là, derrière, celui que j’ai isolé, vous voyez ? Il est sorti de la cage pendant que je m’occupais des autres sur l’escabeau. Je laisse toujours une ouverture au pied de l’échelle pour qu’ils puissent monter ou redescendre, un bon numéro, ça demande des entrées et des sorties.
— Tout à fait d’accord, dit Modard, très important, le mouvement.
— Comment vous savez ça, demanda Urbain, vous êtes de la partie ?
En dehors de quelques banalités échangées avec des spectateurs à la fin des représentations, le dresseur rencontrait peu de monde. Ce type-là commençait à l’intriguer. Qu’est-ce qu’il lui voulait avec ses questions ?Qu’est-ce qu’il lui veut à Urbain, avec toutes ses questions ? Je la sens venir encore une fois l’histoire du vieux.
— Et alors, dit Modard, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Lui, c’est le clou du spectacle. Il ne se produit qu’à la fin. D’habitude en attendant son tour, il dort, alors bien sûr je ne me suis pas méfié. Je n’ai rien vu venir. Il a attendu que je sois occupé et il a filé en douce.
— Filé ? … En douce ?
— Personne ne l’a vu. Comment il s’y est pris, j’en sais rien. Un vrai courant d’air. Droit sur le stand à Bourfre, à l’autre bout de la place.
— Mais ça fait bien cent mètres. Personne ne l’a vu, vous dires.
— C’est pas ordinaire, hein, vous êtes d’accord. Faut vous dire que lui, derrière, il est tout sauf ordinaire.
Le dresseur marqua une pause pensive avant de reprendre :
— Bourfre, ses chats il les assied dehors, exposés si vous voyez, sur des coussins pour que les gens puissent venir les caresser. Le b.a.-ba, dans le commerce du chat. Un chat caressé, c’est un chat vendu, surtout s’ils sont avec des gosses, bien rare qu’ils repartent sans. Bourfre, il connaît les ficelles, avec les chats, ça n’est pas bien difficile.
— Celles-là, tout le monde les connaît, abonda Modard.
— Pour dire qu’il n’a pas grand-chose à faire, le Bourfre, ils se vendent tout seuls, ses chats… Pas comme moi, toujours à m’escrimer pour trouver du nouveau… Bref, une fois rendu devant son stand, le mien, là derrière, il prend le temps de leur passer sous le nez, tranquillement, comme à la revue. Pas mieux pour les exciter, il le savait. Les chats, au quart de tour, ils démarrent.
— Tous ?
— Tous. Le chat, ça en a plus dans la griffe que dans la tête. De vraies furies, les voilà qui se mettent à essayer de l’alpaguer. Mais Bourfre, ses chats, il ne veut pas risquer qu’ils se carapatent, alors il les retient par une laisse. Au prix que ça coûte, il ne faudrait quand même pas qu’ils prennent le large. Le rat, ne me demandez pas comment, mais pour la laisse, il savait.
— Il s’était renseigné ?
— D’après vous il s’est lancé à l’aveuglette ? Il improvisait ?
— Vous venez ici depuis longtemps ?
— Dans les trois mois. Si on reste plus longtemps au même endroit, on risque de lasser son public. Pas facile, le badaud du dimanche, il veut de la nouveauté.

— Ah, pour ça… Et en semaine ?
— Pas d’animaux sur les marchés en semaine. Sauf ceux qui se mangent, les morts. En semaine, les marchés c’est que ménagères et vieux. Ça ne fait pas un public. Alors nous, on se réserve le dimanche. Et aussi les jours fériés, comme demain, tiens. Sauf quand il pleut, quand il pleut le monde ne vient guère. Et la planche est vite glissante, il pourrait y avoir de la casse.
— Ah, la casse… répéta Modard en un écho presque inaudible.
— Je dis ça, mais les rats, ça sait tomber, rectifia le dresseur. Même pas besoin de leur apprendre.
— Oui, approuva Modard, les rats, c’est connu, ça tombe bien.
— Vous êtes connaisseur ?
— Pas plus que ça…
— Tenez-vous bien, il se retourne et il se met à pisser sur les moustaches d’une paire de siamois qui s’apprêtaient à lui sauter dessus. À deux, ensemble, faut du vice, non ? Mais question vice, le siamois, c’est le chat du chat. Sauf que…
Captivé, Modard en avait oublié la strip-teaseuse.
— Sauf que lui, reprit le dresseur, il les avait repérés. Bien sûr, ils bondissent, ces deux cocus. Mais je t’en fous, trop courte, la laisse. Alors, il ne bouge pas. Il finit d’arroser. Sur les moustaches, tranquille. Eux, ils tirent, ils en manquent de s’étrangler, ces deux furieux. Et là, ça a été à son tour de sauter. Une sacrée fête, il leur a faite, aux siamois. Ah s’ils l’ont dansée la tonkinoise ! Et pas qu’à eux. Ils y sont tous passés, les chats de Bourfre, au bout de leur laisse. Une sacrée corrida.
— J’imagine. Un rat, ça mord, non ? Et ça griffe.

Un rat, c’est du danger. Toujours. J’en sais quelque chose.
Le dresseur releva la manche droite de sa redingote. Une boursouflure violacée filait du poignet au coude comme une vipère endormie sous la peau diaphane.
— S’il s’était contenté de les mordre, on pourrait comprendre. Mais lui, ce n’est pas un rat ordinaire. Il avait une autre idée.
— Ah ? fit Modard, c’était quoi son idée ?
C’est vrai ça, c’était quoi son idée ? Qu’est-ce que ça peut bien mijoter, un rat qui s’attarde devant un banc de chats juste après leur avoir distribué plaies et bosses et copieusement arrosé les moustaches ? s’interrogeait Modard.
— Écoutez, depuis le temps, je croyais les connaître, les rats, et depuis j’y ai bien réfléchi, avoua Urbain, mais une idée comme ça… pour l’avoir, il faut qu’il soit spécial, celui-là. Figurez-vous que le rat, les chats à Bourfre… Non, vous n’allez pas me croire.
— Dites…
— Les chats, il a sauté par-dessus, et une fois derrière…
— Non !
— Si ! Ni une ni deux, il les a baisés. Là sur leur banc, en ligne, allez hop, les derniers outrages, tous à la casserole.
— Les mâles aussi ? fit Modard incrédule.
— Déchaîné, je vous dis. Ça vous en bouche un coin, avouez.
— J’avoue, avoua Modard.
— Remarquez que moi aussi. Une chose comme ça, j’en avais jamais entendu parler. En tout cas pas chez les rats. Comme quoi, on croit les connaître et puis…
— Vous parlez d’une histoire…
— Ah, s’ils se sont mis à miauler, les greffiers. Les siamois, déjà que d’habitude ça pousse des cris à vous arracher les oreilles, là vous imaginez, avec les autres sur le banc, une vraie chorale de damnés. Les chats crachaient, criaient, sifflaient, essayaient de se détacher, mais la laisse tenait bon. Et mon rat, pas plus pressé que ça, qui passait de l’un à l’autre, et vas-y que je te fourre, que je te saute. Une vraie bacchanale, d’après le père Mistol.
— Mistol ?
— Le marchand d’oiseaux, celui qu’est venu me prévenir. Moi de ce côté-ci, je n’ai rien vu, j’étais trop loin. Il surveillait le stand pendant que Bourfre était parti à la pissotière et au marchand de saucisses. C’était l’heure de sa prostate et de son casse-croûte, à Bourfre. Mistol, il ne savait pas quoi faire pour arrêter le rat. Il avait peur d’approcher. Faut comprendre, et d’une il n’est plus tout jeune, Mistol, et puis quand il s’agit de choisir entre être mordu par un rat en rut ou se faire arracher la peau par des chats hystériques, on hésite. Il a traversé la place pour venir m’avertir, mais agité comme il était et tout essoufflé, il m’a fallu un moment pour comprendre ce qu’il voulait. Je me suis précipité avec l’épuisette pour attraper le rat, comme ça, voyez, un coup à prendre.
Le dresseur esquissa un geste du poignet si preste que Modard fut incapable de le saisir.
— Vous l’avez eu?
— Pensez donc. Il avait filé.
— Alors?
— J’ai couru partout. Heureusement, Bourfre n’avait la tête qu’à ses chats. Finalement je l’ai retrouvé. Vous ne devinerez jamais où.
— Où?
— Je vous le donne en mille. Dans la cage.
— Pas possible…
— Exactement ce que je me suis dit. Le dernier endroit où je l’aurais cherché. Et l’air de rien, avec ça. Juste d’attendre son tour de sortir faire son numéro là-haut. Mais je ne suis pas resté là à me poser des questions, hein, je n’allais pas attendre que Bourfre rapplique. D’accord, il lui faut du temps pour pisser, et il y avait de la réparation urgente, mais tout de même… J’ai remballé en vitesse et salut la compagnie. Je ne suis pas revenu depuis, le temps que ça se calme, mais on ne peut pas rester sans travailler, hein?
— Quelle histoire…
Bon, et voilà, ça y est. Il l’a racontée, Urbain, l’histoire.
— Que voulez-vous, les rats, c’est comme les gens, conclut le dresseur, c’est pas parce qu’on les fréquente qu’on les connaît…
— Comme les gens, comme les gens…, voulut objecter Modard.
— Des fois il n’y a pas de différence. Tenez, cette histoire de baiser tout le monde, si on y réfléchit, c’est plus des manières d’hommes que de bêtes, non ? Qu’est-ce qu’ils faisaient les barbares, Attila et sa bande, les Vikings à peine débarqués, et les uhlans en 70, et tous les autres, hein, vous n’allez pas me dire que c’est des rats, tous ceux-là.— Eh non, admit Modard, pas de rats là-dedans.

CHAPITRE TROIS
Le dresseur arrêta sa voiture à un feu, vérifia sa cargaison d’un coup d’œil dans le rétroviseur et redémarra.
— Un rat échappé, ça arrive. Les miens, sans me vanter, jamais. Avant ce coup-là, je veux dire. Qu’est-ce qu’ils iraient faire ailleurs, je vous le demande. On s’entend bien, eux et moi. Et puis je les ai à l’œil. Mais celui-là, il m’avait piégé à faire semblant de dormir. Pendant que j’étais parti lui courir après, les autres attendaient. Mettez-vous à leur place, ils ne savaient pas s’ils devaient continuer ou s’interrompre jusqu’à mon retour. Ils faisaient la gueule quand je suis revenu, surtout qu’en plus il a fallu remballer dare-dare avant la fin du numéro.
— Mais, les circonstances… concéda Modard.
— Arrêter un numéro en plein milieu, vous imaginez ?
— Ça, il faut des circonstances…
— On est d’accord, et là, question circonstances, j’étais servi. Ça ne fait rien, ils n’étaient pas contents. Conscience professionnelle. C’est qu’ils travaillent dur, vous savez. Et ils ont leur fierté, leur fierté d’artistes. Mais le père Mistol avait entendu Bourfre dire qu’il allait me crever, et mes rats aussi. C’est un sanguin, ce type-là. Remarquez, ça se comprend, avec ses chats tout bancals, plus un seul qui pouvait tenir seulement assis. Et impossible de les approcher. Même après lui, ils en avaient. D’après Mistol, ils n’étaient plus jolis à regarder ses chats. Son banc et ses coussins non plus. Il pouvait les remiser, Bourfre.
— J’imagine.
C’était plutôt manière de dire. L’histoire que le dresseur était en train de lui raconter ne laissait pas beaucoup de place à l’imagination. De plus, les détails du récit d’Urbain suffisaient à captiver Modard.
— Partir si tôt, vous vous rendez compte. Un bon numéro, ça ne se gaspille pas. Alors moi, je vous le dis, un mois, ça suffit. Aujourd’hui c’était manière de tâter le terrain, mais demain c’est décidé, je reviens et je reste, Bourfre ou pas. Des jours fériés, il n’y en a pas tant que ça, faut pas les perdre, les jours fériés, c’est là que le badaud sort.
Les jours fériés, c’est connu, le badaud abonde.

À propos de l’auteur
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Jean-Pierre Ancèle © Photo DR

Jean-Pierre Ancèle, né en 1953, a longtemps enseigné la littérature anglaise en classes préparatoires et en région parisienne. Aujourd’hui, il pratique assidûment le kinomichi, écoute Bob Dylan et déguste chaque jour à petites lampées le sirop de la rue. Son premier roman, Au rendez-vous des Pas-Pareils, est paru aux éditions Phébus en 2022. Avec Rose Museau, il signe son second roman (Source: Éditions Fugue)

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Le gardien de Téhéran

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En deux mots
Cyrus Farzadi est chauffeur au Musée d’art contemporain de Téhéran. Cet homme d’origine modeste va se passionner pour ce projet lancé par l’impératrice Farah Diba et se battre, après l’arrivée de Khomeiny pour sauver la prestigieuse collection.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’homme qui a sauvé le musée de Téhéran

Stéphanie Perez a délaissé le grand reportage pour retracer la vie de Cyrus Farzadi, un homme du peuple devenu un héros national en œuvrant pour la sauvegarde du musée d’art contemporain de Téhéran.

Tout commence par la fête de couronnement du Shah d’Iran en octobre 1967. Non, tout commence avec l’arrivée de l’ayatollah Khomeiny en mars 1979 et la mainmise des islamistes sur le pouvoir. À moins que cette histoire ne débute vraiment en 1977 avec l’inauguration du Musée d’art contemporain où travaille Cyrus Farzadi. Engagé comme chauffeur pour transporter les œuvres des artistes contemporains internationaux et iraniens, il s’est pris de passion pour ces œuvres et pour ces artistes dont il ne sait rien ou si peu. Il est avide de savoir et ne manque pas une occasion de connaître l’histoire d’une toile, le parcours d’un peintre, la place qu’il occupe dans le monde de l’art.
Il se lie notamment d’amitié avec le directeur du musée et avec Donna Stein, l’américaine mandatée par la Shahbanou pour dénicher les plus belles œuvres. Un travail qu’elle mènera à bien avec zèle et grâce aux revenus du pétrole. Des collections privées aux grandes ventes chez Sotheby’s, elle parviendra à mettre la main sur des œuvres des impressionnistes et sur les grands artistes contemporains tels que Rothko, Jackson Pollock ou encore Andy Warhol. Ce dernier fera même le voyage de Téhéran et réalisera, comme il l’a fait avec Marilyn Monroe une série avec la riche mécène comme modèle. L’histoire raconte que ce tableau sera lacéré par les gardiens de la Révolution lorsqu’ils ont investi les propriétés du Shah.
Car si l’argent coule à flots, la population gronde contre ces fastes dont elle ne peut récupérer que des miettes. «Qom, Tabriz, Mashad, Ispahan. Après un démarrage timide dans les provinces au début de cette année 1978, les manifestations grossissent de semaine en semaine. La révolte est en marche, la clameur de la rue enfle, encore et encore. Depuis son exil irakien, l’ayatollah Khomeiny appelle à renverser le souverain vendu aux États-Unis, le vieil imam barbu a rassemblé une armée de mollahs qui fait se lever les mosquées. Son portrait sévère domine certains cortèges. La religion face à l’insupportable ostentation, le Coran contre le bâillonnement.» Le fruit est mûr, il va tomber.
Après la fuite du Shah et l’intermède Chapour Bakhtiar, l’ayatollah Khomeiny débarque dans la liesse populaire. Et c’est avec ce changement de régime que le destin de Cyrus Farzadi va virer à l’épopée héroïque. Le directeur du musée a aussi pris la poudre d’escampette, si bien qu’il se retrouve seul en possession des clés et du code de la chambre forte ou ont été déménagées à la hâte les œuvres prestigieuses, à commencer par celles de Francis Bacon et d’Auguste Renoir, déjà condamnées par le nouveau régime. «De lui dépend le sort de 300 tableaux de maîtres occidentaux, inestimables, témoins de leur époque et menacés par l’obscurantisme. Une collection unique au monde, en danger depuis qu’un religieux au turban noir a mis la main sur l’Iran. À 25 ans, Cyrus endosse les habits un peu grands de gardien d’un trésor qu’il faut protéger à tout prix contre l’ignorance et la morale islamique, et il est saisi de vertiges.»
Stéphanie Perez, qui a ressemblé une solide documentation, raconte alors les épisodes qui ont transformé Cyrus en héros et permis la sauvegarde de ces chefs d’œuvre. Des épisodes pleins de rebondissements que je vous laisse découvrir. Cette page méconnue de l’histoire de l’art contemporain est aussi l’occasion d’une réflexion sur le pouvoir et sur l’envie émancipatrice de tout un peuple. Une aspiration à la liberté qui peut conduire à de nouveaux drames et un obscurantisme qui fait aujourd’hui encore des ravages.
Ce roman, qui se lit comme un thriller, vient aussi nous rappeler que la soif de culture et l’émotion ressentie face aux œuvres d’art peuvent déplacer des montagnes. La passion devient alors un moteur très puissant.

Liste, non exhaustive, des œuvres occidentales du Musée d’art contemporain de Téhéran
Francis Bacon, Reclining Man with sculpture, 1961
Francis Bacon, Deux figures couchées sur un lit avec assistants, 1968
Georges Braque, Guitare, fruits et pichet, 1927
Georges Braque, Composition (still life with glasses)
Pierre Bonnard, Femme au parapluie, 1895
Marc Chagall, Nuits arabes, 1948
Marc Chagall, La famille au coq, 1969
Marc Chagall, Le bouquet rouge, 1969
Salvator Dali, La conquête du Cosmos suite, 1974
Edgar Degas, En sortant du vestiaire, 1880-83
André Derain, L’âge d’or, 1903-1905
Robert Delaunay, Fenêtre sur la ville, 1925
Jean Dubuffet, Le fil des jours, 1976
Jean Dubuffet, Habitants de l’oasis, 1947
Raoul Dufy, Nature morte, 1941 (à Madame L’Houtier)
Max Ernst, Histoire Naturelle, 1923
André Dunoyer de Segonzac, Soupière de Mousliers, 1939
Alberto Giacometti, Yanaihara, 1960
Paul Gauguin, Nature morte à l’estampe japonaise, 1889
David Hockney, Hollywood III, 1965
David Hockney, Portrait de Brooke Hopper, 1976
David Hockney, Sans titre, 1965
Wassily Kandinsky, Tensions claires, 1937
Willem de Kooning, Lumière en août, 1946
Paul Klee, The Man in love, 1923
Fernand Léger, Les Illuminations, 1948
Roy Lichtenstein, Still life, 1974
Roy Lichtenstein, Roto Broil, 1961
Roy Lichtenstein, Brattata, 1962
Roy Lichtenstein, Hot Dog, 1964
Joan Miro, Le Penseur Puissant, 1969
Joan Miro, Oiseaux des Grottes, 1971
Claude Monet, Environs de Giverny, 1883
Edvard Munch, Autoportrait, 1895
Pablo Picasso, Fenêtre ouverte sur la rue de Penthivre, 1920
Pablo Picasso, La femme qui pleure, 1937
Pablo Picasso, Le peintre et son modèle, 1927
Pablo Picasso, Portrait de femme II, 1965
Camille Pissarro, Les maisons de Knocke, Belgique, 1894
Camille Pissarro, La Charrue, 1901, (lithographie)
Jackson Pollock, Mural on Indian Red Ground, 1950
Pierre-Auguste Renoir, Gabrielle à la chemise ouverte, 1907
Mark Rothko, N°2 (Yellow Center), 1954
Mark Rothko, Sienna Orange and Black on Dark Brown, 1962
Pierre Soulages, Composition, 1946
Henri de Toulouse Lautrec, Le Jockey, 1899
Henri de Toulouse Lautrec, Fille à l’accroche-coeur, 1889
Henri de Toulouse Lautrec, Clownesse Cha-U-Kao au
Moulin Rouge, 1897
Vincent Van Gogh, À la porte de l’éternité, 1882
Edouard Vuillard, L’entrée de la villa
Andy Warhol, Mao, 1972
Andy Warhol, Mick Jagger, 1973
Andy Warhol, Marilyn Monroe, 1967
Andy Warhol, Jacqueline Kennedy II, 1966
Andy Warhol, Suicide, Purple Jumping Man, 1963
Andy Warhol, American Indian Series, 1976
Andy Warhol, Campbell’s Soup, 1968

Le gardien de Téhéran
Stéphanie Perez
Éditions Plon
Premier roman
240 p., 20 €
EAN 9782259315470
Paru le 2/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Iran, à Téhéran.

Quand?
L’action se déroule de 1977 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
L’histoire du gardien du musée de Téhéran, un homme seul face à la menace des religieux fanatiques qui a réussi à sauver 300 chefs d’œuvre d’art moderne, le trésor de l’Impératrice des arts.
Printemps 1979, Téhéran. Alors que la Révolution islamique met les rues de la capitale iranienne à feu et à sang, les Mollahs brûlent tout ce qui représente le modèle occidental vanté par Mohammad Reza Pahlavi, le Chah déchu, désormais en exil.
Seul dans les sous-sols du musée d’Art moderne de Téhéran, son gardien Cyrus Farzadi tremble pour ses toiles. Au milieu du chaos, il raconte la splendeur et la décadence de son pays à travers le destin incroyable de son musée, le préféré de Farah Diba, l’Impératrice des arts. Près de 300 tableaux de maîtres avaient permis aux Iraniens de découvrir les chefs d’œuvre impressionnistes de Monet, Gauguin, Toulouse-Lautrec, le pop art d’Andy Warhol et de Roy Lichtenstein, le cubisme de Picasso ou encore l’art abstrait de Jackson Pollock.
Mais que deviendront ces joyaux que les religieux jugent anti islamiques ? Face à l’obscurantisme, Cyrus endosse, à 25 ans à peine, les habits un peu grands de gardien d’un trésor à protéger contre l’ignorance et la morale islamique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Nicolas Gary)
20 minutes
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)

Stéphanie Perez présente «Le Gardien de Téhéran» © Production Web TV Culture

Les premières pages du livre
« Avertissement
Ce roman s’inspire d’une histoire vraie, celle du musée d’Art contemporain de Téhéran, ouvert en 1977. Un musée dont le destin est intimement lié à celui de son gardien, gamin des bas quartiers, qui a contribué à sauver et à conserver les trésors de l’impératrice Farah Diba lors de la révolution islamique de 1979.
Pourquoi un roman, et pas un document ? Parce que l’Iran est un pays complexe, où la parole est contrôlée, et parce que la mémoire de certains protagonistes est aujourd’hui fragile. La fiction s’est alors naturellement imposée pour combler les pages blanches.
Le nom du gardien du musée a été changé, et des traits de sa personnalité ainsi que des détails de sa vie hors de l’établissement relèvent de la pure fiction. De même, les noms de plusieurs personnages qui gravitent autour de lui ont été modifiés, et certaines scènes inventées pour la cohérence du récit.
En revanche, les éléments historiques sur la création du musée, l’élaboration de la collection, son inauguration, son évolution sont avérés et ont fait l’objet de nombreux entretiens et recherches, tout comme les événements qui ont précédé l’exil du chah et suivi le retour de l’ayatollah Khomeiny.
L’histoire du musée d’Art contemporain de Téhéran et de son modeste gardien épouse celle de l’Iran d’aujourd’hui, et c’est en cela qu’elle est particulièrement fascinante.

Prologue
Téhéran, mars 1979
Dehors, en ce froid matin de 1979, Téhéran se recouvre peu à peu de noir. Plus rien ne peut arrêter la vague révolutionnaire chargée d’écume de colère qui submerge la capitale iranienne. Le danger est là, désormais, à la porte du musée, impossible de lui échapper. Son ombre se glisse dans les salles vides, s’immisce dans les couloirs silencieux, plane dans le petit office sombre de l’entresol, prête à dévorer le passé et ses trésors. Les hommes armés de l’ayatollah Khomeiny vont se présenter tôt ou tard, ce n’est plus qu’une question de jour. Une question de vie. Et de mort. Seul dans l’établissement déserté depuis le début de la révolution, Cyrus Farzadi convoque la lumière et la chaleur de ses souvenirs comme un vieux film en Technicolor qu’on rembobine. Face à la menace du présent, ils sont tout ce qu’il lui reste. Si seulement ces fichus tremblements pouvaient s’arrêter. Le jeune homme n’arrive plus à contrôler ses mains qui se tordent d’angoisse et le font terriblement souffrir.

1967. Il s’en souvient comme si c’était hier : la liesse dans les rues scintillantes de Téhéran, les joyeux embouteillages, les femmes maquillées paradant sur les capots des voitures, la musique qui s’élève des échoppes et enveloppe la capitale iranienne de ses notes de fête. Cyrus entre dans l’adolescence, son père vient d’acheter leur première télévision, un événement pour toute la famille, et cette journée est celle du sacre de l’empereur d’Iran. La cérémonie est filmée pour la première fois en couleurs grâce à un nouveau procédé français. Devant les yeux ébahis du petit adolescent des quartiers ouest, le carrosse d’ébène et de perles aux vitres blindées roule sur les mille tapis persans qui recouvrent les avenues, des avions affrétés spécialement larguent 17 532 roses sur la ville, autant de fleurs qu’il y a eu de journées dans la vie du chah, et Téhéran revit les légendes de la Perse ancienne, replongeant avec exaltation ses habitants dans la grandeur de son passé.
Farideh, sa mère adorée, a sorti des tréfonds de son armoire la robe en soie qu’elle a dessinée elle-même et qu’elle porte uniquement pour les grandes occasions, noire avec un discret col brodé, elle a mis du rouge sur ses fines lèvres d’habitude si sèches, et s’est parfumée de jasmin. C’est sa façon à elle de se sentir invitée, même si elle reste sur le bas-côté. Avec ses yeux d’enfant, il la trouve si gracieuse, si différente des autres jours où la lassitude et le poids des années semblent l’écraser. Mais elle n’est pas aussi belle que la future impératrice, Farah Diba, qui aimante tous les regards. À la télévision, la souveraine de presque 29 ans surgit comme une apparition, majestueuse dans sa robe immaculée dessinée pour elle par la maison française Christian Dior, avec sa cape de velours et vison incrustée de pierres précieuses. Une œuvre d’art. Armin et Neda, les voisins du cinquième étage, n’ont pas la télévision, alors ils sont venus profiter de la retransmission avec leur fille Azadeh, âgée de 13 ans comme Cyrus. Le cœur en fête, Farideh sert du thé, des pâtisseries aux amandes et du nougat d’Ispahan, elle a disposé de confortables coussins sur le tapis fleuri. La joie est entrée dans la maison, pour quelques heures, ils oublient tous les ruelles crasseuses de leur quartier, les immeubles délabrés, les immondices sur les trottoirs et les visages du désespoir. Aujourd’hui, tout n’est que féerie, rêverie, et pierreries, dans cet autre Téhéran où ils ne s’aventurent que rarement. Tous, ils en restent bouche bée. La salle du trône du palais de Niavaran étincelle de toutes ses mosaïques, ses miroirs et ses lustres. Dans cette salle des Mille et Une Nuits, au son des trompettes, le roi, grand admirateur de Napoléon, se fait empereur. Avec des fastes d’un autre âge, il se couronne lui-même, et sacre son épouse, une première depuis la fondation de la monarchie persane, il y a vingt-cinq siècles. Farah Diba devient officiellement la « Shahbanou ». Cyrus n’a d’yeux que pour cette couronne que le chah dépose avec précaution sur la tête de sa femme, agenouillée à ses pieds. Selon l’empereur, ce geste symbolise l’émancipation de la femme musulmane. L’impératrice renchérira plus tard : « Cette couronne affirme solennellement l’égalité de l’homme et de la femme, après des siècles d’humiliation. » Quelle merveille ! Le prestigieux quotidien anglais The Times écrira le lendemain qu’elle était aussi « spectaculaire qu’une ville en feu ». 105 perles, 36 rubis, 36 émeraudes et 1 469 diamants, un joyau de 2 kilos spécialement fabriqué par le maître parisien Van Cleef & Arpels. Elle a nécessité vingt-quatre voyages à Téhéran et six mois de création minutieuse sur place. À travers l’écran de télévision, la couronne impériale brille de ses éclats sacrés, et Cyrus, en fermant les yeux, s’imagine la caresser du bout des doigts. Serrés les uns contre les autres sur le tapis de la salle à manger, la famille et les voisins se plongent avec délice dans ce royaume enchanté qui les fait voyager. Azadeh, la petite voisine, roule des yeux devant les invitées parées de tiares, de diadèmes et d’émeraudes plus éblouissants les uns que les autres. Elle s’imagine elle aussi héroïne d’un conte de fées au bras d’un prince charmant qui l’enlèverait dans son carrosse en diamants. Tous les rêves sont possibles aujourd’hui, après tout rien n’avait prédestiné l’impératrice Farah, autrefois petite étudiante roturière à Paris, à ce destin de papier glacé.
En ce jour férié, le temps est suspendu, le pays a envie de croire, même brièvement, aux promesses de l’empereur autoproclamé. Sur son trône d’or, paré de sa ceinture de rubis, de son sceptre et de toute sa mégalomanie, le « chah des chahs », « l’ombre du Tout-Puissant », âgé de 48 ans, pose ses lèvres sur le Coran, promet un meilleur avenir à ses sujets et jure de défendre la souveraineté de l’Iran. 101 coups de canon actent symboliquement la force de ce jour historique. Une journée lumineuse. Personne n’imagine alors qu’adviendra une époque où il sera interdit d’en parler, où les souvenirs seront enfouis sous les tapis persans.

C’était il y a douze ans. Déjà. Une éternité. La première fois que Cyrus rencontrait l’impératrice, sans imaginer que sa route croiserait réellement le chemin de la souveraine, ni qu’elle changerait le cours de son destin. De Farah Pahlavi, il ignorait presque tout au moment de son couronnement. Sa Majesté voulait développer la culture en Iran, disait-on. Faire de l’ancienne et glorieuse Perse un pays moderne et ouvert sur le monde. C’était « l’impératrice des arts ». L’empereur lui accordait toute confiance et elle faisait ouvrir les musées les uns après les autres. Qu’est-ce qu’il y connaissait, lui, à l’art, à la culture, à la peinture moderne, le gamin timide qui avait arrêté l’école à 15 ans, fils d’un jardinier et d’une couturière ? C’était une tocade des riches des quartiers nord, un hobby de nantis désœuvrés, les classes populaires de l’ouest et du sud n’avaient pas de temps à perdre pour le superflu. Ce n’est pas ça qui aidait à boucler les fins de mois. Le chah avait beau avoir promis d’apporter la prospérité dans chaque famille, sa révolution sociale laissait beaucoup de foyers sur le carreau, creusait des inégalités de plus en plus visibles, et semait les germes profonds de la rancœur. Alors les inaugurations fastueuses, les coupés de rubans à la chaîne, ce n’était ni son univers ni sa préoccupation. Il n’était pas né pour ça, ce n’était pas sa place, ce n’était pas son histoire.
Et pourtant. Aujourd’hui, en ce mois de mars 1979 chahuté par la révolution islamique, il est l’un des derniers survivants d’un monde en voie d’effondrement. Son destin va se jouer dans les heures ou les jours prochains. Par l’un de ces soubresauts dont seule la grande Histoire a le secret, le voici investi d’une mission qui le dépasse et le terrorise. De lui dépend l’avenir du musée d’Art moderne de Téhéran, le préféré de l’impératrice, le plus mystérieux aussi. De lui dépend le sort de 300 tableaux de maîtres occidentaux, inestimables, témoins de leur époque et menacés par l’obscurantisme. Une collection unique au monde, en danger depuis qu’un religieux au turban noir a mis la main sur l’Iran. À 25 ans, Cyrus endosse les habits un peu grands de gardien d’un trésor qu’il faut protéger à tout prix contre l’ignorance et la morale islamique, et il est saisi de vertiges. À cet instant, les souverains autrefois rois de leur monde ne sont plus qu’un couple déchu poussé à un exil humiliant de pays en pays. L’ayatollah Rouhollah Khomeiny impose peu à peu sa valse des corps voilés, de nouveaux interdits remplacent les précédents, les pays occidentaux se demandent si cette révolution qu’on appelle islamique est un feu de paille ou si l’Iran est définitivement tombé entre les mains des mollahs. La collection de l’impératrice, unique au Moyen-Orient, est considérée comme impie aux yeux des nouveaux maîtres du pays parce qu’elle représente tout ce que le nouveau régime vomit, la volonté d’ouverture vers l’étranger, la modernité, l’ailleurs.
Dans le silence du musée désert, à la veille d’un moment qu’il sait inévitable et qu’il redoute, Cyrus essaie de garder la tête froide. Il en est certain : les hommes de Khomeiny vont venir fouiller les réserves du musée à la recherche des tableaux de la souveraine. Les révolutionnaires risquent de les brûler, dans leur folie destructrice, ils ne verront pas en eux la lumière de la connaissance, seulement les traces d’un monde honni à faire disparaître à tout prix. Dans leur obsession d’effacer toute trace de la monarchie et sa politique d’ouverture, rien n’est épargné depuis qu’ils se sont emparés du pouvoir. Ces dernières semaines, ils ont détruit la petite salle de théâtre expérimental au coin de la rue et mis le feu aux cinémas qui projetaient des films américains. Le modèle culturel vanté par l’empereur Mohammad Reza Pahlavi est piétiné, brûlé, réduit en cendres, et le musée de l’impératrice est sans doute aucun le prochain sur leur liste. Paralysé par la peur, Cyrus a l’impression d’entendre les peintres appeler au secours, il perçoit les murmures plaintifs de Pablo Picasso et Andy Warhol dans le bureau, leurs mots se mélangent aux couleurs des toiles. Lui qui n’a jamais vraiment fait preuve d’un naturel intrépide, encore moins téméraire, lui dont on moquait enfant la timidité maladive et le manque de courage, sent une force inconnue monter du plus profond de ses entrailles et tendre sa volonté, ses nerfs et ses muscles.
Face aux hommes de Khomeiny, il doit se lever, il n’a pas d’autre choix. Il doit les empêcher de commettre l’irréparable, et protéger les tableaux de l’impératrice, veiller sur eux comme eux l’ont éveillé. Même si c’est au péril de sa vie. Dans le chaos qui s’est abattu sur Téhéran, cette mission s’impose à lui. Il est prêt à les défendre comme s’ils étaient ses propres enfants.

Chapitre 1
Téhéran, juillet 1977
À Téhéran, en cette année 1977, les cinémas « L’Atlantic », « L’Empire », « Le Royal » sentent l’Amérique, Rocky et Stallone sont à l’affiche, on sirote du Pepsi-Cola en terrasse, les filles s’habillent comme à Paris, et le soir on se presse dans les discothèques branchées de l’avenue Pahlavi, pour danser sur du disco et des musiques funky. Chaque jour, on assiste à l’inauguration d’un nouveau drugstore qui vend les derniers gadgets américains à la mode, ou à l’ouverture d’une galerie huppée qui expose des œuvres décalées. La capitale iranienne trinque, consomme, bouillonne, le cœur de l’ancienne Perse et ses 4 millions d’habitants est en effervescence. Fier de lui, sûr de son succès, l’empereur Mohammad Reza Pahlavi répète à l’envi qu’il veut transformer l’Iran en « Japon du Moyen-Orient », le chah bâtisseur souhaite faire de son pays une vitrine de la modernité, même si c’est à marche forcée, au goût des plus épris de tradition.
Dans le taxi collectif qui le conduit près du parc Laleh, coincé entre une adolescente en mini-short maquillée comme une voiture volée et une grand-mère accrochée à son chapelet sous son tchador, Cyrus Farzadi, le nez collé à la vitre, observe la capitale défiler dans toutes ses contradictions et ses extravagances. Les immeubles de verre flambant neufs succèdent aux maisons de brique affaissées et miteuses, les mosquées aux coupoles de céramique scintillent aux côtés des bars bruyants et branchés, le chant du muezzin se mélange dans une curieuse symphonie à celui des chanteurs pop de la radio… Le jeune homme de 23 ans apprécie l’effervescence de la capitale, un nouveau monde en ébullition empli de promesses. Ce matin tout particulièrement, il se sent comme en lévitation au-dessus de la cité grouillante. Pourvu qu’il décroche cet emploi, pourvu que le rendez-vous soit concluant, un étrange pressentiment lui indique que sa vie est sur le point de basculer. Le dolmuş n’avance pas, coincé dans les embouteillages dantesques et le concert assourdissant des klaxons. Le regard de Cyrus se perd dans l’étrange chorégraphie que jouent chaque jour voitures, camions, piétons et vélos, chacun dans leur numéro de solo. Cette ville est devenue une jungle.
La semaine dernière, il a travaillé quelques jours comme livreur et son patron l’a envoyé déposer de la moquette dans un des musées en construction de Téhéran. C’était bien la première fois qu’il mettait les pieds dans un établissement de ce genre. À sa grande surprise, quand il a déployé ses lourds rouleaux de linoléum, il a tout de suite été happé par le grouillement des sous-sols, le ballet des employés, l’énergie contagieuse dans les couloirs. Des ouvriers partout, un essaim bourdonnant au milieu de dizaines de cartons mystérieux. Des œuvres, sûrement. Hypnotisé, il est resté debout, immobile, planté au milieu de la fourmilière, persuadé d’avoir trouvé sa place, sans savoir pourquoi. Le destin avait déjà certainement penché de son côté favorablement, c’était justement le jour où le musée recrutait des chauffeurs, à trois mois de son ouverture programmée pour cette fin d’année 1977. Une femme, grande, brune, élégante, qui parlait farsi avec un fort accent américain, distribuait des formulaires d’embauche à ceux qui le souhaitaient. Il en a rempli un sur-le-champ, sans hésiter, d’une main tremblante d’excitation.
Le voici ce matin, le cœur battant, venu passer son entretien dans le bureau de l’Américaine, il a noté son nom sur un bout de papier qu’il tient serré dans sa main : Donna Stein. D’elle dépend son avenir. Pour ce rendez-vous capital, sa mère l’a accompagné au bazar, chez son tailleur attitré, choisir un pantalon gris et une chemise blanche bon marché, mais de qualité, et bien coupés. « Même quand on n’a pas beaucoup d’argent, il faut toujours être présentable. C’est une question de politesse. Être pauvre ne signifie pas être mal élevé. » Sa mère a souvent raison. Un peu à l’étroit dans le tissu neuf, le frêle garçon à la longue silhouette reste quelques minutes, songeur, devant le bâtiment en cours de construction au cœur du parc Laleh.
L’ensemble de béton brut détonne au milieu de Téhéran, avec son curieux mélange de tours du vent iraniennes et d’arabesques futuristes occidentales. Il n’est jamais allé aux États-Unis, mais il en a vu des images dans les séries américaines qui passent chaque soir à la télévision, et vraiment, ici, en plein centre de la capitale, on pourrait se croire à New York. Son visage anguleux est barré d’un franc sourire qui fait remonter ses fossettes lorsqu’il entre fièrement dans le bâtiment et se présente à l’accueil auprès du vigile, installé derrière son comptoir provisoire. Une forte odeur de peinture fraîche sature l’atmosphère. Les premiers rayons du jour traversent timidement la porte vitrée à l’entrée, le hall est encore désert et silencieux.

Au sous-sol du bâtiment, assis à son bureau de verre et plongé dans un tas de documents éparpillés devant lui, Kamran Diba est un homme contrarié. Son regard noir et ses lèvres pincées témoignent de sa profonde irritation. Le dernier état des lieux sur l’avancée des travaux du musée lui a été remis hier soir, il est clair que les délais ne sont pas tenus, et que le chantier prend beaucoup trop de retard. Mais qu’est-ce qu’ils fichent, bon sang, les ouvriers et leurs chefs, ils sont pourtant bien payés, non ? Tout le monde sait que l’ouverture est prévue en octobre, et que l’heure tourne. Qu’est-ce qu’il va lui dire, à l’impératrice ? Qu’une bande d’incompétents menace le pari le plus fou du Moyen-Orient ? L’épouse du chah veut doter l’Iran d’un musée d’art contemporain, qui servirait de passerelle entre Est et Ouest, entre œuvres iraniennes et chefs-d’œuvre occidentaux. Une preuve de la modernité de l’Iran, de son ouverture vers le monde du progrès, du grand changement impulsé par le chah, son époux. Un musée à inventer, une page blanche à remplir. La plus importante collection d’art moderne hors d’Occident à bâtir. Qui aurait pu refuser ce défi unique au monde ? Lorsque Sa Majesté l’a nommé grand architecte de son projet, il n’a pas tergiversé. Parce qu’il est son cousin germain, pour travailler à la Cour ça aide toujours, et parce que lui-même, artiste peintre longtemps installé aux États-Unis, souhaitait ardemment faire partie de cette équipe de pionniers. Plans, budget, il a tout supervisé. Dix années de tractations, de réunions, dans le secret le plus total. Un échec, si près de l’objectif, est tout simplement impossible. L’humiliation, inconcevable. L’ambitieux quadragénaire à la carrure trapue veut sa part du succès. Les ouvriers devront travailler nuit et jour pendant trois mois s’il le faut, mais il ne peut se permettre de reculer. Et puis, à quoi bon s’échiner à monter la plus ambitieuse des collections si pour l’instant on ne peut nulle part accrocher les trophées du musée ?
Le directeur a monté une discrète équipe d’experts américains qui l’aident à sélectionner les pièces d’art occidental du catalogue, des aventuriers d’un nouveau genre partis à la conquête des chefs-d’œuvre cachés de la planète, de New York à Paris, de Londres à Genève, des salles de vente aux galeries en passant par les collectionneurs privés. Une chasse aux trésors effrénée, vertigineuse, sans limites de budget. C’est l’argent du pétrole qui paie, l’argent qui ruisselle des caisses de l’État, l’argent qu’on ne compte pas. Dans l’Iran du chah, la démesure est un art de vivre.
L’impératrice Farah est passionnée par les impressionnistes français du XIXe siècle, lui est davantage porté sur l’art moderne américain. Un savant mélange des genres. Depuis plusieurs mois, Diba et ses hommes sont aux aguets, et aujourd’hui il lui faut un chauffeur à temps complet pour convoyer les chefs-d’œuvre qu’ils ont dénichés. Quelqu’un qui sait garder un secret. Dans ce musée, moins les employés en savent, mieux c’est. Avec l’aide de Donna Stein, l’une des acheteuses en qui il a le plus confiance, le directeur a donc identifié l’homme de la situation, sérieux, pas trop curieux, pas trop cultivé. Un bon soldat venu des bas quartiers, qui ne sera pas tenté de s’enfuir avec ces œuvres d’art qui coûtent des millions de dollars. Cette mine d’or, il n’est pas question de se la faire dérober.

Assise dans un confortable fauteuil sur son balcon face aux majestueux monts Alborz, Donna Stein sirote sa tasse de thé au jasmin, le sourire aux lèvres. Arrivée des États-Unis il y a deux ans, elle ne se lasse pas de ces premières heures du matin quand la lumière douce baigne de son halo discret les cimes enneigées. Depuis le premier étage de sa tour de verre, l’une de celles qui poussent comme des champignons dans le nord de Téhéran, la vue est époustouflante. Les montagnes encerclent la ville qui s’éveille dans des parfums d’épices et de rose. Un air de musique pop s’élève de l’une des échoppes, un peu plus bas dans la rue. Cette paisible atmosphère matinale ne déplairait pas à un Claude Monet penché sur son chevalet. Elle est comme immergée au cœur d’un tableau aux couleurs joyeuses, entraînée dans un voyage immobile, et elle en tremble d’émotion. Elle, l’Américaine débarquée de New York, qui imaginait la capitale iranienne sombre, désertique et moyenâgeuse, n’en revient toujours pas de son degré de modernité. Son immeuble de 22 étages aux lumineuses baies vitrées comprend un élégant centre commercial au rez-de-chaussée, un concierge disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et une centaine d’appartements modernes et spacieux comme celui que lui a loué le musée. Elle y habite seule, au risque de bousculer les traditions locales, mais en bonne New-Yorkaise libre et indépendante, elle ne se pose pas trop de questions. Pas une seconde elle n’a hésité lorsqu’une amie iranienne de la Grande Pomme lui a parlé de l’opportunité de travailler comme acheteuse pour le musée de l’impératrice d’Iran. La perspective de participer à la création d’une collection unique la flatte et l’excite à la fois. Brillante, ambitieuse, sûre de son talent, elle présente une belle carte de visite, avec plusieurs mois passés au prestigieux musée d’Art moderne de New York, le MoMA, où elle a développé un certain flair pour dénicher les perles rares. On dit aux États-Unis que l’impératrice est une femme de son temps qui s’engage pour la culture et l’éducation, une souveraine proche de son peuple et des plus pauvres, une impératrice qui ne veut pas juste être belle sur les clichés de papier glacé. Une reine féministe ? Voilà qui l’intrigue vraiment ! Ces monarchies qui s’accrochent à leurs privilèges de l’autre côté de l’Atlantique sont tellement exotiques. Sans compter que l’Iran, les charmes de l’Orient, les fastes de la cour impériale, ça ne se refuse pas.
En sirotant sa boisson, Donna songe avec satisfaction à la soirée d’hier. Au pied de son immeuble, la plus ambitieuse des nouvelles galeries d’art célébrait avec son ouverture en grande pompe. Les propriétaires, une famille fortunée bien connue de Téhéran, ont frappé fort, avec un catalogue de gala à faire pâlir d’envie les collectionneurs du monde entier… Claude Monet, Max Ernst, Dufy, Braque, Bonnard, Degas, Picasso… la crème de l’Europe impressionniste et surréaliste. L’impératrice en personne a fait le déplacement, elle manque rarement l’inauguration d’un lieu culturel, et elle a retenu une petite peinture à l’huile de René Magritte, Le Ciel, datée de 1934. Il faut envoyer quelqu’un chercher la toile dès que le cabinet de la souveraine aura réglé l’achat. La collection s’étoffe de plus en plus, elle gagne en diversité et en qualité, Donna ne compte plus ses heures ni ses nuits d’insomnie pour décrocher les plus belles pièces. Elle songe avec excitation à l’inauguration du musée qui doit se tenir dans quelques mois. Ce sera le rendez-vous glamour de la fin d’année à Téhéran, à ne pas manquer. Son heure de gloire, aussi. En attendant, il est temps d’attraper un taxi pour se rendre à son bureau. Elle fourre dans son sac à main la fiche du jeune candidat qu’elle a retenu pour le poste essentiel de convoyeur des tableaux. À première vue, il semble présenter le profil parfait. Discret garçon sans histoires, consciencieux et ponctuel. Il faut vraiment quelqu’un de confiance pour prendre soin de la collection de l’impératrice.

Le gardien indique à Cyrus la rampe circulaire qui mène à l’entresol, où est installée la direction. Impressionné, il descend dans le ventre du bâtiment, en longeant d’imposants piliers de béton gris qui montent vers le ciel et l’écrasent de toute leur puissance. Le puits de lumière conçu pour éclairer le cœur de l’édifice l’éblouit quelques instants, le soleil du matin le réchauffe de ses rayons réconfortants. Il y a dans ce musée en construction un mystère qui le captive une nouvelle fois. Son regard est attiré par des dizaines de cartons volumineux posés contre les murs et prêts à être déballés. Il se fraie un chemin parmi des fils électriques et des caisses d’outils, fait attention où il met les pieds, un accident est vite arrivé, et parvient, enfin, devant la porte vitrée du bureau du directeur. Il frappe doucement. Assis sous le portrait dominateur de l’empereur en costume d’apparat – c’est bien le seul cadre à sa place dans le musée actuellement –, Kamran Diba est en grande discussion avec Donna Stein, l’Américaine brune qui distribuait l’autre jour les formulaires de recrutement.
Cyrus la reconnaît immédiatement. Il note aussi la présence d’un homme trapu, aux sourcils broussailleux, silencieux dans un coin de la pièce.
Kamran Diba, pull rayé noué sur les épaules, est engoncé dans une chemise blanche impeccablement repassée. Le teint hâlé de son visage laisse imaginer qu’il revient d’un séjour dans une station balnéaire huppée du sud de l’Europe, ou alors dans la luxueuse Mamounia de Marrakech, la Cour y a ses habitudes aux côtés du comte de Paris et de l’ancien roi Siméon de Bulgarie. Le directeur du musée lève la tête, lisse machinalement sa moustache brune et fait signe à Cyrus d’entrer. Celui-ci s’exécute d’un pas timide.
— Bonjour, monsieur, je suis Cyrus Farzadi, je viens pour le poste de chauffeur.

Chapitre 2
Cyrus reste debout quelques longues secondes à l’entrée de la pièce, tête baissée. Sa voix est à peine audible, mais Diba l’invite d’un geste de la tête à s’asseoir sur la chaise en bois face à son bureau. Ses larges épaules et sa carrure massive ne l’empêchent pas de dégager une certaine élégance, les boutons de manchettes dorés de sa chemise indiquent son sens du raffinement, il a les bonnes manières de ceux qui fréquentent la cour impériale et Ses Très Royales Altesses. Le directeur va droit au but.
— Oui, oui, asseyez-vous. Nous recherchons quelqu’un pour convoyer les tableaux et nous avons retenu votre candidature.
Cyrus respire. L’assistante du directeur, une jeune femme brune au brushing soigné, entre à cet instant avec un plateau garni de tasses de thé. Gracieuse dans sa jupe moulante marron et ses bottes en vinyle dont les talons claquent sur le sol, elle adresse un sourire d’encouragement au jeune employé qu’elle sent intimidé. Kamran Diba fait signe à Cyrus de se servir, celui-ci plonge un cube de sucre dans la boisson fumante et déguste une première gorgée. L’arôme de menthe douce le détend immédiatement, il attend que le patron poursuive ses explications. Kamran Diba, lui aussi, trempe ses lèvres dans la tasse en fine porcelaine, et après ces quelques minutes de pause, plante ses yeux noirs dans les siens. Il s’adresse à lui d’un ton solennel.
— Avant toute chose, vous savez que nous travaillons tous à un projet unique dans l’histoire de l’Iran, n’est-ce pas ?
Cyrus hoche la tête, impressionné. Il est quand même face au cousin de l’impératrice, jamais il n’aurait imaginé se retrouver dans une telle situation. Il cherche des yeux le soutien de Donna Stein, restée jusqu’à présent silencieuse, debout les bras croisés derrière Kamran Diba. À chacun son rôle, c’est Diba qui prend les décisions, elle n’est là qu’à titre consultatif. Dans sa chemise blanche et sa jupe-culotte bleue, elle dégage avec son allure moderne une bienveillance rassurante. La présence de l’homme aux sourcils épais, qui ne lui a pas été présenté, le met en revanche mal à l’aise. Depuis son entrée dans la pièce, il sent sur lui son regard suspicieux qui le scrute et le transperce. D’entrée, cet homme aux boucles brunes et à la mine renfrognée ne lui inspire aucune confiance. Pourquoi assiste-t-il à cet entretien d’embauche ? Quel est son rôle dans la partition qui se déroule dans le bureau ? Kamran Diba joue distraitement avec la chevalière en or à son annuaire droit, puis poursuit, en fixant Cyrus droit dans les yeux :
— Vous avez écrit sur le formulaire d’embauche que vous aimiez bien conduire et que vous n’aviez pas peur de passer du temps sur la route. Le musée a besoin d’un chauffeur fiable.
Il s’interrompt quelques secondes puis reprend :
— Vous allez vous en rendre compte très vite, nous ne sommes pas nombreux dans ce musée, on se débrouille comme on peut. Mais je suis très fier de ce que nous faisons. Et je veux une équipe qui croit, comme moi, en ce projet.
Pour la première fois, Donna Stein prend la parole. Elle renchérit avec un sourire chaleureux, le regard brillant sous son khôl noir :
— C’est une chance incroyable que vous avez d’être engagé ici, vous allez voir.
Diba continue. Il éprouve d’emblée une certaine sympathie pour ce gamin réservé qui plisse les yeux quand il sourit.
— À partir de maintenant, je vais vous demander d’aller chercher les tableaux que nous achetons et qui commencent à arriver à Téhéran. Nous recherchons des chefs-d’œuvre, des pièces uniques. Jamais de telles œuvres n’ont voyagé vers l’Iran, ce que nous accomplissons est exceptionnel.
Cyrus boit une autre gorgée de thé pour se donner une contenance. Lui le gamin sans diplôme, sans aucune formation artistique, va donc se retrouver responsable des toiles choisies par l’impératrice ? Donna Stein, toujours souriante, l’encourage :
— Nous sommes sûrs que vous êtes la meilleure personne pour ce poste. Vous commencez dès demain. Il faut que vous alliez à l’aéroport Mehrabad, une livraison y est programmée à 10 heures. Les caisses arrivent dans un avion privé en provenance de Genève, en Suisse. Vous devez vous occuper de tout réceptionner.
Le directeur saisit une liasse de documents sur son bureau.
— Voici les papiers, vous gérez le passage en douane, vous faites l’inventaire pour vérifier qu’aucun tableau n’est manquant, et vous rapportez tout ici. Il y a 10 caisses au total. Il y en a 2 que j’enverrai chercher plus tard, elles sont trop volumineuses, ce sont des sculptures. Les autres sont des huiles ou des acryliques sur toile. Faites attention, ce sont des œuvres d’une grande valeur, c’est moi qui suis allé les choisir à Paris le mois dernier.
Le grand gaillard s’empare des papiers, encore hébété, il se contente de secouer la tête en silence, comme une marionnette. Il n’a jamais rempli une mission de la sorte, ne sait pas trop comment il va s’y prendre, mais il a compris qu’il n’a guère le choix. Quand on reçoit un ordre d’un membre de la famille impériale, on ne le discute pas. « Ce n’est pas à nous de réfléchir, on est là pour obéir. Ces gens-là savent mieux que nous », lui aurait dit sa mère, toujours pleine de bon sens, si elle l’avait accompagné à cet instant. Cyrus, donc, se lève et s’exécute.
— Bien sûr, monsieur Diba. C’est un véritable honneur, monsieur Diba. Comment je dois procéder ? Quel véhicule je prends ?
Debout derrière son bureau, Kamran Diba se tourne pour la première fois vers l’homme aux sourcils épais, à l’air toujours aussi hostile et impassible, et le désigne d’un geste de la main.
— Vois tout ça avec Reza. Il est mon bras droit. Trouvez une solution, il y aura une fourgonnette disponible demain matin. Sinon, on verra avec le palais, ils nous prêteront un véhicule.
Reza ne bronche pas. Les bras croisés, il toise Cyrus de la tête aux pieds. D’entrée, il impose une incommodante distance.
Kamran Diba pose ses deux mains sur son bureau, marque un temps d’arrêt, puis prend un ton encore plus grave pour conclure :
— Encore une fois, je compte sur toi, c’est la collection de l’impératrice qui est entre tes mains. Nous sommes des pionniers ! Personne n’a jamais réalisé ça avant nous au Moyen-Orient. Nous voulons que ce musée devienne l’équivalent du Guggenheim à New York ou du musée Beaubourg à Paris. On doit tous faire des efforts. Chacun d’entre nous apporte sa pierre à l’édifice. Pour notre pays dont nous sommes si fiers.
Donna Stein approuve d’un hochement de tête. Cyrus s’incline et se promet intérieurement de se renseigner sur ces musées de Paris et New York qui ont vraiment l’air importants et célèbres, mais dont il n’a jamais entendu parler. Il n’a jamais voyagé hors d’Iran, quand il part rendre visite à sa famille à Shiraz, dans le sud du pays, c’est déjà toute une expédition. Il a bien compris qu’il fait désormais partie d’une aventure hors normes. Avec le bon sens des plus modestes, le jeune employé perçoit que personne n’a le droit à l’erreur, on ne peut pas décevoir l’impératrice d’Iran.
Reza, toujours muet, lui fait signe de l’accompagner hors du bureau. Diba observe le timide employé sortir de sa démarche hésitante et sourit d’un air complice à Donna Stein. Elle avait raison, ce gamin présente le profil adéquat, sérieux, fiable et pas trop curieux. La jeune femme s’éclipse à son tour, satisfaite elle aussi de cette nouvelle recrue, et Diba se replonge dans la liasse de documents qui s’amoncellent sur son bureau, en lissant pensivement sa moustache.

Cette cargaison, il y tient pour une raison particulière. De passage à Paris le mois dernier dans une galerie du VIIe arrondissement qu’on lui avait recommandée, il a eu le coup de cœur pour l’intégralité des œuvres exposées, des grands maîtres hyperréalistes américains. Persuadé de la qualité de ses trouvailles, il a convaincu l’impératrice et acheté tout le catalogue. Des huiles sur toile de Robert Cottingham, Ralph Goings ou John Salt. Le galeriste français n’en revenait pas, il croyait à une plaisanterie, à la fanfaronnade d’un collectionneur loufoque. Il a vite compris que son acheteur venu d’Iran était sérieux lorsque l’homme aux pantalons pattes d’éléphant a commencé à négocier un rabais de 20 % et évoqué sans attendre les modes de paiement. Les négociations ont duré deux semaines. Une fois l’argent transféré, Diba a fait décoller un avion depuis Genève direction Paris, pour récupérer sa commande. Il déteste perdre du temps. Dans cette livraison, il y a aussi une double sculpture en polyester de Duane Hanson, son œuvre préférée : deux boxeurs noirs au short rouge, l’un debout, l’autre au sol. Il a hâte de les voir s’affronter dans une des salles de son musée, parfait ring pour ces adversaires d’un jour. Les spectateurs de ce combat muet seront les visiteurs, il entend déjà leurs murmures et leurs encouragements, il a hâte que l’établissement prenne vie et mène son propre combat parmi les plus grands. »

Extrait
« Qom, Tabriz, Mashad, Ispahan. Après un démarrage timide dans les provinces au début de cette année 1978, les manifestations grossissent de semaine en semaine. La révolte est en marche, la clameur de la rue enfle, encore et encore. Depuis son exil irakien, l’ayatollah Khomeiny appelle à renverser le souverain vendu aux États-Unis, le vieil imam barbu a rassemblé une armée de mollahs qui fait se lever les mosquées. Son portrait sévère domine certains cortèges. La religion face à l’insupportable ostentation, le Coran contre le bâillonnement. » p. 108

À propos de l’auteur

rdv avec STEPHANIE PEREZ à Paris XIV, le 22 février 2023.
Stéphanie Perez © Photo Hélène Pambrum

Stéphanie Perez est née en 1973. Grand reporter pour France Télévisions depuis plus de vingt-cinq ans, chargée de l’international, elle s’est rendue plusieurs fois en Iran et a couvert plusieurs conflits, comme la guerre en Irak et en Syrie, ou récemment en Ukraine. Elle a remporté le Prix Bayeux des lycéens en 2018 et le Laurier du grand reporter en 2020 (Prix Patrick Bourrat). Le gardien de Téhéran est son premier roman. (Source: Éditions Plon)

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Le frère impossible

FERAGA_le_frere_impossible

  RL_2023  POL_2023
Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Après avoir quitté l’Algérie en enlevant ses quatre enfants, le père du narrateur va trouver une femme en France qui va donner naissance à Alexandre, le narrateur. Il va vite devenir le souffre-douleur de Samir, son demi-frère qui, au moment de basculer dans la délinquance, est rattrapé par la religion. Il finira djihadiste en Afghanistan.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Moi et mon frère, bourreau et martyr

Il aura fallu plusieurs romans à Alexandre Feraga avant de se sentir prêt à raconter son histoire et celle de son frère mort en Afghanistan. Un frère qui l’a longtemps martyrisé avant d’être happé par les intégristes musulmans. Un récit âpre, violent, sans concessions.

Ce roman s’ouvre sur une scène forte, celle d’un rapt. Un homme fait monter ses quatre enfants sur un bateau à destination de la France. Nous sommes en 1975 et, en vertu de la politique de regroupement familial, il peut rejoindre ses parents qui ont émigré vers la France. Mais il laisse Khadija, la mère des enfants, derrière lui. Un plan machiavélique conçu par Zina, sa mère soucieuse de le voir auprès d’elle.
En France, il ne va pas tarder à trouver une épouse qui succombe à «ses boucles brunes, son visage rond, sa bonhomie affichée en public, ses longs cils et sa manière de fumer ses cigarettes». Elle est non seulement prête à accueillir sa progéniture, ayant elle-même déjà un enfant, mais aussi à agrandir la famille recomposée. Le narrateur naît en avril 1979: «L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.» Une péripétie qui ne va pas tarder à sentir qu’il n’est pas le bienvenu dans la fratrie. Ses trois demi-frères, menés par Samir, l’aîné, vont lui faire sentir par des coups et agressions, des violences physiques et morales quasi quotidiennes. Pour y échapper, il va chercher des cachettes et finir par trouver un placard qu’il pourra investir avec une lampe frontale et un livre. «Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais.» Ce sont ses compagnons d’infortune qui vont lui permettre de résister. Quand dans les pires situations, il peut faire appel à son imaginaire et à ses héros.
Mais la situation familiale ne s’améliore pas, bien au contraire. Son père se noie dans le jeu, l’alcool et les dettes, si bien qu’il lui faut quitter leur maison de Montsoult pour la petite villa de Méru dans l’Oise que lui ont laissé ses parents, retournés vivre en Algérie. «Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle. Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. »
Pendant ce temps, Kadhija dépérit. Elle a cessé de croire au retour de son homme et celle de revoir jamais ses enfants.
Sans pouvoir y répondre, l’auteur pose la question des traumatismes qui conduisent à des destins diamétralement opposés. Comment les deux frères ont-ils pu basculer chacun dans la délinquance, la violence et l’intégrisme pour l’un et dans l’écoute et l’ouverture aux autres – Alexandre va s’occuper d’enfants handicapés – pour le second? Peut-être que leur rapport à ce père défaillant éclaire un peu cette interrogation.

Le frère impossible
Alexandre Feraga
Éditions Flammarion
Roman
256 p., 19,50 €
EAN 9782080280183
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé en Algérie, à Annaba, puis en France, à Paris et en région parisienne, notamment à Sarcelles et Soisy-sous-Montmorency et dans l’Oise du côté de Méru.

Quand?
L’action se déroule de 1975 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Des quatre enfants escamotés, il n’y a que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. »
À l’origine de ce roman autobiographique, il y a ce frère radicalisé, mort dans un camp d’ entraînement en Afghanistan au début des années 2000. Le petit garçon de trois ans que le père a arraché à sa mère et à l’Algérie pour venir s’installer à Sarcelles, c’est lui. Celui qui raconte cette histoire, c’est l’autre frère, Alexandre, qui naît quelques années plus tard en France. Samir, pour Alexandre à l’époque, n’est pas cet enfant meurtri, c’est au contraire « l’oppresseur », celui dont la colère rentrée a trouvé à s’exercer continûment sur le petit garçon qu’il était. Samir l’enfant, c’est celui qu’il ressuscite quand la haine s’est dissipée après sa mort assourdissante. Comment deux frères peuvent-ils avoir des trajectoires si éloignées ?
En reconstituant avec distance et courage ces deux enfances que tout oppose sauf la faillite du père, Alexandre Feraga tente d’approcher au plus près les mystères d’une destinée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info Culture (Carine Azzopardi)
Marianne (Solange Bied-Charreton)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Kitty la Mouette
Blog Joëlle books

Les premières pages du livre
Annaba, 1975
Le port s’éloigne dans les yeux des sœurs jumelles. C’est un décor à demi réel. Fascinant, effrayant. Elles découvrent qu’on peut faire disparaître un monde par la distance. Elles n’ont jamais pris le bateau au saut du lit. Elles se serrent l’une contre l’autre. Leurs cheveux bouclent dans l’air marin. Le vent les défait. Elles pensent à leur mère qui s’éloigne aussi. Elle ne les aurait jamais laissées sortir coiffées de la sorte. Elles n’ont jamais quitté leur mère. Elles sont tout juste assez grandes pour poser le menton sur le bastingage. Elles ne savent pas combien de temps va durer ce voyage. La brutalité du départ empêche la tristesse de s’exprimer. La réalité ne pèse pas encore son poids véritable. Leur père ne dit rien au-dessus de leurs épaules. Pour lui, l’heure est déjà à l’oubli. Les sœurs ignorent qu’il leur faut à tout prix se souvenir de ce qu’on les force à quitter. Elles sentent la peur grossir dans leur ventre. La décision d’un père ne devrait jamais effrayer ses enfants.
Elles n’ont jamais vu autant de monde agglutiné au même endroit. Des voix d’hommes, rauques et grasseyantes, tombent sur elles. Certains frôlent l’hystérie, d’autres se frappent le cœur et prennent à témoin de leur bonne fortune la première personne qui passe. Cette disparition de la ville dans la mer n’a pas l’air de les inquiéter, alors pourquoi s’en soucieraient elles ? Les sœurs se tiennent la main, au cas où. Leur père est là, imperturbable, faussement digne.
Il y a encore quelques jours, Khadija, son épouse, la mère des jumelles, brossait leurs longs cheveux noirs après les avoir enduits d’un masque de sa fabrication : de l’huile d’argan mélangée avec une banane écrasée et un jaune d’œuf, un remède hérité d’une longue lignée de mères. C’était un luxe que son mari ne pardonnait pas, car les œufs et plus encore les fruits importés coûtaient une fortune. Sa voix emportait tout sur son passage. Il saisissait le moindre prétexte pour éloigner un peu plus Khadija, pour se défaire de cette union que ni l’un ni l’autre n’avait choisie. Malgré la colère froide née d’une succession d’humiliations, Khadija ne protestait pas, elle faisait le dos rond pour épargner un spectacle désolant à ses enfants. Cependant, la nuit venue, Khadija savait se métamorphoser en goule et réduire l’univers de son mari à néant en fermant ses cuisses.
Quand les cheveux de ses filles étaient gras, Khadija mélangeait quelques gouttes d’huile d’olive à du rhassoul, de l’argile, et l’appliquait sur les racines. Pendant ces minutes de soin que l’impatience enfantine rendait interminables, elle leur chantait des rondes et des comptines.
Tout en regardant les paillettes de soleil iriser la surface de l’eau, la cadette d’une minute roule une mèche sous son nez pour se rassurer, pile sur l’empreinte du doigt de l’ange. La friction des cheveux sous la pulpe du pouce produit un son qui la rassure, une sorte de stridulation mate. Elle essaie de retrouver l’odeur de sa mère que les embruns commencent à masquer. Malgré la beauté de la mer et la complexité de ses nuances, son esprit s’accroche au manque. Elle pressent que quelque chose ne tourne pas rond. Les deux sœurs ne cessent de se parler. Elles n’ont jamais perdu de vue leur maman.
— Où est maman ? demande la cadette d’une minute.
— Votre maman va bien, répond le père.
Avec ce père, les questions et les réponses ne s’emboîtent jamais.
L’aînée d’une minute fredonne Ya chta sabi sabi Wlidatèk fi qoubbi Babahom eddèh errih Yemmahome tedjri wattih. Le dernier air entendu de la bouche de sa mère. Tombe la pluie, dit le refrain. Ce matin le ciel ne compte aucun nuage, mais les larmes viendront bien vite rétablir la prémonition de la chanson. Les jumelles n’ont pas compris les hurlements de leur mère que tentait d’étouffer la précipitation de leur père, puis le silence surnaturel qui avait accompagné leur départ. Elles s’étonnent encore de l’enchaînement des événements. L’arrivée, la veille, d’une délégation de cousins descendus de leur montagne, dans leurs vêtements empesés d’un mélange d’odeurs de bêtes et de sueur rance. Une soirée faite de murmures et de chuchotis, de regards sous-jacents et de signes impossibles à interpréter pour des enfants. Un dernier repas sans saveurs préparé par les gestes nerveux de Khadija. Puis les premières heures de la nuit, étrangement calmes, comme un intermède avant la fuite. Il n’y avait que les pleurs du petit dernier, accroché au sein de Khadija, pour rompre ce silence hypocrite et cruel.
L’oncle avait dirigé les opérations. Il avait, de sa poche, graissé la patte de l’agent pour qu’il suspende sa ronde le temps d’un quart d’heure, et qu’il laisse les cris monter au ciel. Ses propres enfants avaient aidé à boucler en quelques minutes les valises achetées pour l’occasion. Ils étaient d’une efficacité surprenante pour des gens qui n’avaient jamais voyagé. À croire qu’ils s’étaient entraînés pendant des mois. La tante avait étreint Khadija de ses bras lourds de paysanne, en la pressant au niveau du plexus pour briser sa colonne d’air et toute tentative de rébellion. Pendant ce temps, la nièce avait tiré de son lit le bébé endormi et l’avait emmailloté avec maladresse. On avait exfiltré les trois autres enfants par l’arrière de la maison. Samir, pas encore 2 ans, riait aux éclats, prenant les règles du jeu qu’on lui proposait très au sérieux. Pour être certain de le tenir, on lui avait promis une récompense. On avait appelé deux taxis, faisant fi du surcoût, pour éviter de s’entasser à l’arrière et attirer l’attention d’un opportuniste qui ne manquerait pas de vendre des informations trop facilement glanées. Et le père dans tout cela ? Il s’était contenté de suivre les instructions de son frère. Il se réservait la touche finale : donner au chauffeur, avec le plus grand détachement, le lieu de leur destination. Comme si faire disparaître ses quatre enfants sous ses yeux n’était pas le tour le plus violent qu’on puisse jouer à une mère. Comme si le drame familial en cours ne le concernait pas vraiment.
*
Les jumelles, du haut de leurs 3 ans, digèrent tous ces événements. Elles regardent, médusées, l’écume montée en neige par les hélices. Depuis leur départ, tout n’est que spectacle et tourbillons. Une interrogation n’a pas fini de naître qu’une nouvelle la chasse aussitôt. Elles oublieront la plupart d’entre elles avec le temps et combattront les plus persistantes avec tout l’amour qu’elles seront forcées de consacrer à la seule attention de leur père.
Les moteurs qui vrombissent ne couvrent pas les cris du dernier, âgé de quelques semaines, que les bercements malhabiles de la cousine n’arrivent pas à calmer. Il ne reconnaît pas ce corps qui le porte. Il perçoit, dans la position des bras, un malaise, une contrainte qui l’empêche de se reposer. Il ne ressent ni amour ni tendresse, mais une sorte de calcul dans les gestes. Cette peau qui l’enserre est glacée. La bouche qui lui parle ne pense pas ce qu’elle dit, l’haleine exhalée sur son cou est fade. Il crie pour que sa mère lui revienne. Elle n’a jamais mis autant de temps pour répondre à ses pleurs. Il vit depuis peu, mais connaît mieux que quiconque les dangers de l’absence. Les seins de sa cousine ne sont pas prêts à donner du lait. Depuis que le bateau a largué les amarres, cette dernière n’est plus très concentrée sur sa tâche, prise dans les errements de l’euphorie, elle n’en revient toujours pas du virage qu’est en train de prendre sa vie. Elle jubile de la liberté qui lui est offerte : six mois tous frais payés au pays de la Citroën CX, du planning familial, du rasoir jetable BIC, des Champs-Élysées et de l’été indien. Six mois loin des gamelles, des corvées et des kilomètres arpentés chaque jour dans la poussière pour recevoir d’inaudibles enseignements. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’elle vivra ce séjour de rêve entre quatre murs, sous l’œil omniscient de ses commanditaires.
Des quatre enfants escamotés, il n’y a guère que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. De l’autre main, il fait voltiger l’avion de chasse que son père lui a fabriqué avec le carton de son paquet de cigarettes. Il a plaqué des bandes du papier aluminium sur les ailes, cela lui donne un air de navette spatiale. Cette récompense sera la seule promesse tenue.
C’est tout ce que l’on sait des conditions de ce départ. Quant aux raisons, elles resteront de longues années entourées de mystères pour ne pas entamer l’aura du père. Les enfants ont été arrachés suffisamment jeunes pour qu’aucune contestation ne les anime dans les prochaines années. Une paix momentanée que le père paiera au prix fort au moment des comptes.
À plus de trois mille kilomètres d’Annaba, à Méru dans l’Oise, Zina, la mère du mari, se frotte les mains. En plus d’avoir organisé et couvert la dérobade de son fils et de ses petits-enfants, elle s’est bien occupée de l’honneur de sa belle-fille. Khadija a été traînée dans la boue. De femme miraculeuse enfantant tous les douze ou seize mois, elle est passée au statut d’épouse infernale au corps hanté. Hanté par quoi ? Zina ne le savait pas encore, mais elle finirait bien par trouver. Là n’était pas la question. Un seul coup de téléphone longue distance a suffi à lancer l’implacable machine à broyer la réputation. Et puis, une idée en entraînant une autre, le portrait de Khadija a pris des allures de conte macabre. Les colporteurs, disciples improvisés de Zina, avaient plaisir à enjoliver la rumeur. Ainsi, des centaines de familles ont partagé cette histoire qu’elles rendaient crédible par simple répétition. Voici ce que l’on pouvait entendre : les nuits de pleine lune, Khadija avait des accès de méchanceté, ses pupilles changeaient de couleur et sa voix de ton, la transformant en ogresse. Son ventre flasque prenait la consistance d’une plaque d’acier et ses bras, des grumes de bois de charpente, lui donnaient la force herculéenne de résister aux assauts de son mari. Cette malédiction venait du fait que, dans sa jeunesse, Khadija avait manqué d’intention dans ses prières, laissant ainsi une brèche pour la langue venimeuse des démons. Une nuit, elle fut tirée du sommeil par une voix onctueuse. Elle se pencha à la fenêtre pour en voir l’origine. Il y avait là une créature d’apparence humaine baignée par le halo de la lune. Un seul regard lui suffit pour hypnotiser Khadija, qui la suivit à moitié nue dans la nuit. Zina précisa que le jnûn ne s’était pas arrêté par hasard sous les fenêtres de cette maison ; il y avait été guidé par l’impureté de son hôte. Khadija, aveuglée par ses désirs, ne remarqua pas les pieds de chèvre que le séducteur n’avait même pas pris la peine de cacher. Le jnûn l’avait attirée sous un figuier et lui avait chanté des chansons d’amour composées spécialement pour franchir l’obstacle de son hymen. Afin de préserver l’honneur de Khadija, Zina n’a pas dévoilé l’épilogue de cette rencontre, elle s’est contentée de concocter une métaphore dont l’ingrédient principal était le suc blanc de la figue. Cette potion imaginaire a été aisément prescrite aux colporteurs et commode à avaler pour leur auditoire. En guise de conclusion, Zina maudissait les parents de son ex-belle-fille de lui avoir caché le fléau qui touchait leur famille. Que Dieu lui pardonne, car jamais au grand jamais elle n’aurait laissé entrer une âme souillée dans son clan.
Puis elle a achevé son histoire par des formules qui, confiera-t elle plus tard, lui étaient tombées du ciel :
Ce que mon fils a vu
Notre Seigneur et envoyé de Dieu
Ne l’aurait pas permis
Ce que mon fils a vu
Le rend plus grand
car il ne l’a pas permis
au nom de Dieu
il ne l’a pas permis
Je n’ai fait que conter
ce qu’il a vu
Je ne fais que reprendre mon fils
Et dans les temps lointains
Dieu se souviendra
Que j’ai prié
Et que mon fils est revenu
Après s’être assurée que le messager avait bien tout en tête, Zina a raccroché le téléphone et est retournée s’asseoir au milieu de ses coussins. Son talent de conteuse s’est révélé au fil du temps, lorsqu’elle-même est devenue bien incapable de démêler ce qui relevait de la vérité ou de son imagination.
Le plus terrible pour Khadija n’était pas que sa vertu soit taillée en pièces ni que sa généalogie soit déshonorée, mais que la calomnie rocambolesque ait atteint les oreilles de ses enfants.
En attendant son fils, Zina souriait tout en égrenant les perles de bois de son sabha. Quelques jours, quelques heures à peine la séparaient de lui. Son exil serait plus doux et le temps passé loin de sa terre natale moins lourd à supporter. Cette maison froide et humide dans laquelle elle se morfondait allait enfin s’animer. Elle entendait déjà les cris de ses petits-enfants à qui elle ne manquerait pas de faire oublier leur mère. Si je pouvais, mon Dieu, je donnerais mon lait au petit dernier, pensait elle. Il y avait pourtant une autre priorité : choisir une nouvelle épouse à son fils. Il lui faudrait passer d’autres appels là-bas pour trouver une femme digne de lui, et la faire venir. Mais pas tout de suite. Qu’on lui laisse le temps de profiter de son fils. Après tout, c’est lui qui avait appelé à l’aide.
Le service national a été instauré le 16 avril 1968 en Algérie. Son fils était alors âgé de 18 ans. Il avait demandé un sursis pour poursuivre ses études. Lesdites études s’étaient éternisées au-delà du tolérable et la nation était venue réclamer qu’il travaille pour elle durant deux ans. Le fils s’y était soustrait. Mais la nation n’oubliait pas ses enfants. En 1975, selon le code de justice militaire, une peine de quatre ans d’emprisonnement fut prononcée à son encontre. Encore heureux que le pays n’était pas en temps de guerre, la peine aurait été doublée.

Les raisons du départ s’affinent.

Le fils n’a pas envie de croupir dans une geôle au cœur du Sahara. Il appelle sa mère qui lui conseille de le rejoindre immédiatement en France. Mais il faut faire vite, Giscard ferme tranquillement les frontières aux émigrés du travail. Le chômage ne cesse d’augmenter, le choc pétrolier et la guerre du Kippour sont passés par là. De l’autre côté, son homologue Boumediene dénonce les actes racistes contre les Algériens, les incendies criminels contre les foyers Sonacotra, et exhorte ses concitoyens à rester au pays pour construire une nouvelle identité algérienne. Les relations entre les deux États se refroidissent à grande vitesse, mais certains accords fonctionnent encore. Ainsi, le fils, adulte émancipé de 25 ans, marié et père de quatre enfants, est tout heureux de se rappeler qu’il est avant tout un fils et peut, par conséquent, rejoindre ses parents dans le cadre du regroupement familial. Dépêche-toi mon fils, lui ordonne sa mère. Oui, yemma, je fais ma valise dès que j’ai raccroché. Non, mon fils, pas TA valise. VOS valises, tu ne vas quand même pas laisser le sang de ton sang à cette ghula ! Mais yemma, comment je vais faire avec quatre enfants ? D’abord, c’est moi qui vais faire. Je vais envoyer ton frère pour régler les détails. Après, on verra pour choisir une femme digne de toi et de mes petits-enfants. Ta nièce t’accompagnera pour le voyage. Ce n’est pas encore une femme, mais elle saura s’occuper du bébé le temps d’arriver jusqu’à moi. Je lui apprendrai le reste. Mais, yemma, Khadija n’est pas si… N’est pas si quoi ? Tu vas attendre qu’elle te trahisse pour la punir peut-être ? Non, yemma. Bien. Tu es intelligent mon fils. Tu vas trouver un travail, une maison, une femme. Et puis… tu vas te rapprocher de ta yemma.
Mon fils est trop souple, et sa femme abuse de sa clémence, disait Zina. Il fallait au moins une histoire de démon et de stupre pour que l’ensemble se tienne.
Tant que ses forces le lui permettraient, Zina continuerait de couver son fils, de couvrir ses arrières. Il pouvait déserter son pays, mais pas son cœur. Cette condamnation était une aubaine pour elle. Elle avait passé trop de temps loin de lui en étant obligée de suivre son mari en France. Son giron serait sa terre d’asile. Il fallait qu’il mette le plus de distance entre lui et la mère de ses enfants. Ni Giscard ni Boumediene ne pourraient s’y opposer. Et que Dieu lui pardonne le recours au mensonge. Que Dieu lui pardonne d’avoir attenté à la vie de Khadija. Une femme abandonnée par son mari était bonne à jeter à la poubelle. Que Dieu lui pardonne d’avoir placé son fils au-dessus de son messager. Elle consacrera le restant de sa vie au repenti. Et si cela ne suffisait pas, qu’elle soit la seule à être jugée et châtiée en conséquence.
Ce que Zina ignorait, c’est que le plus grave dans un mensonge n’était pas sa naissance, mais les forces mises en œuvre pour sa survie.
Revenons sur le pont du bateau. Les préposés à l’exil ont achevé la mise en scène de leurs adieux. Annaba n’est plus qu’un îlot dans les yeux des deux sœurs. Les chemins qu’elles emprunteront n’auront pas d’autres destinations que ce point qui disparaît sur l’horizon. La cousine a réussi à calmer le petit dernier, motivée par le regard accusateur de mères indignées. Elle a calé son petit doigt entre les lèvres du bébé qui le suçote, faute de mieux. Ses lèvres sont autrement scellées, pour toujours, car il n’aura jamais les moyens de prononcer le mot maman. Le père tente de se persuader qu’il a fait le bon choix. Pour l’instant, il arrive à faire taire les cris de sa femme à qui il vient de voler quatre vies. Plus tard, il n’y aura guère que l’alcool pour briser cette voix qui le hante. Samir est toujours pendu à son pantalon. L’avion de chasse voltige avec moins d’entrain. Il bredouille quelques mots. Il veut être consolé. Il ne sait pas exactement de quoi. Mais le père est fidèle à son mutisme. Ce qui n’est pas dit n’est pas si important. C’est pourtant un trou béant qu’il commence à creuser ce jour-là.
Ce silence est comme une épitaphe gravée sur son front.

Sarcelles, 1977
Il a trouvé un toit et un travail. Un bel appartement à « Sarcellopolis », premier grand ensemble de logements créé en France. Nous sommes loin de la honte des bidonvilles de Nanterre. Et pas encore enferrés dans les logiques du communautarisme. En 1977, dans les cafés se côtoient les musulmans, les chrétiens, les juifs, les blancs, les noirs, les tout ce que vous voulez. Il n’est pas rare que ce petit monde se retrouve à danser dans une fête antillaise. Sarcelles pourtant, est devenu un lieu sans identité et sans histoire, idéal pour celui qui veut fuir la sienne. L’homme y est chez lui.
Il ne se mêle pas trop aux Arabes et préfère fréquenter des Harkis, ou bien des Français qui n’ont rien contre les Arabes tant qu’ils se comportent comme des Français, ou encore des partisans de l’Algérie française. Des anciens de l’OAS, pourquoi pas ? Il n’est pas venu ici pour être un porteur de tristesse. Il n’est pas venu pour être l’indigène de service. Il veut choisir ses frères et ne pas trop penser à ceux qui sont restés. Il a l’habitude des deuils et des hémorragies identitaires et veut en finir avec tout cela. Il veut se donner à la France, il a des perspectives : une Renault 14, une Simca, et pourquoi pas la Citroën DS de Rabbi Jacob ? Une fiche de paie. Le suffrage universel. Le journal Paris-Turf. Les Grosses Têtes. L’Ascension, Pâques, la Pentecôte, les jours fériés ! Il remarque qu’ici, quelle que soit son obédience, il y a consensus autour de l’Assomption de la Très Sainte Vierge. Il s’amuse de ce que les athées acceptent de chômer ces jours-là sans rien dire. Mais ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est l’expression concrète de la fraternité. Bon, le fils ne va pas non plus jusqu’à s’infliger le carême, ça lui rappellerait trop de mauvais souvenirs. En quelques mois, il va entamer un véritable travail de fossoyeur : l’arabe littéraire, les cavalcades dans les ruelles épicées, les aubes blanches face à la Méditerranée, l’héritage des ancêtres, les années de sa jeunesse anéanties par la guerre, tout est enterré.
Ses enfants ne seront jamais d’ici ou de là-bas. Ils grandissent contre leur sang. Car après deux ans d’exil forcé, ils peuvent en oublier des choses : les sonorités de leur langue maternelle, les saveurs du pays et les contours de leur mère. Zina continue d’ajuster le mythe de Khadija, qui est déjà plus que moribonde depuis qu’on lui a volé ses enfants. Zina veille au grain, fourre son nez dans l’éducation de ses petits-enfants. Elle maintient pour eux un lien spécial avec l’Algérie, quitte à redéfinir les frontières de la vérité. Elle devient le pays et la langue. Dieu nous préserve du martyr de l’exil, fait elle répéter aux aînés. Elle les met en garde contre les mœurs d’ici, les incite à se réfugier dans le confort de ses conseils, à demeurer étranger. Elle se plaint sans cesse auprès de son fils du fait que ses enfants apprennent une autre langue que la sienne. Ce n’est pas nécessaire dit elle, puisque nous allons repartir. Plus ils parlent français, plus ils s’éloignent de moi. Est-ce que je n’ai pas été une bonne mère pour que tu me refuses le droit d’être une meilleure grand-mère ?
Le fils acquiesce tout en laissant l’école publique faire son travail.
Mais c’est lorsque les jumelles réclament quelques mots sur Khadija que Zina souffre le plus. Elle se lamente avec tant d’ardeur qu’on croirait un chœur de six ou huit femmes. Elle prend son fils à témoin, se plaint du cœur, comme si la mort lui avait rendu visite.
Elle a élevé ses petits-enfants mieux que cette harpie. Donc il ne faut plus parler d’elle. Zina a jeté un voile sur cette femme dont l’évocation est considérée comme une transgression de son autorité. Elle affirme : parler de Khadija est un péché. Zina se prend pour un soleil et oblige tout le monde à la contempler jusqu’à l’aveuglement. En dehors de son foyer, elle n’existe pas. Elle est incarcérée dans son statut de femme d’immigré, insignifiante et improductive. Elle refuse cette place d’assignée, elle qui a enfanté à plusieurs reprises. Il lui reste encore des rôles à jouer.
Malgré les tentatives d’effacement, les jumelles ne peuvent pas oublier. Elles chuchotent le prénom de leur mère à l’abri des oreilles de Zina. Elles sont encore petites mais ne se laissent pas duper par les yeux révulsés et les vagissements de la grand-mère. Il n’est pas rare que sur le chemin de l’école elles fredonnent Ya chta sabi sabi. Elles tentent de toutes leurs forces de ne pas se laisser distancer par le souvenir de Khadija. Elles le gardent au creux de leur ventre, comme une nostalgie grelottante qu’elles viennent frictionner de temps en temps. Les jumelles ne se résigneront jamais à croire que leur mère les a laissées partir sans rien faire.
Malheureusement, Samir ne possède pas leur force. Pour lui, le mensonge est insoutenable. Sa vie a basculé alors qu’il n’avait pas 3 ans. Tout a changé sauf l’essentiel : sa mère reste une énigme brutale. À 5 ans, il n’est déjà plus un enfant. Il est fatigué d’être triste. Ce chagrin consume son innocence. Il n’arrive pas à rester sagement assis pour jouer. Il n’arrive pas à s’endormir. De sombres pensées naissent dans son esprit. Il mange du bout des lèvres et considère les autres enfants comme une horde prête à lui arracher le peu qui lui reste. Il commence même à se méfier des jumelles et du petit dernier.
*
Maintenant que le fils a une situation, il peut honorer la suite du contrat : prendre une épouse. Ça tombe bien, Zina a une amie qui accepte de donner sa fille. Elle est intelligente, c’est-à dire qu’elle sait se taire. Elle se lève avant le soleil et n’est pas avare en courbatures. Tout comme Zina, cette femme est prête à rester étrangère toute sa vie au reste du monde et à n’être la propriété que d’un seul homme. Que Dieu nous préserve des pièges de l’exil, disait Zina.
C’était mal connaître le fils qui a saboté l’union avant même de poser les yeux sur la prétendante sacrifiée. Quitte à soumettre une femme, autant qu’elle soit née au pays des Droits de l’Homme, pour pimenter l’affaire. C’était mal connaître Zina, qui s’est ruinée en factures téléphoniques, ou plutôt qui a anéanti le fruit des heures supplémentaires de son mari, afin de répertorier toutes les promises de son lointain quartier et constituer un cheptel. Zina était prête à organiser la transhumance de ce troupeau d’épouses de l’Algérie vers la France, tant que son fils n’aurait pas trouvé chaussure à son pied.
L’exubérance a cédé à la naïveté, et Zina a cru son fils lorsqu’il lui a promis qu’il réfléchirait à la question.
Au même moment, le fils reçoit une proposition qu’il ne peut refuser : associé d’un pressing. L’ascension est fulgurante. Tant et si bien que dorénavant, tout le monde devra l’appeler Maurice. Rapidement, sa bonhomie lui attire toutes sortes de sympathies. Il devient la coqueluche des autres commerçants. On n’hésite pas à lui demander conseil sur les courses du dimanche à l’hippodrome d’Enghien, sur un point de détail juridique, sur la qualité d’un revers de pantalon. Puisqu’il a l’air de suivre l’actualité de son pays d’accueil, on lui demande son avis sur l’élection de Jacques Chirac à la mairie de Paris et sur le deuxième gouvernement de Raymond Barre. Il est convaincant, mais dans le microcosme des bars-tabacs, le constat reste le même : il vaut mieux que ces gens-là ne votent pas ici. On prend pour principal argument que le dernier guillotiné d’Europe et le dernier condamné à mort en France est un Tunisien. On conclut que le chemin est encore long, mais cela ne doit pas l’empêcher de divulguer sa recette du couscous.
Une jeune vendeuse en boulangerie succombe à son indéniable charme. Il la trouve quelconque, la remarque uniquement parce qu’elle s’intéresse à lui. Il l’ignore tout d’abord avec courtoisie, pour s’assurer qu’elle est vraiment accrochée. Puis il s’attarde un peu plus longtemps à chacune de ses visites, la baratine humblement. Juste avant que le fruit de la séduction ne soit blet, il consent avec une dignité feinte, à distiller quelques éléments clés de sa situation familiale. Quatre enfants, ça donne à réfléchir. Mais la jeune vendeuse en boulangerie, âgée de 24 ans, en a déjà vu d’autres. À 14 ans, elle élevait seule ses quatre frères et sœurs tout en subissant l’hydre alcoolique qu’était son père. À 18 ans, elle fuyait avec le premier homme un peu tendre, tombait enceinte et précipitait un mariage pour leurrer parents et curé. L’homme s’est mis à boire et elle, à pleurer. Après le divorce, elle a rencontré d’autres hommes. Et avant même d’envisager un sourire, elle posait la même question : Tu ne bois pas au moins ?
L’homme qui vient lui acheter du pain et qui a l’air différent de tous les autres n’échappe pas à ce rituel.
Pas une goutte, répond-il avec aplomb.
Pas encore. Pour l’instant, le mensonge est sans conséquence. On se courtise. On fait des projets. On déménage de Sarcelles à Eaubonne. On rapatrie les plus jeunes de chez Zina. On tombe enceinte.
Le père n’incite pas ses enfants à l’appeler maman. Il faut leur laisser du temps, ose-t il.
Les jumelles tentent bien d’en savoir un peu plus sur Khadija. Elles questionnent le père, les tantes et les oncles de passage. Elles persistent même à entendre les fables de Zina. En grandissant, elles découvrent des incohérences, on ne peut plus les enfumer aussi aisément. On dit qu’elle a fait le malheur mais sans décrire la nature des actes. On dit qu’elle a trahi la famille, sans préciser avec qui ni pourquoi. On dit qu’elle vit encore quelque part en Algérie, sans jamais dire où. Les explications sont une suite d’antiennes immuables qui s’effilochent face à l’intelligence des enfants. Le nom de Khadija, que l’on ne prononce jamais, résonne encore comme une promesse non tenue. Surtout pour Samir et le petit dernier. S’ils ne viennent pas de ce ventre-là, alors d’où viennent ils ? Et c’est là que réapparaît la ghula. Le père ne donne pas plus d’explications, se contente d’entretenir l’histoire de la répudiée avec des phrases courtes et affadies par le temps. Il laisse les autres vanter son courage, lui, le père héros qui a tout quitté avec ses enfants.
Son silence récuse la fureur du questionnement, son silence scelle les bouches.

Soisy-sous-Montmorency, 1979
L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.
La femme française que l’homme oppose aux ordres de Zina est ma mère. Elle est folle amoureuse de lui. De ses boucles brunes, de son visage rond, de sa bonhomie affichée en public, de ses longs cils, de sa manière de fumer ses cigarettes. Ses longues heures taciturnes l’intriguent plus qu’elles ne l’effraient. C’est un homme qui a embrassé la France, ses mœurs et ses vignobles. Elle ne se méfie pas de ses silences qu’elle prend pour de la sagesse. Pas plus des conséquences de l’exil, qu’elle tente d’apaiser comme elle peut.

Extraits
« Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais. J’aurais aimé moi aussi avoir un compagnon de route. Un Tom Sawyer ou un Jarre qui m’arracherait à ce quotidien de peur et d’abandon. Ces enfants livrés à eux-mêmes pour différentes raisons avaient eu la chance de naître de parents aimants: Mark Twain, Selma Lagerlöf, Robert Louis Stevenson. Dans ma vie, le jeune Jim Hawkins ne prenait jamais la mer et restait à quai, fasciné et terrorisé par la violence de Billy Bones. Mes parents se détournaient de mon histoire, de ma réalité, laissant le hasard faire les choses. » p. 50

« Quelques voisins étaient sortis pour observer notre débandade, incrédules. Nos parents n’avaient prévenu personne. La honte suintait de mes yeux comme d’une blessure ancienne. Nous passions pour des fuyards. Je m’enfonçais autant que je pouvais sur la banquette arrière.
Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle.
Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. » p. 127

À propos de l’auteur
FERAGA_Alexandre_©Astrid_di_CrollalanzaAlexandre Feraga © Photo Astrid di Crollalanza

Alexandre Feraga est né en 1979. Son premier roman, Je n’ai pas toujours été un vieux con (2014), a connu un beau succès en librairie. Avec Le frère impossible (2023), il poursuit son exploration autobiographique entamée avec Après la mer (2019). (Source: Éditions Flammarion)

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Un grand bruit de catastrophe

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

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En deux mots
Marco, Louise et Laurence ont grandi à Val Grégoire, petite bourgade à la frontière du Labrador canadien, d’où ils se promettent de fuir pour avoir enfin une vie passionnante. Louise sera la première à partir, mais pour donner naissance à un enfant qu’elle n’a pas voulu. Marco et Laurence promettent de la rejoindre, mais leurs plans vont être contrariés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le pacte de Marco, Louise et Laurence

Trois adolescents se promettent de faire leur vie loin de ce coin perdu du Canada où ils étouffent. En suivant les pas de Marco, Louise et Laurence, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte une amitié qui va virer au drame dans une société loin d’être émancipée.

Commençons par planter le décor, essentiel dans ce roman. Nous sommes en 1956, une année qui a marqué le narrateur, «puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée» à Val Grégoire, une de ces cités loin de tout, qui a poussé comme un champignon, dans le Nord du Québec. «Après L’hôtel de ville on y construisit l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé.» La dynastie Desfossés a mis la main sur la mairie et règne sur la communauté. C’est au tour de Jean-Marc, qui n’est pas le plus fûté, d’entrer en scène. Avec son épouse Marie-Pierre, ils sont à l’origine du désastre à venir, en mettant au monde, de 1972 à 1978, «comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux: « Le o, c’est pour l’onneur. »»
C’est Marco, le dernier de la lignée, qui va s’acoquiner avec Louise Fowley et Laurence Calvette, formant un trio aussi inséparable qu’improbable. Ils essaient de tuer leur ennui et leur scolarité médiocre en participant à quelques mauvais coups. Mais l’élément déclencheur du drame à venir, est une virée durant laquelle Louise perdra sa virginité. Pas avec Laurence, comme la logique le voudrait, mais avec son grand-frère William qui va la forcer et la mettre enceinte.
Une situation que Louise gère en prenant la fuite pour Montréal, espérant que ses deux amis la suivront bientôt. Mais si Marco et Laurence disparaissent effectivement et sont officiellement portés disparus, personne ne sait ce qui leur est arrivé.
La seconde partie du roman, qui court sur une quinzaine d’années, fera la lumière sur ce «traumatisme collectif jamais convenablement soigné et qui a gangrené l’âme de la ville.» On y verra Louise revenir à Val Grégoire. Pour se venger ou pour retrouver la trace de ses amis d’enfance?
Nicolas Delisle-L’Heureux met habilement en place les pièces du puzzle, dévoilant peu à peu ces destins bousculés jusqu’à l’épilogue très réussi. Des amitiés adolescentes au poids du déterminisme social, de l’envie de fuir un environnement désespérant à la force des liens familiaux, l’auteur réussit à dresser un vaste panorama de quelques questions existentielles majeures. Servi par l’exotisme de la langue, il confirme avec ce second roman toutes ses qualités de narrateur. Une belle réussite!

Un grand bruit de catastrophe
Nicolas Delisle-L’Heureux
Éditions Les Avrils
Roman
296 p., 22€
EAN 9782383110125
Paru le 25/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Val Grégoire, «La ville est sise dans une vallée touffue de la Betsiamites, en Haute-Côte-Nord, à une centaine de kilomètres au nord de Forestville, entre le Saguenay–Lac-Saint-Jean et le réservoir Manicouagan, pas si loin non plus, à vol d’oiseau, du Labrador.» On y évoque aussi le Labrador, Terre Neuve, Québec et Montréal.

Quand?
L’action se déroule principalement des années 1990 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
Voilà longtemps que Louise Fowley n’avait pas emprunté la route 385 pour rejoindre Val Grégoire, une petite ville au nord du nord de la forêt boréale. C’est là qu’elle a passé son enfance avec Marco Desfossés, le fils du despote local, et le clairvoyant Laurence Calvette. Ensemble, ils formaient un trio flamboyant. Jusqu’à l’événement. Aujourd’hui, vengeance en bandoulière, Louise est prête à relancer les dés, racheter ce qui peut l’être.
Un grand bruit de catastrophe nous entraîne dans les territoires rudes de la Côte-Nord, à la frontière du Labrador canadien. Dans une langue inventive et vernaculaire, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte l’histoire d’une amitié percutée par la cruauté du destin comme s’il faisait pivoter un cristal jusqu’au dénouement. Il signe un roman ample et addictif. Il vit à Montréal.

L’intention de l’auteur
Je suis né dans une banlieue typiquement nord-américaine, en carton-pâte. C’est un livre sur le sentiment d’enfermement inspiré de ce que j’ai pu y ressentir dans mon enfance. J’avais la sensation de ne pas comprendre les codes, les normes, d’être mal à l’aise avec ce conformisme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Ophélie Drezet, librairie La Maison jaune à Neuville-sur-Saône)
Radio MDM
Untitled magazine (Mathilde Ciulla)
Blog fflo la dilettante
Blog Les livres de Joëlle
Blog Le Capharnaüm éclairé
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

Les premières pages du livre
« Prologue
Il y a trois semaines, Wendy a vu Mémère accoucher en silence dans le garage. Pas une plainte. Les chatons sont apparus comme des gens qui se penchent pour passer une porte un peu basse, un, deux, trois, quatre. Ils étaient tellement beaux que Wendy en avait mal en arrière des genoux. Elle est allée chercher du lait Carnation et du thon et, à son retour, Mémère mangeait le placenta.
Dix jours plus tard, alors qu’elle lavait la vaisselle, Wendy l’a entendue miauler comme une folle. De la cuisine, elle l’a vue qui crachait, tournaillait, sautait sur les rebords en ciment des fenêtres du garage et creusait le sol. Mémère ne s’est pas retournée quand Wendy est sortie et s’est approchée d’elle en panique. La porte coulissante du garage s’est soulevée et la chatte s’est faufilée à l’intérieur. Wendy a vu les pieds, puis les genoux, puis les hanches de Willy, puis ça s’est immobilisé. Mémère beuglait et Willy lui a sacré après, ils avaient l’air de s’engueuler, là-dedans. Wendy est entrée à son tour et c’est là qu’elle a aperçu, dans la bassine rouge sur le sol en ciment gris, les quatre chatons qui flottaient comme des toutous trempes. Mémère les a sortis par le cou un par un et les a séchés avec sa langue rugueuse. Elle chignait du plus profond de sa gorge et frôlait ses mamelles enflées sur leurs museaux roses. Ils n’ont pas bougé.
Au bout de quelques instants, Willy a ordonné à Wendy de laisser Mémère faire son deuil toute seule. C’est à ce moment-là qu’elle a vu que Mémère l’avait griffé sur la joue.
Elle s’est sauvée, Mémère, et n’est pas reparue. Depuis, Wendy l’appelle dans le bois en faisant cling-cling avec le pot de bonbons pour chats, puis revient bredouille et s’assoit à la table de pique-nique en pleurant presque. Cette disparition est tellement triste que c’en est quasiment doux. Wendy espère que, si Mémère la voit dans cet état-là, elle se laissera consoler. Wendy lui chuchotera que Willy n’a pas d’allure d’avoir fait ça, que c’est juste pas normal de tuer des bébés.
Durant plusieurs jours, Wendy n’a pas parlé à Willy, n’a pas fait les repas, n’a pas fait le ménage. D’habitude, elle dépense ses matinées à balayer le plancher de la cuisine, de la salle à manger qui est aussi le salon, de la chambre de Willy et de la sienne. Les quatorze autres chambres de l’ancien hôtel sont barrées et on n’y va jamais. Elle passe la moppe le mercredi, fait le lavage le jeudi, suspend les brassées dehors quand c’est pas l’hiver. La semaine dernière, il a plu sur le linge blanc pendant qu’elle cherchait Mémère. Elle n’avait pas vu venir l’orage et il lui a fallu deux jours à s’en remettre. Ne sachant plus par où recommencer, elle a tout relavé, même le linge de couleur. Le samedi, sa grosse journée, elle époussette les animaux empaillés de Willy dans toutes les pièces et termine au fond de la salle à manger.
L’autre soir, après le souper, Willy s’est placé en travers de la porte pour empêcher Wendy de sortir.
– Pas avant que tu m’ailles au moins fait un sourire…
Elle a gardé les yeux baissés.
– Non…
– Quessé que t’as ? Regarde-moi, au moins !
Wendy, qui se mordait les joues depuis presque deux semaines, a explosé :
– Non, non, non !
Quand Willy a haussé le ton et lui a serré le bras, « Ça va faire ! », elle lui a bondi dessus et lui a griffé le visage. Comme Mémère. Willy est resté bête, sa face ne comprenait rien.
Un beau cadeau de fête aurait peut-être permis à Willy de se racheter un peu auprès d’elle. Wendy sait de quoi il est capable. Par le passé, il lui a déjà fabriqué des décorations pour sa chambre ou le dessus du foyer, des animaux en fil de fer ou des statuettes en bois. Une année, il lui a offert un collier en perles mauves. Tout énervée, Wendy n’arrêtait pas de vérifier si ça venait vraiment d’un magasin et ça l’empêchait de dormir si le bijou était dans la même pièce qu’elle. Willy s’était fâché :
– C’est fini, les cadeaux de la ville, ça te met trop à l’envers !
Sauf qu’hier, la veille de l’anniversaire de Wendy, il a aligné les quatre chatons qu’il venait tout juste de finir d’empailler sur le plancher, près de la porte de la cuisine. Wendy s’est forcée toute la journée pour ne pas les voir quand elle passait à côté.
Ce matin, Wendy se réveille avant le soleil et décide que sa chicane avec Willy ne va pas l’empêcher de profiter de sa journée. Elle se brosse les dents, enfile sa plus jolie robe, une robe rouge vif avec une crinoline, des motifs de fleurs et des bretelles larges. Son ventre frotte sur le tissu rugueux. Elle met ses souliers rouges avec les petits talons qu’elle sort seulement à sa fête pour avoir hâte de marcher avec. Dehors, l’air goûte le gâteau. Elle s’élance vers le remonte-pente et va appuyer sur le bouton rouge dans la cabine. Le disjoncteur claque et les machines s’activent. Lentement, comme un vieux chien qui se lève de sa sieste, les sièges se mettent à virailler, et l’un d’eux se pose sous ses fesses.
Sur le télésiège, Wendy ne se retourne jamais pour voir derrière. Son endroit préféré, à l’aller comme au retour, est la côte Magique, là où le sol est le plus loin des pieds. Quand ils étaient plus jeunes, Laurence avait calculé la hauteur à trente-cinq mètres. Le mont Brun dépasse toutes les autres collines autour, et Val Grégoire n’est nulle part. Lorsque Wendy essaie d’imaginer ce qu’il y a après les arbres et de l’autre côté des montagnes, sa tête tourne un peu. Laurence disait aussi que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun. Wendy connaît ces chiffres-là par cœur, mais ils sont comme une langue étrangère. Elle compte jusqu’à trente-cinq à haute voix pour être certaine de comprendre. Trente-cinq la côte Magique, trente-cinq jusqu’à Val Grégoire. Trente-cinq partout. Trente-cinq, c’est l’âge qu’elle a aujourd’hui.
Wendy a toujours aimé les vieilles histoires du mont Brun de Laurence. Elle pouvait l’écouter sans se tanner lui raconter que, à une certaine époque, les gens descendaient la montagne en skis en allant aussi vite qu’un tour de truck ou que l’hôtel était tellement plein que ça débordait de monde à messe jusqu’à Val Grégoire. Mais depuis que Laurence est parti et que Mercedes est morte, le passé n’existe plus et la vie est un long jour qui ne se termine pas : le dégel du printemps qui ramène toujours le même lac au milieu du stationnement, le bois à corder en dessous de la galerie aussitôt que les feuilles rouges commencent à annoncer l’hiver, les mêmes après-midi à toujours rien faire de la même façon.
Parfois, Wendy essaie de compter depuis combien de temps Mercedes est morte, mais elle n’en est pas capable. Elle n’a pas entendu la voix de sa mère depuis tellement longtemps qu’elle a parfois l’impression de l’avoir oubliée, d’avoir oublié toute leur vie ensemble. Si on l’envoyait à Val Grégoire, en tout cas, elle ne retrouverait jamais son chemin jusqu’à la maison où ils habitaient, les Calvette, avant de déménager ici. Comme souvent dans le remonte-pente, elle repense à la ville, ferme les yeux pour se souvenir des formes, des sons, des odeurs. Derrière ses paupières, Wendy voit la fontaine du centre commercial avec de l’or dedans, mais n’est plus certaine si elle l’a vue en vrai ou si c’est un ancien rêve. Les trottoirs gris s’étirent à l’infini, le seul feu de circulation de Val Grégoire passe du vert au jaune au rouge, et le soleil quitte le ciel en laissant des traces mauve-bleu au-dessus des maisons. Les visages des passants ont des contours pâles et flous, et les noms de rues sont des lettres mélangées.
Au bout de quelques tours de machine, Wendy devine le son d’un moteur, au loin, malgré le ronron du télésiège. Le cou tordu, les mains agrippées à la barre de sécurité, elle aperçoit une auto rouge sortant d’entre les branches. Une fois au sommet, la chaise revire enfin. Quelqu’un la salue, debout dans le stationnement. Le cœur de Wendy bat plus vite à mesure qu’elle redescend. Elle voudrait crier que ce ne sera pas long, mais se retient parce que tout ce qui n’est pas calme la met sur le gros nerf. Elle plisse les yeux, puis reconnaît la silhouette : c’est Louise, Louise Fowley, toujours aussi belle, d’une beauté qui donne faim, Louise qui sent la ville à plein nez, même de loin, avec son linge beau comme un mariage. Wendy ne se souvient même pas de la dernière fois qu’elles se sont vues, mais ça ne se compte pas avec les doigts. Ça date du temps de Val Grégoire.
Elle débarque trop tôt du remonte-pente et se tord une cheville, la même que d’habitude. Elle tombe, puis, quand elle se relève, le siège suivant lui atterrit en arrière de la tête. Louise lui tend les mains, elles ont toujours la même odeur sucrée de poudre pour bébés. Wendy les bécote en pleurant sans savoir pourquoi.
– On est pas le 1er juillet aujourd’hui ? demande Louise avec un gros sourire. Je suis là pour ta fête…
Elle a apporté de la nourriture que Wendy n’a pas goûtée depuis longtemps : du fromage, des confitures maison, des bananes, des légumes. Louise ne mange pas de viande ; Wendy aime trop les animaux pour s’imaginer arrêter. Elles cuisinent toute la matinée, font la fameuse recette de bonbons aux patates de Mercedes que Wendy connaît par cœur, mais qu’elle n’ose jamais faire seule. Louise éclate de rire.
– On popote et on papote !
Willy s’est réveillé tard et n’a presque pas salué Louise, comme si c’était normal qu’elle soit là. Il s’est installé dans un coin de la salle à manger et les regarde de travers, de loin, depuis ce temps-là.
L’après-midi, elles dessinent, comme quand elles étaient jeunes. Ce n’est maintenant plus Montréal, le nom de la ville de Louise, mais Québec. À ce qui paraît, ces mots-là sont des affaires qui existent ; en tout cas, elles sont faciles à illustrer : aquarium, château frontenac, traversier, funiculaire, escaliers du cap blanc, hôtel de glace. Louise est toujours aussi bonne, c’est même devenu un de ses métiers. Elle fait des vrais de vrais livres.
– Quand tu viendras à Québec, je vais t’en donner quelques-uns.
Au moment où ces mots-là arrivent aux oreilles de Wendy, quand tu viendras à Québec, sa joie fait un bruit dans sa gorge. Elle se tourne vers Willy pour vérifier s’il a entendu, mais non. Louise chuchote :
– Je vais t’emmener, Didi…
Wendy fronce les sourcils, pas certaine que ça pourrait être possible. Chaque fois que Willy revient de Val Grégoire avec l’épicerie, il lui répète que c’est pas fait pour elle, la ville, que c’est rendu trop fou.
Le soir venu, Wendy lui offre la chambre 3, juste à côté de la sienne, mais Louise veut profiter de la nature et insiste pour qu’elles couchent toutes les deux dans le pavillon d’été, en haut de la montagne. Willy vire les yeux : faire du camping quand on habite dans un hôtel. Aussitôt débarquées du remonte-pente, elles s’assoient l’une à côté de l’autre et se serrent fort sous les étoiles… Louise lui pose des questions sur ses activités, sur ses journées, sur ce qu’elle mange. Wendy est un moulin à paroles, elle voudrait qu’on continue à s’intéresser à elle encore longtemps. Louise veut savoir si Willy la traite bien ; Wendy répond que oui, ben oui. Louise sourit, mais ce n’est pas vraiment un sourire. Sa voix devient plus aiguë d’une coche ou deux.
– Est-ce que je peux voir ?
Wendy reste bête : contrairement à Willy qui ne semble pas s’apercevoir que le corps de Wendy change, Louise a remarqué. Wendy relève son gilet et dépose la main de Louise sur sa bedaine. Juste pour être sûre, elle vérifie si Louise trouve que c’est une bonne nouvelle. Louise refait exactement le même sourire qui n’en est pas un.
– C’est une des meilleures nouvelles que t’auras jamais, Didi.
Depuis le milieu de l’hiver, son ventre n’a plus de dents pour la mordre jusqu’au sang et la faire se plier en deux. Pendant quelques semaines, Wendy n’a pas pu manger sans avoir mal au cœur, et son corps était tout le temps fatigué. Au début, elle a eu peur d’avoir le cancer parce que, chez les Calvette, on se le transmet de mère en fille, les grands-mères des grands-mères de Mercedes l’ont eu avant même qu’il soit inventé. Sauf que, depuis quatre, cinq jours, il y a comme un petit chat qui gigote en dedans. Et maintenant, on dirait que Louise comprend la même chose qu’elle. Wendy respire mieux, tout à coup.
Depuis le pavillon d’été, Louise et elle aperçoivent des bouts des feux d’artifice du 1er juillet de Val Grégoire, les entendent éclater dans le ciel. Le silence revenu, la nuit invente plein de bruits étourdissants et les mélange, ils caressent Wendy derrière les oreilles, s’enroulent autour de son cou, elle pourrait presque y déposer sa tête. Elle dort bien, collée en cuiller contre Louise, emmitouflées les deux sous cinq couvertures. Quand elle rêve, Louise a l’air inquiète, on dirait qu’elle ne se repose pas.
Au matin, elles descendent du mont pour faire leur journée. Elles vont marcher après le dîner, puis encore après le souper. Les yeux de Willy leur brûlent le dos quand elles s’éloignent sur le sentier. À leur retour, il profite des moments où Louise est aux toilettes ou dans la douche pour demander à Wendy où elles sont allées se promener, de quoi elles ont parlé. Elle répond juste par oui ou par non, ou avec des bouts de phrases quand elle se sent obligée. Le soir approche et Louise annonce :
– On va se coucher.
Pour Wendy, c’est comme un cadeau : ça veut dire qu’elle reste encore un peu.
Le lendemain et les jours d’après, ça se passe de la même façon : le dessin, les marches, la cuisine, le bla-bla, puis le télésiège pour aller dormir, une petite danse qui commence à ressembler à une vieille habitude, mercredi, jeudi, vendredi, monte, descend, dessine, papote. Cette vie-là pourrait vraiment plaire à Wendy si elle devait continuer comme ça… Elle pense, même si elle n’y croit pas vraiment : peut-être que Louise voudrait habiter au mont Brun pour toujours ? Elle l’aiderait à prendre soin du bébé, elles l’appelleraient Ti-Loup, lui chanteraient des chansons autour du feu, le nourriraient avec des fraises en juin, des framboises en juillet et des pommettes à la fin de l’été. Avec Willy, ils seraient bien, les quatre ensemble. Ils joueraient à la dame de pique.
Mais le samedi, Louise leur annonce de sa voix la plus de bonne humeur possible qu’elle va repartir dans deux jours. Wendy n’est pas assez surprise pour être triste.
– Demain, on devrait aller pique-niquer sur la montagne, tout le monde ensemble. Ça va être mon repas de départ et une dernière occasion de fêter Wendy. Trente-cinq ans, on peut ben souligner ça deux fois…
Le cœur de Wendy s’arrête. Dans sa chaise berçante, Willy se raidit, puis fait OK du menton. Wendy est tellement contente qu’elle a envie de faire pipi. Elle sent que ça se pourrait qu’elle ne soit bientôt plus fâchée contre lui. Pas tout de suite, mais bientôt.
Le reste de la journée s’étire lentement. Louise a préparé un gâteau qui refroidit sur le comptoir. La cuisine sent la vanille. Wendy fait tout plus vite – marcher, manger, parler, faire la vaisselle – en espérant que le temps suivra son exemple. Comme ça, on sera déjà demain et son anniversaire, son deuxième.
Au matin, elles redescendent du mont Brun très tôt parce que Wendy est trop énervée pour se rendormir. Après le déjeuner, elle se brosse les dents et remet son linge de fête, le même que le jour où Louise est arrivée, puis elle file vers le télésiège. Même s’il soleille, de la petite brume couvre le ciel et les formes restent embuées comme après une sieste.
Louise la rejoint plus tard avec un panier de provisions. Elle envoie Wendy cueillir des fleurs pour décorer le centre de table pendant qu’elle installe les guirlandes et le couvert. Wendy ne connaît pas le nom des fleurs, mais il paraît qu’elles en ont chacune un. Durant l’été, comme ça, il y en a tellement qu’elle ne sait pas lesquelles choisir.
C’est long avant que Willy arrive. Wendy va se coucher dans le foin qui sent le dessert et attend. Elle promet au bébé qu’ils vont revenir ici ensemble quand il sera né. Après une bonne secousse, elle aperçoit enfin Willy à travers le trou des arbres. Elle s’excite :
– Il s’en vient !
Elle cherche Louise des yeux. Pas à la table de pique-nique.
– Il s’en vient, il s’en vient !
Pas non plus à l’intérieur du pavillon d’été. Willy est presque au-dessus de la côte Magique, maintenant. Wendy n’avait jamais vu la distance qui sépare le sol des pieds parce que c’est toujours elle qui est suspendue. Trente-cinq, c’est encore plus haut qu’elle pensait ! Elle lui fait des signes de bras et rit toute seule, c’est comme si tout ce qu’elle aime le plus au monde s’approchait d’elle avec un grand sourire, les bras pleins de cadeaux. Puis le remonte-pente s’arrête d’un coup sec.
Wendy devine, au loin, le visage de Willy aussi surpris que le sien.
– Louise ! Louise ! elle appelle.
Louise surgit de derrière la cabane électrique.
– Willy est pris !
– Je sais, elle répond en la rejoignant. Je sais. J’ai vu… C’est brisé…
Willy hurle, et ça résonne dans le sternum de Wendy. Louise lui prend le menton et la force à la regarder, lui parle comme si elle la chicanait.
– Écoute-moi, Didi, il faut que tu m’écoutes !
Wendy chasse violemment la main de Louise : la peur de Willy, accrochée au-dessus du vide, là-bas, remplit le silence.
– Hé ! se fâche Louise en lui serrant le bras. La machine est brisée.
Elle lui réexplique, la voix pointue et tremblante :
– Mais il faut se calmer si on veut aider Willy.
Wendy essaie de respirer moins vite, essuie ses joues. Louise est satisfaite, elle la félicite, elle trouve que Wendy est super bonne pour se consoler quand il le faut. Elle lui fait signe d’attendre et va grimper sur la plateforme en bois du télésiège. Elle crie à Willy qu’elles s’en vont avertir les pompiers pour qu’ils apportent leurs échelles. Willy s’agite, mais Wendy n’entend pas ce qu’il dit à cause de l’écho de la vallée. Louise va ramasser le panier de provisions sur la table.
– Il dit merci. Il dit qu’il va attendre.
Wendy a juste des larmes et pas d’idées. Elle fixe Louise dans les yeux.
– T’es-tu vraiment, vraiment certaine que la machine est vraiment, vraiment brisée ?
Louise a l’air surprise de la question : bien sûr qu’elle est certaine ! L’inquiétude de Wendy a encore faim : est-ce que Willy sera fâché si elles partent ? Louise fronce les sourcils.
– Mais pourquoi il serait fâché ? Il serait ben plus en mautadit si on faisait rien, tu penses pas ? C’est vraiment la seule façon de l’aider… Y en a pas d’autres. Tu comprends, hein ?
Wendy fait oui de la tête, à demi convaincue.
– Dépêche ! la presse Louise en se dirigeant vers la piste qui longe l’autre versant du mont Brun.
Willy, presque debout sur son siège, crie des sons raboutés. Wendy ravale sa morve et lui envoie un signe de la main.
– On va reviendre !
– Retourne-toi plus, maintenant, Didi. Ça va être plus facile de même…
Elles descendent sans parler. Wendy pleurniche en essayant de ne pas faire trop de bruit. Ses beaux souliers rouges à talons lui frottent la peau, et elle passe proche de tordre sa cheville fragile à quelques reprises. Quand elles arrivent enfin à la voiture de Louise, Wendy ne peut s’empêcher de regarder Willy ; il gesticule encore.
– Ça donne rien de t’en faire, souffle doucement Louise. Ça va être correct. Ça va être correct, tu vas voir. Ils vont venir le chercher…
Dans l’auto, les odeurs mélangées de poudre pour bébés et de gâteau à la vanille la calment un peu. Louise répète que Wendy a été très bonne, puis elle dit :
– Maintenant, c’est l’heure de ton cadeau…
Les mots prennent leur temps pour faire leur chemin. L’heure. De. Ton. Cadeau. Louise lui pointe un sac à vidanges sur la banquette arrière.
– J’ai mis ton linge dedans.
Elle s’éclaircit la gorge, puis lui annonce qu’elle l’emmène à Québec pour quelques jours.
– Est-ce que ça te tente ?
Wendy voudrait être contente, mais ça reste embrouillé dans son cerveau, comme quand on dit que le télésiège est à trente-cinq mètres en haut de la côte Magique ou que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun.
– Oui. C’est juste que…
Louise ne la laisse pas terminer sa phrase.
– Les voyages, les gens paient pour ça… Tout le monde veut voyager. C’est un super beau cadeau que je te donne, Didi. Tu devrais être reconnaissante…
Wendy repense à ce que Willy a fait subir aux bébés de Mémère et ça devient plus facile d’être reconnaissante, même si elle n’est pas certaine de ce que ça veut dire. On peut sûrement être reconnaissante et inquiète en même temps… Louise lui flatte le cou du bout des doigts.
Le moteur démarre, et les pneus sur la garnotte font trembler la voiture. Wendy vire sa tête et ne détache pas son regard de Willy pour lui tenir compagnie le plus longtemps possible. Suspendue sur son siège, petite, sa silhouette s’éloigne, puis disparaît. Partout à l’horizon, le ciel est devenu gris. Il va pleuvoir et ça va laver tout ce qui est sale. »

Extraits
« Les premières maisons sortirent de terre juste après, en 1956 – nous connaissons l’année puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée. L’hôtel de ville ne tarda pas à être inauguré par l’aïeul Desfossés, qui s’y était réservé un grand bureau ensoleillé de patron de multinationale. S’ensuivirent l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé. Des chercheurs d’or nouveau genre traînaient pas loin derrière avec leur concessionnaire automobile, leur terrain de golf, leur station de ski, leur roulodrome, leur salon de quilles, leur arcade, leur place à beignes. »

« Les descendants Desfossés seraient tous d’incurables illettrés et Jean-Marc ferait de son manque de classe crasse sa marque de commerce. Il avait grandi pour devenir alcoolique et, déjà, à pas même vingt ans, il se montrait aussi prévisible que s’il avait eu la soixantaine et des marottes. À la Brasserie du Nord, il rencontra Marie-Pierre, une grande brune malséante et écornifleuse de Baie-Comeau qui aurait pu faire actrice, mais qui avait une dentition exécrable et qui se flétrissait la peau avec la cigarette. Entre 1972 et 1978, ils préparèrent sans le vouloir le désastre à venir, engendrant coup sur coup, comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux : « Le o, c’est pour l’onneur. »»

À propos de l’auteur
DELISLE-LHEUREUX_2©Chloe_Vollmer-LoNicolas Delisle-L’Heureux © Photo Chloé Vollmer-Lo

Nicolas Delisle-L’Heureux a grandi à Gatineau dans les années 1980 et vit désormais à Montréal où il travaille dans le secteur social, veillant à créer du lien entre communautés dans un quartier populaire. Un grand bruit de catastrophe est son deuxième roman. (Source: Éditions Les Avrils)

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Périphéries

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En deux mots
Virgile entretient sa forme. Pour mener à bien son projet, ramener la quarantaine de personnes qui logent dans un bidonville en Roumanie, il lui faut être affuté. Et rassembler vite une somme importante. Mais son trafic de drogue va gêner Nuri qui entend mener seul les affaires. Un affrontement à l’issue incertaine s’engage.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des combats à l’issue incertaine

Philippe Lafitte nous propose dans son nouveau roman d’explorer les marges de notre société. Dans cette banlieue où règne la violence, Virgile le Roumain va affronter Nuri, le caïd de la cité, sous les yeux de sa sœur Yasmine. Et tous les coups sont permis.

Virgile prend soin de son corps. S’il se balance au-dessus d’un pont autoroutier, c’est pour rester musclé et avoir les armes pour se défendre ou pour fuir la police. Virgile est arrivé depuis près de deux ans dans ce coin de banlieue avec une quarantaine de compagnons d’infortune. À Buzescu, dans sa Roumanie natale, on lui avait fait miroiter le rêve français. Depuis, il a déchanté. Mais il a appris à se battre et à dealer, le trafic qui lui semble le moins risqué et le plus lucratif. Alors jour après jour, il se bat pour son grand projet, pouvoir se payer un bus et ramener toute la troupe en Roumanie, loin du bidonville et de la précarité qui les ronge tous.
Mais pour réussir dans son entreprise, il lui faut écarter la menace que représente Nuri qui a fait de ce coin de banlieue son territoire. Avec son armée de petites frappes, il gère les trafics, dirige une salle de sport et le Kebab House et entend ne pas se laisser doubler par ce rom qui s’arroge une partie de ses revenus. Il entend d’autant plus le mettre au pas que ses sbires lui ont rapporté avoir vu Virgile en compagnie de sa sœur Yasmine. Une fréquentation qu’il ne peut admettre, lui qui entend faire de la jeune fille une musulmane soumise. Yasmine – qui a dû renoncer à ses études pour s’occuper de ses frères et sœurs – ne rêve quant à elle que de fuir sa prison.
C’est dans ce climat explosif que Philippe Lafitte a situé ce roman à l’ambiance de polar, où il faut échapper à la police, savoir répondre à la violence par la violence et se tenir en permanence sur ses gardes. Entre Virgile qui termine de rassembler la somme nécessaire à son retour au pays où l’attend Lena, son amour de jeunesse qu’il n’a pas su convaincre de l’accompagner et qui per espoir de le revoir, Nuri qui entend se venger de ce rom qui, non content d’empiéter sur ses plates-bandes, drague aussi sa sœur et cette dernière qui prépare sa fuite, l’épilogue de ce roman plein de bruit et de fureur va être haletant. L’auteur sait à merveille entretenir le suspense, jouer avec la psychologie des personnages et proposer au lecteur une palette d’émotions fortes. Son exploration des marges de notre société, sans manichéisme et sans œillères, est très réussie.

Périphéries
Philippe Lafitte
Éditions du Mercure de France
Roman
176 p., 18 €
EAN 9782715260610
Paru le 02/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en banlieue parisienne, entre Asnières et Gennevilliers ainsi qu’au Vexin et à Paris. On y évoque aussi la Roumanie, à Buzescu et Bucarest.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À vingt ans, Virgile est à la tête d’un groupe de Roms qui survit dans un bidonville aux marges du périphérique parisien. Depuis qu’il est en France, Virgile a un rêve tenace : ramener son clan en Roumanie. Pour cela il a besoin d’argent. Sans scrupule, Virgile s’improvise dealer. Mais il est sur les terres de Nuri, un concurrent redoutable qui fait régner sa loi sans pitié. Surtout, Virgile a rencontré Yasmine, la sœur de Nuri : il n’est pas insensible à son charme, et déjà la rumeur va son chemin…
Virgile sera-t-il à la hauteur de ses projets : rentrer dans son pays d’origine ou rester pour Yasmine ? Et Yasmine, assignée à domicile par son frère, ira-t-elle jusqu’au bout de son désir d’émancipation ? Trois destins mêlés qui poursuivent à leur façon le même rêve de liberté : échapper à leur condition. Quel qu’en soit le prix.
Avec un style vif et enlevé, Philippe Lafitte nous propose un récit sans concession, d’un réalisme noir et poignant. Urbain et nocturne, poétique et électrique, son roman pointe les drames invisibles qui se trament aux portes de nos grandes villes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
BX1 (Dans Le courrier recommandé, David Courier reçoit Philippe Lafitte)
Grégoire Delacourt
(+ son bureau d’écrivain)
Blog de Jean-Claude Lebrun

Les premières pages du livre
« Qu’il pleuve ou qu’il vente, il revient tous les soirs sur cette portion de route express coincée entre des entrepôts, des barres d’immeubles et les voies sur berge. Dans le halo des réverbères il est une présence singulière, inhabituelle, obstinée. Une silhouette agitée par le temps de novembre. Dans la nuit jaune de banlieue son corps monte et descend en cadence, accroché à la barrière d’un pont autoroutier.
Malgré la température son torse est nu, tout en nerfs et en muscles, comme à vif, sculpté par les phares des voitures ; dans la nuit froide son corps monte et descend, luisant et lisse, ébloui d’éclairs automobiles. Cinquante impulsions, agrippé par les mains. Pause. Cinquante relevés, accroché par les pieds. Pause. Bras fléchis, mains aux tempes, alternance d’ombre et de lumière. Une montée pour une descente, une descente et une montée – avec ce souffle régulier comme une haleine de forge. Ceinture d’abdominaux roulant sous la peau. Ascension et chute. Mouvement et pause.
Autour de lui l’atmosphère est saturée de pluies acides, de vapeurs métalliques et d’odeurs d’essence. Dans tous les hivers industriels du monde, il fait froid.

Il reprend ses tractions, suspendu dans le vide, et sous ses pieds les voitures s’engouffrent dans la bouche du tunnel, zébrant son torse d’appels de phares stroboscopiques ; en sens inverse d’autres carcasses d’acier avancent tout en embouteillages, maculant cette fois son corps de lueurs rouges ; au loin un grondement de tonnerre menace et des motards remontent la bande d’arrêt d’urgence en frôlant les carrosseries dans un rugissement d’apocalypse. À hauteur de l’homme suspendu quelques curieux lâchent un coup d’avertisseur, certains ralentissent et, en écho, d’autres klaxons s’interpellent par à-coups ; enfermés dans leur cage de tôle, des hommes serrent mâchoires et volant comme si leur vie en dépendait.
Chaque soir, dans le même mouvement immuable des milliers d’automobilistes fuient le centre de Paris pour rejoindre les banlieues-dortoirs, à l’heure de sortie des bureaux. Indifférente à la rumeur lointaine, aux sirènes et au bruit, la silhouette reprend son entraînement.

C’est un tout jeune homme, à peine vingt ans, fumant de vapeur, d’énergie et de rage. Torse nu en plein hiver, tête brûlée penchée deux mètres au-dessus des voitures, c’est Virgile. Qui signifie « petite branche souple » en latin. D’une tout autre nature est le rêve qu’il poursuit : un rêve herculéen forgeant un corps à la force de ses muscles.
*
Il a cessé de pleuvoir. Sur le talus qui prolonge le pont, des ombres rôdent dans les broussailles. Au bord de la voie rapide des silhouettes surgissent comme si elles voulaient prendre les voitures d’assaut, et dans la pénombre on distingue les baraquements de planches où des femmes font claquer des couvertures ; courbés sous les bâches, des hommes alimentent les braseros à grand renfort de cartons et aussitôt des brassées de braises s’envolent dans la nuit comme des lucioles affolées.
Abrité du vent contre un escalier en béton, l’unique robinet d’eau potable fuit. Dans la nuit éclairée par les phares apparaît un gamin, traînant un seau plein d’eau qui racle le sol. Partout des sacs en plastique émergent des herbes folles, aux branches des arbres frissonnent les papiers gras et plus bas s’accumulent les ordures ménagères, bien au-delà des cabanes.

Voici le clan des Monescu. Femmes, enfants, hommes, vieillards. Le cheveu noir et lisse, plus rarement gris ou blanc, la peau mate, éclatante ou ridée. Les Monescu sont arrivés de Roumanie il y a deux ans. Interceptés au bout d’un mois sous une pile de pont autoroutier, regroupés aussitôt dans un centre de rétention d’Île-de-France. Recensés tant bien que mal par d’ex-immigrés devenus interprètes, de nationalité identique mais pas roms – et ça fait toute la différence. Qui leur signifient une fin de non-recevoir déguisée en mauvaise humeur chronique. « Qu’est-ce que vous faites là ? D’où venez-vous ? Qui est le chef du clan ? Vous cherchez quoi ? » Les derniers arrivés paient pour les autres.
Huit semaines se sont écoulées derrière des grillages couplés de miradors. Au pays lointain, personne ne les a prévenus de leur sort ici : on n’abîme pas les rêves que d’autres ont patiemment élaboré pour vous faire traverser l’Europe sans rechigner – comme le veut la tradition. Soixante jours enfermés dans une caserne réaffectée, avec cour en béton et préfabriqués en guise de paysage, c’est long pour des nomades. Aléas de l’administration, on les invite brusquement à quitter les lieux, pas de préparatifs ni de destination : démerdez-vous – si possible repartez d’où vous êtes venus.

Ils s’éloignent donc vers d’autres horizons, taiseux et amnésiques, avec pour ligne de fuite des rencontres hostiles et une méfiance constante jusqu’au bout du voyage. Plus tard ils occuperont un tunnel désaffecté de la Petite Ceinture dont les parois couvertes de moisissures diffusent une forte odeur de cave. Ils se dissiperont ailleurs, du côté des Maréchaux, aux portes de la capitale, là où des patrouilles de gardiennage privé les repousseront plus loin encore. On les chasse aussi d’une gare de triage en ruine, ou d’un immeuble de bureaux en construction. Un soir, le propriétaire d’un parking fait lâcher les chiens, les incitant à fuir de nouveau au petit matin, perdus dans des brumes périphériques sans savoir où ils vont.
Après le dernier incident, le clan s’est éparpillé dans les friches nord de la banlieue parisienne. Au premier printemps, comme réunis par un mystérieux lien télépathique, ils se regroupent sous une arche de béton, à la lisière de la ville. Paris n’est pas loin, on en aperçoit les lumières d’ici. Abrités sous le pilier de la voie rapide, ils attendent la nuit pour franchir la passerelle qui enjambe la Seine. Pont de Clichy. Marche silencieuse. Gennevilliers. File indienne. Trois cents mètres plus loin se profile le talus.
*
À une heure du matin la banlieue dort enfin, la voie est libre. À la pince, les hommes découpent une large entaille dans le grillage qui encercle le terrain vague. Font entrer le clan dans un silence religieux. Les plus valides portent des planches de chantier sur le dos, les femmes des tapis, les adolescents des plaques de contreplaqué en équilibre sur leur tête ; les enfants, eux, sortent de leurs poches de la ficelle, déroulent autour de leurs hanches du fil de fer, s’efforcent de lier entre eux des tasseaux de bois comme leur ont appris les anciens ; lesquels taillent au couteau des branches qui serviront à consolider les auvents.
Ils sont quarante comme ça, silencieux et unis, à construire le bidonville. Une enfilade de baraquements, bois de palettes et bâches de plastique qui s’édifie en quelques heures au bord de la voie rapide.
Alors que le trafic automobile s’éveille dans l’aube glacée d’un nouveau matin d’hiver, le clan s’affaire à dégager des chemins à travers la broussaille, à attiser du bois dans des fûts métalliques. Demain auront lieu les premiers brûlis pour dégager le terrain, cultiver les pommes de terre, les choux et les aubergines.
Dominant la scène, le projecteur d’un stade proche allonge les bicoques d’ombres expressionnistes ; d’autres rais de lumière éclairent les piles du pont où une banderole graffitée proclame : « Ici l’État laisse se développer un bidonville ! MUNICIPALITÉ EN LUTTE ! ». À force d’intempéries la banderole militante s’est délitée et pendouille dans le vide, frôlant les voitures qui continuent de traverser la banlieue comme si elles commettaient un délit de fuite. Le lieu du ban, on le traverse ou on rêve d’en partir, surtout pas d’y rester.
Ça fait plus d’un an qu’ils sont là, maintenant, fantômes invisibles survivant à un deuxième hiver. »

Extraits
« Depuis qu’elle a arrêté la fac, sa vie se borne à cette triangulaire : la salle, l’école, le foyer — une HLM de quatre pièces avec sept bouches à nourrir. Arrêter la fac, refermer son regard sur le monde. Se claustrer. Décision imposée par Nuri, juste avant la rentrée précédente. Insidieusement, progressivement, puis brutalement. « Tu ne retournes pas à la fac. » Frère aîné devenu chef de famille depuis qu’une chute de chantier a laissé le père grabataire, il y a dix-huit mois. « Il faut s’occuper des petits. » Frère de sang devenu tyran. La sidération a laissé Yasmine sans voix, tiraillée entre révolte et culpabilité. S’occuper des petits, avant tout. La mère est morte il y a trois ans — paix à son âme — et Yasmine pense que l’événement n’est pas étranger à la désorientation — et à l’accident — du père. En attendant, finie la fac.
La cascade de drames domestiques oblige à revoir les priorités, à serrer les coudes. Compter chaque euro. Pour parachever le tout, c’est comme si la fatalité avait répondu aux désirs de Nuri, dans sa volonté obsédante d’ordre familial: « Yasmine, si Dieu le veut, ta place est à la maison. »» p. 33

« Yasmine se penche sur son travail mais sa tête est ailleurs. L’histoire semble donc vouée à l’échec avant même d’avoir commencé. La fatalité. Comme un joug intangible reproduisant une tradition qui perpétue l’injustice et revient en boucle. Circuit fermé et héritage immémorial qui ne la concernent en rien. Recroquevillée sur son lit, elle rumine sa peine. Ainsi lui parle-t-on tous les jours d’un dieu auquel elle devrait se soumettre mais chaque jour, que fait ce dieu pour elle ? La réponse occupe ses pensées, flotte devant ses yeux. Chaque jour ici est un nouveau fardeau. Yasmine endure un monde où elle n’a pas son mot à dire alors que d’autres se réjouissent d’en profiter à chaque instant. Pourquoi ? Il n’y a pas de réponse satisfaisante à l’injustice. Son existence est le fond d’un puits obscur dont elle ne peut s’échapper qu’à certaines heures, pour des moments surveillés, comptabilisés, restreints. Le carcan, le joug et la chaîne. Seule subsiste une infime lueur d’espoir : elle a le numéro de portable du garçon. Et plus encore.
Elle se lève, ferme la porte de sa chambre à clé avec d’infinies précautions. Elle se fige dans l’écoute encore quelques secondes, l’oreille collée au panneau de contreplaqué. L’appartement est miraculeusement silencieux. » p. 93

À propos de l’auteur
LAFITTE_philippe_©Francesca_MantvaniPhilippe Lafitte © Photo Francesca Mantovani

Né en 1960 à Boulogne-Billancourt, Philippe Lafitte travaille d’abord dans la publicité en tant que directeur artistique, puis il poursuit dans la freelance comme concepteur-rédacteur. C’est dans les années 2000 que son travail en écriture devient plus important. Parallèlement à la rédaction de romans, il développe également des projets de scénarios pour le cinéma et la télévision. En outre, il publie des nouvelles dans la revue littéraire Décapage et des chroniques culturelles pour le Huffington Post.

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Regarde le vent

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En deux mots
En rangeant la maison de sa grand-mère décédée, Camille découvre des photos et des lettres et décide de prendre la plume pour raconter la vie de ces femmes qui l’ont précédée. Un projet soutenu par sa fille Jeanne et par son mari, même si ce dernier entend profiter du talent de son épouse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quatre générations d’amoureuses

Marie-Virginie Dru nous offre un second roman-gigogne. Autour de la biographie de ses aïeules, elle nous raconte le parcours de la romancière face à son manuscrit, face à ses enfants et face à son mari. Une habile construction, une ode à la liberté.

Camille, la quarantaine, mariée et mère de deux filles, vient de perdre sa grand-mère. Après les obsèques et surtout après avoir vidé l’appartement de son aïeule et y avoir trouvé de nombreuses photos de famille ainsi que des lettres, elle décide de prendre la plume pour lui rendre hommage, ainsi qu’à la lignée qui l’a précédée. «Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde.»
Voici donc Henriette qui renaît sous sa plume. «Née en 1879 à Alger, elle arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.» Devenue une belle jeune femme, elle va faire tourner les cœurs et se marier trop vite, car c’est avec son amant Pablo qu’elle va vivre la vraie passion. Mais à la veille de fuir avec le bel Espagnol, un accident va la défigurer. Elle renonce alors à son projet et suit son mari du côté de Narbonne. Entre temps, elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte et va mettre au monde l’enfant de sa liaison extra-conjugale. La fille illégitime va alors devenir la «marque de fabrique» de la famille durant trois générations. Après Henriette, Odette puis Annette feront de même.
Pour Camille, il n’est pas question de juger ce faux pas, tout au plus y voit-t-elle des femmes qui ont eu l’envie de vivre pleinement leur vie, des femmes libres. C’est en tout cas ainsi qu’elle entend raconter ces vies et les transmettre à ses filles Louise et Jeanne.
La romancière a eu la bonne idée d’insérer dans son roman des extraits du journal intime de Jeanne, ce qui permet au lecteur de découvrir l’ambiance au sein de la famille quand elle découvre son projet d’écriture. Si sa fille est partagée parce qu’elle comprend vite que cette activité n’est pas neutre et que sa mère s’y investit au point de négliger ses enfants, elle y voit aussi un effet-miroir pour sa propre passion, la danse. Comme sa mère, elle s’investit à fond pour progresser jour après jour au sein de l’école des petits rats de Nanterre pour pouvoir être acceptée à l’Opéra.
En revanche son mari, journaliste dans un grand quotidien, y voit une sorte de concurrence déloyale. Après tout, c’est à lui d’écrire un roman, de compléter ses reportages et interviews par la publication d’un livre. Alors, il félicite son épouse, souligne combien les extraits qu’il a pu lire lui plaisent. Et cherche comment il pourrait détourner ce projet à son profit.
Comme dans son premier roman, Aya, Marie-Virginie Dru raconte l’histoire d’une femme qui cherche à se forger un destin et qui, pour cela, doit se battre et se délester du poids qui pèse sur ses épaules. Mais pour cela Camile a des alliées, ses aïeules qui désormais l’accompagnent et la rendent chaque jour plus forte. C’est aussi ça, la magie de l’écriture !

Playlist du livre
Y’a de la joie, Charles Trenet, 1936
Sous les jupes des filles, Alain Souchon, 1993

Déjeuner en paix, Stephan Eicher, 1991
Il venait d’avoir 18 ans, Dalida, 1973

Fascination, Pauline Darty, 1904
Je m’suis fait tout petit devant une poupée, Georges Brassens, 1956
Allô maman bobo, Alain Souchon, 1978
Dans la vie faut pas s’en faire, Maurice Chevalier, 1921
Qui c’est celui-là ?, Pierre Vassiliu, 1973

Premier rendez-vous, Danielle Darrieux, 1941

Ne me quitte pas, Jacques Brel, 1959
Mais je l’aime, Grand Corps Malade, 2020
Il suffit de presque rien, Serge Reggiani, 1968

Boum, Charles Trenet, 1938
Heroes, David Bowie, 1977

Regarde le vent
Marie-Virginie Dru
Éditions Albin Michel
Roman
272 p., 21,90 €
EAN 9782226474421
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ainsi qu’à Nanterre. On y évoque aussi des séjours du côté de Narbonne, un week-end à Dinard et des vacances à La Baule.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au lendemain de la mort de sa grand-mère, tandis qu’elle feuillette de vieux albums de famille, Camille se met en tête de retracer la lignée de ses aïeules, des femmes libres et extravagantes, « toujours sur leur trente et un, élégantes, coquettes, bavardes, indisciplinées, des gigolettes qui se balançaient en dévoilant leurs genoux et en profitant de la douceur du jour ».
Chaque nuit, au fil de sa plume, elle puise son inspiration dans ce passé triste et joyeux, exhume des secrets bien gardés et fait revivre quatre générations d’amoureuses qui n’ont pas hésité à braver les interdits de leur temps.
Mais c’est compter sans son époux, qui ne supporte pas de voir sa femme écrire et s’épanouir…
Avec l’écriture tendre et veloutée qui a séduit les lecteurs d’Aya, Marie-Virginie Dru dévoile les plaisirs et les blessures de l’amour en ressuscitant une dynastie de femmes au destin romanesque.

Les critiques
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Les premières pages du livre
Prologue
Notes sur les articles 311 et 312 du Code pénal :
« Il y a abus de confiance quand une personne s’approprie un bien que lui a confié sa victime. Cela peut être une somme d’argent, une marchandise ou une œuvre. Aucune poursuite légale ne pourra être engagée pour l’abus de confiance entre époux.
Le vol entre époux n’est pas reconnu. Un époux peut, par exemple, partir du domicile conjugal en emportant tous les biens qu’il souhaite. »

PREMIÈRE PARTIE
LES ÂMES FLÂNANTES
Un rêve impossible
Camille termine de préparer sa prochaine visite. Elle regarde par la fenêtre et, à l’aide de ses doigts, commence à compter. Bientôt sept ans qu’elle promène des petits groupes dans les méandres d’un Paris mystérieux. Guide conférencière, un travail à mi-temps, et à mi tout court, comme le lui fait souvent remarquer Raphaël qui trouve que sa femme a trop de temps libre. « Juste un hobby, dit-il. D’ailleurs, elle ne pourrait pas en vivre, ou alors à moitié. Et encore ! »
Il ne croit pas si bien dire. Camille a si souvent l’impression de vivre à moitié, dans l’à-peu-près. Presque quarante ans, ni jeune ni vieille, un entre-deux tiède. Une vie où rien ne dépasse. Parfois Camille voudrait retrouver cet âge où tout semble possible, où le moyen n’existe pas. Ce temps de l’insouciance où l’on peut refaire le monde, partir sur un coup de tête et dormir jusqu’à pas d’heure. Oui, retourner en arrière : « S’il vous plaît, on peut recommencer, je n’étais pas prête ! » Trop tard, les jeux sont faits. Les habitudes ordonnent les jours. C’est comme ça !
Elle regarde l’heure sur son portable, se lève d’un bond. Sans vérifier son reflet dans le miroir, elle attrape sa veste et claque la porte. Louise doit l’attendre, planquée à deux rues de son école. Pour Camille, comme pour tant de mères, ses filles sont ses trésors. Jeanne et Louise, douze et quatorze ans, petites et grandes, gentilles et méchantes, courageuses et velléitaires, des paradoxes ambulants. En dévalant la rue à toute allure, elle ne pense plus à rien, pas même à son nouveau projet. Son livre. Depuis qu’elle a perdu sa grand-mère il y a un peu moins de trois mois, elle ressent le besoin d’écrire. Un premier mot hésitant, comme le pied qu’on trempe dans l’eau froide sans être sûr de vouloir plonger… puis une foule de mots qui s’agitent telle une guirlande, et des phrases qui s’assemblent presque par magie. Pourtant, écrire lui avait toujours semblé un rêve impossible.
Depuis trop longtemps, Camille enfouit ses tristesses et ses peurs. Devant Raphaël et leurs amis, elle cherche ses mots et n’arrive pas à terminer ses phrases. Alors elle se tait, mine de rien. Elle ne se serait jamais crue capable de transcrire toutes ces contradictions qui l’habitent. Découvrir que l’écriture peut devancer sa pensée la grise.
Presque chaque nuit, elle quitte son lit en prenant soin de ne pas réveiller son mari. Elle rejoint sa lignée maternelle, sa plume parle pour elle. Elle s’amuse, s’étonne. Parfois même, elle pleure. Et c’est doux de retrouver ainsi sa grand-mère dont elle refuse de se séparer.
Tout a commencé le jour de son enterrement.

Celle qui fut
Y’a d’la joie
Bonjour bonjour les hirondelles
Dans le ciel par-dessus les toits
Partout y’a d’la joie
C’était en plein hiver, un jour glacial. Pendant la messe, Camille n’avait pas pleuré. Pas une larme. Serrée contre ses cousins, elle chantait avec eux en fixant la lumière colorée qui perçait les vitraux de l’église Sainte-Clotilde, pour ne pas se noyer dans la tristesse des ombres grises. Son frère accompagnait les chants à la guitare, en gardant les yeux fermés. Leur grand-mère était morte, et ils célébraient à leur manière la joie qu’elle leur avait léguée.
Puis ils avaient regagné leurs rangs pour s’agenouiller sur les prie-Dieu. Mathilde, la mère de Camille, était assise devant elle, recroquevillée dans son chagrin, elle était redevenue une petite fille qui cherche sa maman. Camille a posé une main sur son épaule. À travers le tissu de sa veste, elle sentait ses os qui tremblaient. Autour d’elles, tout s’est accéléré. Les témoignages remplis d’amour et de souvenirs, les prières, les chants, l’encens et toujours la petite flamme rouge, témoin d’une présence improbable. Pendant que le prêtre parlait de résurrection, le regard de Camille est tombé sur une statue de la Vierge qui, pour la consoler, lui présentait son Enfant.
Sa fille Jeanne s’était placée près de l’autel pour dire une prière. Derrière son pupitre, elle se tenait très droite dans sa robe rose pâle, et lisait un texte de sœur Emmanuelle. Son timbre enfantin avait sorti Camille de ses rêveries. Comme un souffle, la voix de Jeanne faisait vaciller les cierges. Les mots remplissaient le silence, quelques reniflements s’accrochaient aux mouchoirs. Quand la cérémonie a pris fin, Camille a retrouvé sa fille dans l’allée centrale et s’est appuyée sur elle, de peur de s’écrouler.
Dehors, elles ont plissé leurs yeux rougis, aveuglées par le soleil. On venait les embrasser, les réconforter, les féliciter pour cette messe et aussi pour avoir si bien chanté. « Y’a d’la joie », fallait oser quand même ! Des mines contrites qui forçaient leur tristesse et des accolades remplies de compassion. Tous ceux qu’on aime et tous les autres, éclairés par la lumière crue de décembre.
Camille a filé en douce avec sa famille pour suivre le corbillard qui roulait à toute allure. Surtout ne pas louper la dernière heure. Dans l’allée du cimetière, ils se sont groupés autour du cercueil. Jeanne a chuchoté à l’oreille de sa mère qu’elle savait que bonne-maman n’était pas dedans. « Sa maison c’est là-haut, tu sais, avec les anges et les étoiles. »
Calée entre sa mère et ses enfants, Camille était comme un arbre. Plantée. Et ses idées, pareilles aux feuilles, flottaient dans l’air glacial. Puis ses deux filles ont rejoint leurs cousins en sautillant, illuminant cet instant de leur jeunesse frivole. Bonne-maman aurait adoré ! Elle n’aimait que les rires et la gaieté, les couleurs claires et les jardins fleuris.
Des messieurs avec des têtes d’enterrement se sont approchés pour la déposer au fond du trou, sa dernière demeure. On a jeté des fleurs comme autant de baisers. « Regardez le nuage tout rose juste au-dessus de nous, c’est elle ! Elle nous sourit… » Et, telle une vague, les cous se sont tendus vers le ciel qui s’embrasait, puis se sont courbés vers la petite fille blonde comme l’aurore qui le pointait du doigt, seule à avoir vu ce signe qu’il ne fallait pas rater. Des larmes brouillaient la vue de Camille et, à ce moment seulement, elle a pleuré sur tout ce qui nous échappe. Sur tout ce qui nous quitte à jamais.
Puis ils sont repartis par la grande allée, et Camille s’est arrêtée devant une tombe en granit noir qui trônait au-dessus des autres. Sa stèle, représentant un immense escalier donnant sur une porte entrouverte, semblait monter jusqu’au ciel. Attirée par la force qui s’en dégageait, elle s’est approchée pour lire l’épitaphe gravée en lettres d’or : « Pour celle qui fut tout mon bonheur ». Ces mots l’ont bouleversée, l’amour pouvait régner sur la mort, une passion pouvait être infinie. Cet amour-là, auquel elle rêvait depuis toujours.
En rejoignant Raphaël, elle a glissé sa main dans la sienne. Il l’a serrée si fort qu’elle s’est sentie rassurée.

Photos sépia
Quelques semaines après, il a fallu déménager l’appartement de bonne-maman. En arrivant devant chez elle, Camille, par réflexe, a failli sonner. Elle ne pouvait pas croire que sa grand-mère ne serait plus jamais là pour l’accueillir.
Son chat avait pris sa place. Sur le coussin brodé, il avait enfoui sa tête sous ses pattes pour ne pas voir ce qui se passait. Puis il s’était mis en boule, pendant que Mathilde, plus orpheline que jamais, tournait en rond dans l’appartement. Elle s’affairait, ordonnait, triait, étiquetait ce qui avait été la vie de sa mère. Le commissaire-priseur devait passer le lendemain pour mettre un prix sur ces meubles qui furent les témoins de ses jours. Ses petits-enfants avaient déjà choisi l’objet, le bibelot chargé de souvenirs qu’ils emporteraient chez eux. Afin que leur grand-mère continue à les protéger. Chaque recoin était imprégné de sa présence et son parfum flottait encore dans l’escalier de son immeuble.
En voyant sa mère si pâle, Camille craignait qu’elle ne s’effondre au beau milieu des objets autour desquels elle s’affairait. Son oncle était assis derrière un bureau, il remplissait de la paperasse, téléphonait, organisait. Il avait l’air d’un vieil enfant trop sérieux. Dès que sa bonne-maman, au sourire aussi large que le cœur, lui revenait à l’esprit, Camille s’efforçait de retenir ses larmes. Sa grand-mère lui avait enseigné la légèreté, la gourmandise, la joie. C’était à elle qu’elle se confiait, elle qui comprenait mieux que personne ses secrets d’adolescente.
Annette avait toujours été gaie, rose et parfumée. Une grand-mère aussi soyeuse que ses foulards. Aujourd’hui, par son absence, elle devenait pesante pour la première fois.
Camille s’était lovée dans un coin pour trier les albums photos. Il y en avait plusieurs piles, agglutinées derrière le canapé. Beaucoup étaient déchirés à force d’avoir été feuilletés. Elle connaissait par cœur les plus récents. Ceux avec ses filles, avec leurs cousins. Dans d’autres, un peu plus anciens, se succédaient des images témoins de son enfance. Camille avait du mal à se reconnaître dans cette ado au regard intransigeant. Où était-elle passée ? Les dîners de Noël où ils sont tous réunis et les montagnes de cadeaux sous le sapin qui touche le plafond. Les mines réjouies des enfants devant les beaux paquets qu’ils n’osent pas ouvrir. Ces instants magiques qui ne reviendront plus. Cette grand-mère était leur Mère Noël, impossible d’y croire sans elle.
Les photos changent de saison, et voilà des plages remplies de châteaux de sable, de mines barbouillées de chocolat et de pique-niques joyeux. La Baule, Saint-Aubin, Chassignol, les maisons passent comme les années. Tout se mélange.
Camille se sentait alourdie par ces morceaux de vies qui s’étalaient sous ses yeux. Elle classait les albums en fonction de ceux qui y figuraient, et de l’époque où les clichés avaient été pris. Certains remontaient à très loin. L’un d’eux, qui semblait dater de Mathusalem, s’était ouvert tout seul. Camille a senti un appel. Des photos sépia représentant d’autres plages, d’autres visages, des femmes en robe longue protégées par leurs ombrelles. Des regards profonds qui semblaient l’interroger. Des enfants appuyés sur de grandes pelles avec des rubans plein les cheveux. Des scènes joliment cadrées, des perrons accueillants et des pergolas débordant de glycines. Quelques instants de bonheur dans des sentiers aujourd’hui disparus. Dans les photos de famille, on n’immortalise que le meilleur, pour laisser une trace des beaux jours. Qui étaient ces aïeules qui prenaient vie dans ces souvenirs muets ?
Certains visages lui revenaient en mémoire. Elle avait tout de suite reconnu les yeux pétillants d’Odette, son arrière-grand-mère. Si jolie sur cette image où elle est déguisée en fée. Au bas de certaines photos, des prénoms, des lieux et des dates l’aident à se faufiler dans le passé de ces inconnus qui étaient pourtant ses ascendants. Ce moustachu en redingote à l’œil polisson, Narbonne, 1921, c’était qui ? Camille avait commencé à imaginer, à rêver. À force de remonter le temps, elle ne l’avait pas vu filer. Installée confortablement dans le canapé, elle feuilletait cette succession d’univers désuets avec la sensation d’épier des existences. Les photos se décollaient de leurs pages pour lui raconter une histoire étrange et familière. Elle était curieuse d’en savoir plus sur ces gens qui tous avaient un lien avec elle. Leurs expressions avaient été fidèlement conservées, imprimées, collées, avant de tomber dans l’oubli.
Ce déjeuner sur l’herbe avant la disette. Cette parade dans un chariot avant la guerre. Cet enfant qui sourit juste avant d’être mis au coin. Cette femme entourée qui sera un jour abandonnée. Camille avait l’impression de faire leur rencontre, il ne leur manquait que la parole. Elle aurait voulu entendre leurs voix, découvrir leurs intonations, leurs accents, leurs murmures. Un brouhaha envahissait son cerveau au moment où la sonnerie d’un portable la ramena au présent. En levant la tête, elle a soudain remarqué les murs du salon vidés de leurs tableaux. Des rectangles clairs comme des fantômes faisaient ressortir la peinture défraîchie. Ce spectacle lui arrachait le cœur, la mettait face à ce qui s’efface. Ce qui passe. Ce qui ne reviendra jamais. Comment prolonger le souvenir de ses aïeux ? Elle a reposé les albums, décidée à ne pas perdre cette mémoire. L’idée de son livre s’était enclenchée.
Un peu partout dans la pièce assombrie, plein de petits tas. Des lots prêts à partir pour les enchères. Le seul à ne pas avoir changé de place, c’était le chat. Toujours en boule sur son coussin, il a relevé la tête en jetant un regard hautain. Puis il s’est remis à ronronner et a replongé la tête sous ses pattes, sûrement pour aller retrouver sa maîtresse.

Jours de visite
Les jours se suivent, les nuits s’écrivent. Sa plus jeune fille sautille pendant que l’autre s’évade dans son monde d’ado. Camille planifie ses journées en attrapant les heures au vol, elle file sa vie à toute allure. Des cernes fanent ses yeux, on ne voit que le bleu limpide de ses pupilles.
Deux fois par mois en moyenne, il y a les visites qu’elle organise. Il lui faut au moins une semaine de recherches pour s’imprégner du coin de Paris sur lequel elle a jeté son dévolu. Sa méthode est toujours la même. D’abord elle se perd dans les rues du quartier. Elle frôle les vieilles pierres, pousse les portails entrouverts à l’affût de secrets. Ensuite elle fouille dans ses livres, sur Internet et déniche les histoires insolites qui se sont déroulées dans ces lieux. Allongée sur son lit, elle griffonne sur ces existences passées en se transportant des siècles en arrière.
Les jours de visite, elle attend les participants le ventre un peu noué. Le rendez-vous est à quatorze heures pile. Ils sont en général une quinzaine, majoritairement des femmes. Deux ou trois hommes s’immiscent timidement, ce sont souvent les plus attentifs. L’excursion peut débuter. Camille déambule sur les trottoirs en se tenant bien droite, serrée de près par son groupe. Elle fait de grands gestes en parlant haut et distinctement, elle embarque son escadrille dans un voyage à travers le temps.
Puis vient la nuit… elle émerge de ses rêves, et, sur la pointe des pieds, quitte les ronflements de Raphaël pour retrouver ses feuilles. Les phrases s’enchaînent, Camille dérive, amarrée à son stylo. Elle laisse l’écriture voguer au fil de sa pensée, et s’aventure sur des sentiers inexplorés pour laisser ses mots dépasser les lignes.
Ses héroïnes sont Henriette, Odette, Annette. Dans l’ordre, son arrière-arrière-grand-mère, son arrière-grand-mère et sa grand-mère ! Ses idées s’ordonnent en prenant forme. Elle se sent reliée à une force étrange qui prend racine au creux de son ventre, dans ses souffrances et dans son passé. Comme si elle essorait son âme de profondeurs insoupçonnées. Elle voudrait comprendre ce qui se transmet d’une génération à l’autre, ce qui l’a fabriquée. Beaucoup de ce qui nous constitue vient de si loin. Nous héritons d’une mémoire dont il faudrait pouvoir s’alléger pour échapper à ce qui se répète à travers les générations. Cette mémoire, elle a décidé de l’explorer.
Un rayon de soleil filtre sous la porte, les ombres se déplacent, le jour se lève. Camille va cacher les feuilles qu’elle vient de noircir dans un placard de la cuisine. En revenant dans le couloir, elle jette un coup d’œil au miroir devant elle. Ses cheveux ébouriffés tombent sur son front et ses yeux luisent dans la pénombre. Elle se sourit avant de réendosser son rôle de mère, et tape aux portes : « Allez, les filles, c’est l’heure ! »

Jeanne
Un pas devant l’autre. Surtout pas marcher sur les lignes. Sauter dans les carrés, jouer à la marelle sur le trottoir. C’est mieux dehors, parce que chez moi, il y a cette odeur de trop, trop chaud, trop serré, trop je sais pas quoi, mais trop. Comme elle dit tout le temps ma grande sœur. Trop…
Je n’ai pas touché une seule ligne avec mon pied, trop forte. Pourtant y’a trop de gens autour, bon j’arrête de dire trop, ils me bousculent… un peu, avec leurs grands sacs.
Ah ! cet air dans ma tête, lalalalala, j’ai envie de faire un entrechat. Je suis forte en entrechats, je saute, mes pieds tourbillonnent et vraiment c’est mon rêve d’être un rat d’opéra. Un rat qui aime les chats ! Je veux absolument, énormément, incroyablement, plus que tout au monde entier, devenir danseuse étoile, être tout là-haut avec des fleurs dans les bras. Papa, il ne croit pas que j’y arriverai. Pourtant j’ai été admise à l’école de danse de l’Opéra, c’est ma première année, je suis en sixième division. Mon papa m’appelle sa rate, mais il préférerait que j’arrête de voler sur mes jambes toute la journée et que je retombe enfin sur terre. Il dit des choses, mais elles passent au-dessus de ma tête comme si c’étaient les flèches d’un Indien qui ne saurait pas viser.
Ma sœur, elle me demande toujours : « Tu préfères papa ou maman ? » C’est bête comme question ! Mais j’hésite pas : maman, elle est belle et si douce. Son seul défaut, c’est qu’elle ne voit que ce qu’elle veut, elle ne voit que ce qu’elle aime. On dirait qu’elle filtre les mochetés pour y mettre sa lumière. Elle est naïve. Pas comme moi ! J’ai une loupe dans ma tête, je ressens tout, jusqu’au bout de mes doigts que je tends si loin pour pouvoir tout attraper, même ce que l’on ne voit pas : les battements de cils, les ronds de fumée dans le ciel, les bulles de savon transparentes, les toiles d’araignée planquées dans les coins. Je m’étends en étoile de mer et je vais jusqu’à l’océan infini… Je me faufile, je me glisse partout. Je ne veux surtout rien rater. D’ailleurs ça m’énerve quand on parle dans mon dos. J’ouvre bien mes écoutilles, et j’arrive toujours à entendre ce que je ne devrais pas.
Maman, ma maman sur la terre comme au ciel, elle ne s’en doute pas, mais elle a besoin de moi. Pour l’aider à voir, à savoir. Tiens, je suis déjà arrivée à mon école de ballet. C’est à Nanterre, c’est un peu loin pour y aller, je suis obligée de prendre le RER. À chaque fois c’est pareil quand j’arrive, mon cœur bat fort, il cogne à l’intérieur comme s’il voulait sortir, ce n’est pas parce que j’ai couru, c’est juste parce qu’il aime tellement ce moment-là… Et les après-midi, après les cours barbants de maths ou de français, je suis trop heureuse de me retrouver dans la salle immense toute recouverte de glaces ! Mon cœur m’accompagne, il suit la musique, me donne le rythme et fait des claquettes. Je me sens Marie pleine de grâce.
Je cours vite vers la salle Lifar, je vais encore être en retard. « Bonjour, madame Platel, oui je me dépêche ! » J’accroche mon sac, je remets mon cœur à sa place… et sur la pointe de mes chaussons, j’entre dans mon royaume ! Me voilà !

Les failles
Camille est partie à pied de chez elle, c’est le premier jour du printemps, les arbres bourgeonnent de promesses et un soleil frais l’accompagne. En remontant la rue Saint-Jacques, elle songe aux cycles de la vie, à ceux des saisons, au temps qui file.
Elle s’est retrouvée allongée sur une table au centre d’une petite pièce sombre. Ça sent comme à l’église. C’est son amie Dorothée qui lui a conseillé ce praticien. Les premiers instants, elle se demande ce qu’elle fait là. Puis elle décide de jouer le jeu et ferme les paupières pour être plus réceptive. Deux mains s’agitent autour de son corps pour repérer les failles et les désaccords qui en perturbent l’harmonie. Elle commence à ressentir une profonde léthargie qui l’extrait peu à peu de ce lieu. Par moments, une chaleur diffuse l’envahit et ses pensées flottent en apesanteur. Des images, des réminiscences viennent de loin, pour s’enfuir tout aussi vite. Le va-et-vient des mains et les mouvements de l’air qui l’accompagnent la bercent, un ruban se déploie dans les recoins les plus profonds de ses cellules. Pour alléger ce qui l’étouffe. Des nœuds, des précipices.
Ses veines palpitent en cadence et Camille imagine un chef d’orchestre qui coordonnerait son corps avec sa baguette. Sous cette impulsion, son enfance lointaine a surgi comme la lave d’un volcan qui l’envelopperait. Une sensation à la fois brûlante et réconfortante. Ses épaules tressautent dans la vague qui l’enroule et la submerge. Marée haute, le soleil n’est pas loin, c’est triste et doux, ses larmes coulent pour laisser sortir de son cœur l’océan qui l’inonde. Des pleurs sans tristesse mouillent ses joues, c’est comme une pluie d’été. Des bouffées de son passé transformées en gouttes salées pour nettoyer ses plaies. Pleurer ne lui a jamais semblé aussi approprié. Des larmes serpillières pour étancher ses paniques.
Quand le magnétiseur lui dit qu’il va se placer derrière sa tête pour communiquer avec ses aïeules, Camille n’ose plus respirer. Elle éprouve une crainte irrationnelle face à tout ce qu’elle garde en elle. Son cœur cogne dans sa poitrine, comme une requête. Mais l’homme est déjà en résonance, ses doigts s’incrustent dans son cerveau, ses paumes sont brûlantes.
Le silence est devenu tellement profond que Camille croit entendre des voix qui viennent de très loin. Il suffit d’écouter.

Jeanne
Stop, la barrière est fermée. La petite dame très maquillée sort de sa guérite et, avec une démarche de paresseux, s’avance pour la relever. La gardienne du cimetière des Batignolles, je lui souris avec respect. C’est pas rien de passer sa vie près des tombes et d’être responsable de la frontière qui sépare les vivants des morts. C’est pour ça qu’elle m’impressionne dans son uniforme bleu, avec sa casquette et ses paupières très bleues aussi. Schtroumpfette de la mort.
« S’il vous plaît, madame, une pelle et un arrosoir. » Elle me répond mollement, comme si chaque mot venait de l’autre monde : « Sers-toi, tu les remettras où tu les as pris… » Je prends vite mon barda, oui bien sûr madame, je ne vais pas les garder pour moi, qu’est-ce qu’elle croit, et je file bien vite entre les lignes délimitées des enterrés.
J’écoute fort le silence, il prend toute la place. Maman marche près de moi sans faire de bruit. On vient ici pour voir Annette, sa grand-mère qui est morte juste avant Noël. Mon arrière-grand-mère à moi. Je vais rendre belle sa tombe, je ramasse les fleurs fanées, je plante des petites pensées, elles sont jolies comme tout. Je pense à elle qui n’est évidemment pas en dessous de tout ça, mais en dedans de moi ou alors là-haut avec les étoiles, les nuages, les anges posés dessus et tout le tralala ! Oui, tout est dans le ciel, je le regarde toujours, c’est pour ça qu’on dit que je suis tête en l’air.
Je parle à ma bonne-maman, je sais que la mort c’est pas ne plus exister, c’est au contraire être là, partout avec moi, en moi, je sens son amour qui me frôle. Un arbre très grand est penché au-dessus de sa tombe, je retrouve dans ses branches le sourire qu’elle avait quand j’arrivais chez elle. Elle me préparait toujours mon déjeuner préféré, la salive dans ma bouche rien qu’à y penser, et l’odeur du chocolat qui se mélangeait à son parfum, c’était comme entrer dans le jardin le plus beau du monde. Son gros chat se frottait à mes jambes, je goûtais les délices du mercredi en ronronnant avec lui.
Elle est juste là. Pour toujours. Elle me chuchote des mots avec les ailes d’un oiseau, ou bien dans le vent et les feuilles qui s’échappent en flottant, parfois aussi dans les pas des gens, alors je ferme les yeux pour mieux la retrouver. C’est notre secret, j’adore ce qu’on ne voit pas, ce dont on doute. Les racines des arbres, qui leur permettent de parler entre eux, et qu’on devine sous l’herbe, l’empreinte de la mer qui donne ses rides au sable mouillé, et j’adore aussi me réveiller la nuit et ne pas être certaine que le jour va se lever. Même l’angoisse qui me serre le cœur quand maman n’est pas rentrée et que j’imagine tout plein de choses, c’est bizarre mais j’aime aussi. J’aime ne pas être sûre d’être amoureuse un jour. J’aime être certaine de rien, pour garder la surprise. J’aime les points d’interrogation.
Je ne comprends pas pourquoi les grands veulent tout savoir, tout connaître, tout planifier. Rien ne se passe jamais comme on croit. Je préfère douter de tout, mais je suis quand même sûre d’une chose. Mourir, ce n’est pas la fin, mais la suite. C’est ma seule certitude.
Maman me dit qu’il faut déjà rentrer. On se retourne en même temps pour saluer la tombe si gaie maintenant, avec ses fleurs roses et violettes, on dirait qu’elle rit. La lumière humide glisse sous les arbres et les pierres tombales se dressent comme des soldats au garde-à-vous, les feuilles tourbillonnent dans les allées vides. Les mots d’amour gravés dans la pierre parlent doucement de la vie qui s’en va.

Les loyautés invisibles
Elles très fières
Sur leurs escabeaux en l’air
Regard méprisant et laissant le vent tout faire
Elles dans l’suave
La faiblesse des hommes elles savent
Que la seule chose qui tourne sur terre
C’est leurs robes légères
Pour raconter une histoire, il y a forcément un point de départ. D’abord la mort de sa grand-mère, les albums photos… Et les mains du magnétiseur qui sont venues fortifier ce qui s’ébauchait en elle. Camille se souvient de ses mots pendant la séance : « Elles sont toutes là, si nombreuses, elles vous écoutent et sont très joyeuses. Elles vous laissent les rênes. Rassurez-vous, vous serez aussi libre qu’elles, vous leur ressemblez. Votre grand-mère aussi est là, elle ne veut pas se retourner, mais elle est avec vous. Comme une ombre qui vous accompagne. Toutes ces femmes sont fières de vous et vous protègent… Des phénomènes ! Elles sont exceptionnelles… » Camille voit défiler ces visages retrouvés dans les albums photos. Toutes ces mémoires enfouies. Explorer sa famille à partir d’interrogations, sans vraiment savoir ce qu’elle cherche. Comme si la vie n’était qu’un vaste questionnement, dont les réponses varient et tournent en rond. Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. Son père passait en coup de vent prendre de ses nouvelles, et chaque fois qu’il repartait, elle piquait une crise de nerfs. Ce caractère tout en extrêmes restera sa marque de fabrique. Elle ira par monts et par vaux, laissant aux autres les chemins plats et raisonnables. Sa vertu ne regardait qu’elle, et ses hauts et ses bas l’entraîneront dans des pirouettes dont elle se relèverait la nuque fière et le torse bombé. Pour flotter en apesanteur et détourner les lois de la bienséance, il faut savoir rester légère.
La grand-mère de Camille lui en avait souvent parlé. Elle lui décrivait Henriette, sa grand-mère à elle, à mi-voix, comme si elle la craignait encore. Originale, délurée, capricieuse, autoritaire, elle avait fait tourner les hommes en bourrique. On lui avait même raconté qu’Henriette avait « le fri-fri en aigrette », ce qui laissait supposer des tas de choses indécentes. En grandissant, Camille s’était dit que dans ce monde, la seule chose qui tourne rond, ce sont les jupes des filles. Et ce qui se cache dessous.
Camille puise dans deux sources d’inspiration : les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations : après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette… qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la monotonie respectable des jours qui passent. Une vie en spirale.
Camille a surtout voulu se pencher sur une faille qui se répète et se prolonge tout au long de sa lignée. Comme un trait héréditaire tenu longtemps secret, ses aïeules eurent en commun un secret de fabrication : chacune d’entre elles conçut un enfant sous le joug d’une passion avec un père qui n’était pas leur mari. Guidées par une sorte de loyauté invisible et singulière, toutes les trois donnèrent vie à des enfants de l’amour. Des secrets de famille périmés.
Henriette, Odette et Annette furent des guerrières et des amazones. Camille veut les faire revivre, reconstituer leur destin de femmes libres. Joyeuses, jalouses, possessives, égoïstes, maternelles, amoureuses, mélancoliques, romantiques, angoissées, courageuses. Dans leurs vies, le rire éclaboussera les larmes et la légèreté sera érigée en arme.
Un monde en frous-frous et en jupons où les pères sont perdus et les maris absents.

Henriette, 1899
Ce matin, c’est encore Henriette, la grand-mère de sa propre grand-mère, qui s’est réveillée sous sa plume. Camille l’a rejointe dans sa chambre aux dessins fleuris de la rue Galvani.
Henriette émergeait d’une sieste dont les rêves étaient plus brûlants que le thé déposé par la bonne sur sa table de chevet. Devant sa coiffeuse, son visage aux contours encore flous la fit sourire, tandis que son esprit prenait de l’avance. Dans deux petites heures, elle sera près de lui. Son cœur lui sembla aussi ébouriffé que sa coiffure, il battait si vite, déjà prêt à s’évader. En se coiffant, elle remit de l’ordre dans ses idées et reposa sa brosse, satisfaite du résultat. Avec sa houppette, elle déposa la poudre de riz sur ses joues trop roses d’avoir bien dormi. Ses cheveux devaient briller de mille feux, mais surtout pas son nez !
En se détaillant dans l’ovale de sa glace cerclée d’acajou, une image de ses jeunes années ressurgit. Henriette ressentit au fond d’elle les bonds de son cœur d’enfant qui explosait de joie lorsque son père arrivait. Elle entendit sa voix qui lui murmurait : « Ma fille, ma poupée, tu n’es pas jolie, tu es plus que ça, irrésistible. Tes yeux immenses, ta bouche large, montre-moi tes quenottes, oh oui, admirables, et cette fossette qui vient creuser ta joue me fait fondre. Tu es le portrait de ta pauvre mère. » Les yeux de son papa qui la fixait en s’avançant vers elle. Si près qu’elle sentait son haleine et sa gêne. Une odeur de tabac lui soufflait un air dont elle ne savait quoi faire. Ses grandes mains encore froides du dehors se posaient sur son cou. Et déjà son papa chéri qu’elle attendait sans cesse reculait en prétextant : « Je dois aller voir ta tante. » Il la laissait seule dans sa chambre devenue soudain glaciale.
Henriette releva ses cheveux pour ranger ses souvenirs et ses barrettes dans son chignon. « Irrésistible. » Depuis, elle s’était donné tant de mal pour devenir jolie qu’elle y était presque arrivée. En tout cas, les hommes confirmaient les propos de son père en succombant à son charme les uns après les autres. Son mari en était fou et s’il fréquentait d’autres femmes, ce n’était que pour se rassurer sur lui-même. Mais en ce jour d’automne capricieux, le seul qui comptait devait déjà l’attendre à l’angle du boulevard Exelmans pour une promenade interdite.
« Zèle, cria-t-elle à sa gouvernante, viens attacher mon corset, vite, le temps presse ! » Et les lacets en satin furent noués en un éclair par les doigts agiles. Henriette admira sa taille devenue si fine et sa cambrure parfaite. Avec sa silhouette en S, elle n’arrivait plus à respirer et se sentait prête à faire chavirer les cœurs. La dentelle grise de son soutien-gorge lui chatouillait l’épaule et ses seins comprimés avaient repris leur galbe. Comme avant la naissance de ses jumelles. Elle enfila son jupon, sa chemisette et la nouvelle robe au tissu moiré qui allait refléter la lumière de ce beau jour. Elle était fin prête, et se détaillait. Pas jolie, non, plus que ça : belle. Elle savait que c’était d’aimer si fort qui la faisait resplendir. Elle se retourna devant la glace pour admirer de trois quarts ses fesses rebondies et sa nuque pâle. En attrapant son ombrelle, elle commença à chantonner puis se ravisa aussitôt. « Ce n’est pas le moment de réveiller les petites ! »
Pablo et elle se rendirent au bois de Boulogne. Pour piétiner les feuilles mortes en se tenant par la main, bâtir, non plus des châteaux en Espagne, mais de vrais projets d’avenir. Ils prirent la décision de faire éclater leur amour au grand jour. Il la serra contre lui un peu trop fort. Entre le corset et les bras vigoureux, elle se sentit défaillir. La bouche de Pablo lui rendit son souffle en la propulsant dans une joie si intense que plus rien n’existait. Ils se sont enlacés sous les branches cachotières. Les cliquetis venant du lac où des barques dérivaient à coups de rames et de rires s’accordaient à leurs soupirs. Un bonheur qu’Henriette essayait de retenir, des larmes comme des gouttes de rosée allégeaient son cœur qui contenait trop de passion. Inquiète de cet instant qui s’enfuyait déjà, elle pensait au Rimmel qui allait laisser une trace noire sur sa joue, à son mari qu’elle abandonnerait, à son chignon qui s’effondrait. Des pensées terre à terre, alors qu’elle côtoyait le septième ciel. « Dévergondée, divorcée. » Ses jumelles seraient rejetées par leurs amies. Tant pis. Contre vents et marées, elle était prête à tout pour se réveiller chaque jour près de lui.
Pablo lui aussi l’adorait. Depuis que ce bel Espagnol avait rencontré cette femme, épouse d’un ami, il en était fou. Plus rien n’avait d’importance quand il caressait sa peau si douce. Ni les lois, ni les dieux, ni les fidélités. Elle s’était offerte si rapidement qu’il n’avait pas eu le choix, il n’avait même pas eu à faire le premier pas. Un amour dévastateur. Les deux amants ne vivaient plus que pour ces heures fugaces où leurs mains se caressaient. Ventres noués et bouches collées, ils s’envolaient vers des mondes nouveaux, emplis d’un émerveillement partagé. En comparaison, le danger qu’ils couraient semblait minime. »

Extraits
« Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. »
p. 35

« Camille puise dans deux sources d’inspiration: les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la mélancolie respectable des jours qui passent. » p. 36-37

À propos de l’auteur
DRU_Marie-Virginie_DR

Marie-Virginie Dru © Photo DR

Marie-Virginie Dru est peintre, sculptrice et romancière. Son œuvre est très inspirée par l’Afrique, et en particulier le Sénégal, où elle a vécu et séjourne régulièrement. C’est aussi le cas de Aya, son premier roman. En 2023, elle publie Regarde le vent.

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Par la racine

TENENBAUM_par-la-racine

  RL_2023

En lice pour le Prix Cazes 2023

En deux mots
En venant récupérer les objets laissés par son père décédé, Samuel découvre un carton rempli de divers objets et d’un carton avec ce message «Pour Samuel, quand le temps sera venu». Commence alors une enquête qui va le mener de Troyes à Dijon en passant par Lyon, Marseille et Venise jusqu’en Israël et lui faire découvrir son histoire familiale.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Pour Samuel, quand le temps sera venu»

Dans cette quête des origines, Gérald Tenenbaum imagine un écrivain et une bibliothécaire partant sur les traces d’un disparu. De Troyes en Italie jusqu’en Israël, ils vont tenter d’approcher la vérité… et se rapprocher.

C’est une route qu’il ne prendra sans doute plus jamais que Samuel emprunte en ce jour gris sur la Lorraine. Il se rend dans l’EHPAD où Baruch, son père, a passé ses derniers jours pour prendre possession des dernières affaires laissées par le vieil homme. En état honnête, cette route, il ne l’a pas empruntée bien souvent, ses relations avec son père étant devenues de plus en plus distendues au fil du temps. Aussi n’est-ce pas sans surprise qu’il découvre une note de Baruch à son intention dans le carton qu’on lui remet: «Pour Samuel, quand le temps sera venu», suivi d’un numéro de téléphone.
Il ne se doute pas encore qu’à partir de là, il va s’engager dans une enquête qui va très vite se muer en quête des origines, à la recherche des secrets de famille. La personne qui répondra à son appel aura beau lui indiquer qu’elle ne se souvient pas de Baruch, il fera le voyage à Troyes pour la rencontrer. Car elle a besoin de ses services. Car Samuel, après avoir tenté en vain de se faire publier, avait fini par accepter la proposition de son éditrice: se transformer en biographe. Désormais, il rédigeait à la demande de ses clients des biographies qu’il n’hésitait pas à «enjoliver» en ajoutant de la fiction dans des existences un peu trop ternes. A moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’enrichir un curriculum vitae.
C’est précisément ce que va lui demander la bibliothécaire de l’institut Rachi de Troyes, car elle a besoin de cette «nouvelle vie» pour décrocher un emploi à New York. Ensemble, ils vont entreprendre tout un périple, afin d’étoffer son histoire, de remonter son arbre généalogique, de commencer Par la racine. Une racine commune. Désormais, il n’est plus question d’heureux hasard, les liens entre eux devenant de plus en plus évidents. De Dijon à Lyon puis à Marseille et Venise pour ensuite traverser ensuite la Méditerranée et arriver en Israël, les étapes de leur voyage vont réserver leur lot de surprises et de révélations, les rapprocher de plus en plus, mais aussi soulever de nombreuses questions.
Une enquête permet au romancier de laisser glisser sa plume vers son propre passé, vers l’histoire du peuple juif et sa destinée si singulière. Et, comme dans son précédent roman, L’Affaire Pavel Stein, de nous prouver à nouveau la force des écrits, qu’il s’agisse d’une critique de cinéma, d’une lettre ou encore d’une vraie-fausse biographie. Car ces textes ont un fort pouvoir d’imprégnation. Ainsi, en refermant ce roman vous conserverez quelques images fortes qui feront désormais partie de votre imaginaire.

Par la racine
Gérald Tenenbaum
Éditions Cohen & Cohen
Roman
200 p., 19 €
EAN 9782367491066
Paru le 26/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, notamment en Lorraine, vers Lunéville puis à Troyes, Dijon, Lyon, Marseille. Un voyage mène aussi à Venise puis en Israël.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière.

Ce qu’en dit l’éditeur
Samuel Willar est un écrivain particulier, spécialisé dans la rédaction d’autobiographies imaginaires, tant pour les morts que pour les vivants.
Lorsque son père, qui avait peu d’estime pour ce rapiéçage de vies, disparaît à son tour, un numéro de téléphone et une note manuscrite l’orientent vers une nouvelle commande, émanant d’une bibliothécaire de l’institut Rachi de Troyes. Il apparaît rapidement qu’une enquête s’impose, impliquant un voyage en commun à travers la France, l’Italie, la Méditerranée et au-delà. Chemin faisant, au fil des rencontres et alors que les accents d’un poète révolté font écho aux résonances mythiques de la Mitteleuropa, de multiples racines viennent tour à tour livrer leurs secrets.
A l’arrivée, l’avenir est à redessiner dans la lumière d’un regard et le halo du destin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Lili au fil des pages


Bande-annonce du livre © Gérald Tenenbaum

Les premières pages du livre
« Une semaine et un jour après
Cela a débuté comme un tourbillon et à présent c’est la tempête. Le tourbillon, on peut le laisser vous emporter, il paraît que s’en sortir ainsi est possible, même avec la honte, mais vivant: lâcher prise, se résigner à toucher le fond et marcher sur le fond. Mais avec la tempête, aucune échappatoire. Il faut lutter, l’affronter, il n’y a que ça. Face à face.
Le vent s’est levé une demi-heure en arrière, ou peut-être plus, ou peut-être moins. Le temps de l’orage n’est pas mesurable par les humains. Quant au temps humain, il est insaisissable, on le sait bien, le sablier ne prévient pas, on ne sait rien. S’écouler est dans la nature du sable, chaque grain est indifférent au glissement de son voisin, ce sont tous les grains ensemble qui font le flux.
Qu’importe. Son orage à lui n’est pas celui qui bat la campagne et qui ricoche sur les vitres. Vingt et quelques années plus tôt, son aïeule avait courbé les futaies et déraciné les chênes. Elle avait surpris tout le monde au tournant du millénaire. Fin décembre, on attendait la panne générale, la colère de Dieu, la perte du Nord magnétique ou le déferlement du vent solaire. Ce fut Lothar le 26 et Martin le 27, le plan Orsec, le président à la télévision, et la destruction aux trois quarts des mirabelliers lorrains.
Aujourd’hui, cette tornade nouvelle, qui souffle et qui crie, n’est pas son tourment, même si le volant de sa guimbarde par moments lui résiste, comme envoûté.
Car il est en route.
En début d’après-midi, la directrice de l’Ehpad l’a joint sur son mobile :
— Monsieur Willar ?
Lui revient en flash qu’à une époque, il répondait: « Son fils à l’appareil. »
— Oui.
— Samuel Willar ?
— Lui-même.
Il n’y aura personne, à jamais, pour répondre «Son fils ».
— Ici, madame Marchal. Nous avons rassemblé les affaires de votre p.. papa, enfin de Baruch.
— Oui?
— Il faudrait passer les chercher. C’est-à-dire à l’accueil.
— C’est urgent?
— Un peu. Soit on les stocke, soit on les restitue, mais là, entre deux… Vous comprenez?
— Tout à fait. Je prends la voiture. Je suis là dans une heure, une heure et demie.
— Parfait. N’oubliez pas.
— Oui?
— L’accueil est au premier à gauche, après la porte vitrée. Avant 17 heures, s’il vous plaît, délai de rigueur.
Le vent raréfie l’air, il fait le lit de la tempête. À présent, dedans, dehors, elle est dans sa tête.
La bretelle d’autoroute, puis la départementale contournant Bainville. Le château de Lunéville est planté dans son dos, celui de Bourlémont est assis sur l’horizon. Il cingle cette Lorraine où jadis les grands-parents se sont nidés.
Une fois passé Autreville, il rallie le bas-côté et coupe le moteur. Il a si souvent emprunté cette route, mais en cet instant il ne sait plus par où passer. (Emprunter est le mot, on ne possède pas la voie que l’on suit, on lui appartient.) C’est à gauche qu’il faut aller, il s’en souvient, mais, sous cette voûte ébréchée déchargeant l’averse en rideau, il ne visualise plus la bifurcation.
Il allume la radio. France Musique est de mise. Baruch était plus qu’un amateur, un résident de ce pays-là, un citoyen légitime puisqu’en transit permanent. Haendel, les Neuf airs allemands pour voix soliste, instruments et basse continue. Le timbre radieux de la cantatrice — est-ce Emma Kirkby? — porte la mélodie, épouse les variations, et saisit l’instant aux cheveux.
Haendel l’immigré. De ces cantates profanes ressurgit l’allemand maternel. Baruch lui aussi gardait en sanctuaire une langue d’exil tel le feu sous la cendre.
Baruch ou le baroque embarqué…
Il déglutit, double croche d’amertume.
Il éteint le poste. Da capo, da capo ma diminuendo, les incantations se dissolvent dans la texture de l’air.
Le silence qui suit est de Haendel encore, maïs le soupir entre en lui-même.
Le GPS remplace la modulation de fréquence.
Une autre manière de s’y retrouver.
Pas d’arbres au bord de la route, mais des clôtures à piquets reliés par des fils d’acier galvanisé que les paysans achètent au kilomètre. De loin en loin, un portail de champ ouvrant sur un enclos à foin ou un abri formant remise. La campagne subit la tempête sans vaciller. Placide, elle tient bon. Il n’y a que les hommes pour présumer d’une intention dans les humeurs du ciel. Passé, dans l’échancrure des côtes de Meuse, le village de Coussey, la voix féminine lui enjoint de «faire demi-tour dès que possible». Le carrefour suivant est désert. Il s’exécute devant l’ancienne menuiserie. Des années durant, elle a proposé des cuisines intégrées au goût du jour sans pour autant abandonner la reproduction de l’ébénisterie des jours anciens. Ce temps-là n’a plus cours; le bois vosgien sert-il encore pour les cercueils? Il s’engage finalement sur la route indiquée, qui pleure à grande eau, et ravale ses larmes en ruisseau. Sionne, Midrevaux, Pargny-sous-Mureau, et enfin la maison de retraite. L’allée en gravillons, le parking sous les arbres, le perron. Onze jours auparavant, dans la continuité des jours, il a gravi ces marches sans pressentir que le moment était à l’aguet. Le destin n’a pas de crécelle. L’escalier, deux étages, un troisième.
Le couloir, l’odeur.
Il y va sans se retourner.
La chambre, il y entre sans frapper, comme il fait toujours. Une dame blanche l’occupe, robe de chambre matelassée bleu-gris, col Claudine, cheveux en désordre, regard au-delà de l’horizon. Assise au fauteuil, elle en agrippe les bras et, qui sait pourquoi, retrouve le réflexe d’un sourire:
— Michel? Ah! Michel.
— Excusez-moi. Je cherche… je cherche quelqu’un d’autre.
— Quelqu’un d’ici ?
— Oui, c’est ici qu’il était.
— Alors, vous n’êtes pas Michel.
— Samuel.
— Pas grave.
Samuel balaie la pièce d’un coup d’œil circulaire. S’il a oublié la consigne, il en prend conscience à l’instant, c’est qu’il lui fallait bien, pour un adieu, revoir les lieux. Car les lieux demeurent. Ils ont cette faculté tranquille de persister, de se donner d’un être à l’autre, de transiter.
Les lieux ne font pas de façons.
La penderie est entrouverte. Une seconde robe de chambre de la même étoffe, mais vert céladon. Des robes, un manteau de drap clair et même un pantalon noir sur cintre, vu d’ici en sergé de viscose — ce tissu qu’à la boutique, au temps de la boutique, on désignait en aparté comme du prêt-à-boulocher.
Les vêtements de Baruch, il a dès le jour même, ce jour-là, indiqué qu’on pouvait les donner. Pas les brûler, s’il vous plaît, simplement les donner, le Secours populaire les accepte et les trie, ce qu’il en fait ensuite n’est pas notre affaire.
Le fauteuil, lui, n’a pas bougé. Hier encore, c’est-à-dire il y a peu, il était soudé à Baruch empesé. La dame blanche en bleu-gris matelassé y est installée à présent, mais elle n’est qu’invitée, elle ne fait pas corps avec le siège, pas encore. Elle pourrait se lever et comme un rien trouver une autre place où s’asseoir et soulager ses reins. Il faut du temps, n’est-ce pas, pour apprivoiser les choses qu’on dit inanimées.
Sans le ressentir pleinement, Samuel sonde l’espace. Que reste-t-il de ces années que Baruch a passées dans cette pièce, à lorgner la télévision débats politiques ou matches de tennis, toujours des affrontements — ou bien ouvrir le regard vers la fenêtre dont il avait demandé qu’on retire les rideaux.
La lumière tombait dru et crue: lorsqu’on lui faisait face, Baruch, qui l’avait dans le dos, apparaissait en ombre chinoise. Restait la voix. Les mots eux aussi tombaient dru et crus, pour remplacer les phrases qui souvent peinaient à se former, mais parfois renaissaient et, d’on ne sait où, jaillissaient en essaims.
Sur le seuil, Samuel cherche encore. L’adieu au lieu n’a lieu qu’une fois. La couverture du lit a été remplacée. Celle-ci ne doit pas tenir bien chaud, mais quelle importance, de mémoire de visiteur le radiateur est constamment au taquet.
Tant qu’on ne le prie pas de décamper, Samuel peut poursuivre. Les murs ont toujours été nus, ou vierges, c’est selon. Baruch voulait la place nette et d’un revers de main rejetait toute proposition de garniture. Un cadre métallique est à présent accroché droite du lit, peut-être la pensionnaire s’endort-elle de ce côté-là.
C’est une photographie couleur, demi-format ou un peu plus. Un jeune homme, ou plutôt un homme jeune, sourit sous une fine moustache à la Clark Gable. En blouson de cuir façon RAF, il est debout, la main posée sur le capot d’une Panhard des années cinquante, briquée comme un sou neuf.
Sans doute ce Michel qu’on attendait.
Restaure-t-il encore les véhicules anciens ? Participe-t-il à ces rassemblements qui ont la ferveur des amateurs, salons, rallyes-promenades ou roulages-parades? Ou bien un accident a-t-il brutalement mis fin à sa passion sur une route vosgienne enneigée? Où vont les sapins des Vosges? Michel est-il seulement encore en vie? À supposer que oui, a-t-il pénétré cette pièce où Baruch a vécu? A-t-il respiré cet air confiné? A-t-il ouvert la fenêtre? A-t-il formé le projet de poser des rideaux?
Sur l’unique étagère, dans l’angle de la fenêtre, un pot de géraniums en boutons. Quelques jours auparavant et depuis plusieurs années, la planchette de bois blond (est-ce du sapin vosgien?) était encore garnie de livres. Debout, penchés, ou couchés épars tels des soldats fauchés au champ d’honneur, ils composaient une présence désolée. Des poches cornés en éventail, que Baruch nonchalamment avait demandé qu’on lui apporte pour, disait-il, passer le temps qu’il reste.
Toute sa vie, il n’avait fréquenté que des essais, de Sartre et Beauvoir à Todorov et Grimaldi – de l’humain à l’inhumain -, en passant par Freud, et en évitant soigneusement Lacan. Sur la fin, toujours en éveil, il avait été séduit par le Sapiens de Harari sans pouvoir le terminer: le temps qu’il reste est par nature compté.
Pour autant, aux derniers temps de Baruch, seules les fictions, romans ou recueils de nouvelles, ont eu droit de cité: Asimov et ses robots, Carver et ses égarés, Camus et son étranger. Il lisait lentement, comme pour étirer les heures, et s’attachait à de menus détails, une réplique, un adjectif, une silhouette, une ombre, une ponctuation.
De cette bibliothèque éphémère, Samuel a fait don aussi, sur le coup, sans penser à son aspect testamentaire. Et là, sur le seuil, souriant à demi à cette dame damassée, prêt à prendre congé, il a le sentiment qu’il le regrettera plus tard. »

À propos de l’auteur
TENENBAUM_gerald_DRGérald Tenenbaum © Photo DR

Professeur à l’université de Lorraine, Gérald Tenenbaum est chercheur en mathématique pures et écrivain. Ses publications littéraires s’inscrivent dans de nombreux genres: théâtre, poésie, essai, nouvelles, roman. (Source: Éditions Cohen & Cohen)

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Le grand incendie

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En deux mots
Virginia doit fuir la Californie en proie à de gigantesques incendies. Ianov, du fin fond de sa Sibérie orientale doit faire de même. Enfin Asna, dans le Kurdistan syrien doit faire face à une guerre dont l’une des armes est la terre brûlée. Trois destins, trois exils dont les routes vont finir par se croiser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La guerre, le feu, la fuite

Antonin Sabot confirme tout son talent avec ce roman choral qui va rassembler trois réfugiés climatiques, à la suite de mégafeux qui embrasent la planète. Une fiction dont la probabilité se précise. Est-il déjà trop tard?

Virginia est une rescapée du grand incendie qui a détruit Paradise. Si elle revient dans le Nord de la Californie au moment où de nouveaux feux ravagent la région, c’est qu’elle se sent investie d’une mission. Au milieu d’un paysage ravagé par les flammes, elle veut retrouver son père qui avait fui avec sa mère et ses deux filles pour l’Iowa où il avait tenté de reconstruire une vie qui, il le sentait bien, ne serait plus jamais pareille. Du reste, après avoir touché l’argent de l’assurance et pu acheter une maison modeste dans un quartier modeste, il avait fini par s’enfuir.
Ianov est lui aussi un rescapé, mais du côté de la Sibérie orientale. Lui aussi a vu le feu venir ravager la nature jusqu’alors préservée. On disait que même les environs de Moscou n’avaient pas échappé au fléau. C’est avec un sentiment de honte, de n’avoir pu sauver ses animaux, qu’il revient dans les ruines fumantes de sa ferme, un chemin que sa jument a aussi retrouvé et avec laquelle il entreprend de prendre la route pour une contrée moins hostile. Une biche, puis d’autres animaux vont l’accompagner dans son périple. «Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ?»
Asna vit en Syrie, dans la région autonome du Kurdistan. Elle aussi se bat contre le feu. Faire brûler les récoltes est un moyen de pousser les habitants à fuir la région. Une arme de guerre dans un conflit interminable qui lui a déjà pris son amour de jeunesse et conte laquelle elle se bat de toutes ses forces, ne voulant pas abandonner son pays. Olan, son amant, est plus pragmatique. Il entend quitter ces terres brûlées, se chercher un avenir loin de la guerre.
Aux États-Unis, en Russie et en Syrie, ces nouveaux migrants vont gonfler un flot de plus en plus puissant que des autorités dépassées ne peuvent plus endiguer. Virginia, Ianov et Asna ainsi que leurs proches vont finir par se retrouver. La mémoire du drame qu’ils ont partagé va les souder. Mais pour quel avenir?
Solidement documenté, le roman d’Antonin Sabot fait frémir. Le lauréat du Prix Jean Anglade 2020 pour Nous sommes les chardons confirme son talent pour ancrer ses personnages au cœur de la nature, même lorsqu’elle est la proie aux flammes. Mais c’est sans doute ce paroxysme qui révèle les hommes dans ce qui les constitue au plus profond d’eux-mêmes.

Le grand incendie
Antonin Sabot
Presses de la Cité
Second roman
288 p., 21 €
EAN 9782258202009
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé aux Etats-Unis, notamment dans le Nord de la Californie et en Iowa, en Russie et principalement en Sibérie orientale et enfin en Syrie, dans la zone occupée par les Kurdes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours ou dans un futur proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Durant un été où le ciel du monde entier s’est couvert de rouge feu, Virginia, Ianov, Asna et Olan deviennent des naufragés du feu, face à la nature, face à ce que nous lui avons fait et à ce qu’elle nous fait en retour. Ils vont traverser la planète et se retrouver à New York, où leur destin les attend…
En Californie, Virginia, éleveuse de chevaux, rescapée du premier mégafeu à avoir rasé une ville entière, celle de Paradise, quinze ans plus tôt, est à la recherche de son père dans un État aujourd’hui ravagé. Au cœur de la Sibérie, Ianov, ancien soldat parti s’isoler dans une ferme que les flammes viennent de détruire, emmène sa jument blessée pour un dernier voyage, dans lequel le rejoignent des animaux sauvages. Au Kurdistan, Asna et Olan combattent la politique de la terre brûlée des terroristes et quand leur dernier champ de blé disparaît, ils finissent par fuir.
Tous vont traverser la planète pour se retrouver là où leur destin les attend.
Ce roman choral visionnaire et saisissant, nourri de notre réalité, a toute sa place au côté du Grand Vertige de Pierre Ducrozet ou encore de 2030 de Philippe Djian. On y apprécie la plume sensible à la nature d’Antonin Sabot, lauréat du prix Jean Anglade du premier roman en 2020 avec Nous sommes les chardons.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« 1
États-Unis, nord de la Californie
Virginia était sortie de son pick-up au niveau du panneau Bienvenue à New Haven, un quartier chaleureux où il fait bon vivre. Au-delà, plus une maison, juste quelques pins maigres et noirs qui s’élevaient çà et là. Calcinés. Le quartier avait été littéralement abandonné aux flammes. Des maisons, il ne restait que les minces structures en acier qui les supportaient encore quelques jours auparavant, répondant au quadrillage des rues tracées en damier.

Un monde miniature, qui ne se réveillerait plus. À la taille des habitations on devinait qu’il ne s’agissait pas d’un quartier riche. Ce n’est pas là que les pompiers avaient dû concentrer leurs efforts. L’auraient-ils fait, seraient-ils parvenus à le sauver ?

Le feu arrivé du nord avait attaqué les alentours d’Arcadie. Jusqu’au dernier moment, les autorités avaient espéré pouvoir préserver la ville. Mais, une nuit, le vent avait tourné. L’évacuation avait eu lieu dans l’urgence et chacun n’avait sauvé que ce que pouvait contenir sa voiture. Bizarrement, la plupart des gens se retrouvent à attraper en catastrophe quelques papiers, leur téléphone portable, un ordinateur, leur téléviseur, une peluche pour les enfants, et parfois une arme s’ils en possèdent une. Savoir qu’un risque existe ne suffit pas à en accepter les conséquences. Imaginer que tout peut disparaître serait trop lourd à porter.

Dans les décombres, on devinait aux carcasses de machines à laver et de sèche-linge l’emplacement des buanderies. Et aux tuyaux et robinets tordus celui des cuisines et des salles de bains.

La proximité des maisons avait favorisé la propagation des flammes. Le quartier avait été rayé de la carte en moins d’une heure d’après le journal télévisé local. Mais l’information n’était restée qu’un court temps à l’antenne, car le feu avait poursuivi son œuvre dévoratrice et d’autres lotissements plus cossus avaient été à leur tour menacés. Ce reportage avait suffi à décider Virginia à venir jusque-là.

Ce qui l’avait attirée, c’était que ce lotissement aurait pu pousser n’importe où. Elle-même avait grandi dans un quartier ressemblant à celui-ci, dans une maison à peine plus grande, avait fait du vélo dans une impasse où les voisins avaient toujours un œil dehors. Pour « nous protéger les uns les autres », disaient-ils. Elle descendait du bus scolaire à deux pas de chez elle, mais faisait un détour en rentrant pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à récupérer dans la décharge que constituait le jardin du vieux Morris, elle traînait dehors en short court pour manger de la crème glacée avec sa petite sœur les soirs d’été, quand la chaleur infernale des journées s’apaisait un peu. Ensemble, elles regardaient les « grands » du quartier faire les idiots devant leurs voitures avant de partir au cinéma, ou au bar, ou sur quelque parking où les mecs peloteraient les filles qui se laisseraient à moitié faire en riant. Avec sa petite sœur, elles pensaient que c’était à peu près le paradis. À peu près seulement, car les histoires de garçons ne les intéressaient pas encore. Les petites filles de New Haven devaient croire la même chose avant que la désolation ne vienne frapper. Comme elle avait frappé le quartier de Virginia à la fin des années 2010.

Avant de prendre la route, elle avait voulu revoir l’effet des flammes sur la fragile grandeur du rêve américain. Est-ce que des vies entières de labeur peuvent vraiment s’envoler en aussi peu de temps que le disent les journaux ? Une heure pour tout un quartier, une heure pour toutes ces vies. Cela faisait quoi ? Cinq minutes chacun ? Même pas. Les petits pavillons de banlieue avec garage, bordés d’un carré de pelouse bien tondu, flamant rose en déco, arrosage automatique, volets roulants et climatisation en option, s’effondraient sous le poids des ambitions de leurs propriétaires. Un songe dont elle avait elle-même été sortie avec fracas, âgée d’à peine quatorze ans, quand sa maison, censée les protéger, était partie en fumée.

Pendant plusieurs mois, ils avaient été hébergés dans un gymnase municipal, avec certains de leurs anciens voisins. Ceux qui n’avaient pas péri dans leur voiture, pris au piège. Mais cette fois, il n’y avait plus de murs pour les séparer les uns des autres, seulement de fins rideaux gris, accrochés à des montants métalliques. Les « grands » ne faisaient plus les idiots, et les adultes ne surveillaient plus les impasses à l’arrière des maisons.

L’équipe d’une chaîne d’information en continu s’était introduite dans le gymnase. Ils avaient dû soudoyer un employé de la mairie pour entrer, ou peut-être s’étaient-ils faufilés après l’un des rescapés pour filmer leurs conditions de vie. D’ordinaire, ces types tournaient des reportages sur des Cubains qui traversaient l’océan sur des radeaux de fortune, ou des victimes de tsunami à l’autre bout du monde. De pauvres étrangers. Et ça ne choquait personne. Cette fois, « ceux du Gym », comme on avait fini par appeler les réfugiés, n’étaient pas d’accord pour que l’on montre la misère dans laquelle ils étaient tombés, la queue pour aller aux toilettes ou aux douches, la bouffe immonde qu’on leur servait et les habits sales de leurs gamins.

« Ça vous aidera à obtenir de meilleures conditions de vie », avaient argué les types de la télé. Mais ça n’avait rien changé. Au contraire, le Gym avait été fermé trois mois plus tard par les autorités prétextant l’insalubrité du lieu, et ses occupants avaient dû chercher à se loger ailleurs. Virginia et sa famille étaient parties chez une cousine, dans les Grandes Plaines, loin des forêts.

Durant toute cette période et après avoir fait une crise de nerfs le premier jour dans le gymnase, son père n’avait plus dit un mot. C’est sa mère qui avait dû expliquer leur situation aux agents de la FEMA, l’agence fédérale en charge des situations d’urgence, à l’assistante sociale envoyée par la mairie, et qui avait interdit au cameraman de les approcher, elle et sa famille. La petite sœur de Virginia ne desserrait les lèvres que pour laisser s’en échapper une plainte que seule parvenait à calmer leur mère en la prenant sur ses genoux.

Une foule de détails remontait en Virginia alors qu’elle posait les yeux sur le quartier dévasté de New Haven. La police n’avait même pas pris le temps de poser des rubans pour délimiter les lieux interdits d’accès et aucune patrouille ne semblait vouloir passer, signe que personne ne craignait les pillards. Il n’y avait rien à voler. Repérant la carcasse d’un vélo d’enfant, la jeune femme se prit à espérer que les habitants de New Haven seraient mieux traités qu’elle ne l’avait elle-même été. Elle en doutait pourtant. Tant de monde avait perdu sa maison cet été. Peut-être n’auraient-ils même pas le droit à un coin de gymnase et devraient-ils se contenter d’une place sur un parking de supermarché pour dormir dans leur voiture.

Une odeur écœurante de plastique brûlé régnait encore sur le quartier et Virginia dut s’arrêter, s’asseoir sur le bord d’un trottoir pour reprendre son souffle et ne pas vomir. Au fond de son estomac, il y avait à nouveau cette sale crampe vicieuse qui remontait, celle qui ne l’avait pas lâchée pendant des mois après l’incendie de sa ville, la dislocation de sa famille et le départ de son père désormais mutique. Elle ouvrit la bouche en grand, cherchant de l’air.

On aurait dit un matin brumeux. Mais les matins brumeux ne vous prennent pas à la gorge dans des relents suffocants. Regardant autour d’elle en attendant de recouvrer des forces, elle ne pouvait voir au-delà de la première rangée de maisons. Le reste était englouti dans un voile gris de poussière. Plus rien ne tenait debout hormis les arbres séparant les allées et qui devaient donner il y a peu à ce pauvre quartier un faux air de village de vacances. Vêtus de suie noire, privés de leurs branches basses et de leurs aiguilles, ils se tenaient là, raides et gauches comme à un enterrement.

Il fallait chercher au sol les dernières traces de la vie du quartier : sur la pelouse en face d’elle, les restes fondus d’un cabanon de jardin et de chaises longues avaient laissé des empreintes rectangulaires et sombres. Calquer sur ce paysage de cendres des images de petits bonheurs comme un bain de soleil ou une après-midi de jardinage lui était impossible. L’incendie a ceci de radical qu’il efface toute image du passé, pensa Virginia. Il annihile en nous ce qui existait auparavant. Tout ce qu’elle parvenait à imaginer ici, c’était le rideau de flammes qui s’était fermé sur les scènes de son adolescence, vingt ans auparavant.

Depuis, il y avait à nouveau eu de gigantesques incendies dans l’Ouest américain. Chaque année, on atteignait de nouveaux records. C’était la seule manière que les journaux télévisés avaient trouvée pour faire sentir le caractère exceptionnel de ces feux. Mais l’exceptionnel se répétant chaque année ne faisait plus autant recette. Virginia, elle, ne trouvait aucun feu aussi cauchemardesque que celui qu’elle avait elle-même nommé « mon incendie ». D’ailleurs, les journalistes s’y référaient encore aujourd’hui comme à un étalon macabre. Aussi Virginia prenait-elle un soin particulier à couper toute source d’information pendant la période des feux. Période qui se faisait de plus en plus longue au fil des ans.

Il lui avait fallu de nombreuses années pour dépasser sa terreur. Longtemps, elle s’abstint de se rendre dans les restaurants branchés où la dernière mode imposait d’installer une cheminée vitrée, alimentée par du gaz, bien en vue face à la salle. Elle ne supportait pas plus leur version bas de gamme où un écran de télévision diffusait en boucle la vidéo d’un foyer où brûlait perpétuellement la même bûche. Même devant ces simulacres, elle était prise de panique et se recroquevillait en elle-même pour ne pas laisser remonter les souvenirs des cris d’horreur de sa petite sœur et ceux de ses parents les pressant vers la voiture familiale, ce matin d’été où le ciel était devenu noir de fumée et où le crépuscule avait été mis à mal par les lueurs rouges des arbres et des maisons en feu. La mode avait fini par passer et Virginia était retournée au restaurant.

Elle était venue à Arcadie, Oregon, sans bien savoir ce qu’elle cherchait. Quelques jours auparavant, elle avait allumé sa vieille télévision alors qu’elle savait que les infos ne feraient que parler des incendies ravageant la côte Ouest, plus grands que jamais. Pourquoi, alors qu’elle s’appliquait depuis de nombreuses années à ne pas le faire, à petit-déjeuner sans toucher à la radio, seulement en fixant du regard les chevaux dans le corral et à ne penser qu’à eux, à essayer de deviner, rien qu’à leur allure, comment ils allaient, à imaginer la séance de dressage qui s’annonçait, à la balade plus tard dans la matinée et peut-être aux travaux l’après-midi ? Elle n’aurait su le dire. Cette saison durant laquelle elle se coupait de l’extérieur la reposait. Le monde autour se limitait aux clients venant prendre des nouvelles du débourrage de leur bête et accueillant les progrès accomplis par des sourires discrets mais persistants. Ils étaient rarement du genre à parler des nouvelles. Pour eux, l’horizon se limitait aux résultats du rodéo du week-end précédent et à l’affiche du suivant. Ça lui allait bien. Ce monde un peu fermé sur lui-même, elle avait tout loisir de le dépasser en hiver quand le travail au ranch se faisait moins pesant et qu’elle retrouvait le temps d’écouter le brouhaha du monde.

Mais cette année il avait été difficile de ne pas entendre parler des incendies. Leurs nuages étaient arrivés jusqu’aux limites de l’État. Certains matins, la lumière était si étrange, d’un jaune presque vert, que les bêtes piaffaient dans leurs stalles. Certains disaient qu’il y avait davantage d’oiseaux, car ceux-ci avaient fui l’Ouest pour se réfugier dans les Plaines. Alors, même ses clients les plus bornés lui en touchaient un mot, demandant si ça n’affectait pas le dressage des chevaux.

« C’est vrai quoi, paraît que les bêtes, ça flaire des trucs que nous on sent pas. »

Elle se raidissait et ne répondait rien. Ils n’insistaient pas. Ils savaient tous qu’elle en venait, de cet Ouest en proie aux flammes, et ils ne la poussaient pas plus loin lorsqu’ils la voyaient se rembrunir. Ils savaient qu’il valait mieux la boucler. Et aussi que l’état d’esprit du dresseur influe sur l’animal dont il s’occupe. Ils ne voulaient pas risquer de compromettre l’éducation de leur bête.

N’empêche, ils en avaient parlé et elle avait allumé la télévision. Un vieux machin posé sur son frigo dont sa sœur se moquait les rares fois où elle venait la voir depuis le Canada, où elle s’était installée. Elle lui avait même proposé de lui en offrir une plus grande, plus fine, plus moderne. Virginia avait toujours refusé. Un petit écran un peu flou, ça suffisait pour faire entrer le monde dans sa cuisine sans lui donner trop de place. C’était déjà beaucoup pour se confronter à ses démons comme elle s’était enfin résolue à le faire.

Elle avait vu les images d’Arcadie : il y avait des dizaines d’incendies en cours dans le pays, et ils remontaient jusqu’à Seattle, beaucoup plus au nord qu’à l’habitude. On n’était qu’au milieu de la saison et les pompiers étaient déjà exténués. Sur toutes les chaînes les reporters s’époumonaient à annoncer le pire été que l’on ait jamais connu. Elle avait failli éteindre la télévision. Ne plus entendre, ne plus voir. Mais elle s’était rendu compte qu’elle ne tremblait pas, qu’elle ne frissonnait plus. Elle s’assit tout de même, mais elle parvint à regarder tout un bulletin sans éprouver l’envie de pleurer. Elle se sentit même un peu fascinée par l’ardeur des flammes avalant des arbres dans une forêt qu’elle avait peut-être arpentée enfant. Elle s’interdit cependant ce sentiment et eut un rictus de dégoût en pensant à tous ces gens qui devaient passer leur journée à regarder des hectares de forêts partir en fumée, des hélicoptères de pompiers et des Canadair s’escrimer à les ralentir, dans un ballet de colibris impuissants. Absurde. Pour elle, on n’avait pas le droit de regarder ça si l’on n’avait pas connu la peur du feu.

Peu après, elle avait confié les chevaux en cours de dressage à un collègue qu’elle estimait, s’était excusée auprès des propriétaires, les avait remboursés et avait jeté ses affaires dans son pick-up, pour partir vers les forêts en feu de son adolescence.

S’appuyant sur un compteur électrique à moitié fondu, elle parvint à se relever. Elle avait abandonné un peu plus haut son véhicule. Une rue sans plus aucune maison qui la borde, ce n’est plus une rue, pensa-t-elle avant de grimper dans son pick-up. Ce n’est plus le fil qui relie nos vies, qui ouvre la possibilité d’aller voir ailleurs ou de revenir sur nos pas.

Elle sortit du lotissement et descendit la rue principale menant au centre-ville.

Elle traversait des quartiers épargnés mais largement vidés de leurs habitants. À un barrage, elle prétexta, après que les policiers eurent examiné ce qu’elle transportait, venir aider des proches puis demanda où elle pourrait manger. Les policiers étaient épuisés par les nuits et les jours passés à patrouiller. Sous les linges mouillés censés les protéger de la poussière en suspension, elle comprit tant bien que mal leurs explications hachées par une respiration trop courte. Virginia se demanda s’ils seraient vraiment capables de faire quelque chose si des pillards venaient par ici.

Deux pâtés de maisons plus loin, dans la lumière de plus en plus sombre de l’après-midi, l’enseigne rose du Patty’s Diner clignotait comme une tache de couleur dans une photographie en noir et blanc. En se garant sur le parking vide, elle essaya de distinguer si c’était vraiment ouvert, mais on avait visiblement abandonné l’idée de garder les vitres propres, et la couche de crasse l’en empêcha.

2
Russie, Sibérie orientale
Ianov avait retrouvé la jument qui tournait en rond dans la cendre. D’un pas hésitant, elle longeait la barrière principale du corral et, arrivée à son extrémité, faisait demi-tour, revenait à son point de départ, s’arrêtait un instant devant l’entrée et repartait. Pourtant, il ne restait plus la moindre barrière. La bête suivait le souvenir de son enclos, inscrit dans ses muscles meurtris. À chaque foulée, elle soulevait de maigres volutes poudreuses. Aveugle, elle ne parvenait pas à s’arrêter, ses pieds la faisaient souffrir dès qu’elle les posait. Le sol était encore chaud, du moins le craignait-elle.

À chaque tour de piste, elle levait la tête pour humer l’air suffocant. Elle cherchait une trace de son poulain. Rendue folle par les flammes, elle avait fui aussi loin qu’elle avait pu, probablement vers le lac Noir. En tout cas, c’est ce qu’imaginait Ianov, qui ne voyait pas d’autre moyen pour elle d’avoir survécu alors que tout avait brûlé sur des hectares alentour. Les seuls arbres encore debout se dressaient sur la petite île au milieu de l’étendue d’eau où flottaient des bouts de bois calcinés. Peut-être la jument était-elle parvenue à nager jusque-là, peut-être n’était-elle pas encore aveugle au moment de se jeter dans les flots, ou alors elle s’y était précipitée et n’avait atteint l’îlot que par chance. Ensuite, son instinct l’avait ramenée à la datcha. Son poulain, lui, n’avait pas réussi à échapper aux flammes.

Sentant son maître approcher, la jument secoua la tête et racla le sol de sa jambe meurtrie.

« Je suis là », souffla Ianov, incapable d’en dire plus pour la rassurer alors qu’il savait l’avoir abandonnée.

Quel genre de maîtres sommes-nous, nous qui prétendons posséder les animaux, mais qui les laissons dans notre fuite ? se demanda-t-il. Qui sommes-nous, pour prétendre prendre soin d’eux, les élever, si nous les oublions au premier danger pour sauver notre propre peau ?

Il avait tout largué derrière lui, avait ouvert les enclos, fait grimper son chien dans la camionnette et s’en était allé. Un peu plus loin, le chien, pris de folie, avait sauté par cette fichue vitre qui ne remontait plus, et avait détalé vers les fourrés. Ianov avait crié pour le faire revenir, mais n’avait pas essayé de le rattraper. C’était bien trop dangereux. Inutile.

Il alla chercher un bidon d’eau dans son van et donna à boire à la jument, lui nettoya sommairement les naseaux.

« Là, là. Doucement. »

La bête, encore nerveuse tout à l’heure, s’était un peu calmée depuis le retour de Ianov. Il l’attacha à un bout de portail en fer et alla fouiller dans les décombres.

Il ne restait presque rien de la ferme où il vivait depuis vingt ans. Même le fourneau n’était plus qu’un tas de tôle tordue. Quelques bouts de ferraille et de céramique traînaient çà et là. Tout ce qu’il avait construit de ses mains reposait à ses pieds. Sur la dalle de béton couverte de cendre gisaient des têtes de pioches et de pelles, des embouts de perceuses, comme des caractères noirs d’une langue inconnue sculptés sur une page grise et mouvante. Ianov se retourna. Ses pas laissaient eux aussi des signes inintelligibles sur le sol.

Il fut pris de vertige. Il se sentait propulsé dans un autre monde, dans une réalité où il n’aurait jamais construit cette maison, n’aurait jamais rangé ses outils les uns à côté des autres sur l’établi dans un ordre qu’il aimait apprécier chaque fois qu’il quittait la pièce, jetant un regard par-dessus son épaule comme pour s’assurer qu’aucun ne tentait d’échapper à sa surveillance. Dans ce monde, il n’aurait pas eu tous ces animaux autour de lui, et il ne les aurait pas laissés périr dans les flammes.

Il voulut s’appuyer à l’encadrement de la porte pour reprendre ses esprits et manqua tomber. Il n’y avait plus ni porte ni encadrement. Rien que le vide d’une vie effacée. Il plia sa longue carcasse en réprimant la douleur qui fusa dans ses reins fatigués pour s’accroupir un moment. Il était à court d’air. Il prit sa tête entre ses mains. Passer les paumes sur ses cheveux tondus bien ras lui procurait depuis tout petit une sensation d’apaisement, relaxante. Mais ça ne fonctionnait plus. Quand il parvint à se lever, le sol avait enfin cessé de tourner. L’univers entier avait lui aussi comme suspendu sa rotation. Ianov retourna auprès de la jument. Elle était tout ce qui lui restait.

Les animaux sont les seuls innocents dans cette histoire, et pourtant ils sont les premières victimes, pensa Ianov. Comprennent-ils seulement ce qui se passe ? Voient-ils que nous sommes les responsables, et pour cela nous jugent-ils ?

La bête s’était calmée et il s’approcha d’elle, tâchant d’évaluer la gravité de ses blessures. Les brûlures avaient mis sa peau à nu, rosâtre et boursouflée sur toute sa tête jusqu’aux naseaux, et sur les flancs. Sa crinière avait disparu. Seul le haut de son dos, vers le garrot, semblait préservé. Ianov n’avait jamais vu ça et ne savait pas si elle pourrait survivre. Il se dit qu’il devrait la faire soigner. Il n’y avait rien d’autre à sauver à la ferme.

Il détacha la jument et la tira vers sa vieille camionnette, mais elle refusa de monter. Ianov tenta bien de la cajoler, de lui parler à l’oreille, mais rien n’y fit. Il essayait de la pousser, mais c’est lui qui tombait dans la cendre encore tiède. Il était couvert de poussière et le cheval raclait le sol. Où qu’il la touchât, il la faisait tressaillir de souffrance. Elle était un paquet de nerfs qu’il craignait de faire vriller. Il ne voulait pas qu’elle s’échappe, aussi l’attacha-t-il à l’arrière du fourgon. Il la conduirait jusqu’à la ville la plus proche. Mais le camion refusa lui aussi de démarrer. Il aurait pu le réparer si ses outils n’avaient pas été détruits. Il ne jura même pas de frustration.

Peut-être que la jument ne voulait pas abandonner l’endroit où son poulain avait péri. Pas comme ça, en tout cas. Pas en montant dans un van défoncé dont on baisserait le hayon comme celui du camion menant à l’abattoir. Alors, il la prit par la longe et partit droit devant. Vers l’est.

Pourquoi cette direction qui ne menait nulle part ? Il n’en savait rien. L’idée de faire soigner l’animal s’était évanouie et il n’y avait pas de direction meilleure qu’une autre pour l’accompagner dans son dernier voyage.

« Je peux bien faire ça pour toi, ma vieille », avait-il chuchoté.

Devant l’immensité de la taïga dévastée, il n’avait pas de but. Pas de refuge en vue, pas de ferme encore debout où il pourrait offrir un ultime repos à sa jument. Il voulait juste marcher encore une fois à son côté, sentir son flanc tout contre son épaule, la rassurer quand elle ne saurait où poser les pieds, l’aider à se coucher quand elle ne voudrait plus continuer et attendre auprès d’elle qu’elle s’éteigne.

Ils avançaient lentement, péniblement. Tous deux couverts d’une même croûte de cendre et de sueur mélangées. On aurait eu bien du mal à dire où commençait l’homme et où finissait l’animal. Ianov essayait de reconnaître les endroits où ils passaient, mais le paysage ne se ressemblait plus. Il lui fallut un effort intense pour distinguer la butte qui marquait la fin de ses terres. De toute façon, au sein de cette immensité, cette frontière n’était que théorique. Les limites de terrains ne servaient qu’aux ingénieurs moscovites qui ordonnaient les coupes de bois depuis leurs ordinateurs et envoyaient les coordonnées GPS aux bûcherons. Ici, chacun s’arrangeait avec ses voisins, si par miracle il en avait, pour savoir où cesser d’exploiter. Et même les bûcherons des grandes compagnies forestières savaient s’arrêter avant vos bois pour ne pas trop vous déranger.

Comme tout cela lui paraissait lointain et étrange, maintenant. Ni les lignes de démarcation ni la topographie n’avaient plus aucun sens. Lorsqu’il atteignit enfin la butte où s’arrêtait son lopin, il marqua une pause et en entreprit l’ascension. Au sommet, il put embrasser du regard une grande partie de la plaine alentour. Aussi loin que son regard portait, plus un arbre ne coupait l’horizon. À l’est, le ciel était noir de cendres. Ailleurs, il était d’un gris terne, masquant le soleil et effaçant les quelques reliefs du paysage.

Ianov observa sa jument. Elle était bizarrement calme et il crut tout d’abord qu’elle était près de mourir. Il la caressa et elle montra apprécier encore le contact de cette main amie. Ianov soupira en pensant aux dernières semaines écoulées durant lesquelles il aurait pu, peut-être, mettre ses animaux en sécurité si seulement il avait compris ce qui risquait de se passer. Mais personne n’avait imaginé si grand feu.

Les incendies avaient débuté près de Moscou. La capitale russe avait l’habitude de passer la fin de l’été un foulard noué sur la bouche. Les fumées pouvaient venir de loin. Chaque année, une partie des forêts environnantes se consumait. Si le vent était défavorable, il charriait un air vicié qui venait ajouter à la pollution suffocante de juillet et d’août. On demandait aux vieux de rester chez eux, de ne plus descendre discuter ou jouer aux échecs dans les parcs. On faisait comprendre aux vieilles qu’il valait mieux cesser un moment de sortir nourrir les chats errants de leur quartier. Celles qui le faisaient tout de même se plaignaient aux passants de ces restrictions stupides. Selon elles, on pouvait mesurer la gravité des incendies à la maigreur des chats moscovites.

« Regardez comme ils sont malingres, cet été. Il n’y a donc personne pour se soucier d’eux ? »

Mais les passants n’écoutaient guère les vieilles. Ils étaient même plutôt contents que quelques-unes de ces sales bestioles finissent par crever de faim. Ça ferait moins de crottes et d’odeur de pisse dans les halls d’immeubles.

Ce qui les embêtait, eux, c’était de devoir porter toute la journée un linge humide devant la bouche et le nez, qui faisait que cet abruti de marchand de tabac prétendait ne pas les comprendre et qu’il en profitait pour essayer de leur refourguer un paquet des cigarettes sur lesquelles il tirait la meilleure marge, des Kosmos ou des Balkan Star infumables. C’est sûr qu’il faisait semblant, il le savait bien, ce qu’on prenait d’habitude. Les mêmes américaines light depuis des années.

Ceux qui ne fumaient plus, ou un peu moins, avaient aussi leurs soucis. Comme de ne plus pouvoir faire leur jogging pour avoir l’air en forme au bureau à la rentrée. Leur patron, lui, comme tous ces enfoirés de riches, pouvait continuer tout l’été à le faire, son jogging, puisque naturellement tous ces gens-là passaient l’été dans leurs jolies datchas, loin de la fournaise moscovite.

Mais cette année, c’était comme s’ils avaient emporté le feu dans leurs bagages. La forêt avait été fragilisée par des étés toujours trop secs et de plus en plus chauds, et sans aucune logique le feu émergeait dans des endroits jusque-là préservés. Les charmantes maisons de campagne, souvent construites au milieu des bois – « Tu verrais comme c’est pittoresque », se vantaient-ils à leur retour –, avaient été détruites.

C’était la première fois que les incendies avaient autant avancé en Sibérie. Ianov n’avait jamais rien connu de tel. Il avait presque pu voir les flammes arriver depuis l’ouest, passer sur lui et continuer vers le Kamtchatka. Enfin, il n’aurait rien vu du tout s’il n’avait pas sauté dans sa camionnette et fui vers le nord. Là-bas, les bois s’arrêtaient et il pensait pouvoir se mettre en sécurité. Depuis une colline, il avait regardé le feu dévaler la plaine comme un troupeau incontrôlable. Il ignorait combien de temps exactement avait duré l’incendie. Plusieurs jours, puisqu’il avait le souvenir d’avoir dormi et de s’être réveillé tantôt affalé sur le volant de sa camionnette ou le dos contre les roues, tourné vers la forêt en train de se consumer. Une fois où il faisait nuit, il avait cru rêver devant les ombres dansantes projetées par les flammes monstrueuses. Elles montaient à dix ou vingt mètres au-dessus de la cime des arbres comme si ceux-ci n’étaient qu’une mer arrosée de pétrole qui flambait.

Pendant tout ce temps, la ligne des arbres au loin se découpait sur fond écarlate. Puis, dans un immense craquement qui dura plusieurs heures, elle s’affaissa, effacée à son tour par le feu. Au dernier jour, peut-être le sixième, avait-il estimé à la longueur de sa barbe, on ne voyait plus qu’un enchevêtrement de troncs rongés et quelques fûts debout mais dépourvus de branches, des épouvantails d’arbres. La surface de la terre s’était couverte d’un linceul monochrome aux nuances anthracite et grège. Ciel au diapason.

Incapable de réfléchir, il avait grimpé dans sa camionnette et était reparti sans réaliser que ce qu’il appelait « ma ferme » ne serait plus qu’une ruine fumante. Pas un seul instant il n’avait songé à se rendre dans la ville la plus proche, à aller trouver une autorité à laquelle déclarer le sinistre. À quoi bon ? Personne ne se préoccupait d’arbres brûlés. Il y en avait tant que ça ne faisait pas grande différence pour ceux qui ne vivaient pas dans les bois. Et plus personne ne vivait là, à part Ianov et quelques autres fermiers que les citadins prenaient pour des fous ou, dans le meilleur des cas, des arriérés. Même les forestiers s’en foutaient pas mal, des feux de forêt. Ils avaient de telles étendues à leur disposition et de telles machines mangeuses d’arbres, qu’ils se moquaient de devoir aller plus loin pour exploiter ce qu’il y avait à tirer de la forêt. Ianov ne pouvait imaginer que, cette fois, même les forestiers les plus brutaux et les citadins les plus endormis ne vivaient plus que rivés à leur poste de télé.

Il roulait sur la route réduite à un bout de goudron fondu et boursouflé. On ne voyait plus le moindre brin de verdure. Il s’était arrêté, était descendu vérifier que ce n’était pas son pare-brise sale qui l’empêchait de bien voir. Le silence l’avait frappé comme la balle des snipers qu’il redoutait lors de son service en Ingouchie, des années auparavant. Cette balle qui n’était jamais venue l’avait atteint en pleine poitrine. Il avait dû se retenir à la portière de la camionnette.

La nature n’a rien de silencieux, contrairement à ce que pensent ceux qui ne la fréquentent que le week-end ou pour leurs vacances. La nature, ce n’est pas le calme de quelques feuilles froissées tombant au sol. La forêt telle que Ianov l’entendait était un tumulte de discussions animales, des cris d’alarme et de détresse, depuis les appels de ralliement des loups aux hululements des chouettes se disputant le territoire, du jeu du vent avec les arbres et des arbres avec le vent. En arrivant ici, il avait d’abord cru trouver le silence, car ses oreilles avaient été assourdies par le bruit des tirs de mortier, du roulement des tanks et des explosions de bombes artisanales. Puis ses sens avaient guéri du trop-plein de bruit, et il avait appris à vivre entouré de la rassurante clameur de la forêt.

Mais plus un son ne provenait de la nature morte. Le battement de son cœur à ses tempes était le bruit le plus terrible qu’il ait entendu depuis celui des balles claquant autour de lui.

Le plus difficile face au silence, c’est de savoir combien de temps il va durer. Ianov n’osait pourtant pas le rompre. Il avait reculé doucement pour se réfugier dans la cabine de la camionnette, et le moteur crachotant l’avait réconforté. Il avait conscience d’avoir cessé de respirer tout le temps qu’il était resté dehors. Soudain, les images de ses animaux lui étaient revenues et il avait démarré, espérant qu’un miracle aurait permis à certains de fuir.

Était-ce bien un miracle qui avait sauvé son cheval, ou plutôt une malédiction dont il devrait supporter le poids pour racheter les fautes de l’humanité ? Les premiers mois de son installation dans la taïga, Ianov avait pris l’habitude de voir des signes dans les petits événements du quotidien. Que ce soit la construction de sa grange, sa jument qui avait eu un poulain en bonne santé, ou un semis qui germait à merveille, cela l’aidait à supporter l’isolement. Imaginer une volonté invisible lui donnait une raison supérieure pour avancer dans son projet, quand la plupart de ses anciens camarades, en tout cas ceux qui n’avaient pas été recrutés par des compagnies de sécurité privées, avaient sombré dans la vodka. Puis petit à petit, il avait abandonné cette habitude de donner une raison à tout. La succession des jours et des saisons avait fini par lui suffire. Il s’était fondu dans le temps vivant de la nature, qui n’a pas besoin, lui, de justification. On pourrait croire que sa première attitude relevait du mysticisme, de la religiosité, mais il avait appris que c’était le contraire. La vraie mystique, la vraie foi, se tient dans l’acceptation, dans la communion avec le vivant.

Mais ce feu était trop gros pour son stoïcisme de néophyte. Il venait à nouveau bousculer l’équilibre qu’il pensait avoir trouvé. Il fallait une raison à ce déchaînement de violence. Il posa la main sur le garrot de sa jument, et la tira de l’avant. L’accompagner dans son dernier voyage était sa mission d’homme perdu dans l’immensité brûlée.

3
Syrie, région autonome du Kurdistan
Avant de sortir de l’épicerie abandonnée qui lui servait de logement, Asna saisit le lourd manteau militaire qui reposait sur l’unique chaise de la pièce. C’était son ancien petit ami qui le lui avait offert avant de partir au combat et de ne jamais en revenir. Elle le haïssait pour cela aussi fort qu’elle l’avait un jour aimé. Mais elle n’avait pas le temps de s’abandonner à la nostalgie. D’ailleurs, elle avait décidé depuis longtemps de ne plus penser à cet homme qui l’avait tant fait souffrir. Il n’était plus là pour la protéger, alors que les sirènes retentissaient pour la seconde fois dans le mois. Comme elle avait espéré ne plus avoir à les entendre ! Combien de prières silencieuses avait-elle adressées à une entité en laquelle elle ne croyait pas vraiment, mais qui par moments la réconfortait ? Elle n’aurait su le dire, mais elle les avait crues exaucées. Le temps des moissons était si proche, ça aurait bien été le diable ! Le Mal avait sans doute décidé d’attendre le dernier moment pour frapper et anéantir les espoirs d’Asna et des siens. Les champs brûlaient et toutes les personnes valides du village se précipitaient pour essayer de sauver ce qui pouvait encore l’être.

« Olan ! T’es sourd ou quoi ? La sirène ! Lève-toi ! » lança-t-elle à l’homme qui avait partagé sa nuit et sommeillait sur le matelas pourri posé au pied du vieux comptoir de la boutique.

Elle poussa précipitamment la porte battante calfeutrée avec des planches de bois et le vent agita ses cheveux qu’elle n’avait pas pris le temps d’attacher, lui apportant l’odeur lourde des blés en flammes. Elle noua son épais foulard autour de sa tête et le plaqua sur ses lèvres. L’amère senteur envahit sa bouche. De toutes les maisons, les habitants sortaient, s’habillant à la hâte, rameutés par la sirène qui hurlait. Courant le long des dernières maisons du village, Asna dépassa des vieux qui se dirigeaient vers les champs et elle se retint de leur crier de rentrer chez eux. Ils n’avaient à gagner, en venant contempler le massacre, que de ces regrets dont leurs vies étaient déjà tissées.

Asna se souvint des vergers qu’il y avait là quand elle était petite fille. Chaque famille en possédait un et le transmettait de génération en génération. Il y avait un figuier qui vous donnait des fruits comme du miel, des abricotiers, des pruniers, un citronnier et des grenadiers qui portaient des fruits aux mille graines. Quelques pieds de vigne, bien sûr. L’héritage, ici, c’était les arbres, pas la terre.

« C’est elle qui nous possède », disaient les vieux.

Mais si c’est la terre qui nous possède et nous retient, se demanda Asna, que faire lorsqu’elle est ravagée et n’a plus rien à nous offrir ? Les anciens n’avaient pas appris cela aux jeunes. Ils ne s’étaient pas attendus à devoir répondre à une telle question.

Asna grimpa sur le tertre qui séparait les champs du village et faillit s’évanouir. Sous la fumée noire et grasse s’élevaient de hautes flammes fouettées par le vent. Elles n’étaient pas les plus grosses qu’Asna ait vues, mais elles formaient un mur continu qui barrait la plaine et avait déjà assailli plusieurs parcelles au loin, le long de la rivière. Elles progressaient à toute allure. Sur le chemin qui menait aux champs assiégés, elle vit se détacher les silhouettes de ceux qui avaient donné l’alerte, prêts à se jeter dans la bataille. Pour lutter, ils n’avaient que des couvertures ou leurs vestes.

La jeune femme courut vers eux. Deux vieux tracteurs tiraient des citernes sur le chemin cabossé, bordé d’épis cassants que la chaleur avait séchés sur pied, mais qui portaient encore leurs grains. On allait récolter dans quelques jours à peine, pesta Asna, bien qu’il fût trop tard pour se lamenter.

Le vent avait balayé la fumée jusqu’à elle. Elle toussa de dépit, ses jambes faiblirent. Elle se sentait misérable, esseulée au beau milieu des champs où elle avait couru tant de fois lorsqu’elle était enfant. Cette plaine où se balançait l’engrain ancestral lui paraissait alors infinie, et à chaque nouvelle moisson elle se demandait comment les adultes allaient pouvoir la récolter tout entière. Ils y parvenaient cependant, juchés sur des tracteurs mis au rebut par les agriculteurs de l’Ouest. Elle aimait se cacher dans les greniers où l’on entassait les sacs de grains, s’amuser autour des bottes de paille avec Rajan, qui avait le même âge qu’elle et dont elle espérait qu’il l’épouserait un jour.
Les deux enfants avaient grandi comme frère et sœur. Leurs familles étaient amies et leurs parents les poussaient à jouer ensemble. Ils chahutaient, se faisaient des guerres sans merci. Un jour, Rajan avait donné à Asna pour gage de l’embrasser si elle voulait être libérée. »

Extrait
« Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ? L’idée que ses compagnons s’en prendraient peut-être à son corps pendant la nuit, qu’ils ne laisseraient que ses os sur la rive moussue d’un ruisseau, l’effleura, mais ne l’effraya pas. Il ne ferait alors que continuer à se fondre en eux. De toute façon, il ne voulait pas lutter plus longtemps. Il s’endormit en goûtant la fraîcheur des herbes perlées de fines gouttelettes. » p. 84

À propos de l’auteur
SABOT_Antonin_DRAntonin Sabot © Photo DR

Né en 1983, Antonin Sabot a grandi entre Saint-Étienne et la Haute-Loire. Il a vécu douze ans à Paris où il a été journaliste pour Le Monde, reporter en France et à l’étranger. Attiré par la parole et la vie de ceux dont on parle peu dans les journaux, les gens prétendument sans histoire, il a initié et participé à des projets de reportages sociaux avant les élections présidentielles de 2012 et 2017.
Puis il est revenu vivre dans le village de son enfance, dans une de ces campagnes où le temps «coule pas pareil». Avec des amis, il y a fondé la librairie autogérée Pied-de-Biche Marque-Page.
Il partage son temps entre l’écriture et la marche en forêt, et entreprend déjà d’apprendre le nom des arbres et des oiseaux à son fils qui vient de naître.
Cette nature qui lui est très chère est omniprésente dans ses deux premiers romans Nous sommes les chardons qui a remporté le Prix Jean Anglade 2020 et Le Grand incendie. (Source: Presses de la Cité)

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