L’été en poche (39): Route One

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En deux mots
Hyrum Rock, propriétaire d’un immense ranch à Big Sur ne veut pas que la «California State Route One» empiète sur sa propriété. Il entend utiliser tous les moyens pour retarder le chantier géré par l’ingénieur Wilbur Tremblay qui doit non seulement se battre contre la topographie mais aussi la mafia.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Route One

Les premières pages du livre
« Big Sur (Californie)
Mars 1935
Il entend la machine avant de la voir. Le souffle rauque d’une bête de fer et de charbon, toutes les trois secondes. Grincements de chenilles, grognements mécaniques, craquements de roches, volutes de fumée et de poussière au-dessus du canyon. L’écho du bulldozer se mêle à la rumeur du Pacifique, la couvre par moments. C’était donc vrai. Ces maudits ouvriers ne sont plus armés que de pelles, de pioches et de brouettes. Le monstre de métal qu’il a vu débarquer d’un navire à Anderson Landing et monter vers le chantier, comme un insecte géant écrasant tout sur son passage, est entré en action. Une pelle à vapeur. Hyrum Rock en a vu une à l’œuvre, l’an dernier, dans le port de San Francisco. Menace de fer et de feu, symbole du siècle nouveau, barbare mécanique, elle viole le paradis perdu de la côte sauvage. Son godet, au bout du bras articulé tendu de câbles, abat le travail de dix hommes. Il mord la terre brune, arrache le maquis, change le sentier muletier en piste où deux automobiles peuvent se croiser. Une cicatrice à flanc de montagne. « Ma montagne. Mes terres. Saloperie de route. »
Le rancher détend les rênes de sa jument, qui part au pas vers un bois de séquoias. Derrière lui, les sommets arides de la chaîne de montagnes Santa Lucia accrochent les nuages, dans un ciel céruléen. Un paysage de cyprès couchés par les vents du large, bosquets de pins Douglas dans les vallons, maquis impénétrable où les nuances de vert se marient au jaune des genêts, prairies salées par les embruns, sentiers millénaires des Indiens Esselen, ravins profonds où chantent des torrents, falaises sombres en à-pic sur les flots, chutes d’eau douce sur des plages de sable clair. Au loin, l’infini du Pacifique, son bleu cobalt, ses caps, ses récifs, ses îlots couverts d’oiseaux, ses forêts d’algues géantes, ses rouleaux couronnés d’écume, ses horizons mouvants où courent les tempêtes.
Quarante ans qu’il parcourt à cheval cette terre où il est né, où ses ancêtres mormons ont trouvé refuge, et jamais Hyrum Rock ne s’est lassé de sa majesté, de sa sauvagerie, de son incandescente beauté. Ce sentiment d’immensité, de fin du monde ; ce refuge où le continent s’achève, dernière piste à l’ouest de l’Ouest, où le temps semble s’être arrêté, où une Amérique éternelle se jette avec fracas dans l’océan, où ils ne viendront jamais les déloger.
Get up into the mountains, disait la prophétie, « Réfugiez-vous dans les montagnes ». Combien de fois l’a-t-il entendue, dans la bouche de son père, de sa grand-mère ?
D’une pression du mollet, il dirige sa monture vers la crête, à travers les touffes d’armoise odorante et de sarrasin sauvage. L’ombre portée, sur la végétation, d’un oiseau de proie lui fait lever la tête. Un condor de Californie plane en cercles concentriques. Il épie, lui aussi, les intrus qui profanent le silence et l’isolement de la côte la plus escarpée et la plus inaccessible de l’Ouest américain. « Il est descendu du pic Junipero Serra, se dit Hyrum en cherchant dans une fonte de selle sa lunette de marine. Il en reste quelques couples, là-haut. Des mois que je n’en avais pas vu. Il va falloir rentrer les veaux nés la semaine dernière. » Grossis douze fois, la tête rouge et le bec crochu sont tournés vers la côte et la rumeur du chantier. Le rancher baisse la longue-vue, la garde en main le temps d’arriver au sommet de la colline. Le cheval comprend qu’il ne faut pas s’engager dans la descente et s’arrête entre deux chênes à tan. Les voilà.
Ils n’ont pas tracé leur route, cette coast road de malheur que les spéculateurs et les milieux d’affaires de Monterey réclament depuis des lustres, en suivant les courbes des collines, arabesques de l’ancienne piste indienne. Ils ont tiré droit, au plus court, au plus violent, à flanc de montagne. À la dynamite. Les explosions et leurs champignons de poussière rythment les jours et se rapprochent des terres du ranch Rock. Son sigle, un double R dans un cercle de feu, sur les troncs, les barrières ou en travers des pistes, et la réputation de son propriétaire ont longtemps suffi à éloigner curieux, policiers, voleurs de bétail ou chercheurs d’or. Mais ceux-là sont d’une autre trempe, d’un autre temps. Ils arasent, bouchent, déboisent, éventrent, détruisent. Ils ont bâti un pont de béton monumental pour franchir le canyon de Bixby, dont le rancher pensait qu’il le protégerait à jamais des envahisseurs. Les actions en justice, les tempêtes d’hiver, glissements de terrain, éboulements, incidents mécaniques, accidents mortels, rios en crue les ralentissent mais ne les arrêtent pas. La grande crise économique les a immobilisés un temps au sud de Monterey, mais ils ont repris.
« Leur route est une balafre. Une cicatrice dans mon paysage. Mon ranch. Mon royaume. Mon grand-père n’avait pas choisi par hasard ces confins perdus de la côte californienne. Il fuyait les persécutions, les arrestations, les procès, la prison, la chasse aux mormons. Les Rock ont vécu heureux dans ce bout du monde pendant près d’un siècle, libres de conserver leurs coutumes, de pratiquer leur religion et la polygamie sans que quiconque vienne mettre son nez dans leurs affaires. Une visite du shérif, fatigué par deux jours de selle, tous les deux ou trois ans, un coup de gnôle, quelques billets et à la prochaine. Mais, avec cette route, Monterey et ses fonctionnaires, les lois californiennes et fédérales, les curieux, les journalistes et les spéculateurs ne seront plus qu’à quelques heures en automobile. Ils arrivent, ils nous rattrapent. »
Hyrum enlève son Stetson, le laisse pendre dans le dos par la jugulaire, s’essuie le visage d’un revers de manche, lève la lorgnette.
À mi-pente, cent mètres au-dessus des vagues qui roulent sur les rochers et lèvent un voile d’écume irisé par les rayons du soleil, l’engin semble en équilibre sur un chemin trop étroit. Un panache de fumée noire, deux jets de vapeur, et son bras, comme la trompe d’un éléphant d’acier, s’abat sur un monticule de terre meuble. Le godet se rétracte, s’emplit, la pelle tourne d’un quart de tour et lâche son contenu dans la pente, soulevant un nuage chassé vers le large. Les pierres plongent dans les vagues, soulèvent des gerbes blanches, les flots se teintent de brun. La pelle se retourne, attaque à nouveau la montagne. Le cavalier ajuste le réglage de sa lunette. Il tente d’apercevoir le conducteur de l’engin, dans la cabine marquée « Lorain, OH » en lettres rouges. Impossible, les vitres sont couvertes de poussière. Il distingue en revanche un homme en casquette, jodhpur et bottes de cuir lacées jusqu’aux genoux qui lève un bras et porte à sa bouche un sifflet, dont il entend l’écho. La bête mécanique s’immobilise. Elle entame une marche arrière, au claquement sec de ses chenilles, dévoile un rocher de la taille d’une automobile, en pierre sombre, posé en travers de la voie. Trois ouvriers approchent, poussant une charrette sur laquelle fume et crache une machine plus petite. L’un d’eux saisit les poignées du marteau-piqueur, le pose contre la roche. Hyrum voit l’homme tressauter au rythme de l’engin, dans un nuage de vapeur et de poussière. Il reconnaît le bruit sec et saccadé qu’il a déjà entendu, porté par le vent, depuis ses pâturages de Garrapata Creek. Il descend de son cheval, l’attache à une branche, relève la lunette. Dix minutes plus tard, la charrette recule. Un homme s’agenouille sur le trou, y glisse deux bâtons de dynamite, s’éloigne à reculons, tirant un fil entre ses jambes. Il le tend à l’homme aux bottes de cuir qui l’introduit dans un boîtier, soulève une manette. Ils se mettent à couvert derrière la pelle à vapeur. L’explosion projette le rocher dans le précipice, avec la force du Cyclope tentant d’écraser la galère d’Ulysse. Son écho rebondit sur les parois du canyon, le champignon de poussière monte et s’étire vers l’océan.
« Ils sont là, se dit Hyrum. Les amis à Monterey, mes contacts à San Luis Obispo, les recours des avocats ne les arrêteront pas. Il va falloir passer à autre chose. »

St Cloud’s (Maine)
Avril 1915
Ici à St Cloud’s, bourgade forestière fondée dans une vallée encaissée du Maine par des bûcherons québécois au milieu du XIXe siècle, les charpentiers savent qu’avant d’attaquer les chantiers estivaux ils doivent au printemps reconstruire les ponts de rondins victimes de la débâcle et de ses crues. Tous ne sont pas emportés, mais ils doivent être au mieux vérifiés et consolidés, au pire démontés et rebâtis avec des troncs plus gros, en sachant que tout sera certainement à refaire l’année suivante.
Ici, pas de métal ou de béton armé, pas d’asphalte et de peinture, de panneaux de signalisation, comme sur les routes de la côte. Dans le centre du Maine, les pistes sont en terre, les communautés rustiques et les structures en rondins.
Après les deux ouvrages aux entrée et sortie du bourg, le pont le plus important, et le plus surveillé, est celui menant à l’orphelinat. Isolé sur sa colline, l’établissement du Dr Larch en dépend pour son ravitaillement. Et c’est au changement du régime alimentaire que les pensionnaires comprirent, malgré les dénégations maladroites des infirmières, que les travaux de renforcement de l’été n’avaient pas suffi et que le pont avait cédé.
– Des lentilles pour la troisième fois de la semaine et du pain dur comme du bois, moi je vous dis qu’il n’y a plus de pont, a lancé un grand. Vous vous souvenez des pluies de la semaine dernière ? Trois jours de déluge ? Il a été emporté, c’est sûr. On est coincés ici comme sur une île. Demain matin, on se lève tôt et on va voir. Qui est partant ? Pas toi, Wil. Tu es trop petit.
Mais Wilbur Oak, huit ans, s’est réveillé au chant du coq, a enfilé ses brodequins et suivi, sans demander leur avis, les trois garçons qui filaient en douce par la buanderie.
– D’ac’, Willie. Mais si tu nous ralentis ou si tu te plains du froid, on te laisse sur place.
– Promis, j’aurai pas froid.
Ils passent par le jardin, rasent le mur du potager, sortent par la porte de bois vermoulu dont un gond a cédé depuis longtemps, courent en gloussant dans la prairie mouillée jusqu’à l’orée de la forêt de chênes. Le grand marche d’un bon pas. Son allure rassure les autres, qui peinent à le suivre mais pensent qu’il sait où il va, ce qui est loin d’être le cas. Par chance, ils aperçoivent la piste en contrebas. Ils se cachent derrière des troncs au passage de deux cavaliers (un adjoint du shérif et le maire de St Cloud’s, que les orphelins ne connaissent pas), puis descendent sur la route et les suivent en trottinant à bonne distance. Ils les voient rejoindre un groupe d’hommes, debout mains sur les hanches devant le torrent en crue. Les enfants s’accroupissent derrière des buissons.
– J’avais raison, dit le grand.
Les flots bouillonnants, marron chocolat, ont emporté trois des quatre troncs de sapin qui formaient l’armature du pont. Le dernier résiste encore, en travers du courant. Plus pour longtemps. Des planches ont été cassées, d’autres projetées sur les rochers en contrebas. Les berges, dévorées par les eaux chargées de branches et de pierres, ont reculé de deux mètres. Un homme se gratte la tête, un autre jette dans les flots une branche qui disparaît dans les remous.
– Il faut me réparer ça, et vite, dit le maire. Il y a quarante gamins à nourrir, de l’autre côté.
– Impossible. Pas avant qu’il ne regagne son lit, dit un géant en bottes de pêche. Et avec cette pluie… Bon, je vais prévenir Bangor. Avec un orphelinat coupé du monde, ils devront bien envoyer une équipe, cette fois. Pas comme l’an dernier.
Les garçons reculent à quatre pattes, se relèvent et partent en courant. L’un d’eux se retourne, voit le petit Wilbur trébucher sur une racine, se rattraper à un tronc. Il tend la main.
– Viens.
Une fine pluie de printemps les accueille comme ils repassent la porte du jardin. Une cuisinière les aperçoit par une fenêtre ouverte.
– D’où venez-vous, chenapans ? Dépêchez-vous, au réfectoire. Et lavez-vous les mains.
Le lendemain, le Dr Larch réunit garçons et filles, avant le dîner, dans la salle de l’entrée, monte trois marches du grand escalier et leur annonce ce que tous savaient déjà : la route est coupée, des restrictions sont au programme mais il ne faut pas s’inquiéter. Des volontaires vont apporter des provisions par la montagne, à dos de mulet, et tout rentrera bientôt dans l’ordre.
– Nous aurons toujours de quoi manger, même s’il y aura peut-être plus de patates qu’à l’accoutumée. Et le pont va être reconstruit sous peu.
Les jours suivants, le beau temps revenu, les orphelins sont conduits à tour de rôle, en fin d’après-midi, aux abords du chantier où s’activent une dizaine d’ouvriers. Un GMC à ridelles, premier camion à parcourir cette route habituée aux charrettes, apporte deux poutres métalliques peintes en rouge qui sont posées au-dessus du ruisseau assagi grâce à des cordes et des poulies fixées à un sapin. Puis des traverses de bois fraîchement coupées sont assemblées, suivies d’épaisses planches de chêne. En quatre jours, un pont moderne et en apparence indestructible a remplacé le vieil ouvrage en rondins.
Wilbur ne quitte pas des yeux l’homme à casquette noire qui dirige les travaux, donne les consignes aux ouvriers et accueille, tout sourire, les visiteurs. Il avance à grands pas jusqu’au milieu du pont, fait signe au Dr Larch de l’y rejoindre, lui serre longuement la main.
– Qui est ce monsieur ? demande Wilbur à l’infirmière Angela.
– C’est l’ingénieur. Il a dessiné le pont. C’est grâce à lui que Marie va pouvoir nous faire son gâteau au chocolat, demain, pour l’anniversaire du docteur.
« Il nous a sauvés », pense le garçon.

L’avis de… L.N. (La Marseillaise)
« Michel Moutot raconte la fondation de la route qui longe la côte du pacifique aux États-Unis comme si on y était. Moutot excelle dans le mélange de saga historique et familiale nord-américaine, aux origines des mythes modernes. Années 30. Alors que le sens de l’histoire et l’ingénierie veulent unifier nord et sud par un ruban d’asphalte, deux familles et deux visions s’affrontent, lourdes de tensions et de symboles. Évasion garantie pour un rapport qualité-prix imbattable. »

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Pour leur bien

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En deux mots
Dans un pays africain en guerre, Inaya parvient à échapper aux rebelles. Ses parents n’ont pas eu cette chance et la gamine se retrouve embarquée loin de chez elle par sa tante. Des Blancs viennent alors persuader cette dernière de leur confier l’enfant, comme tous les orphelins du village. Ils promettent de les nourrir et de les scolariser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les vrais-faux orphelins et l’appât du gain

S’appuyant sur l’histoire vraie d’un trafic d’enfants, Amandine Prié raconte le plan machiavélique de quelques français décidés à voler garçons et filles pour les confier à des familles adoptives. Glaçant!

Il n’aura fallu que quelques secondes à Inaya pour fuir. Quand les rebelles ont atteint leur village, la fillette a réussi à gagner la cache préparée dans l’anfractuosité d’un mur. Mais ses parents n’ont pas pu échapper au terrible massacre. Les quelques survivants décident de fuir pour rallier un endroit où leur sécurité sera assurée. Autour de sa tante, Inaya et les autres enfants doivent désormais apprendre à avancer dans la vie sans parents. Mais plutôt que de sombrer, l’enfant se forge un caractère bien trempé, curieuse de comprendre et de découvrir, n’hésitant pas à interroger les adultes. Et même si cela a le don d’en énerver certains, elle parvient ainsi à tenir.
Son destin va basculer avec l’arrivée dans le village d’un groupe de Blancs qui expliquent au Doyen qu’ils ont le projet de créer une école qui prendra en charge les orphelins et assurera leur nourriture et leur hébergement. Et pour rassurer les villageois, ils promettent d’emmener également avec eux Chef du village, pour qu’il puisse se rendre compte du sérieux du projet et de leur professionnalisme. Après bien des tractations – et quelques arrangements avec l’état-civil – tous les enfants du village montent dans les véhicules pour rejoindre leur nouvelle école où les attendant nourriture, chambre et jouets. Les premiers jours se passent bien, même si Inaya reste méfiante en constatant que les cours se font attendre.
C’est que dans le plan fomenté par les Blancs, l’enseignant n’a pas pu être trouvé. Aussi, après avoir engagé un autochtone qui va s’avérer totalement incapable, ils décident de prendre eux-mêmes les choses en main. Avec un certain succès.
Mais Inaya reste méfiante, comprenant que ces blancs ne disent pas toute la vérité sur leur projet. Au fil des jours, elle voit la tension croître et les dissensions se faire plus visibles. Jusqu’à ce jour où tout le monde prend la direction de l’aéroport.
Amandine Prié s’est appuyée sur l’affaire de l’Arche de Noé, cette ONG qui sous couvert d’humanitaire organisait un trafic d’enfants, pour nous offrir un premier roman très réussi.
Le choix de le rédiger à hauteur d’enfant y est pour beaucoup. Si Inaya a l’esprit vif et l’envie d’apprendre, elle ne voit pas le piège se refermer sur elle. À la fois naïve et intrépide, sa curiosité va toutefois lui permettre de se poser les bonnes questions, de mettre au jour les contradictions des adultes et leurs petits arrangements avec la vérité.
Le roman met le doigt sur les terribles inégalités entre le Nord et le Sud, sur cet écart de richesses qui peut pousser des parents qui n’arrivent plus à nourrir leurs enfants à les abandonner. Il souligne aussi, comme une forme de néocolonialisme, cette idée que l’on peut prendre des enfants et les vendre à des familles adoptives Pour leur bien. Enfin, il nous propose de rehausser notre regard face à l’accès à l’éducation et au savoir, un bien aussi précieux que dévoyé aujourd’hui chez nous. Pouvoir apprendre est une chance à tous les âges. On l’oublie trop souvent. Ce suspense glaçant est aussi là pour nous le rappeler.

Pour leur bien
Amandine Prié
Éditions Les Pérégrines
Premier roman
368 p., 19 €
EAN 9791025205631
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays d’Afrique qui n’a pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Inaya, une intrépide fillette de huit ans, vit avec sa tante et ses cousines dans un village d’Afrique, au cœur d’une région instable depuis des années.
Un jour, une association humanitaire s’installe à proximité du village. Les bénévoles se mettent en quête d’orphelins de père et de mère, afin de les sortir de la misère et de leur donner accès à l’école.
Sur le camp où ils sont accueillis, Inaya et une centaine d’autres enfants sont ainsi nourris, logés, instruits et soignés. Mais quelles sont les véritables intentions de cette association ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La langue française (Sophie Appourchaux)
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« – Inaya, si tu bouges encore, j’arrête tout.
La petite fille, assise bien droite sur un minuscule tabouret en bois, se mord les lèvres pour ne pas crier. Sur son crâne, deux mains s’affairent au milieu des touffes de cheveux. Elles plaquent, lissent, trient, tirent, rabattent, tressent, exécutent un ballet à dix doigts dans le secret de l’arrière-cour, entre des bassines empilées et un tas de bois.
Cette danse nerveuse est orchestrée par Marietou, une femme aux traits tirés, longue et sèche comme un roseau. Inaya gémit et, dans un mouvement réflexe, repousse la main de sa tante. Les doigts s’immo¬bilisent sur la tête de l’enfant. Marietou la contourne, s’accroupit à sa hauteur et plante ses yeux fatigués dans les siens :
– Tu veux que je te laisse comme ça, avec les cheveux en l’air ? Alors tiens-toi tranquille, jeune fille !
Inaya observe l’index noueux de sa tante s’agiter sous son nez. Elle baisse les yeux, retient un rire. C’est toujours comme ça quand Ma’ se fâche : aucune des deux n’y croit vraiment. Ce ne sont pas les réprimandes de sa tante qu’elle redoute le plus, mais son silence. Une chape de plomb qui tombe d’un coup et frappe plus fort qu’une gifle, qui est plus étourdissante aussi que des cris. Marietou se replace derrière sa nièce, et les doigts reprennent leur danse.
Autour d’elles, le village s’étire, s’éveillant doucement de sa sieste. Quand le soleil est au plus haut et que les ombres ont rétréci jusqu’à disparaître, hommes et bêtes se couchent sans résistance. Ici, s’agiter dans l’air brûlant peut vous faire perdre la raison. Raison que les femmes ont probablement perdue depuis longtemps, elles qui ne s’allongent qu’une fois la nuit tombée.
Sans bouger la tête, raide comme un piquet, Inaya fait signe à Sekou, le petit-fils de la vieille voisine, si vieille qu’elle avance courbée, le visage chaque jour plus près du sol. Sa maison, dont la teinte ocre semble presque rose tant la lumière est crue, ressemble en tous points à celle de Marietou. Un toit de paille, des murs circulaires qu’ouvre un rectangle sombre. Une géométrie simple faite de terre, comme pour ne jamais oublier d’où l’on vient. Sekou s’étire longuement, sourit à Inaya, salue Marietou et prend le petit balai en paille appuyé contre le mur de la maison. Sa grand-mère et son petit frère dorment encore à l’intérieur, assommés par la chaleur. Le garçon, torse et pieds nus, nettoie la cour d’un geste sûr. Le balai passe entre ses jambes, soulève la poussière, chasse une poule au passage.
Un vent chaud agite les feuilles des manguiers. On les aperçoit, juste là, derrière la porte du petit grenier dans lequel Marietou et la voisine entreposent leur menue récolte. Inaya n’y a jamais mis les pieds et refuse catégoriquement de s’en approcher. Ce qu’elle aime, elle, dans l’arrière-cour de Ma’, c’est grimper sur le petit muret, s’asseoir sur ses talons et regarder la nuit tomber sur le village. Chaque soir, perchée à un mètre cinquante du sol, avec la sensation d’effleurer les nuages, elle observe. Les hommes qui lavent leur visage, penchés sur les bassines. Les femmes qui frottent et rincent les casseroles. Les trois chèvres osseuses du doyen qui tournent autour des maisons, en quête de restes de repas. Les avant-bras posés sur ses genoux, les pieds bien à plat sur le muret, elle voit les enfants qui se chamaillent et se poursuivent en riant. Comme Inaya, ils entendent souvent parler d’avant. Avant, c’est ce que disent tous les habitants du village. Avant est presque devenu un personnage, une figure lointaine et paisible. Dans cet avant qui peuple la mémoire collective, on buvait du lait chaque jour, on élevait ses vaches, on ne croisait ni casques verts ni casques bleus. Il n’y avait pas d’attente, pas de distribution, pas de registre. Dans cet avant, Inaya avait quatre ans et s’endormait chaque soir en écoutant le souffle de sa mère et les ronflements de son père.
Mais un jour, les choses ont changé. Il a fallu monter dans des cars, traverser une frontière, s’inventer à nouveau dans cette région presque déserte où seuls rôdaient les mauvais esprits. Il a fallu donner¬ son nom, s’inscrire sur des listes, récupérer quelques semences, accepter un lopin de mauvaise terre. Il a fallu tout reconstruire, les toits de paille, les murs d’argile, les familles et les espoirs. Beaucoup de parents ne sont pas montés dans ces cars. À leur place, des oncles, des tantes, des cousines, des voisins, des grands-parents. On dit qu’ici, il faut un village pour élever un enfant. Alors le village s’est retroussé les manches. Les enfants sans parents sont désormais ceux de tous.
Inaya sent les mains de Ma’ enserrer son crâne tressé. Celle-ci peaufine son ouvrage, tire un cheveu qui dépasse et lui donne une tape sur l’épaule. Inaya a envie de se gratter la tête. Elle plante un baiser sur la joue de sa tante et s’éloigne en sautillant, pieds nus et bras tendus, le corps enfin en mouvement.

Pour Inaya, tout avait basculé quatre ans plus tôt, le jour du bruit. Le bruit des camions, des portières, des meubles retournés, de son souffle dans le ¬grenier à sorgho. Le bruit des sandales de sa mère qui s’éloigne et la laisse là.
D’abord, il y avait eu les portières qui claquent. Certaines en même temps, d’autres en décalé. Ça faisait comme une musique métallique, pas de ces musiques qui font danser, non, plutôt de celles au son desquelles tout s’arrête. Une drôle de petite musique de mort. Ce n’était pas la première fois que des rebelles pillaient le village. Ils venaient régulièrement se servir, en vivres, en femmes, en violences, réaffirmaient leur domination, marquaient leur territoire puis repartaient, un temps rassasiés. Le jour du bruit, ils n’avaient qu’un seul objectif : anéantir.
Au début, le bruit avait été lointain, circonscrit aux abords des premières maisons du village, là où s’arrêtait la piste. Des cris. Des cris et des détonations en rafale, et ces portières qui n’en finissaient pas de claquer. Inaya connaissait les cachettes, sa mère les lui avaient montrées tant de fois. Derrière les bananiers. Dans les greniers. Dans le trou dissimulé par la bassine de linge, le trou creusé par les mains de son père. Plus Inaya grandissait, plus il le creusait, dans l’espoir fou de la sauver. Combien de parents regardent leur enfant grandir en pensant aux dimensions du trou dans lequel ils le cacheront pour lui éviter le pire ?
Rapidement, le bruit s’était rapproché. On entendait des pas, des voix d’hommes, des crachats. Des rires aussi. Puis un bref silence et, avant qu’Inaya n’ait eu le temps de se cacher, la plaque de tôle qui servait de porte fut renversée avec fracas d’un coup de botte. Elles étaient partout, ces bottes, se levaient et s’abattaient, écrasant un mégot, renversant la grande marmite en fonte. La mère d’Inaya l’avait prise dans ses bras et s’était enfuie par la petite porte qui donnait sur l’arrière-cour. La main sur les yeux de sa fille pour la préserver des mauvaises images, le cœur affolé, courbée sur son enfant comme une armure frêle offerte aux rafales, elle murmurait dans la petite oreille : « Ça va aller, tu ne bouges pas, surtout tu ne bouges pas. » Dans la maison, le bruit toujours. Le père implorait sans y croire, pour gagner du temps, un peu de temps pour sa femme et sa fille.
Arrivant au premier grenier à sorgho, la mère avait glissé le corps de la petite par l’ouverture étroite, tout en haut du mur de terre. Puis elle avait mis son doigt devant sa bouche et répété : « Tu ne bouges pas. » Elle avait ensuite couru en direction des bananiers, ses sandales en plastique claquant contre ses talons.
Inaya n’avait pas bougé. Il y avait eu d’autres bruits. Un autre jour, une autre nuit. Il y avait eu la lune, ronde et brillante, puis des voisins et des soldats, des mots chuchotés, des bras pour la soulever, des mains pour cacher ses yeux, des mains, des mots et des bras qui n’étaient pas ceux de sa mère. Il y avait eu des cars, une frontière et des registres, une tante et quatre cousines, qui plus jamais n’avaient reparlé du jour du bruit.

Inaya presse le pas, une bassine en plastique vert en équilibre sur son crâne tressé. Pour ne pas abîmer le travail de Marietou, elle a plié en quatre un petit tissu et l’a posé sur sa tête, entre ses tresses et la bassine. Il fait déjà chaud et ses cousines Fatou et Asma marchent vite, leurs longs bras battant l’air à chaque pas. La route de l’eau, c’est le royaume des enfants. Garçons et filles partent tôt le matin, quand le soleil n’est pas trop haut et que les adultes sont déjà aux champs. Il faut marcher pendant deux heures, d’abord sur la piste puis dans la brousse, jusqu’au lit de la rivière. Inaya aperçoit Sekou un peu plus loin, qui tient par la main son petit frère. Si Sekou boite un peu, c’est parce qu’une maladie a tordu sa jambe. C’est en tout cas ce que disent les Blancs, parce que Ma’, elle, a une autre explication : elle raconte que la mère de Sekou a trompé son mari lorsqu’elle était enceinte. Si le petit est de travers, c’est à cause du mauvais œil, rien à voir avec ce virus inventé par les Blancs.
Inaya double ses deux cousines et appelle le garçon. C’est que, même avec sa jambe tordue, il marche vite, Sekou. Il se retourne et la regarde sans sourire, visage fermé et traits tirés. Issa, le petit frère, bâille en se frottant les yeux de sa main libre.
– Qu’est-ce que je t’ai fait pour mériter cette tête ?
– C’est pas toi. C’est ma grand-mère, elle est malade.
– Malade comment ?
– La fièvre.
Sekou baisse la tête, soucieux. Sa grand-mère dormait encore, ce matin, quand il est parti avec Issa. Pourtant, la vieille femme est faite du même bois que Marietou. Rester couchée la journée, il n’en est pas question, c’est une insulte aux vivants. Rares sont les femmes du village qui peuvent encore compter sur un mari. Pour elles, tenir debout n’est rien de moins qu’une question de survie.
Inaya et Sekou reprennent leur marche en silence vers le point d’eau, au milieu du cortège d’enfants dont on entend le murmure joyeux à plusieurs kilomètres. Pieds nus dans leurs claquettes usées, ils soulèvent une poussière rouge qui les suit jusqu’à l’entrée de la brousse. La petite fille regarde régulièrement derrière elle pour s’assurer que ses cousines sont toujours là. Asma et Fatou sont plus âgées qu’Inaya, mais ce sont les plus jeunes filles de Marietou. Les deux autres, Rokia et Niélé, auront bientôt l’âge de prendre un mari, et leurs hanches larges font déjà tourner les têtes des garçons. Elles travaillent dur avec leur mère, binent la terre, labourent, sèment, cueillent, l’aident à tenir la maison propre. De temps en temps, elles troquent quelques patates douces contre des haricots sur le petit marché que les voisines ont installé à la sortie du village.
Inaya, Sekou et son petit frère avancent comme un drôle d’animal à trois têtes, se méfient des endroits où ils posent les pieds, se préviennent quand un trou ou une pierre leur tend un piège. Le petit est épuisé et, bientôt, il faut faire des pauses toutes les dix minutes. Les trois enfants se laissent distancer par le groupe. Inaya n’aime pas ça. Même un animal à trois têtes est plus en sécurité au milieu des siens. Elle déroule le tissu qui lui sert à caler sa bassine, s’approche du petit, plie les genoux, fait le dos rond jusqu’à ce que Sekou y dépose Issa, noue les extrémités sur sa poitrine et son ventre. Main dans la main, les deux enfants accélèrent la cadence pour rejoindre le groupe. Le troisième, les fesses bien calées, ventre contre dos, s’endort rapidement.
Ils ont marché longtemps avant d’atteindre l’eau. Ils l’ont espérée, devinée, entendue avant de la voir. À cette saison, la rivière est encore puissante, on n’y a pas pied en son milieu. Les enfants se séparent en deux groupes, les filles et les tout-petits vers l’ouest, les garçons vers l’est. Les pieds sont douloureux, les muscles tendus et la chaleur, presque visible, épaisse, moite, ralentit les mouvements et rend les corps plus lourds.
Après le paysage sec et poussiéreux de la brousse, les berges vertes et la fraîcheur des arbres invitent au repos. Inaya lâche la main de Sekou et poursuit sa route avec les filles. Elle retrouve Fatou et Asma, bassines posées au sol, déjà presque entièrement nues. Elle se penche, dénoue le tissu, attrape Issa par un bras et le pose doucement sur l’herbe. À peine réveillé, il titube un peu et rejoint les bras de Fatou. Inaya soulève sa robe, la remonte sur son corps menu, dégage sa tête avec impatience. Elle plaque le vêtement contre elle pour bien le lisser, le plie en deux et le pose au fond de la bassine en plastique. Elle a la minutie des gens qui possèdent peu. Cette robe, elle l’a héritée d’Asma, qui l’a portée après ses trois sœurs. Chacune des filles est liée aux autres par ce morceau de tissu.
Inaya a les genoux osseux, des jambes fines et musclées, des bras chétifs, un buste étroit. Sous ses talons et dans la paume de ses mains, la même corne épaisse. Il y a chez elle de la grâce, mais aussi quelque chose de rugueux. Elle s’approche de l’eau, goûte la température avec les orteils de son pied droit, bras tendus pour garder l’équilibre. À une cinquantaine de mètres de là, les garçons font la queue sur le gros rocher qui surplombe la rivière. Ils se jettent dans l’eau en criant, genoux relevés contre la poitrine, bras serrés, corps compacts qui disparaissent avec fracas sous la surface. Du côté des filles, les jeux sont moins démonstratifs, l’attention flotte entre les tout-petits à surveiller et les copines, entre le plaisir du moment et les tâches qui les attendent au village. Il y a celles qui entrent dans la rivière en courant, celles qui s’approchent timidement, celles pour qui la nudité ne change rien à la façon de se mouvoir, celles qui cachent leur sexe et leur poitrine naissante, celles qui lavent doucement leur visage, celles qui se frottent énergiquement, celles qui se lancent des défis à plusieurs, celles qui discutent en tête à tête. Il y a Inaya qui s’immerge lentement, délicatement, mouille d’abord ses bras et ses épaules avant de s’accroupir, puis savoure la chaleur de l’urine qui se répand entre ses cuisses. Inaya qui préfère prendre l’eau en coupe dans ses mains plutôt que de plonger sa tête dans la rivière, pour ne pas déranger ses tresses. Inaya qui se pince l’arête du nez et se mouche bruyamment d’une main, l’autre main occupée à frotter la corne de ses pieds avec une poignée de sable.
C’est un matin à la rivière comme les autres pour les enfants du village. Ils reviendront ici dans deux jours, quand les réserves d’eau auront baissé.

Pour les rebelles qui se dirigent droit vers la rivière, ce matin-là n’est pas tout à fait comme les autres. Ils sont une centaine, en quête d’un nouveau campement. Une file indienne de 4 × 4 s’enfonce dans la brousse, jusqu’à ce que la végétation marque la fin de la piste. Les portières claquent. Des dizaines de paires de rangers atterrissent dans la poussière. Ils occupaient, à cinq heures de piste au nord du village, un gisement de cobalt abandonné qu’ils ont dû évacuer après que les forces gouvernementales ont repris le contrôle de la zone. Ils ont quinze ans, vingt ans, adolescents récemment recrutés par le Parti, qui assure leur formation. Pendant deux mois, ils apprennent à manier les armes, répètent des techniques de combat calquées sur celles de l’armée dont les plus gradés, ceux qui se font appeler « les généraux », sont issus. Douze heures par jour, ils rampent, frappent, courent, chargent et déchargent les kalachnikovs, hurlent des slogans à la gloire de la patrie et se gorgent d’une haine qui contient toutes les frustrations, les violences et les humiliations encaissées au cours d’une vie. Huit semaines durant, les généraux s’emparent de ces blessures individuelles, rouvrent les plaies et y injectent les éléments de langage, les règles et les croyances nécessaires pour fabriquer une rage collective et idéologique. C’est là que réside le véritable objectif de cette formation : effacer les mémoires, les parcours, les singularités, broyer les hommes pour en faire une seule et même machine de guerre.
Torses nus, fusils automatiques en bandoulière, bouteilles de bière à la main, les rebelles marchent vite, parlent fort, chantent faux, crachent et jurent, visages d’enfants et dégaines de soldats amateurs. Ils sont encadrés par une dizaine de gradés qui arborent leurs médailles sur des treillis tendus par de gros ventres. Le souffle court, couverts de sueur, jambes écartées pour replacer d’une main des attributs dont ils surestiment les dimensions, ils ordonnent aux jeunes recrues de s’immobiliser. Ceux d’entre eux qui ne s’arrêtent pas immédiatement reçoivent un coup de poing sur la nuque ou un coup de pied au bas-ventre. Obéir, sans renâcler et sans négocier, c’est bien là tout ce qu’on leur demande, même s’il faut aussi rire aux plaisanteries graveleuses, plus épaisses encore que les silhouettes des généraux. Des blagues de mauvais goût qui ciblent leurs mères et leurs sœurs, pour mettre à l’épreuve leur résistance et s’amuser comme seuls, disent-ils, savent s’amuser les hommes, les vrais.
Le gradé qui ouvre la marche sort de la poche de sa veste délavée un téléphone à clapet. Il l’ouvre d’un geste sec, pianote sur le clavier et colle l’écran sous le nez du jeune qui le précède. Les photos que ¬l’index¬ à l’ongle noir de crasse fait défiler sous ses yeux ont été prises dans un village situé à proximité de l’ancienne mine de cobalt. Il y fait nuit, mais on y distingue nettement le corps d’une femme violée par quatre hommes, parmi lesquels le rebelle reconnaît le général. Les positions varient, pas l’expression de la femme, qui affiche sur tous les clichés le même visage fermé.
– Alors, qu’est-ce que tu en dis ? lance le gradé au rebelle.
Le jeune bredouille, cherche les mots attendus par celui qui va être son instructeur pendant les ¬prochaines semaines.
– Eh bien, l’ami, on t’a coupé la langue ?
Le général se rapproche de lui jusqu’à toucher son front avec la visière de sa casquette. Ses lunettes de soleil reflètent le regard inquiet de l’adolescent, qui tourne presque imperceptiblement la tête pour échapper à l’haleine de son supérieur, un souffle tiède où se mêlent l’odeur de l’alcool bon marché et les relents de viande faisandée. La grosse main du général saisit ses joues et replace son visage face au sien. Il chuchote presque.
– Je t’ai posé une question. J’attends une réponse.
– Je… j’aurais bien aimé la prendre aussi cette salope, murmure l’adolescent d’une voix mal assurée.
Le général recule d’un pas. Son corps flasque semble pris de tremblements et un rire puissant sort de sa gorge.
– Ton tour viendra, l’ami, je te le promets !
Il fait signe aux rebelles et tous se remettent en route.

Les enfants commencent tranquillement à se sécher et à se rhabiller. Inaya a remis sa robe, calé le petit frère de Sekou au creux de ses reins. Les derniers traînent encore dans l’eau, les premiers remplissent déjà les seaux et les bassines. Penchée en avant, les jambes tendues, Inaya remplit la sienne en l’immergeant complètement dans la rivière. Fatou et Asma font de même, et les trois cousines s’aident à tour de rôle pour hisser les bassines sur leurs têtes. Inaya sent le poids de l’eau traverser sa nuque, ses épaules, descendre le long de sa colonne vertébrale, se répartir sur ses deux pieds. L’équilibre est parfait.
À quinze minutes de là, les rangers frappent le sol au rythme d’un chant militaire. Les voix sont un peu éraillées, la fatigue et la bière accentuent les fausses notes. Les rebelles chantent le sacrifice, la mort et la nation, ils chantent l’honneur et le sang comme prix à payer pour protéger leur terre.
Garçons et filles reforment leur cortège joyeux, ralentis par leur chargement. Sekou a retrouvé Inaya, leurs mains se tiennent à nouveau, ils discutent. Mais non, il n’a pas dit ça, mais puisque moi, je te le dis, oui, mais toi-même, Sekou, tu inventes beaucoup aussi, non, pas cette fois. Ça se bagarre un peu, mots contre mots, pour oublier ce qui pèse.
Seules quelques dizaines de mètres séparent désormais les deux groupes. Fantassins de pacotille, ivres et encore assoiffés. Petits porteurs d’eau, pieds nus pour ne pas abîmer les claquettes. Inaya se fige. Elle a entendu le chant, puis les cris. Fatou et Asma reviennent sur leurs pas en courant, l’eau jaillit des bassines. Fatou attrape la main d’Inaya, qui ne lâche pas celle de son ami. Ça hurle devant, ça hurle et ça chante la mort et la nation et le mot passe de gamin en gamin jusqu’à l’arrière : les rebelles.
Les quatre enfants se mettent à courir dans la brousse, le cinquième rebondit sur le dos d’Inaya. Il faut courir encore, vite, longtemps s’éloigner du bruit. Ils entendent des coups de feu et des rires, c’est étrange les rires, ça glace le sang plus encore que les cris. Ce ne sont pas des rires joyeux, pas de ceux qui donnent envie de s’amuser à son tour. Ce sont des rires violents, nerveux, interrompus par des tirs en rafale dont on ignore s’ils veulent intimider ou tuer. Inaya, ses deux cousines, Sekou et Issa se sont dissimulés comme ils ont pu derrière des buissons épineux qui leur griffent le corps comme des ongles trop longs. Attendre, c’est tout ce qu’ils peuvent faire, en priant pour que le petit ne pleure pas, pour qu’aucun animal ne vienne rôder autour d’eux, pour qu’aucun son, aucun frémissement ne vienne trahir leur présence. Inaya a plaqué une main sur sa bouche et l’autre sur celle d’Issa. Accroupie, elle aperçoit à travers les branches l’étendue d’herbes sèches qui s’étire devant eux, parsemée çà et là d’acacias.
Une fillette apparaît au loin. Elle court si vite qu’un petit nuage de poussière semble lui coller aux talons. Exposée aux regards au milieu de cette plaine à la végétation rare, elle fonce dans leur direction, visiblement décidée à rejoindre les buissons. Il lui reste encore une bonne distance à parcourir ¬lorsqu’elle est rattrapée par un groupe de rebelles. Les plus rapides l’encerclent, rejoints quelques instants plus tard par d’autres plus lents et plus lourds. Les généraux. La petite essaie de s’échapper, court, se cogne contre les jambes et les crosses des fusils, au son de rires épais que vient parfois interrompre une quinte de toux. Elle ne se décourage pas, ne renonce pas et reprend son élan comme un fauve en cage, ignorant que la partie est perdue d’avance, qu’ils sont trop nombreux, trop affamés pour la laisser filer. Un jeune rebelle fait un pas à l’intérieur du cercle, tandis qu’un des généraux attrape l’enfant par les cheveux.
Inaya se redresse brusquement, immédiatement ramenée à couvert par Fatou qui lui tire le bras d’un coup sec. Les deux cousines se regardent, échange muet qui dit l’impuissance et le dégoût, mais aussi la nécessité de fuir pour rester en vie, tant que personne ne les a encore repérés, tant qu’ils sont tous si salement occupés. Il y a trop de bruit dans la tête d’Inaya, les bottes, les portières, les chaises renversées, et les sandales de sa mère. Ça l’empêche de réfléchir. Alors elle se laisse tirer par le bras, le petit sur le dos, les bassines vides au sol.
Ma’ ne va pas être contente, il faudra bien l’aider au champ pour se faire pardonner.

Le vent s’est levé. Il souffle sur la plaine aride où pourtant rien ne bouge, tant la végétation est sèche et rare. Il n’y a guère que la poussière qui daigne se soulever, formant ici et là quelques tourbillons qui dansent entre les touffes d’herbes jaunies pour retomber quelques mètres plus loin, sans que rien annonce leur fin. Ils sont, puis ne sont plus. Ils virevoltent et retombent en petits tas terreux, sans laisser aucune trace de leur passage.
Le ciel se prépare pour la nuit sans grande démonstration. Il n’y a pas de coucher de soleil flamboyant, aucune trace de tons rouges ou rosés. Il n’y a qu’un ciel bleu comme il l’est chaque jour pendant les six mois que dure la saison sèche, un ciel sans nuages qui perd progressivement de son éclat, passant du bleu azur au bleu nuit sans que personne ne le remarque. Trois buffles sur lesquels sont perchés autant de hérons se dirigent lentement vers la rivière.
Il fait presque nuit quand les enfants, qui ont couru longtemps, rejoignent la piste menant au village. Les adultes sont là, ils crient et s’agitent. Il n’y a plus de rires. Il n’y a plus de bruit dans la tête d’Inaya. Plus rien qu’un grand silence et une succession d’images sans queue ni tête : le petit Issa que l’on enlève de son dos, une fillette qui saigne entre les cuisses portée par deux hommes, le visage de Ma’ collé au sien, des enfants qui pleurent, des femmes qui étreignent, un cataplasme qu’on pose sur ses pieds, la grand-mère voûtée de Sekou qui frotte les cheveux poussiéreux de son petit-fils, la vieille porte en bois qu’on referme à la hâte, Fatou qui parle avec les mains, Asma qui acquiesce, Rokia qui l’embrasse sur la joue, Niélé qui la secoue doucement.
Les plus âgées prennent soin des plus jeunes. Elles essuient les visages salis par la terre et les larmes. Elles massent les muscles endoloris par les kilomètres de course à travers la brousse. Elles ôtent les épines plantées au bout des doigts et dans la plante des pieds. Les plus jeunes se laissent faire. Elles partagent le fond d’une cruche pour tenter d’éteindre le feu dans leur gorge, échangent des regards qui racontent à la fois le soulagement d’être ensemble et la peur de l’après. Elles ne parlent pas de ce qu’elles ont vu.
Puis Ma’ dit aux filles qu’elles n’iront plus ¬chercher l’eau. Et tout le monde part se coucher.
– Qui te dit qu’ils ne s’en prendront pas à nos fils ?
La vieille femme s’agrippe à sa canne pour rester debout, repoussant d’un geste agacé les mains qui l’invitent à s’asseoir. Tous les adultes se sont réunis au centre du village. Les traits sont tirés, les corps fatigués après une nuit sans sommeil. On a rassemblé les tabourets en bois, éloigné les enfants et préparé le thé, que les femmes servent d’abord aux anciens.
Coumba, la grand-mère de Sekou et d’Issa, reprend la parole :
– C’est à toi que revient la décision, Souleymane. Mais s’il arrive quoi que ce soit à mes petits, je t’en tiendrai responsable, crois-moi.
Un murmure parcourt l’assemblée. Si certains approuvent, aucun n’est prêt à défier aussi frontalement le chef du village. Coumba le respecte, mais ne le craint pas. C’est la seule qui prononce son ¬prénom, quand tous l’appellent par politesse « Doyen ». Il faut dire qu’elle a vu défiler plus de saisons que lui. Elle travaillait déjà aux champs qu’il tétait encore le sein de sa mère. Elle a tout connu, l’abondance, la misère et l’exil, la famine et les pillages. Elle a porté ses enfants dans son ventre avant de les porter en terre, les uns après les autres, fauchés par la maladie ou la guerre. Coumba a tant perdu qu’elle n’a plus peur, si ce n’est pour ceux qui restent. Elle qui estime n’avoir pas su garder ses enfants en vie refuse de risquer celle de ses petits-enfants.
Le doyen, assis face aux villageois sur le lourd fauteuil d’ébène sculpté qu’il ne sort que lors des réunions importantes, comme pour donner plus de poids à ses décisions, garde le silence pendant de longues minutes. Il se racle la gorge, tourne la tête sur le côté et envoie un crachat à plusieurs mètres.
– Qu’est-ce que tu proposes, Coumba ? On ne va pas vivre sans eau.
– Ils vont partir, ils le font toujours. En attendant, pourquoi tu n’envoies pas plutôt les hommes à la rivière ? Eux au moins sont assez grands pour se défendre !
– Peut-être, mais tu le vois comme moi, il n’y a pas plus d’hommes dans ce village que de doigts au bout de mes deux mains.
Les rares hommes présents dans l’assemblée se contor¬sionnent sur leurs sièges pour apercevoir leurs pairs.
– Ils vont ramener quoi, deux bassines chacun ? poursuit le doyen. Plus on multipliera les allers-¬retours là-bas, plus on s’exposera à leur folie. Ils ne toucheront pas aux garçons, mais ils n’hésiteront pas à tuer un homme.
– Tu as vu ce qu’ils ont fait à la petite…
– C’est une fille, coupe le doyen.
Sentant qu’elle est en train de perdre la partie, Coumba consent enfin à s’asseoir sur le tabouret que Marietou lui tend. Rokia et Niélé ont accompagné leur mère et attendent en silence que le chef du village rende sa décision. Pour elles, pas question de la contester. Si elles admirent la force de caractère de Coumba, elles ont grandi dans le respect de l’autorité et intégré l’idée qu’il ne peut y avoir qu’un seul commandant à bord, surtout lorsque la mer est agitée. L’installation des rebelles à proximité du village a réveillé chez elles des angoisses qu’elles pensaient avoir surmontées. Pourtant, il en va ainsi à chaque fois qu’ils reviennent : il faut renoncer à la légèreté sans tout à fait la perdre, la garder en soi comme on tente de mémoriser l’odeur d’une peau aimée. Il faut en conserver l’essence pour la transmettre aux plus jeunes et les aider à s’en imprégner de nouveau quand les uniformes auront levé le camp. L’insouciance est ici un travail de chaque instant.
Marietou a l’habitude de voir partir puis revenir les rebelles. À ses yeux, ils ont tous le même visage et, du plus jeune au plus âgé, du plus inexpérimenté au plus aguerri, le même pouvoir de destruction, par leurs armes, leur sexe ou leurs mots. Elle qui n’élève que des filles est soulagée par la décision que s’apprête à prendre le doyen, mais elle partage l’inquiétude de Coumba. Comment un petit bonhomme comme Sekou pourrait-il se défendre face à ces brutes ? Pourquoi jeter en pâture les enfants à des bêtes que les adultes eux-mêmes n’ont pas la force d’affronter ? Toutes ces questions prennent tant de place dans la tête de Marietou qu’elle n’a pas vu Inaya se faufiler au milieu de l’assemblée. Ce matin, elle avait dû batailler longtemps avec sa nièce pour lui faire comprendre qu’elle n’avait pas sa place dans cette réunion. C’est nous qui avons tout vu, lui avait-elle répété, mais Marietou l’avait empêchée à plusieurs reprises de lui raconter la suite, parce qu’elle ne savait que trop bien ce qu’elle allait lui dire, parce qu’elle avait vu le sang sur la robe de la petite fille, parce qu’elle-même avait été cette petite fille portant une robe tachée de sang. Elle aurait dû écouter sa nièce, elle aurait dû l’aider à dire, à mettre des mots sur la réalité insensée, mais elle n’en avait pas eu la force.
Le doyen pose ses deux mains sur les accoudoirs de son fauteuil, s’y cramponne et se hisse sur ses pieds. Il semble si petit à côté de cet énorme siège que seule sa position sociale justifie le silence qui s’installe immédiatement, sans même qu’il ait à le demander.
– À partir d’aujourd’hui, les garçons et les jeunes hommes sont chargés d’aller chercher l’eau…
– Moi, j’irai, le coupe une petite voix haut perchée.
Les adultes tournent la tête, cherchant à apercevoir dans la foule celle qui a osé interrompre le doyen. La mine grave et le regard acéré, sans malice, Inaya grimpe sur un tabouret pour que sa voix porte plus loin et répète :
– Moi, j’irai. Il faut bien que quelqu’un les aide, explique-t-elle en haussant les épaules.
Le doyen plisse les yeux pour essayer de distinguer les traits de la fillette. Jamais personne ne lui avait ainsi coupé la parole au beau milieu d’une sentence, devant le village entier. Même la vieille Coumba finit toujours par se taire à cet instant précis, qu’elle approuve ou non sa décision. Marietou se précipite, furieuse, vers Inaya.
– Je disais donc, reprend le doyen en tentant de dissimuler son agacement, que seuls les garçons et les jeunes hommes sont désormais autorisés à aller à la rivière. Ils iront très tôt le matin, et ne devront pas s’attarder sur les lieux. Pas de toilette, pas de jeux, pas de bruit. Que Dieu les protège, conclut-il comme à chaque réunion.
L’assemblée se disperse, la place du village se vide peu à peu. Plusieurs femmes, avant de quitter les lieux, lancent un regard insistant à Marietou. Elles lèvent les yeux au ciel et secouent lentement la tête pour souligner leur désapprobation, s’assurant au passage que le doyen les a vues. Pas question qu’il pense que toutes élèvent aussi mal leurs enfants. Marietou ne dit pas un mot à Inaya. Le silence s’est abattu, celui que redoute tant la fillette. Impossible de savoir combien d’heures ou de jours il va durer, ni ce qu’elle doit faire pour que Ma’ lui parle à nouveau. Elle n’a pas voulu créer de problème, au contraire : le chef est vieux, il ne sait pas comment sont les garçons. Il ne sait pas que, sans les filles, ils ne ramèneront même pas assez d’eau pour abreuver ses trois chèvres. Il ne sait pas qu’ils ne pensent qu’à jouer pendant qu’elles surveillent les petits et qu’ils ne voient pas le temps passer. Elle se demande si lui aussi était comme ça quand il avait leur âge. Elle lui poserait bien la question, mais le visage de Ma’ l’en dissuade. Qu’importe, elle ira quand même. Et qu’on ne vienne pas lui dire qu’elle n’a pas prévenu.

Sekou pose ses mains sur son crâne et lève les yeux au ciel. Inaya poursuit son récit, ignorant les gesticulations du garçon. Elle ne cherche pas à se vanter de ce qu’elle a dit ou fait pendant la réunion. Ce qu’elle attend, c’est une confirmation. A-t-elle raison de penser que la décision du doyen n’est pas la bonne ?
– Y a un truc qui tourne pas rond chez toi, lui répond-il.
– Pourquoi tu dis ça ?
– Personne doit parler quand il parle, surtout pas les petits.
– Sauf quand ils ont de meilleures idées.
– Ah, c’est vrai, tu sais mieux que lui peut-être ?
– Oui. Parce que je vois des choses qu’il ne voit pas.
– Comme quoi ?
– Comme ce que vous faites quand vous allez à la rivière.
– Mais arrête avec ça, on rapporte de l’eau nous aussi !
– Parce qu’on est là pour vous dire de le faire, sinon vous seriez encore à jouer dans la rivière quand la nuit arrive, tout fripés comme le doyen !
Inaya a crié sans s’en apercevoir. Debout face à Sekou, elle le voit qui grimace et se mord la lèvre, sans comprendre ce qui lui arrive. Ses joues se gonflent et ses yeux se mettent à briller, puis il éclate de rire, incapable de se retenir plus longtemps. Inaya reçoit une salve de postillons sur le visage et commence à rire à son tour. Elle se courbe comme une vieillarde et imite la démarche hésitante du doyen, pendant que Sekou répète « tout fripés » à chaque fois qu’il parvient à reprendre une bouffée d’air.
– Je peux savoir ce que tu fabriques ?
Inaya reconnaît la voix de Marietou, qu’elle n’avait pas entendue depuis la réunion. Elle se redresse brusquement et envoie un coup de coude dans les côtes de Sekou, qui retrouve son sérieux en une poignée de secondes. Il faut dire que les sourcils froncés de Marietou, mains sur les hanches, les deux jambes plantées sur le seuil de sa maison, n’invitent guère à la plaisanterie. Inaya ouvre la bouche, aussitôt arrêtée par la main levée de Ma’ :
– Tais-toi. Tu en as assez dit ce matin. Toi, tu files chez ta grand-mère, ordonne-t-elle à Sekou, quant à toi, tu arrêtes tes pitreries et tu vas porter ça à la mère de Kadiatou. Tout de suite !
Sekou prend ses jambes à son cou tandis qu’Inaya s’approche de sa tante pour attraper la petite calebasse qu’elle lui tend.
Inaya se met en route. Elle a calé la calebasse contre son ventre et l’entoure de ses bras. Dedans, cinq petites patates douces et une poignée de haricots rouges remuent au rythme de ses pas prudents. Il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas au village, même quand on a huit ans. La nourriture en fait partie, au même titre que l’eau et les vêtements. Si la nouvelle organisation prévue pour les trajets vers la rivière préoccupe tant Inaya, c’est parce qu’elle sait très bien ce qu’avoir soif signifie, tout comme elle connaît la douleur infligée au corps par la faim.
Elle rejoint la ruelle principale, prend la première à gauche et salue d’un signe de tête les femmes qui, depuis l’intérieur des cours poussiéreuses, la suivent du regard en chuchotant. L’heure du dîner approche. Partout, le bruit des marmites et l’odeur des feux de bois annoncent le repas à venir. Dans certaines familles ce repas suffira, sinon à remplir les estomacs, du moins à apaiser les tiraillements le temps de trouver le sommeil. Dans d’autres, les adultes se contenteront d’une ou deux bouchées pour donner le change pendant que les enfants mangeront. Inaya sait bien que ce qu’elle tient contre son ventre finira une heure plus tard dans celui de Kadiatou et de ses frères et sœurs. Si Ma’ l’envoie porter à cette heure-ci quelques patates douces et une poignée de haricots à la mère de son amie, ce n’est pas pour qu’elle les stocke, mais pour qu’elle ait quelque chose à jeter dans l’eau encore froide de son faitout. La semaine dernière, c’est Kadiatou qui est venue déposer un panier chez Marietou. Dans un jour, une semaine ou un mois, une autre amie aidera ou sera aidée. Quand les greniers sont vides, quand même les enfants se couchent le ventre creux, il faut aller chez les Blancs, à quatre heures de marche du village. Là-bas, il y a de grandes tentes et un grillage plus haut que trois Sekou empilés, Inaya avait fait le calcul un jour où elle avait accompagné Ma’. Elle l’avait vue tracer une croix sur un gros cahier, à l’endroit que lui désignait un homme noir assis dans une tente plus petite, à l’entrée du camp. Elle l’avait attendue à l’extérieur, elle se rappelle avoir eu peur qu’elle ne revienne pas. Elle se rappelle aussi le bidon d’huile et le sac de riz qu’il avait fallu porter jusqu’au village, tout ce riz qu’elles avaient mangé pendant des jours. Elle n’avait pas vu de Blancs, rien qu’un homme noir dans une petite tente. Elle n’y est jamais retournée, mais Sekou y est allé quand il était petit, pour montrer sa jambe tordue. Quand Inaya lui pose des questions, il dit qu’il ne se souvient de rien, mais elle n’est pas sûre que ce soit vrai.
Kadiatou habite tout au bout de la dernière ruelle, à la sortie du village. Si on continue tout droit, on arrive dans les champs que l’État a attribués à Marietou et aux autres exilés lorsqu’ils sont descendus des cars. De la mauvaise terre, peste souvent Ma’. Inaya aperçoit Kosso, un des frères de son amie. Il est tellement occupé à peaufiner la fabrication de son ballon qu’il ne la voit pas arriver. Assis par terre dans la ruelle, face à la cour de sa maison, il maintient entre ses jambes une boule faite de vieux tissus et de morceaux de plastique. Il l’enserre dans un filet constitué de bouts de ficelle assemblés et noués grossièrement, et tente de faire tenir le tout assez solidement pour supporter les matchs de foot organisés par les enfants dans les rues du village après le dîner. Inaya arrive à sa hauteur, penche la tête sur son ouvrage, soupire.
– Tu ne vas pas y arriver comme ça.
Kosso lève les yeux vers elle, à peine surpris de la voir ici. Elle s’accroupit, dépose la calebasse, défait quelques nœuds du filet pour pouvoir replacer correctement la boule de tissu et de plastique à l’intérieur, referme les nœuds, reprend sa calebasse puis se dirige vers la cour. Kosso ouvre et ferme la bouche sans qu’aucun son n’en sorte, partagé entre la joie de voir son ballon enfin prêt à être utilisé et la vexation de n’avoir pas su y arriver seul.
Inaya a déjà oublié, tout occupée qu’elle est à serrer la petite Kadiatou dans ses bras, la calebasse en équilibre sur sa tête. Sa mère, une grande femme mince au visage doux, apparaît sur le seuil de la ¬maison. Elle remercie Inaya, lui dépose un baiser sur le front et retourne à l’intérieur avec la calebasse. Dans la cour, deux autres garçons et une fille, tous trois plus âgés que Kosso et Kadiatou, commencent sans perdre un instant à préparer le feu. Les deux amies ressortent, passent devant Kosso et font quelques pas dans la ruelle, main dans la main, en direction des champs. Elles se parlent à l’oreille, dans la lumière douce de la fin de journée, se confiant les secrets que les enfants se chuchotent depuis la nuit des temps.

Inaya dort profondément, un pouce dans la bouche, l’autre main posée sur le visage de Fatou. Son souffle chatouille la plante du pied d’Asma qui dépasse de la couverture. Les deux cousines d’Inaya dorment tête-bêche, séparées par le corps menu de la fillette. Le lit est petit, le cadre grossièrement taillé dans le bois. Des fibres épaisses, tissées entre les montants, servent de matelas. Plus les cousines grandissent, plus elles se gênent dans leur sommeil, se reprochant mutuellement de prendre trop de place. Inaya les écoute se disputer chaque soir, se gardant bien d’intervenir. Pendant que Fatou et Asma soupirent et marmonnent, elle se blottit sans un mot entre leurs deux corps et glisse rapidement dans le sommeil. Leurs chamailleries la bercent, la rassurent, comme le faisait autrefois la respiration de ses parents endormis.
Elle rêve qu’elle flotte, allongée sur le dos dans l’eau fraîche de la rivière. Elle est entourée de poissons¬¬ aux couleurs vives, qui la frôlent parfois en nageant le long de ses jambes et de ses bras. Un poisson plus gros que les autres s’immobilise à côté de son visage, l’appelle distinctement par son prénom. Il frétille sur son épaule, insiste, se faisant de plus en plus pressant. Elle tente de le chasser mais elle ne parvient pas à bouger le bras. Le poisson est de plus en plus gros, parle de plus en plus fort et la secoue vigoureusement.
– Vas-tu te réveiller, jeune fille ?
Elle entrouvre un œil. Le poisson a la voix de Ma’, il a ses traits et son regard perçant. Inaya sursaute, surprenant Asma qui lui colle sans le vouloir un coup de pied sur le nez. Elle se redresse, se frotte les yeux et regarde sa tante, penchée sur elle dans l’obscurité :
– Tu parles fort pour un poisson.
Marietou lève un sourcil et secoue la tête, renonçant à comprendre. Il est trop tôt et elle n’est pas d’humeur à jouer aux devinettes. Inaya observe l’intérieur de la petite maison ronde, à la recherche d’un rai de lumière dans l’encadrement de la vieille porte en bois. Il fait nuit noire. Même les animaux, dont les cris réveillent d’habitude la petite fille, sont encore endormis. Elle se contorsionne entre ses deux cousines pour atteindre le pied du lit, se laisse glisser jusqu’au sol. Rokia et Niélé dorment encore elles aussi, partageant la même couche. Près de la porte, Ma’ finit de préparer en silence un petit baluchon, dans lequel elle glisse deux grosses poignées d’arachides et une petite cruche à eau en terre cuite. Elle noue les quatre coins du tissu et pose le paquet en équilibre sur sa tête. Inaya, inquiète, la regarde sans comprendre.
– Arrête de me fixer et va enfiler ta robe, ordonne Marietou.
– On va où ?
– Chez les Blancs.
– Mais on a encore à manger !
– C’est pour Coumba.
– Pourquoi on ne lui donne pas ?
– Il me reste juste assez pour nous.
– Qu’est-ce qu’elle a, Coumba ?
– Elle est très fatiguée, c’est tout.
En temps normal, Inaya aurait sauté de joie à l’idée de partir aussi loin du village. Être debout avant tout le monde, marcher sur la grande piste en regardant le jour se lever, croiser de nouveaux visages, toutes ces promesses d’aventures lui font habituellement battre le cœur plus vite. Mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres. C’est le jour de l’eau, le premier jour de l’eau sans les filles. Hors de question qu’elle n’accompagne pas les garçons à la rivière.
– Pardon Ma’, mais c’est mieux si tu pars avec Fatou ou Asma.
– Ah, tiens, et pourquoi donc ?
– Eh bien, parce qu’elles marchent plus vite.
– Il me semble que tu marches assez vite, toi aussi.
– Mais non, regarde, dit Inaya en montrant ses jambes nues.
– Qu’est-ce qu’elles ont ces jambes ?
– Elles sont petites. Vraiment petites.
– Tu ne serais pas en train de te moquer de moi ?
– Non, pas du tout.
Inaya baisse les yeux. Elle devine le regard de Ma’ sur elle. Elle pourrait presque sentir sa tante fouiller à l’intérieur de sa tête, écartant les mensonges pour y voir plus clair.
– Bien sûr, tout ça n’a rien à voir avec le fait que les garçons vont chercher l’eau aujourd’hui ?
– Rien.
Inaya fixe ses orteils avec attention.
– J’imagine aussi que tu comptais m’obéir et ne pas les accompagner quand j’aurais eu le dos tourné ?
Inaya acquiesce en se mordant la lèvre.
– Et tu te dis que, peut-être, je suis trop bête pour savoir que tu me mens ? Va t’habiller.
Marietou la regarde enfiler sa robe à la hâte. Elle s’efforce de ne pas sourire, pour ne pas l’inciter à lui mentir de nouveau. Pourtant, elle admire son courage. Inaya ressemble tant à sa mère, une petite femme vive, entêtée, toujours prête à braver le danger pour défendre ceux qu’elle jugeait faibles, même s’ils étaient plus grands et plus forts qu’elle. Même s’ils étaient des hommes. Elle n’avait que faire des conventions, se fichait pas mal de ce que pensaient les autres. Ma’ était l’aînée. Elle aurait dû la protéger, mais ce jour-là, elle n’était pas à ses côtés. S’il arrivait malheur à Inaya, elle aurait l’impression de trahir sa sœur une deuxième fois.
Marietou et Inaya marchent sur la piste depuis plus d’une heure. Elles n’ont échangé que quelques mots, toutes deux perdues dans leurs pensées. La fillette avance d’un bon pas, le menton dressé vers le ciel. Elle voit rarement le soleil se lever, alors ce matin, elle a décidé de ne rien rater du spectacle. Quelques nuages mauves s’accrochent à la cime des arbres. Ils semblent si doux, si moelleux, qu’Inaya aimerait pouvoir s’allonger sur eux et se laisser envelopper. Un vol d’aigrettes file au milieu des nuages sans en modifier les contours. L’horizon pâlit peu à peu, et tout autour, dans les cours et les ruelles des villages qui bordent la piste, les animaux s’éveillent bruyamment. Le braiement des ânes recouvre le chant des coqs. Bientôt, l’appel du muezzin accueille à son tour le jour nouveau, précédant de quelques minutes le bruit des marmites et les premiers rires d’enfants.
Marietou a mal aux genoux, aux pieds, au dos. Pour oublier la douleur, elle fredonne un air ancien, une berceuse que lui chantait sa grand-mère. Elle regarde sa nièce marcher sans se plaindre, observant le monde comme si elle découvrait chaque chose pour la première fois. Elle sait qu’elle peut avancer ainsi jusqu’à s’écrouler, tiraillée entre la faim, la soif et l’envie de ne pas décevoir. Les adultes qui font la connaissance d’Inaya oublient trop vite qu’elle est encore une enfant. Pourtant, si sa volonté d’acier et sa langue bien pendue impressionnent, Marietou sait quelles blessures la fillette porte en elle, à quel point elle a peur que ceux qui l’entourent cessent de l’aimer ou disparaissent. Certaines nuits, elle l’entend encore appeler sa mère dans son sommeil.
Comme si elle avait deviné les pensées de sa tante, Inaya se tourne vers elle, marchant désormais à reculons.
– Tu crois qu’ils sont arrivés à la rivière, les garçons ?
Ma’ sourit, c’est la première fois depuis qu’Inaya a interrompu le doyen en pleine réunion.
– Ma parole, tu n’abandonnes jamais, toi, dit-elle en tendant la main à sa nièce. Viens, allons nous reposer un moment.
Main dans la main, la fillette et la grande femme au corps sec font quelques pas en direction d’un arbre. Elles s’assoient côte à côte sur l’une de ses racines épaisses et partagent en silence une poignée d’arachides.

Il n’est pas encore neuf heures lorsqu’Inaya et Marietou arrivent devant le camp des Blancs. Inaya reconnaît la petite tente plantée à l’entrée, sur le bord de la piste. À l’intérieur, un homme assis sur une chaise en plastique fait signer un registre à toutes les personnes qui entrent. Certaines viennent de si loin qu’elles ont dormi sur place, étendues sur des nattes le long des grilles qui ceinturent le camp. On ne leur a pas proposé de passer la nuit à l’intérieur : ici, on soigne et on distribue de la nourriture, mais on n’héberge pas. Pour ça, il faut aller plus loin encore, à deux jours de marche, une journée si on a les moyens de s’offrir le trajet à dos d’âne. Inaya n’est jamais allée aussi loin, et ce qu’elle a entendu à propos de cet autre campement la terrifie. On raconte qu’il y a tant de gens entassés les uns sur les autres que la violence, la maladie et la folie tuent plus encore que les rebelles. Ceux qui s’y installent ont tout perdu, à commencer par leurs terres, rachetées à l’État par les compagnies pétrolières qui se mènent une guerre silencieuse, sans armes et sans bruit, pour s’approprier les quelques centaines de kilomètres carrés de la région.
Comme dans ses souvenirs, Inaya voit Ma’ se pencher sur la petite table en bois et tracer une croix sur le gros cahier que lui tend l’homme assis. Cette fois, hors de question qu’elle reste à l’extérieur. Elle glisse sa main dans celle de sa tante et entre dans le camp à ses côtés. Droit devant, quelques Blancs discutent devant un bâtiment en brique. Une femme fume une cigarette, un homme fait les cent pas un peu plus loin en agitant les bras, un téléphone calé entre sa joue et son épaule. Il fait déjà chaud ce matin et plus il bouge, plus sa peau devient rouge et luisante. Inaya est perplexe. C’est donc à ça que ressemble un Blanc vu de près ? On lui a toujours décrit des gens à la peau claire, et voilà que cet homme est plus rouge que la poussière de la piste. Inaya sent la main de Ma’ la tirer d’un coup sec. Quand elle croise son regard, pas besoin de mots pour comprendre qu’elle a intérêt à cesser de fixer ces gens et à se remettre en marche. Un peu plus loin, deux grandes tentes se font face. Une longue file d’attente s’est formée devant chacune d’entre elles. À droite, les gens entrent puis ressortent presque immédiatement, chargés de provisions. À gauche, on patiente plus longtemps et personne ne semble quitter les lieux une fois franchi le seuil en toile kaki. Marietou entraîne sa nièce vers la tente de droite.
– Ils font quoi là-dedans ? demande Inaya en pointant du doigt l’autre tente.
– Ils vont voir des docteurs.
– On peut y aller ?
– Que Dieu nous en préserve.
– Pourquoi ?
– Tu tiens vraiment à être malade ?
– C’est ici que Sekou est venu pour sa jambe ?
– Il y a bien longtemps, oui.
– Ils lui ont fait quoi ?
– Ils ont posé encore plus de questions que toi, et Sekou est reparti comme il était venu, avec sa jambe tordue. Trop tard, soi-disant. La polio quelque chose, c’est ce qu’ils ont dit.
– C’est quoi la polio quelque chose ?
– Oh, tu me chauffes les oreilles à toujours vouloir tout savoir.
Inaya hausse les épaules, boudeuse. Bien sûr qu’elle veut tout savoir, tout comprendre du monde qui l’entoure. Les adultes gardent pour eux les réponses, les distribuent une par une comme s’ils n’en avaient qu’un stock limité, comme s’ils risquaient de les perdre à jamais en les donnant aux enfants. Qu’importe, elle a l’habitude de les trouver par elle-même quand on les lui refuse. Elle lâche doucement la main de Ma’ et attend quelques minutes, les yeux rivés sur la grande tente des ¬docteurs. Elle n’a pas l’intention de désobéir, mais la curiosité est si forte qu’elle lui fait presque mal, comme un feu qui part de son ventre et la brûle de la plante des pieds à la pointe des tresses. Pour éteindre ce feu, elle se glisse dans la file d’attente voisine et se faufile discrètement entre les adultes. Elle atteint l’entrée de la tente et pénètre à l’intérieur. Rien de ce qu’elle y découvre ne lui est familier. Ni l’odeur de désinfectant, ni les instruments médicaux qu’elle voit passer sur des chariots. Une vieille femme est allongée sur un lit de camp. L’un de ses bras est relié par un long tube à une poche en plastique, elle-même fixée à une grande perche métallique. Goutte par goutte, un liquide transparent s’écoule de la poche et parcourt le tube. Malgré le tuyau qui sort de son bras, la femme ne semble pas avoir mal. Inaya aimerait savoir ce qu’il y a dans cette poche, elle voudrait aussi savoir pourquoi une femme habillée tout en blanc plante une aiguille dans l’épaule d’un petit et pourquoi personne ici n’a rien pu faire pour la jambe de Sekou. Elle s’approche timidement de la femme à la blouse blanche.
– C’est quoi la polio quelque chose ?
Assise sur un tabouret, dos à l’enfant qu’elle vient de vacciner, la femme se retourne, surprise par la petite voix. Elle a de longs cheveux blonds, des pommettes roses et des yeux noirs comme ceux d’Inaya. Elle sent le désinfectant et le savon. Après avoir prononcé quelques mots que la fillette ne comprend pas, elle appelle une collègue, qui porte aussi une blouse blanche. Sa peau est noire et elle parle la même langue qu’Inaya. Elle lui demande de répéter.
– C’est quoi la polio quelque chose ? s’exécute-t-elle, un peu agacée de n’avoir toujours pas obtenu de réponse.
– La poliomyélite, c’est une maladie, une maladie grave.
– C’est possible d’avoir une jambe tordue avec ça ?
– Oui, ça arrive.
– Comment on guérit ?
– Il n’y pas de traitement, mais on fait des vaccins.
– C’est quoi un vaccin ?
Inaya est tellement concentrée sur la conversation qu’elle ne perçoit pas l’agitation dans la file d’attente. Elle ne voit pas Marietou jouer des coudes pour franchir le seuil de la tente, les bras chargés de riz, d’huile et de farine. En revanche, impossible de ne pas l’entendre crier son prénom. À regret, elle quitte les deux femmes et se dirige vers la sortie. Avant de partir, elle leur pose une dernière question.
– Comment on devient docteur ?
– Tu dois aimer les gens et étudier beaucoup, lui répond en souriant celle qui parle sa langue.
Inaya lui rend son sourire. Elle sait qu’elle va de nouveau devoir affronter le silence de Ma’, mais ce qu’elle a découvert sous cette tente en valait la peine. Elle aimerait pouvoir rester pour observer tous ces instruments que les médecins manipulent avec assurance, elle voudrait comprendre à quoi sert chacun d’entre eux. Tandis que Ma’ la tire par la main pour l’entraîner vers l’extérieur, Inaya jette un œil aux personnes qui attendent d’être soignées. Elle voit un vieil homme soutenu par deux garçons, un bébé qui hurle dans les bras de sa mère, une femme au ventre rond qui grimace en se tenant le bas du dos. Tous ont les traits tirés, comme si leur vrai visage était caché derrière un masque de douleur. Inaya emboîte le pas de Ma’ et sent sa poitrine se gonfler de fierté. Un jour, elle aussi saura avec quelles armes combattre toute cette souffrance. Un jour, elle aussi sera médecin.

Quelque chose ne va pas. Inaya le sent dès qu’elle quitte la piste principale pour s’engager sur le chemin qui mène au village. Marietou la suit, épuisée, portant¬ sur sa tête le gros sac de riz qu’elles ont rapporté du camp des Blancs. Elles se sont arrêtées un moment pour manger la dernière poignée d’arachides et finir l’eau de la cruche, quand le soleil était au plus haut. Elles ont somnolé à l’ombre d’un arbre en attendant que l’air redevienne respirable, que la terre leur brûle un peu moins les pieds. Il est environ seize heures lorsqu’Inaya aperçoit le muret qui borde les maisons de Ma’ et de Coumba. Elle presse le pas. Quelque chose ne va pas. Il y a trop d’agitation dans la petite ruelle, trop de voisines qui entrent et sortent de la cour. Malgré le poids du sac de farine et du bidon d’huile qu’elle serre contre elle, Inaya marche vite et distance sa tante. Elle entre et aperçoit le doyen. Il se tient sur le seuil de la maison de Coumba, ¬refermant une à une de petites fioles en verre que tous ici ont déjà vues au moins une fois. Le doyen n’est pas seulement le chef du village, il en est aussi le guérisseur. Pour sa capacité à communiquer avec le monde invisible et sa connaissance des plantes, héritées de sa mère, il est le premier auquel on fait appel quand quelqu’un est malade. Bien souvent, il est aussi le dernier, celui auquel on confie l’âme de la personne mourante pour son ultime voyage. Ces fioles en verre contiennent des remèdes dont lui seul connaît les secrets de fabrication. Bon nombre de villageois, du plus jeune au plus âgé, y ont déjà eu recours.
Inaya se fraie un chemin au milieu des voisines attroupées devant la maison. Certaines sont venues apporter leur aide, d’autres semblent aimantées par le malheur et ne pointent leur nez que lorsqu’elles flairent l’odeur de la mort.
– C’est Coumba ? demande la fillette au doyen, sans prendre la peine de le saluer.
– Elle refuse mon aide. Il n’y a rien que je puisse faire, répond-il en s’écartant pour la laisser entrer.
Il faut quelques secondes à Inaya pour distinguer le corps de la vieille femme, allongée dans la pénombre. Sekou est assis à même le sol à ses côtés. Il a reconnu la voix de son amie et s’adresse à elle sans quitter sa grand-mère des yeux.
– Elle est tombée tout à l’heure, sur la grande place. C’est Kadiatou qui l’a trouvée. Elle bougeait plus, elle disait rien.
– Issa, il est où ?
– Chez la maman de Kadiatou.
– Pourquoi elle ne veut pas prendre les remèdes du doyen ?
Sekou hausse les épaules, s’essuie les yeux du revers de la main. Coumba fait signe à Inaya de s’approcher. Elle parle tout bas, mais si sa voix n’est plus qu’un souffle, son caractère n’a rien perdu de sa force :
– Va dire à ces vieilles charognes d’aller voir ¬ailleurs. Je ne suis pas encore morte. Et ramène-moi ta tante.
Inaya acquiesce et file dans la cour. Elle se plante devant l’attroupement de voisines, se hisse sur la pointe des pieds et met ses mains en porte-voix :
– Allez voir ailleurs, vieilles ch…
Une main se plaque sur sa bouche avant qu’elle n’ait le temps de retransmettre fidèlement les propos de Coumba. Ma’ sourit aux voisines et les congédie poliment, sans retirer sa paume de la bouche de sa nièce. Les femmes quittent lentement la cour, vexées, pour certaines, d’être ainsi mises dehors.
– Toi, tu m’attends ici, ordonne Marietou à Inaya, avant de se diriger vers le doyen.
Elle s’entretient avec lui pendant de longues minutes, sans qu’Inaya puisse entendre ce qu’ils se disent. Ma’ hoche régulièrement la tête, écoute avec attention, le visage grave. Elle salue le doyen et disparaît à l’intérieur de la maison, dont Sekou sort quelques instants plus tard. Les deux femmes sont seules à présent. Le sac de riz, la farine et le bidon d’huile sont restés dehors, butin dérisoire et presque grotesque face à la mort qui approche. C’est tout sauf une surprise pour Marietou, qui a vu sa voisine et amie décliner au fil des semaines. La main maigre et ridée de la vieille femme dans la sienne, elle l’écoute lui expliquer que Sekou a peur du noir et qu’il faut le laisser dormir sous un petit coin de ciel, près d’une fenêtre ou d’une porte ouverte, pour qu’il puisse apercevoir la lumière des étoiles s’il se réveille au milieu de la nuit. Elle regarde Coumba pointer un doigt vers le creux de son cou, en lui disant que c’est ici, à cet endroit précis, qu’Issa aime recevoir un baiser quand il pleure après un cauchemar. Marietou mémorise tous ces détails qui ne sont, pour la vieille femme, qu’un moyen de lui dire à quel point elle aime ses deux petits, à quel point elle compte sur elle pour prendre le relais et leur montrer que rien, jamais, ne disparaît. Ni les humains, ni l’amour qu’ils se sont porté quand ils étaient encore en vie. Ma’ écoute et cache sa peur, essaie de ne pas penser à la farine, au riz et à l’huile qu’elle a laissés dehors, à ces sept bouches qu’il lui faudra désormais nourrir, à ce qu’ils deviendraient s’il lui arrivait quelque chose. Il est à la fois trop tôt et trop tard pour s’en inquiéter.
Dehors, Inaya et Sekou font comme tous les enfants quand le monde devient un peu trop lourd à porter, quand le réel oppresse et qu’il est à la fois si compliqué et si tristement simple à comprendre. Ils jouent. Ils repoussent aussi loin que possible ce dont ils ne veulent pas se saisir maintenant, la maladie, la mort et l’angoisse, la séparation et toutes les choses qu’ils sauront affronter lorsqu’ils l’auront décidé. Ils jouent pour mieux se préparer à recevoir ce qui pèsera sur leurs épaules, gardant ainsi le contrôle d’un monde qu’ils inventent et dont ils connaissent les règles.
Le lendemain matin, Inaya aide Ma’ à laver du linge quand elle aperçoit soudain Coumba, soutenue par Sekou, sortir de sa maison. À sa nièce qui s’écrie « Elle est guérie ! Tu vois qu’elle ne va pas mourir ! », Marietou répond par un sourire silencieux. Elle sait que souvent la maladie laisse un peu de répit avant la toute fin, comme une trêve pour permettre de dire au revoir. Coumba n’est pas guérie, elle fait ses adieux.
Pieds nus dans la poussière de la cour, les cheveux hirsutes, la vieille femme pose sa main sur l’épaule de Sekou. Elle ne veut pas lui faire mal, mais elle craint de tomber. Alors, sans le vouloir, elle plante ses ongles dans la chair de son petit-fils, imprime sa marque sur sa peau lisse. Il ne dit rien, grimace à peine, son corps ne proteste pas. Il resserre son étreinte sur la hanche saillante de Coumba. Ils avancent ainsi, progressant comme une armée réduite à presque rien, à deux soldats sans munitions qui savent qu’ils ne s’en sortiront pas seuls, mais qui pourtant ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Ma’ retient Inaya qui déjà se levait pour aller les aider. « Laisse, lui dit-elle, laisse-les seuls. » Ils atteignent le paravent en paille dressé à l’arrière de leur maison, petit rempart d’intimité pour qui vient y faire sa toilette. Les bassines sont remplies, le petit siège en bois est là, prêt à accueillir les fesses de Coumba. Elle lâche l’épaule de Sekou, ses doigts glissent le long du bras de l’enfant, centimètre après centimètre, son autre main appuyée sur le mur de terre. La vieille femme s’assied comme on chute. Une chute si lente, si prudente, si douloureuse, que chaque os, chaque articulation, chaque muscle, chaque tendon, chaque ligament tiraille et craque. Quand enfin son corps est calé sur le siège, elle murmure : « On est mieux assis », comme pour s’excuser d’être encore là sans pouvoir l’être tout à fait.

Inaya est accroupie sur le petit muret au fond de la cour. Elle observe les préparatifs de la fête prévue ce soir. Les femmes ont commencé à cuisiner tôt le matin, à l’heure où les musiciens, de jeunes garçons pour la plupart, partaient se coucher après avoir répété toute la nuit. Voilà bien longtemps que le village n’a rien fêté. Trop longtemps, a décrété le doyen, qui sait que la joie des vivants est la meilleure arme contre les mauvais esprits. Ils sont nombreux ces derniers temps à rôder par ici, depuis l’installation des rebelles au bord de la rivière. Il est grand temps de recommencer à danser. »

À propos de l’auteur
PRIE_Amandine_DRAmandine Prié © Photo DR

Après avoir écrit pendant des années sans jamais oser montrer son travail à un éditeur, Amandine Prié franchi a écrit Pour leur bien, paru en août 2022 aux éditions Les Pérégrines. Son deuxième roman est en cours d’écriture. (Source: http://www.lesentrepreneusesquidechirent.com/)

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Célestine

WOUTERS_celestine RL_2023 Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Prix Chapel 2021 (Prix littéraire de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth)
Prix Manneken-Prix, de l’auteur bruxellois, 2022

En deux mots
Célestine est née quelques minutes après le décès de ses parents, leur 2 CV s’étant écrasée contre un arbre. Confiée aux bons soins de Berthe, une vieille tante, et son mari Aristide, l’enfant se transformer en une belle jeune fille qui va susciter bien des convoitises. Pour son plus grand malheur.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Cette vérité qu’elle ne dira jamais

Dans un premier roman-choc Sophie Wouters raconte le calvaire d’une orpheline abusée sexuellement. Un drame qui met une nouvelle fois en lumière les ravages de l’emprise et du non-dit.

Dès les premières lignes, le ton de ce court et percutant roman est donné. Un 14 juillet un accident de la route fait deux victimes. Le vétérinaire dépêché sur place effectue en urgence une césarienne qui permet de sauver l’enfant de la femme décédée aux côtés de son mari. L’enfant est alors confiée à sa tante Berthe et à son oncle Aristide qui la prénomment Célestine.
Dans ce coin de France profonde, au début des années soixante, la vie est régie par les travaux de la ferme, la morale inculquée par le curé et l’actualité transmise par les journaux et magazines. C’est dans ce contexte que grandit Célestine, dont on va découvrir dès la fin du chapitre initial, qu’elle se retrouvera à 16 ans passés devant la Cour d’assises des mineurs où son mutisme ne plaidera pas en sa faveur.
Les chapitres qui vont suivre, en retraçant la chronologie des faits, permettent au lecteur d’être les témoins privilégiés du drame qui s’est noué.
Alors que la scolarité de Célestine se passait plutôt bien, qu’elle s’était faite une amie pour la vie en la personne d’Édith, sa camarade de classe, elle est envoyée par ses parents adoptifs au cours de catéchisme du curé, l’une des autorités morales du village. C’est durant cette leçon particulière que le piège se referme sur la fillette. L’agression sexuelle dont elle est victime va la marquer durablement. Comment pourrait-il en aller autrement?
Chargée d’un lourd fardeau, Célestine va poursuivre vaille que vaille sa petite vie, mais avec le désir de plus en plus puissant de fuir, de se construire un avenir loin de ce microcosme toxique. Sauf que sa beauté va continuer à vriller l’esprit des hommes, que son calvaire n’est pas terminé, que le tribunal l’attend au bout de son chemin de croix.
C’est un roman fort que nous offre Sophie Wouters, construit de telle manière que son intensité dramatique ne se relâche jamais. Comme le dirait Philippe Besson, Ceci n’est pas un fait divers. C’est la destruction d’une vie par des «personnes dépositaires de l’autorité» et qui laissent leurs pulsions les emporter au-delà des limites. D’une écriture sans fioriture qui renforce encore la violence du propos, ce premier roman publié en 2021 en Belgique mérite effectivement de conquérir un public élargi.

Célestine
Sophie Wouters
HC Éditions
Premier roman
128 p., 16€
EAN 9782357207028
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman n’est pas situé précisément, mais un petit village perdu en France peut faire l’affaire.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Cette nuit, j’ai lu Célestine. Ton texte m’a bouleversée, je n’ai pas pu m’arrêter. Je te dois une nuit blanche. » Amélie Nothomb
Nous sommes au tout début des années soixante, dans un village de la France profonde où le destin de Célestine se dessine dès sa naissance. Elle naît un 14 juillet sur le bord de la route où ses parents viennent d’avoir un accident de voiture. Recueillie par de lointains parents qui n’avaient jamais voulu d’enfants, elle va grandir auréolée de sa beauté extraordinaire et de sa grande intelligence. Mais alors que démarre le récit, Célestine a dix-sept ans et comparaît devant la cour d’assises des mineurs. Jugée pour meurtre, elle a décidé de garder le silence.
Publié en Belgique en 2021, Célestine a rencontré un très grand succès ; elle a reçu le prix Chapel 2021 et le Manneken-Prix de l’auteur bruxellois 2022.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF
Le Carnet et les Instants (Séverine Radoux)
Madinin’Art
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Femina.ch (Ellen de Meester)
Dhnet (Romain Masquelier)

Les premières pages du livre
« — La Célestine avait tout de suite commencé par faire fort !
La journaliste, les pieds dans la paille, s’approcha encore un peu plus de Marcel avec son microphone.
— Venir au monde après le décès de ses parents… Vous n’allez quand même pas m’dire que c’est la façon d’faire du commun des mortels ! marmonna-t-il, assis à califourchon sur son petit tabouret, en tirant plus énergiquement sur les mamelles de la vache qui s’était mise à beugler.
Et c’est sans se faire prier, cette fois, qu’il se mit à raconter la naissance de l’enfant :
— C’était au retour de la fête du 14 juillet 56. La 2 CV de ses parents était en train de fumer contre un arbre… Et c’est à quelques pas de là, le long de la départementale, parmi les coquelicots, sous un ciel sans nuages, qu’elle a vu l’jour. Je me rappelle qu’il était d’une chaleur agréable et douce, comme celle d’un beau d’printemps. On m’a rapporté qu’elle ne pleura pas un seul instant. Brunard, le vétérinaire qui venait de faire en grande urgence une césarienne à cette pauv’mère décédée, s’en était inquiété.
Puis, après avoir retiré une mèche rebelle qui lui barrait le front, il s’était levé et avait conclu :
— Mais moi, j’vous l’dis, déjà une sans-cœur, la p’tite !

* * *
Cour d’assises des mineurs – Septembre 1973
— Accusée, levez-vous.
Célestine se leva lentement, le regard absent.
— Pour la dernière fois, nous vous prions de vous exprimer ! Sans cela, mademoiselle, nous ne pourrons rien faire pour vous !
Sa bouche s’entrouvrit et la petite assemblée stupéfaite se suspendit à ses lèvres.
— Je n’ai rien à dire, murmura-t-elle.
Mais pourquoi donc avait-il accepté de prendre sa défense ? « Aussi jolie qu’elle soit, elle met décidément bien de l’ombre sur mon avenir ! », rumina le très jeune maître Baldaquin, dont les manches connurent un léger envol désappointé.
Le président, tout aussi désabusé, avait saisi sa cloche et, après l’avoir soulevée d’une main molle, la maintint quelques secondes dans l’air. Puis, à contrecœur, il se mit à l’actionner.
— La Cour va se retirer aux fins de délibérer.

* * *
Transportée dans le cliquetis des bouteilles de la fourgonnette du laitier, c’est déjà escortée par deux motards que Célestine avait fait, sous les banderoles et en grande pompe, une première entrée très remarquée au village. Même les confettis qui jonchaient la rue principale semblaient y avoir été parsemés aux fins de l’accueillir.
Bien vite, après cette fête nationale, elle fut confiée aux bons soins d’une vieille tante.
Berthe et son mari Aristide avaient en effet, bon gré, mais surtout mal gré, accepté de prendre cette « enfant tombée du ciel » sous leur aile et c’est ainsi qu’ils lui attribuèrent, non sans une pointe d’ironie, ce doux et désuet prénom.
Les gosses, ce n’était pas leur truc. Ils n’en avaient jamais voulu et s’étaient toujours arrangés pour ne jamais en avoir. Enfin, surtout Berthe. « Encombrants ! », criait-elle à qui voulait bien l’entendre.
Mais en souvenir de sa mère qui avait adoré sa cousine, la grand-mère de Célestine, elle avait démenti ses propos. Cela n’avait jamais été le qu’en-dira-t-on qui l’avait arrêtée.
Berthe était ce genre de femme opulente dont on pouvait se demander comment des jambes aussi fines ne s’effondraient pas sous le poids d’un tel buste. Elle vivait avec son tablier et ne le retirait que pour la messe du dimanche ou quelque autre rare occasion. Elle faisait partie de ce que l’on appelle les maîtresses femmes qui mènent énergiquement leur petit monde à la baguette… en l’occurrence, ici, son mari.
Aristide avait trois passions : ses champs, sa collection de papillons et son âne, Gaspard. Une quatrième s’imposa vite après la mort de ce dernier : le vin rouge et ses enivrants bienfaits. Et lorsqu’il arrivait que cet alcool le prenne tout entier, Berthe avait pris pour simple habitude d’envoyer ses ronflements et ses effluves sur le divan fleuri du salon pour la nuit.
Sinon, tant que le travail de son époux était fait et bien fait, qu’il ne l’emmerdait pas, qu’il continuait à lui obéir sans broncher et que cela ne réveillait pas en lui des désirs charnels, la Berthe le laissait bien souvent tranquille avec son énervante compagne. Elle avait d’autres choses à penser.
L’arrivée de Célestine n’opéra qu’un tout petit changement dans la vie d’Aristide.
Berthe avait en effet décidé de donner à la petite une éducation à l’image même de celle qu’elle avait reçue, trop heureuse de ce qu’elle était devenue grâce à elle, et donc, tout comme sa mère, ne mit qu’une exception à l’ordre établi. C’est ainsi que Célestine se vit exonérée de la clause « pas d’enfants dans la chambre à coucher des parents » en cas de maladie infantile, et qu’Aristide passa plus de nuits encore sur le canapé.
Célestine faisait partie de ces bébés qui réveillent en nous l’instinct cannibale.
Quand Berthe se rendait au village, il y en avait toujours pour se pencher sur le landau et s’exclamer, après avoir ouvert grand la bouche et des yeux ronds comme des billes : « Ooh ! Mais elle est à bouffer ! »
Un jour, agacée, elle avait tiré d’un coup sec vers elle le petit véhicule et en avait remonté rapidement les soufflets.
— Vous n’croyez pas qu’elle en a déjà assez vu, la p’tite !? avait-elle alors grommelé en levant les yeux vers le ciel.
— Mais on n’peut quand même pas lui dire « ses parents doivent être tellement fiers ! », avait le soir même ironisé Alfred, le garagiste, en trinquant avec ses clients et acolytes au Café de la Poste.
Le cas « Célestine » était donc devenu le sujet de conversation des habitants de la bourgade et sa place presque aussi centrale que celle de son bistrot.
— Pour une fois qu’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire dans notre campagne… Il n’y aurait aucune raison de s’en priver ! disait toujours le même Alfred à son épouse avant son coucher alcoolisé.
— On dirait une poupée ! Je serais à votre place, Berthe, je l’inscrirais sans hésiter au concours « Bébé Cadum », lui avait fait remarquer Mme Morel, la femme de Jacky, le laitier, l’ambulancier d’un jour. Avec des yeux aussi magnifiques, ce sourire si plein de malice, ce teint rose qui respire la santé et cette bouille d’angelot joufflu, elle a vraiment tout pour le remporter ! lui avait-elle assuré.
Et c’est après s’être renseignée sur cette compétition organisée pour désigner le plus beau bébé de France que Berthe, de retour chez Vachalait, s’était écriée :
— Être le symbole national de l’hygiène, oui ! Mais les fesses en l’air sur une couverture, moi vivante, jamais !
Elle avait ensuite payé son dû et s’était retournée en concluant :
— Et puis, on ne peut pas dire qu’il ait porté chance à son premier lauréat… Avoir été envoyé dans les camps dix-sept ans plus tard avec toute sa famille et en avoir été le seul survivant, vous n’allez quand même pas me…
La porte avait claqué si fort qu’elle avait rendu la fin de sa phrase inaudible et que les bouteilles déjà blanches s’en étaient mises à trembler.
« Raté ! », avait alors pensé Mme Morel.
Elle avait espéré que l’histoire de Célestine avec sa très probable victoire eût pu apporter quelque lumière sur son village et, qui sait, sur son mari.

* * *
Aristide chercha de temps à autre à prendre l’enfant dans ses bras, mais à chaque fois il s’était heurté à un mur de hurlements.
— Je n’comprends pas ! Je l’aime pourtant bien la Célestine ! avait-il fini par dire, dépité, un jour à son épouse.
— Avec la gueule que tu as, tu dois certainement lui faire peur ! Redépose-la donc, cette petite ! Les bébés n’aiment pas les moches ! lui avait-elle répondu en épluchant ses pommes de terre.
Il l’avait remise dans son berceau, avait été rejoindre ses fioles et ses lépidoptères, et ne fit plus aucune tentative avec le nourrisson.
Berthe était le genre de femme, vous l’aurez compris, qui allait droit au but. Elle ne cacha donc jamais à l’orpheline les prémices de sa vie. Mais comme la très jeune Célestine avait pu voir, tout aussi précocement, un bon nombre de bêtes le ventre ouvert pour mettre leur petit au monde, elle n’en fut dès lors jamais choquée. Et puis, il est certain que la notion de mort n’avait pas encore eu le temps d’arriver dans sa sphère de compréhension.
Ce n’est que plus tard, en relevant que poulains, veaux, poussins et porcelets avaient encore leur mère, que la chose s’était mise doucement à la titiller et seulement après sa rentrée scolaire à la perturber. Surtout quand la grande question « Tu préfères ton père ou ta mère ? », qui se chuchotait parmi les enfants, semblait bien lui être épargnée.
Elle attendit cependant l’âge de raison pour être un peu plus éclairée. Berthe, les mains dans la pâte, lui avait alors rétorqué :
— Mais je te l’ai déjà expliqué, Célestine ! Va donc prendre ton bain ! Le repas est bientôt prêt.
Et comme elle en avait l’habitude, la petite s’était exécutée.
— Pas trop d’eau ! lui avait encore crié Berthe de la cuisine.
C’est donc sur cette rengaine que Célestine alla se noyer dans un océan d’interrogations et qu’elle en redescendit toute pimpante dans la cuisine.
Berthe et Aristide y étaient assis là, étrangement côte à côte, médusés, les coudes sur la toile cirée, les yeux exorbités devant le téléviseur. Un certain Kennedy était mort assassiné.

* * *
Berthe, contrairement à son mari, n’avait qu’une seule et unique passion : le Gotha. Sans doute que celle-ci avait pris naissance dans son goût pour l’ordre établi.
Et une fois par semaine, telle une répétition pour la messe du dimanche, elle enlevait méticuleusement son tablier puis, dans un second geste de bienséance, défroissait quelque peu sa robe pour aller s’installer dans son rocking-chair acheté pour l’occasion. Et c’est là, dans ce fauteuil dont une partie pouvait survoler le sol, qu’elle ouvrait religieusement son Point de vue.
Célestine avait été, dès son plus jeune âge, mise au parfum des familles royales et avait appris prématurément ce que l’étiquette « point rouge » voulait dire. Elle ne brava dès lors jamais cette alarme « ne pas déranger », même le jour où Aristide se foula la cheville en tombant de l’échelle. Imaginer les foudres de sa tante l’en avait empêchée.
Dans son for intérieur, Célestine remerciait ces têtes couronnées. Enfin, tout particulièrement Grace et Rainier de Monaco.
Berthe avait en effet, à l’annonce de leur mariage, été prendre d’un pas et d’un geste décidés toutes ses économies cachées sous son matelas afin de négocier en toute urgence un téléviseur à la ville.
Elle avait déjà manqué le couronnement d’Elizabeth II en 1953 et il était hors de question pour elle de rater les noces de ce prince avec cette actrice qu’elle trouvait magnifique.
C’est donc ainsi qu’en avril 1956, en pleine guerre d’Algérie et quelques mois seulement avant l’entrée dans le monde de Célestine, le petit écran avait atterri dans la cuisine et que la fillette se retrouva dès lors bien vite la grande privilégiée du village.
À l’école, ses carnets de notes n’étaient pas des meilleurs et Berthe se vit un jour convoquée.
— Pas idiote ! Mais un peu trop la tête dans les nuages ! Célestine regarde bien plus souvent passer les oiseaux que les chiffres et les lettres au tableau ! Et elle me semble bien plus fascinée par le champ de coquelicots que par tous mes propos !
Agacée par ce nouvel instituteur ostentatoire parlant en vers, elle avait quitté rapidement la classe en prenant Célestine par la main.
Mais quelle idée avait-elle donc eue ! s’était-elle dit en sortant, d’avoir été lui décrire le tapis de fleurs sur lequel elle était née.
— Mais qu’allons-nous donc faire de toi !? s’exclama-t-elle en traversant la cour.
— Une speakerine ? murmura alors l’enfant, connaissant l’admiration de sa tante pour la nouvelle venue sur l’ORTF qu’était Denise Fabre.
— Encore faut-il être bonne en français ! fit-elle en soulevant ses larges épaules.
Les résultats ne se firent pas attendre et la Berthe put donc se féliciter tout aussi rapidement de ses dons de pédagogue.
Célestine avait une meilleure amie : Edith. Prénom que ses parents lui avaient donné en hommage à leur idole. Edith, qui était également sa plus proche voisine, était aussi laide que Célestine avait été avantagée par la nature. De grandes lunettes lui mangeaient son petit visage, d’affreuses dents, enfin du moins ce qui lui en restait, ornaient son triste sourire et des oreilles fortement décollées encadraient le tout.
« Dumbo » était le surnom que les gosses du patelin lui avaient attribué. Sauf Célestine, bien sûr.
— Les enfants peuvent être cruels ! lui avait un jour sorti Berthe. Ce n’est pas pour rien que je n’ai jamais voulu en avoir ! avait-elle vite ajouté en relevant la tête de son petit potager tout en balayant l’air d’un geste de la main.
Elle ne raconta pas à Célestine l’acharnement dont elle avait été victime. C’était de l’histoire ancienne et elle préférait l’oublier.
Le 10 octobre 1963, Edith connut pourtant un grand moment de gloire qui changea quelque peu son existence. Son prénom se retrouva en effet à la une de tous les journaux au bistrot sans qu’un adulte ne l’eut alors à la bouche. Et pour mettre en avant son amie, Célestine raconta que même le téléviseur s’en était emparé.
Ayant constaté que l’on pouvait s’appeler Edith, ne pas être jolie et être idolâtrée aux quatre coins du pays en avait bouché un coin aux enfants. « Dumbo » devint donc « Edith » du jour au lendemain. La mort de celle que l’on avait surnommée « la môme » avait donc, dans un petit coin de France, réjoui l’amie de Célestine dont le sourire, quoique toujours aussi édenté, put enfin s’illuminer.
Trop heureuse de son nouveau statut, Edith ne sera donc jamais en rien envieuse quand, à l’école, les garçons seront tous en pâmoison devant Célestine. Tous, enfin presque… À l’exception du trio que formaient Bastien, Loïc et Rémi qui disaient haut et fort ne pas s’intéresser aux filles tout en sortant les billes de leurs poches afin d’apporter la preuve de leur affirmation… et encore moins aux « petites », rajoutaient-ils parfois d’un air méprisant du haut de leurs huit ans.
Enfin, quoi qu’il en fût, il y en eut toujours plus d’un pour faire ses devoirs ou lui expliquer une matière ! C’est même de cette façon qu’elle arriva à passer ses deux premières années avec le minimum exigé, ce qui prouva à Berthe qu’elle n’était pas bête puisqu’elle avait eu l’intelligence d’accepter tous ces gracieux services.
Mais Célestine n’était pas ingrate non plus. Et comme elle avait fait d’énormes progrès en français, où elle était parvenue à exceller, elle avait donc décidé de leur donner quelques leçons privées en retour.
La chambre de Célestine connut dès lors un véritable défilé, auquel Berthe ne mit que rarement un frein, bien trop fière qu’elle était d’en avoir été l’initiatrice.
L’instituteur, qui s’était déjà étonné de l’avancement spectaculaire de Célestine dans cette branche, le fut tout autant par la chute vertigineuse de certains garçons de la classe.
S’il arrivait que ces cours particuliers prennent fin brusquement, c’était bien plus souvent sur l’injonction de la seconde maîtresse de maison qui trônait en ces lieux : la télévision. À l’heure dite, Célestine donnait en effet un rapide bisou au garçon, s’excusait tout aussi brièvement de cet arrêt brutal et filait à toutes jambes dans la cuisine. Il n’était pas question pour elle de rater le magique générique de sa série préférée. Et tandis que le garçonnet bienheureux, encore rougissant, rentrait chez lui avec des papillons plein le ventre en se croyant unique au monde, Célestine, elle, était calée sur sa chaise devant Samantha, sa sorcière bien-aimée. Parfois, il lui arrivait aussi, quand Berthe n’était pas dans la pièce, de se lever pour s’approcher de l’écran afin de mieux comprendre le mouvement de son nez.
Et le soir, pendant que d’autres comptaient les moutons, elle tentait dans son lit de faire apparaître ses parents, leur photo froissée entre les mains.
« Elle doit être trop parasitée », avait-elle fini un jour par se dire, la mine déconfite, avant de s’essayer, par défaut et en désespoir de cause, à faire bouger son réveil sur la table de nuit et de se résoudre, bien à contrecœur, à abdiquer.
Pourtant, quelques semaines plus tard, Garou-Garou, le passe-muraille, avec Bourvil, passa à la télévision et elle décida de retenter le coup. Le film terminé, elle avait embrassé Berthe et Aristide, était montée au plus vite dans sa chambre et avait foncé vers un de ses murs. Elle s’y était collée, s’y était appuyée de toutes ses forces et avait même essayé de côté.
« Non, décidemment, je n’ai vraiment aucun pouvoir ! », en avait-elle alors conclu, cette fois complètement dépitée.
Elle ne connaissait pas encore celui de sa grande beauté et encore moins les sortilèges que celle-ci lui avait jetés.

* * *
— Mais qu’as-tu donc à faire la grimace ?
— J’n’aime pas la…, marmonna la fillette qui ne put terminer sa phrase, la voix de Léon Zitrone ayant surgi dans la cuisine.
Et c’est avec le geste que Célestine lui connaissait de balayer l’air de la main que Berthe s’était tournée vers le téléviseur en lui lançant d’un air agacé :
— Mais on ne te demande pas d’aimer, on te demande de manger !
Tandis que sa tante écoutait attentivement son royal présentateur, elle regarda à nouveau son assiette. Cela lui paraissait totalement insurmontable d’avaler cette langue de bœuf. Elle resta un instant pétrifiée. Puis, dans un élan de volonté, elle saisit ses couverts, coupa un petit morceau et le mit dans sa bouche en fermant les yeux et en tâchant de ne plus penser à rien. Il n’était pas encore arrivé au bout de son œsophage qu’un énorme frisson secoua son corps tout entier et qu’elle sentit comme une goutte froide lui descendre le long du dos. Elle se mit à tousser et Berthe, énervée, s’était retournée.
— Mais arrête donc ces enfantillages ! Toutes ces simagrées pour une si petite chose ! Et puis, tu sais quand même bien que tu ne quitteras pas la table avant d’avoir tout terminé !
Berthe eut à cet instant une fugace pensée pour sa mère puis refit volte-face vers son cher Léon. Une larme coula sur la joue de Célestine. Elle ne voyait pas comment s’en sortir. « Pourquoi donc n’avaient-ils pas un chien comme chez son amie Edith ? », était-elle en train de se demander tristement quand son regard croisa celui du Christ sur sa croix qui lui insuffla une idée. Certes, elle n’y croyait pas trop… Mais qu’avait-elle à perdre !? Et elle pensa très fort : « Seigneur, si vraiment vous existez, prouvez-le-moi, s’il vous plaît, sauvez-moi ! »
Elle avait à peine terminé sa prière qu’Aristide lui avait adressé un petit clin d’œil en lui faisant comprendre avec ses mains de couper sa tranche en deux. Ensuite, il piqua sa fourchette dans l’un des morceaux, l’avala d’une bouchée, attendit quelques minutes puis réédita son geste.
— Ben, tu vois quand tu veux ! lui avait lancé Berthe, l’intervention de Léon Zitrone terminée.
Célestine avait envoyé discrètement un sourire de remerciement à Aristide et en avait fait de même avec le Jésus sur la croix.

* * *
Tandis que les hommes et leur progéniture mâle sortaient du bistrot où venait de leur être confirmée la victoire du jeune Italien Felice Gimondi (qu’ils avaient tous pourtant estimé « trop tendre » pour le Tour de France), Célestine, assise à côté d’Edith sur un banc, regardait la place du village en ne se souvenant pas d’avoir déjà été aussi heureuse. Les banderoles et confettis ne lui avaient jamais paru aussi nombreux et la musique aussi enthousiasmante.
Elle avait « enfin » neuf ans ! Cet âge qu’elle avait tant et tant attendu ! Certes, son grand rêve était d’en avoir trente mais ce « neuf » lui avait toujours semblé une belle étape sur le chemin qui lui paraissait encore si long à parcourir. Elle avait même souvent la sensation qu’elle n’arriverait jamais au bout, que ce « trente » était aussi lointain que la préhistoire dont elle entendait parler à l’école.
Mais pour l’heure, elle baignait donc déjà dans le bonheur et ce n’était certainement pas sa magnifique robe, cousue par Berthe pour l’événement, qui mettait en relief sa blondeur et ses yeux verts, ni les propos d’Edith qui étaient là pour le diminuer. Son amie lui avait en effet fait remarquer que l’année 1965 était celle des chiffres inversés de sa date de naissance. Ces mots qui avaient remplacé le traditionnel « bon anniversaire » n’étaient venus bien sûr qu’amplifier ce merveilleux sentiment qu’était l’espoir d’un renouveau. Puis, comme pour couronner sa joie, Edith avait immédiatement ouvert le sac posé à côté d’elle et en avait sorti un paquet cadeau qui, de toute évidence, avait été confectionné de ses mains.
Très touchée par cette intention, Célestine détacha minutieusement, par respect pour le travail de son amie, les nombreux bouts de papier collant, et Edith sembla fortement regretter à cet instant le zèle qu’elle avait mis dans cet ornement.
Célestine parut pourtant ne pas le remarquer, car c’est avec tout autant de patience qu’elle se mit à défaire le nœud trop bien ficelé.
— Je l’ai tricotée moi-même ! put enfin s’écrier Edith, très fière de son ouvrage.
Célestine avait alors serré si fort son amie dans ses bras que celle-ci dut maintenir ses grandes lunettes afin de ne pas les perdre et toutes deux s’étaient dépêchées de se placer devant les traces de craie dessinées sur le sol.
Célestine était en train de se sentir voler, son écharpe en laine autour du cou, malgré la chaleur de l’été, certaine d’atteindre la case « ciel » lorsque, en plein équilibre sur un pied, elle aperçut sa tante avec sa tête des mauvais jours arriver vers elle en lui ordonnant d’un geste de la main de sortir de son petit parcours et de venir la rejoindre.
La tête de Célestine s’était allongée et ses ailes en étaient retombées du même coup.
Sa tante l’avait ensuite prise par le bras et l’avait entraînée à quelques mètres de là.
— Alors, Célestine ? lui demanda-t-elle en se mettant les mains sur les hanches, m’sieur le curé avec qui je viens de faire un brin de causette m’a fait part que ton instituteur lui aurait dit que tu doutais de l’existence de Dieu et que Jésus ait pu faire des miracles ?
— Oui… Mais…
Elle ne termina pas sa phrase et regarda ses chaussures.
Elle ne pouvait bien évidemment pas lui dire qu’elle avait « peut-être » changé d’avis depuis l’intervention d’Aristide dans la cuisine avec l’affreuse langue de bovin.
— Tu peux regarder par ici quand j’te parle, Célestine ! J’te fais remarquer que c’est l’même prix !
La petite releva les yeux.
— Eh bien, il s’est proposé de te donner lui-même quelques cours de catéchisme afin de t’éclairer sur les bienfaits du Seigneur ! Il t’attend dans la sacristie dimanche après la messe.
Le visage de Célestine s’assombrit à nouveau.
— Mais, tante Berthe, La Séquence du Spectateur…
— Pour une fois, tu te passeras de ses lumières ! Celles du Bon Dieu avant tout !
Subitement, Berthe prit conscience qu’elle avait mal au cœur pour la fillette, se découvrant même une petite honte de lui avoir fait cette annonce le jour de ses neuf ans… Elle savait pertinemment que le générique de cette courte émission présentant les films sortis au cinéma lui était tout aussi magique que celui de Ma sorcière bien-aimée et qu’elle s’en faisait chaque fois une fête… Mais, il avait bien fallu qu’elle se l’avoue, l’idée que la petite puisse filer du mauvais coton l’avait vraiment emporté.
Et comme pour tenter de se pardonner cette méchante impulsivité, elle avait ajouté :
— Déjà que monsieur le curé a eu la gentillesse d’avancer l’heure de la messe du dimanche pour que l’on puisse être devant le poste à midi ! Ce n’est donc pas pour une fois que tu…
Elle non plus n’acheva pas sa phrase et c’est en cherchant l’absolution de Célestine qu’elle se pencha vers elle en lui tendant la joue :
— Allez, arrête donc de faire ta tête d’enfant martyr et donne-moi la baise, lui dit-elle en tapotant tendrement ses fesses afin de lui faire comprendre qu’elle pourrait ensuite retourner jouer avec son amie.
Mme Morel, qui avait tout entendu, avait eu une grande envie de lui rétorquer que le curé avait plutôt eu « l’intelligence » de changer l’heure de la messe s’il ne voulait pas voir son église désertée pour cet autre culte qu’était La Séquence du Spectateur… Tout comme Lucien avait eu celle d’acquérir un téléviseur en guise d’attrape-mouche pour son bistrot. Mais elle s’était abstenue à la dernière seconde de la contrarier. Elle connaissait trop le caractère bien trempé et souvent soupe au lait de la Berthe.
À peine Célestine, devenue aussi malheureuse que sa pierre de marelle, l’avait-elle quittée que Berthe sut déjà qu’elle s’arrangerait avec l’abbé Bourdin pour que ses prochaines leçons de catéchisme se passent un jeudi.

* * *
— Bonjour, Célestine. Approche-toi !
Elle parut hésitante. C’était la première fois qu’elle entrait dans la sacristie et l’accumulation d’objets liturgiques dans un si petit espace l’oppressa.
L’abbé Bourdin, encore dans son habit de messe, était assis sur une chaise et lui faisait face. Il semblait l’attendre impatiemment. Derrière lui se trouvait un imposant et long meuble en bois au-dessus duquel trônait en son centre un crucifix.
Elle fut intimidée.
— Viens donc ! répéta-t-il, cette fois avec un petit geste de la main.
Elle avait fait quelques pas. Mais il lui avait enjoint à nouveau d’avancer.
Elle était maintenant si proche de lui qu’elle pouvait sentir son haleine. Une odeur si désagréable qu’elle eut une grande envie de se pincer le nez.
Il leva alors une manche de son aube, regarda sa montre et sembla réfléchir un instant.
Puis, paraissant pressé par le temps, il lui sortit :
— Tu sais pourquoi tu es là, n’est-ce pas ?
— Oui, m’sieur le curé, dit-elle en baissant les yeux.
— Avant toute chose, vois-tu, ma petite Célestine, je pense qu’il serait bon pour toi de te faire ressentir tout l’amour que Dieu a pour ses brebis. Pour chacune de ses brebis.
Incrédule mais aussi inquiète, elle fit un léger mouvement affirmatif de la tête.
Il l’amena alors encore un peu plus à lui en la prenant par le bras.
Elle eut un petit air effrayé.
— N’aie pas peur, que des bienfaits de notre Seigneur ! lui dit-il avec une voix qui se voulait paternelle.
Et c’est sans attendre qu’il commença à soulever sa robe en glissant lentement ses doigts le long de ses cuisses. Célestine sentit son souffle se couper.
Arrivé non loin de son pubis, il s’arrêta et elle arriva enfin à respirer. Mais, après un court instant durant lequel il ferma les yeux comme s’il allait rentrer en grande prière, il se mit à abaisser légèrement et fiévreusement sa petite culotte pour y introduire sa main devenue tremblante d’excitation.
— Je n’aime pas… bredouilla-t-elle, timide et apeurée.
— Mais le Seigneur ne te demande pas d’aimer, il te demande de l’accepter ! dit-il sur le même ton agacé que celui de Berthe dans la cuisine pour la langue de bœuf.
— Pourquoi s’il nous aime ? osa-t-elle pourtant murmurer, malgré sa très grande frayeur.
— Les voies du Seigneur sont impénétrables, lui répondit-il cette fois d’une façon solennelle et impérieuse. Puis, tout à coup, sa main se retira. Célestine crut que ses paroles avaient eu de l’effet et que les choses allaient s’arrêter là. Mais l’abbé porta immédiatement les doigts à sa bouche, les mouilla en fermant à nouveau ses paupières et les remit tout aussi rapidement dans la culotte de Célestine.
Et là, ils la caressèrent encore et encore. Au début ils le firent doucement, puis le geste devint frénétique. De plus en plus frénétique. Célestine put même sentir le bout d’un de ses doigts semblant avoir des envies d’entrer dans son corps.
Elle sentit ses yeux s’embuer. Elle les leva alors vers le crucifix qui lui apparut aussi trouble que le visage de ses parents sur la photo. Et c’est avec autant d’ardeur que dans la cuisine qu’elle s’adressa à lui.
Les larmes s’emparèrent de son visage et elle répéta maintes fois sa prière. Mais, sur ce coup, le Jésus sur la croix ne lui vint pas en aide ; sa robe s’était même mise à se soulever si haut qu’elle dut lever les bras. Le curé lui retira ensuite le petit morceau de tissu qui traînait encore sur le haut de ses cuisses. Puis, après avoir opéré un petit recul afin de pouvoir contempler sa nudité, c’est comme fasciné qu’il tomba brusquement à ses genoux en s’accrochant à son petit corps, tel qu’il l’aurait fait en dévotion devant un saint. Pris de spasmes. Célestine pensa que, tout comme elle, il s’était mis à pleurer. Quand, subitement, un bruit de pas se fit entendre.
L’abbé la rhabilla alors plus vite qu’il ne l’avait dévêtue, défroissa rapidement sa chasuble, passa une main tout aussi preste dans ses cheveux et alla entrouvrir la porte.
— J’arrive dans une minute, Léonore ! Attendez-moi dans le confessionnal ! Je termine une leçon de catéchisme et je suis à vous ! avait-il dit bien fort avant de la refermer avec soin.
Il revint ensuite vers Célestine, avec ce visage qu’elle lui avait toujours connu, la prit cette fois énergiquement par les épaules et la regarda droit dans les yeux. Ceux de Célestine s’étaient abaissés à nouveau.
— Une dernière petite chose avant de nous quitter : sais-tu ce qu’est le secret du confessionnal ?
Elle hocha une fois de plus affirmativement la tête.
— Eh bien, vois-tu, le lieu où nous nous trouvons est tout aussi sacré ! Et ce n’est pas pour rien qu’il s’appelle « sacristie ». Tu ne diras donc rien à Berthe et Aristide. Ni aux autres d’ailleurs. Promis ?
— Promis, murmura-t-elle, d’une voix étranglée.
— Bon, va ! Tu es une brave petite ! lui avait-il dit en lui essuyant le visage avec son étole.
Et il ne put s’empêcher de repasser une dernière main rapide sur sa robe, les yeux clos, là où était son bas-ventre, cet endroit que naïvement Célestine, pour une raison qu’elle ignorait, avait toujours cru tout aussi sacré.

* * *
— Alors, Célestine ? lui demanda Berthe en levant la tête de ses comptes.
Son couvert l’attendait sagement en face de sa tante sur la toile cirée.
— M’sieur le curé a-t-il bien commencé à te convaincre de la présence de Dieu ?
— Oui oui, tante Berthe ! J’y crois ! J’y crois ! dit-elle en y mettant toute la ferveur possible.
— Et aux miracles de Jésus ?
Les yeux de Célestine croisèrent alors par chance la carte postale reçue de Lourdes apposée sur le frigidaire.
— Aussi ! dit-elle avec tout autant d’ardeur et en essayant d’emprunter l’air de cette Bernadette Soubirous à qui, lui avait-on raconté, la Sainte Vierge était apparue.
— À la bonne heure ! On peut dire qu’il en fait aussi ce bon vieil abbé ! Je lui dois une belle chandelle !
Et c’est à ces quelques mots que Berthe prononça en se levant pour aller chercher le ragoût sur le feu que Célestine comprit qu’elle avait gagné et qu’elle ne devrait plus retourner à la sacristie :
— Bon ben, assieds-toi ! Voilà une bonne chose de faite !
Berthe l’avait ensuite servie, avait enfilé ses gants en caoutchouc et commencé à faire la vaisselle ; mais, intriguée par son silence, elle s’était retournée.
— Eh bien, on ne peut pas dire que tu sois bien causante, Célestine !
C’est à ce moment-là qu’elle remarqua sa grande pâleur.
— Ça ne va pas, Célestine ?! Tu es toute blanche ! lui demanda-t-elle en redéposant distraitement les couverts dans l’évier.
— C’est l’odeur de l’encens, tante Berthe… J’ai envie de vomir, bredouilla-t-elle, aussi paralysée devant cet agneau en morceaux qu’elle l’avait été devant le curé.
— Tu es quand même une p’tite nature ! dit-elle en venant lui reprendre, pour la première fois depuis sa tendre enfance, son assiette pleine de nourriture pour aller la remettre dans la casserole.
Certes, il est vrai que Berthe se sentait encore un peu coupable de lui avoir gâché sa journée d’anniversaire, mais surtout, il lui fallait bien l’admettre, la petite ne lui semblait vraiment pas bien !
— Allez, va, monte te reposer !
Arrivée dans sa chambre, Célestine fonça vers son lit, enleva rapidement ses chaussures, et s’y coucha sans se déshabiller.
Elle prit dans sa table de nuit la photo de Pompidou qui avait remplacé celle de ses parents quelque peu effacée avec le temps. Elle fixa le visage de ce Premier ministre qui représentait tant le grand-père qu’elle aurait aimé avoir, le colla ensuite contre son cœur et se mit en boule en enfonçant sa tête dans l’oreiller.
Mais pourquoi donc s’intéressait-on autant à l’intérieur de sa petite culotte ? Elle repensa à cette visite médicale où le docteur y avait mis aussi un instant la main avant de murmurer avec un doigt devant la bouche :
— Chut ! Ça, c’est un secret professionnel ! »

À propos de l’auteur
WOUTERS_sophie_DRSophie Wouters © Photo DR

Artiste-peintre, Sophie Wouters vit à Bruxelles. Pendant plus de vingt ans, son travail, essentiellement axé sur l’être humain, son regard, sa solitude, son individualité, s’est traduit dans la peinture. Et c’est tout naturellement, avec Célestine, que l’écriture s’est imposée comme un nouveau souffle pour explorer l’âme humaine. (Source: HC Éditions)

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Les jours de Saveli

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En deux mots
Saveli aurait bien aimé rester dans le ventre douillet de sa mère, d’autant que ses premiers pas de chat ne l’encouragent guère à l’optimisme. Mais fort heureusement, il va être adopté par une famille. Une première étape heureuse dans une vie qui a va être très mouvementée.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Toutes les vies de Saveli, chat moscovite

Premier roman de Grigori Sloujitel, quadragénaire russe, Les jours de Saveli racontent à travers ses yeux, le quotidien d’un chat à Moscou. Une perspective qui nous permet d’en apprendre beaucoup sur l’évolution de la société sous Poutine.

Une portée de chatons, nés «dans le vieux quartier marchand de la Taganka, au fond de la ruelle Chelapoutine, sur la rive haute de la Iaouza», va devoir apprendre à survivre. Sorti de la boîte en carton nichée devant le vieil hôtel particulier des Morozov, Saveli, qui n’est pas le plus beau d’entre eux, est pourtant embarqué par Vitia pour divertir sa famille qui se serre dans un appartement vétuste. Une nouvelle vie qui lui convient plutôt bien, ayant le gîte et le couvert et l’affection des habitants dont il tente de décrypter le fonctionnement. Il pressent alors ce que pourrait être «l’étrange accord entre chat et homme». Une sorte de privilège, «quand on cesse de s’appartenir; quand on soumet sa volonté à cet être bizarre. Quand le besoin d’affection de l’homme rencontre l’instinct de survie du chat. Quand, finalement, le chat se résout à lui faire confiance, et que l’homme, comme je l’ai entendu dire, le pare de capacités mystiques, d’une aptitude à guérir, à voir les mauvais esprits dans la maison. Quand le maître tire plaisir des soins qu’il prodigue, donnant à boire et à manger au chat, et que le chat, infiniment reconnaissant, désireux de montrer son dévouement, s’applique de toutes ses forces à ne rien faire.»
Mais l’idylle est de courte durée, car il faut faire place nette. Et chercher un nouveau refuge. La chance va lui sourire à nouveau puisque Galia l’adopte à son tour. «Ma nouvelle maîtresse me donna à boire, à manger, et me nomma Kay. Elle louait un appartement dans un grand immeuble de la Bolchaïa Polianka. La jeunesse s’éteignait lentement dans ses fenêtres avec des scintillements d’adieu.» Le problème cette fois, c’est qu’il n’est pas le seul pensionnaire. Un perroquet le rend fou, tant et si bien qu’il met fin à ses jours avant de s’enfuir.
En galère, il croit bien voir sa dernière heure venue lorsqu’il est raflé dans le cadre d’une opération «rue propre». Mais une fois encore, le destin va lui être favorable. On a besoin de chat au Tretiakov, car des rats ont fait leur apparition dans le musée. Avec toute une troupe, il est chargé de les chasser. Une tâche dont il s’acquitte honorablement avant de repartir pour de nouvelles aventures qui le verront successivement battu presque à mort par un vieillard, recueilli par des émigrés kirghizes, retrouver Ludwig, son voisin du dessus, tomber amoureux de Greta, découvrir le «BARACHATS» avant de boucler la boucle en retrouvant l’immeuble en ruines de la ruelle Chelapoutine
C’est avec finesse et subtilité que Grigori Sloujitel dépeint la vie à Moscou. Sans jamais en dénoncer frontalement les travers, il donne à voir les difficultés à se loger, à se nourrir, à se chauffer. On perçoit parfaitement la dichotomie entre les aspirations à davantage de liberté, à un modèle occidental et le poids des conservateurs, la chape de plomb qui au fil des années devient de plus en plus difficilement supportable. La corruption est loin d’avoir disparue, les petits trafics prospèrent, les prébendes ont toujours cours. Et la ville en constante extension s’asphyxie dans les transports, se heurte à des chantiers qui s’ouvrent un peu partout sans que jamais ils prennent fin. Et comme les chats, les habitants se débrouillent. Soit ils profitent du système, soit ils le contournent. En attendant des jours meilleurs.

Les jours de Saveli
Grigori Sloujitel
Éditions des Syrtes
Roman
Traduit du russe par Maud Mabillard
304 p., 22 €
EAN 9782940701339
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé à Moscou.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les Jours de Saveli est un petit traité de survie, écrit de manière très originale de la perspective d’un chat. Ce bijou de roman est un mélange de tendresse, d’humour, de tristesse et de résignation, véritable métaphore de la vie humaine.
Le chat Saveli nait dans une cour d’immeuble délabré́ et ouvre les yeux dès l’instant où il vient au monde. Doté d’une curiosité́ insatiable, Saveli met son museau dans chaque recoin, attentif à tout et attiré par des lieux inconnus.
Du jour où Vitia le prend chez lui, les aventures s’enchainent: il devient notamment colocataire d’un perroquet fou, employé́ officiel de la galerie Tretiakov, protégé́ d’une bande d’émigrés kirghizes, leader d’une commune de chats et pensionnaire d’un bar à chats.
En même temps qu’une pseudo-biographie écrite le sourire en coin, Les Jours de Saveli est une fresque de Moscou d’hier et d’aujourd’hui, élégante, pleine de charme et libre d’esprit, autant que de ses habitants innombrables.
En inventant Saveli, Grigori Sloujitel se place en digne héritier de la littérature classique russe, abordant avec fraicheur ses thématiques récurrentes tout en les adaptant à la Russie d’aujourd’hui.

Les critiques
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Blog temps de lecture

Les premières pages du livre
EVGUENI VODOLAZKINE
Les Jours de Grigori
En découvrant dans ma boîte aux lettres un texte intitulé Les Jours de Saveli, j’essayai, comme c’est mon habitude, de deviner de quoi il parlait. Le titre m’envoyait dans deux directions: la veine historique et la veine campagnarde. Si l’on pense aux Jours des Tourbine1 , c’était plus probablement l’historique. Le roman parlait d’un chat. Je parcourus les premiers paragraphes, et déjà je ne pouvais plus m’arrêter. Non pas à cause du chat (j’aime infiniment les chats), mais des qualités du texte. L’auteur évitait tous les pièges des débutants: on entendait la voix tranquille et puissante d’un Maître. Cette voix appartient à Grigori Sloujitel, acteur du Studio d’art théâtral. Quand, par la suite, j’émis l’hypothèse que ce n’était sans doute pas son premier roman, il me répondit que si: le premier. Un cas étonnant du domaine de l’art théâtral. Je ne sais pas comment c’est possible. Cela dit, il ne s’agit pas seulement d’un studio: c’est le théâtre de Jenovatch. On y a une oreille particulière pour la littérature, car la majeure partie des spectacles de Sergueï Jenovatch sont des mises en scène de textes littéraires. Je ne suis pas sûr que demain toute la troupe de ce théâtre entrera dans la littérature russe, mais le fait que l’auteur des Jours de Saveli vient de là est symptomatique. Les acteurs et les écrivains se ressemblent beaucoup: les uns comme les autres jouent des vies. Différemment, mais ils jouent. Les écrivains se mettent dans la peau d’un soldat, d’un coiffeur, d’un président – et pour un temps deviennent l’un, l’autre, le troisième. Dans toute écriture de texte, il faut incarner absolument tous les rôles. Le jeu ne prend fin qu’avec le point final. Pour les acteurs, au contraire, c’est à ce moment qu’il commence. Les écrivains sont des créatures empesées, avec des voix ronflantes et mal placées. Leur gestuelle ne vaut rien. Conscients de cet état de fait, ils ne lisent pas volontiers leurs textes en présence d’acteurs. Par des moyens scéniques d’une grande sobriété (un regard baissé, un sourcil levé), les acteurs font comprendre aux écrivains ce qu’ils pensent de leurs capacités d’interprétation. En même temps, écrire un texte est, parmi les acteurs, une chose peu courante. Les acteurs savent que, dans de tels cas, les écrivains, malgré le peu de moyens à leur disposition, sauront toujours afficher une douce tristesse. Une séparation nette des sphères d’activité respectives est à la base de la symbiose entre écrivains et comédiens. Mais il arrive qu’un comédien talentueux et un écrivain talentueux s’unissent en une seule et même personne. Et dans ce cas, les deux talents commencent à agir l’un sur l’autre, se renforçant et s’entretenant mutuellement. C’est ce qui s’est passé avec Grigori Sloujitel. En tant que spécialiste de la littérature, je m’obstine à essayer d’expliquer la naissance d’un écrivain dans sa pleine maturité créative. Je pourrais supposer que l’énonciation, sur scène, de bons textes, forme une personne au style – peu importe si elle écrit ou non. Mais je pense surtout (pas en tant que spécialiste de la littérature) qu’un vrai don, en fin de compte, n’a pas d’explication. Les chats ne sont pas un thème nouveau en littérature. Je ne vais pas faire la liste de tous ceux qui ont écrit sur ces animaux archaïques et intouchables, même si je les recense mentalement. Je ne vais pas non plus parler du fait que, derrière les chats, on devine chaque fois des gens, et je ne vais même pas mentionner la distanciation selon Chklovski. Je me contenterai de dire que les personnages de Sloujitel – quels qu’ils soient, chats ou hommes – sont vrais. Solitaires et souffrant, riant et aimant. Il faut parler à part de l’amour dans ce roman. Il est – par la force des choses – platonique. La plus haute forme d’amour.
En lisant Les Jours de Saveli, je me prenais à penser que, dans ce roman, l’auteur est devenu un chat à part entière. C’est une occupation inhabituelle, on peut dire exotique, pour un habitant de la capitale, mais ô combien importante pour un écrivain. Par son roman, il a prouvé qu’il pouvait désormais se changer en n’importe qui, pendant que nous, assis au parterre, assistions le souffle coupé à ses transformations. En passant du rire aux larmes. Et en nous réjouissant qu’un tel Saveli soit apparu dans notre littérature. Et aussi un tel Grigori, bien sûr.

1. Les Jours des Tourbine: célèbre pièce de Mikhaïl Boulgakov tirée de son roman historique La Garde blanche, qui évoque Kiev au temps de la guerre civile. Quand Vodolazkine parle d’un « Maître » quelques lignes plus bas, on ne peut s’empêcher de penser au Maître et Marguerite du même Boulgakov. (Sauf indication contraire, toutes les notes sont de la traductrice.)

Te souviendras-tu de nos jours lumineux? Te souviendras-tu comme chaque matin nous regardions le soleil paraître sur la Iaouza, comme nous le suivions sur la Bolchaïa Polianka? Te souviendras-tu de nos promenades à pas tranquilles sur la Baumanskaïa?
Te souviendras-tu comme nous descendions la Basmannaïa, dodelinant nos queues à l’unisson?
Souriras-tu, comme à cette heure où le premier rayon tombait sur la coupole dorée de Nikita-le-Martyre, éblouissant tes yeux d’émeraude?
Et la Pokrovka, la Solianka, la Khokhlovka, dis, t’en souviendras-tu?
Seigneur, où tout cela est-il passé?
Où tout cela est-il?

L’HÔTEL PARTICULIER

Je dois reconnaître que, dès le début, je me singularisai par une capacité rare chez mes congénères: je pus observer une petite parcelle du monde avant même d’y être venu. Plus précisément, ce n’était pas le monde, mais les appartements temporaires que l’on a coutume de nommer entrailles maternelles. Comment les décrire? C’était… c’était comme de se trouver à l’intérieur d’une orange tiède, au battement régulier. Au travers des parois troubles en mica, je pouvais discerner les silhouettes de mes frère et sœurs. Mais je n’étais alors pas certain qu’ils n’étaient pas moi. Parce qu’il n’y avait pas encore de « moi ». Quant à vous dire en quoi consistait ce « même pas-moi », j’en serais incapable.
Quelque part, au loin, s’élevait une rumeur. Cette rumeur me semblait hostile. Parfois, j’essayais même de me boucher les oreilles avec mes pattes. Ou plutôt, de boucher ce qui me tenait lieu d’oreilles avec ce qui me tenait lieu de pattes.

Je dois dire qu’alors mes pattes se distinguaient fort peu de mes oreilles, qui elles-mêmes se distinguaient fort peu de ma queue. D’ailleurs, rien ne se distinguait vraiment de quelque chose, à ce moment. Tout était uni et tiède. Tout était tout. Merveilleuse indifférenciation. Rien ne se connaissait et rien n’avait de nom.
Bien entendu, je ne comprenais pas que je grandissais. Au lieu de cela, je me disais que mon havre était en train de rétrécir. Je passais le temps très agréablement et, si l’on m’avait donné le choix, j’aurais sans doute préféré rester là-bas. Cela étant dit, j’eus souvent l’impression, après ma naissance, que je n’avais jamais quitté mon enveloppe originelle. Dans tous les cas, Il avait eu besoin, on ne sait trop pourquoi, que ce sol fût foulé par quatre pattes supplémentaires, que ce monde fût observé par une paire d’yeux supplémentaire (lesquels s’étaient ouverts, comme on l’a déjà dit, avant le terme établi), et que, pour la trillion-et-unième fois, l’écheveau certes réduit, mais combien efficace, d’un cerveau félin, s’efforçât d’ordonner tout cela en pensées.
Mais il semble que j’anticipe un peu 1 . Permettez-moi de décrire les circonstances qui entourèrent les premières semaines, l’aube de ma vie.
Ainsi donc, ma douce mère donna naissance à moi-même, mon frère et mes deux sœurs en juin. L’accouchement fut facile et rapide: ayant senti que « ça venait », elle se glissa sous une Zaporojets couverte d’une bâche et se mit à attendre. La Zaporojets n’avait pas bougé de cet emplacement depuis de longues années, l’asphalte s’était un peu affaissé sous ses roues, la bâche était élimée par endroits. La voiture n’avait plus ni volant, ni sièges, ni phares, ni cendrier, ni manivelles pour lever ou abaisser les vitres, ni aucun autre organe interne. Elle restait là, toute rongée et rognée, comme le cadavre d’une bête sauvage au fond d’un bois. Où était son propriétaire, à présent? Telles étaient les pensées de ma douce mère tandis qu’elle attendait le début des couches. Une petite pluie gouttait doucement, et, avant qu’elle eût cessé, nous étions nés.
Le monde ne tressaillit pas à mon apparition, les cloches de la voûte céleste ne sonnèrent pas. D’ailleurs, à propos de voûte céleste. Cet été-là, les tourbières étaient en feu autour de Moscou, et le ciel était caché sous un smog jaune. Mais je ne connaissais pas d’autre ciel, et celui-ci me semblait magnifique. À travers la brume, j’aperçus les traits du museau de maman.
Ma douce mère portait le beau nom de Gloria. Elle était toute jeune. Elle avait une fourrure rase et lisse, gris foncé. Dans chacun de ses yeux bleus, il y avait une tache qui s’agrandissait et noircissait dans les instants de colère ou de danger. Au-dessus de son sourcil droit courait une ligne blanche oblique qui donnait à tout son être une expression tragique. Ses moustaches étaient longues, bien lustrées: maman prenait toujours soin de sa personne, même dans les moments les plus difficiles. Elle nous renifla et nous lécha consciencieusement. Puis elle enleva le liquide de l’accouchement et nous déposa l’un après l’autre dans un vieux carton à bananes préparé à cet effet. Nous ressemblions à des bonbons Montpensier multicolores et un peu collants, poussions de petits miaulements et nous exposions voluptueusement au soleil. Ô, mon carton ! Mon berceau capitonné de coton de peuplier, qui sentait les bananes Chiquita un peu pourries. Lieu de mes rêves d’enfant, de mes espoirs fervents, de mes peurs, et cætera, et cætera. Profitant de l’avantage de la vue, je pris les devants sur les autres chatons: je choisis ma mamelle préférée (la gauche de la deuxième rangée) et m’y collai immédiatement. Ma mère m’écarta doucement avec sa patte arrière, et me demanda:

— Est-ce bien vrai, tu me vois, mon fils? Tu me vois?
— Oui, maman ! Je ne mentirais pas, je te vois très bien. Je dirais même, parfaitement ! répondis-je, avant de me remettre à téter plus goulûment encore.
Ma douce mère devint pensive.
— Ça n’arrive jamais chez les chats. J’avalai encore un peu de lait, essuyai mes lèvres contre le duvet de ma mère, et répliquai:
— Oui, maman, tu as tout à fait raison ! Ça n’arrive jamais chez les chats ! Je crois que la nature a fait en sorte que cette exception toute particulière ne serve qu’à confirmer la règle commune à tous les chats !
— En es-tu sûr, mon fils?
— Non, maman, absolument pas. Repu, je me couchai sur le flanc et me mis à méditer. Il ne convenait point qu’un chat, même âgé de quelques heures à peine, n’eût pas de nom.
— Maman, quel est mon nom?
Elle réfléchit et dit que je m’appelais Saveli. Pourquoi m’a-t-elle appelé ainsi? Je l’ignore. Sans doute en l’honneur de Savvouchka 2, son fromage blanc préféré à trois pour cent de matière grasse, dont elle s’était nourrie tout au long de sa grossesse. Ce fromage blanc, la caissière Zina le déposait derrière le magasin ABK, et maman disait qu’il nous avait permis de ne pas mourir de faim. En témoignage de reconnaissance envers notre bienfaitrice, elle donna à l’une de mes sœurs le nom de Zina, et à l’autre celui d’ABK. Mon frère, lui, n’eut pas le temps de recevoir un nom, parce que… Bref, il n’eut même pas le temps de comprendre qu’il était né. Et sans doute que, de son point de vue (s’il en avait un), c’était pour le mieux. Parce que quand vous êtes encore si près d’une extrémité du néant, son autre extrémité n’est pas si effrayante. En effet, la peur n’étant que le pressentiment d’une perte, celui qui ne possède rien n’a par conséquent rien à craindre. Je pense que maman comprenait cela, et c’est pourquoi la mort de son fils n’a pas été une tragédie pour elle. Elle s’adressa à l’équipe funéraire des taupes, qui mirent mon frère en terre dans le jardin sous le grand peuplier. Brève est l’existence féline. Le destin nous caresse toujours à rebrousse-poil.

Ma vie commença dans le vieux quartier marchand de la Taganka, au fond de la ruelle Chelapoutine, sur la rive haute de la Iaouza. Notre boîte en carton était nichée devant le vieil hôtel particulier des Morozov. Oui, mon célèbre homonyme – Savva Morozov, négociant, homme de théâtre et suicidé – était issu de cette dynastie. À son entrée dans le nouveau millénaire, le bâtiment du XIXe siècle était considérablement délabré et déguenillé. Un filet d’échafaudage en loques pendait sur sa façade, ses fenêtres étaient noires de suie, conséquence de nombreux incendies. Un couple de corbeaux freux avait élu domicile dans le grenier. Deux cupidons potelés soutenaient avec soin, de chaque côté, la fenêtre ronde du fronton, et, quand les freux sortaient leur bec à l’extérieur, on croyait voir un médaillon de famille. Sur les bas-reliefs existants encore çà et là, une volée de nymphes s’ébattait en sautillant. Deux satyres débridés les poursuivaient sans jamais les rattraper. L’un des satyres était depuis longtemps sans tête et sans syrinx, et l’une des nymphes avait égaré un pied et un genou dans sa course. Le motif folâtre et badin de ce bas-relief contrastait quelque peu avec la fonction du bâtiment: du temps des Morozov, un hospice pour toutes les classes de la société, et, à l’époque soviétique, la maternité Clara-Zetkin. L’hôtel particulier était entouré d’une enceinte ventrue, en fonte ; des chênes tendaient leurs branches à travers les barreaux, comme des prisonniers affamés devant une écuelle de brouet.
L’hôtel particulier conservait de nombreuses histoires. Par exemple, les taupes racontaient que, dans les années 1980, le bâtiment abandonné recevait régulièrement la visite d’un jeune étudiant de l’école d’art Sourikov, un certain Belakvine (l’école était située tout près, ruelle Tovarichtch). L’étudiant posait ses ustensiles liés à son métier – trépied, chevalet, palette – et, pendant une demi-journée, transposait ses impressions des ruines pittoresques sur la toile. Il aurait été difficile de dire à quel point sa carrière de dessinateur avait été réussie, mais, à la fin des années 2000, déjà âgé, épaissi, pourvu d’une barbe hirsute, il avait décidé d’élire domicile dans les vestiges de la maternité. Quelque chose l’attirait là. Irrésistiblement. Quoi donc? Avec les années, j’ai compris: tôt ou tard, nous nous mettons à ressembler à ce que nous aimons.
Ainsi, le jeune artiste fasciné par le dépérissement avait décidé de changer sa propre vie en ruines. Les taupes ajoutaient qu’il avait trouvé son dernier repos quelque part en ces murs. Cela dit, personne n’avait vu sa dépouille mortelle, raison pour laquelle les taupes n’avaient pu l’enterrer.
Donc, la boîte à secrets était ouverte. Et c’était l’époque heureuse des premières collectes. Petits cailloux, herbes fines, allumettes, éclats de soleil et de notes, de rêves et de demi-sommeil, poussière, coton de peuplier, ombres et lumières. Tout cela était soigneusement rassemblé, amassé, sédimentait dans le fond limoneux de ma conscience pour me monnayer, me distinguer, me consolider. Mon trésor futile, ma richesse illusoire. Et que m’importait si, avec le temps, il ne resterait de mes espoirs que des feux à demi éteints sur les collines. Tout cela viendrait plus tard, plus tard.
Dans l’intervalle… Oui, dans l’intervalle le monde m’accueillait avec bienveillance, et, comme pour le confirmer, les laveuses de vitres saluaient ma présence en faisant de larges gestes avec leurs bras. Une phrase musicale nous parvenait du balcon de la fenêtre d’en face. Plus précisément, l’allegro du concerto L’Amoroso d’Antonio Vivaldi. L’occupant du quatrième étage, Denis Alexeïevitch, veuf et misanthrope, écoutait ce concerto du matin au soir. Il me semble qu’il n’avait pas une très haute opinion du monde dans lequel il avait fait son apparition soixante-quatre ans plus tôt. Oui, il ne donnait pas la moindre chance à notre Terre. Mais il aimait la musique. Il avait installé un vieux tourne-disque Vega-117 sur le balcon et orienté les haut-parleurs vers la rue. La musique retentissait dans tout le quartier ; Denis Alexeïevitch se disait avec raison qu’elle anoblissait au moins un peu les âmes irrécupérables des Chelapoutiniens. Elle fut, sans nul doute, l’hymne de ma prime enfance ! Mais que dis-je? Écoutez plutôt vous-mêmes. Un tout petit peu, le commencement.

Admirable, n’est-ce pas? Comme j’aimais cette musique ! J’ai construit ma vie selon les proportions de L’Amoroso. Pendant mes repas, j’appuyais l’une après l’autre mes pattes, droite puis gauche, contre la poitrine de maman sur un rythme allegro: le lait entrait dans mon gosier tantôt en un legato lent et traînant, tantôt en brèves portions staccato. À heures déterminées, je tournais sur moi-même en poursuivant ma queue au rythme du concerto. Je sautais au-dessus des fissures dans l’asphalte, essayant de retomber sur les temps forts ! Quand j’eus un peu grandi, j’appris à m’approcher tout seul de la fenêtre de Denis Alexeïevitch pour mieux entendre la musique, et j’avais l’impression que même les pigeons s’étaient posés sur les fils électriques dans l’ordre des notes de mon opus préféré.

Ma douce mère désapprouvait cette tendance à m’éloigner. Certes, les transports publics contournaient respectueusement notre ruelle, et les voitures y passaient rarement, mais leur apparition soudaine n’en était que plus dangereuse. Ma douce mère courait vers moi, m’attrapait par la peau du cou et me ramenait dans la boîte en carton. Pendant qu’elle me portait, je tanguais, suspendu en l’air: ciel bleu – sol herbeux, ciel bleu – sol herbeux. Une roulade, et j’atterrissais dans la boîte.
J’appris bientôt à transformer cette punition en jeu. Me retrouvant une fois de plus dans le carton, je fermai bien les battants du haut, fis de nombreuses ouvertures dans les parois et me mis à observer le monde extérieur. Les rayons du soleil transperçaient de quatre côtés mon refuge obscur. Je prenais un plaisir inexprimable à tout à la fois être et ne pas être. Un petit air frais à l’odeur de banane montait des coins. Je mettais mon museau sous les rayons chauds et j’éternuais. Par les trous, je voyais mes petites sœurs flâner paisiblement sur la pelouse ; des adolescents mettre le feu aux sillons formés par le coton blanc des peupliers le long des trottoirs. Le monde actif me réjouissait, m’apaisait, et promettait de m’accepter selon les conditions que je poserais moi-même. Je me disais: Cette joie de vivre n’est-elle pas une sorte d’avant-goût, une promesse de récompense ultérieure? Ou de châtiment ultérieur? Les deux, au fond, reviennent au même, quand ce qui est en jeu, c’est la question: Y aura-t-il quelque chose, y aura-t-il ce grand après 3*? Quant à savoir de quoi il sera fait, quelle importance?
— Savva ! Les chats sont des créatures faibles et sans défense, me disait ma mère. Nos griffes et nos crocs nous donnent un avantage seulement sur les créatures plus faibles que nous. Face aux véhicules mécanisés, nous ne sommes rien. Ne défie pas le destin. Tu n’as absolument pas neuf vies ! Ne compte pas combien tu en as déjà dépensé. Savva, sois audacieux, mais prudent et judicieux !
— Ma chère mère ! Je voudrais ajouter à cela que non seulement on n’a qu’une vie, mais que même, telle qu’elle est, elle s’amoindrit de jour en jour, comme l’eau baisse dans un baquet troué. Car nous ne commençons pas notre vie chaque jour. Nous continuons à résonner, obéissant au doigt qui appuie sur une touche de piano. Puis, lentement, le son que nous rendons s’éteint. Combien de temps durera mon point d’orgue? Combien de temps?
J’adressais cette question au vide, car ma douce mère s’était éloignée, et personne ne m’écoutait plus…

Ah, ces points de suspension ! Époque bénie, celle des écrivains du temps jadis, qui parsemaient de ces points les pages de leurs récits, tandis que le lecteur se demandait, perplexe, si c’était une erreur des imprimeurs, la censure, ou si l’auteur avait tout simplement oublié ce qu’il voulait dire. …………………………………………………………… ……………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… ……………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… ……………………………………………………………
Et la nuit venue, épuisé par mes activités physiques et mes exercices mentaux, me serrant dans mon berceau contre le ventre de ma mère, mordillant la queue de ma sœur, je me disais: Quel bonheur d’avoir une famille, même monoparentale !
(La question de la paternité, chez nous, comme dans la plupart des familles chat, n’était bien sûr jamais évoquée.) Avoir une maman et deux petites sœurs étourdies, mais adorables. Avoir un toit, même s’il fuit. Des murs, même s’ils sont en carton – des murs à nous ! Des murs qui sentent la banane Chiquita un peu pourrie. Une simple écuelle de fromage blanc. Une jatte d’eau fraîche. Combien ont eu moins de chance que nous ! Et alors, je pensais à ceux qui protégeaient nos vies fragiles. Ceux qui nous sustentaient s’occupaient de nous. Car, pareil à l’étoile morte depuis longtemps, mais dont la lumière nous parvient encore, l’hôtel particulier à l’abandon continuait de remplir ses fonctions de maternité/hospice. Ainsi, nous, qui étions nés justement ici, recevions les soins d’un effectif réduit mais dévoué de collaborateurs.
Par exemple, le balayeur Abdoulloh, citoyen de la République du Tadjikistan, natif du village de Partchassoï, où il avait à sa charge une famille de dix individus, dont huit étaient ses enfants, un était son épouse et un, sa grand-mère. La municipalité lui avait attribué le territoire de l’hôtel particulier. Chaque matin, Abdoulloh, rasé de près, commençait sa journée de travail en s’asseyant sur la marche à l’arrière de l’édifice, et jouait aux dés avec lui-même. Parfois, il balayait. À coups réguliers, il enlevait des sentiers le coton de peuplier, les feuilles, les coléoptères morts, ainsi que ces inflorescences que l’on nomme chatons, tombées des arbres, et de petits déchets d’origine inconnue. Tout cela s’élevait dans les airs et volait, volait.
Bientôt, Abdoulloh remarqua notre carton. Il jeta un œil à l’intérieur et dit: « Aïe, quels chatons petits et fort jolis ! » Puis il passa à ABK, en sortit avec une bouteille d’eau et un gros paquet de nourriture pour chat. Il répandit la gelée sur un journal. Je me mis immédiatement à manger, tout en m’informant de la situation politique du pays et des prix mondiaux des hydrocarbures. Puis je me couchai dans les buissons pour me reposer. Le balayeur gratta mon ventre du doigt, tandis que, grâce à ce que l’on appelle la vision périphérique, je captais la moindre ondulation du réséda, de l’aubépine, du cerisier aux fruits presque mûrs 4 , du noisetier.
Notre jardin était étonnamment large d’esprit, tolérant la flore la plus diverse: le fusain compagnonnait avec la reine-des-prés, la balsamine ne faisait aucun mal au rosier des chiens, et, croyez-le ou non, les amélanchiers partageaient paisiblement le sol avec le pied-de-chat. Les orties poussaient en un anneau touffu autour du jardin. Abdoulloh répartissait sans se presser les feuilles défraîchies en petits tas. Quand une ombre de barbe apparaissait sur ses joues, cela signifiait que sa journée de travail touchait à sa fin. Il rangeait ses dés dans un sac de velours et il s’éloignait, son balai jeté pittoresquement sur l’épaule. De sa main libre, il battait sur un tambour invisible la mesure d’une mélodie que lui seul entendait. Abdoulloh nous nourrissait scrupuleusement tous les matins à huit heures.
Mais il n’était pas le seul à aider notre famille dans la mesure de ses moyens. Vers midi, entendant un appel, nous abandonnions nos jeux. Nous nous rassemblions autour de maman et la suivions de l’autre côté de la rue, à l’angle du 45, bâtiment 2. Nous voyions arriver Mitia Pliasskine, ami des chats et colleur d’affiches publicitaires par la grâce de Dieu. Ses grands pieds se déplaçaient dans des baskets à trois bandes velcro. Sa tête prématurément dégarnie était coiffée d’une casquette en tissu avec une visière en plastique levée vers le haut ; son nez, invariablement chaussé de grosses lunettes démodées aux branches incurvées. Il portait un pantalon gris à pattes d’éléphant, un gilet en tricot sur une chemise toujours jaune.
Une sangle, passée à son épaule, se terminait par une vieille sacoche en cuir qui pendait à son flanc. Les mains de Mitia étaient toujours jointes sur sa poitrine, comme pour prier ; ses doigts se touchaient comme s’il réfléchissait à un plan machiavélique – la bouche entrouverte, ses yeux exprimant une légère surprise.
Mitia collait des annonces de location et de vente sur les poteaux et les murs. La façon dont il les collait mérite d’être racontée. D’abord, il mesurait longuement du regard la future zone de travail: il inclinait la tête d’un côté, puis de l’autre, faisait un cadre avec ses doigts. Puis il passait à la phase pratique. Il grattait consciencieusement la surface avec sa spatule, la nettoyant de tous les débris d’anciennes publicités, puis alors seulement y mettait la colle, en X et, avec précaution, s’aidant d’un rouleau, il collait la feuille. Pas la moindre bulle, le moindre pli. Et pour finir: avec ses ciseaux, en suivant scrupuleusement les lignes pointillées, il incisait le bas des annonces. Longtemps après, les annonces effrangées de numéros de téléphone continuaient à onduler au vent. Elles ondulaient jusqu’au moment où elles se transformaient en ces débris que Mitia nettoyait avec soin pour coller de nouvelles annonces. Mais, allez savoir pourquoi, les appartements de notre quartier n’avaient pas beaucoup de succès, et le travail de Mitia était, dans une certaine mesure, dénué de sens.
« Chatons ! Mes petits chatons ! », s’exclamait joyeusement Mitia, tapant ses poignets l’un contre l’autre. Il soulevait successivement tous les membres de la famille, y compris ma douce mère, nous embrassait par trois fois sur nos moustaches et nous caressait le front. Puis il pressait sa paume contre sa joue d’un air compatissant et disait: « Mais vous avez faim ! » Nous confirmions bruyamment l’assertion de Mitia. Alors, avec de grands gestes des bras, il se précipitait à l’ABK. La porte vitrée du magasin n’avait pas fini de se balancer qu’il ressortait déjà en courant, apportant un fromage blanc Savvouchka à trois pour cent de matière grasse et un paquet de gelée pour chat.
Et, bien sûr, je dois encore une fois mentionner la caissière Zina. Outre les vivres qu’elle assura à ma douce mère au temps de sa grossesse et dans les premiers mois, les plus ardus, de notre jeune vie, c’est elle qui nous avait procuré la boîte en carton des bananes Chiquita. À titre gracieux. Elle était allée dans la réserve, en avait rapporté la boîte vide. Et cela, en dépit de grandes difficultés dans le secteur immobilier à Moscou. Si vous saviez comme c’est difficile.
C’étaient donc eux, nos trois bienfaiteurs principaux !
Nos déjeuners (tout comme nos petits déjeuners, nos quatre-heures et nos dîners) se déroulaient dans le cercle familial restreint. À table, nous échangions nos impressions de la journée, discutions de nos projets pour le soir, pour le lendemain matin: où nous promener, où assister au coucher du soleil. Mais, quelle que fût notre décision les autres jours de la semaine, le dimanche, nous allions dans le quartier de l’écluse Syromiatnitcheski, où vivait la sœur de notre douce mère, notre tante Madeleine. La veille, je m’appliquais à me coucher de bonne heure, pour que le matin tant désiré arrivât plus vite. À peine maman m’avait-elle léché le front que je m’endormais immédiatement, plein d’une langueur mystérieuse et d’attente de la promenade du lendemain. J’aimais beaucoup la tante Madeleine. Et je dois avouer que, plus encore que ma tante, j’aimais le trajet que nous empruntions pour aller chez elle.
Tôt, alors que la brume recouvrait encore le sol derrière l’hôtel particulier, alors que le bruit sourd des cloches de Saint-Martin-le-Confesseur vibrait encore dans l’air, nous sortions déjà de la maison. Après avoir poursuivi notre queue en tournant d’un côté, puis de l’autre, nous avions abandonné nos exercices physiques pour prendre notre petit déjeuner. Puis nous nous étions assis silencieusement une minute, avant de nous mettre en route 5 .
En tête de détachement allait maman, d’un pas énergique, derrière elle clopinait ABK, encore tout ensommeillée, suivie de près par Zina, et je fermais la procession. La route jusqu’à l’écluse, avec des arrêts pour se reposer, prenait environ une heure. Le chemin le plus court passait par la pente juste derrière l’hôtel particulier, mais maman, estimant fort à propos que ses enfants pouvaient glisser sur les feuilles mortes et culbuter jusqu’à la chaussée, préférait faire un détour.
Nous arrivâmes devant le sous-sol qui abritait l’atelier de réparation Chez tonton Kolia. L’enseigne représentait une pomme dans laquelle on avait mordu, et une main qui recousait le morceau manquant sur la pomme. Au-dessus de la pomme, un ruban aux boucles artistiques se terminait aux deux extrémités par une pointe bifide. Sur le ruban, on lisait cette affirmation: Vous avez cassé, nous saurons réparer ! Malheureusement, l’atelier ne réparait pas grand-chose. À croire que les Chelapoutiniens étaient particulièrement soigneux, ou qu’ils préféraient se voir pour discuter – le fait est qu’ils n’apportaient presque jamais de téléphones en panne. L’atelier périclitait: à travers la grille en éventail, nous pouvions voir tonton Kolia faire des patiences à l’ordinateur du matin au soir. Un calendrier défraîchi représentant saint Nicolas le Thaumaturge pendait au mur. Quels miracles tonton Kolia 1 attendait-il de son saint homonyme? Sans doute que les gadgets des gens du quartier se cassassent aussi souvent que possible, que les écrans se fendissent, que les cordons s’usassent et que les accumulateurs s’épuisassent.
Sur la Nikoloïamskaïa, les paroissiens allaient au service divin dans les églises respectives de saint Alexis, de saint Serge de Radonège et de Martin le Confesseur. Les habitants du quartier se distinguaient par leur piété, raison pour laquelle, sur un petit territoire d’un kilomètre carré, on avait mis à leur disposition pas moins de trois églises pour leurs besoins spirituels.
Les premières décharges d’électricité couraient déjà dans les caténaires du trolleybus ; le crâne chauve du mendiant unijambiste Gocha brillait joyeusement au soleil, tandis qu’il clopinait sur ses béquilles vers le parvis de Saint-Serge-de-Radonège, peut-être pour prier Dieu de lui rendre sa jambe gauche, ou au moins de lui conserver la droite. Accompagnée de son neveu, Glafira Egorovna avançait dignement dans son fauteuil roulant, dirigée sans hâte vers le lieu de son sermon hebdomadaire. En dépit de la saison estivale, sa tête était emmitouflée dans un châle de laine tissée, et ses pieds étaient chaussés de bottes en feutre du modèle « adieu, jeunesse ». Les mains paisiblement croisées sur le ventre, la tête penchée, elle semblait dormir. En réalité, elle répétait mentalement les thèses du discours qu’elle était sur le point de tenir. Tous les dimanches matin, son neveu la conduisait devant Saint-Martin-le-Confesseur et la laissait à la jonction des rues Soljenitsyne et Stanislavski, juste en face de l’église. Là, Glafira Egorovna passait quelques heures à faire partager aux passants ses considérations sur la faiblesse d’âme et le manque de caractère d’Adam qui avait cédé aux caprices d’Ève ; analysait la situation de Jonas, qui avait dû passer trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine ; elle se languissait avec lui et se réjouissait de son sauvetage inespéré ; encourageait le repentir du fils prodigue, condamnait d’une voix forte la trahison de Pierre, et cætera, et cætera.
Pendant ce temps, nous avions dépassé la vieille tour des pompiers dont le sommet était couronné d’une multitude de ballons colorés. Il faut expliquer comment ils s’étaient retrouvés là. C’est que, en ces temps de récession mondiale, des banques, magasins ou salons de beauté apparaissaient soudainement dans le quartier, pour disparaître tout aussi vite. Par exemple, un magasin était remplacé par une nouvelle pharmacie. Il va sans dire que la cérémonie d’ouverture ne se concevait pas sans un lâcher de ballons. Sous les applaudissements et les sifflements des Chelapoutiniens, une grappe de ballons, mettons, blanche et bleue, s’élevait dans les airs. Mais le vent la rabattait immédiatement vers la tour des pompiers: les ballons s’accrochaient à son sommet, s’y emmêlaient, et y restaient. Quelques mois plus tard, un salon de tatouage ouvrait à la place de la pharmacie ruinée. Les ballons, rouges et noirs cette fois, rejoignaient le sommet de la tour. Puis des jaunes et verts, des violets, et cætera, tant et si bien que la tour des pompiers, de loin, ressemblait à la chevelure multicolore d’un clown. Oui, le temps, en ces lieux, était plutôt venteux, et la situation économique du pays, peu stable. Nous atteignîmes la maison des marchands Vichniakov. Depuis peu, on y avait ouvert un local d’aide aux sans-abri, qui se massaient désormais devant l’entrée, attendant la distribution de nourriture. Nous en profitions souvent. Si les chiens du quartier n’avaient pas eu le temps de tout dévorer, nous pouvions (comme cette fois-ci) joyeusement faire main basse sur un tendron de mouton ou des restes de brouet de carotte et de chou. Cette collation nous tenait lieu, pour ainsi dire, de deuxième petit déjeuner.
Sur la place Andronik, les voitures qui nous croisaient nous adressèrent des saluts respectueux, klaxonnant et s’arrêtant dans un hurlement de freins, leurs pneus dessinant d’élégantes ondulations. Ayant reçu de maman nos premières leçons d’étiquette, nous nous inclinâmes à notre tour et sourîmes avec courtoisie. Le tramway n° 20 nous enthousiasmait tout particulièrement. Notre douce mère était partie un peu en avant, et nous nous attardâmes sur les rails, conquis par le charme désuet de l’engin. Lent et brinquebalant, avec un trapèze absurde sur son toit, il arrosa la chaussée d’étincelles, puis s’immobilisa dans un grincement de ferraille, ses grilles-moustaches nous surplombant. Il reprenait lourdement son souffle. Il se laissa admirer, puis vrombit de toutes ses forces, faisant violemment hurler sa sonnerie. Nous poussâmes des cris perçants et courûmes vers maman. Et, bien sûr, fûmes accueillis par des réprimandes et des coups de patte.
L’hôtel particulier des Morozov avait depuis longtemps disparu de notre vue. La boîte à bananes désertée était derrière nous. Je ne m’étais encore jamais aventuré aussi loin de la maison. À droite s’élevait le monastère Saint-Andronik, en bas coulait la Iaouza, tandis qu’à gauche, émergeant de la brume matinale, l’ensemble discordant des gratte-ciel de Moscow City dominait la ville. En métal réfractaire et résistantes au feu, les tours en écailles de serpent étincelaient, s’enroulaient en spirale d’ADN ou montaient vers le ciel tels des tubes gigantesques. Elles avaient quelque chose de monstrueux. De monstrueux, d’angoissant et d’effrayant. Quelque chose qui suscitait l’effroi, mais dont on ne pouvait détourner le regard, comme devant un ouragan.
Un gentleman se tenait devant le parapet de la berge. Il était vêtu d’un imperméable, d’un chapeau, une canne pendait à son poignet. Il jetait des miettes de pain dans la rivière, et les canards, en se disputant bruyamment et en se poussant, les attrapaient. Le gentleman nourrissait les oiseaux en récitant des vers d’une voix nasillarde. Semble-t-il, « Et longtemps je resterai cher à mon peuple 7 … ». Un train de banlieue passa avec fracas sur le pont. On apercevait les silhouettes sombres de gens se rendant à leur datcha, de travailleurs immigrés, de policiers, de retraités et de simples habitants des villes-satellites, tourmentés par la gueule de bois et l’odeur insupportable des tourbières en feu. Les passagers avaient le regard fixé sur leur téléphone, jouaient aux serpents, à Tetris, au mini-poker, se souvenaient des quantités d’alcool ingurgitées la veille, souriaient en se répétant des blagues du show télévisé d’Ivan Ourgant, calculaient pour estimer si leurs maigres économies leur permettraient de partir en vacances avec leur famille à l’automne.
Coincé sur une banquette entre sa mère et sa grand-mère, Vitioucha Passetchnik regardait tristement par la fenêtre, rêvant à Ioulia, sa camarade de classe dont il était amoureux. Vitioucha allait plus tard jouer un rôle dans mon destin. Le train s’élança hors de Moscou, poursuivi par des aboiements de calibres variés. »

1. De manière générale, ce récit pèche aussi bien par de fréquents bonds en avant que par, à l’inverse, des retours en arrière intempestifs, larmoyants et nostalgiques, au détriment de l’intrigue et du bon sens. (N.d.A.)
2. Savva, Savvouchka sont les diminutifs de Saveli.
3. Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte
4. Oui, chez nous les cerisiers avaient quelques mois d’avance sur ceux des autres quartiers de Moscou. (N.d.A.)
5. Coutume russe consistant à s’asseoir avant un voyage.
6. Kolia est le diminutif de Nikolaï (Nicolas).
7. Célèbres vers de Pouchkine (« Je me suis érigé un monument »)

Extraits
« Bien que Mitia Pliasskine, Abdoulloh et la vendeuse Zina m’eussent souvent pris dans leurs bras, ce n’est qu’à ce moment, en sentant sur moi cette menotte d’enfant, que je ressentis, ou plutôt, pressentis, ce que pourrait être, dans mon avenir, l’étrange accord entre chat et homme. Quand on cesse de s’appartenir; quand on soumet sa volonté à cet être bizarre. Quand le besoin d’affection de l’homme rencontre l’instinct de survie du chat. Quand, finalement, le chat se résout à lui faire confiance, et que l’homme, comme je l’ai entendu dire, le pare de capacités mystiques, d’une aptitude à guérir, à voir les mauvais esprits dans la maison. Quand le maître tire plaisir des soins qu’il prodigue, donnant à boire et à manger au chat, et que le chat, infiniment reconnaissant, désireux de montrer son dévouement, s’applique de toutes ses forces à ne rien faire. » p. 38

« Quand je me réveillai, j’étais déjà à la maison, à Chelapoutine. On m’avait mis une drôle de collerette et j’avais affreusement mal aux testicules. Je passai deux jours dans un état second. Au troisième jour, je pus me promener dans l’appartement sans assistance. Au cinquième, on m’enleva le stupide jabot, et je compris ce qui s’était passé. J’avais l’impression d’avoir maigri de cinq kilos, même si, à la dernière pesée, mon poids n’était que de 3,4 kg. Il me semblait m’être déchargé d’un pesant fardeau, aussi lourd qu’une boule de démolition en fonte. Puis mon sentiment de soulagement fit place à la panique. Quoi, c’était fini? Jamais? Avec personne? Pas le moindre chaton ne serait conçu derrière les fagots? L’instinct paternel, qu’entre nous soit dit je n’avais jamais soupçonné en moi, poussa un dernier cri plaintif avant de disparaître. Ô mes testicules! Mes petits œufs de velours! Mes donateurs laineux! Mon capital inutilisé, hélas, était perdu à jamais. » p. 84

« Ma nouvelle maîtresse me donna à boire, à manger, et me nomma Kay. Elle louait un appartement dans un grand immeuble de la Bolchaïa Polianka et s’appelait Galia. La jeunesse s’éteignait lentement dans ses fenêtres avec des scintillements d’adieu. » p. 91

À propos de l’auteur
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Grigori Sloujitel © Photo DR

Grigori Sloujitel est né en 1983 à Moscou. Il est diplômé de l’École internationale de cinéma de Moscou et de la filière «mise en scène» de l’Académie russe des arts du théâtre (GITIS). Il travaille comme comédien au Studio d’art théâtral (STI) de Moscou, il a joué dans de nombreux films et pièces de théâtre. Il chante également au sein du groupe O’Casey. Les Jours de Saveli, paru en 2018, est son premier roman. En 2019, il a remporté les prix littéraires Iasnaïa Poliana dans la catégorie «Choix des lecteurs» et Bolchaïa Kniga. (Source: Éditions des Syrtes)

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Route One

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En deux mots
Hyrum Rock, propriétaire d’un immense ranch à Big Sur ne veut pas que la «California State Route One» empiète sur sa propriété. Il entend utiliser tous les moyens pour retarder le chantier géré par l’ingénieur Wilbur Tremblay qui doit non seulement se battre contre la topographie mais aussi la mafia.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La route la plus difficile à construire

L’épopée constituée par la construction de la California State Route One donne à Michel Moutot l’occasion de nous offrir un nouveau formidable roman. Derrière cette page d’histoire, l’auteur de L’America retrouve des hommes ambitieux, la mafia, l’amour et la mort.

Disons-le d’emblée. C’est une fois encore une réussite totale, un gros coup de cœur. Après nous avoir enchanté avec Ciel d’acier, son premier roman qui racontait l’édification des gratte-ciels de New York, puis avoir récidivé avec Séquoias et L’America, le roman de l’émigration, de la Nouvelle-Orléans à la Californie, voici donc son quatrième roman américain. Il nous entraine cette fois au sortir de la Première Guerre mondiale, toujours sur la côte ouest.
Les premiers chapitres nous permettant de découvrir les personnages qui vont se croiser plus tard à des époques différentes de leur vie. Le premier à entrer en scène, en 1935, est Hyrum Rock, propriétaire d’un immense ranch à Big Sur. Il voit d’un mauvais œil les engins de chantier et l’avancée des travaux de la route côtière qui vient manger une partie des terres que son père fait prospérer.
On part ensuite dans le Maine vingt ans plus tôt. A St Clouds vit un orphelin, Wilbur Oak. Le garçon de huit ans découvre que son pensionnat est isolé à la suite d’intempéries qui ont détruit le pont qui les reliait à la ville. Il se promet alors de devenir un as du génie civil.
On remonte ensuite jusqu’en 1847, à l’époque des pionniers comme Samuel Brannan et Moses Rock. Missionné par les mormons pour trouver un endroit où leur église pourrait suivre ses préceptes sans être inquiétée, il crée New Hope avec une poignée d’hommes et de femmes. Cette terre vierge, situé à un confluent de rivières non loin de Monterrey, finira par convenir à Moses qui décide de ne pas suivre les colons qui partent pour Salt Lake City. Il entend profiter de l’espace qui est mis à sa disposition et laissera à son fils un domaine de vingt mille hectares au bord de l’océan. Et le secret de sa fortune.
Puis on retrouve Wilbur. Adopté par le couple Tremblay, il va pouvoir réaliser son rêve et devenir ingénieur civil. Une réussite que sa mère ne verra pas, emportée par un cancer. Son père, victime de la grande dépression, perd son emploi, sa maison et sera sauvé in extremis par son fils adoptif qui l’emmène avec lui au Nevada où l’attend son premier grand chantier, le barrage de Boulder près de Las Vegas. Les conditions de travail et le respect très approximatif de la législation et de la sécurité heurtent sa morale. Et comme son père, engagé comme croupier dans un casino, refuse de truquer les parties, il préfèrent fuir vers la côte.
C’est là, autour de Big Sur, que Wilbur Tremblay retrouvera du travail et se heurtera à Hyrum Rock. Sur la partie la plus difficile de cette California State Route One, il devra aussi composer avec les prisonniers de San Quentin, main-d’œuvre mise à disposition pour aider à la construction de la route en échange de 35 cents par jour et d’une réduction de peine ainsi que des hommes mandatés par le plus célèbre des détenus d’Alcatraz, Al Capone.
On l’aura compris, ce chantier focalise l’attention, les ambitions, les trafics. Mais offre aussi une voie vers la liberté, y compris pour les femmes vivant sous le joug de Hyrum Rock. Il donne aussi à Michel Moutot l’occasion de nous offrir un nouveau grand roman, plein de bruit et de fureur, de drames humains et de grandes avancées, de sentiments à fleur de peau. La fin de époque et l’émergence d’un Nouveau Monde, un tourbillon dans lequel on se laisse emporter avec énormément de plaisir, un peu comme si Alexandre Dumas avait croisé la route de John Steinbeck !

Route One
Michel Moutot
Éditions du Seuil
Roman
320 p., 20 €
EAN 9782021455670
Paru le 6/05/2022

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, principalement en Californie, à San Francisco, Los Angeles, Monterey, Big Sur, New Hope. On y évoque aussi le Maine et St Clouds, New York et Salt Lake City.

Quand?
L’action se déroule de 1845 à 1937.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’aube du XXe siècle, des hommes intrépides bâtissent la mythique route One, balcon sur l’océan Pacifique qui longe la côte ouest des États-Unis, de la Californie du Sud aux confins du Canada. Mais le destin du jeune ingénieur chargé de tracer la voie sur ces terres sauvages va croiser celui du dernier grand propriétaire terrien de Big Sur, mormon polygame à la fortune mystérieuse, prêt à empêcher toute intrusion dans son domaine et préserver ses secrets.
La construction de la route One, c’est aussi la parabole de la fin d’un monde, poussé dans les oubliettes de l’Histoire par un autre. Le XXe siècle et ses machines rugissantes remplacent le XIXe siècle, la pelle mécanique chasse le grizzly. À l’autre bout de l’Amérique, la dernière route part à l’assaut des falaises du Pacifique et met le point final à la conquête de l’Ouest.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Les premières pages du livre
« 1
Big Sur (Californie)
Mars 1935
Il entend la machine avant de la voir. Le souffle rauque d’une bête de fer et de charbon, toutes les trois secondes. Grincements de chenilles, grognements mécaniques, craquements de roches, volutes de fumée et de poussière au-dessus du canyon. L’écho du bulldozer se mêle à la rumeur du Pacifique, la couvre par moments. C’était donc vrai. Ces maudits ouvriers ne sont plus armés que de pelles, de pioches et de brouettes. Le monstre de métal qu’il a vu débarquer d’un navire à Anderson Landing et monter vers le chantier, comme un insecte géant écrasant tout sur son passage, est entré en action. Une pelle à vapeur. Hyrum Rock en a vu une à l’œuvre, l’an dernier, dans le port de San Francisco. Menace de fer et de feu, symbole du siècle nouveau, barbare mécanique, elle viole le paradis perdu de la côte sauvage. Son godet, au bout du bras articulé tendu de câbles, abat le travail de dix hommes. Il mord la terre brune, arrache le maquis, change le sentier muletier en piste où deux automobiles peuvent se croiser. Une cicatrice à flanc de montagne. « Ma montagne. Mes terres. Saloperie de route.»
Le rancher détend les rênes de sa jument, qui part au pas vers un bois de séquoias. Derrière lui, les sommets arides de la chaîne de montagnes Santa Lucia accrochent les nuages, dans un ciel céruléen. Un paysage de cyprès couchés par les vents du large, bosquets de pins Douglas dans les vallons, maquis impénétrable où les nuances de vert se marient au jaune des genêts, prairies salées par les embruns, sentiers millénaires des Indiens Esselen, ravins profonds où chantent des torrents, falaises sombres en à-pic sur les flots, chutes d’eau douce sur des plages de sable clair. Au loin, l’infini du Pacifique, son bleu cobalt, ses caps, ses récifs, ses îlots couverts d’oiseaux, ses forêts d’algues géantes, ses rouleaux couronnés d’écume, ses horizons mouvants où courent les tempêtes.
Quarante ans qu’il parcourt à cheval cette terre où il est né, où ses ancêtres mormons ont trouvé refuge, et jamais Hyrum Rock ne s’est lassé de sa majesté, de sa sauvagerie, de son incandescente beauté. Ce sentiment d’immensité, de fin du monde ; ce refuge où le continent s’achève, dernière piste à l’ouest de l’Ouest, où le temps semble s’être arrêté, où une Amérique éternelle se jette avec fracas dans l’océan, où ils ne viendront jamais les déloger.
Get up into the mountains, disait la prophétie, « Réfugiez-vous dans les montagnes ». Combien de fois l’a-t-il entendue, dans la bouche de son père, de sa grand-mère ?
D’une pression du mollet, il dirige sa monture vers la crête, à travers les touffes d’armoise odorante et de sarrasin sauvage. L’ombre portée, sur la végétation, d’un oiseau de proie lui fait lever la tête. Un condor de Californie plane en cercles concentriques. Il épie, lui aussi, les intrus qui profanent le silence et l’isolement de la côte la plus escarpée et la plus inaccessible de l’Ouest américain. « Il est descendu du pic Junipero Serra, se dit Hyrum en cherchant dans une fonte de selle sa lunette de marine. Il en reste quelques couples, là-haut. Des mois que je n’en avais pas vu. Il va falloir rentrer les veaux nés la semaine dernière. » Grossis douze fois, la tête rouge et le bec crochu sont tournés vers la côte et la rumeur du chantier. Le rancher baisse la longue-vue, la garde en main le temps d’arriver au sommet de la colline. Le cheval comprend qu’il ne faut pas s’engager dans la descente et s’arrête entre deux chênes à tan. Les voilà.
Ils n’ont pas tracé leur route, cette coast road de malheur que les spéculateurs et les milieux d’affaires de Monterey réclament depuis des lustres, en suivant les courbes des collines, arabesques de l’ancienne piste indienne. Ils ont tiré droit, au plus court, au plus violent, à flanc de montagne. À la dynamite. Les explosions et leurs champignons de poussière rythment les jours et se rapprochent des terres du ranch Rock. Son sigle, un double R dans un cercle de feu, sur les troncs, les barrières ou en travers des pistes, et la réputation de son propriétaire ont longtemps suffi à éloigner curieux, policiers, voleurs de bétail ou chercheurs d’or. Mais ceux-là sont d’une autre trempe, d’un autre temps. Ils arasent, bouchent, déboisent, éventrent, détruisent. Ils ont bâti un pont de béton monumental pour franchir le canyon de Bixby, dont le rancher pensait qu’il le protégerait à jamais des envahisseurs. Les actions en justice, les tempêtes d’hiver, glissements de terrain, éboulements, incidents mécaniques, accidents mortels, rios en crue les ralentissent mais ne les arrêtent pas. La grande crise économique les a immobilisés un temps au sud de Monterey, mais ils ont repris.
« Leur route est une balafre. Une cicatrice dans mon paysage. Mon ranch. Mon royaume. Mon grand-père n’avait pas choisi par hasard ces confins perdus de la côte californienne. Il fuyait les persécutions, les arrestations, les procès, la prison, la chasse aux mormons. Les Rock ont vécu heureux dans ce bout du monde pendant près d’un siècle, libres de conserver leurs coutumes, de pratiquer leur religion et la polygamie sans que quiconque vienne mettre son nez dans leurs affaires. Une visite du shérif, fatigué par deux jours de selle, tous les deux ou trois ans, un coup de gnôle, quelques billets et à la prochaine. Mais, avec cette route, Monterey et ses fonctionnaires, les lois californiennes et fédérales, les curieux, les journalistes et les spéculateurs ne seront plus qu’à quelques heures en automobile. Ils arrivent, ils nous rattrapent. »
Hyrum enlève son Stetson, le laisse pendre dans le dos par la jugulaire, s’essuie le visage d’un revers de manche, lève la lorgnette.
À mi-pente, cent mètres au-dessus des vagues qui roulent sur les rochers et lèvent un voile d’écume irisé par les rayons du soleil, l’engin semble en équilibre sur un chemin trop étroit. Un panache de fumée noire, deux jets de vapeur, et son bras, comme la trompe d’un éléphant d’acier, s’abat sur un monticule de terre meuble. Le godet se rétracte, s’emplit, la pelle tourne d’un quart de tour et lâche son contenu dans la pente, soulevant un nuage chassé vers le large. Les pierres plongent dans les vagues, soulèvent des gerbes blanches, les flots se teintent de brun. La pelle se retourne, attaque à nouveau la montagne. Le cavalier ajuste le réglage de sa lunette. Il tente d’apercevoir le conducteur de l’engin, dans la cabine marquée « Lorain, OH » en lettres rouges. Impossible, les vitres sont couvertes de poussière. Il distingue en revanche un homme en casquette, jodhpur et bottes de cuir lacées jusqu’aux genoux qui lève un bras et porte à sa bouche un sifflet, dont il entend l’écho. La bête mécanique s’immobilise. Elle entame une marche arrière, au claquement sec de ses chenilles, dévoile un rocher de la taille d’une automobile, en pierre sombre, posé en travers de la voie. Trois ouvriers approchent, poussant une charrette sur laquelle fume et crache une machine plus petite. L’un d’eux saisit les poignées du marteau-piqueur, le pose contre la roche. Hyrum voit l’homme tressauter au rythme de l’engin, dans un nuage de vapeur et de poussière. Il reconnaît le bruit sec et saccadé qu’il a déjà entendu, porté par le vent, depuis ses pâturages de Garrapata Creek. Il descend de son cheval, l’attache à une branche, relève la lunette. Dix minutes plus tard, la charrette recule. Un homme s’agenouille sur le trou, y glisse deux bâtons de dynamite, s’éloigne à reculons, tirant un fil entre ses jambes. Il le tend à l’homme aux bottes de cuir qui l’introduit dans un boîtier, soulève une manette. Ils se mettent à couvert derrière la pelle à vapeur. L’explosion projette le rocher dans le précipice, avec la force du Cyclope tentant d’écraser la galère d’Ulysse. Son écho rebondit sur les parois du canyon, le champignon de poussière monte et s’étire vers l’océan.
« Ils sont là, se dit Hyrum. Les amis à Monterey, mes contacts à San Luis Obispo, les recours des avocats ne les arrêteront pas. Il va falloir passer à autre chose. »

2
St Cloud’s (Maine)
Avril 1915
Ici à St Cloud’s, bourgade forestière fondée dans une vallée encaissée du Maine par des bûcherons québécois au milieu du XIXe siècle, les charpentiers savent qu’avant d’attaquer les chantiers estivaux ils doivent au printemps reconstruire les ponts de rondins victimes de la débâcle et de ses crues. Tous ne sont pas emportés, mais ils doivent être au mieux vérifiés et consolidés, au pire démontés et rebâtis avec des troncs plus gros, en sachant que tout sera certainement à refaire l’année suivante.
Ici, pas de métal ou de béton armé, pas d’asphalte et de peinture, de panneaux de signalisation, comme sur les routes de la côte. Dans le centre du Maine, les pistes sont en terre, les communautés rustiques et les structures en rondins.
Après les deux ouvrages aux entrée et sortie du bourg, le pont le plus important, et le plus surveillé, est celui menant à l’orphelinat. Isolé sur sa colline, l’établissement du Dr Larch en dépend pour son ravitaillement. Et c’est au changement du régime alimentaire que les pensionnaires comprirent, malgré les dénégations maladroites des infirmières, que les travaux de renforcement de l’été n’avaient pas suffi et que le pont avait cédé.
– Des lentilles pour la troisième fois de la semaine et du pain dur comme du bois, moi je vous dis qu’il n’y a plus de pont, a lancé un grand. Vous vous souvenez des pluies de la semaine dernière ? Trois jours de déluge ? Il a été emporté, c’est sûr. On est coincés ici comme sur une île. Demain matin, on se lève tôt et on va voir. Qui est partant ? Pas toi, Wil. Tu es trop petit.
Mais Wilbur Oak, huit ans, s’est réveillé au chant du coq, a enfilé ses brodequins et suivi, sans demander leur avis, les trois garçons qui filaient en douce par la buanderie.
– D’ac’, Willie. Mais si tu nous ralentis ou si tu te plains du froid, on te laisse sur place.
– Promis, j’aurai pas froid.
Ils passent par le jardin, rasent le mur du potager, sortent par la porte de bois vermoulu dont un gond a cédé depuis longtemps, courent en gloussant dans la prairie mouillée jusqu’à l’orée de la forêt de chênes. Le grand marche d’un bon pas. Son allure rassure les autres, qui peinent à le suivre mais pensent qu’il sait où il va, ce qui est loin d’être le cas. Par chance, ils aperçoivent la piste en contrebas. Ils se cachent derrière des troncs au passage de deux cavaliers (un adjoint du shérif et le maire de St Cloud’s, que les orphelins ne connaissent pas), puis descendent sur la route et les suivent en trottinant à bonne distance. Ils les voient rejoindre un groupe d’hommes, debout mains sur les hanches devant le torrent en crue. Les enfants s’accroupissent derrière des buissons.
– J’avais raison, dit le grand.
Les flots bouillonnants, marron chocolat, ont emporté trois des quatre troncs de sapin qui formaient l’armature du pont. Le dernier résiste encore, en travers du courant. Plus pour longtemps. Des planches ont été cassées, d’autres projetées sur les rochers en contrebas. Les berges, dévorées par les eaux chargées de branches et de pierres, ont reculé de deux mètres. Un homme se gratte la tête, un autre jette dans les flots une branche qui disparaît dans les remous.
– Il faut me réparer ça, et vite, dit le maire. Il y a quarante gamins à nourrir, de l’autre côté.
– Impossible. Pas avant qu’il ne regagne son lit, dit un géant en bottes de pêche. Et avec cette pluie… Bon, je vais prévenir Bangor. Avec un orphelinat coupé du monde, ils devront bien envoyer une équipe, cette fois. Pas comme l’an dernier.
Les garçons reculent à quatre pattes, se relèvent et partent en courant. L’un d’eux se retourne, voit le petit Wilbur trébucher sur une racine, se rattraper à un tronc. Il tend la main.
– Viens.
Une fine pluie de printemps les accueille comme ils repassent la porte du jardin. Une cuisinière les aperçoit par une fenêtre ouverte.
– D’où venez-vous, chenapans ? Dépêchez-vous, au réfectoire. Et lavez-vous les mains.
Le lendemain, le Dr Larch réunit garçons et filles, avant le dîner, dans la salle de l’entrée, monte trois marches du grand escalier et leur annonce ce que tous savaient déjà : la route est coupée, des restrictions sont au programme mais il ne faut pas s’inquiéter. Des volontaires vont apporter des provisions par la montagne, à dos de mulet, et tout rentrera bientôt dans l’ordre.
– Nous aurons toujours de quoi manger, même s’il y aura peut-être plus de patates qu’à l’accoutumée. Et le pont va être reconstruit sous peu.
Les jours suivants, le beau temps revenu, les orphelins sont conduits à tour de rôle, en fin d’après-midi, aux abords du chantier où s’activent une dizaine d’ouvriers. Un GMC à ridelles, premier camion à parcourir cette route habituée aux charrettes, apporte deux poutres métalliques peintes en rouge qui sont posées au-dessus du ruisseau assagi grâce à des cordes et des poulies fixées à un sapin. Puis des traverses de bois fraîchement coupées sont assemblées, suivies d’épaisses planches de chêne. En quatre jours, un pont moderne et en apparence indestructible a remplacé le vieil ouvrage en rondins.
Wilbur ne quitte pas des yeux l’homme à casquette noire qui dirige les travaux, donne les consignes aux ouvriers et accueille, tout sourire, les visiteurs. Il avance à grands pas jusqu’au milieu du pont, fait signe au Dr Larch de l’y rejoindre, lui serre longuement la main.
– Qui est ce monsieur ? demande Wilbur à l’infirmière Angela.
– C’est l’ingénieur. Il a dessiné le pont. C’est grâce à lui que Marie va pouvoir nous faire son gâteau au chocolat, demain, pour l’anniversaire du docteur.
« Il nous a sauvés », pense le garçon.

3
New Hope (Californie)
Novembre 1847
Un doigt tremblant trempé dans le goudron a tracé « New Hope » (« Nouvel Espoir ») sur la pancarte, deux croûtes de bois clouées sur un poteau mal équarri. Et l’espoir, il faut l’avoir chevillé au corps pour voir dans ces cabanes de rondins, cette grange en construction et cet atelier de ferronnier inachevé, perdus entre les arbres, la Nouvelle Jérusalem.
C’est pourtant ce qu’espèrent édifier une vingtaine de colons, en cet automne 1847, au confluent du fleuve San Joaquin et de la rivière Stanislaus, dans la vallée centrale de la Californie.
Arrivés il y a plus d’un an à bord d’un trois-mâts parti de New York, ce sont des mormons de la côte Est. Menés par Samuel Brannan, jeune homme charismatique désigné par les dirigeants de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours pour partir à la recherche de la Terre promise sur la côte californienne, ces soixante-dix hommes, soixante-huit femmes et une centaine d’enfants, quand ils débarquent dans la baie de San Francisco, y trouvent un village assoupi où un millier de peones ne parlent qu’espagnol. Plus vraiment le Mexique, qui vient de perdre ces terres dans une guerre avec son voisin du Nord ; pas encore les États-Unis, qui n’accepteront cet État dans leur Union que trois ans plus tard.
C’est dans ce pays de cocagne, fertile et peu peuplé, qu’ils vont, leur répète Brannan, jeter les bases de « la nouvelle Sion », cité idéale où les autres mormons vont bientôt les rejoindre.
En butte aux brimades, à l’hostilité de leurs voisins et même aux massacres (le fondateur de la communauté Joseph Smith et son frère ont été lynchés par une foule en colère trois ans plus tôt), les mormons quittent l’Ohio et l’Illinois, où ils étaient établis. En longs convois bâchés, ils « fuient Babylone » et prennent la route de l’Ouest à travers les Grandes Plaines.
– Ils arrivent, ils seront bientôt là ! clame Sam Brannan. Il faut bâtir des maisons, des granges, des étables, l’ébauche d’une ville, planifier son extension, préparer leur arrivée. Nous sommes l’avant-garde d’un monde nouveau, les éclaireurs du Ciel. Nous entrons dans l’histoire de notre Église. Nos noms seront célébrés, nos louanges chantées par les prochaines générations ! Courage ! Alléluia !
Brannan ne pousse toutefois pas le zèle missionnaire jusqu’à s’installer à New Hope, emplacement qu’il a choisi, à une journée de bateau de San Francisco, sur une rive du fleuve San Joaquin. Il a préféré bâtir, sur la baie, une maison confortable où il a installé la presse Franklyn apportée en caisse de la côte Est dans les soutes du trois-mâts. Il imprime le California Star, premier journal de l’État, ouvre bientôt un general store, une banque. Son attitude, sa condescendance, sa propension à donner des ordres et à prendre les décisions importantes sans concertation passent mal auprès de certains membres de la communauté.
Parmi eux, le plus méfiant est Moses Rock. Récemment converti au mormonisme, ce fils d’une famille de bûcherons du Vermont a vu quand il avait douze ans son père perdre sa scierie dans une escroquerie montée par un oncle. Il a appris la ferronnerie chez un maréchal-ferrant dans le Connecticut, la charpente dans le New Hampshire et n’a pas hésité quand, docker à New York, il a entendu parler d’une expédition montée par les mormons à destination de la côte Ouest, ce nouveau monde où, dit-on, la fortune attend les jeunes gens courageux et travailleurs.
Ce solide garçon de vingt-six ans aux favoris roux, legs d’ancêtres irlandais ayant traversé l’Atlantique à la fin du XVIIIe siècle, a commencé à avoir des doutes quand, pendant la traversée, Brannan a proposé « Sam Brannan & Company » comme nom de leur société coopérative. « S’il faut travailler trois ans et mettre tous les profits dans une structure, je ne vois pas pourquoi elle ne s’appellerait pas plutôt Pionniers de la côte Ouest ou Saints du Nouveau Monde », avait-il proposé. Mais Brannan avait refusé, rappelant que son rang de patron de l’expédition maritime autour des Amériques avait été confirmé par le chef de l’Église lui-même, Brigham Young. Cela lui avait conféré, pendant les six mois de cet éprouvant voyage, le privilège d’avoir une cabine et de prendre ses repas à la table du capitaine, quand le reste de l’expédition se contentait de couchettes puantes, de pommes de terre, de harengs trop salés et d’eau croupie. Après l’arrivée en Terre promise, Moses n’avait pas apprécié non plus que Brannan choisisse, sans consultation, ce confluent de rivières éloigné de tout pour y édifier New Hope.
Il s’était toutefois mis au travail. Ils avaient abattu des arbres, bâti une scierie, un moulin, construit des bâtiments, retourné la terre, édifié ponts et pontons, ouvert une ligne de bac sur la rivière Stanislaus, dans ce coin perdu, dévorés par des moustiques gros comme des mouches, mal nourris, affaiblis par la malaria, espionnés par des Indiens hostiles, jalousés par des voisins moins bien équipés. Brannan leur rendait parfois visite, remontant la rivière à la barre de son navire à fond plat, le Comet, acheté avec l’argent de la communauté. Mais il restait installé dans sa maison de San Francisco, à diriger son journal et à faire des affaires. Déjà notable dans une ville qui en comptait peu. Bâtir la Nouvelle Sion, préparer l’arrivée de la communauté, installer l’avant-garde d’un monde nouveau… Son but semblait plutôt de faire fortune le plus vite possible. Décidément, Moses n’aimait pas ce Brannan. Un affairiste, un aventurier, un beau parleur. Certains disaient, à bord du trois-mâts, qu’il avait été exclu de l’Église mormone pour malversations, puis réintégré et promu chef de la communauté new-yorkaise dans des circonstances douteuses. « J’aurais peut-être dû rejoindre nos frères dans l’Ohio et tenter la traversée du continent par les pistes », pensait Moses. Mais l’hostilité des habitants du Midwest envers les Saints, que Moses, pour n’en avoir pas souffert, s’expliquait mal, l’en avait dissuadé. « Land of the free, “Terre des hommes libres”, chantent les paroles de l’hymne américain – tu parles. Pas pour nous, les mormons. Ou alors il va falloir la trouver, toujours plus à l’ouest, cette terre. »
Il avait préféré payer son passage à bord du Brooklyn. Il avait enduré les rigueurs du voyage puis, arrivant dans la baie, avait hésité à suivre la consigne de Brannan et à remonter le fleuve pour travailler à la fondation de la colonie. Il aurait peut-être dû rester à San Francisco, mouillage idéal pour toutes sortes de navires, où ses talents de charpentier auraient facilement trouvé à s’employer. Il y pensait encore quand Brannan, l’air sombre, est un jour venu leur annoncer ce que tous redoutaient : le Quorum des Douze Apôtres, instance dirigeante de l’Église, avait pris sa décision. C’était dans l’Utah, sur les rives du Grand Lac Salé, où leur caravane était arrivée, qu’ils allaient édifier leur cité idéale. Les milliers de Saints en route vers l’Ouest allaient interrompre leur longue marche à travers le continent au pied des montagnes Rocheuses, loin des rives du Pacifique.
– Ne perdez pas espoir, mes frères ! Rien n’est perdu. Je vais retourner voir Brigham Young. Je peux le convaincre…
– Tu t’es assez moqué de nous, Samuel Brannan! tonne Moses Rock. Je ne reste pas une heure de plus sur ces terres de misère. Le champ que j’ai déboisé et labouré est sous un mètre d’eau, et rien ne garantit qu’entre ces deux rivières il n’y a pas deux crues par an. Tu vas me rembourser mes parts dans la compagnie et tu n’entendras plus parler de moi. J’en ai soupé, de votre Sion et de la marche des Saints.
– Tu t’es engagé par contrat sur trois ans, Moses. Devant Dieu. Il m’est impossible de te rembourser avant cette date.
– C’est bien ce que je pensais. Tu vas répondre de tes actes devant la justice, Samuel Brannan. Il doit y avoir un tribunal, à San Francisco, maintenant que le drapeau américain flotte sur la ville.
Le lendemain, les colons de New Hope chargent sur des chariots leurs outils et leurs ballots et abandonnent leurs cabanes, destination Salt Lake City. Mais Moses Rock ne se joint pas à eux. Ses deux femmes, cousines de vingt et vingt-deux ans épousées dans l’Est selon le rite mormon avant le départ, ont embarqué à New York et devraient arriver à San Francisco dans trois ou quatre mois. « J’y trouverai bien du travail, en les attendant, se dit-il. Je peux tout faire : charpentier, bûcheron, ferronnier, maréchal-ferrant. Et quand elles seront là, grâce aux cinq pièces d’or que m’a confiées mon père sur son lit de mort, cousues dans la doublure de ma veste, nous achèterons un morceau de ce bout du monde que personne ne semble gouverner et bâtirons un ranch. C’était une erreur de s’installer dans cette vallée. Les terres y sont fertiles, mais nous sommes vulnérables. Les colons vont y venir chaque jour plus nombreux. Notre religion, nos coutumes, notre culture mormones n’y seront pas respectées, comme ce fut toujours le cas dans l’Est. Il faudra encore se battre ou fuir. Se battre puis fuir. »
Il sort de son portefeuille de cuir grossier une feuille de papier jauni pliée en quatre sur laquelle, trois ans plus tôt, il avait recopié le passage d’un prêche du fondateur de l’Église, Joseph Smith, lu par l’un des Apôtres lors d’un sermon à Boston : Get up into the mountains, where the Devil cannot dig us out, « Réfugions-nous dans les montagnes, d’où le Diable ne pourra pas nous chasser ».

4
Monterey (Californie)
Avril 1848
Assis sur une poutre, sur le toit en construction du fort d’adobe et de pierres que l’US Navy fait agrandir à Monterey, Moses Rock regarde le Pacifique. Si ses eaux sont d’un bleu si sombre, lui a expliqué un charpentier mexicain, c’est parce que la baie est une fosse sous-marine, un abîme dont personne ne connaît la profondeur, plus profond que tous les fils plombés mis bout à bout. Moses aperçoit, entre les vagues aux crêtes ourlées d’écume, le souffle de plusieurs cétacés. La queue d’une baleine émerge, décrit avec une merveilleuse lenteur un demi-cercle parfait, disparaît dans les flots. Le golfe en forme de croissant de lune est une étape dans leur migration vers les eaux froides de l’Alaska. Elles y sont les proies de chasseurs venus du Portugal qui les poursuivent à la rame, les harponnent, les ramènent sur la grève, les découpent et font bouillir leur graisse, changée en huile qui sera vendue à prix d’or. L’odeur âcre et doucereuse des fumées monte, par vent d’ouest, jusqu’à la pension où Moses loue une chambre à la semaine, sur Washington Street.
Il profite d’une pause, le temps pour les apprentis d’apporter des chevrons, pour scruter l’horizon. Trois barques de pêcheurs japonais, installés en Californie au début du siècle, passent au ras des récifs. Une autre s’amarre à un ponton. Deux adolescents en chapeau de paille conique déchargent des paniers dégoulinants, pleins d’ormeaux et de poissons. Des loutres jouent à cache-cache dans les forêts sous-marines de varech géant. La Half Moon Bay, baie de la Demi-Lune, est surmontée d’un amphithéâtre de collines couvertes de pins qui dévalent vers des plages de sable clair et des rochers luisants d’algues découvertes par la marée. C’est là, au sud de la Porte d’Or qui marque l’entrée de la baie de San Francisco, que les conquistadores ont établi leur premier port et bâti une mission. Monterey était la capitale de la Californie mexicaine, jusqu’à ce que le Mexique soit contraint par les armes à céder ces immensités à Washington, avec bien d’autres territoires de l’Ouest. Aujourd’hui personne ne sait à qui appartient cette terre. « Mais la cavalerie des États-Unis est là, elle nous paie en dollars pour agrandir le Presidio, la bannière étoilée flotte sur la capitainerie, cela suffit pour savoir qui commande, pense Moses. Un juge venu de Boston dirige le tribunal et le contremaître m’a parlé d’un bureau d’enregistrement des terres, à deux rues d’ici, qui délivre des titres de propriété porteurs du cachet State of California. Tous ici pensent qu’il sera bientôt remplacé par un tampon United States of America, avec son aigle aux ailes déployées. »
Moses aperçoit sur l’horizon les voiles d’un trois-mâts cinglant vers le nord. Un clipper anglais a fait escale à Monterey, il y a quelques jours, plein de Chiliens et de Péruviens qui n’avaient qu’un mot à la bouche : oro. Ils sont repartis pour San Francisco comme s’ils avaient le diable aux trousses. La rumeur de la découverte de gisements fabuleux dans la Sierra Nevada, de trésors brillant dans le lit des rivières, de fortunes instantanées, a enflammé la ville et la région le mois dernier. Le chantier a failli s’arrêter, faute d’ouvriers. Les hommes ont pris la route des montagnes, des pépites dans les yeux, l’espoir au cœur, avec tous les professeurs de l’école, la moitié de la garnison du fort et des marins du port.
Mais s’il y en a un que la fièvre de l’or ne contaminera pas, c’est Moses Rock. Lui, ce qu’il veut, ce sont des terres. Les voir envahies par des hordes de prospecteurs venus de Bolivie ou de plus loin encore – il paraît que des bateaux sont en route depuis la côte Est, et même d’Europe – serait un cauchemar. Ils montent vers le nord, la sierra. Il va chercher au sud. S’éloigner de la civilisation. Dans ces terres vierges, pas d’interdiction du culte mormon, pas de lois contre la polygamie, personne pour mettre son nez dans votre chambre à coucher et vous dire comment vous devez vivre, ce que doit être une famille. La seule chose qui importe, c’est de savoir quand accostera le Sea Witch. C’est à bord de ce navire qu’Irene et Laurie ont embarqué à New York, à la fin de l’été. C’est ce qu’elles lui ont écrit dans la lettre confiée à l’équipage d’un bateau parti un mois avant elles. Elles devraient être arrivées à San Francisco depuis plusieurs semaines. Le franchissement de ce Cap Horn peut être un enfer. On ne compte plus les naufrages. Ils n’ont été mariés qu’un an avec Irene, trois mois avec Laurie, des unions arrangées par l’Église mormone à Brooklyn, avant son départ pour la côte Ouest. Il n’avait pas assez d’argent pour payer leur passage. Quelle erreur ! S’il avait emprunté le prix de leurs billets à la communauté, comme d’autres l’ont fait, ils auraient bien trouvé le moyen de rembourser, et aujourd’hui ils seraient ensemble en Californie. Il faut aller aux nouvelles, à la capitainerie. « Sea Witch, Sorcière des Mers, espérons que ce nom ridicule ne va pas leur porter malheur. »
Le lendemain, Moses boit une bière au comptoir de la cantina Adrias, sur la place centrale de Monterey, quand arrive un convoi de mules chargées de fagots d’écorces de chêne, mené par un petit homme replet, bottes crottées et machette à la ceinture, coiffé d’un sombrero à moitié déchiré.
– ¡ Madre de Dios ! Deux jours pour franchir le canyon de Bixby… Une bête a dérapé sur une falaise et est tombée dans l’océan. Si je ne les avais pas détachées, elles y passaient toutes. Je ne sais pas si je vais continuer, dit-il au barman, dans un mélange d’anglais et d’espagnol.
– Tout ça pour rapporter du bois ?
– Ce n’est pas du bois, hombre, c’est de l’écorce à tan. Sais-tu combien les tanneries de San Francisco paient pour cette cargaison ? Au moins douze dollars. Ils les font tremper dans l’eau et s’en servent pour traiter les peaux, en faire du cuir bien souple. Mais là, avec la perte d’une mule, j’ai travaillé pour rien. Une semaine, dans ces fichues montagnes, sans voir âme qui vive, pour ne pas gagner un rond…
Moses s’approche. Contre une tequila, l’homme lui décrit la région baptisée Big Sur. « Le Grand Sud », dans un mélange d’anglais et d’espagnol. Une contrée à peine explorée, qui commence à une vingtaine de kilomètres de la ville, aux premiers contreforts des monts Santa Lucia et s’étend sur une cinquantaine de kilomètres de côte, la plus sauvage et la plus escarpée de Californie. Après une forêt d’eucalyptus, la piste carrossable s’arrête, remplacée par un sentier muletier tracé à flanc de montagne. Les deux premières rivières se traversent à gué ou sur des ponts de rondins, quand ils n’ont pas été emportés par les crues de printemps, mais la troisième, la Bixby Creek, est trop large. Il faut la contourner en suivant une piste qui monte en lacets pendant des heures, puis redescend de l’autre côté dans une pente à effrayer les bêtes.
– Et quand tu arrives à Granite Creek, il faut à nouveau passer par la montagne, jusqu’à la Big Sur River. C’est là que poussent les chênes à tan, dit l’homme.
– Ils appartiennent à quelqu’un, ces arbres ?
– Tu rigoles ! Personne ne vit là-bas. Et je doute que quelqu’un soit assez fou pour s’y installer un jour. Tu croises davantage de grizzlis et de lions des montagnes que d’humains. C’est pour ça que je vais aussi loin. Les écorces appartiennent à celui qui a le courage d’aller les chercher. En été, la brume monte de l’océan presque chaque jour, plus épaisse que le pire des brouillards. Tu peux perdre de vue la mule qui marche devant toi. En hiver les tempêtes sont terribles, des vents à ne pas pouvoir rester debout, des vagues à déchiqueter les navires, et au printemps des rios en crue difficiles à franchir. Par beau temps, c’est le plus beau pays du monde. Mais c’est rare.
– Il y a des ranchs, des fermes ?
– Tu veux rire… Des forêts à perte de vue, des vallées et des collines qui pourraient faire de bons pâturages, mais c’est si loin de tout. Pourquoi se fatiguer à bâtir une maison dans ce bout du monde, où il faudrait tout apporter à dos de mulet ?
– Si je veux y aller, il y a quelque part où dormir ?
– Entre ici et San Simeon, il y a quelques cabanes de bûcherons et le Rancho del Sur, sur la rivière. Il appartient à un capitaine nommé Cooper, qui a fait fortune en vendant des peaux de loutres en Chine, à ce qu’on raconte. Comme je ne suis pas sûr qu’il apprécie mes petites récoltes d’écorce, et que je ne connais pas bien les limites de son ranch, je n’en approche pas. Mais qu’est-ce que tu peux aller chercher dans ce coin perdu, gringo ? C’est plus isolé qu’une île, Big Sur… Et si c’est l’or qui t’intéresse, à ce qu’on dit il y en a dans la Sierra Nevada, et c’est beaucoup plus près. Moi-même, d’ailleurs…

Une semaine plus tard, la charpente terminée, Moses prévient le couvreur, qui ne le croit pas, qu’il sera absent trois jours. Non, pas pour chercher de l’or.
– Promis, je suis de retour dimanche… Trois dollars de prime si je suis là lundi matin ? Bien sûr, je prends. Merci.
Il loue un mulet, achète des boîtes de haricots et du poisson séché, une couverture, un chapeau de feutre et des cartouches à fusil.
Il croise les dernières carrioles près du pont sur la rivière Carmel, au sud de la ville. La piste rétrécit, serpente entre les pins, puis descend sur une plage d’un blanc étincelant qu’elle longe pendant plusieurs kilomètres avant de remonter à travers des collines boisées. Plus une trace de roue. Du crottin de mule dont l’odeur se mêle à des senteurs marines, d’embruns, des parfums de résine, de thym et de fleurs sauvages. Moses descend de sa monture et marche à ses côtés. Arrivé au sommet d’un petit mont, il embrasse du regard une côte découpée, des rochers sombres où s’accrochent des cyprès torturés par les vents du large, des successions d’îlots et de récifs sur lesquels se brisent, dans des gerbes d’écume, les vagues du Pacifique. Les rayons du soleil, à travers les milliards de particules dorées, nimbe le paysage d’une lumière irréelle. Plus loin, il devine des alignements de falaises, successions de montagnes couvertes de forêts de pins et de séquoias. Par endroits, là où s’engouffre la furie des tempêtes océanes, des prairies sont piquetées d’arbustes nains, comme plaqués au sol par la main d’un géant. Pas une maison, une cabane, une fumée, une piste, une construction. Aucune trace humaine. La côte du Nouveau Monde comme ont dû l’apercevoir, du pont de leurs caravelles, les premiers explorateurs anglais et espagnols. Le sommet le plus haut, sur l’horizon, est couronné d’un blanc étincelant. « Le Pico Blanco dont m’a parlé le Mexicain, se dit Moses. Ce n’est pas de la neige mais un calcaire très blanc. Il doit être possible de l’exploiter, d’en faire de la chaux. Pas question de faire passer une route, et tant mieux, mais c’est bien le diable s’il n’y a pas, sur la côte, une crique où bâtir un ponton d’embarquement. Moins de deux jours de navigation jusqu’à la baie de San Francisco, ça pourrait marcher. Je connais le marchand de matériaux qui achèterait la chaux à bon prix. »
Deux heures plus tard, la piste disparaît dans un bois de cyprès. Moses revient sur ses pas, cherche l’embranchement qu’il aurait pu rater, ne le trouve pas. Un grognement sourd lui fait lever la tête, le mulet brait de peur. Il aperçoit, entre les arbres, le dos d’un ours qui s’éloigne à quatre pattes. Moses casse son fusil, glisse deux cartouches dans le canon, le remet à l’épaule. À pied, tenant sa monture tremblante par la bride, il descend à travers des fourrés vers la grève. « J’aurais dû prendre une machette. » Une rivière coule en contrebas, entre rochers ronds, roseaux et langues de terre claire. Elle est étroite, semble peu profonde et traversable à gué. Plus loin, son embouchure dessine une lagune, des bras d’eau stagnante séparés par les arabesques de bancs de sable où s’assemblent des oiseaux de mer. Entre troncs d’arbres et amas de bois flotté, le regard de Moses est attiré par des formes brunes. L’une d’elles bouge, s’ébroue dans un ronflement rauque. Des éléphants de mer. Ils sont une dizaine, dont un énorme avec une trompe qui, de ses nageoires, projette sur son dos du sable pour se protéger des rayons du soleil. Plus loin, sur une dune de sable sombre, une colonie de phoques gris. Deux d’entre eux font la course pour retourner à l’océan. Ils plongent dans une vague et jouent à se poursuivre dans les buissons d’algues géantes.
Moses descend sur la berge, trouve l’endroit où traverser. Il laisse boire sa monture, goûte dans le creux de sa main l’eau de la rivière, remplit sa gourde. Il monte sur le mulet qui entre sans rechigner dans le courant. Sur l’autre rive, il oblique en direction de la plage. La colonie de phoques s’éloigne en sautillant à la vue de l’intrus, les éléphants de mer ne bougent pas d’un pouce, immobiles comme des rochers. « Pas étonnant qu’ils aient été décimés, au début du siècle, par les bandes de chasseurs descendus de Sibérie, pense Moses. Jolie collection de fourrures. »
Un sentier serpente en remontant entre les massifs de pieds de sorcière, les lupins, touffes d’armoise, broussailles à fleurs jaunes et bleues. Il mène à un vallon creusé par un torrent qui chante entre les rochers avant de tomber en cascade dans l’océan. L’homme et sa monture cheminent plus d’une heure à flanc de colline, en direction d’une forêt de séquoias qui se dresse dans un repli, à mi-pente, comme les colonnes d’un temple naturel. Moses pénètre dans l’ombre odorante des géants. Il pose la main sur leur écorce douce et spongieuse, lève la tête vers les sommets, trente ou quarante mètres plus haut, d’où s’envolent des chants d’oiseaux. Deux écureuils se poursuivent, volent de branche en branche en poussant des cris stridents. Silencieux sur le tapis d’aiguilles, un chevreuil et son petit paraissent derrière un buisson. Le mulet souffle des nasaux, les bêtes tournent la tête, frissonnent et disparaissent en trois bonds. Moses épaule le fusil, ne tire pas. « La prochaine fois, il me faudra être plus rapide, se dit-il. J’aimerais retourner à Monterey avec du gibier à offrir à ma logeuse. »
Il marche à pas lents entre les séquoias, cherche le plus haut, le plus large, s’adosse à son tronc, mange du pain et du lard fumé. La lumière se teinte d’orange, des nuées d’insectes brillent entre les arbres, une odeur d’humus et de champignons monte du sol. Il est temps de chercher un endroit où bivouaquer. Il remonte en selle, sort de la forêt en direction d’un chaos rocheux. Le soleil descend sur l’océan. Il va bientôt plonger derrière l’horizon, teinte de rouge et d’or un paysage comme Moses n’en a jamais vu. Il repère, au loin, un rocher plat qui forme un auvent au-dessus d’une crique. En dessous, les traces d’un foyer, des pierres posées en cercle autour d’une table naturelle. Il ramasse du bois sec au moment où les derniers rayons enflamment le ciel. Un briquet de silex, le feu crépite, mêle aux étoiles ses bouquets de lucioles rougeoyantes. La lune se lève, fait scintiller l’écume des longs rouleaux du Pacifique, éclaire les prairies, découpe les forêts, pare d’argent les sommets désertiques, dessine dans l’indigo du ciel une ligne de crête infinie. »

Extrait
« L’homme, qu’ils ne connaissent que par son prénom, Luigi, leur explique qu’un important chantier est en cours sur la côte, au sud: la construction à flanc de montagne d’une route qui reliera bientôt San Francisco à Los Angeles. Les travaux ont commencé il y a plus de dix ans, et là, ils sont dans le plus difficile.
— Big Sur, une région escarpée, de falaises et de forêts, après Monterey, je ne sais pas si ça vous dit quelque chose, si vous avez déjà regardé une carte, paesani ignorants. Ce coin est isolé, loin de tout. Les ouvriers doivent dormir sur place, dans des camps de travail qui bougent avec la route. Les gars ne rentrent chez eux qu’une fois par mois, parfois moins. D’autres vivent carrément sur place, avec femmes et enfants. Mais comme ils n’ont pas assez de main-d’œuvre, l’État de Californie a passé une loi pour employer des prisonniers. Voilà, vous commencez à comprendre. Une centaine de gars de San Quentin y travaillent, logés dans un camp, surveillés par des gardiens. L’organisation est parvenue à glisser cinq ou six hommes à nous dans le lot. Des Irlandais et un Français. Tous les volontaires avec des noms italiens ont été refusés, même quand ils ne faisaient pas partie de Cosa Nostra, mais nous savons nous faire des amis, ou des obligés. Et voilà où ça vous concerne: les détenus et les ouvriers libres logent dans deux camps différents, mais bossent ensemble toute la journée. Nous avons besoin de faire la liaison avec nos gars. Pour l’instant, ça ne rapporte pas grand-chose, mais les chefs pensent que ce chantier pourrait devenir rentable. Ils utilisent beaucoup de dynamite, des stocks rapportés de la guerre mondiale en Europe il y a vingt ans. Ce ne serait pas mal de mettre un peu la main dessus. D’autant que la construction des structures en béton du Golden Gate va bientôt être achevée, et que nous ne parvenons pas à mettre un pied dans le montage de l’acier, avec leurs putains de syndicats qui surveillent tout et refusent nos propositions. Ces gars ne sont pas faciles à menacer. Alors, les capi vous ont choisis pour vous faire engager sur ce chantier. C’est la société Pollock, de Sacramento, qui gère le truc ils ont un bureau ici. Trente-cinq dollars la semaine, nourris, logés. » p. 134

À propos de l’auteur
MOUTOT_michel_©DR_Ouest-FranceMichel Moutot © Photo DR – Ouest-France

Michel Moutot est reporter à l’Agence France-Presse, spécialiste des questions de terrorisme international. Lauréat du prix Albert-Londres en 1999, correspondant à New York en 2001, il a reçu le prix Louis-Hachette pour sa couverture des attentats du 11 Septembre. Son premier roman, Ciel d’acier, a reçu le prix du Meilleur Roman des lecteurs de Points en 2016. Par la suite il a publié Séquoias, prix Relay des Voyageurs (2018), et L’America, prix Livre & Mer Henri-Queffélec (2020) et Route One (2022). (Source : éditions du Seuil)

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Ana

BORIE_Ana

  RL_Hiver_2022

En deux mots
Clotilde se retrouve enceinte après un viol. Retrouvant son agresseur sur le quai du métro, elle le repousse. L’accident qui cause sa mort vaudra à la jeune fille trois ans de prison durant lesquelles elle mettra au monde sous X une fille nommée Ana. Commence alors une nouvelle histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ana, née sous X

Le nouveau roman de Cathy Borie raconte l’histoire d’une jeune fille enceinte après un viol qui va se retrouver incarcérée après le décès de l’agresseur et de sa fille Ana, qu’elle va abandonner à sa naissance.

L’histoire aurait pu être belle, elle va pourtant se transformer en cauchemar. Lorsque Clotilde rencontre Louis à la bibliothèque universitaire, elle le trouve beau et séduisant et il ne faut que quelques jours pour un premier rendez-vous. Une attirance réciproque qui va les mener dans une chambre d’hôtel dès leur seconde soirée ensemble et à… un viol. Malgré les non répétés de Clotilde, le jeune homme la prend sauvagement avant de s’endormir paisiblement.
Le traumatisme est tel qu’elle n’ose plus sortir. Fort heureusement son amie Sophie va lui permettre d’émerger à nouveau. Mais quand, sur le quai du métro, elle recroise Louis, elle ne peut supporter qu’il l’interpelle. D’autant qu’elle a appris qu’elle était enceinte. L’altercation va se terminer tragiquement, Louis étant happé par le métro et succombera à ses blessures.
Clotilde est hospitalisée puis conduite en maison d’arrêt. Dans l’attente de son jugement, elle prend la décision d’accoucher sous X et d’abandonner son enfant, une fille qu’elle ne verra que quelques minutes et qu’elle appellera Ana. De retour dans sa cellule, elle fait une tentative de suicide après avoir laissé un mot. «J’ai l’impression d’avoir raté des bifurcations sur mon chemin, commis des erreurs d’aiguillage, mais tout est tellement flou maintenant, la nuit des images se télescopent, Louis battant des bras et disparaissant dans un fracas diabolique, le bébé Ana aperçu tel un ange qui vole au-dessus de ma vie juste quelques instants, et ma mère, maman, je te rejoins, je fais comme toi, c’est toi qui m’as montré la voie, je comprends seulement aujourd’hui ton geste.» Avec l’aide du directeur qui la pousse à reprendre ses études et lui offre un travail à la bibliothèque, elle va reprendre goût à la vie et préparer sa sortie. Après deux années passées avec son père à Brive-la-Gaillarde, elle va retrouver Paris. Fin de la première partie.
Car la romancière a du souffle. Dans une seconde partie, elle va retracer le parcours d’Ana, sa vie d’orpheline, ses difficultés à se construire, ses multiples galères, mais aussi ses espoirs et ses rêves, dont celui de retrouver sa mère avec laquelle elle partage, sans le savoir, l’amour de la littérature.
Il n’est du reste pas très difficile d’affirmer que cet amour est aussi partagé par Cathy Borie elle-même qui, outre le résumé et les citations des ouvrages que découvrent ses protagonistes a eu la belle idée de sonner à chacun de ses chapitres un titre de livre, formant ainsi une sorte de guide de lecture (voir ci-dessous).
La troisième partie, vous l’aurez compris, sera celle des retrouvailles, mais je vous laisse au plaisir de découvrir par vous-même cet épisode d’intense émotion. En revanche, il me semble intéressant de souligner le parcours éditorial de Cathy Borie et de son manuscrit, car il apporte de l’eau au moulin à ceux qui comme moi entendent défendre le travail des éditeurs. Une première version de son livre est en effet parue en autoédition chez Librinova en avril 2020. Cette nouvelle édition corrigée et parée d’une nouvelle couverture bénéficie du soutien de L’Echelle du Temps, le nom trouvé par Tohubohu et RD pour leurs ouvrages désormais coédités.

Bibliographie
(Titres des chapitres, qui sont autant d’invitations à la lecture)
La femme gelée
Rien ne s’oppose à la nuit
Stupeurs et tremblements
Le bruit et la fureur
Voyage au bout de la nuit
La confusion des sentiments
L’écume des jours
Bonjour tristesse
Vies minuscules
Les illusions perdues
Le diable au corps
Tendre est la nuit
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur
Orgueil et Préjugés
Frère d’âme
Les mots et les choses
Au revoir là-haut
Les rêveurs
La promesse de l’aube
Un peu de soleil dans l’eau froide
Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part

Ana
Cathy Borie
Éditions L’Échelle du temps
Roman
288 p., 18 €
EAN 9782376222347
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et dans la région, à Nanterre, Saint-Germain-en-Laye et Versailles avant une parenthèse à Brive-la-Gaillarde

Quand?
L’action se déroule du milieu des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir, Clotilde succombe au charme sombre de Louis. La nuit d’amour se transforme en une relation non consentie. Suspectée de l’avoir poussée sous une rame de métro, Clotilde est condamnée à 4 ans de prison. De cette seule nuit d’amour subie, naîtra en prison une petite fille. Ana, abandonnée sous X.
Ana refusant avec colère l’adoption, allant de famille d’accueil en famille d’accueil, personnalité attirante et incompréhensible jusqu’au jour où à 16 ans elle s’enfuit de son foyer. C’est l’errance dans les rues de Paris, la découverte des violences de la nuit : le squat, la drogue, les risques de viol, l’alcoolisme, la prostitution. Un texte où les émotions l’emportent, où la question du consentement est posée. Un livre aussi sur le destin. Une vie peut changer en un instant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Little Pretty Books
Blog Julie les Mots

Les premières pages du livre
La femme gelée
Au début, elle eut seulement conscience de la beauté du corps de Louis penché au-dessus d’elle. Cette peau d’ambre brun. Ces muscles denses qui jouaient sous la surface de sa chair élastique. Son souffle de cannelle. Et la douceur de ses mains qui glissaient, tels des poissons, sur sa peau à elle. Le beau Louis qu’elle avait tant admiré, dont elle avait guetté les regards et les sourires, comme ceux d’un dieu inaccessible. Il était là, son visage d’ange sombre à quelques centimètres de sa bouche, si proche, elle pouvait s’emplir les narines de son odeur, toucher son cou avec sa langue, planter les dents dans son épaule.
Et puis, peu à peu, elle éprouva une impression bizarre, une sorte de décalage, d’abord infime, entre ses propres gestes, sa lenteur, le désir qui montait progressivement, et son rythme à lui, son empressement soudain, une sorte de brutalité sèche qui dans un premier temps la heurta, lui faisant oublier par intermittence la sensation de plaisir, et qui se transforma progressivement en une dureté presque méchante, une démonstration de puissance qui la sidéra.
Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne se décidât à réagir. Après ce trop long moment d’inertie, elle commença à le repousser doucement, tout en chuchotant un « non » qu’elle répéta à de nombreuses reprises, mais que manifestement il n’entendait pas. Les yeux maintenant grands ouverts, elle essaya de comprendre ce qu’il faisait, elle prononça tout haut son prénom, mais on aurait dit que Louis n’était plus là, qu’ils ne faisaient plus partie du même monde… Clotilde n’éprouvait plus que la violence de ce corps superbe, les angles durs, la fureur, tandis que lui était sourd, qu’il était aveugle. Les « non » de Clotilde se perdaient dans ses halètements frénétiques, et plus il se déchaînait, moins elle luttait, tout combat semblant inutile. Il lui faisait mal et elle avait seulement envie que cela finît. Elle continuait simplement à dire non pendant qu’il la forçait, que, sans écouter ses protestations il se frayait un passage là où tout était redevenu étroit, elle sentait son corps à elle se figer au fur et à mesure que celui de Louis se débridait, jusqu’à ce que finalement tout en elle fût glacé, atone, paralysé, anéanti.
Elle ne saura jamais si cette scène avait duré cinq minutes ou une heure. Quand il s’écroula sur elle, une éternité prit fin, et un autre monde la remplaça, figé et froid. Toujours immobile, Clotilde ne remua pas immédiatement quand il se renversa sur le dos, les yeux clos, un ronflement de bien-être s’échappant de ses lèvres entrouvertes. Son cœur cognait fort dans sa poitrine, si fort qu’elle craignait que ce bruit seul suffît à le réveiller. Et qu’il recommençât. Quand elle fut sûre qu’il dormait profondément, elle se leva, gelée, enfila son jean et son pull qui traînaient à terre, retrouva ses bottines un peu plus loin, récupéra son sac, son blouson de cuir, ouvrit la porte sans bruit et se faufila dans l’escalier.
Dans la rue, elle s’autorisa la première vraie et profonde respiration depuis de longues minutes. Elle aspira l’air, le froid, le silence, et le souvenir de celle qu’elle était quelques heures auparavant. Il faisait nuit. Quelques voitures passaient encore, leurs phares se reflétant sur la chaussée mouillée de la rue de Paris. Clotilde n’avait aucune idée de l’heure. Elle essaya de deviner en déchiffrant la grosse horloge de la poste, mais elle s’aperçut qu’elle pleurait et qu’elle ne parvenait pas à faire cesser le flot de larmes qui la submergeait. De toute façon, elle se fichait bien de la position des aiguilles sur le cadran. Elle accéléra le pas et s’engagea dans la rue de Poissy, réprimant les spasmes qui secouaient son ventre, finit en courant les deux cents mètres qui la séparaient de son immeuble, rata trois fois de suite avec la grosse clé la serrure de la porte cochère, s’engouffra dans l’escalier de bois où ses talons claquèrent telles des rafales de mitraillette, et réussit à déverrouiller du premier coup la porte de son appartement. À peine eut-elle refermé le verrou qu’elle se précipita au fond de la pièce et se jeta sur son lit, laissant exploser sa colère et ses larmes comme on vomit, hoquetant et s’étouffant à moitié, le poing replié contre sa bouche pour pouvoir y enfoncer les dents et étouffer le cri qu’elle sentait monter en elle, sirène hurlante qui prenait naissance au plus profond d’elle-même, hurlement sauvage qui semblait dévaster des espaces d’elle qu’elle ne connaissait pas encore.
Ce fut l’épuisement qui fit cesser les sanglots. Clotilde essuya d’un revers de main morve et larmes, mais ne bougea pas. Engourdie, le corps douloureux, elle se laissa dériver sans penser. Plusieurs fois, elle crut qu’elle allait s’endormir, mais un soubresaut la secouait soudain et empêchait le sommeil. Pour chasser les images qui l’assaillaient, elle se força à se souvenir de Louis avant : comment elle l’avait rencontré, les mots échangés, les moments partagés avant l’irruption ce soir d’un monstre inconnu dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence sous le masque doré et doux de cet homme aux yeux caramel.

Clotilde avait croisé Louis pour la première fois à la bibliothèque de l’université. Elle s’était installée près d’une des fenêtres, dans l’axe de l’arche de la Défense qu’on apercevait au loin, avait sorti son matériel et s’était aussitôt plongée dans ses livres et ses notes, parfaitement concentrée. Il y avait peu d’étudiants aux tables alentour et Clotilde en était ravie, cela lui éviterait de se laisser distraire par un visage ou un murmure, par le titre d’un livre ou les chuchotements bavards qui ne manquaient jamais de se produire dès que la fréquentation devenait trop importante.
Elle planchait depuis plus d’une heure quand une silhouette s’interposa entre elle et la fenêtre, projetant une ombre sur la feuille où elle prenait des notes. Désorientée, elle demeura quelques secondes le stylo en l’air, puis leva la tête vers l’intrus : comme il se tenait à contre-jour, elle ne remarqua tout d’abord de lui que sa haute taille et ses cheveux crépus auréolant un visage resté flou.
— Excuse-moi de te déranger, je cherche un livre que je ne trouve pas, je venais juste voir si tu l’avais emprunté…
Le prétexte était tellement énorme que Clotilde ne put s’empêcher de sourire. Elle pensa même : « Mais qui c’est ce gros lourd ? ». Et puis elle rougit en voyant enfin le beau visage de celui qui venait de s’adresser à elle, d’une voix à la fois suave et rocailleuse. Sans dire un mot, elle lui désigna les couvertures des ouvrages éparpillés sur sa table de travail, et l’observa pendant qu’il déchiffrait les titres. Il secoua la tête avec un air déçu. Il n’y avait pas ce qu’il cherchait. Il s’excusa de l’avoir interrompue, puis montra l’étiquette collée sur son agenda et lança :
— Clotilde ? C’est original, comme prénom !
Décidément, il n’était pas à une banalité près ! Malgré son agacement, elle lui sourit une seconde fois, mais ne trouvant rien à dire, elle finit par lancer d’une petite voix qu’elle jugea ridicule.
— Tu veux quoi exactement ?
— Aucune importance ! Je crois que je ne réussirai pas à travailler aujourd’hui, de toute façon. Je vais me prendre un café, je t’en apporte un ?
Il s’éloigna sans attendre sa réponse. Elle hochait encore la tête pour acquiescer qu’il était déjà à l’autre bout de la salle, jetant ses pièces dans la fente du distributeur. Quand il se retourna, un gobelet dans chaque main, elle fit mine de se replonger dans ses notes, le laissant traverser l’espace à grandes enjambées, surveillant sa progression derrière le rideau de ses cheveux.
— Et voilà, un café pour Miss Clotilde ! lança-t-il en posant le gobelet plein à côté d’elle. Dans le même geste, il saisit le dossier de la chaise voisine et s’assit, repoussant légèrement les livres qui le gênaient.
Vaincue, Clotilde lâcha son stylo, prit le café pour se donner une contenance et le remercia.
Pourquoi l’intimidait-il à ce point ? Elle n’avait jamais été très à l’aise dans ce genre de situation, mais aujourd’hui elle battait des records de nunucherie, et elle n’aurait pas été étonnée s’il avait fini par la planter là.
— Je te fais peur ? demanda-t-il comme s’il avait lu dans ses pensées.
Cela fit réagir Clotilde instantanément, elle le regarda droit dans les yeux et secoua vi¬gou¬reu¬sement la tête, pareille à une gamine qu’on surprend en train de voler des bonbons et qui nie en bloc la bouche pleine.
— Non, pas du tout, mais je… j’étais concentrée sur mon travail, je ne suis pas très sociable dans ces cas-là…
On aurait dit qu’il était sur le point de se mettre en colère : ses yeux dorés la détaillaient sans indulgence, elle voyait un muscle se contracter au niveau de sa mâchoire, et un autre rouler sur son avant-bras à travers son tee-shirt. Puis brus-quement un immense sourire révéla un éclair de dents blanches sur sa peau sombre, ce qui lui donna une figure innocente de petit garçon. Il tendit la main à Clotilde :
— Je m’appelle Louis.
Elle n’avait plus travaillé ce jour-là.
Louis avait bu son café, lui avait posé des questions, avait souri, fini par lui demander son numéro de téléphone, et bien sûr elle le lui avait donné. Une fois Louis parti, elle s’était sentie à la fois excitée et pleine d’hésitations, son enthousiasme lui paraissant injustifié et un peu naïf…
Elle ignorait d’où il venait et s’ils se reverraient un jour. Elle décida que ça n’avait pas d’importance, rassembla ses affaires qu’elle enfourna dans sa besace, quitta la BU et regagna le quai pour attraper son train.
Pendant plusieurs jours il ne se passa rien. Rien que ses cours de psycho, ses trajets en RER entre Nanterre et Saint-Germain-en-Laye, ses soirées à lire ou à potasser ses notes, ses papotages au téléphone avec Sophie. Elle oublia complètement Louis. Cela se fit tout seul, sans efforts, comme si une partie de son cerveau tentait de la protéger contre des illusions stupides, des rêves qu’elle avait déjà conçus à plusieurs reprises, et qui, chaque fois, avaient abouti à une réalité décevante. Les histoires d’amour ne fonctionnaient pas pour elle. La fusion avec l’autre, la confiance totale, la rencontre des âmes, ça ne marchait pas. Il ne lui restait de ses quelques tentatives que des prénoms et une amertume qui la clouait au sol dès qu’il s’agissait d’envisager un contact avec un homme susceptible de lui plaire.
Quand le téléphone sonna un soir, assez tard, elle commençait à piquer du nez sur Le Carnet d’or de Doris Lessing, et elle songea aussitôt à Louis : elle revit d’un bloc sa silhouette, sa peau fauve, les lignes de sa bouche, la couleur brûlée de son regard, et elle fixa l’appareil sans bouger pendant de longues secondes. La sonnerie s’arrêta, pour reprendre presque tout de suite, et cette fois elle décrocha sans réfléchir.
— Clotilde ?
— Oui.
— C’est Louis. Je te dérange on dirait ?
— Non. Je… J’étais sous la douche.
— Je croyais que tu dormais. Il poursuivit sans attendre :
— Tu vois qui je suis ?
— Bien sûr ! (Avec quelle précipitation elle avait dit ça, comme si elle se sentait fautive.)
À l’autre bout du fil, il y eut un silence : on aurait dit qu’il doutait de sa réponse. Alors elle reprit précipitamment, empressée à prouver sa bonne foi :
— On s’est rencontrés à la bibliothèque, tu m’as offert un café, et je t’ai donné mon numéro.
Elle entendit un sourire dans sa voix quand il répondit.
— O.K. Je voulais te proposer de faire un truc ensemble, demain soir si tu es libre.
Clotilde se retint de demander à quel « truc » il pensait, mais elle répondit :
— Demain ? Oui, je pense que oui. Vers quelle heure ?
— Comme tu veux.
Elle essayait de réfléchir à toute vitesse, mais les rouages de son cerveau semblaient pris dans de la glu, rien ne s’enchaînait logiquement.
— Clotilde, tu es toujours là ?
— Oui, oui, bien sûr.
— Tu n’as pas envie qu’on se voie ?
— Si, évidemment.
La conversation fut hachée et laborieuse, mais ils finirent par tomber d’accord sur un lieu et un horaire pour le lendemain soir. Clotilde sortit de cet échange tremblante et en sueur, elle ouvrit à nouveau son roman mais le referma sans en avoir lu une ligne. Assise dans le noir, elle se repassa en boucle le temps passé avec Louis à la Bibliothèque Universitaire, se remémorant les sensations et les mots, les regards et les signes impalpables qu’elle avait cru déceler, soudain envahie de doutes et d’incertitudes. Avait-elle été perturbée par d’autres détails, déjà oubliés, ou seulement par cette sensualité diffuse que le jeune homme dégageait et qui l’avait troublée plus qu’elle ne le pensait ?

Ils se retrouvèrent le lendemain à vingt heures devant la gare Saint-Lazare.
Lorsqu’elle déboucha rue de Rome ce soir-là, elle fut tout de suite happée par la présence de Louis, et elle saisit aussitôt pourquoi il l’avait tant impressionnée : comparé à elle, c’était une sorte de géant, on ne voyait que lui, et son regard de feu ne faisait que renforcer cette aura qui s’imposait à la foule alentour. L’effet s’avérait encore plus évident ici au milieu de la cohue que dans le paysage blanc de la bibliothèque, on aurait dit un Massaï surgi de la brousse. Elle ne savait pas pourquoi cette image lui venait en tête. Ce fut une étrange soirée. Il l’invita à dîner dans un minuscule restaurant où les tables se trouvaient collées les unes aux autres et où le niveau sonore empêchait toute discussion suivie, mais ça ne paraissait pas être un inconvénient pour lui. Ils échangèrent néanmoins quelques mots, essentiellement à propos du menu (des spécialités antillaises qui favorisèrent amplement leur consommation de vin après celle du punch offert en apéritif). Pour le reste, ils durent hausser la voix pour couvrir la musique, ce qui limitait les sujets de conversation à des banalités. À plusieurs reprises, Clotilde sentit sur elle le regard du jeune homme, mais quelque chose la retenait d’y répondre.
Ils quittèrent tard leur table, le service avait été assez lent, et Louis avait parlé plutôt lon¬guement avec le patron qu’il connaissait manifestement assez bien. Ils marchèrent au hasard dans les rues. Les effets de l’alcool avaient considérablement atténué le trouble de Clotilde, qui se sentait d’humeur à prendre les choses plus légèrement ; aussi quand Louis passa son bras autour de ses épaules, elle n’eut aucun mouvement de recul. Il lui lança :
— On dirait que tu es tendue, non ?
Elle eut un petit rire qu’elle trouva niais, mais réussit à répondre d’une voix presque assurée :
— Non, je ne crois pas. J’ai un peu trop bu, c’est tout.
— Tu as peur que j’en profite ?
Elle leva les yeux vers lui, étonnée ; toutefois, elle hocha la tête sans rien ajouter. Elle se laissa guider sans vraiment faire attention aux rues qu’ils empruntaient, prenant cependant quelques points de repère, le jardin des Tuileries, puis l’opéra, veillant à ne pas trop s’éloigner de la gare, quand Louis proposa :
— On va chez moi ?
Clotilde se figea. Elle avait évidemment envisagé cette question. Louis s’était arrêté et la fixait avec un sourire.
— Non, Louis, pas ce soir. Je… j’ai besoin de…
Elle bafouillait. Il ne l’aidait pas. On aurait dit qu’il prenait même un certain plaisir à l’observer se débattre et tenter de justifier son peu d’empressement. Il la tenait à bout de bras, une main posée sur son épaule, et l’autre jouant avec une mèche de ses cheveux qu’il enroulait et déroulait entre ses doigts. Elle finit par saisir doucement ces doigts qui lui frôlaient la joue.
— J’ai besoin de plus de temps. De te connaître un peu plus.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Rien de particulier, enfin, on a à peine parlé, je ne sais pas ce que tu fais, où tu vis, ce que tu aimes.
— Et ça changerait quoi, que tu saches tout ça ?
Troublée, Clotilde haussa une épaule, tandis que le jeune homme lui relevait doucement le menton pour la regarder en face, certain que son pouvoir résidait bien au fond de ses prunelles aux lueurs dorées, qu’il allait la convaincre avec cette arme-là. Pour faire bonne mesure, il se pencha vers son visage et l’embrassa. Ce fut un long baiser très intime, auquel elle ne s’attendait pas et qu’elle ne put s’empêcher de prolonger, les mains agrippées à la veste de Louis et le corps mou, cotonneux, vidé de sa substance. Ce fut lui qui se détacha, et sans marquer aucune pause il enchaîna :
— J’ai vingt-cinq ans, je suis formateur en informatique, je vis à Paris dans le 8e, et j’aime la cuisine antillaise. Tu te sens mieux ?
Elle réussit à lui sourire, tout en reculant doucement.
— Oui, un peu.
— Mais ?
— Mais quoi ?
— Tu t’éloignes, tu recules, donc ça ne change rien pour toi, ce que je viens de dire.
— Si, s’obstina-t-elle, si ça change, mais pas assez pour que… Elle ne parvint pas à terminer sa phrase.
— Je ne te plais pas ? Si c’est le cas, dis-le-moi franchement… Tu n’aimes pas les Blacks, c’est ça ?
Elle s’arrêta net, ahurie : de toute évidence, il ne plaisantait pas, son visage tressaillait et il avait légèrement avancé la tête, comme un boxeur qui attend les coups et qui se prépare déjà à riposter.
— Louis, ne dis pas n’importe quoi. Si tu ne me plaisais pas, je ne serais pas ici, avec toi, je ne t’aurais pas laissé me toucher. Il me faut juste du temps, s’il te plaît.
La tension retomba d’un coup. Il s’approcha de nouveau de Clotilde, lui effleura la joue, et posa très doucement sa bouche sur la sienne.
— Bonne nuit, alors.
Puis il lui tourna le dos, et il partit.

Plusieurs jours passèrent avant qu’il ne se manifestât. Clotilde n’avait ni songé à lui demander son numéro de téléphone, ni eu l’occasion de le faire d’ailleurs. Elle fut soudain certaine qu’il ne la rappellerait jamais. Peut-être était-ce mieux ainsi, elle n’avait rien à attendre de cette relation. Elle se reprocha aussitôt de dramatiser et d’être aussi pusillanime.
Une nouvelle fois, ce fut lui qui téléphona. Encore enveloppée dans le coton doux de ses rêves dont les images s’effilochaient de seconde en seconde, Clotilde buvait un thé matinal avant de se préparer pour la fac tout en observant le ciel criblé de nuages. Surprise, elle sursauta à la sonnerie du téléphone. Elle prononça « allo » d’une voix encore enrouée de sommeil.
— C’est Louis.
Il n’attendit pas sa réaction.
— Tu es libre, ce soir ?
— Je ne sais pas, je me réveille juste, je dois regarder mon agenda. Son rire sonore la fit cligner des paupières, comme une gifle.
— Tu dois regarder ton agenda pour savoir si tu as envie de me voir ce soir ?
— Non, ce n’est pas ça…
— Alors ?
— Alors c’est bon, je n’ai rien de prévu.
Troublée, Clotilde faisait maintenant les cent pas entre le lit et la fenêtre, complètement réveillée, son bol de thé dans une main.
— Tu vis bien à Saint-Germain-en-Laye ?
— Oui, pourquoi ?
— C’est moi qui vais me déplacer, aujourd’hui… Tu m’attends à la sortie du RER vers vingt heures ?
Toute la journée, Clotilde retourna dans sa tête ce rendez-vous du soir. Sans doute dîneraient-ils quelque part en ville, elle connaissait même un très bon restaurant créole qui plairait à Louis, mais après ? Elle n’avait aucune envie qu’ils finissent la soirée chez elle. Elle se sentait piégée, il n’était pas question que quelqu’un entre dans son univers, pas encore, pas tout de suite, elle n’était pas prête. Elle imaginait déjà comment les choses s’enchaîneraient, elle envisagea différentes stratégies pour éviter cette intrusion : « j’ai une colocataire, il y a une coupure d’eau, ça ne se passe jamais chez moi le premier soir », et elle entendait par avance les moqueries du jeune homme.
Et puis rien ne se déroula comme elle l’avait prévu.
Quand il sortit de la station, il la prit dans ses bras et la laissa le conduire au Bon Mangé, où ils furent placés à une table un peu isolée, éclairée à la bougie. Ils burent le traditionnel cocktail maison, et pendant tout le repas Louis sourit, lui posa des questions, raconta des moments de son enfance. Sous la table, ses genoux parfois enserraient ceux de Clotilde, il laissait doucement le désir monter, il la fixait avec ce qui ressemblait à de la tendresse.
Après le repas, ils marchèrent un peu dans les rues désertes, Clotilde s’habituait peu à peu à l’idée qu’ils allaient passer la nuit chez elle. Ses craintes semblaient s’être apaisées, lorsque Louis la guida soudain avec détermination vers une petite rue du centre-ville.
— Où tu m’emmènes ?
— J’ai loué une chambre d’hôtel.
Elle crut d’abord qu’il plaisantait, mais ils parvinrent très vite devant un petit hôtel de la rue des Joueries. Louis entra d’un pas décidé dans le minuscule hall d’accueil, demanda sa clé, régla la note, pendant qu’elle attendait à deux pas derrière lui, rouge de confusion.
Une chambre d’hôtel, alors qu’il savait qu’elle vivait à deux pas d’ici, quelle drôle d’idée !
Dans la chambre, sa surprise donna un avantage à Louis. Il ôta à la hâte le couvre-lit à grosses fleurs rouges et enlaça Clotilde avant de la coucher sur les draps. Tout se passa d’abord avec beaucoup de douceur, les gestes souples du jeune homme chorégraphiaient un ballet lent et harmonieux, les vêtements volèrent autour d’eux, Clotilde se sentait méduse se mouvant dans des eaux tièdes, leurs corps trouvaient leur rythme et se rencontraient légèrement, et des voiles commençaient à se déchirer avec délicatesse.
Et puis tout se dérégla. Plus rien n’eut de sens. Le chaos succéda à l’harmonie, elle perdit pied, il lui fit mal et elle eut seulement envie que cela finît.

Rien ne s’oppose à la nuit
Les jours suivants, Clotilde ressassa. Elle enroula et déroula le film des dizaines, des centaines de fois. À plusieurs reprises, le téléphone sonna, mais elle n’y répondit jamais, ne cherchant même pas à s’assurer de l’identité de la personne à l’autre bout du fil. Ses cours restaient étalés sur la table qui faisait aussi office de bureau, et elle les repoussait juste assez pour pouvoir y poser un bol de thé ou de soupe. Elle ne retourna pas à la fac, redoutant d’y croiser Louis. Elle demeura même plusieurs jours sans sortir, se contentant de piocher dans ses maigres réserves : boîtes de sardines, biscottes, riz, purée Mousseline. De toute façon, elle n’avait pas faim.
Les jours passèrent. Un soir, elle décida de noter noir sur blanc ce qui avait eu lieu dans cet hôtel : peut-être que l’écriture des faits chasserait l’obsession, peut-être qu’elle s’apercevrait que finalement ce n’était pas si grave. Elle tremblait quand elle s’empara du stylo et du carnet – un journal qu’elle avait tenu des mois auparavant et abandonné depuis – et elle eut beaucoup de mal à tracer les premiers mots, recroquevillée au fond du fauteuil défoncé qu’elle avait récupéré dans une brocante.
« Au début tout allait bien. Après tout j’avais envie de lui. Et je le trouvais beau. Désirable. Lui aussi me désirait. Je l’ai senti quand il m’a couchée sur le lit qu’il a commencé à me déshabiller je sentais son empressement et je pensais que c’était son désir qui le guidait, je le trouvais encore beau et doux j’aimais sa peau et ses muscles et ses yeux, je m’abandonnais ça ne m’était pas arrivé depuis si longtemps mais maintenant je sais que je n’aurais pas dû pas aussi vite j’ai complètement baissé ma garde c’est là que tout a dérapé il est devenu brutal et je n’étais pas prête il a tout accéléré et je ne voulais pas j’ai essayé de lui dire ce que disent les filles en général quand le type est trop pressé attends un peu pas tout de suite caresse-moi encore mais il ne répondait rien et n’écoutait rien comme si la violence le submergeait il était beaucoup plus fort que moi et j’ai dit non non non je l’ai dit de plus en plus fort et je crois que j’ai commencé à pleurer mais il s’en fichait complètement il me faisait mal avec ses coudes et ses genoux il me tenait les bras au-dessus de la tête d’une seule main je sentais les barreaux du lit contre ma tête et de l’autre main il m’écartait les cuisses et quand il m’a pénétrée j’ai lâché prise que faire d’autre c’était trop tard il s’en est donné à cœur joie je me sentais molle et envahie ses coups de reins me secouaient et son souffle dans mon cou me glaçait j’étais comme absente et ça a duré mais je ne sais pas combien de temps trop longtemps. Et puis il a joui et est resté quelques secondes immobile avant de s’allonger à côté de moi. Il s’est endormi. »
Quelques jours après cette autoconfession, on frappa à sa porte. Couchée sous la couette, encore en pyjama malgré l’heure tardive, Clotilde ne bougea pas, tétanisée. On recommença et en même temps une voix lui parvint :
— Clotilde, c’est moi, Sophie ! Ouvre !
Dès que le verrou fut tiré et la porte entrouverte, Sophie s’engouffra dans la pièce et observa son amie avec attention :
— Mais qu’est-ce qui se passe ? J’ai appelé des dizaines de fois, j’étais inquiète ! Et puis quelle tête tu as ! Tu es malade ?
Comme d’habitude, Sophie reprenait à peine sa respiration entre chaque phrase, et ses émotions se lisaient à travers ses mots comme les images d’un livre, sans filtre, brutes, à vif. Secouée par cette intrusion, Clotilde, qui se terrait chez elle dans le silence et la semi-obscurité depuis des jours, sentit les larmes déborder de ses yeux et noyer son visage. Cette fois, sans une parole, Sophie la prit dans ses bras et l’étreignit. Les sanglots remontèrent en flots vers la gorge de Clotilde, qui les laissa la submerger, s’agrippant à Sophie qui tangua sous le choc. Au bout de quelques minutes, elle se détacha du corps de son amie, et recula jusqu’au fauteuil en s’essuyant les yeux.
— Pardon.
— Non, c’est moi qui suis désolée de ne pas être venue plus tôt.
Sophie s’approcha de Clotilde et lui caressa la joue.
— Je nous fais un thé. Tu racontes.
Clotilde hésita : que dire ? que garder pour elle ? Que comprendrait Sophie pour qui les aventures s’enchaînaient aussi légèrement et harmonieusement que des perles sur un collier ? Sophie qui butinait en agitant ses ailes chatoyantes, Sophie pareille à un elfe gracieux et désinvolte, qui compensait le sérieux de ses études (elle était en khâgne) par une approche insouciante de la vie quotidienne en général, et des relations amoureuses en particulier. Pendant que son amie officiait dans le coin cuisine – théière, eau bouillante¬, feuilles de thé vert, tasses en porcelaine sur le petit plateau de bois – Clotilde récitait mentalement des phrases, mais elle ne parvenait à en choisir aucune qui ressemblât à ce qu’elle avait vécu.
Enfin, Sophie s’assit près d’elle, déposa le plateau sur la table basse, et effleura le genou de Clotilde d’une main qui ne pesait pas plus qu’une plume. Elle ne dit rien, mais Clotilde réussit à souffler :
— J’ai couché avec Louis.
Sophie attendit la suite, qui ne vint pas. Il sembla à Clotilde qu’elle entendait les rouages du cerveau de son amie se mettre en marche. Celle-ci finit par dire, à voix très basse :
— Et alors ?
Clotilde tourna vers elle un regard noyé.
— C’était… horrible !
— Horrible ?
Après un long soupir, Clotilde porta la tasse brûlante à ses lèvres et, concentrée sur le trajet du liquide à l’intérieur de son corps, avala une gorgée de thé comme un baume qui aurait peut-être le pouvoir de cicatriser ses blessures intimes. Près d’elle, Sophie se taisait, débarrassée pour une fois de ses oripeaux de clown, muette, attentive, le visage entièrement tendu vers son amie. Ce fut ce silence et cette douceur qui persuadèrent Clotilde de lui parler, de jeter les mots comme ils venaient, comme elle les avait éparpillés sur son journal auparavant, sans aucune logique, juste pour se délivrer des images qui troublaient ses jours et ses nuits.
Elle ne raconta pas à Sophie ce qu’elle savait déjà, leur rencontre à la BU, les coups de téléphone et le premier dîner, mais insista sur le miel du regard de Louis, sur ses propres hésitations et les frissons qu’il faisait naître chez elle. Puis elle en vint à leur deuxième soirée, l’arrivée à l’hôtel et les gestes doux qui deviennent durs, le désir qui se transforme en exigence, l’empressement qui dégénère, et l’autre qui est sourd, l’autre qui force et s’entête, qui s’enfonce et qui blesse, seul dans son monde de chair anonyme, seul avec ses armes d’homme, oublieux de celle qui dit non, qui pleure et qui en omet de résister tant sa surprise la terrasse. Il entre où il veut comme un voleur et ça le fait jouir, il jouit quand même, ou bien il jouit à cause de ça.
Après tout, elle avait eu envie de faire l’amour avec lui, il lui plaisait, elle l’avait suivi et elle n’avait eu que ce qu’elle méritait. L’avait-elle allumé ? Était-elle coupable d’avoir provoqué cet incendie dans le corps de Louis : comment ensuite refuser de l’éteindre ? Comment refuser à un homme ce qu’on a semblé lui promettre ? De quel droit l’en priver ? C’était elle, la responsable.
— C’est un viol, dit pourtant Sophie.

Dans la tête de Clotilde, le mot déclencha un raisonnement soudain évident : il était inutile qu’elle aille déclarer ce qui lui était arrivé ou qu’elle porte plainte. Aucun policier ne recevrait son témoignage comme celui d’une victime. « Il vous a proposé de vous emmener à l’hôtel et vous l’avez suivi ? Vous pensiez qu’il allait vous lire un conte ? Que vous alliez jouer aux cartes ? ». Elle imagina parfaitement les sarcasmes des hommes qui se tiendraient derrière leur bureau, elle voyait leur air ironique, elle entendait leurs propos moqueurs. On va dans une chambre d’hôtel avec un homme, il vous baise, quoi de plus normal ? C’est le prix de la liberté sexuelle, non ?
Sophie comprit aussitôt le désarroi de Clotilde. Elle sentit même dans son corps les flux qui d’un coup s’inversaient – le désir qui se tarit, le poids soudain de cet homme couché sur elle, sa chair compacte qui heurte chaque parcelle de peau tendre et qui n’éveille plus rien que la peur. Elle sentit l’écœurement qui gagne, les mains qui envahissent et ne caressent plus, becs agressifs d’oiseaux affamés, le cœur qui s’affole et l’immense solitude qui se répand partout autour. Elle sentit cette résignation qui peu à peu se répand de l’esprit vers le corps. Le corps vide.
Sophie comprit que son amie avait bien été vaincue, mais que personne ne pourrait constater les traces de sa défaite. Il n’y avait rien à faire, rien à dire, rien à raconter. Toujours sans un mot, elle la prit dans ses bras, lui caressa les cheveux, essuya doucement l’eau sur ses joues et son menton. Elle essaya juste de la remettre dans son corps.

Pendant quelques jours, Sophie resta chez Clotilde. Elle ne la quittait que pour se rendre en cours, ce qui laissait déjà beaucoup de temps pour la solitude. Clotilde passait le plus clair de ses journées sous la couette, mais elle n’était plus aussi malheureuse, Sophie avait réveillé par sa présence une flamme de vie, et même une sorte de colère saine : elle rêvait parfois que Louis se tenait contre une cabane en bois, en pleine forêt, et qu’elle lui lançait des poignards qui s’enfonçaient partout dans son corps, d’où jaillissaient des fontaines de sang bien rouge qui la faisaient rire. D’un rire tonitruant.
Mais ce rire aussi lui fut enfoncé dans la gorge.

Un soir où elle buvait un verre de vin en compagnie de Sophie – c’était leur dernière soirée ensemble, Sophie avait prévu de rentrer chez elle dès le lendemain – Clotilde avala soudain une grande gorgée de bordeaux, comme pour se donner du courage, et elle lança tout de go :
— Je crois que la situation est pire que prévu.
Sophie ne comprit pas ce qu’elle voulait dire. Elle crut qu’elle redoutait de se retrouver seule après son départ.
— Ne pense pas à demain, profitons de ce moment, lui dit-elle en faisant tinter son verre contre celui de Clotilde. À nous !
— Non, ce n’est pas à demain que je pense… Je pense à beaucoup plus loin…
Le silence lourd, leurs mains en arrêt au-dessus de la table basse, le vin grenat qui brillait sous la lampe.
— Je suis enceinte.
— Tu… tu es sûre ? bafouilla Sophie en sursautant, ce qui projeta quelques gouttes de vin sur son jean, à hauteur des cuisses. Cette tache sembla soudain fasciner Clotilde, qui ne quittait plus des yeux le vin imbibant peu à peu le tissu, le rouge devenant de plus en plus sombre.
— J’ai fait un test cet après-midi, annonça-t-elle d’une voix blanche, le regard fixant toujours la tâche. J’avais un retard de règles, ça ne m’arrive jamais.
Sophie eut envie de gémir, au lieu de quoi elle avala d’un trait ce qui restait de vin dans son verre et s’en resservit un autre, à ras bord. En face d’elle, Clotilde buvait à petites gorgées, le visage sans expression. Pour la secouer, pour rompre le silence, Sophie posa une question stupide mais inévitable :
— Tu vas faire quoi ?
— Tu veux dire : est-ce que je vais avorter ?
Sophie approuva de la tête. Mais la seule réponse de Clotilde fut un haussement d’épaules désemparé. Le vert de ses yeux paraissait soudain terni. Il manquait à ses gestes leur éclat habituel, celui qu’ils avaient conservé ces derniers jours, même dans l’abattement et la colère.
— Tu peux encore réfléchir, c’est tout récent, tenta Sophie pour la rassurer un peu. Inutile de te précipiter.
De toute évidence, Clotilde était incapable de prendre une décision dans l’instant. Ce nouveau coup du sort la clouait au sol, comme si le destin ou les dieux avaient décrété de lui faire payer jusqu’au bout son inconséquence. À moins que, tout simplement, on cherche à lui faire comprendre que toutes ses illusions n’étaient justement que cela, des illusions, des mirages, de jolies images faites pour être feuilletées dans les livres de contes ? Un peu brusquement, elle demanda :
— Si je me fais avorter, tu m’accompagneras ?
— Bien sûr. Tu es décidée ?
— Je ne sais pas.

Quand Sophie quitta son amie le lendemain matin, elle eut l’impression que la nuit lui avait fait du bien. Elle n’avait plus son air hagard, et une énergie nouvelle se dégageait de ses mouvements, si bien que Sophie eut moins de scrupules à rassembler ses affaires et à la laisser de nouveau seule.
— On s’appelle tous les soirs, d’accord ?
— Oui, promis.
— Et si tu as un coup de blues, tu me fais signe et j’arrive.
— O.K.
— Il y a dans le frigo de quoi tenir quelques jours, et de toute façon je reviens vite, avant la fin de la semaine.
Ce fut Clotilde qui la poussa dehors, avant de l’étreindre une fois sur le palier en lui murmurant à l’oreille un merci ému.
Maintenant, l’important était ailleurs, une partie dans sa mémoire et l’autre au creux de son corps, cachée, secrète, informe, minuscule. Impossible de ne pas les mettre en lien. Le dur avec le tendre. Le violent avec le fragile. Rejeter l’un impliquait forcément de se débarrasser de l’autre, comment discuter ça ? Comment voir les choses autrement ? Ce qui aurait pu être une joie, un éclat de vie, ne deviendrait qu’un épouvantable fardeau… Un ogre allait la dévorer de l’intérieur après que son créateur l’eût malmenée, blessée, humiliée.
Les jours suivants se fondirent en un magma grisâtre, juste ponctué par les coups de téléphone réguliers de Sophie, qui prenait de ses nouvelles chaque soir, comme promis, et par les croix qu’elle traçait dans son calepin pour se convaincre que le temps passait et qu’elle avait une décision à prendre, une échéance à respecter.
Clotilde en revanche ne parvenait pas à raisonner : elle n’avait pas avancé d’un pouce depuis le départ de son amie. Le temps passait, et chaque minute ajoutait une couche de confusion à la précédente, une poussière mentale qui recouvrait tout, et au travers de laquelle Clotilde se propulsait comme dans les rêves, engluée, lourde, collée au sol par ses hésitations et ses peurs. Comme il ne se passait rien, elle demeurait confinée dans cet état étrange, posée sur le rebord de la vie, ne sachant quel dieu invoquer pour que le monde bougeât, pour qu’au moins une parcelle d’elle-même se déplaçât et entraînât avec elle d’imperceptibles changements qui en déclencheraient d’autres, et que peut-être une avalanche l’emportât enfin dans ses tourbillons blancs… »

Extrait
« Voilà, je retourne demain dans ma cellule. Je suis soulagée. Je vais enfin retrouver un peu de paix, j’ai juste mal pour mon père qui ne mérite pas de souffrir une nouvelle fois de la perte de quelqu’un qu’il aime, mais il a bien vu que ma vie s’était arrêtée depuis des semaines. J’ai l’impression d’avoir raté des bifurcations sur mon chemin, commis des erreurs d’aiguillage, mais tout est tellement flou maintenant, la nuit des images se télescopent, Louis battant des bras et disparaissant dans un fracas diabolique, le bébé Ana aperçu tel un ange qui vole au-dessus de ma vie juste quelques instants, et ma mère, maman, je te rejoins, je fais comme toi, c’est toi qui m’as montré la voie, je comprends seulement aujourd’hui ton geste, même si ma douleur n’a rien de commun avec la tienne, je suis tes traces, je plonge avec toi dans les limbes de l’oubli, comme j’ai hâte, attends-moi, s’il te plaît, j’arrive… » p. 75

À propos de l’auteur
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Cathy Borie © Photo DR

Après avoir été institutrice, professeur des écoles, Cathy Borie se consacre maintenant à l’écriture. Après Dans la chair des anges (Carnets Nord, 2018) et Mille jours sauvages (éditions de la Rémanence, 2021) sélectionné pour le Prix des auteurs inconnus, elle publie Ana en 2022, après une première version autoéditée en 2020. Elle a également publié des contes pour enfants, des nouvelles, des recueils de témoignages, une pièce de théâtre. (Source: Éditions L’Échelle du Temps)

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Un invincible été

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En deux mots
Gaya, la fille de Ruth et la petite-fille d’Almah fête ses quinze ans à Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée de juifs ont trouvé refuge durant la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes en 1980 et c’est désormais à la troisième génération de reprendre le flambeau pour faire entrer la petite communauté dans le troisième millénaire.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«On construit de mots la chair du passé»

Aragon

Catherine Bardon met un terme à la saga des Déracinés avec cet invincible été qui couvre la période 1980-2013. L’occasion de retrouver avec plaisir et émotion les rescapés de cet exil forcé et leurs descendants. Et de faire gagner la vie sur l’adversité!

Quoi de mieux qu’une fête de famille pour ouvrir le dernier volet d’une saga entamée en 2018 avec Les Déracinés? À Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée d’hommes et de femmes persécutés par les nazis ont trouvé refuge et tenté de sa construire un avenir, on fête la Quinceañera, c’est-à-dire les quinze ans de Gaya, la fille de Ruth et de Gabriela, son amie d’enfance. Les deux adolescentes ressentent toutefois bien différemment ce rite de passage. La première a l’impression de participer à une mascarade à laquelle elle se soumet pour faire plaisir à ses parents et à sa grand-mère, soucieuse du respect des traditions, pour la seconde c’est l’occasion de fêter joyeusement cette étape qui la fait «devenir femme».
Pour Almah, la patriarche de cette tribu, c’est aussi l’occasion de voir le chemin parcouru. Pour sa fille Ruth tout semble aller pour le mieux. Elle a surmonté le chagrin de la perte de son amie Lizzie en mettant au monde Tomás, le fils conçu avec Domingo qui partage désormais sa vie. Un bonheur simple qu’elle aimerait voir partagé par Arturo, le musicien installé à New York, avec lequel elle aime tant correspondre. Mais quelques mois plus tard, c’est du côté de la tragédie qu’il va basculer. Victime d’un accident de moto, il est hospitalisé avec son passager, son ami Nathan, danseur à la carrière fulgurante, beaucoup plus gravement atteint que lui. À son chevet Ruth va découvrir que les deux hommes formaient un couple depuis longtemps et ne sait comment soulager leur peine. Car Nathan ne dansera plus jamais.
Il faudra un séjour à Sosúa pour qu’un coin de ciel bleu ne déchire son univers très noir et n’ouvre au couple un nouvel horizon.
Gaya, la fille de Ruth, a choisi de quitter la République dominicaine pour aller étudier les baleines à l’université de Wilmington en Caroline du nord. Elle ne sait pas encore que ce ne sera là qu’une première étape d’un exil qui passera notamment par les Galápagos.
Mais n’en dévoilons pas davantage, sinon pour évoquer un autre projet qui à lui seul témoigne du demi-siècle écoulé, l’ouverture du musée juif de Sosúa, voulu par Ruth avec le soutien d’Almah. L’occasion de nouvelles retrouvailles et d’un hommage à toutes ces vies qui, par «leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page essentielle, sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.»
En parcourant le destin de cette communauté de 1980 à 2013 la romancière, comme elle en a désormais pris l’habitude, raconte les grands événements du monde. Elle va nous entraîner à Berlin au moment où s’écroule le mur ou encore à New York lorsque les deux tours du World Trade center s’effondrent. Sans oublier la mutation politique et économique de ce coin des Caraïbes menacé par les tremblements de terre – comme celui d’Haïti à l’ouest de l’île qui poussera Ruth, Domingo et Gaya sur la route en 2010 – et le réchauffement climatique.
Bien plus qu’un hommage à cette communauté et à cette histoire qui aurait sans doute disparu dans les plis de l’Histoire, Catherine Bardon nous offre une formidable leçon de vie. Elle a en quelque sorte mis en scène la citation d’Henry Longfellow proposée en épilogue «… nous aussi pouvons rendre notre vie sublime, et laisser derrière nous, après la mort, des empreintes sur le sable du temps.»

La saga
Les déracinés (2018), L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), Un invincible été (2021)  
   

Les personnages
LES ROSENHECK :
Wilhelm est né à Vienne en 1906. Ses parents, Jacob et Esther, sont décédés pendant la Shoah. En 1935 il a épousé Almah Kahn (née en 1911). Almah et Wilhelm ont eu un fils, Frederick, en octobre 1936. Ils ont quitté l’Autriche en décembre 1938 et sont arrivés à Sosúa, en République dominicaine, en mars 1940. Leur fille Ruth est née le 8 octobre 1940. Leur fille Sofie, née en décembre 1945, n’a vécu que cinq jours. Wilhelm est mort des suites d’un accident de voiture en juin 1961.
En 1972, Almah a épousé en secondes noces Heinrich Heppner, un ami d’enfance de dix ans son aîné qu’elle a retrouvé en Israël. Elle vit désormais entre Israël et la République dominicaine.
Frederick, le fils d’Almah et Wilhelm, gère l’élevage et la ferme familiale. Il a épousé Ana Maria. Ils ont des jumelles.
Ruth, née en 1940, est le deuxième enfant d’Almah et Wilhelm. Elle fut le premier bébé à voir le jour dans le kibboutz de Sosúa. Après avoir fait ses études de journalisme à New York entre 1961 et 1965, puis une année passée dans un kibboutz en Israël, elle a décidé de vivre à Sosúa où elle a repris le journal créé par son père.

LES SOTERAS :
Arturo Soteras : benjamin d’une riche famille dominicaine d’industriels du tabac de Santiago, il est devenu l’ami de Ruth lors de leurs études à New York où il vit désormais. Il est pianiste et professeur de musique à la Juilliard School.
Domingo Soteras est le frère d’Arturo. Il a épousé Ruth en novembre 1967. Ils ont trois enfants. Gaya, née en 1965 de la liaison de Ruth avec un journaliste américain, Christopher Ferell, mort au début de la guerre du Vietnam. Le premier fils du couple, David, est né en 1968 et le benjamin, Tomás, en 1980.
George Ferell est le grand-père américain de Gaya.

LES GINSBERG :
Myriam est la sœur de Wilhelm. Née en 1913 à Vienne, elle a épousé Aaron Ginsberg, architecte, en mai 1937. Après son mariage, le couple a émigré aux États-Unis. Ils vivent à Brooklyn où Myriam a créé une école de danse. Ils ont un fils, Nathan, né en septembre 1955, qui est danseur étoile dans une compagnie new-yorkaise.

Svenja : Autrichienne d’origine polonaise, psychologue, elle est arrivée à Sosúa en mai 1940 avec son frère Mirawek, juriste. Ils ont quitté Sosúa en juillet 1949 pour s’établir en Israël. Svenja a épousé Eival Reisman, médecin, rencontré dans un kibboutz. Ils vivent à Jérusalem. Mirawek occupe de hautes fonctions dans le gouvernement israélien.

Markus Ulman : né en 1909, il est autrichien. Juriste et comptable, il est arrivé à Sosúa en mars 1941. Il est devenu l’ami de Wilhelm. Il a épousé Marisol, une Dominicaine originaire de Puerto Plata, en mars 1943 et s’est installé définitivement à Sosúa.

Liselotte Kestenbaum : née en 1939, arrivée à Sosúa en décembre 1944 avec ses parents, Lizzie est l’amie d’enfance de Ruth. Ses parents se sont séparés et elle a émigré en 1959 avec sa mère Anneliese aux États-Unis, où elle a mené une vie désordonnée. Elle a rejoint Ruth à Sosúa après une tentative de suicide à New York et a mis fin à ses jours en se noyant en 1979.

Jacobo : c’est le régisseur de la finca des Rosenheck. Sa femme Rosita s’occupe de la maison. Il est le fils de Carmela, une vieille Dominicaine dont Almah a fait la connaissance en mai 1940.

Deborah : fille d’une famille de cultivateurs aisés du Midwest, c’est une amie d’université de Ruth. Elle vit à New York où elle poursuit une brillante carrière de journaliste à la télévision.

La Playlist
Les Déracinés
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen
Czerny: fantaisie à quatre mains
Brahms: danses hongroises
Maria Severa Onofriana: fado
Glen Miller, Billie Holiday, Frank Sinatra, orchestre de Tommy Dorsey, Dizzy Gillespie
Quisqueyanos valientes (hymne national dominicain)
Hatikvah (hymne national israélien)
Luis Alberti y su orquesta: El Desguañangue
Shana Haba’ah B’Yerushalayim, «Next year in Jerusalem »
Anton Karas — Le Troisième Homme — Harry Lime Theme

L’Américaine
Booker T. & The MG’s: Green Onions
The Contours: Do You Love Me
The Ronettes: Be My Baby
Ben E. King: Stand By Me
Roy Orbison: Mean Woman Blues
The Beatles: She Loves You
The Beatles: I Want to Hold Your Hand
The Beatles: Can’t Buy Me Love
Peter, Paul and Mary
The Chiffons, The Miracles
Martha and the Vandellas
Bob Dylan: Only a Pawn in Their Game
Bob Dylan: When the Ship Comes In
Joan Baez: We Shall Overcome
Odetta Holmes: Don’t Think Twice, It’s All Right

Et la vie reprit son cours
Michael Bolton: When a Man Loves a Woman
Dajos Béla: Zigeunerweisen
Scott McKenzie: San Francisco
Pérez Prado: mambo
The Turtles: Happy Together
Beatles: The Fool on the Hill
Cuco Valoy, El Gran Combo de Puerto Rico, Johnny Ventura
Tchaïkovski: Le Lac des cygnes

Un invincible été
Whitney Houston: I Will Always Love You
Mariah Carey: I’ll Be There
Amy Grant: That’s What Love Is For
Michael Bolton: Love Is a Wonderful Thing

Joan Manuel Serrat: Another Day In Paradise
Antonio Machín: El Manisero
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen

Un invincible été
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
352 p., 20,90 €
EAN 9782365695633
Paru le 8/04/2021

Où?
Le roman est situé principalement en République dominicaine. On y voyage aussi aux États-Unis, notamment à New York, Wilmington ou encore Boca Raton ainsi qu’en Israël, à Jérusalem, ainsi qu’aux Galápagos ou encore en Autriche, à Vienne.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le dernier volet de l’inoubliable saga des Déracinés: roman de l’engagement et de la résilience, Un invincible été clôture avec passion une fresque romanesque bouleversante.
Depuis son retour à Sosúa, en République dominicaine, Ruth se bat aux côtés d’Almah pour les siens et pour la mémoire de sa communauté, alors que les touristes commencent à déferler sur l’île.
Gaya, sa fille, affirme son indépendance et part aux États-Unis, où Arturo et Nathan mènent leurs vies d’artistes. Comme sa mère, elle mène son propre combat à l’aune de ses passions.
La tribu Rosenheck-Soteras a fait sienne la maxime de la poétesse Salomé Ureña : « C’est en continuant à nous battre pour créer le pays dont nous rêvons que nous ferons une patrie de la terre qui est sous nos pieds. »
Mais l’histoire, comme toujours, les rattrapera. De l’attentat du World Trade Center au terrible séisme de 2010 en Haïti, en passant par les émeutes en République dominicaine, chacun tracera son chemin, malgré les obstacles et la folie du monde.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 


Bande-annonce du roman «Un invincible été» de Catherine Bardon © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Prologue
Sans un mot, sans un signe, Lizzie s’était dissoute dans l’espace. Ne me restaient d’elle que nos photographies d’enfance, quelques objets fétiches, des souvenirs à la pelle, un lourd fardeau de regrets et une butte face à la mer sur laquelle un grand arbre du voyageur avait emprisonné un peu de son âme dans les plis de son éventail.
Ce fut le jour où je compris que j’étais enceinte que je finis par admettre qu’elle était définitivement partie.
Une disparition pour une nouvelle vie, un malheur pour un bonheur, un regret pour un espoir. Devant cette évidence qui étreignait mon corps, le chagrin relâcha peu à peu son étau.
Je n’avais pas été préparée à endurer l’échec, ni à affronter le malheur. Après la mort de mon père et celle de Christopher, le père de Gaya, c’était la troisième fois que la vie m’infligeait la perte d’un être aimé. J’avais échoué à protéger Lizzie d’elle-même, à me protéger de la souffrance.
J’étais à l’aube de mes quarante ans, la vie palpitait de nouveau en moi et c’était un vertige.
J’avais cru ma famille solidement arrimée et voilà que le destin en décidait autrement.
Je mis longtemps à cicatriser. Tous les miens, Almah, Markus, Heinrich, Arturo, Svenja, et les autres, si loin qu’ils aient été, m’y aidèrent. Domingo, dont j’avais parfois surpris l’œil mélancolique s’attardant à la dérobée sur la porte close, celle de la quatrième chambre qu’il avait voulue pour notre maison, était fou de bonheur.
Pendant ma grossesse, Lizzie occupa souvent mes pensées. Je m’en voulais de n’avoir pas réussi à l’arracher à ses démons, je lui en voulais d’avoir trahi les promesses de notre jeunesse, et, égoïstement, je lui en voulais de m’avoir abandonnée.
Un matin, le bébé me réveilla d’un furieux coup de pied. Mon ventre était distendu, curieusement bosselé, et cela me fit éclater de rire.
Un rire de pur bonheur.
La vie avait repris son cours.

Première Partie
La force de la jeunesse
Quinceañera
Janvier 1980
Ce qui lui plaisait le plus, plus que son absurde robe longue froufrouteuse, plus que sa coiffure aux boucles sophistiquées raides de laque, plus que son diadème, plus que l’énorme pièce montée de choux à la crème commandée par sa mère, c’était que toutes ses amies étaient là. Sur leur trente et un, plus jolies les unes que les autres. Il y avait aussi les garçons, bien sûr, les indispensables cavaliers. Mais par-dessus tout, la présence de son aréopage d’amies, et surtout celle de Gabriela, mettait Gaya en joie.
Pour sa quinceañera, Gaya aurait préféré une fête intime. Sa mère était encombrée par un ventre plus volumineux de jour en jour, Svenja, sa marraine, ne pouvait quitter Israël où Eival luttait contre la tumeur qui colonisait son corps, Nathan qui répétait sans relâche son prochain ballet avait dû décliner l’invitation, Myriam et Aaron viendraient seuls de New York. Mais ses parents avaient tenu à respecter la tradition en faisant les choses en grand.
— Il n’y a qu’une fête des quinze ans, avait déclaré Ruth. Il y aura ça et ton mariage, ma chérie, sans doute les deux plus belles soirées de ta vie. Moi je n’en ai pas eu, à cette époque-là à Sosúa nous ne respections que les traditions juives et allemandes. Alors, fais-moi confiance, nous allons nous rattraper et donner une fête du tonnerre.
— C’est comme le premier bal d’une débutante à Vienne, un moment très spécial, avait ajouté Almah en souriant doucement, et Gaya ne savait pas résister à la fossette de sa grand-mère.
« Le plus bel hôtel de Puerto Plata », avait décidé sans ambages Domingo qui répétait ses pas de valse depuis des semaines et avait commandé un nouveau tuxedo sur mesure pour l’occasion. « J’ai un peu forci, s’excusait-il. Rien n’est trop beau pour ma fille. »
Ils s’y étaient tous mis, la persuadant qu’il n’y avait pas d’échappatoire, et voilà, elle allait devoir les affronter dans cette tenue qui ne lui allait pas du tout. Cette robe qu’elle avait pourtant choisie avec plaisir, une véritable robe de princesse comme dans les contes de fées de son enfance. Pourtant elle la portait maintenant avec résignation et même une pointe de rancune.
*
Gaya redoutait cette cérémonie. Quinze ans. Est-ce qu’on en faisait tout un plat pour les garçons ? On allait lui coller une étiquette sur le front : « Femme, prête à être courtisée, prête à être… consommée. » Absurde ! Elle avait été tentée à maintes reprises de se dérober. Si elle l’avait vraiment voulu, il n’y aurait pas eu de fête. Mais elle aimait trop les siens pour les décevoir. Et puis il fallait rendre les invitations aux fêtes de ses amies et elle ne pouvait être en reste avec Alicia et Elvira, ses cousines. Gaya entrerait dans sa vie de femme par la porte solennelle de la quinceañera. C’était ainsi dans son île. Une obligation familiale, sociale, culturelle, autant que mondaine.
*
Elle était là maintenant, abandonnée aux mains habiles de la maquilleuse qui transformait son visage d’adolescente rebelle en une frimousse de poupée de porcelaine. Gaya se regarda dans la glace. Cette magnifique jeune femme, éblouissante dans sa robe bustier bleu moiré, ces cheveux disciplinés en crans dociles par le fer à friser, ces yeux de biche étirés sur les tempes et ourlés de noir, ces lèvres rehaussées de rouge cerise, c’était elle aussi. Le résultat était tout à fait bluffant. Si on aimait ce genre-là. Elle eut soudain envie de rire. Puis elle ressentit une étrange morsure au creux de son ventre. Elle seule savait toute la duplicité de cette soirée.
Elle sortit de la chambre mise à sa disposition par l’hôtel, telle une actrice de sa loge. Domingo battait la semelle devant la porte, un rien emprunté dans son habit de soirée. C’était l’heure, la reine d’un soir allait faire son entrée en scène. La salle de réception foisonnait de fleurs blanches disposées dans des vases de cristal. Dans un angle, un trio jouait en sourdine. Les portes-fenêtres de la terrasse s’ouvraient sur un vaste jardin. La centaine d’invités était éclatée en petits groupes engagés dans des conversations animées. Les serveurs passaient de l’un à l’autre, les bras chargés de plateaux de coupes de champagne et d’appétissants canapés. Au bras de son père, Gaya s’avança, nerveuse, allure guindée, coups d’œil furtifs à droite et à gauche. Ses yeux croisèrent le regard attendri de sa mère. Quand elle repéra sa grand-mère qui lui adressa un clin d’œil complice, elle esquissa un sourire soulagé. Elle avait retrouvé son inconditionnelle alliée.
*
Après le dîner servi en grande pompe, on alluma solennellement les quinze bougies de la pièce montée, il y eut un toast cérémonieux, puis Gaya ouvrit le bal au bras de Domingo. Les yeux brillants de fierté, il s’en tira très bien. Almah se fit la réflexion que son gendre avait fait des progrès depuis son mariage, même si sa valse était un peu chaloupée pour les standards autrichiens.
Les danseurs s’étaient empressés auprès de Gaya. Son oncle Frederick, Arturo son parrain, Markus, Heinrich, George, son grand-père américain qui n’aurait manqué sa fête pour rien au monde, Aaron son grand-oncle, les frères de son père, tous, ils l’avaient tous fait valser. Jusque-là elle avait tenu le coup. Puis on était passé au be-bop et au merengue, et ça avait été le tour des garçons. Dans les bras de Guillermo, le frère d’une de ses amies âgé de vingt ans, Gaya avait piteusement lorgné du côté de Gabriela qui se frottait avec entrain contre un bellâtre au rythme des tamboras. Elle en avait grimacé de dépit. La jalousie lui mordait le ventre. Elle avait alors surpris sur elle le regard appuyé et soucieux d’Almah. Sa grand-mère adorée savait, Gaya en aurait mis sa main au feu. Avec elle, pas de secret qui tienne. Almah avait cette capacité à deviner les individus et tout particulièrement ceux qu’elle aimait. Gaya lui adressa un misérable sourire. Almah l’encouragea d’un signe de la tête, tandis que Guillermo resserrait son étreinte. Quel lourdaud ! Mais qu’est-ce qu’il croyait ? Gaya, qui n’avait qu’une envie, embrasser les lèvres roses de Gabriela, se résigna à subir son danseur jusqu’à la dernière mesure.
Les flashs du photographe éblouissaient tout le monde. Son frère, David, chahutait avec d’autres petits garçons. Ses copines se déhanchaient et flirtaient. Les adultes potinaient et le champagne coulait à flots. Rien à redire, c’était une belle soirée, vraiment très réussie.
Gaya eut soudain une envie de petite fille, se réfugier dans les bras de son père. Elle le chercha des yeux dans la foule. Ses parents dansaient, étroitement enlacés. Ruth, plantureuse et magnifique dans une longue robe noire largement décolletée dans le dos, avait posé sa tête sur l’épaule de Domingo, un peu raide dans son tuxedo neuf. Serré entre eux, son gros ventre. Il n’y avait pas à dire, ses parents en jetaient. Un doux sourire flottait sur les lèvres de sa mère. Ruth murmura quelque chose à l’oreille de son mari qui embrassa ses cheveux. Ils semblaient plus amoureux que jamais. Gaya sentit son cœur se dilater et une bouffée de reconnaissance l’envahit. Elle était heureuse pour eux et se sentait rattrapée par les ondes bienfaisantes de leur amour. Plus loin, Almah, infatigable, et dont la mauvaise jambe n’était plus qu’un lointain souvenir, valsait avec une grâce exquise au bras d’Heinrich. Ces deux-là connaissaient les pas et eux aussi avaient belle allure, et aussi quelque chose de plus… aristocratique que le reste de l’assistance. Une interrogation traversa l’esprit de Gaya : Almita avait-elle valsé à son propre bal des débutantes à Vienne ? De quelle couleur était sa robe ? Avait-elle un carnet de bal dans lequel s’inscrivaient ses cavaliers ? Sa grand-mère avait bien évoqué ce bal, mais elle ne le lui avait pas raconté en détail. Gaya se promit de l’interroger. Vienne et son bal des débutantes, ça devait avoir une autre allure que Puerto Plata et ses quinceañeras, puis cette pensée s’évapora, tandis que ses yeux se posaient sur son oncle. Frederick fumait un cigare, le bras autour des épaules d’Ana Maria, les inséparables jumelles en tenue de princesse jouaient les mijaurées, roulant des yeux, se mordant les lèvres, sous les regards ébahis de deux prétendants. Son cousin, Nathan le magnifique, comme elle l’appelait en secret, qui lui avait fait la surprise de débarquer in extremis, observait attentivement les danseurs, les yeux plissés, indifférent aux regards admiratifs de la gent féminine ; on lorgnait vers lui, on se poussait du coude, il était la célébrité de la famille, il avait même fait la une de Vanity Fair. Myriam, la sœur de son grand-père Wil, papotait avec son mari en martelant de son pied le sol au rythme de la musique ; on sentait que ça la démangeait furieusement, mais les rhumatismes d’Aaron avaient mis un terme à ses piètres talents de danseur. À les voir, tous réunis pour la fêter, Gaya se dit qu’elle avait de la chance, une chance incroyable même. Elle avait une famille formidable, certes un peu excentrique, un peu de bric et de broc et éparpillée dans le monde, mais vraiment formidable.
On tapota son épaule. Gaya se retourna et sourit franchement. C’était Arturo, son oncle et parrain, Arturo le gringo, comme on le surnommait depuis son installation aux États-Unis. Il avait fait spécialement le voyage depuis New York pour assister à sa fête. Avec Arturo, elle se sentait bien, vraiment bien, comme si une étrange fraternité les liait l’un à l’autre.
— C’est ton grand jour. Tu t’amuses ?
— Franchement ? Non !
— Oh Gaya, quelle rabat-joie tu fais ! Moi je m’amuse. Vraiment. Elle est très réussie ta fête.
Dans ses yeux bruns, elle lut qu’il la comprenait.
— Tiens, on va encore trinquer, décida-t-il en attrapant au vol deux coupes de champagne sur le plateau d’un serveur qui passait devant lui.
— Si je continue comme ça, je vais être ivre morte et ça va jaser !
— Si tu te soucies de ce que les gens pensent de toi, tu seras toujours leur prisonnière ! Lao Tseu, un philosophe chinois.
— Tu as raison, je m’en fiche, approuva Gaya en éclusant sa coupe.
— Allez viens, on danse, avant qu’on nous mette des charangas et des guajiras pour faire plaisir aux vieux, ou pire, le Manisero de ta mère !
Gaya se laissa aller dans les bras d’Arturo et entama avec entrain son meilleur be-bop de la soirée.
*
Almah regardait l’assistance, pensive, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres. Comme les liens familiaux étaient surprenants. Comme ils les reliaient les uns aux autres subtilement et d’étrange façon, trouvant des voies inattendues. Comme chacun avait trouvé sa juste place dans l’échiquier. Comme sa magnifique famille l’émerveillait. Heinrich dansait avec Myriam. Almah laissa échapper un petit rire involontaire en se souvenant qu’autrefois Wil avait vainement essayé de les caser ensemble, pour se débarrasser de son rival. C’était loin, et pourtant c’était hier. Comme le temps a passé, songea-t-elle.
— Toi, je sais à quoi tu penses !
Markus venait de se matérialiser à son côté.
— Vraiment Markus ? Dis-moi !
— Tu peux être fière, tu es l’âme de cette tribu, Almah, tu en es la racine première. Avais-tu imaginé cela en débarquant ici avec ta petite valise il y a presque quarante ans ?
— Eh bien… oui ! Dans mes rêves les plus fous, j’avais secrètement espéré quelque chose qui ressemblerait à ça…
— Eh bien, te voilà comblée ! Si tu savais à quel point cela me rend heureux.
Almah ne répondit pas, c’était inutile. La générosité, la bienveillance de Markus à son égard n’avait jamais, au grand jamais, été prise en défaut, et elle en remerciait le ciel chaque jour, avec un petit pincement au cœur en pensant que Markus n’avait pas eu sa chance.
*
De loin Gaya repéra Gabriela. Affalée sur une banquette, pantelante après un merengue endiablé, elle tentait de s’éventer d’un gracieux mouvement des mains. Gaya traversa la salle en priant de ne pas subir d’abordage. Elle se laissa tomber près de son amie, remarquant la sueur qui perlait sur les ailes de son nez et dans son décolleté. Elle regarda avec tendresse ses joues rouges, ses tempes moites, les petites mèches folles échappées de son chignon que la chaleur collait à sa nuque. Baissant le nez, Gabriela souffla dans son encolure et Gaya en fut troublée. Gabriela releva la tête et, avec un sourire complice, elle lui prit la main et l’entraîna sur la terrasse dans un frou-frou de robes longues. Accoudées côte à côte à la rambarde qui surplombait le jardin, elles restèrent un moment silencieuses, à contempler le ciel piqueté d’innombrables points lumineux, dans la lueur opaline de la lune. Gaya devinait le sourire de son amie dans l’ombre. Gabriela tourna vers elle un visage extatique, son regard brillait.
— Ne bouge pas, je reviens !
Une minute plus tard, elle était de nouveau là, deux coupes dans les mains. Elle en tendit une à Gaya et d’une voix joyeuse, rendue légèrement traînante par l’alcool :
— À nos quinze ans ! À notre vie qui commence !
Elles firent tinter leurs coupes de champagne l’une contre l’autre. Et ce fut à cet instant-là, précisément, que quelque chose éclata dans la tête et dans le cœur de Gaya. Elle comprit qu’elle ne serait jamais comme Gabriela. Ni comme elle, ni comme les autres. Sa vie ne commençait pas aujourd’hui, sa vie qui avait déjà bien sinué pendant ces quinze premières années. Et surtout, elle refusait de se définir à partir de ce ridicule rituel de passage. C’était un refus viscéral, presque un dégoût. Non, sa vie ne commençait pas aujourd’hui, et surtout sa vie ne serait pas régie par les codes des autres. Elle se battrait contre ça, seule contre tous s’il le fallait. C’était vital, sinon elle en crèverait. Sa quinceañera, au lieu de la faire rentrer dans l’ordre, lui intimait d’en sortir. Au lieu de lui montrer la voie, elle lui ouvrait une autre route.
Gaya leva des yeux résignés sur Gabriela, cette amie d’enfance qu’elle avait adorée, et comprit qu’elle venait de pousser une porte qu’elle ne pouvait franchir que seule, et qu’elle devait laisser son amie sur le bord du chemin, derrière elle.
*
Et voilà, Gaya, ma petite sauvageonne, entrait dans le monde des adultes. Comme la mienne, son enfance de liberté avait fait d’elle une fille aventureuse, résistante, endurante et combative. Gaya et son charme d’animal sauvage, sa brusquerie de garçon manqué, ses extravagances de tête brûlée, son regard farouche d’adolescente en colère, ses jambes musclées habituées à courir le campo, ses seins trop ronds, cette poitrine apparue tardivement dont je savais qu’elle l’encombrait inutilement, Gaya et sa détermination qui pouvait virer à l’entêtement, voire à la rébellion, Gaya et ses contradictions que je percevais intuitivement sans qu’elle s’en fût jamais ouverte à moi.
Dans ce pays où une fille est une femme à quinze ans, moi, Ruthie, j’étais devenue une vieille maman. Le bébé cabriolait dans mon ventre rebondi, me rappelant à l’ordre. J’avais l’interdiction de me sentir vieille, pour lui je devais être la plus tonique des mamans. Malgré mes quarante ans.
Je soupirai d’aise en regardant nos invités s’amuser. La fête était réussie et, dès demain, nous allions passer quelques jours bien mérités juste entre nous.

Un sérieux gaillard
Juillet 1980
3,9 kg, 52 centimètres.
Tomás.
De mes trois enfants, c’était le plus costaud, le plus grand et celui dont la naissance avait été la plus aisée, bien qu’il se fût attardé une semaine au-delà du terme au chaud de mon ventre. Alors qu’avec ma quarantaine j’avais redouté un accouchement difficile et, pire, la césarienne quasi automatique dont les Dominicains étaient si coutumiers, par souci d’efficacité, de rapidité, par désinvolture.
« C’est parce que tu es rompue aux maternités ! » avait souligné Domingo que j’avais supplié de tout faire pour m’éviter cet acte chirurgical que je jugeais barbare quand il n’était pas absolument nécessaire. Combien de Dominicaines, telle Ana Maria, ma propre belle-sœur, se voyaient affublées d’une horrible balafre qui courait du nombril au pubis, simplement parce que les médecins ne voulaient par s’embarrasser des longueurs d’un accouchement. Mais j’avais eu droit à la meilleure clinique privée de Puerto Plata et aux soins attentifs de mon mari.
Avec quelques difficultés et force câlineries, j’avais réussi à le convaincre de rester dans l’expectative quant au sexe de notre enfant. Je voulais une surprise, nous avions déjà une fille et un garçon, alors qu’importait de savoir, et jusqu’au dernier moment j’avais tenu bon.
Domingo n’était pas peu fier de son second fils.
Car avec Tomás nous flirtions avec les standards de la famille dominicaine, trois enfants c’était un minimum pour tout chef de famille qui se respectait. Moins que ça, on soupçonnait un empêchement ou une discorde du couple et on vous jetait des regards de commisération.
Côté grands-parents Soteras, on était heureux d’agrandir la tribu familiale, il fallait maintenant trois mains pour compter les petits-enfants.
Almah était déjà folle de ce gros bébé, potelé et rieur. « Ce sera un bon vivant et un sérieux gaillard, j’en mets ma main au feu, pas vrai Tomás ? » s’extasiait-elle en frottant son nez contre celui, minuscule, de son cinquième petit-enfant. Dès le lendemain de sa naissance, elle lui avait noué autour du cou la perle d’ambre qui éloignait le mauvais œil. J’avais approuvé d’un sourire, même si je n’accordais aucun crédit à cette croyance du campo, pas plus que Domingo qui ne s’y était pas opposé, soucieux de ne pas froisser Almah.
Perdue dans les tourments de l’adolescence et absorbée par ses projets d’avenir, Gaya ne prêtait au bébé qu’une attention polie. Je regrettais secrètement qu’elle ne fût pas plus câline, pas du genre à pouponner et que le sort des animaux semblât lui importer plus que celui du nouveau-né. Mais ma fille était ainsi faite et je n’avais pas souvenir, moi non plus, d’avoir traversé l’adolescence comme un long fleuve tranquille.
Quant à David, élevé au milieu d’un trio de filles et d’ordinaire si réservé, il avait du mal à contenir sa joie d’avoir enfin un petit frère. Son unique préoccupation était qu’il grandisse au plus vite pour en faire son compagnon de jeu.
Le seul chez qui je notais comme une légère fêlure, bien qu’il l’eût nié la tête sur le billot, était Frederick. Mais je connaissais mon frère. Mon frère, qui en son temps avait tant espéré un fils, s’était résolu, non sans une once de regret, perceptible bien qu’il l’eût toujours tue, à l’idée de devoir céder la gestion de l’élevage à ses neveux, seule descendance masculine de la famille. Car à seize ans, Alicia et Elvira, ses jumelles, formaient des projets de vie qui les éloignaient radicalement de notre terre rustique, décoration d’intérieur pour l’une, styliste pour l’autre, si possible en Floride, et bien évidemment ensemble.
Nous fêtâmes la naissance de Tomás de façon tout à fait païenne, avec de sérieuses agapes dont la pièce maîtresse fut un cabri rôti tout droit venu des prés salés de Monte Cristi.
« Il va falloir se calmer, commenta Almah, si nous continuons à enchaîner les réunions de famille à cette cadence infernale, mon tour de taille n’y résistera pas ! »

Un choc violent
15 décembre 1980
C’était un pacte tacite : le téléphone pour le tout-venant, les lettres pour les échanges intimes et nourris. Je relisais des bribes de la lettre d’Arturo datée du 9 décembre et reçue le matin même.
… Est-ce qu’on est déjà vieux quand on voit partir les idoles de sa jeunesse ?…
… L’assassinat de Lennon a été un choc violent, pour sa brutalité, son absurdité…
… Avait-il vraiment trahi son message de paix et de fraternité entre les hommes ?
… Le Dakota Building est devenu un lieu de pèlerinage, le trottoir est jonché de fleurs…
… J’ai le sentiment que se referme une période de ma vie, une période heureuse qui a commencé sur le pont d’un bateau en provenance de Saint-Domingue par une rencontre avec une jeune fille qui m’avait surnommé « Vous pleurez mademoiselle »…
… Il est grand temps pour moi de prendre ma vie à bras-le-corps et de lui donner une nouvelle impulsion…
… Je m’encroûte dans mon académie de musique et j’ai l’impression d’y moisir lentement…
… je manque cruellement d’inspiration…
… En même temps, je manque cruellement du courage d’entreprendre qui te caractérise, ma Ruthie…
Comme celle des notes, Arturo possédait la magie des mots. Chacune de ses lettres que je conservais religieusement me plongeait dans un océan d’émotions. Il avait le chic pour ça. Comme à chaque fois, des souvenirs me submergèrent.
Arturo et moi en balade sur les rives du lac George, lors de lointaines vacances dans les Adirondacks. Marilyn Monroe venait de mourir. Arturo m’avait fait tout un sketch, à son habitude il en faisait vraiment des tonnes, se disait même en deuil. À l’époque je m’étais gentiment moquée de lui. Mais aujourd’hui je partageais son émotion et celle de toute une génération sidérée par l’absurdité d’un geste assassin que personne ne comprenait et qui nous privait d’un des musiciens mythiques qui avaient accompagné notre jeunesse. Je nous revoyais au premier concert américain des Beatles avec Nathan, les billets obtenus à prix d’or, Gaya déjà là, minuscule promesse de vie en moi. Je secouai la tête pour chasser ces fantômes. Plus de quinze années avaient passé.
Je sentais dans les mots d’Arturo une sorte de nostalgie douce-amère, comme empreinte de désillusion. Mais aussi, enfouis derrière, sourdaient les prémices d’un nouvel envol qui hésitait encore. Malgré mes encouragements incessants, Arturo n’avait jamais franchi le pas. Il ne se plaignait jamais et prétendait se plaire dans sa fonction de professeur de musique et de révélateur de talents. Mais je savais qu’au fond son ambition était ailleurs et que, dans ses rêves les plus fous, miroitaient les feux de la rampe. Composer et interpréter ses œuvres devant le parterre du Radio City Music Hall, ou quelque chose dans ce genre, voilà ce qui l’aurait comblé.
Il y avait bien eu des embryons, des frémissements avec, par le biais d’un de ses amis, une commande de musique pour une comédie romantique prometteuse qui s’était contentée de faire un flop commercial. Il avait aussi travaillé pour des agences de publicité, mais il n’était pas fier de ces ouvrages besogneux qui consistaient à mettre en musique des maux du marketing et qu’il jugeait indignes de son talent sans oser le dire, de peur de paraître prétentieux. Et pourtant, Arturo était doué. Un musicien inventif, délicat, plein d’imagination. Il y avait quelque chose de magique quand ses doigts déliés couraient sur le clavier. Mais il n’avait pas la pugnacité nécessaire pour émerger dans cet univers ingrat où les relations comptaient au moins autant que le talent, il ne savait pas cultiver ces fausses amitiés, et surtout il n’avait pas suffisamment foi en lui-même. Il lui manquait un élan et j’étais bien en peine de deviner quel pourrait être le tremplin, le déclencheur, qui lui permettrait de naître enfin à ce destin de compositeur-interprète que je pressentais pour lui, et dont je souhaitais de toute mon âme qu’il voie le jour.
Et puis il y avait autre chose. Arturo n’était pas heureux en amour. C’était bien le seul domaine sur lequel il ne se confiait pas à moi. À de vagues allusions, je devinais des liaisons sulfureuses, dominées par le sexe et peu épanouissantes, des emballements généralement éphémères qui le désenchantaient chaque fois un peu plus. J’espérais de tout mon cœur qu’il rencontre l’âme sœur, et sur ce terrain, là aussi il piétinait. Bon joueur, ingénu, il affichait toujours un optimisme de façade qui décourageait de plus amples investigations de ma part. Je savais, car il me l’avait dit un jour, qu’il enviait notre bonheur et notre parfaite entente à Domingo et moi. Je savais aussi qu’il désespérait de jamais rencontrer pareille chance. Et cela me broyait le cœur.
Comme les précédentes, sa lettre alla rejoindre ses semblables dans le petit coffret de caoba où je conservais notre correspondance. Et comme pour les précédentes, je m’attelai avec délices à une réponse. C’était un exercice que j’aimais par-dessus tout. Une feuille de papier vierge, mon vieux stylo-plume de Bakélite. Je les écrivais en secret, un peu comme une adolescente cache sa correspondance amoureuse, car Domingo aurait bien pu se moquer gentiment de moi. Ou pire Gaya, un peu plus férocement. Seule Almah, me semblait-il, aurait pu vraiment me comprendre. J’avais l’impression que ces échanges épistolaires nous reliaient à un monde révolu, celui des longues correspondances littéraires d’autrefois de ces poètes, de ces grands voyageurs que j’aimais lire.
Chaque fois que j’écrivais à Arturo, et ça ne m’arrivait qu’avec lui, je sentais une fièvre s’emparer de moi, un élan me propulser. Et je me disais que, oui, j’aimais écrire, j’aimais choisir le mot juste, l’adjectif lumineux, l’adverbe astucieux, agencer l’ordonnance des termes, utiliser ces signes de ponctuation déconsidérés. Je réfléchissais à chaque phrase, je voulais qu’elle exprime au plus juste ce qui était tapi au fond de moi. Nul doute que j’y mettais bien plus de cœur qu’à la rédaction de mes articles, même les plus excitants. Écrire à Arturo, c’était mettre mon âme à nu, mon cœur noir sur blanc, et je savais qu’en me lisant il en avait l’intuition intime. Car dans le tourbillon de nos vies il y avait la permanence rassurante de notre relation, qui jamais ne s’essoufflait. Je vérifiai avec de douces pressions que la pompe de mon stylo n’était pas grippée et je sortis mon beau vélin, lisse et doux, sur lequel ma plume glissait comme sur de la soie.
Querido Arturo…

Une greffe improbable

Avril 1981
Extrait de La Voix de Sosúa
Nous sommes heureux et fiers d’annoncer la création de la paroisse israélite de Sosúa « Kehilat Bnei Israel ».
La nouvelle paroisse est organisée en une fondation dont tous les pionniers arrivés dès 1940 d’Allemagne et d’Autriche et résidant à Sosúa, leurs familles et leurs descendants sont membres. Elle se chargera désormais du fonctionnement et de l’organisation des services et des fêtes religieuses. Tous les frais de la paroisse, ainsi que l’entretien de la synagogue et du cimetière, seront pris en charge par Productos Sosúa, la prospère coopérative laitière dont la renommée n’est plus à faire et dont les produits sont distribués dans tout le pays. Mazel Tov!
Mon court article était illustré d’une photographie de notre synagogue, magnifique de simplicité sous les rayons d’un soleil rasant de fin de journée, un véritable projecteur qui l’illuminait comme une star. Je n’avais pas voulu en faire trop. Tous ceux qui étaient concernés au premier chef connaissaient la nouvelle. Ils avaient âprement milité, Almah en tête malgré son sens tout relatif de la religion, pour cet aboutissement que nous avions fêté comme il se doit, par un sérieux festin.
Je m’étais donc contenté d’un faire-part de naissance factuel. La nouvelle paroisse était la concrétisation de notre enracinement heureux, une greffe improbable entée dans les cassures de l’Histoire, quand une poignée d’émigrants juifs, arrivés d’Allemagne et d’Autriche début 1940, avaient choisi de rester dans cette terre caraïbe et d’y faire souche.
Une greffe qui, contre toute attente, avait merveilleusement pris.
Même ceux qui, comme moi, étaient éloignés des choses de la religion n’avaient pu rester insensibles à cet accomplissement symbolique. Comme l’avait prophétisé Almah, nous étions bien les premiers maillons d’une nouvelle espèce hautement exotique : Homo dominicano-austriaco-judaicus.

De la bonne graine de capitalistes
Juin 1981
Huit kilomètres entre canneraies et mer turquoise. C’était la distance qui nous séparait de l’aéroport international Gregorio-Luperón de Puerto Plata. Balaguer avait tenu sa promesse de désenclaver notre région. Une route côtière flambant neuve nous reliait désormais au reste du pays. Un long ruban d’asphalte courait de Puerto Plata à Nagua, remplaçant l’ancienne piste poussiéreuse, truffée d’ornières et de nids-de-poule. Et au bord de cette route, le nouvel aéroport d’où l’on pouvait s’envoler pour Miami, New York, Montréal et même l’Europe.
Un Balaguer à moitié aveugle coupa le ruban au son de Quisqueyanos valientes exécuté avec plus d’entrain que de maestria par l’orphéon municipal. Une délégation de Sosúa fut bien sûr invitée et j’en étais. C’était un grand jour et j’en rendis largement compte dans les colonnes de La Voix de Sosúa.
Frederick se frottait les mains et avec lui tous les propriétaires terriens de la région. La tarea allait flamber, comme il le prédisait depuis des années avec ce que j’avais en mon for intérieur baptisé « son petit air de supériorité sans vouloir y toucher » qui m’agaçait tant. On avait suffisamment moqué ses investissements, ils allaient enfin lui donner raison. Les milliers de tareas qu’il avait achetées pour une bouchée de pain dans la région de Río San Juan, de bonnes terres grasses et herbues pour nos vaches laitières, allaient prendre de la valeur. Sans compter notre finca de Sosúa et nos édifices du Batey. Mon frère traversait désormais la vie avec le sourire satisfait de qui se sait conforté dans ses convictions par la tournure des événements.
Depuis l’annonce de l’ouverture du projet, dix-huit mois auparavant, Frederick caressait l’idée de bâtir un grand hôtel en surplomb de la partie est de la baie, à l’emplacement d’anciennes maisons de pionniers : il voulait être prêt à accueillir les touristes qui, à l’en croire, n’allaient pas tarder à affluer par charters entiers. Dans cet objectif, il avait créé une société, Sosúa Properties CXA, dont chaque membre de la famille était actionnaire. Il était sûr que le développement de la région ferait de nous des gens riches, si nous avions le cran d’aller de l’avant, sans rester à la traîne des autres pays et des îles voisines. « Nous devons prendre exemple sur la Martinique et Saint-Martin », s’enflammait-il.
« La famille Rosenheck-Soteras, de la bonne graine de capitalistes », raillait Almah qui ajoutait : « Nous n’avons vraiment pas besoin de ça pour être heureux, pas vrai ? » Et je voyais une lueur fugitive de nostalgie passer dans son regard bleu.
À Puerto Plata aussi les investisseurs s’activaient. Un ambitieux complexe touristique baptisé Playa Dorada – une dizaine d’hôtels de luxe aux normes internationales, restaurants, galerie marchande, parcours de golf – sortait de terre.
Était-ce un bien pour un mal ?
Almah était une des rares à émettre haut et fort des réserves quant au bien-fondé de ces développements. « Nous allons vendre notre âme au diable », clamait-elle à qui voulait l’entendre. Frederick temporisait « Le tourisme n’est pas le diable, loin de là ! Outre des ressources, ce sont aussi des emplois. C’est quand même autrement plus glorieux pour notre pays que les remesas! » Mais Almah craignait de voir son paradis dénaturé, défiguré, et surtout envahi. Elle n’avait pas tort. L’avenir lui donnerait raison en déversant sur nos plages des hordes de touristes en bermuda, bikini et tongs, luisants d’huile solaire, qui viendraient se pavaner sur des transats, achèveraient de saper nos pilotillos en grimpant dessus, pilleraient nos récifs de corail, effraieraient nos lamantins, obligeraient les pêcheurs à naviguer toujours plus au large pour rapporter du poisson, ruinant à jamais le charme bucolique de notre paradis terrestre. Le visage de notre côte en serait à jamais bouleversé. Tout cela nous pendait au nez, mais nous ne suspections pas encore la violence du raz de marée à venir.
Frederick avait raison sur un point essentiel, l’économie du pays, encore considéré comme proche du tiers-monde, avait bien besoin de la manne des devises du tourisme. Comme Domingo et Markus, il y voyait une véritable opportunité de nous sortir du marasme économique dans lequel nous nous enlisions depuis de nombreuses années.
Il fallait reconnaître que notre région, et plus largement notre pays, possédait largement de quoi prétendre au titre d’Éden balnéaire : un climat idéal, un soleil toujours bienveillant, des plages magnifiques, une mer sage, des habitants accueillants. Juste derrière les Canadiens, les premiers Européens à débarquer furent les Allemands. Leur arrivée n’avait rien d’un mystère.

Der Spiegel
Juin 1981
Signe évident que nous sortions de l’ombre, quelques mois après l’inauguration de l’aéroport, je reçus un coup de téléphone d’Allemagne. Un journaliste de l’hebdomadaire Der Spiegel s’invitait chez nous. Notre histoire, ou plutôt celle de Sosúa, l’intéressait. En tant que «confrère» – je notai une nuance très perceptible de condescendance dans ses intonations –, il me contactait pour que je l’aide à planifier son reportage, comme un «fixeur» se plut-il à me préciser, fier de son jargon. Je restai sur la réserve, ne sachant comment ceux que nous appelions entre nous les pionniers réagiraient. Jusque-là, ils s’étaient complu dans la discrétion, ne faisant guère parler d’eux au-delà de nos cercles familiaux respectifs. Le destin de notre colonie n’avait guère fait de vagues, une minuscule anecdote de la Seconde Guerre mondiale qui en comptait d’autrement plus spectaculaires, un fragment d’histoire de la Shoah au dénouement heureux.
J’en parlai à Markus et Almah. Je ne voyais qu’eux pour répondre favorablement à une telle demande et, le cas échéant, convaincre leurs compagnons de la première heure. Nous convoquâmes une réunion du premier cercle, soucieux de savoir comment les anciens allaient prendre cette démarche. Les avis étaient tranchés. Certains avaient la rancune tenace et presque tous récriminaient, qui avec violence, qui avec amertume, qui avec finesse :
— Un Allemand ! Il ne manque pas de toupet.
— On ne les intéressait pas tant que ça, il y a quarante ans.
— Pas question de jouer les curiosités exotiques !
— Je parie qu’il est de mèche avec une agence de tourisme qui va nous en envoyer des troupeaux !
— De toute façon, objectai-je, s’il veut faire un reportage, on ne peut pas l’en empêcher.
— Alors autant l’encadrer pour qu’il n’aille pas raconter n’importe quoi sur nous, répliqua Almah.
— Oh, on les connaît les journalistes ! la coupa Josef Katz qui, se rendant compte trop tard de sa bourde, me lança un œil penaud.
— Lui serrer la vis, Ruthie, tu vas devoir lui serrer la vis ! renchérit Alfred Strauss.
— Et nous n’avons absolument pas à rougir de ce que nous sommes devenus, souligna Markus.
— Bien au contraire ! s’exclama Almah.
— Si ce journaliste a besoin de témoignages, nous nous y collerons Almah et moi, en veillant au grain, décida Markus dont je connaissais l’attention pointilleuse. Et toi, Ruthie, tu serviras de garde-fou. Le moment venu, je te laisserai la vedette, Almah, si tu en es d’accord, je ne tiens pas particulièrement à être sur le devant de la scène. Si tu ne vois pas d’inconvénient à ce que ta femme joue les vedettes, ajouta-t-il en se tournant vers Heinrich.
Celui-ci se contenta d’incliner la tête en signe d’approbation. Cette histoire n’était pas la sienne. Puis se ravisant, il glissa un sourire ironique en direction d’Almah :
— Ce ne sera pas la première fois, et sans doute pas la dernière non plus, n’est-ce pas ma chère ?
— Je ne vois pas du tout à quoi tu fais allusion, mon cher, lui rétorqua Almah avec un clin d’œil. D’accord Markus, faisons comme ça, ajouta-t-elle enthousiaste, si cela convient à tout le monde.
Nous étions tous d’accord. Et je sentais ma mère ravie de l’occasion qui lui était donnée de se raconter et de revivre l’odyssée de sa jeunesse.
*
Accompagnée d’Almah, j’allais accueillir Dieter Müller dans notre nouvel aéroport. Nous le reconnûmes immédiatement, la trentaine, grand, blond, pâle de peau, il portait un gilet de reporter multipoche et un sac de photographe jeté sur l’épaule. « Une caricature d’Aryen doublée d’un journaliste de bande dessinée », me souffla Almah en catimini en enfonçant un coude dans mes côtes. Je retins un éclat de rire.
Dès la première poignée de main, franche, chaleureuse, je pris Dieter en sympathie et je crois bien qu’Almah aussi. Il était bien trop jeune pour avoir connu la guerre, ce qui cloua le bec des râleurs et des revanchards. Son âge et son sincère intérêt à notre endroit balayèrent les réticences que sa démarche avait pu faire naître. Nous lui avions offert l’hospitalité à la finca, qui comptait désormais quatre bungalows pour les amis, comme nous appelions les petites dépendances que nous avions construites au fur et à mesure que la famille s’agrandissait.
Almah entraîna Dieter à cheval à l’assaut des lomas, lui ouvrit les portes de notre cimetière, celles de la synagogue que nous n’utilisions plus que pour les grandes occasions, et celles, plus intimes, de nos albums de photographies. Il y eut des repas joyeux, des expériences culinaires – Dieter découvrit le mangú et la Sachertorte à la mangue, une curiosité métisse de Rosita, parfaite illustration de notre culture hybride –, des chevauchées fantastiques, un bain de nuit, des séances d’observation des étoiles et de longues, très longues conversations.
*
Le dernier soir avant le départ de Dieter, nous nous balancions mollement dans les mecedoras de la terrasse en sirotant un rhum au gingembre.
— D’où vous vient cet intérêt pour notre communauté, Dieter ? Car je sens bien que vous n’avez pas tout dit.
Almah fixait le journaliste avec un regard inquisiteur. Son intuition ne la prenait jamais en défaut. Sous son hâle tout frais, le rouge monta aux joues de Dieter et une ride qui n’était pas de son âge se dessina sur son front. Il était manifestement dérouté d’avoir été percé à jour. Quand il prit la parole, son ton était grave :
— Mon père avait dix-huit ans en 1938. Il a fait partie des Jeunesses. Il a placardé des écriteaux dans les parcs, les tramways et les bains publics. Il a défilé le bras levé, il a peint des étoiles de David sur des vitrines… Il a eu le temps de s’en repentir, bien avant de mourir d’un cancer. Mais c’est une tache indélébile.
Il y eut un silence gêné. Un ange passa. Dieter se racla la gorge et d’un ton plus léger, avec un enthousiasme un peu forcé :
— Il ne faudrait pas croire que c’est pour racheter ce qu’a fait mon père dans sa jeunesse, ou quelque chose de cet ordre-là. Non. Mais depuis toujours j’éprouve à l’endroit des histoires d’émigrés un intérêt sincère. Cette réinvention des vies me bouleverse. C’est quelque chose qui a à voir avec la grandeur de l’homme. Qui plus est la vôtre, dans les conditions que l’on sait.
Il secoua la tête comme pour chasser de vieux démons et son regard s’attarda sur Almah comme s’il attendait une sorte d’absolution. Elle acquiesça. Dieter reprit, comme soulagé :
— Jamais un reportage ne se sera révélé plus aisé et plus plaisant à réaliser. Vraiment, je ne sais pas comment vous remercier pour votre accueil et votre hospitalité. Ce n’était pas une enquête, c’étaient de vraies vacances !
— Nous sommes comme ça, nous les Juifs dominicains ! plaisanta Almah.
— Nous les Dominicains, la corrigeai-je.
— Faites-nous donc un bel article, racontez ce que vous avez vu, ce que vous avez ressenti, et dites-leur bien qu’ils ne nous manquent pas, ajouta Almah.
— N’êtes-vous jamais retournée en Autriche ? demanda Dieter, et je sentis que cette question lui brûlait les lèvres depuis longtemps.
C’était un sujet tabou, un des rares qui existât entre ma mère et moi. Chaque fois que je tentais de la questionner, que j’évoquais l’éventualité d’un voyage dans le pays de son enfance, un voyage que j’aurais tant aimé faire avec elle, elle se refermait comme une huître. À mon grand regret, cela semblait sans appel.
— Non !
Le ton d’Almah était ferme et catégorique. Une fin de non-recevoir. Comme de juste.
— En avez-vous eu l’envie ?
— Non ! réitéra Almah. L’Autriche ne me manque pas. Mon pays, c’est cette île depuis très longtemps. Un pays dans lequel je n’ai jamais cessé d’être en exil, mais un pays hors duquel, n’importe où, je serais en exil.
Almah laissa Dieter méditer sa formule quelques secondes. Il ne pouvait que partiellement en appréhender la signification, ne connaissant pas les morts de ma mère, ni ceux de Vienne, ni ceux qui la liaient à cette île.
— Sacré paradoxe, hein ? le nargua-t-elle. Et je vous assure, mon cher Dieter, que malgré les soubresauts de la politique, malgré la corruption rampante, malgré les problèmes sociaux, nous sommes très bien ici. Infiniment mieux que dans cette vieille Europe qui ne cesse de lécher ses plaies.
— Vous avez raison. Ma génération a été élevée sous la chape de la culpabilité. Nous avons reconsidéré l’histoire en long, en large et en travers.
— Ce qui n’empêche pourtant pas certains de nier l’évidence.
— Vous voulez parler des révisionnistes ? On a affaire à une bande de fanatiques totalement aveuglés et qui plus est limités intellectuellement, pour rester poli.
— De vrais cons, vous voulez dire ? Vous voyez, rien ne change… sourit Almah triomphalement.
Dieter se balança doucement pendant quelques secondes, semblant peser le pour et le contre d’une décision. Il prit une grande respiration et se lança.
— Savez-vous que vous pouvez désormais demander réparation pour tous les biens dont vous avez été spoliés ? Il y a eu des précédents, et même des lois. Je pourrais vous aider, ajouta-t-il avec une ferveur presque enfantine.
— À vrai dire, cela ne m’intéresse pas. C’est une bataille d’arrière-garde, et inutile de surcroît. Vous l’avez constaté, nous vivons au paradis. La page est tournée depuis bien longtemps. Nous ne manquons de rien ici et surtout pas de souvenirs. Alors les biens matériels…
— Tout de même, s’enflamma Dieter, c’est un combat juste et légitime. Ça a valeur de symbole. La preuve : la plupart de ceux qui se sont engagés dans cette voie ont obtenu gain de cause. Et ils ont presque tous choisi de se défaire des biens restitués au profit d’associations ou de musées.
— C’est exactement ce que nous avons fait avec mon second mari, figurez-vous.
Et Almah entreprit de raconter à Dieter l’histoire du tableau de Max Kurzweil. Suspendu à ses lèvres, le journaliste n’en perdait pas une miette. Quand Almah mit le point final à son récit, Dieter avait les yeux qui brillaient.
— Votre histoire, Almah, c’est un véritable roman !
— Toute la vie de ma mère est un véritable roman, c’est ce que je dis toujours, ajoutai-je en guise de conclusion. Et si nous allions nous coucher maintenant ? Il se fait tard et demain vous avez un avion à prendre.
*
Deux mois plus tard, un paquet en provenance d’Allemagne atterrissait dans notre boîte postale, une dizaine d’exemplaires du Spiegel. En couverture, sous le titre « Sosúa, lointaine terre promise des Juifs allemands et autrichiens, le kibboutz des Caraïbes », une vue panoramique de la baie ; en médaillon, un portrait d’Almah rayonnante : « Une pionnière raconte… »
Je me jetai sur les huit pages du dossier, un reportage juste et empreint d’admiration, bien ficelé et fort documenté. Et pour cause : nous avions mis à la disposition de Dieter toutes nos archives. Je distribuai les exemplaires de l’hebdomadaire : trois pour l’école, deux pour notre bibliothèque, un pour les archives du journal et un pour les archives de la Dorsa. J’en gardai un à la maison, un pour Markus et un pour Almah qui s’empressa de le faire disparaître dans sa valise aux souvenirs, comme je devais le découvrir des années plus tard.
J’envoyai un télex à Svenja pour la prévenir de la parution, sûre qu’elle ne manquerait pas d’acheter l’hebdomadaire en Israël, et un autre pour remercier Dieter et lui demander d’en envoyer un exemplaire au Joint à New York.
Si nous avions été plus perspicaces, nous aurions entrevu les conséquences de la publication de l’article. Almah se serait sans doute abstenue de répondre à l’interview. Car Der Spiegel fit des émules. Après la parution du dossier de Dieter, débarquèrent à Sosúa des flots d’Allemands et d’Autrichiens curieux de notre histoire, puis ce fut un magazine américain et un historien autrichien. Nous sortions définitivement de l’ombre.

Modèle
Juin 1982
New York, le 20 juin 1982
Ma Ruthie,
Des nouvelles du front new-yorkais où les premières grosses chaleurs nous promettent un été caniculaire, ce qui me donne un prétexte tout trouvé pour revenir chez nous pendant quelques semaines… »

Extraits
« Anacaona ouvrit la voie. Nathan venait d’entamer un parcours chorégraphique qui allait faire de lui une figure importante de la danse contemporaine. Il imprimerait un style unique et innovant, soutenu par un langage chorégraphique narratif questionnant l’identité, un reflet de l’époque. Avec Arturo, ils vogueraient de succès en succès. «Pas des succès d’estime, mais de bons gros succès commerciaux», comme s’en vanterait Nathan, qui avait gardé quelque chose d’enfantin dans ses rodomontades,
Quelques années plus tard, leur ballet intitulé Terre promise, une ode à l’exil qui retraçait, pour qui savait lire entre les lignes, l’historiographie familiale, serait carrément porté aux nues et ferait de Nathan un des chorégraphes les plus courtisés au monde, consacré en 1998 par un American Dance Festival Award. » p. 146

« Tant de choses étaient advenues, tant de vies s’étaient construites ici, des bonheurs, des drames aussi, cela donnait le vertige. J’oubliais les petites jalousies, les rancœurs, les mesquineries, pour ne garder que les sourires. Avec leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, ils s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page de leur vie, la page essentielle, celle sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.
La synagogue n’avait pu accueillir tout le monde pour le service religieux et les invités piétinaient sur la pelouse en une cohue compacte.
Il y eut des embrassades, des accolades, des rires, des congratulations, des confidences, des séances de photographie, des toasts, des libations, des agapes, des chants, des danses, des gueules de bois, et des larmes, beaucoup de larmes. » p. 165-166

À propos de l’auteur
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Catherine Bardon est une amoureuse de la République dominicaine où elle a vécu de nombreuses années. Elle est l’auteure de guides de voyage et d’un livre de photographies sur ce pays. Son premier roman, Les Déracinés (Les Escales, 2018 ; Pocket, 2019), a rencontré un vif succès. Suivront L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), et Un invincible été (2021). (Source: Éditions Les Escales)

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Vers le soleil

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En deux mots
Comédien désargenté, Sacha se voit proposer un rôle inhabituel, jouer le rôle d’un oncle pour une petite fille malade. En quelques années, il va prouver son talent, mais surtout s’attacher à sa «nièce». Lorsqu’ils sont en vacances en Toscane, il apprend que sa mère fait partie des disparues de la catastrophe de Gênes…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Tu es le soleil de ma vie»

Julien Sandrel nous revient avec un quatrième roman en quatre ans. «Vers le soleil» est tout aussi réussi que les précédents et démontre avec beaucoup d’émotions à la clé qu’on choisit sa famille!

Depuis le succès de son premier roman La chambre des merveilles, paru en 2018, Julien Sandrel nous offre tous les ans un nouveau livre. Avec La vie qui m’attendait et Les étincelles, il a à chaque fois exploré un univers différent, mais il a aussi à chaque fois trouvé le scénario bluffant, la situation qui entraine le lecteur à partager de fortes émotions en suivant des personnages qu’il n’a plus envie de lâcher.
Disons-le d’emblée, Vers le soleil ne déroge pas à la règle. Toujours fort générateur d’émotions, il ajoute même cette fois une tension digne du meilleur des polars.
Cela commence par une rencontre à la terrasse d’un café parisien. Sacha, le narrateur, aimerait oublier ses petits boulots et percer enfin comme comédien. Mais pour l’instant, il fait surtout de la figuration, comme dans ce Malade imaginaire où il a un petit rôle. Très vite, il n’écoute plus ses partenaires, car il est subjugué par une femme attablée un peu plus loin. Et si sa tentative d’approche est plutôt maladroite, il parvient tout de même à laisser son numéro de téléphone à Tess, la belle inconnue.
Contre toute attente, elle va le rappeler pour… lui proposer un rôle. Les médecins lui ont conseillé d’entourer sa fille malade de figures paternelles, elle qui est née prématurément et sans père. D’abord incrédule, Sacha va accepter et s’inventer un rôle de tonton. Et cette fois, il a un premier rôle qu’il remplit à merveille.
Au fil des ans, il est de plus en plus présent et va finir par accepter de partir avec sa nièce en vacances en Toscane. Tess les rejoindra après une visite à Gênes chez son amie Francesca. Nous sommes le 14 août 2018 et Francesca vit avec son fils au pied du Pont Morandi.
Alors que Sacha passe un bon moment avec sa nièce au parc aquatique, une longue portion du pont s’effondre, écrasant la maison de Francesca, qui parviendra à fuir. Les autres occupants sont portés disparus et ne répondent plus au téléphone.
Sacha ne veut pas affoler Sienna et décide de ne rien lui dire. Mais ce dilemme n’est rien à côté de ce que lui apprend Francesca sur Tess. Victime de violences conjugales, elle a fui son pays et changé d’identité, Sophie Moore devenant Tess Moreau, après que Tom, son compagnon, ait été arrêté avant qu’il ne mette ses menaces de mort à exécution.
«Sacha, tu sais que je suis une incorrigible optimiste, alors ce que Je pense intimement, c’est que Tess ne mourra pas. Mais je suis aussi une pragmatique. J’ai appris à envisager le pire. Sacha, si Tess mourait, non seulement tu n’aurais aucun droit sur Sienna, mais la police remonterait la piste Sophie Moore, tôt ou tard. Les parents de Tess découvriraient l’existence de Sienna, et deviendraient ses tuteurs officiels. À moins que…
Mon Dieu. J’ai compris ce qu’elle s’apprête à dire. Je formule moi-même la suite, d’une voix blanche.
— À moins que Tom ne comprenne que Sienna est sa fille, et n’en demande la garde.»
En prenant la route pour Capalbio et le Jardin des Tarots de Niki de Saint-Phalle avec Sienna, on imagine tout à la fois le flot d’émotions et la difficulté à continuer à faire comme si de rien n’était. D’autant que l’étau se resserre. Comme le lui apprend sa logeuse, Sienna est désormais recherchée par la police. Alors qu’à Gênes, il n’y a aucun signe de vie des victimes, Sacha doit prendre la fuite. Parviendra-t-on à sauver Livio et Tess? Sacha réussira-t-il à échapper à la police? Quand faudra-t-il dire la vérité à Sienna? Comment la parenté de Sophie Moore va-t-elle réagir? Tels sont désormais les enjeux de ce roman que Julien Sandrel mène tambour battant, comme à son habitude.
Entre les mots d’enfant et les combats des adultes, entre l’envie d’un cocon protecteur pour la petite fille et les drames qui ont frappé sa mère, le romancier choisit d’aller, envers et contre tout, Vers le soleil.

Vers le soleil
Julien Sandrel
Éditions Calmann-Lévy
Roman
268 p., 18,50 €
EAN 9782702166376
Paru le 24/02/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, en Grande-Bretagne, notamment à Durham, Cambridge et Douvres, puis en Espagne, à Madrid. Le circuit des vacances passe par l’Auvergne et Saint-Nectaire, puis par la Provence et Marseille, Aix-en-Provence, Sanary, Hyères et Saint-Raphaël avant de gagner l’Italie, à Gênes, à San Casciano, Capalbio, Grosetto, Sienne, Venise, puis sur la route allant vers la Slovénie.

Quand?
L’action se déroule principalement en août 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
IL N’EST RIEN POUR ELLE, MAIS ELLE N’A PLUS QUE LUI…UN BIJOU D’ÉMOTION
14 août 2018. Tess part vers la Toscane, où elle doit rejoindre pour les vacances sa fille Sienna et l’oncle de celle-ci, Sacha. Mais alors qu’elle fait étape chez sa meilleure amie à Gênes, un effroyable grondement ébranle la maison, et tout s’écroule au-dessus d’elle. Une longue portion du pont de Gênes vient de s’effondrer, enfouissant toute la zone. Tess est portée disparue.
Lorsque Sacha apprend la catastrophe, c’est tout leur univers commun qui vole en éclats. Tous leurs mensonges aussi. Car Sacha n’est pas vraiment l’oncle de cette petite fille de neuf ans : il est un acteur, engagé pour jouer ce rôle particulier quelques jours par mois, depuis trois ans. Un rôle qu’il n’a même plus l’impression
de jouer tant il s’est attaché à Sienna et à sa mère. Alors que de dangereux secrets refont surface, Sacha sait qu’il n’a que quelques heures pour décider ce qu’il veut faire si Tess ne sort pas vivante des décombres : perdre pour toujours cette enfant avec laquelle il n’a aucun lien légal… ou écouter son cœur et s’enfuir avec elle pour de bon ?
En attendant, il décide de cacher la vérité à la petite fille, et de la protéger coûte que coûte.

Les autres critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Carobookine
Blog J’adore la lecture

Les premières pages du livre
« Le pont de Gênes, également appelé pont Morandi, est un édifice à haubans mis en service en 1967, afin de permettre à l’autoroute A10 – dite « autoroute des fleurs » – de franchir le val Polcevera, entre les quartiers de Sampierdarena et Cornigliano.
Le 14 août 2018 à 11 h 36, une longue portion du pont de Gênes s’est effondrée.
Le bilan définitif de la catastrophe, établi cinq jours plus tard, fait état de quarante-trois morts et seize blessés.

SACHA
Trois ans auparavant
Je m’appelle Sacha.
J’ai trente ans, j’habite à Paris, je suis comédien, et c’est en référence à Guitry que ma mère m’a nommé ainsi. Voilà pour ma biographie légèrement enjolivée, la version curriculum vitae.
Dans la vraie vie, j’habite une chambre de bonne Porte de La Chapelle, mon prénom résulte de l’adoration de feu ma génitrice pour Sacha Distel, j’essaie d’être acteur mais finis le plus souvent figurant.
Alors puisqu’il faut bien manger et que je ne suis pas allé très loin dans les études, j’exerce tout un tas d’activités : dès lors qu’on ne me demande pas de tuer quelqu’un, je suis assez peu regardant. J’ai été, en vrac, et dans le désordre : baby-sitter, jardinier, guide touristique improvisé pour touristes chinois, serveur, livreur, distributeur de prospectus, promeneur de chiens, participant à des sondages rémunérés (jusqu’à ce que les instituts s’en aperçoivent), homme de ménage, téléconseiller. On m’a même déjà payé pour faire la queue à la place de quelqu’un – oui, ça existe vraiment. Je pourrais essayer de me stabiliser, prendre un job et le garder, mais cela signifierait la fin de mes rêves de théâtre, et je ne suis pas prêt à y renoncer.
Je n’ai jamais connu mon père, et ma mère est morte quand j’avais quatorze ans. D’une overdose, dans la chambre d’hôtel d’un comédien un peu connu qu’elle aimait trop, au point de laisser son fils unique dîner seul, se coucher seul, se débrouiller seul. Je crois qu’on peut dire que je suis un vieux routier de la solitude. J’ai appris dans la douleur à quel point se lier à quelqu’un pouvait rendre malheureux, alors je ne m’attache pas. Je ne me sens bien que dans l’éphémère.
C’est sans doute pour cela que je voue une passion aux représentations fugaces de présents fantasmés : le théâtre bien sûr, mais aussi les haïkus, ces courts poèmes japonais qui visent à dire et célébrer l’évanescence des choses. On est parfois surpris quand je récite un haïku, ça ne colle pas avec ce que je dégage, apparemment : avec mon mètre quatre-vingt-cinq et mon allure sportive, on s’attend plutôt à m’entendre parler de boxe ou de football – les gens sont pétris de préjugés.
*
Lorsque je l’aperçois pour la première fois, je suis dans un café, au cœur du Xe arrondissement de Paris. Elle est en grande conversation avec une amie, à quelques mètres de moi. Sa grâce, son port de tête de danseuse, sa peau diaphane, ses grands yeux clairs mélancoliques, tout en elle aimante mon regard.
Je sors d’une représentation du Malade imaginaire, dans lequel je tiens le rôle ô combien gratifiant d’un apothicaire muet, je suis avec un groupe de collègues comédiens, mais je ne les écoute que distraitement, car j’observe cette inconnue du coin de l’œil. Quand son amie l’embrasse et quitte le bar, elle reste seule, quelques instants. J’hésite. Je n’aborde jamais une femme de cette façon. Éphémère n’est pas synonyme d’inconséquent, et je n’aime pas l’idée que l’on puisse me prendre pour un dragueur. Mais je ne peux pas faire autrement. Quelque chose en elle m’attire irrésistiblement. Si je n’y vais pas, je le regretterai.
Je prends une grande inspiration, et mon courage à deux mains. Un frisson parcourt mon corps, lorsque je m’élance vers elle. Je l’aborde, lui propose un verre, qu’elle refuse poliment. Je propose une verveine, elle refuse en souriant. Je propose de l’épouser, elle refuse en éclatant de rire. Sa beauté est encore plus évidente, à cette distance réduite. Elle me fixe étrangement, je prends ses œillades pour des encouragements… jusqu’au moment où elle m’assène « vous avez du noir, là », en désignant une coulure le long de ma joue droite. Et merde, j’avais oublié que j’étais encore maquillé. Je saisis l’occasion pour entamer une vraie conversation, elle continue de sourire, mais soudain son visage se crispe. Elle me lance un « je dois y aller, désolée… », rassemble ses affaires, dépose de la monnaie sur la table, se dirige vers la sortie. Comme si un mécanisme d’autodéfense venait de se mettre en branle, lui intimant l’ordre de fuir, sur-le-champ.
Je ne peux pas la laisser partir comme ça. J’attrape une serviette en papier, y note mon numéro de téléphone et improvise un pseudo-haïku :
Sacha – avec ou sans mascara
J’anime vos soirées, vos bar-mitsva,
votre vie.
(Rayer les mentions inutiles.)
Je cours dans la rue, lui tends la missive. Elle me regarde comme si j’étais un extraterrestre. Elle rit de nouveau, se saisit du bout de papier, puis s’éloigne.
À cet instant, je pense sincèrement ne jamais la revoir.
Pourtant, quelques semaines plus tard, je reçois un coup de fil inattendu. Elle me propose un rendez-vous, et ajoute un mystérieux : « Ce que j’ai à vous demander n’est pas banal. »
Que peut donc avoir à me dire cette belle inconnue ? Ayant une imagination fertile, je me prends à envisager différents scénarios – la plupart sexuels, il faut bien l’avouer… Ma curiosité est en tout cas aiguisée.
Il est prévu que nous nous retrouvions dans le même café, au bord du canal Saint-Martin. La fébrilité avant un rendez-vous amoureux n’est pas l’apanage des femmes, contrairement à ce que nous ont inculqué des siècles d’histoires de princesses-qui-mettent-des-plombes-à-se-pomponner et de princes-séduisants-sans-effort-ni-artifice. J’essaie différentes tenues… mais je décide d’opter pour la sobriété : jean brut et T-shirt blanc fluide. Je conserve une barbe de trois jours – qui me donne un air plus adulte –, et je coiffe-décoiffe ma chevelure noire aux boucles difficilement domptables.
En sortant du métro République, je prépare mes répliques – chassez l’acteur, il revient au galop. J’hésite à tenter la carte de l’humour, et puis je me dis que ça a plutôt fonctionné lors de notre première rencontre, alors pourquoi pas ? Juste avant d’entrer dans le bar, j’extrais de mon sac à dos de survie professionnelle de quoi ajouter une petite touche personnelle à mon look. Je sais bien qu’en me déguisant, je gagne en assurance : je me sens plus sûr de moi dans un costume de comédien.
J’ouvre la porte, et l’aperçois tout de suite. Aussi lumineuse que dans mon souvenir. Et elle… il lui est impossible de me rater.
— J’ai pensé que sans la coulure noire sur le visage vous risquiez de ne pas me reconnaître. Bonjour, mademoiselle. Je ne sais même pas comment vous vous appelez.
Elle observe en souriant ma joue barbouillée, ma presque révérence. Elle est surprise, amusée, c’est visible. Mais elle bride ses réactions. Elle se lève pour m’accueillir, et me tend la main. Mode formel, donc. J’ai tout à coup un peu honte de ce maquillage noir qui me barre le visage. Je me rends compte que, loin de briser la glace, cette approche clownesque a peut-être créé une distance entre nous. Quel con.
— Je m’appelle Tess. Vous, c’est Sacha, c’est bien ça ?
J’acquiesce pour la forme, tout en sortant un mouchoir et un démaquillant.
— Tess, vous avez un léger accent…
— Je suis anglaise, mais je vis en France depuis longtemps.
Elle parle un français parfait. Le seul indice de son origine étrangère, c’est sa manière de prononcer, quasiment à l’identique, les sons « en » et « on ».
Elle continue, imperturbable.
— Sacha, je vais aller droit au but. Vous m’avez dit être comédien, et vous avez mentionné le nom du théâtre dans lequel vous jouiez le soir de notre rencontre. J’ai fait une recherche sur vous sur le web… et comment dire ? J’ai remarqué que votre carrière d’acteur comporte… quelques périodes creuses. Ne le prenez pas mal… mais je me suis dit que vous cherchiez peut-être un complément de revenu.
— Je ne le prends pas mal, mais comme entrée en matière vous avouerez qu’on a connu plus sympathique qu’une analyse critique de CV…
— Pardon, je ne voulais pas… Pardon, vraiment.
Elle baisse les yeux. Semble désolée. Sincèrement. Maladroite, désolée, désuète aussi dans sa façon de se tenir, dans ses gestes, dans ses mots. Un certain charme nineties, accentué par cette pince de collégienne qui orne sa chevelure dorée. Elle m’attire, sans que je puisse vraiment me l’expliquer.
Je lui souris, l’encourage à poursuivre, tout en finissant de me démaquiller.
— Sacha, j’ai un travail à vous proposer. Rémunéré, bien sûr.
Elle plante ses yeux dans les miens. J’y décèle une ombre, troublante, singulière, qui s’estompe vite. C’est étrange, cette sensation, alors même que son regard est très bleu. L’espace d’un instant, j’ai cette image de romance bas de gamme qui me traverse : ses yeux sont pareils à des lacs. Ça a l’air idiot dit comme ça, mais ils en ont la couleur et la profondeur, à la fois translucide et opaque, attirante et inquiétante. Elle prend une grande inspiration, puis se lance.
— Sacha, j’aimerais que vous soyez le père de ma fille.
Je la regarde avec des yeux ronds. Et un sourire mi-amusé, mi-lubrique. Elle se rend compte de l’absurdité des mots qu’elle vient de prononcer, et éclate de rire.
— Je suis maladroite, ça n’est pas ce que je voulais dire !
Elle continue de glousser quelques secondes. Lorsqu’elle rit, des petites rides apparaissent au coin de ses yeux, allongeant son regard. Quel âge a-t-elle ? Je dirais vingt-sept, vingt-huit ans, soit deux ou trois ans de moins que moi. Elle s’éclaircit la voix, boit une gorgée d’eau, se reprend.
— J’ai une fille de six ans. Elle s’appelle Sienna. C’est une enfant… particulière. Elle traverse une passe difficile. Je travaille beaucoup, elle est souvent seule, j’ai essayé de l’inscrire à des activités, au centre de loisirs, mais elle n’y est pas heureuse. La psychologue scolaire m’a conseillé de l’entourer d’autres adultes, d’autres figures d’autorité. Or, je suis assez solitaire…
Je ne comprends pas bien en quoi cela me concerne, mais elle n’a pas fini.
— J’ai vu un reportage, il y a quelques jours. À propos d’un comédien, au Japon, qui endosse des rôles… dans la vraie vie. Une sorte d’acteur pour clients privés, qui, selon la demande, peut jouer un meilleur ami, un mari, un proche éploré lors de funérailles. Le reportage suivait des clients de cet homme, qui expliquaient à quel point son intervention les aidait à combler des failles, dans leur vie. Son entreprise a beaucoup de succès, apparemment. Mais je n’ai pas trouvé d’équivalent en France.
Elle marque une pause. Dirige ses yeux azur vers les miens. Je crois avoir compris ce qu’elle me demande. Pure folie.
— Sacha, je voudrais donner à ma fille une image de son père, ainsi qu’une présence masculine à laquelle elle puisse se raccrocher. J’aimerais vous proposer de jouer ce rôle auprès d’elle. Vous pourriez prétendre être un proche du père de Sienna, quelqu’un qui l’aurait bien connu dans sa jeunesse, et qui ne l’aurait plus revu depuis. Vous seriez libre d’inventer la vie rêvée de ce père, et de la lui raconter. Il s’agirait de quelques après-midi par mois, pas plus.
Et merde, sous ses apparences de normalité, cette femme est une cinglée. OK, j’aime les filles originales, mais celle-ci est un cran au-dessus. On est bien loin du rendez-vous galant que j’espérais.
— Vous plaisantez, je suppose ? Et le père de votre fille, où est-il ?
La question est cruciale. Sensible aussi, étant donné la fébrilité que je décode soudain, à travers les mouvements de ses mains.
— C’était un homme d’un soir. J’étais jeune, j’avais trop bu. Je ne connais même pas son nom. Je ne sais rien de lui, je ne l’ai jamais revu, n’ai jamais cherché à le revoir. J’élève ma fille seule, depuis toujours.
Je réfléchis quelques instants. Elle reste calme, silencieuse. Crispée, aussi.
— Pardon Tess, mais vous n’avez pas de famille ? Pas d’amis ? Ou bien vous ne pourriez pas simplement lui dire la vérité, à votre fille ? Qu’elle ne connaîtra jamais son père, mais qu’il faut avancer quand même ? Moi je n’ai jamais connu le mien, et ma mère est morte quand j’avais quatorze ans. Eh bien j’avance, malgré tout. Pas très vite, pas très loin, mais je fais de mon mieux.
— Je n’ai personne sur qui compter, au quotidien. Vous trouvez peut-être cela pathétique, mais c’est comme ça. Et je suis désolée pour vos parents.
— Vous ne pouviez pas savoir.
J’observe son visage, son regard. Cherchant à y déceler ses motivations profondes. Elle ne me dit pas tout, c’est évident. Une image me traverse. Ma mère, ses hommes d’un soir, sa solitude, ses espoirs déçus. Je secoue la tête, ma mère n’a rien à faire là. Et puis cette fille n’a pas l’air d’une droguée.
Je devrais prendre mes jambes à mon cou, me tirer vite et loin. Mais, je ne sais pas pourquoi, je reste scotché à ma chaise. À poursuivre cette discussion surréaliste. Peut-être parce que la douleur que je pressens derrière la demande de cette inconnue m’émeut plus que je ne veux bien me l’avouer. Il y a en elle des cicatrices auxquelles je ne peux rester insensible. Comme un écho de ma propre histoire. Je suis bien placé pour savoir que l’on a parfois besoin d’un peu d’aide pour pouvoir regarder l’avenir en face. Cette jeune femme a un sacré culot, un sacré courage de venir me demander ça. De quoi protège-t-elle sa fille ? Que cherche-t-elle exactement, par cette demande désespérée ?
— Sacha, je vois bien ce que vous pensez. Vous me croyez folle, et vous avez sûrement un peu raison. Nous n’avons pas parlé argent, mais je peux vous proposer cinq cents euros par mois. Pour une après-midi par semaine.
Ah oui, quand même. Pour moi qui jongle entre mes allocations d’intermittent et mes petits boulots, c’est loin d’être négligeable.
— Si je fais deux après-midi par semaine, vous montez à mille balles ?
— N’exagérez pas.
Elle sourit. Moi aussi.
— Tess, vous ne me connaissez pas. Qu’est-ce qui vous fait penser que je serai à la hauteur de ce que vous espérez ? Que je ne suis pas un criminel sans foi ni loi, ou un pédophile ?
— Disons que c’est une intuition, un alignement de planètes. Le reportage japonais est arrivé peu après notre rencontre. Et j’avais gardé votre petit mot, puisqu’on n’est jamais à l’abri d’une organisation de bar-mitsva intempestive…
Elle accompagne cette dernière phrase d’un demi-sourire, et baisse les yeux.
— Bien évidemment, je serai présente à vos côtés lors des premiers rendez-vous. J’aime ma fille plus que tout. Je ne prendrais jamais aucun risque.
Nourrissant plus d’ambition de séduction de cette jeune femme que de rêves de parentalité, je dois avouer que l’argument « je serai présente à vos côtés » fait mouche. Et puis je ne peux pas me permettre de cracher sur une telle somme. Au fond, que me propose-t-elle ? Cinq cents euros mensuels pour me transformer en conteur, et passer une après-midi par semaine avec elle et sa fille. On a connu pire.
Je dois être un peu dingue moi aussi, car ce job incongru m’excite beaucoup. Je ne sais pas dans quoi je m’embarque, mais j’ai envie d’accepter.
— Sacha ? Qu’en pensez-vous ?
J’en pense que j’ai déjà plein d’idées concernant la vie rêvée de ce père…
— Si – et je dis bien si – j’étais d’accord, ce serait à une condition : rester entièrement libre. Pouvoir mettre fin à ces séances quand bon me semble. Ne vous inquiétez pas, si cela devait arriver, je ne partirais pas comme un voleur, sans explication ni au revoir auprès de votre fille.
— Votre demande me semble légitime, et plutôt saine à vrai dire. Vous verrez, Sienna est une petite fille merveilleuse. Et je ne dis pas ça parce que c’est ma fille. Vous vous en rendrez vite compte.
Elle se lève, me tend la main. Je prends sa paume dans la mienne, et la garde un peu plus longtemps que nécessaire. Je crois déceler une légère rougeur sur son visage. Sur le mien aussi – et je sais qu’elle n’est pas seulement due au démaquillant.
Un dernier silence. Une dernière hésitation, de part et d’autre.
— Alors à bientôt, Sacha ?
— À bientôt, Tess. »

Extrait
« Sacha, tu sais que je suis une incorrigible optimiste, alors ce que Je pense intimement, c’est que Tess ne mourra pas. Mais je suis aussi une pragmatique. J’ai appris à envisager le pire. Sacha, si Tess mourait, non seulement tu n’aurais aucun droit sur Sienna, mais la police remonterait la piste Sophie Moore, tôt ou tard. Les parents de Tess découvriraient l’existence de Sienna, et deviendraient ses tuteurs officiels. À moins que…
Mon Dieu. J’ai compris ce qu’elle s’apprête à dire. Je formule moi-même la suite, d’une voix blanche.
— À moins que Tom ne comprenne que Sienna est sa fille, et n’en demande la garde. » p. 94

À propos de l’auteur
SANDREL_Julien_©p_LourmandJulien Sandrel © Photo P. Lourmand

Julien Sandrel a 39 ans. La Chambre des Merveilles (Prix Méditerranée des lycéens 2019, Prix 2019 des lecteurs U), son premier roman, a connu un succès phénoménal en librairie. Vendu dans vingt-six pays, il est en cours d’adaptation au cinéma. Suivront La vie qui m’attendait (2019), Les étincelles (2020) et Vers le soleil (2021), (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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Erika Sattler

BEL_erika_sattler  RL2020  

En deux mots:
Erika Sattler, épouse d’un officier SS, doit quitter la Pologne au moment où l’armée soviétique se rapproche. Durant son voyage, elle aura l’occasion de se rendre compte des exactions commises par les nazis et de leur moral en berne. Mais reste persuadé de la victoire du national-socialisme.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Mon bel idéal national-socialiste

Spécialiste des «portraits de femmes qui dérangent et secouent», Hervé Bel confirme son talent avec Erika Sattler, une jeune femme qui a embrassé l’idéal national-socialiste et veut encore croire à la victoire alors que l’armée russe avance.

J’ai découvert Hervé Bel grâce à Caroline Laurent qui a publié son roman La femme qui ment aux Escales, où elle a elle-même publié ses livres Et soudain, la liberté et Rivage de la colère. Après avoir beaucoup aimé Les choix secrets (disponible en poche), j’ai adoré Erika Sattler, car encore une fois se vérifie la promesse de son éditrice: «Hervé excelle dans les portraits de femmes qui dérangent et secouent.»
Nous sommes cette fois dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, au moment où un prisonnier parvient à fuir son camp de travail. Celui qui apporte son aide est un jeune officier SS, Paul Sattler.
Une main tendue assez étonnante venant d’un homme qui n’a pas la réputation d’être un tendre. Peut-être sent-il que le vent est en train de tourner? En ce début 1945 l’armée russe ne cesse de gagner du terrain et il faut songer à se replier.
Après avoir démonté l’usine de guerre qui emploie quelque 4000 personnes et organisé le convoyage des pièces détachées et des hommes vers l’Allemagne, il s’occupe du voyage de son épouse Erika qui l’avait suivi en Pologne.
Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’elle se prépare aussi à quitter Gerd Halter, son amant. Après l’avoir croisé à Fribourg sept ans plus tôt, elle avait retrouvé le beau blond devenu commandant SS quinze jours plus tôt. Après une dernière nuit d’amour, elle prend la direction de Posen (aujourd’hui Poznan), première étape d’un voyage qui s’annonce très éprouvant.
Les trains sont non seulement pris d’assaut, mais ils font l’objet d’attaques aériennes qui vont forcer les passagers à descendre et à fuir. Erika se retrouve alors en compagnie d’une poignée de survivants à errer sur les routes. Le froid et la faim viennent s’ajouter à la peur de croiser des habitants hostiles ou des Russes dont la sauvagerie est déjà légendaire. Ils pillent les maisons, violent les femmes avant de tout détruire. Aidé par un soldat Allemand, Erika parviendra à s’en sortir, contrairement à la mère du petit Albert, désormais orphelin et qu’elle va prendre avec elle, après lui avoir fait une promesse: «Tu as entendu parler de Jésus, je suis sûr? Eh bien, c’était un juif! Et cela a donné les catholiques. Quand nous aurons gagné la guerre, alors ce sera leur tour d’y passer. Crois-moi, j’aurai ma part. Je les tuerai comme j’ai tué les Juifs! Tout ça pour toi et ta mère!»
Erika reste en effet persuadée de la victoire de son idéal, même si tous les indices semblent démontrer le contraire. Pour elle ceux qui n’y croient plus sont de «mauvais Allemands» qui ne méritent pas ce Führer dont le discours l’avait subjugué lorsqu’à 16 ans, elle avait pu assister à l’un des grands rassemblements organisés par les nazis. Une opinion qui ne changera pas non plus lorsqu’elle découvrira «un charnier de cadavres gelés en costume rayé» dans un train qui avait déraillé. «Dans ce magma, des têtes, des jambes, des bras tendus, levés vers le ciel, tous si bien mêlés que l’on ne distingue aucun corps entier. À y regarder de plus près, leurs membres ne sont plus que des os et de la peau. Ils ne risquent pas de pourrir: aucun petit bout de chair à offrir à la vermine».
Hervé Bel a choisi de croiser le récit du voyage d’Erika et d’Albert vers l’Allemagne avec celui de son mari, arrêté pour avoir aidé un prisonnier et qui va se retrouver à son tour en cellule. Le mal et le bien en quelque sorte, tous deux très mal en point et tous deux n’ayant qu’un mince espoir de survivre. L’épilogue lèvera le voile sur leurs destins respectifs, nous rappelant combien les années de l’immédiat après-guerre ont continué à charrier de rancœurs, de haine, de malheur. Après La chasse aux âmes de Sophie Blandinières et La race des Orphelins de Oscar Lalo, voici une troisième occasion de nous souvenir de ce que fut cette politique qui malheureusement continue à trouver des adeptes de nos jours.

Erika Sattler
Hervé Bel
Éditions Stock
Roman
342 p., 20,90 €
EAN 9782234086401
Paru le 26/08/2020

Où?
Le roman se déroule en Pologne occupée et en Allemagne, notamment en Bavière et en Forêt-Noire.

Quand?
L’action se situe de l’arrivée des nazis au pouvoir à 1969, mais elle est principalement centrée sur la fin 1944 et le début 1945.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Il lui était apparu d’abord quelconque, avec sa moustache et son uniforme terne, gris ou vert, devant son pupitre. Puis il avait parlé. Non, d’abord, il était resté silencieux, les bras croisés, les sourcils froncés, tournant lentement la tête, comme un maître qui attend que ses élèves se taisent. La rumeur s’était tue d’elle-même. Alors il avait commencé à parler. Des phrases prononcées lentement, d’une voix douce. Un adagio en quelque sorte, le début lent, presque inaudible d’un quatuor à cordes, qui forçait les auditeurs à encore plus de silence pour comprendre ce qu’il disait. Soudain, le ton était monté, sa voix avait pris une puissance inattendue. Ce qu’il disait avait fini par n’avoir plus d’importance. La voix réveillait en elle des émotions presque musicales, toutes sortes de sentiments, colère, exaltation, tristesse, et joie, une joie indescriptible. On croyait Hitler et on voyait presque ce qu’il annonçait. Cet homme était habité, porteur d’un message extraordinaire. Les gens l’écoutaient bouche-bée, les émotions de chacun excitant celles de l’autre.
Erika avait seize ans. Elle était rentrée chez elle transformée. Elle serait national-socialiste.»
Janvier 1945. Les Russes approchent de la Pologne. Sur les routes enneigées, Erika Sattler fuit avec des millions d’autres Allemands. La menace est terrible, la violence omniprésente. Pourtant, malgré la débâcle, Erika y croit encore: l’Allemagne nazie triomphera.
Dans ce livre puissant, dérangeant et singulier, Hervé Bel brosse le portrait d’une femme qui se rêve en parfaite ménagère national-socialiste.
La «banalité du Mal» dans sa glaçante vérité.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Livres Hebdo (Sean James Rose)
Actualitté 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« UN JOUR DE MARS 1944
L’évasion
La forêt bruissait du souffle des scies et des hommes harassés, des cris des kapos, et de l’écho saccadé des cognées. L’air sentait la pourriture végétale sur la terre gorgée de froid.
En ce début d’après-midi, les gardes, le ventre plein, étaient fatigués, car même les plus méchants digèrent. Ils fumaient en regardant ailleurs pour n’avoir pas à sévir.
C’était aussi, pour les détenus, un moment de repos relatif. Les muscles se détendaient un peu. Parfois, un œil toujours fixé sur les SS et les kapos qui buvaient du café chaud à même les thermos, ils interrompaient leur travail. Jamais longtemps.
L’un d’eux en profita pour aller pisser derrière un buisson. Il s’appuya contre un chêne…
Plus rien. Un trou noir dans lequel il se laissa tomber avec un contentement inexprimable.
Il se réveilla avec le sentiment que quelque chose n’allait pas: c’était le silence. Il ouvrit les yeux; un instant, il espéra qu’il rêvait puis comprit que son commando était reparti au camp sans lui. Aussitôt, son estomac se vida, toute la soupe claire, par tous les orifices. Il savait ce qui arrivait à ceux qui avaient le malheur de ne pas rentrer au camp avec les autres.
La nuit tombait. Il était fichu. Inutile de chercher à s’enfuir ou de demander asile à un paysan. Les Boches offraient des récompenses à ceux qui dénonçaient les fuyards. Circonstance aggravante, il était juif.
Il se coucha sous la souche d’un arbre, et se tint immobile autant qu’il lui était possible. Il tremblait des pieds à la tête. Du suc gastrique remontait sans cesse à sa bouche. Il avait peine à respirer. Aucune échappatoire. Ou plutôt une seule : se suicider tout de suite, en se jetant d’un arbre.
Jamais il n’aurait la force de monter si haut. Alors il imagina se fracasser la tête en se précipitant contre un tronc. Cela semblait difficile, et il se demanda même s’il était possible de mourir de cette façon. Longtemps, il rêva de ce qu’il se savait incapable de faire.
La nuit recouvrait tout.
Là-bas, au camp, l’alerte devait avoir été donnée, et on le cherchait.
Il sursauta. Des pas, des rires gras. Une sueur visqueuse lui inonda la figure. C’était une patrouille partie à sa recherche. À entendre leurs voix joyeuses, on aurait cru une bande de joyeux lurons en knickerbockers et grosses chaussettes qui se baladaient dans la Forêt-Noire.
Dès qu’ils le verraient, ils cesseraient de rire, ou plutôt ce ne serait plus le même rire. Ils le battraient à coups de crosse, sur la tête, dans le ventre, en prenant garde à ne pas le tuer.
La patrouille était maintenant toute proche. Il hésita à sortir. «Messieurs, je suis désolé, je ne l’ai pas fait exprès. S’il vous plaît, veuillez me pardonner!»
En position fœtale, il pissa encore dans ses cuisses. Il claquait des dents. Il voulut penser à Anna, mais son nom ne fit que lui traverser l’esprit. Au regard de ce qui allait suivre, plus rien de sa vie ne semblait avoir d’importance. Pas même le passé. D’ailleurs, cela faisait longtemps qu’il n’y songeait plus.
La peur triturait ses viscères, soulevait encore et encore son estomac. Ses tempes battaient si fort qu’il croyait les entendre résonner autour de lui.
Il eut une pensée pourtant, une seule, cinq mots : « Je voudrais être un animal. »
Un soldat arrivait maintenant, une lampe de poche à la main. Son halo éclaira les feuilles gelées près de sa cachette.
Le prisonnier vit les bottes, et l’homme se pencher, qui braqua un instant la lumière sur lui, avant de l’en détourner. Il devina le relief de son casque d’acier et la rondeur de ses joues serrées par la jugulaire. Il tenait un chien-loup par une laisse qu’il tirait pour l’empêcher d’avancer. C’était fini. Il allait appeler les autres et le faire sortir en lui arrachant une oreille.
Mais le soldat, immobile, le regarda; soudain, murmura: «Reste tranquille. Je reviens tout à l’heure.»
D’une voix forte qui lui cogna le cœur, l’homme ensuite cria: «Rien à signaler par ici, il doit être plus loin. On va le trouver!»
Et il s’éloigna.
Alors, à nouveau le silence. Le froid est une mort douce. On s’endormait, paraît-il.
Il songea à Anna, sa fiancée, qu’il supposait à Ravensbrück. Puis, tenaillé par la faim, à une boucherie de Strasbourg, sa ville.
Combien de temps s’écoula ainsi, il ne le sut jamais.
Tout à coup, Nicolas Berger entendit des pas dans les feuilles mortes qui craquaient comme des croûtes de pain. Penché sur lui, habillé en civil, un chapeau large en feutre sur la tête, l’Allemand lui murmura: «Sortez!», d’une voix grave et douce. Berger tremblait à nouveau, mais moins que tout à l’heure. Malgré ses jambes engourdies, il se releva aussi vite qu’il le put, les yeux baissés, au garde-à-vous. On ne regarde jamais un Allemand en face. Il n’aime pas ça et vous flanque un coup de gummi en plein visage. L’Allemand ne disait rien. Il devait réfléchir.
Le prisonnier osa lever la tête, et il reconnut le lieutenant SS Paul Sattler qui avait dirigé le commando de l’après-midi. Un jeune homme encore. »

Extraits
« Erika Sattler s’éveille, aussitôt se tourne et retrouve le corps de Gerd. Elle se souvient de la veille et ressent une immense détresse. Il la prend dans ses bras. Le lit est chaud. Ils se reniflent. Ils se caressent. Leur peau est légèrement humide. Leurs lèvres se rencontrent sous les couvertures. Qu’il fasse plus chaud! C’est si bon de transpirer ensemble! Ils se serrent, ils se mordent, comme si chacun voulait arracher quelque chose à l’autre, son odeur, un peu de chair… Elle voudrait bien savoir ce qu’il pense, si, comme elle, il est malheureux.
Mais comment savoir? Il ne dit jamais rien. Encore quelques minutes, et il va se lever. Il partira dans la nuit rejoindre sa chambre. Personne ne pourra soupçonner qu’il est venu ici. Il ne reste que quelques minutes avant son départ…
Il faut encore faire l’amour, vite, pour recueillir sa semence qu’elle gardera en elle pendant le voyage. Ainsi il sera encore près d’elle. » p. 21

« Regarde, toi et ta mère. Vous êtes de purs Germains, et combien y en a-t-il sur terre? Pas beaucoup. Les historiens disent que nous venons d’une île, elle s’appelait Scandia, au nord de la Scandinavie. Il fait froid là-bas. Il faut être très solide pour y survivre. Les meilleurs ont survécu. Puis l’île est devenue trop petite. Avec nos bateaux, nous avons sillonné les mers, nous avons exploré l’inconnu. Certains des nôtres se sont arrêtés en Germanie. Tes ancêtres appartenaient à ceux-là. D’autres ont continué leur chemin, très loin, jusqu’en Grèce. Cela a donné les Spartes, de grands guerriers! Et les Romains aussi, jusqu’au moment où les Juifs les ont affaiblis, de l’intérieur. Tu as entendu parler de Jésus, je suis sûr? Eh bien, c’était un juif! Et cela a donné les catholiques. Quand nous aurons gagné la guerre, alors ce sera leur tour d’y passer. Crois-moi, j’aurai ma part. Je les tuerai comme j’ai tué les Juifs! Tout ça pour toi et ta mère! »

« Devant eux, un charnier de cadavres gelés en costume rayé. Leur train a déraillé, sans doute la veille. Ils sont là, entassés comme un tas de pommes de terre renversé. «Ne regarde pas!» crie-t-elle à Albert qui s’avance. Mais l’enfant a déjà vu et semble indifférent.
Dans ce magma, des têtes, des jambes, des bras tendus, levés vers le ciel, tous si bien mêlés que l’on ne distingue aucun corps entier. À y regarder de plus près, leurs membres ne sont plus que des os et de la peau. Ils ne risquent pas de pourrir: aucun petit bout de chair à offrir à la vermine.
Il vaut mieux ne pas trop s’approcher. Il se pourrait que l’un ou l’autre soit encore vivant. Rien que d’y penser, Erika sent un fourmillement sur son crâne.
«C’est effroyable!» balbutie Kranz. »

« Aux yeux d’Erika, la guerre était avant tout une aventure lointaine. Il était entendu que l’Allemagne, jamais, ne serait conquise. Qu’il y eût des aléas, bien sûr, cela faisait partie du jeu… Mais que celui-ci puisse se terminer par l’anéantissement de la patrie, elle n’y avait jamais songé. Pense-t-on que la Terre, le Soleil et les étoiles puissent un jour périr?
La peur lui étreint le ventre. Jusqu’à maintenant, elle ne se croyait pas vraiment en danger. Même durant l’attaque du train de la veille. Il lui semble d’ailleurs, dans le souvenir qu’elle en garde, que quelqu’un en elle observait paisiblement la petite Erika affolée par les bombes. »

À propos de l’auteur
BEL_Herve_2020©DRHervé Bel © Photo DR 

Né en 1961, Hervé Bel a fait des études de droit et d’économie. Il partage son temps entre Paris, la Normandie et Beyrouth où il travaille. La Nuit du Vojd, son premier roman (Lattès, 2010), a obtenu le prix Edmée de la Rochefoucauld et a été sélectionné par le Festival du premier roman de Chambéry. Il est aussi l’auteur, des Choix secrets (JC Lattès, 2012) et de La femme qui ment (Les Escales, 2017). Avec Erika Sattler, il signe un roman audacieux et rare sur la «banalité du Mal». (Source: Éditions JC Lattès)

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L’île aux enfants

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Prix littéraire des jeunes européens 2020

En deux mots:
En 1963 deux filles sont enlevées à La Réunion, victimes d’un trafic d’enfants à grande échelle. Près de 35 ans après, la fille de l’une d’elle décide d’enquêter pour connaître la vérité sur ses origines.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Pour Pauline, Clémence, et les autres…

Ariane Bois nous montre qu’un arbre généalogique peut receler bien des arrangements avec la vérité. Caroline, qui enquête sur les origines de sa grand-mère, va retrouver L’île aux enfants. Émouvant et révoltant!

Pauline et Clémence sont chez leur grand-mère à La Réunion, attendant de pouvoir retrouver leur mère hospitalisée. Elles sont bien loin de se douter qu’elles ne la reverront plus jamais. En ce jour funeste de 1963 une voiture rouge déboule, des hommes en sortent qui ceinturent les deux filles de 6 et 4 ans et les conduisent dans un pensionnat où elles vont passer quelques jours avant de prendre un avion pour la France.
Après un voyage en car les deux sœurs sont séparées et confiées à différentes familles. Pauline se retrouve chez un couple d’agriculteurs du côté de Guéret. Dans son malheur, elle trouve un peu de réconfort auprès de Gaëtan, un autre enfant déplacé et traité comme un esclave. Mais son séjour ne sera que de courte durée car l’assistante sociale choisit ses «nouveaux parents», Martine et Jean-Paul Gervais ainsi que son «nouveau frère», Aymeric, neuf ans. Une famille qu’elle a failli ne pas connaître puisqu’elle est hospitalisée dès son arrivée pour une encéphalite qui manque de l’emporter. Mais elle va s’en sortir et s’adapter sans vraiment comprendre, devenant Isabelle, la bonne élève victime de quolibets racistes.
Les années passent, paisibles jusqu’à ce jour de 1974 où elle trouve les papiers d’adoption et cette vérité qu’on lui avait soigneusement cachée. À la colère va succéder la dépression. Puis la fuite.
Ariane Bois confie la suite de l’histoire à Caroline, la fille d’Isabelle, désormais installée à Clermont-Ferrand où, après des études en journalisme, elle est stagiaire à La Montagne. Cette nouvelle narratrice veut en savoir davantage sur sa famille et sur ses grands-parents biologiques, intriguée par une l’émission de radio qui raconte qu’ «Entre 1963 et 1982, plus de mille six cents enfants ont été arrachés à leur île, La Réunion, à leurs familles, à leurs racines. Ces mineurs, dont certains n’étaient que des bébés, furent transférés dans notre région, la Creuse. Devenus adultes, certains s’interrogent aujourd’hui sur ce qui a pu motiver un tel exil forcé.»
Commence alors une enquête difficile pour essayer de comprendre ce qui s’est passé, pour retrouver cette histoire soigneusement cachée. Une exploration où se mêle incompréhension, indignation et culpabilité, à la fois pour la fille et la mère: «En grattant la couche de passé, n’ai-je pas ouvert un gouffre où nous allons glisser toutes les deux?»
Ariane Bois, que je découvre avec ce roman, conduit son récit de manière dynamique, sans temps morts. Elle reste au plus près de ses personnages, sans fioritures et sans verser dans le larmoyant. Les faits, rien que les faits, qui sont déjà tellement forts pour qu’il ne faille pas en rajouter. En creusant cette histoire familiale, elle met à jour des pratiques que l’on imaginait d’un autre temps. Son roman entre fortement en résonnance avec le mouvement black lives matter et nous rappelle que la discrimination entre citoyens d’un même pays – notamment du fait de leur couleur de peau – n’est pas l’apanage des Américains. Malheureusement!

L’île aux enfants
Ariane Bois
Éditions Charleston poche
Roman
220 p., 7,50 €
EAN 9782368125229
Paru le 27/05/2020

Où?
Le roman se déroule en France, d’abord à la Réunion, vers Le Tampon et Saint-Denis, puis en métropole après des escales à Madagascar et Djibouti. On y parcourt la région de La Brionne, Guéret, Limoges et Montluçon. Les promenades dominicales passent par Saint-Léger-le-Guérétois, Saint-Silvain, Montaigut, Gartempe, Saint-Vaury. On y évoque aussi des vacances à la Grande-Motte.

Quand?
L’action se situe de 1963 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pauline, six ans, et sa petite sœur Clémence coulent des jours heureux sur l’île qui les a vues naître, la Réunion. Un matin de 1963, elles sont kidnappées au bord de la route et embarquent de force dans un avion pour la métropole, à neuf mille kilomètres de leurs parents. À Guéret, dans la Creuse, elles sont séparées.
1998 : quelques phrases à la radio rouvrent de vieilles blessures. Frappée par le silence dans lequel est murée sa mère, Caroline, jeune journaliste, décide d’enquêter et s’envole pour la Réunion, où elle découvre peu à peu les détails d’un mensonge d’État.
À travers l’évocation de l’enlèvement méconnu d’au moins deux mille enfants réunionnais entre 1963 et 1982, dans le but de repeupler des départements sinistrés de la métropole, Ariane Bois raconte le destin de deux générations de femmes victimes de l’arbitraire et du secret. L’histoire d’une quête des origines et d’une résilience, portée par un grand souffle romanesque.

Les critiques
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Entretien avec Ariane Bois à l’occasion de la rencontre entre l’auteur et les lecteurs de Babelio.com le 7 juin 2019 à propos de L’île aux enfants © Production Babelio

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« 3 novembre 1963
— Ah non ! À mon tour de jouer avec la toupie, proteste Clémence.
La petite tend une main impérieuse vers le jouet que sa sœur a fabriqué avec une graine de litchi et une allumette.
— Avance, plutôt : cette fois, je ne te porterai pas, répond celle-ci d’un air faussement sévère.
Pauline ne peut rien refuser à Clémence, c’est ainsi depuis sa naissance.
Comme chaque jour, les fillettes cheminent vers la rivière du Mât avec leurs seaux vides. Aller chercher l’eau, la rapporter sans renverser une goutte, voilà leur tâche. À la case, tout le monde travaille. Leur père coupe la canne à sucre à grands coups de sabre partout dans l’île, ne revenant que le dimanche, et en pleine saison seulement une fois par mois. À chacun de ses retours, ses mains calleuses chatouillent les filles en guise de bonjour ; et le soir, à la lueur de la lampe à pétrole, leur mère veille tard à ôter les échardes et les dards qui s’y sont nichés. Papa parle fort, aime son « rhum arrangé» et dévore son assiette avant d’en réclamer une autre. C’est en tout cas l’impression des filles, qui adorent jouer sur ses genoux ou grimper sur son dos en le suppliant de « faire le cheval ».
Leur mère s’emploie comme blanchisseuse chez les riches, quand sa santé le lui permet. « Monmon », comme on l’appelle, respire mal, reste souvent couchée dans le noir, si frêle que son corps bosselle à peine la nasse lui servant de lit. Même ici, dans les Hauts, où l’air est plus frais, plus sain, elle cherche l’oxygène tel un poisson échoué au bord de la rivière. Elle se trouve à l’hôpital depuis deux semaines. Quand elle s’était plainte de maux de ventre, Pauline et Clémence avaient espéré qu’elle reviendrait avec un bébé, comme les voisines, mais le médecin avait tordu le nez, prononcé un drôle de mot, « péritonite », avant d’aller chercher une ambulance. Depuis, les filles attendent leur mère.
Par chance, il y a Gramoune, leur grand-mère, avec son visage altier raviné de rides, sa tête auréolée d’une opale noueuse qu’elle relève sur son cou, et l’odeur de beignets dont elle semble se parfumer. En cette heure, elle doit trier le riz, composer les marmites du repas du soir dans la cour, le cœur de la maison. Ce cœur s’étend au potager, où des poules et des chèvres vivent en gentils serviteurs. Aux rares moments où leur Gramoune ne s’affaire pas, elle emmène les gamines prier saint Expédit. La Réunion fourmille de petits oratoires rouges édifiés en son honneur, garnis de fleurs artificielles et d’ex-voto. On vient demander au saint un mari, un travail, un bébé ou qu’une mère époumonée retrouve la santé et revienne à la maison.
Aujourd’hui, Pauline et Clémence vont veiller à rapporter assez d’eau. Hier soir, quand la nuit s’est abattue avec sa rapidité d’ici, la famille Rivière s’est rendue à un bal-mariage. Une invitation attendue par tous. On avait dansé en rond, même Mémé Gramoune au son du sega et du maloya. Les adultes avaient beaucoup bu, s’étaient frottés les uns aux autres avec ce qui ressemblait à de la férocité. Les enfants n’en perdaient pas une miette de beignets de banane. On fêtait la fin de la pluie, un prétexte, mais c’est un fait, il avait plu une semaine d’affilée et, même en ces premiers jours de novembre, c’est-à-dire en plein été, c’était inhabituel. Au début, les averses diluviennes étaient les bienvenues, les enfants couraient joyeusement, se lavaient sous les gouttières, jouaient avec les grosses gouttes d’argent, mais quand les nuages explosaient dans le ciel, un déluge s’abattait sur les maisons, s’infiltrait sous les toits, inondait les pièces, et la malédiction commençait. La pluie formait un mur, une masse qui cognait inlassablement contre le toit de la case. La terre entière semblait hurler de terreur. La famille se retranchait à l’intérieur, épouvantée par ce fracas ruisselant, à l’affût du moindre craquement suspect. Quand la case tremblait, on craignait un phénomène pareil aux coulées de lave : on avait vu des maisons s’effondrer d’un coup. Et pourtant, tout cela n’était rien comparé aux cyclones. Ceux-ci étaient chez eux sur l’île et, quand ils s’invitaient, il fallait se cacher, s’agripper au lit et affronter l’ogre. Sous le choc, les arbres s’arrachaient à la terre dans un vacarme atroce. Chaque cyclone, disait-on par ici, cachait un esprit malveillant envoyé pour punir les hommes.
La dernière fois, la case avait tenu par miracle au milieu des citronniers et des bananiers. Quand ils étaient sortis, le sol fumait à cause de l’humidité. Le manguier dans la cour paraissait nu, déshabillé de ses feuilles, de ses fruits, qui la veille encore semblaient supplier qu’on les cueille pour soulager les branches qui pliaient sous leur poids.

— Dis, on la voit quand, Monmon ?
— Bientôt, ne t’inquiète pas.
En réalité, Pauline n’en sait rien, c’est une affaire de grands. Mais elle rassure sa cadette et la distrait comme elle peut. À la rivière, la plus large de l’île, où d’autres enfants s’éclaboussent dans l’eau si claire, c’est facile. On pêche avec un clou en guise d’hameçon, on s’amuse à faire des ricochets ou à titiller les sensitives, ces plantes timides, d’un rose pâle, qui poussent au bord des routes et se rétractent sous les doigts. Quand la faim les tenaille, les filles se jettent sur les litchis. Leur chair tendre et doucereuse dégouline alors sur le menton, délice à renouveler jusqu’à ce que le ventre crie grâce. Aujourd’hui, Pauline en a avalé une trentaine, son record. Elle l’ignore, mais il lui faudra attendre des décennies avant de sentir à nouveau la pulpe de ce fruit tapisser son palais. Car de ce 3 novembre 1963 date leur dernier moment d’innocence, le « temps d’avant ».
— Allez, on doit vraiment y aller, s’énerve Pauline. Soulève ton seau et fais bien attention!
Le retour est toujours plus pénible, avec l’anse en fer qui blesse les paumes et le soleil blanc qui brûle les épaules. Dans l’après-midi phosphorescent, les cheveux de Pauline semblent crépiter. On la remarque de loin, cette cafrine, noire d’origine, mais héritière d’une peau pain d’épice ambrée léguée par quelque ancêtre blanc, avec son sourire en étendard, ses yeux à l’iris vert mousse moiré et d’invraisemblables cheveux crépus aux boucles couleur maïs tressautant à chaque mouvement. « La fille Rivière, elle ira loin », murmurait-on sur son passage. Clémence, à la peau cuivrée, au visage rond et poupin, à la chevelure semblable à de la laine emmêlée, laissait plus indifférent.
Soudain, sur la route bordée d’hibiscus rouges, Pauline perçoit un bruit de moteur caractéristique qui se rapproche. Elle crie à sa sœur de se cacher, mais devant elle Clémence poursuit sa route, chantonne sans l’entendre. Dissimulée derrière un arbre, pétrifiée, Pauline se met alors à trembler. Cette voiture, c’est la 2 CV camionnette rouge, dite loto rouz, celle dont tout le monde dans l’île sait qu’il ne faut pas s’approcher, comme si elle était hantée.
— Clémence !
La camionnette ralentit à hauteur de la petite, une portière s’ouvre, un bras musclé l’arrache à la terre, en faisant valser son seau dans une gerbe d’eau. Un homme sort de l’habitacle et jette sa proie à l’arrière du véhicule.
Effrayée mais prête à tout pour sauver sa sœur, Pauline quitte son abri. Une femme, une zoreille à en juger par ses habits impeccables, l’interpelle :
— Bonjour, toi, koman i lé?
Tiens, l’inconnue sait le créole, mais les sonorités paraissent différentes, les lettres roulent dans la gorge de façon bizarre.
Elle fait un pas, puis deux, et le garde-chasse – c’est lui, elle le reconnaît – la saisit aux épaules, la pousse à l’intérieur, en refermant presque la portière sur elle. Piégée comme libellule dans un bocal. En pleurs, Clémence s’accroche à sa sœur, effrayée par la brutalité du type et les rugissements poussifs de la camionnette – c’est leur premier voyage en voiture. Derrière la vitre latérale, Pauline voit des cases défiler, mais aussi des maisons blanches ou pastel, aussi élégantes que leurs varangues. Elle crierait si sa gorge n’était pas si sèche. À un moment, l’automobile ralentit, stoppe, sa portière arrière s’ouvre, et l’homme enfourne à l’intérieur un autre enfant tenant un cerf-volant en feuille de coco. Tétanisé, le petit malbar se blottit contre elles. Bientôt, une odeur de pipi émane de lui. Écœurée par ce remugle, chahutée par les virages de la route, Pauline sent la nausée l’envahir. À côté d’elle, le petit corps de Clémence vibre et son haleine tiède lui souffle au visage.
Où les emmène-t-on ?
Jamais, paraît-il, on ne revoit les enfants capturés par la voiture rouge… »

Extraits
« — Réveillez-vous, allez, debout. Aujourd’hui, nous avons une surprise !
Pauline ouvre les yeux à regret, quitte ce rêve où elle accompagnait son père à un combat de coqs. Les hommes, surexcités, hurlaient le nom de leur champion, et les animaux, encouragés ou affolés par les voix humaines, se jetaient l’un sur l’autre dans une fureur de plumes, de becs, de crêtes ensanglantées. Gramoune désapprouvait un tel spectacle pour une enfant, mais Pauline était subjuguée par la peur, la sauvagerie de la scène, mêlées à la joie d’accaparer son père, l’espace d’un moment.
— C’est une grande nouvelle, les enfants, vous avez de la chance. Vous allez partir en vacances en France !
Les enfants rassemblés dans le réfectoire se regardent, stupéfaits.
— Vous verrez la tour Eiffel, vous vous rendez compte ?
Clémence tire la manche de sa sœur.
— Dis, c’est où, la France ?
Pauline songe aux murs de la case où leur mère avait scotché des photos de monuments parisiens, l’Arc de triomphe, le Panthéon, les quais de Seine, à côté de publicités récupérées dans des vieux magazines, gondolées par le soleil ou la pluie, montrant des femmes à la peau pâle si maquillées qu’on les aurait dites peintes, évadées de quelque tableau de maître.
Pauline partage l’excitation générale, s’y coule, même si tout cela lui échappe, lui paraît irréel : qu’en diront Papa et Maman ? Pourquoi ne partent-ils pas tous ensemble ? Le monde semble soudain incompréhensible, sorti de ses gonds. Elle oscille entre un abattement qu’elle s’efforce de cacher à sa sœur et des accès de nervosité qui lui vrillent l’estomac. Autour d’elle, les enfants hurlent de joie. »

« Est-ce ma faute? Suis-je responsable de son état? En grattant la couche de passé, n’ai-je pas ouvert un gouffre où nous allons glisser toutes les deux? La culpabilité palpite au rythme de mon cœur. Alors je parle trop, papillonnant d‘un sujet à l’autre, tentant de lui arracher un sourire, un éclair, l’obligeant à manger un peu, dans l‘espoir qu’elle se remplume. » p. 106

À propos de l’auteur
Ariane Bois est romancière, grand reporter et critique littéraire. Elle est l’auteur récompensée par sept prix littéraires de: Et le jour pour eux sera comme la nuit (Ramsay, 2009), Le Monde d’Hannah (Robert Laffont, 2011), Sans oublier (Belfond, 2014), Le Gardien de nos frères (Belfond, 2015). Après Dakota song (Belfond, 2017), L’île aux enfants est son sixième roman. (Source: Éditions Belfond)

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