Seuls les fantômes

FALISSE-seuls_les_fantomes  RL_2024 Logo_premier_roman

En deux mots
Une rupture amoureuse entraîne le narrateur dans une dépression dont il peine à sortir. En faisant le bilan de sa vie, il ne voit que des rendez-vous manqués, avec Alice, Laetitia, Nina… Mais peut -être n’est-il pas trop tard?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«J’écris pour ceux qui ne sont plus là»

Dans son premier roman, Cyrille Falisse retrace le parcours d’un jeune homme dépressif, entouré de fantômes et d’amours défuntes. Autour du visage tutélaire de sa mère partie trop vite, Alice, Laetitia, Nina vont jalonner une vie qui n’est peut-être pas finie. Une quête sensible.

Dans l’agence de com de Louvain-la-Neuve où il travaille, le narrateur peut compter sur des collègues compréhensives. Misko, réfugiée irakienne, lui voit même un avenir d’écrivain. «Pour le moment je suis dépressif. C’est peut-être le préambule.»
Cette dépression résulte d’une douloureuse séparation. Presque un pléonasme, tant les séparations sont difficiles à vivre. Il avait pourtant été prévenu puisqu’après l’amour, elle lui avait assené: «Je vais te détruire». Cela avait failli marcher. Il errait comme un zombie et ni ses collègues, ni sa voisine n’avaient pu le faire sortir de sa léthargie. Restaient les sites de rencontre. «Je suis incapable de sortir de chez moi, d’aller dans un café avec ma triste gueule, encore moins de prétendre danser. Je n’ai qu’une option, le faire ici, entre les pixels et chercher le plaisir derrière l’écran.»
Des échanges virtuels qui vont lui permettre de converser avec Alice. Cette dernière va convoquer des souvenirs de jeunesse, quand il passait des vacances chez son grand-père à Saint-Dalmas Valdeblore. Quand, encore enfant, il était tombé amoureux de Laetitia.
La belle Réunionnaise à la peau cuivrée va longtemps le hanter, tant il est vrai qu’on n’oublie jamais son premier amour. Bien des années plus tard, il va tenter de retrouver sa trace.
Une enquête qui va en appeler d’autres, une envie qui va virer à l’obsession. Quand, il s’était mis en tête de séduire Sandra, la plus belle fille du collège et, touchant au but après des années passées à espérer, il avait finalement fondu pour les beaux yeux de Nina. Que sont ses femmes devenues?
Dans ce premier roman, Cyrille Falisse, né à Bruxelles en 1976, se livre à une introspection pleine de nostalgie et de poésie, dans lesquels les rêves virent au cauchemar. Dans sa quête de l’amour perdu, on sent toute la détresse de l’enfant qui a perdu sa mère trop tôt – les pages consacrées à son vain combat contre le cancer sont bouleversantes – et la folle envie d’avoir envie, à nouveau. Si l’espoir fait vivre, alors on peut se réjouir de refermer ce livre face à un vivant que seuls les fantômes accompagnent.
Ce roman teinté de nostalgie, brille aussi par son humour teinté d’autodérision et de fulgurantes réflexions. En voici une qui conclura à merveille cette chronique: «La vie est une succession d’opportunités manquées. En les additionnant, ça peut donner une belle vie.»

Seuls les fantômes
Cyrille Falisse
Éditions Belfond
Premier roman
272 p., 21 €
EAN 9782714403223
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Belgique, à Bruxelles et Louvain-la-Neuve, mais aussi dans les Ardennes belges à Liège et à Spa, à Nice et dans les Alpes de Haute-Provence, notamment Saint-Dalmas Valdeblore, Bairols, Haut-de-Cagnes, Saint-Martin-Vésubie, Saint-Tropez et Antibes. On y évoque aussi Londres, la Grèce, Taormine et Mwanza en Tanzanie.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’occasion d’une rupture, un jeune homme va convoquer les fantômes de son passé. Un premier roman sincère et poétique, qui explore l’absence sous toutes ses formes.
Depuis que son ex l’a largué parce qu’il était faible et fragile, Melvile ressasse l’histoire d’amour qui vient de le terrasser. Sur les réseaux sociaux où il s’est réfugié, une rencontre virtuelle va réveiller ses disparues. Laetitia, la Galopante, Nina… Trois images manquantes, trois premières fois. Seuls les fantômes est un voyage dans le temps où tournoient les voix du passé. Les grandes vacances à Saint-Dalmas Valdeblore, les truites du Boréon, les émois et les malentendus…
Un premier roman à la poésie singulière, où un homme cherche sa place, où les fantômes parlent et consolent parfois.
«Une voix forte et bouleversante.» Jean-Baptiste Andrea, auteur de Veiller sur elle, prix Goncourt 2023.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Benoît Lacoste)
Monaco-Matin (Fabrice Michelier)

Les premières pages du livre
« I L’image manquante
Elle est nue de dos face à la fenêtre. Les cheveux remontés en chignon. Dehors la lumière est vive. Si je devais la photographier à cet instant précis, je serais à contre-jour et elle, prise sous un effet de halo, ses fesses rondes et blanches ressortiraient sur la pellicule. Ce serait beau. Son bras gauche tient une serviette et laisse percer un triangle de couleur vive au cœur de sa peau brune. Je ne vois pas l’autre bras, juste sa main au niveau du cou qui tripote le lobe de son oreille. Elle a les jambes légèrement écartées. Elle m’entend ou me devine derrière elle. Une mère sent son enfant. Viens, dit-elle. Elle se retourne vers moi. Je quitte l’embrasure de la porte et m’avance. Elle m’attire à elle, me serre contre ses seins, la serviette tombe à ses pieds. Je ne peux pas m’en empêcher, je l’embrasse sur les lèvres, elle me rend mon baiser et met sa langue dans ma bouche. Au moment où ma respiration se bloque, quelque chose de mou tombe dans ma gorge. Je m’écarte brusquement d’elle et parviens à l’expulser de mon œsophage, je le mâche un instant par réflexe avant de le cracher dans ma main, ça a un goût de plastique ou de gélatine. C’est un morceau de chair sanguinolent. J’ai envie de vomir. Je la regarde. Il lui manque un bout de lèvre.
Rêve n° 1

Je me réveille en criant, m’étouffant à moitié. J’inspecte mécaniquement mes joues et déglutis avec méfiance. À travers les stores, l’obscurité est dense, le réveil numérique indique 4 h 21. Une éternité que je n’avais pas fait ce rêve. Enfant et même adolescent, il était aussi fréquent que le cartable qui se renverse, la sortie sans slip ou le surplace alors que je suis coursé par des monstres. Ce petit bout de lèvre se détachait et finissait dans ma gorge. Je dévorais maman ou elle se décomposait en moi. À l’époque les adultes riaient quand je disais : «Avec ma maman j’ai un complexe de jeep.» Aimer sa mère au point de lui manger un morceau de bouche. Oui, moi aussi j’ai envie de te croquer, me répondait-elle avant que je ne me réveille.
J’habite au second étage d’une maison où la porte-fenêtre coulissante ne ferme pas complètement. Un courant d’air froid et humide me lèche le menton. Le proprio est le père de Joanne, une amie. Elle crèche juste en dessous avec Samuel, son mec, un artiste qui procrastine. Un insomniaque lui aussi. Le prix du loyer n’est pas énorme donc je me la ferme. En contrepartie je gèle et mon appart sent le moisi. La vaisselle sale dégage très vite une odeur immonde, les cendriers froids à côté c’est du parfum. Et ce futon qui me défonce le dos. Qui peut aimer dormir sur un truc aussi dur? Celle dont je veux mais ne peux oublier le nom m’a bien eu. Je l’ai acheté sur ses conseils en me disant qu’il serait le parfait outil du Kâma-Sûtra qu’on allait explorer ensemble. Un lit au niveau du sol, elle trouvait ça à la fois pratique et érotique. Ça ne l’a pas empêchée de me quitter en prétextant que j’étais une petite chose faible et fragile. Faible et fragile! Elle a bien insisté sur ces deux mots. Elle a dit d’autres amabilités qui me trottent dans la tête, elles viennent par vagues et me débordent. Je fais une obsession. On devient fou quand on ne maîtrise plus ses pensées. C’est ce qui m’arrive. Je lutte contre moi-même. L’idée m’effraie. Je suis fou. Ce sont les images qui me contrôlent, des idées fixes et récurrentes. Je tourne en rond dans mon studio où l’air froid se glisse comme une langue reptilienne. Je ne sors plus que pour aller bosser. Mon esprit ne me laisse aucun répit. C’est son souvenir qui commande. Pas elle. Elle, elle est partie depuis longtemps. Son nom est impossible à prononcer mais elle est partout, dans tous les recoins de cette cage mentale. Elle est chaque silhouette, elle habite chaque ombre, patiente derrière chaque porte. Elle a tout pris, tout ravagé. Je n’ai plus rien, sauf des images d’elle qui se moque de moi. Je m’allume une clope, la nausée agrippée à la gorge. Quand je fume je ne contrôle pas plus, mais c’est au moins une chose que je fais par ma propre volonté, elle ne souffle pas à ma place. Cette liberté relative m’angoisse. Très vite les pensées m’enferment à nouveau, la fumée flotte éparse sans que je puisse m’attacher à elle, j’aimerais tant me dissoudre. Je repasse nos conversations en boucle, la bande magnétique usée. Je suis un convecteur glacial, les souvenirs m’absorbent et me régurgitent. Au lieu d’une plage déserte à la mer plate et turquoise que je convoquerais pour aller mieux se répète la vision de son sexe et de ses seins lourds qui me manquent atrocement.
Mes amis estiment que je vais mal. Le week-end dernier, deux d’entre eux sont venus jusqu’à mon studio, J’étais vautré sur mon instrument de torture nippon, le regard morne, incapable de soutenir leur présence. Je fixais le sol, détaillant la poussière entre les lattes, les défauts du plancher. Leur monologue était inaudible. Ils ont répété et élevé la voix, sans doute, car j’ai discerné: «C’est elle ou nous.» Ils avaient dû préparer cette réplique en montant l’escalier. Je n’ai rien répondu. Mon esprit n’en a pas le loisir, occupé à analyser les derniers mots que nous avions échangés avant que son dos ne chante «Bang bang, my baby shot me down». À l’endroit même où ils se tenaient tous les deux, elle avait un jour joué du violoncelle nue, juste pour moi, rien que pour moi. Une de mes idées à l’époque, imprimer autant que possible sa peau dans l’espace. Elle jouait comme un pied. Le résultat était affreux mais elle était nue, c’est tout ce qui m’importait, alors je l’incitais à continuer. «Mais non c’est magnifique, continue.» «Ça fait longtemps que je n’ai pas joué, je suis rouillée.» «Continue, c’est beau.» Devenir un instrument entre ses cuisses. Ils sont repartis comme ils étaient venus, par l’escalier. Je perds des amis chaque semaine. Bientôt je n’en aurai plus.
La sonnerie métallique du Nokia 1112 retentit. Trois heures perdues à faire l’ouroboros. On pourrait écrire un livre sur la volonté inouïe qu’il faut à un dépressif pour se lever, prendre une douche, passer quinze minutes sous un jet d’eau brûlante, continuer de ressasser, sans répit.

Quand l’eau me touche, quelque chose au moins me touche… Je visualise toutes les fois où on a fait l’amour, je compte et recompte à l’endroit et à l’envers, futon, chaise, canapé, table, lavabo, radiateur, carrelage, parquet, terrasse, toit, bois, forêt, bosquet, voiture, ciné, cabine d’essayage chez Zara (coup de bol, je venais de la croiser par hasard avenue Louise), toilettes publiques dans un café du bas de la ville, douche, douche, douche, l’eau m’apaise. Je la regardais souvent quand elle en sortait. Elle ouvrait alors le peignoir qu’elle venait d’enfiler pour que je mate ses seins laiteux striés de veines vertes et bleues, je ne pouvais m’empêcher de le soulever pendant qu’elle se brossait les dents et de me frotter contre son cul, tomber à genoux et y enfouir mon visage. Le manque me fait crever. J’ai peur de ne plus jamais être capable de choisir mes pensées, de contrôler ma mémoire. Je me rappelle ce vieil homme croisé à la montagne avec qui j’avais dîné un soir où j’étais seul et lui aussi. À la fin du repas, en me raccompagnant vers mon studio, il m’avait asséné: «Je veux baiser, vous comprenez, je veux juste la baiser.» Un vieux type qui avait encore envie de baiser. Je ne suis pas sorti des emmerdes, je n’ai que vingt-sept ans. Je n’avale plus rien le matin. Manger me donne envie de gerber. J’enfile un bonnet, un col roulé, un jean, une paire de bottines et je m’assieds dans la Clio vert vertigo. Marche arrière sans écraser les gamins de l’école avant de m’engager dans les bouchons de l’avenue Winston-Churchill. À chaque feu rouge, je m’autorise une ou deux apnées en observant les travailleurs ou les étudiants coincés dans le tram. Comment vont-ils, est-ce si différent d’être un autre? Vu les gueules qu’ils tirent, ils n’ont pas l’air d’aller mieux que moi. C’est triste un visage dans un tram.
Le souvenir me kidnappe, je recompte: futon, chaise, canapé, table, lavabo, radiateur, carrelage, parquet, terrasse, toit, bois, forêt, bosquet, voiture, ciné, cabine d’essayage, toilettes publiques, douche, douche, douche, chambre des parents (j’ai failli oublier, devant le miroir du dressing, «la chambre de tes parents ça me gêne», tu parles, en levrette, à me tordre le poignet pour lui caresser le clito en même temps que je la pénétrais). Je conduis en aveugle, roue libre, sabot antivol du cerveau. Le matin, je prends la chaussée de Waterloo et contourne le bois par l’avenue Legrand, puis me dirige jusqu’à Franklin-Roosevelt et ses ambassades, là je me laisse porter dans la descente.
Je ne mets plus de musique dans la voiture, toute musique me déprime. J’ai Housewife de Daan qui de toute manière passe en repeat dans ma tête, une parfaite musique de psychotique. Je croise parfois Daan au Belga, il est grand, beau gosse, grisonnant. Il ressemble à mon voisin. Les gens qui sont beaux ont une démarche particulière, ils flottent imperceptiblement. La dernière fois que j’ai croisé celle que je ne nomme plus, c’était justement à la terrasse d’un café. Je lui ai fait une scène. Je me suis incrusté à sa table en ignorant la fille qui l’accompagnait. Un mec assis à côté lui a demandé si je l’importunais. Mais non, mon vieux. La demoiselle n’a pas besoin de toi. On parle, connard. Arrête de le regarder toi aussi! Tu ne peux pas t’empêcher de tous les draguer. Le pire c’est qu’elle rigolait. Elle se foutait encore de moi, devant tous ces inconnus et ces mecs qui rêvaient sans doute de voir ses nichons. Moi je la connaissais, la douceur de sa peau au creux du galbe, la couleur de ses aréoles claires, le goût salé de ses mamelons. Parfois je les tétais, recroquevillé en position fœtale sur ses cuisses. On m’a arraché à son sein.
Je déteste cet endroit où le Tout-Bruxelles se presse le vendredi soir. Dans les étangs, en face, il y a des vélos, des flingues, des coffres-forts ouverts, toutes les ordures de la ville y jettent leurs larcins.
Ce quartier pue la vase.

Je ne pète pas un mot de flamand. Je suis obligé de sortir de la capitale pour travailler. À gauche au feu, avenue de l’Orée, je fais attention à ne pas me prendre un tram, ça crisse comme une craie au tableau, puis dans l’avenue Guillaume-Gilbert je regarde distraitement la boulangerie, rue du Relais, pour passer devant la maison de papa, coup d’œil, Mûriers, Visé puis Les Arcades, Brillant et enfin la E411, l’autoroute jusqu’à Louvain-la-Neuve. C’est surprenant comme les trajets en voiture sont l’angle mort de l’existence. On s’en souvient rarement. Ils sont interchangeables. Si dans quelques années je devais retourner travailler à Louvain-la-Neuve, je serais incapable de retrouver mon chemin jusqu’à l’agence. On ne se rappelle les routes que l’on prend que si elles se terminent par un accident ou un contrôle d’alcoolémie.
Je travaille dans une agence créative. À cette époque ça ne veut rien dire, créatif. Toutes les boîtes de com le sont, Internet n’a que dix ans d’âge. Facebook n’a pas encore été lancé. Personne ne sait que les réseaux sociaux vont régir notre vie et nous fournir notre dose quotidienne de dopamine. Au début, les boîtes créatives se lancent sur Internet en espérant grappiller une minuscule part des budgets alloués à la pub par les grands comptes. On fidélise le client en lui envoyant du contenu par newsletter, ça arrive chez lui, c’est personnalisé, plus que la TV, la presse ou la radio. On n’a pas encore trouvé le moyen de mettre du son ou des vidéos dans les e-mails mais on a déjà compris comment inonder une boîte mail. Et comme personne ne pense à se désabonner ou à se désinscrire, on gonfle les stats et les revenus. Patrick, mon patron, est sûr de lui, le contenu va être la clé, la poule aux œufs d’or de la décennie à venir.
Je n’avais pas été retenu au premier entretien. Il m’a confié plus tard que je lui avais donné l’impression de sortir tout droit d’un enterrement. Je ne dois mon embauche qu’à la nullité du gars choisi à ma place, qui n’aura tenu que deux semaines.
Je n’ai pas fait mes études à Louvain-la-Neuve. Cette ville est sinistre, sans âme. De la brique, de la brique, de la brique. Les bureaux de l’agence sont situés près du lac dans le quartier des Bruyères, où poussent les seuls arbres de la ville.
Patrick est un hyperactif. Il a déjà monté plusieurs boîtes aux Etats-Unis. Linda, sa femme, est américaine, elle est infographiste dans notre petite structure. C’est elle qui est en charge de la réalisation des layouts. Le jargon des boîtes de com est imbitable. Au début je faisais semblant de comprendre opt-in, opt out, taux d’ouverture, taux de clics, BtoB, BtoC. Il M’avait déjà fallu quelques semaines pour déchiffrer asap, bat à la fin des e-mails. Le surnom que Patrick m’attribue est plus lisible : Low-Tech. Il fait le signe avec pouce et son index en se les collant au front. Là il articule les syllabes en ouvrant grand la bouche Low-Tech! Mais c’est Loser qui sort de sa bouche. J’ai une collègue, Misko. C’est mon binôme flamand. Elle est irakienne, arrivée en Belgique en 1992. Son père a été tué lors de la guerre du Golfe. C’est grâce à un prêtre belge qui vivait à Bagdad que sa famille a pu s’installer en Belgique. La pauvre, débarquer à Beveren à l’âge de seize ans. Quelle angoisse. Je ne lui ai jamais demandé ce qu’elle a ressenti. Une forme d’excitation, j’imagine. Misko est une des dernières à me supporter. Il faut être patiente et courageuse pour m’écouter ressasser mes épreuves sexuelles. Misko mérite une médaille. Elle pense que je vais devenir écrivain. Pour le moment je suis dépressif. C’est peut-être le préambule.
Quand j’entre dans les bureaux ce matin-là, Misko et Linda sont déjà là. Patrick est au téléphone, il passe sa vie au téléphone, ça le rassure. «Melvile.» Il raccroche et m’invite à la rejoindre par un signe de la main. Je plonge dans son aquarium. «Ça ne va pas mieux, mon vieux? Tu as vu ta tête, tu fais peur. Écoute, rentre chez toi. Prends ta journée, requinque-toi, reviens demain en forme. D’accord? Tu fais peine à voir. D’accord?» Je ne réagis pas. «Allez, rentre chez toi. Tu es livide, mon gars.» Son téléphone sonne à nouveau. Il me fait signe de sortir. Il fait rouler son fauteuil en cuir et effectue un demi-tour pour regarder par la fenêtre. De temps en temps, il doit s’imaginer en haut d’une tour avec vue sur Manhattan.
Après avoir refermé la porte de Patrick, j’aperçois les visages de Misko et Linda s’écarter de leurs écrans d’ordinateur pour me sourire. Elles ont de la peine pour moi et je n’ai même pas honte. Misko est au courant de ce qu’il m’arrive. Elle m’a vu passer de la lumière à l’ombre, comme ça, en quelques semaines. Comme dans une avalanche, je perçois encore le jour sous la couche de neige mais je suis incapable de bouger. Dans la voiture, je ne démarre pas tout de suite. J’ai envie de me coucher sur la banquette arrière. Les boucles reviennent. Petite chose faible et fragile.
Au lieu de rentrer chez moi, je fais un détour pour passer devant chez elle. Pendant des années, J’ai effectué le trajet depuis Ixelles où habitaient mes parents jusqu’à l’université Saint-Louis au bas de la ville. Le bus passait par une longue avenue. C’est là qu’en 1997 les enquêteurs ont découvert le corps de la petite Loubna Benaïssa dans une station-service. Elle avait disparu en août 1992. Ce quartier me la rappellera toujours. Je passe par la gare du Luxembourg, traverse la petite ceinture et me gare au centre-ville. De là, enfoncé dans mon siège, casquette vissée sur le crâne, je peux observer l’étage où j’ai passé quelques nuits, pas beaucoup en réalité, elle préférait venir chez moi, ne pas me mêler à ses amis. Je reste parfois des heures comme cela, espérant la voir sortir de chez elle.
Peu de temps après notre rencontre, elle m’avait mis en garde. Nous venions de faire l’amour quand elle avait affirmé: «Je vais te détruire.» Elle avait ajouté qu’elle détruisait tous ceux qui s’attachaient à elle. Je l’avais rassurée, j’étais fort, elle ne me détruirait pas.
Je l’avais même prise dans mes bras. Elle venait de me menacer et moi je la cajolais. Pauvre type. Quand je fais le guet en bas de chez elle, les boucles mentales se calment. J’attends une apparition. Ça fait dévier les boucles dans un territoire qu’elles ne maîtrisent pas, la confrontation directe avec l’objet de leur obsession. Je ne fuis plus, je n’élude plus. Je chasse les ombres. Au bout d’un certain temps, je remets le moteur en route. »

Extraits
« Misko mérite une médaille. Elle pense que je vais devenir écrivain. Pour le moment je suis dépressif. C’est peut-être le préambule. » p. 22

« J’ai passé six ans de ma vie avec une centaine de personnes, filles et garçons, aux côtés desquels j’ai mangé, étudié, ri, dormi même parfois, pris ma douche et pleuré. À certains d’entre eux j’ai confié des choses intimes, l’âge des violences sèches. J’en ai écouté d’autres me dire qui ils devenaient à l’abri d’un auvent, dans l’intimité d’un vestiaire après un cours de sport ou derrière la cloison des toilettes. J’ai vu leur peau d’enfant se durcir et se creuser quand on ne les croyait pas. J’ai parfois pensé qu’ils allaient devenir mes amis. Plusieurs ont disparu. L’horreur frappe au hasard, intoxication au monoxyde de carbone, crash de voiture, suicide, je pense à vous trois souvent. Je me demande si je n’écris pas pour être pardonné de tous ceux à qui j’aurais manqué de respect ou d’attention, ceux dont je me suis moqué, que j’ai imités en forçant le trait pour paraître drôle car c’était mon masque, je n’étais pas un pierrot, j’étais le clown qui provoque ou désamorce. » p. 214-215

« La vie est une succession d’opportunités manquées. En les additionnant, ça peut donner une belle vie. » p. 219

À propos de l’auteur
FALISSE_cyrille_©Chloe_Vollmer-LoCyrille Falisse © Photo Chloé Vollmer-Lo

Né en 1976 à Bruxelles, Cyrille Falisse est journaliste de formation, touche-à-tout et amoureux de la culture. Il est aujourd’hui libraire à «Papiers collés» à Draguignan. À Paris, il a créé et dirigé le site collaboratif de cinéma «Le Passeur Critique» et l’a coanimé pendant dix ans. Il se voit comme un passeur et défend une littérature engagée, qui bouscule autant qu’elle libère. Seuls les fantômes est son premier roman. (Source: Éditions Belfond / Page des Libraires)

Page Facebook de l’auteur
Compte X (ex-Twitter) de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#seulslesfantomes #CyrilleFalisse #editionsbelfond #hcdahlem #premierroman #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #NetGalleyFrance #roman #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #primoroman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Laisser un commentaire