Rose museau

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En deux mots
Urbain a choisi de mettre de côté son rat le plus doué, car il l’a senti lui échapper. Modard, qui a suivi le numéro du dresseur de ces rongeurs, a peut-être trouvé une solution. Il va proposer d’allier ses talents de trapéziste à ceux du rat pour réussir un numéro époustouflant. Mais désormais le temps lui est compté, car son propriétaire le menace d’expulsion.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un numéro époustouflant

Un rat qui nous livre ses confidences est la vedette de ce premier roman. Jean-Pierre Ancèle, qui retrace la genèse d’un numéro de cirque jamais tenté à ce jour, réussit son entrée en littérature avec un conte plein d’humanité et des dialogues joliment ciselés.

Ce matin au marché, Urbain, un dresseur de rats, propose son numéro au public. À son affaire, il réussit à récolter quelques piécettes dans la soucoupe qui circule parmi les spectateurs. Mais, il faut le souligner, la prestation du jour n’a rien d’exceptionnelle, d’autant que le rat le plus doué de la troupe est laissé au repos. Accusé d’avoir attaqué violemment à un chat, il est séparé de ses congénères.
Mais Modard, qui a assisté avec gourmandise au spectacle, reste convaincu du potentiel de cet animal. L’ancien trapéziste va se rapprocher d’Urbain et, après lui avoir raconté sa tragique destinée – il a perdu sa compagne et son gagne-pain quand son partenaire a laissé échapper sa compagne d’un trapèze situé à 8 m du sol – va lui proposer de s’associer pour créer un spectacle totalement inédit. Un numéro d’acrobatie associé à un rat.
Un projet qu’il va pouvoir détailler au dresseur qui a accepté de le prendre dans sa camionnette et de l’inviter chez lui.
Enfin, chez lui, c’est aller vite en besogne. La maison, le hangar et la cave où se trouvent les cages des rats sont à Bourfre, un homme peu commode qui peut chasser la petite compagnie à la moindre occasion. Mais pour l’heure Urbain et sa fille Paulette, que tous appellent Belette, peuvent encore profiter du domaine, même si l’entourage n’aime pas savoir tous ces rats à proximité.
La belle idée de ce roman, c’est de donner la parole au rat. Une sorte de contrepoint aux certitudes du dresseur, persuadé de son talent et d’un savoir-faire hors du commun, affirmant même qu’il était parvenu à décrypter le langage de ses bêtes de concours. La version de l’animal est bien différente, soulignant les défauts des uns, les préjugés des autres. Ce faisant, il va aussi faire état de suffisance, mais après tout, il reste l’acteur principal de cette tragi-comédie.
Soulignons que pour son premier roman, Jean-Pierre Ancèle fait montre d’une belle habileté à tricoter des dialogues qui entraînent le lecteur avec bonheur dans cette fête foraine. On s’amuse, on s’indigne, on se laisse emporter d’une émotion à l’autre tout au long de cette quête d’un numéro qui fera date dans les annales des arts du cirque.

Rose Museau
Jean-Pierre Ancèle
Éditions Fugue
Roman
232 p., 18 €
EAN 9782494062351
Paru le 5/01/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
Au temps où la banlieue était à la campagne, on rencontrait parfois sur les marchés des dresseurs de rats. C’est le métier d’Urbain, qui habite un petit pavillon avec sa fille Paulette, surnommée Belette. Sa rencontre avec Modard, acrobate de cirque, et leur complicité scellée autour de quelques bouteilles de sauvignon vont infléchir leur destin: sauront-ils ensemble déjouer les affreuses manœuvres qu’un voisin ourdit au fond de son hangar? Élucider la mystérieuse attaque perpétrée par le plus agile des rats, au museau d’un rose si tendre qu’il réconcilierait presque les hommes avec sa race? Apprendre pour de bon les secrets de la conjugaison à Belette? Savoir, enfin, où disparut un jour la maternelle Félie?
Entre les tortillons attrape-mouches, les grenouilles baromètre, les herbes folles et les hercules de foire, Rose museau est un roman noir tendre et hilarant. Mi-nostalgique mi-fantaisiste, l’univers de Jean-Pierre Ancèle révèle, à travers des dialogues savoureux et virtuoses, une humanité pudique et gouailleuse, une galerie de personnages aussi fêlés qu’attachants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Trames

Les premières pages du livre
« CHAPITRE UN
Indécis toujours, Modard fit un pas en avant. Pantalon noir collant à ses maigres jarrets avec, aux pieds, semblables à des chaussons de danse, de fines chaussures de toile noire, l’homme, qu’il voyait de trois quarts, semblait d’un autre temps. Une tignasse rousse, serrée, presque rase, lui tapissait le crâne et la nuque puis se perdait dans le col élimé d’une redingote grise boutonnée jusque sous le menton. À ses chevilles en grosse pelote de poils, trois rats blottis les uns contre les autres attendaient qu’on ouvre leur cage. La couleur de leur pelage évoquait celle de la redingote. Un quatrième, séparé de ses compagnons par un solide grillage, semblait profondément endormi.
Autour du dresseur, une dizaine de badauds, nez en l’air, suivaient la progression de deux rats le long d’une étroite planche longue d’environ trois mètres, posée à chacune de ses extrémités sur la petite plateforme de deux escabeaux de bois. Sûrs de leur affaire, les rats avançaient sans hâte. Le premier faisait quelques pas, s’arrêtait, regardait devant lui, sur les côtés, vers le sol, semblait d’un bref coup de museau évaluer la distance à parcourir puis reprenait sa progression. Il ne se retournait jamais. Non loin derrière, le second rat suivait sans impatience. Il n’avait pas à se préoccuper d’éventuelles embûches, l’autre s’en chargerait.
Aussi pouvait-il considérer tout à loisir les spectateurs en dessous.
Comme la fois précédente, Modard ressentait un curieux malaise. Aucun doute, le rat passait les spectateurs en revue, comme s’il avait eu l’intention de se souvenir d’eux.
À quoi est-ce que ça peut penser un rat avançant en équilibre sur une planche au-dessus des gens?
Est-ce que ça pense? tentait de se rassurer Modard.
Soudain, le premier rat glissa, faillit tomber entraîné vers le bas par son cul qu’il avait gras, mais, enfonçant ses griffes dans le bois, il réussit un habile rétablissement. Il se hissa de nouveau sur la planche, reprit l’aplomb et se remit en marche, toujours suivi de son compère plus curieux qu’inquiet.
Alors là, on peut dire que ça a été moins une. Je leur ai pourtant montré. Combien de fois ? Bon, enfin, y a pas de bobo. Heureusement qu’il l’entretient, sa planche. Pour ça, on ne peut pas dire, il est sérieux, Urbain.
En dessous, les badauds s’étaient reculés. Pas envie de se prendre un rat sur la gueule.
Parvenus à l’extrémité de la planche, les deux rats s’assirent sur la plateforme. Immobile jusque-là, le dresseur plaça devant eux un morceau de quelque chose qu’ils se mirent aussitôt à lacérer et dont il ne resta bientôt plus trace. Ils ont fait des progrès. Faut dire, je les ai fait bosser ces deux-là. Les autres aussi, mais eux, ils passent en premier, alors, hein, pas de faux pas.
Prêts à entrer en scène à leur tour, trois autres rats sortirent alors de la cage, gravirent rapidement à la queue leu leu les barreaux et rejoignirent les deux autres sur la petite plateforme.
Seul dans la cage au pied de l’échelle demeurait derrière la grille de séparation le rat qui semblait dormir, museau dans le ventre.
La consigne ne tarda pas. Modard entendit le dresseur adresser aux trois rats quelques sons gutturaux mêlés de brefs sifflements aigus. Rien là d’un véritable langage, pourtant il ne faisait aucun doute que le dresseur communiquait avec ses bêtes. Immobiles, oreilles et moustaches tendues, museau pointé vers le dresseur, les animaux lui accordaient toute leur attention. Le dresseur se tut et tira de la poche de sa redingote une guimbarde qu’il pressa contre ses incisives. Oreilles et moustaches semblèrent frémir davantage. Les vibrations de la lamelle d’acier montèrent crescendo des dents du dresseur tandis qu’il esquissait un pas de danse. Reprenant ce pas, les cinq rats entamèrent sur la plateforme une curieuse chorégraphie qui s’ouvrit sur une ronde, puis le premier tourna sur lui-même avant de sauter par-dessus les quatre autres arc-boutés côte à côte, en appui sur le museau et les pattes arrière. La figure achevée, les rats firent le tour de la plateforme pour finir assis comme des enfants jouant à la chandelle.
En bas, les gens applaudirent avec enthousiasme ce numéro impeccablement réglé. Impassible, le dresseur ramassa près de la cage une soucoupe de faïence ébréchée qu’il fit lentement passer parmi les spectateurs. De son bras tendu, il écarta bientôt ceux du premier rang pour permettre à tous de déposer pièces ou rares billets.
Franchement, il est bien ce numéro. Je suis sûr que les gens ne se rendent pas compte du boulot qu’il faut pour ça. Et pendant ce temps, moi, je me fais chier dans cette cage, tout seul, derrière la séparation. Mais c’est moi qui devrais y être là-haut pour leur faire voir de la vraie voltige, pour leur en mettre plein les yeux. Mais non, à attendre que ça passe, à ronger ce bout de grillage, plus pour passer le temps qu’autre chose. Si ça continue, je le coupe le grillage et alors là, alors là…
Modard s’était glissé jusqu’au second rang. Il déposa deux pièces dans la soucoupe et examina le visage de l’homme. Parmi les taches de rousseur, deux yeux gris sous un front étroit et d’épais sourcils roux, un nez court et pointu, une bouche à peine dessinée. Sous la mince lèvre inférieure, au-dessus du menton pointu aussi, on devinait une mouche couleur de rouille.
Quel âge pouvait-il avoir ? Trente ans ? Quarante? Il faut qu’il ait un âge, quand même, songea Modard, sans bien savoir si c’était nécessaire.
La quête achevée, l’homme empocha la soucoupe et son contenu, puis adressa un imperceptible signe de tête aux rats toujours assis, immobiles. Ils descendirent illico l’échelle jusqu’à la cage. Les badauds commencèrent lentement à se disperser.
Bon, c’est bien, ils ont bien bossé. Urbain va être content de la soucoupe. Évidemment, c’est pas comme quand je faisais mon numéro. Là, ça sonnait et ça trébuchait dans la porcelaine. Mais bon sang, qu’est-ce qu’il a bien pu venir lui raconter, le vieux des oiseaux ? C’est depuis ce coup-là, depuis qu’il est venu lui parler que je suis tricard. C’est quand même moi le clou, c’est moi qui fais les grosses soucoupes au marché. Alors ?
En dépit de l’heure matinale, le spectacle était fini, mais sur la vaste place cerclée de hauts marronniers, le marché aux animaux du dimanche achevait son installation, offrant aux curieux d’autres points d’intérêt – marchands de bonbons, de gâteaux, de savon, et la cheminée fumante et noircie de la grosse machine d’un brûleur de cacahuètes.

Pourquoi donc part-il si tôt ? se demanda Modard.
Le dresseur replia les deux escabeaux qui supportaient la planche, appuya l’ensemble contre un arbre et souleva à deux mains la cage aux rats. Il se dirigea vers une petite camionnette blanche garée à deux pas le long du trottoir, posa la cage et ouvrit la portière arrière.
— Beau spectacle, dit Modard en s’approchant, remarquable comme ils vous obéissent. On ne voit pas ça tous les jours. Vous partez déjà ? La matinée commence à peine.
Le dresseur se retourna et considéra en silence cet intrus et sa question.
— Reculez, ordonna-t-il soudain. Modard fit deux pas précipités en arrière.
— Des sandalettes, dit le dresseur, et sans chaussettes… Non, vraiment… Les rats, ça raffole des pieds. Surtout les orteils. C’est charnu, les orteils, croquant, que de la viande et du cartilage. Et juste à portée.
Baissant les yeux, Modard vit contre le grillage cinq rats agglutinés, une masse compacte de poils gris foncé parsemée du rose tendre de leurs museaux. Les mailles de la cage se hérissaient de longues incisives.
— Ils n’avaient pourtant pas l’air bien méchant sur la planche.
— L’air ? Ce sont des rats, répondit le dresseur, ils n’ont pas d’air, juste leur nature.
— De rats.
— De rats. Saleté de grillage. Je m’en serais bien tapé un. Deux ? Peut-être. Un amuse-gueule, pour me consoler un peu de rester attaché dans la cage. L’orteil, c’est du cartilage, bien tendre, pas tout à fait de l’os, ça se mordille, et ça se suçote, une friandise, on peut faire durer. Bien sûr, ça n’est pas nourrissant, juste du plaisir. Il n’y est pour rien, ce type, mais des sandalettes, franchement…
Le dresseur plaça la cage à l’intérieur de la camionnette, enfourna les deux escabeaux repliés et la planche avant de refermer sans bruit la portière.

CHAPITRE DEUX
— Je ne peux pas traîner. Qu’est-ce que vous voulez ? demanda le dresseur sans cesser de jeter des regards furtifs autour de l’endroit où Modard et lui se tenaient.
Sa main n’avait pas lâché la poignée de la portière qu’un homme s’approchait d’eux, dans l’espèce de trottinement que lui permettaient son grand âge et la canne sur laquelle il s’appuyait. La chaîne d’une montre à gousset se perdait dans la poche d’un gilet de gros velours noir assorti à son costume.
— Faut y aller, monsieur Urbain, lança-t-il au dresseur. Ce n’est pas prudent d’être venu ce matin.— Il est déjà là ?
— Non, mais il ne va pas tarder. S’il vous trouve, ça peut mal tourner.
— Il ne va pas finir par me foutre la paix, celui-là? Ils doivent être réparés depuis le temps, ses chats. Un accident, ça peut arriver tout de même. Et d’abord, qu’est-ce qu’il faisait lui pendant ce temps, hein ? Où il était ?
— Ben, je vous ai dit…
— Ouais, il n’avait qu’à prendre ses précautions avant. On ne laisse pas sa place comme ça, sans surveillance, juste parce qu’on a envie. Je rentre, père Mistol, mais demain je reviens, et pas de si bonne heure, c’est férié demain, il y aura du monde. Pas question de perdre la recette. Tiens, on fera même deux représentations.
— Deux, eh bien dites donc. Évidemment, la recette…
Ça n’empêche, elle lui a salement esquinté, sa marchandise, votre bestiole.
Pour le père Mistol qui, jusqu’à un passé récent, avait élevé et vendu des poules, le règne animal n’était composé que de bestioles.
— Si vous aviez vu ça, ajouta-t-il à l’adresse de Modard. À votre place, monsieur Urbain, je ne traînerais pas dans le coin. Bon, je voulais juste vous prévenir. Faut que je retourne aux miennes, de cages.
L’homme reparti, le dresseur rajusta le col de sa redingote et passa au volant de sa camionnette.
— J’y vais, lança-t-il à Modard, si vous voulez qu’on parle, montez. Modard prit place à côté du dresseur. À l’arrière, pas de siège ; juste une épuisette, les deux escabeaux, la planche et, à distance de la cage, un sac fermé par une ficelle sur lequel une main enfantine avait inscrit à l’encre noire le mot « croquettes ».
Une odeur âcre et chaudasse vint se coller à Modard comme une entraîneuse trop grasse dans une boîte de strip-tease bon marché à l’heure de la fermeture. Il eut la sensation qu’elle se glissait contre sa peau par le col ouvert de sa chemise.
— Les fenêtres sont bloquées, dit Urbain. Moi aussi je préférerais les ouvrir, mais presque tout est déglingué, là-dedans. L’odeur, c’est normal, les rats.
— C’est fort, fit Modard, mais j’imagine que vous êtes habitué, vous ne la sentez plus.
— Si, répondit le dresseur en démarrant, je la sens. Beaucoup. Au début, ça vous colle à la peau, un peu comme une entraîneuse trop grasse dans une boîte de strip-tease bon marché à l’heure de la fermeture. Mais ensuite, on n’y pense plus. On la sent, c’est tout. Salopard, ajouta-t-il pour lui-même.
Si elle ne lui plaît pas l’odeur, il n’a qu’à descendre, celui-là. Non, c’est vrai quand même, c’est pas nous qui lui avons demandé d’y monter, dans la camionnette. Quelle odeur, d’abord ? Je ne sens rien moi, et les autres non plus, je pense. Si, bien sûr, ça sent l’homme, pas franchement ce qu’on préfère, mais bon, on supporte, on ne se plaint pas, alors il n’a qu’à faire comme nous.
— Salopard, grinça à nouveau le dresseur entre ses dents.
— Pardon ?
— Bourfre. Encore une journée foutue. Salopard, il se permet de louer trois espaces. Quand il est installé, on ne voit que ses chats sur la place. Il fait les plus grosses recettes du marché. Ah, c’est qu’il ne les donne pas, ses chats, Bourfre, et pourtant les gens payent sans compter, sans compter, vous m’entendez. Comme si l’idée d’avoir un chat devait vous faire oublier votre arithmétique. Entre nous, je me demande bien pourquoi. Vous savez, vous ?
— Les goûts, dit Modard… Mais je suis d’accord, sur les chats on en a toujours beaucoup fait.
— Là aussi on se demande pourquoi. Toujours à se faufiler, à se frotter, et que je te saute sur les genoux, et que je te lèche un doigt…
— Sûr qu’un rat qui vous frotterait les mollets ou qui vous sauterait sur les genoux, ça serait une autre paire de manches, remarqua Modard.
— Les rats, ça ne lèche pas. Ça sait se tenir, les rats. Pas un jour de marché sans qu’on vienne lui en acheter de ses chats, au Bourfre. Et pas un, cinq, six…. Au prix qu’il les vend, il ne les perd pas, ses dimanches.

Qu’est-ce qu’il a contre vous ?
Urbain regarda Modard.
— C’est à cause de l’autre jour.
— Ah ?
— Un mois de ça. Un de ceux-là, derrière, celui que j’ai isolé, vous voyez ? Il est sorti de la cage pendant que je m’occupais des autres sur l’escabeau. Je laisse toujours une ouverture au pied de l’échelle pour qu’ils puissent monter ou redescendre, un bon numéro, ça demande des entrées et des sorties.
— Tout à fait d’accord, dit Modard, très important, le mouvement.
— Comment vous savez ça, demanda Urbain, vous êtes de la partie ?
En dehors de quelques banalités échangées avec des spectateurs à la fin des représentations, le dresseur rencontrait peu de monde. Ce type-là commençait à l’intriguer. Qu’est-ce qu’il lui voulait avec ses questions ?Qu’est-ce qu’il lui veut à Urbain, avec toutes ses questions ? Je la sens venir encore une fois l’histoire du vieux.
— Et alors, dit Modard, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Lui, c’est le clou du spectacle. Il ne se produit qu’à la fin. D’habitude en attendant son tour, il dort, alors bien sûr je ne me suis pas méfié. Je n’ai rien vu venir. Il a attendu que je sois occupé et il a filé en douce.
— Filé ? … En douce ?
— Personne ne l’a vu. Comment il s’y est pris, j’en sais rien. Un vrai courant d’air. Droit sur le stand à Bourfre, à l’autre bout de la place.
— Mais ça fait bien cent mètres. Personne ne l’a vu, vous dires.
— C’est pas ordinaire, hein, vous êtes d’accord. Faut vous dire que lui, derrière, il est tout sauf ordinaire.
Le dresseur marqua une pause pensive avant de reprendre :
— Bourfre, ses chats il les assied dehors, exposés si vous voyez, sur des coussins pour que les gens puissent venir les caresser. Le b.a.-ba, dans le commerce du chat. Un chat caressé, c’est un chat vendu, surtout s’ils sont avec des gosses, bien rare qu’ils repartent sans. Bourfre, il connaît les ficelles, avec les chats, ça n’est pas bien difficile.
— Celles-là, tout le monde les connaît, abonda Modard.
— Pour dire qu’il n’a pas grand-chose à faire, le Bourfre, ils se vendent tout seuls, ses chats… Pas comme moi, toujours à m’escrimer pour trouver du nouveau… Bref, une fois rendu devant son stand, le mien, là derrière, il prend le temps de leur passer sous le nez, tranquillement, comme à la revue. Pas mieux pour les exciter, il le savait. Les chats, au quart de tour, ils démarrent.
— Tous ?
— Tous. Le chat, ça en a plus dans la griffe que dans la tête. De vraies furies, les voilà qui se mettent à essayer de l’alpaguer. Mais Bourfre, ses chats, il ne veut pas risquer qu’ils se carapatent, alors il les retient par une laisse. Au prix que ça coûte, il ne faudrait quand même pas qu’ils prennent le large. Le rat, ne me demandez pas comment, mais pour la laisse, il savait.
— Il s’était renseigné ?
— D’après vous il s’est lancé à l’aveuglette ? Il improvisait ?
— Vous venez ici depuis longtemps ?
— Dans les trois mois. Si on reste plus longtemps au même endroit, on risque de lasser son public. Pas facile, le badaud du dimanche, il veut de la nouveauté.

— Ah, pour ça… Et en semaine ?
— Pas d’animaux sur les marchés en semaine. Sauf ceux qui se mangent, les morts. En semaine, les marchés c’est que ménagères et vieux. Ça ne fait pas un public. Alors nous, on se réserve le dimanche. Et aussi les jours fériés, comme demain, tiens. Sauf quand il pleut, quand il pleut le monde ne vient guère. Et la planche est vite glissante, il pourrait y avoir de la casse.
— Ah, la casse… répéta Modard en un écho presque inaudible.
— Je dis ça, mais les rats, ça sait tomber, rectifia le dresseur. Même pas besoin de leur apprendre.
— Oui, approuva Modard, les rats, c’est connu, ça tombe bien.
— Vous êtes connaisseur ?
— Pas plus que ça…
— Tenez-vous bien, il se retourne et il se met à pisser sur les moustaches d’une paire de siamois qui s’apprêtaient à lui sauter dessus. À deux, ensemble, faut du vice, non ? Mais question vice, le siamois, c’est le chat du chat. Sauf que…
Captivé, Modard en avait oublié la strip-teaseuse.
— Sauf que lui, reprit le dresseur, il les avait repérés. Bien sûr, ils bondissent, ces deux cocus. Mais je t’en fous, trop courte, la laisse. Alors, il ne bouge pas. Il finit d’arroser. Sur les moustaches, tranquille. Eux, ils tirent, ils en manquent de s’étrangler, ces deux furieux. Et là, ça a été à son tour de sauter. Une sacrée fête, il leur a faite, aux siamois. Ah s’ils l’ont dansée la tonkinoise ! Et pas qu’à eux. Ils y sont tous passés, les chats de Bourfre, au bout de leur laisse. Une sacrée corrida.
— J’imagine. Un rat, ça mord, non ? Et ça griffe.

Un rat, c’est du danger. Toujours. J’en sais quelque chose.
Le dresseur releva la manche droite de sa redingote. Une boursouflure violacée filait du poignet au coude comme une vipère endormie sous la peau diaphane.
— S’il s’était contenté de les mordre, on pourrait comprendre. Mais lui, ce n’est pas un rat ordinaire. Il avait une autre idée.
— Ah ? fit Modard, c’était quoi son idée ?
C’est vrai ça, c’était quoi son idée ? Qu’est-ce que ça peut bien mijoter, un rat qui s’attarde devant un banc de chats juste après leur avoir distribué plaies et bosses et copieusement arrosé les moustaches ? s’interrogeait Modard.
— Écoutez, depuis le temps, je croyais les connaître, les rats, et depuis j’y ai bien réfléchi, avoua Urbain, mais une idée comme ça… pour l’avoir, il faut qu’il soit spécial, celui-là. Figurez-vous que le rat, les chats à Bourfre… Non, vous n’allez pas me croire.
— Dites…
— Les chats, il a sauté par-dessus, et une fois derrière…
— Non !
— Si ! Ni une ni deux, il les a baisés. Là sur leur banc, en ligne, allez hop, les derniers outrages, tous à la casserole.
— Les mâles aussi ? fit Modard incrédule.
— Déchaîné, je vous dis. Ça vous en bouche un coin, avouez.
— J’avoue, avoua Modard.
— Remarquez que moi aussi. Une chose comme ça, j’en avais jamais entendu parler. En tout cas pas chez les rats. Comme quoi, on croit les connaître et puis…
— Vous parlez d’une histoire…
— Ah, s’ils se sont mis à miauler, les greffiers. Les siamois, déjà que d’habitude ça pousse des cris à vous arracher les oreilles, là vous imaginez, avec les autres sur le banc, une vraie chorale de damnés. Les chats crachaient, criaient, sifflaient, essayaient de se détacher, mais la laisse tenait bon. Et mon rat, pas plus pressé que ça, qui passait de l’un à l’autre, et vas-y que je te fourre, que je te saute. Une vraie bacchanale, d’après le père Mistol.
— Mistol ?
— Le marchand d’oiseaux, celui qu’est venu me prévenir. Moi de ce côté-ci, je n’ai rien vu, j’étais trop loin. Il surveillait le stand pendant que Bourfre était parti à la pissotière et au marchand de saucisses. C’était l’heure de sa prostate et de son casse-croûte, à Bourfre. Mistol, il ne savait pas quoi faire pour arrêter le rat. Il avait peur d’approcher. Faut comprendre, et d’une il n’est plus tout jeune, Mistol, et puis quand il s’agit de choisir entre être mordu par un rat en rut ou se faire arracher la peau par des chats hystériques, on hésite. Il a traversé la place pour venir m’avertir, mais agité comme il était et tout essoufflé, il m’a fallu un moment pour comprendre ce qu’il voulait. Je me suis précipité avec l’épuisette pour attraper le rat, comme ça, voyez, un coup à prendre.
Le dresseur esquissa un geste du poignet si preste que Modard fut incapable de le saisir.
— Vous l’avez eu?
— Pensez donc. Il avait filé.
— Alors?
— J’ai couru partout. Heureusement, Bourfre n’avait la tête qu’à ses chats. Finalement je l’ai retrouvé. Vous ne devinerez jamais où.
— Où?
— Je vous le donne en mille. Dans la cage.
— Pas possible…
— Exactement ce que je me suis dit. Le dernier endroit où je l’aurais cherché. Et l’air de rien, avec ça. Juste d’attendre son tour de sortir faire son numéro là-haut. Mais je ne suis pas resté là à me poser des questions, hein, je n’allais pas attendre que Bourfre rapplique. D’accord, il lui faut du temps pour pisser, et il y avait de la réparation urgente, mais tout de même… J’ai remballé en vitesse et salut la compagnie. Je ne suis pas revenu depuis, le temps que ça se calme, mais on ne peut pas rester sans travailler, hein?
— Quelle histoire…
Bon, et voilà, ça y est. Il l’a racontée, Urbain, l’histoire.
— Que voulez-vous, les rats, c’est comme les gens, conclut le dresseur, c’est pas parce qu’on les fréquente qu’on les connaît…
— Comme les gens, comme les gens…, voulut objecter Modard.
— Des fois il n’y a pas de différence. Tenez, cette histoire de baiser tout le monde, si on y réfléchit, c’est plus des manières d’hommes que de bêtes, non ? Qu’est-ce qu’ils faisaient les barbares, Attila et sa bande, les Vikings à peine débarqués, et les uhlans en 70, et tous les autres, hein, vous n’allez pas me dire que c’est des rats, tous ceux-là.— Eh non, admit Modard, pas de rats là-dedans.

CHAPITRE TROIS
Le dresseur arrêta sa voiture à un feu, vérifia sa cargaison d’un coup d’œil dans le rétroviseur et redémarra.
— Un rat échappé, ça arrive. Les miens, sans me vanter, jamais. Avant ce coup-là, je veux dire. Qu’est-ce qu’ils iraient faire ailleurs, je vous le demande. On s’entend bien, eux et moi. Et puis je les ai à l’œil. Mais celui-là, il m’avait piégé à faire semblant de dormir. Pendant que j’étais parti lui courir après, les autres attendaient. Mettez-vous à leur place, ils ne savaient pas s’ils devaient continuer ou s’interrompre jusqu’à mon retour. Ils faisaient la gueule quand je suis revenu, surtout qu’en plus il a fallu remballer dare-dare avant la fin du numéro.
— Mais, les circonstances… concéda Modard.
— Arrêter un numéro en plein milieu, vous imaginez ?
— Ça, il faut des circonstances…
— On est d’accord, et là, question circonstances, j’étais servi. Ça ne fait rien, ils n’étaient pas contents. Conscience professionnelle. C’est qu’ils travaillent dur, vous savez. Et ils ont leur fierté, leur fierté d’artistes. Mais le père Mistol avait entendu Bourfre dire qu’il allait me crever, et mes rats aussi. C’est un sanguin, ce type-là. Remarquez, ça se comprend, avec ses chats tout bancals, plus un seul qui pouvait tenir seulement assis. Et impossible de les approcher. Même après lui, ils en avaient. D’après Mistol, ils n’étaient plus jolis à regarder ses chats. Son banc et ses coussins non plus. Il pouvait les remiser, Bourfre.
— J’imagine.
C’était plutôt manière de dire. L’histoire que le dresseur était en train de lui raconter ne laissait pas beaucoup de place à l’imagination. De plus, les détails du récit d’Urbain suffisaient à captiver Modard.
— Partir si tôt, vous vous rendez compte. Un bon numéro, ça ne se gaspille pas. Alors moi, je vous le dis, un mois, ça suffit. Aujourd’hui c’était manière de tâter le terrain, mais demain c’est décidé, je reviens et je reste, Bourfre ou pas. Des jours fériés, il n’y en a pas tant que ça, faut pas les perdre, les jours fériés, c’est là que le badaud sort.
Les jours fériés, c’est connu, le badaud abonde.

À propos de l’auteur
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Jean-Pierre Ancèle © Photo DR

Jean-Pierre Ancèle, né en 1953, a longtemps enseigné la littérature anglaise en classes préparatoires et en région parisienne. Aujourd’hui, il pratique assidûment le kinomichi, écoute Bob Dylan et déguste chaque jour à petites lampées le sirop de la rue. Son premier roman, Au rendez-vous des Pas-Pareils, est paru aux éditions Phébus en 2022. Avec Rose Museau, il signe son second roman (Source: Éditions Fugue)

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