Un soir d’été

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En deux mots
Philippe vient passer des vacances sur l’île de Ré où il retrouve ses amis François et Christophe et fait la connaissance de Nicolas. Les jeunes hommes vont croiser Alice et son frère Marc, deux parisiens qui ne vont pas les laisser indifférents. Mais le bel été 1985 va connaître un drame.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

François, Christophe, Nicolas, Alice, Marc et Philippe

Ils sont six, quatre amis qui vont croiser deux parisiens en vacances sur l’île de Ré. Philippe Besson raconte comment, en cet été 1985, ils vont perdre leur innocence. Un roman d’initiation autour d’un drame inexpliqué, riche en émotions.

Comme souvent dans les romans de Philippe Besson, les chapitres initiaux nous présentent une galerie de personnages. Nous sommes durant l’été1985, au moment où la famille rejoint ses quartiers d’été sur l’île de Ré. Le narrateur, Philippe Besson, a retrouvé François, le fils du boucher qui seconde son père. Ils vendent viande et charcuterie dans une camionnette installée sur la place du marché. Là, il leur arrive de croiser Christophe, qui lui est fils de pêcheur et se lève tous les matins aux aurores pour grimper sur le bateau paternel et aller jeter les filets. C’est aussi pourquoi la plupart de ses après-midis sont consacrés à la sieste. Le trio est complété par Nicolas, nouveau venu sur l’île, mais qui y réside désormais avec sa mère. Il ne va pas tarder à devenir intime avec Philippe et ne plus guère avoir de secrets pour son nouvel ami.
À la veille du 14 juillet, la petite bande va croiser une famille de Parisiens en vacances et remarquer particulièrement Alice, la fille qu’ils s’empressent d’inviter à la fête. Elle sera accompagnée par son frère Marc. Voilà donc une bande de six jeunes «empêtrés dans une contradiction fondamentale: on voulait séduire, avoir des histoires, on était guidés par notre libido balbutiante, et pourtant, le plus souvent, on restait dans l’incertitude, l’entre-deux, une sorte de zone grise, on manquait de résolution, ou de discernement, ou d’énergie, ou des trois et, à la fin, souvent, on préférait la compagnie de nos potes à l’amour et au sexe, c’était moins impliquant, moins épuisant.»
Si Alice devient vite l’objet d’une rivalité amoureuse entre François et Nicolas, sous l’œil de Philippe, dont l’homosexualité est maintenant assumée, cela ressemble plus à un jeu, une parade qu’à un conflit ouvert. Le soleil invite à l’indolence et à la paresse. «C’était merveilleux de ne pas avoir quelque chose à faire, d’être improductif, de se tenir dans la mollesse, l’inertie, de n’être dérangé par rien, rattrapé par rien ni personne. C’était merveilleux que, tout à coup, l’existence entière soit sans objet, sans but.»
Et puis arrive la nuit du 19 au 20 juillet. Cette nuit où tout va basculer. Ils étaient six et vont se retrouver à cinq. «Pourquoi a-t-il fallu que l’un d’entre nous disparaisse?» Cette question continue aujourd’hui de hanter Philippe Besson.
Ce que lui et ses amis ont vécu comme une épreuve aura, bien des années plus tard le goût d’un rite de passage. «Je songe que c’est un état magnifique, l’innocence. Et qu’on ne s’en rend compte que lorsqu’on l’a perdue.» écrit l’auteur de Ceci n’est pas un fait divers avec cette sensibilité qui fait sa force. Avec lui, on comprend combien les disparitions inexpliquées fascinent autant. Parce qu’on se met à la place des proches du disparu et de son entourage, parce qu’on partage leur désarroi, et parce que ces questions restent sans réponse.
Avec son style toujours aussi limpide, Philippe Besson continue de creuser les faits divers. Un peu comme dans Paris-Briançon, il fait monter le suspense jusqu’aux ultimes chapitres, quand les émotions atteignent leur paroxysme.

Un soir d’été
Philippe Besson
Éditions Julliard
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782260055808
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, sur l’île de Ré. On y évoque aussi la Charente natale de l’auteur et Rouen.

Quand?
L’action se déroule durant l’été 1985.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Nous étions six – cinq garçons et une fille – insouciants, frivoles, joyeux, dans un été de tous les possibles. Pourquoi a-t-il fallu que l’un d’entre nous disparaisse ? »
S’inspirant d’une histoire vécue, Philippe Besson retrace un drame de sa jeunesse, survenu dans l’île de Ré, un soir de juillet, au milieu des années 80.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Ugo Loumé)

Les premières pages du livre
Aujourd’hui
Ce matin, au détour d’une rue, dans la ville où j’habite désormais, j’ai cru reconnaître son visage et sa démarche.
C’était absurde, bien entendu : tant d’années se sont écoulées depuis les événements, il aurait forcément beaucoup changé et le croiser aurait exigé un improbable concours de circonstances. Pourtant, je n’ai pas pu m’empêcher de me lancer dans une étrange filature, de poursuivre cette silhouette simplement parce qu’elle m’a paru familière, d’emboîter le pas à un inconnu du seul fait de sa ressemblance avec l’homme qu’il pourrait être devenu. Je me suis retrouvé à me frayer un chemin sur des trottoirs encombrés, à me faufiler à travers la foule, à traverser la chaussée sous des coups de klaxon. Je ralentissais le pas dès qu’il s’immobilisait, je maudissais les feux passant au vert au mauvais moment, puis je reprenais de plus belle. Finalement, n’y tenant plus, j’ai accéléré pour le dépasser et me retourner. J’avais besoin de vérifier. D’en avoir le cœur net. La vérité, si vous voulez que je vous dise, c’est que je ne suis jamais parvenu à me débarrasser de cette histoire, elle ne m’a jamais quitté, elle est là, quelque part, coincée dans les recoins de ma mémoire et resurgit de temps à autre. D’ailleurs, ce n’était pas la première fois que j’étais soudain aimanté par une ombre, une forme, une apparition fugace. De la nostalgie? Peut être. Le regret de notre jeunesse insouciante, alors. Une sorte de manque? Sans doute. Comme si cette absence était impossible à combler. De la culpabilité? Celle de n’avoir rien vu venir, dans ce cas.
Vous savez, vous, pourquoi il faut que les belles histoires finissent mal?

1985
J’ai dix huit ans. C’est l’été, le commencement de l’été.
Depuis le pont du bac qui relie le continent à l’île, je regarde les véhicules alignés en contrebas, dans le ventre du bateau. Des familles, dont la nôtre, ont parfois attendu des heures, avant de pouvoir embarquer. Mon attention est attirée par des enfants qui courent entre les rangées de voitures ; j’ai été l’un d’eux, il n’y a pas si longtemps. Puis je m’attarde sur les marins dans leur uniforme blanc, étincelant sous le soleil, qui assurent la traversée ; bientôt ils ne la feront plus, cette traversée, un pont va être construit, des gens importants en ont décidé ainsi. Finalement, je relève la tête pour observer les mouettes portées par le vent ; on jurerait que leur vol est immobile.
Et je ferme les yeux.

Je respire les effluves mélangés de carburant et de sel, j’entends le fracas des vagues contre la carcasse du ferry, je sens le roulis régulier. Je ne saurais dire si je suis triste ou joyeux. Probablement un peu les deux. Je pense à l’année scolaire qui vient de s’achever, celle de ma prépa, je songe à ce qui m’attend, partir à Rouen, c’est loin Rouen, loin de ma Charente natale, et je pressens que rien ne sera plus comme avant, que c’en est à coup sûr fini de l’adolescence, même si j’aimerais m’y raccrocher encore. Je pense à ceux qui ont été mes compagnons depuis le collège ou le lycée et que je ne verrai plus aussi souvent ou plus du tout. C’est une sensation déchirante. Déjà, si tôt dans ma vie, je trouve insupportable de perdre des gens. Pourtant, je souris un peu, ou, si je ne souris pas, je devine que j’ai un visage apaisé. Pas seulement à cause des yeux fermés. Ni à cause de la lumière chaude sur la peau. Non : cette douceur qui s’est dessinée, c’est parce que je vais retrouver l’île.
Quand je rouvre les yeux, un petit garçon, six ans peut être, est planté devant moi. Il m’observe avec un drôle d’air, ou plutôt il me détaille. En fait, c’est mon tee shirt qu’il ne quitte pas des yeux. Un tee shirt délavé, au col échancré, avec une tête de Mickey sur la poitrine. Il doit penser que j’ai passé l’âge de porter des tee shirts de ce genre ou, au contraire, ça lui plaît, il se dit qu’on pourrait être amis. Je le laisse me scruter sans lui poser de questions. Je ne sais pas m’adresser aux enfants. Avec eux, je suis toujours dans la maladresse. Je baisse la tête.
Cet été là, mon frère n’était pas avec nous, je ne me souviens plus pourquoi. Peut être travaillait il chez Venthenat, l’usine d’emballages de Barbezieux, pour gagner un peu d’argent. En juillet et août, ils embauchaient des étudiants pour remplacer les ouvriers partis en congés payés. De toute façon, mon frère n’a jamais tellement aimé l’île. Je crois qu’en fait, il n’en aimait pas les habitants, ne comprenait pas leur état d’esprit – une certaine tendance à l’isolement et à la discrimination, selon lui, même s’il ne le formulait pas ainsi. Donc, il y a juste mes parents et moi. Ils me font signe de regagner la voiture, on approche du débarcadère.
Quand on accoste à Sablanceaux, tout m’est redonné instantanément : la route en mauvais état parce que les milliers de vacanciers débarquent forcément ici, la silhouette des pins parasols, la présence rassurante de la plage, l’odeur de varech à marée basse et, très vite, le camping du Platin où j’ai passé tant de journées, Christian, le meilleur ami de mon père, rencontré au service militaire, y possédant une baraque à frites qui ne désemplit pas. Un peu plus loin, une place avec un manège et un terrain de pétanque, des murets de pierre noircis, des maisons aux volets vert bouteille, un virage : on se dirige vers La Noue. C’est là que Christian habite, avec sa femme et ses deux enfants, là que nous sommes hébergés.
Dès notre arrivée, il y a les accolades, les embrassades, quelque chose de pas du tout mondain, pas du tout chichiteux, un élan sincère, irréfléchi, pour se dire qu’on s’est manqué depuis l’an dernier, qu’on est heureux de se revoir, d’être réunis. Si je peux me montrer sauvage parfois, ou insolent – certains me le reprochent d’ailleurs –, avec eux, je ne le suis jamais, c’est impossible.
Christian et Anne Marie, sa femme, sont les seuls adultes avec qui je partage cette tendresse spontanée. Mes oncles, mes tantes, je m’en tiens éloigné, les fréquentant le moins possible, je ne me trouve aucun point commun avec eux, je ne souscris pas à cette fable commode des liens du sang, j’ai déjà compris qu’on choisissait les gens qu’on aime, qu’il ne fallait pas se les laisser imposer. Les amis de mes parents, les autres, ne m’intéressent pas tellement non plus. Lorsqu’ils viennent dîner à la maison, je ne leur adresse quasiment pas la parole, souvent je quitte la table, personne ne s’en offusque, personne ne me regrette non plus. Avec Christian et Anne Marie, c’est différent. Pas parce qu’ils m’ont vu naître (les gens de ma famille aussi m’ont vu naître), mais parce que j’ai toujours été joyeux en leur compagnie. Avec eux je n’ai jamais ressenti de morosité, d’ennui, de tension ou je ne sais quoi encore. Ça a toujours été facile. Et, avec eux, il y a toujours eu l’été, le soleil. Toujours.
François, en revanche, n’est pas là pour m’accueillir. Sa mère m’explique son absence : « Il a filé au bourg. Pour s’acheter des cigarettes en cachette, j’imagine. Il croit que je n’ai pas deviné qu’il s’était mis à fumer, il me prend pour une cruche. » Elle dit « cruche » et pas « conne ». Anne Marie ne parle pas comme ça.
Je monte à l’étage pour déposer mon sac dans la chambre de François, qui devient la nôtre pendant les vacances. Lui et moi, on a le même âge, à quelques semaines près, je suis l’aîné, on n’a pas grandi ensemble, on a grandi en parallèle, on se retrouve tous les étés, on a nos habitudes. Il pourrait s’agacer de devoir partager sa chambre, mais ce n’est pas le cas. Je constate qu’il a d’ailleurs fait un peu de rangement, masqué son désordre, et déjà installé mon matelas au pied de son lit. Le soir, on discute longtemps avant de s’endormir, même lorsque la lumière est éteinte et que le sommeil nous gagne. Dans les premiers jours, on rattrape le temps perdu. Ensuite, on parle de tout et de rien. C’est ça qui m’attend, qui nous attend, cet été. La permanence de ces habitudes me rassure. Je balance mon sac sur le matelas, avant de redescendre dans le jardin. Les grandes personnes se sont installées autour de la table, Anne Marie sert à boire ; je distingue une bouteille de pastis, une autre de Martini. Je ne m’attarde pas, ce qui compte pour moi c’est d’aller rejoindre mon acolyte.
Je remonte la rue de la Cailletière à pied. Le trottoir est si étroit que je frôle en permanence les façades des maisons, les crochets des volets, les branches des roses trémières. Puis la place des Tilleuls s’ouvre devant moi. Je jette un coup d’œil en direction du bar tabac. François est là, en effet, assis sur les marches, une clope aux lèvres. Comme souvent, il porte un marcel noir, un jean et des claquettes. À côté de lui, debout contre le mur, un type que je n’ai jamais vu fume lui aussi. Je m’approche sans un mot. Soudain, devinant ma présence, François lève la tête, le soleil envahit son visage, l’oblige à froncer les yeux, et malgré la lumière vive, malgré les yeux froncés, il me reconnaît et jaillit d’un bond pour m’enlacer. Il fait ça, enlacer, il ne serre pas la main, n’embrasse pas, il enlace (a t il chopé la manie dans une série américaine ?). Le type nous observe, vaguement surpris. Alors François nous présente l’un à l’autre : « Philippe Nicolas, Nicolas Philippe. » Il n’en dit pas davantage, les prénoms suffisent pour l’instant, la substance viendra plus tard.
Puis, pressant machinalement mon épaule et avec un sourire témoignant du plaisir franc que lui procurent nos retrouvailles, il ajoute: «T’es arrivé quand ?»

On marche en direction de la plage des Grenettes, aucun de nous ne l’a vraiment décidé, ça s’est fait comme ça, un réflexe, nos pas nous y guident naturellement. C’est loin d’être la plus belle plage de l’île, les galets rebutent parfois les amateurs de bronzette, des herbes folles courent dans les dunes, elle est surtout appréciée des surfeurs, les vagues y étant généreuses, mais c’est notre plage depuis l’enfance, à François et moi, on a passé tellement d’après-midi ici, adossés contre les ganivelles, à l’abri du vent.
J’en profite pour poser mes premières questions, davantage par politesse que par curiosité, à ce Nicolas qui nous accompagne. François, d’autorité, répond à sa place : il est « du continent » mais il est venu s’installer à La Noue l’hiver dernier avec sa mère, elle a décroché un travail à la mairie, et un logement. Je comprends qu’il n’y a pas de père dans cette histoire. J’imagine une séparation, un divorce, ce sont des choses qu’on voit de plus en plus. Nicolas semble à peine écouter, comme si on parlait d’un autre que lui. Il tire sur une Marlboro, la fumée contourne son visage baissé. Je peux le détailler sans qu’il s’en rende compte puisque nous sommes alignés, avançant d’un même pas, et que François s’est placé entre nous deux. Il a la maigreur des garçons grandis trop vite, des cheveux blonds, longs et fins qui lui dévorent les joues. Tout son être dégage une sorte de langueur. On a envie que l’été lui donne des couleurs et lui apprenne la nonchalance espiègle qui d’ordinaire nous caractérise. Je me dis : ça viendra. Je me dis : François ne l’a pas choisi par hasard.
Quand on se pointe sur la plage, elle est bondée. C’est le début de l’après-midi et personne n’a voulu perdre une once de soleil. De surcroît, la marée est haute : les enfants pourront aller se baigner après la digestion. J’observe cette accumulation de serviettes bariolées, de sacs informes, de glacières, de parasols, cet amoncellement de corps encore blancs ou juste rougissants car c’est seulement le début de la saison, ce mélange de couples, de gamins, de nourrissons, de vieillards – les gens seuls sont rares. C’est un spectacle qui m’est familier.
En ce temps-là, ce n’est pas bourgeois, l’île. On vient avec sa caravane, sa toile de tente, on n’a pas de résidence secondaire, ça n’existe presque pas les résidences secondaires, encore moins les villas photographiées dans les magazines de déco, ce sont des vacances pas chères, au camping, on a réservé longtemps à l’avance son emplacement sous un pin, on y installe son petit chez-soi pour trois ou quatre semaines, on sort une bonbonne de gaz pour préparer le frichti sous l’auvent, on mange sur des tables pliantes, dans des assiettes en carton, le soir à la fraîche on boit l’apéro dans des verres en plastique, on ne fait pas de manières, on veille au porte-monnaie, mais quand même, on offre une gaufre ou une glace au petit, on sait se payer des extras, et on se couche dans une grande promiscuité. Et l’après-midi, donc – c’est sacré – on va bronzer et faire trempette. On ne voit pas les journées passer. Dans l’enfance, je n’ai pas vu les journées passer.
François dit : « On aurait dû prendre nos maillots. »

Je m’aperçois qu’il s’intéresse à une fille qui doit avoir notre âge, peut-être un peu moins, une fille vraiment jolie, avec de petits seins rebondis, qui tire sur l’élastique de sa culotte, avant de se retourner pour s’étendre sur le ventre. À côté d’elle, deux adultes qui semblent être ses parents et un type de vingt ans. François s’interroge, et quand il s’interroge, il m’interroge : « Tu crois que c’est son mec ? » Je spécule : « Ça pourrait être son frère. » J’ajoute : « Ça t’arrangerait si c’était son frère. » Il sourit. Puis s’explique : « Je l’ai vue sur le marché tout à l’heure. »
Le matin, François fait le marché avec son père qui, chaque jour, installe son camion de boucherie le long du cours des Écoles. Au début, quand il était gamin, il se contentait d’emballer la viande et d’encaisser les clients. Maintenant qu’il a obtenu son CAP, il travaille vraiment avec son paternel. Pas d’égal à égal, évidemment, Christian a vingt-cinq ans d’expérience, et il en impose, disons que François trouve peu à peu sa place.
Il précise : « Elle, elle m’a pas calculé. » J’ignore s’il en est soulagé ou déçu. Parfois, il semble croire que les belles filles de l’été ne peuvent pas s’intéresser au fils du boucher dans son camion, que ça les rebute, que ça les tient à distance. Et parfois, il se souvient qu’il plaît, il a conscience d’attirer les regards et que, dans la légèreté des vacances, la séduction opère plus facilement encore, parce que rien n’est sérieux, rien ne prête à conséquence.
Je murmure : « Tu iras lui parler demain, si tu la revois. » Il balaye ma suggestion : « Demain, c’est loin. » Il a appris qu’il n’y a pas de temps à perdre, que les touristes ne restent jamais longtemps, qu’il faut en profiter avant qu’il ne soit trop tard. Nicolas, qui a perçu son impatience, prend la parole, à notre grande surprise : « Tu veux que j’y aille, moi ? » François se tourne vers lui, interloqué : « Tu ferais ça ? Mais comment tu t’y prendrais ?
– Ben, j’attends qu’elle se lève pour aller tremper ses pieds dans l’eau, je m’approche, je lui dis que tu as flashé sur elle, que t’es pas au courant que je viens lui causer, un truc dans le genre. » François ne prend même pas la peine de masquer son accablement : « Laisse tomber. »
Et on va s’asseoir, contre une ganivelle, vaguement vaincus. François retire ses claquettes, enfonce ses pieds dans le sable.

Je songe à son désir, c’est le désir de tous les garçons de dix-huit ans depuis la nuit des temps, le désir de se servir d’un corps tout neuf et de toucher, caresser, étreindre, prendre, puis abandonner le corps des filles. Il est là, ce désir, patent, visible. Il ne se cache pas, il n’a pas honte. Il ne se censure pas, au contraire il se manifeste. Il se trimballe, comme on porte un paquet de clopes dans la poche du jean, une banane à la ceinture, un anneau à l’oreille. Il ronge son frein, inséparable d’une forme de frustration. Il grandit à force d’être insuffisamment assouvi. Il est à la fois localisé – le sexe des filles, leurs seins – et général – il s’adresse au plus grand nombre, sans réelle distinction. Il serait plus éclatant encore si les garçons savaient qu’ils n’auront pas toujours dix-huit ans, s’ils savaient que la vie sérieuse les attend. Il est innocent de son amoindrissement futur.
Le mien, de désir, se dirige vers les garçons mais il est identique, au fond. Simplement teinté d’incertitude parce que les probabilités le desservent, de transgression parce qu’il est minoritaire, original.
François dit : « Et toi, t’as repéré un mec ? »

On reste un long moment sur la plage, contre la barrière, à ne rien se dire. Je sens le soleil sur mon visage, il agit comme un baume. Je ramasse des poignées de sable que je regarde s’écouler lentement entre mes doigts. Je sens tous mes muscles se relâcher. Il me semble que je commence à évacuer la tension accumulée au cours des dernières semaines, quand je jouais les singes savants, bachotant, enchaînant les journées trop longues dans l’enfer de la prépa et les nuits agitées dans le vacarme de l’internat, me bourrant le crâne d’une érudition de surface destinée à faire illusion le moment venu, subissant des colles humiliantes, afin de me présenter dans les meilleures conditions aux concours, ceux qui donnent accès aux grandes écoles. Je me débarrasse peu à peu de la nervosité qui me dévorait quand, dans des salles immenses emplies de clones, il fallait encaisser le choc de tomber sur des sujets d’examen mal révisés, puiser dans sa mémoire au lieu de réfléchir, noircir des copies à toute vitesse, rendre à temps, sur le gong, jamais satisfait, puis attendre les résultats d’admissibilité qui détermineraient si la route s’arrêtait là ou non. Je me défais de l’appréhension qui s’est emparée de moi chaque fois que j’ai franchi la porte me séparant de mes examinateurs, de mes juges, et de ma colère quand j’avais échoué, de mes espoirs fragiles quand j’avais la sensation de m’en être tiré convenablement. Je bazarde les reliquats de mon pessimisme et de mon épuisement. Après tout, j’ai remporté la mise. Je les ai décrochés, ces satanés concours. Il est peut-être temps de revenir à la lumière, à la tranquillité.
J’interroge Nicolas : « Tu fais des études, toi ? »
Avant qu’il n’ait eu le temps de répliquer, François précise, à celui que je viens d’interroger : « Ah oui, j’ai oublié de te dire, Philippe, c’est l’intello de la bande, il a un an d’avance, il ira loin, t’as qu’à demander à mon père, il arrête pas de répéter : “Philippe il ira loin”, façon de dire que moi, je suis allé nulle part, enfin, bon, il oublie que j’ai quand même décroché mon CAP du premier coup, et que ça l’arrange bien que je joue les commis. »

J’admets que François l’ait mauvaise : son père, en effet, ne tarit pas d’éloges sur moi, c’en est d’ailleurs gênant, comme s’il n’avait pas eu l’occasion de placer sa fierté dans sa progéniture et la reversait sur un tiers. J’essaye bien de m’en sortir en expliquant qu’il existe des cursus beaucoup plus prestigieux que le mien, rien n’y fait. Je croyais aussi que la révélation de mon homosexualité doucherait son enthousiasme mais non, pas davantage. Certes, Christian demeure perplexe – c’est si loin de lui les garçons qui aiment les garçons, ça n’entre dans aucune de ses références, ça fait même régulièrement l’objet de plaisanteries douteuses sur le marché, entre commerçants –, cependant l’admiration a finalement balayé son embarras. Il veut juste qu’on n’en parle pas. Et je lui obéis bien volontiers. Ainsi, quand des blagues fusent parmi les étals, je fais semblant de n’avoir rien entendu.
Nicolas finit par répondre à ma question : « Je viens de rater mon bac, je repique ma term à la rentrée. » Je le console alors qu’il ne m’a rien demandé : « C’est pas grave, tu l’auras l’année prochaine. » Et, à l’instant exact où je prononce ces mots, je mesure qu’ils expriment la supériorité présumée du bon élève tout autant qu’un abominable mépris social (c’est comme si j’avais dit : « les gens comme toi, souvent, ça s’y reprend à deux fois »). De fait, ils ont la sonorité de la pièce de cinquante centimes balancée dans le gobelet d’un clodo, assis sur un trottoir. D’ailleurs, la moue vaguement agacée de Nicolas me confirme que je ne me suis pas trompé.
Il enchaîne : « Et donc, toi, t’es pédé ? » Je pourrais distinguer dans ce changement de pied la volonté de me rendre la monnaie de ma fameuse pièce mais il n’en est rien. Nicolas n’a simplement rien à ajouter sur ce sujet des études, ce n’est pas sa préoccupation, ou si ça l’est, il n’a pas envie d’en faire état. Il précise : « En fait, je m’en fous que tu sois pédé, c’est juste que j’en connais pas, je crois. » Je m’efforce de plaisanter : « Ben voilà, cette terrible erreur est réparée. » Il sourit en retour. C’est son premier sourire. Il éclaire tout son visage, souligne la finesse de ses traits, presque féminins. Il indique que la langueur de Nicolas n’est peut-être pas une fatalité.
Après, on continue à parler de tout et de rien. »

Extraits
« Quand j’y songe, c’était merveilleux de ne pas avoir quelque chose à faire, d’être improductif, de se tenir dans la mollesse, l’inertie, de n’être dérangé par rien, rattrapé par rien ni personne. C’était merveilleux que, tout à coup, l’existence entière soit sans objet, sans but. Je reste longtemps les coudes plantés dans la toile cirée de la table de la cuisine, mon bol entre les mains, le regard dans le vide, occupé par aucune pensée, je n’envisage même pas la façon dont je vais remplir la journée. Une mouche butine dans un pot de confiture, captant toute mon attention. » p. 42-43

« À ce stade de nos existences, on était empêtrés dans une contradiction fondamentale: on voulait séduire, avoir des histoires, on était guidés par notre libido balbutiante, et pourtant, le plus souvent, on restait dans l’incertitude, l’entre-deux, une sorte de zone grise, on manquait de résolution, ou de discernement, ou d’énergie, ou des trois et, à la fin, souvent, on préférait la compagnie de nos potes à l’amour et au sexe, c’était moins impliquant, moins épuisant. » p. 73

« Je songe que c’est un état magnifique, l’innocence. Et qu’on ne s’en rend compte que lorsqu’on l’a perdue. » p. 144

À propos de l’auteur

Philippe Besson Portrait Session

Philippe Besson © Photo Éric Fougere

Philippe Besson est l’auteur d’une vingtaine de romans, dont Arrête avec tes mensonges (prix Maison de la Presse, adapté au cinéma par Olivier Peyon), Paris-Briançon et Ceci n’est pas un fait divers (Prix Nice-Baie des Anges). (Source: Éditions Julliard)

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Une réflexion sur “Un soir d’été

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