La géométrie des possibles

JOUSSELIN_la_geometrie_des_possibles  RL_2024 coup_de_coeur

En deux mots
De Los Angeles au Morvan et d’Oklahoma City à Paris, ce roman choral va nous raconter l’histoire d’un producteur hollywoodien, d’un ancien résistant, d’un fonctionnaire aigri, d’une jeune fille qui se rêve actrice, d’un clandestin ou encore d’un geek très doué. Le tout formant un beau tableau de notre époque de plus en plus angoissante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un panorama saisissant de notre époque

C’est avec un roman choral qu’Édouard Jousselin confirme son talent à construire des histoires foisonnantes. De Los Angeles au Morvan, il va peindre une riche galerie de personnages qui vont lui permettre d’analyser avec acuité nos sociétés contemporaines.

Le roman s’ouvre sur une scène d’accident mortel sur l’autoroute 101 aux abords de Los Angeles. Il a coûté la vie à un producteur de cinéma.
Puis on bascule en février 2012, dans l’église de Quarré-les-Tombes dans le Morvan où l’on enterre l’un des derniers résistants de la Seconde Guerre mondiale. Au sein de la maigre assemblée, on compte Dominique son gendre et ses petits-enfants Maxime et Marine. Attardons-nous un peu sur cette dernière. Elle a fait le voyage depuis Paris où elle travaille d’arrache-pied pour intégrer une classe préparatoire. Joignant l’utile à l’agréable, elle révise avec son amant Stéphane, mais elle sait déjà que leur histoire ne durera pas.
En parlant de révisions, Maxime laisse entendre qu’il a travaillé sa philo avec Clarice, alors qu’ils n’ont fait que baiser. Il faut dire qu’au sortir de l’adolescence, leur libido est un élément primordial de leur vie provinciale. Clarice se rêve actrice et remercie Max qui vient de lui affirmer qu’il a envoyé sa vidéo à son beau-père, producteur à Hollywood. Un mensonge qui lui permet de voir Clarice fondre d’amour pour lui. Le jeune homme, quant à lui, arrondit ses fins de mois sur internet. Le geek a mis au point un système d’arnaque qui permet à ses clients d’accéder à des sites pornos qu’il déverrouille et rassemble.
Pendant ce temps, à Tulsa en Oklahoma, les frères Steve et Tyler assistent à la projection du troisième film de la série The last Fighters, une franchise au succès planétaire dont on suivra la production jusqu’à l’opus 4 intitulé Aux racines de la colère.
Mais auparavant, on aura refait un voyage dans le temps, en avril 1995. L’occasion de découvrir les vies des parents et grands-parents des personnages si bien dépeints dans les chapitres initiaux. On y découvre notamment Isabelle que la naissance de Maxime traumatise, son père parti commémorer la fin de la Seconde guerre mondiale sur les Champs Élysées et croiser Mitterrand et Chirac qui vient tout juste d’être élu, tandis qu’aux États-Unis un attentat vient de souffler un immeuble fédéral d’Oklahoma City. Parmi les fonctionnaires blessés figure Bill, le père des deux frères, qui sera marqué à vie physiquement, mais surtout psychologiquement.
Si la galerie de personnages est loin d’être complète, elle permet cependant de bien comprendre l’intention d’Édouard Jousselin, tirer des fils entre les différents personnages et les différentes époques, développer cette géométrie des possibles –un excellent titre – et ce faisant explorer la complexité de notre époque. Car à l’image des acteurs de ce roman choral, on va constater combien les années vont les changer, que la vérité de l’instant n’est plus celle de ceux qui vont suivre. Et que l’analyse à chaud n’est pas forcément la plus pertinente. Le 11 septembre 2001 en est l’exemple le plus saisissant, parce qu’il «se vit en mondovision comme une finale olympique.» L’événement va saisir les personnages quasiment en direct. «Ben Crawford à Los Angeles, Jessica Dahlgren à Paris, Cándido Rincón dans sa loge de gardien de l’Arroyo Blanco, Isabelle et Dominique Richard à Quarré-les-Tombes, Lucien Michot sur son canapé, William et Lucy Smith dans le matin de l’’Oklahoma, Bruno Landisier quelque part sur la route d’un festival du film ou sur un plateau de tournage, tous reçoivent un flux d’ondes décrivant la trajectoire d’hommes se jetant d’une tour en flamme pour s’écraser à une vitesse folle sur la dalle new-yorkaise. Aucun ne peut détourner le regard ni éteindre son émetteur radio. Aucun ne comprend complètement ce qui se déroule. Aucun n’ose y croire.»

La géométrie des possibles
Édouard Jousselin
Éditions Rivages
Roman
608 p., 23,90 €
EAN 9782743661687
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, Quarré-les-Tombes dans le Morvan et Auxerre, ainsi qu’à Lille, Dijon et dans le Bordelais, notamment à Saint-Julien-Beychevelle. Le second pôle est situé aux Etats-Unis, à Tulsa et Oklahoma City, Los Angeles, Hollywood et San Francisco, ainsi que Lakewood, au sud de Seattle. On y évoque aussi Tepoztlán au Mexique,

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quel fil invisible relie un ancien résistant, une starlette de la téléréalité, un père de famille américain, un couple d’étudiants appliqués, un migrant mexicain et une jeune mère au bord de la crise de nerfs? Aucun en apparence, et pourtant. Des forces mystérieuses tressent leurs vies pour les plonger dans la tourmente, hantées par l’ironie de l’Histoire, son cours impitoyable. Leurs ambitions cohabitent avec le mensonge et la fatalité les attend au tournant. Des brumes du Morvan aux plages de Californie, des profondeurs du Darkweb aux paillettes d’Hollywood, espaces et temps se télescopent, selon les lois d’une énigmatique géométrie des possibles.
Dans ce deuxième roman, audacieux et addictif, Édouard Jousselin confirme son talent de narrateur, après Les cormorans, publié aux éditions Rivages en 2020. Sous sa plume se déploie une œuvre-monde foisonnante, chronique vertigineuse de notre époque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« Ça ne fait pas de bruit. Du moins ça n’en fait plus. Le fracas bref, puissant, s’est éteint aussitôt après le formidable craquement de tôle, éphémère comme un lacis de foudre. Sur la route, on ne perçoit pas la moindre trace d’un freinage. Rien. Pas de bandes de caoutchouc en lignes parallèles sur l’asphalte brûlant. Seulement le silence des débris.
La Maserati Quattroporte couleur Bronzo Montecarlo est pliée. Elle gît à moitié sur la bande d’arrêt d’urgence, éventrée sur son flanc gauche. Le capot expectore une fumée grisâtre et malodorante. Ses longerons sont si déformés que la bagnole semble se courber sur elle-même, arquée tels les arbres qui poussent aux vents et les enfants dans le ventre de leur mère. Sous le plancher coule un mélange d’huile de moteur, de liquide de refroidissement et de sang. Il coagule au contact de la chaussée, devenant brun et poreux.
Ça ne ressemble pas à un véritable accident. On dirait du cinéma. Ça donne l’impression d’une reconstitution bas budget. Une modeste production récupère une épave à la casse, la repeint grossièrement avant de la déposer au bord d’une route. L’acteur a le front sur le volant, il gémit quand la caméra s’approche, puis bave pitoyablement, jusqu’à la mort. L’ironie, c’est que jamais il n’aurait autorisé qu’on tournât une scène pareille dans un de ses films. Jamais. Il était, au contraire, des plus attentifs à ce genre de détails. Dès le scénario, il aurait demandé qu’on lui expliquât d’où provenaient les véhicules, et lequel était responsable de la collision. Il aurait juré que cela ne collait pas. La Honda Accord couleur Tiger Eye Pearl devrait être plus proche, peut-être encore encastrée dans la Maserati, plutôt que de ronfler quinze mètres plus avant. Il faudrait qu’il y ait davantage de verre sur le sol, que les pare-chocs branlent, qu’un panneau de custode repose, déformé, sur le macadam. Le mort pourrait geindre encore un peu, ou non, mieux, n’être que blessé. Il taperait à la vitre pour qu’on le sorte de là. Gueulerait. Finirait par perdre un morceau de jambe comme la belle blonde dans Amours chiennes d’Iñárritu.
La 101 est déserte, un comble à Los Angeles. Au loin, une sirène hurle. La police, peut-être une ambulance. Il est trop tard, le corps ne se réveillera pas. Le conducteur de la Honda essaie de prendre la fuite au volant de sa ruine. Elle produit un son de roulis métallique et de désespoir. Finalement, il se carapate à pied, tenant son avant-bras gauche contre sa poitrine.
Autour, la chaussée s’évapore. La nuit est douce, un vent océanique caresse le ventre chaud de la ville et charrie des monceaux de poussière. Une odeur de bitume flotte dans l’air et rejoint les notes de sucre, de gras, de café, de friture brûlante, le parfum des beignets à la banane, celui des gazons coupés ras, des fleurs de jardins municipaux et de la pisse des vagabonds.

PARTIE I
LA QUADRATURE DES PÈRES
FÉVRIER 2012
Au cœur de la France, comme une marque de charbon, sombre et imposante, le Morvan se dessine dans la brume. C’est un parc de Bourgogne aux charmes austères, semé de vallons, de rivières et de bois. La ligne à grande vitesse lui ampute l’oreille gauche, l’A6 prend soin de contourner par le Nord ses forêts de chênes pédonculés, de bouleaux verruqueux, d’érables, de sapins et d’épicéas. D’où qu’on l’aborde, le Morvan donne cette impression de bouche noire et avide, cette impression de gouffre. Les anciens en racontent bien des choses à son propos, vantent le magnétisme de sa dalle granitique qui combat leurs rhumatismes et les garde en longue santé, narrent ses récits d’antan qu’ils mêlent aux contes de sorcellerie, chuchotent des pans d’Histoire oubliés, ne manquent jamais d’évoquer le souvenir d’un père qui croisa le fer jadis avec l’occupant, dans une vallée encaissée.

Les anciens, ils sont là, une petite quinzaine, les bras croisés dans le dos, certains les mains dans les poches. On croirait des empereurs piétinant la banquise. Le froid de l’est a gagné la plaine. La terre gelée s’évapore lentement, exhalant une timide odeur d’herbe grasse et de pierres mouillées. Une vieille, sous son châle, essuie une larme avec un mouchoir beige brodé de ses initiales. Ils attendent sur le pas de l’église de Quarré-les-Tombes, serrés à l’abri du porche, tandis que le vent baffe le cercueil. Ils se reconnaissent, se saluent, patientent sagement.
Ils ont l’habitude des enterrements, enfin ils s’y sont habitués avec l’âge qui avance, s’y rendent habillés des vêtements du dimanche, résignés à voir partir les partenaires de clubs, celle-là qui était si bavarde, le vieux coureur de jupons qui avait été bel homme, cette malheureuse dont le mari était mort bien jeune, celui-ci qui en avait une sacrée santé pour avoir vécu si longtemps avec les murges qu’il se mettait, l’autre encore dont on disait qu’il ferait un vigoureux centenaire et qui claqua pourtant deux ans à peine après avoir pris sa retraite.
Aujourd’hui, c’est le tour de Lucien Michot de rejoindre la longue liste des amis d’outre-tombe. Pas n’importe qui, le Lucien. Un résistant. Quelques anciens en ont accroché des breloques, au revers de leur veste, que le soleil d’hiver fait scintiller. Le maire fera un discours pendant l’office, il évoquera le maquis, dit-on. Cela fait toujours plaisir, ces vieilles histoires d’héroïsme. Elles sont le sel de cette terre.

En attendant, le froid glace leurs os. Surtout à ce gros type qui s’affaire autour du cercueil, va et vient avec des gerbes, les dispose tantôt sur le sol, tantôt sur le pin de la bière, remet sa cravate droite, puis son col et de nouveau sa cravate, s’éclaircit la voix pour discourir mais ne dit finalement rien, ou juste une chuchoterie à l’oreille de son supérieur resté tranquillement au chaud, sur le siège passager du corbillard, et qui écoute une émission sportive de Radio Monte-Carlo.
La famille arrive, à petits pas depuis la place du village. Enfin, la famille… ce qu’il en reste. Dominique Richard, qui avait été son gendre, Maxime, le petit-fils, et puis Marine, bien sûr, la Parisienne, celle qui fait de grandes études et fera de grandes choses, qui est d’ailleurs assez grande et a l’allure d’une femme puissante dans sa belle robe noire, une femme du grand monde. À tous, elle rappelle sa mère, sa mère absente, absente de l’enterrement de son propre père, voilà qui donnera un sujet de discussion aux anciens, lesquels n’en demandent pas tant, eux qui entrent tête baissée dans l’église.
Et se signent.

Quelques minutes plus tard, tout le monde est assis. Le maire est finalement excusé, un empêchement de dernière minute l’oblige. Le préfet organise une réunion téléphonique relative à l’épisode neigeux, attendu la nuit prochaine. L’édile ne pouvait pas la manquer. Une jeune conseillère prononcera le discours sur le maquis à sa place. Elle est née dans les années 1970, mais évoque les Allemands de son enfance, les combats glorieux des résistants, le souvenir d’en avoir caché un à la maison. Elle lit un texte qui n’est pas le sien. Au dépourvu, elle endosse aussi une certaine Histoire de France.
Un moustachu s’amuse : « Elle nous fait une Hervé Morin. » Son voisin hoche la tête, il n’écoute pas vraiment le discours, ne saisit pas non plus la référence, lui dont pourtant le téléviseur est allumé du matin au soir, et qui a forcément entendu le candidat centriste élucubrer sur ses réminiscences du 6 juin 1944, lui qui ne vit le jour qu’en août 1961. À tous, ici, les croix blanches font partie de leur ADN, personne n’en tiendra rigueur à la conseillère, personne n’en tiendra rigueur non plus à Hervé Morin, lequel se rangera d’ici quelques jours derrière la candidature de Nicolas Sarkozy.
Marine prend la parole, elle parle de son grand-père, l’appelle Papi Lucien, elle parle d’elle, elle parle beaucoup d’elle. Puis au nom de son petit frère, au premier rang, de son père et – plus étonnamment – de sa mère, elle remercie l’assistance.
Vient le tour de l’éloge du prêtre. Il articule toujours les mêmes paroles, implore le pardon, appelle au recueillement, convoque les souvenirs et promet la vie éternelle. Il perd lui aussi un ami, s’en émeut. Il distribue l’hostie et s’autorise une rasade de vin de messe.
Les cloches sonnent.

Le croque-mort est devant l’entrée quand les portes de l’église Saint-Georges sont rouvertes et qu’une bourrasque chasse la prière et les feuilles mortes sur les sarcophages qui cernent l’édifice. Il se tient droit, arbore l’air triste et sérieux de circonstance. Ses cheveux sont désormais totalement plaqués sur son crâne. Une pluie fine et cinglante a verglacé la place pendant les trente-cinq minutes qu’a duré la cérémonie. Il serre la main du Dominique, de la Marine et du Maxime. Il dirige le cercueil jusque dans le corbillard, fourrage dans les gerbes pour leur redonner un peu de tenue, aide quelques anciens à grimper dans les voitures. Il monte enfin dans son fourgon, souffle à pleines joues dans ses paumes. Son chef démarre, prend la rue du Grand-Puits, puis, à gauche, voilà le cimetière de Quarré-les-Tombes. Il se gare devant.
Au niveau du portail, une rafale, chargée de gel et d’aiguilles, s’abat sur l’assemblée, mord les pommettes des femmes, givre la moustache des hommes, vient éteindre en chacun les derniers sentiments, la mélancolie et la tristesse.

Max se les caille. Rentre ses avant-bras sous son manteau et les place sous ses aisselles. Il est au premier rang. Il se penche. Contemple le trou. C’est une cavité sommaire, difficile d’en évaluer la profondeur avec cette brume. Le crachin s’est calmé mais tout reste froid et humide. Il se demande comment on a bien pu fouir un terrain si dur, regarde autour de lui, observe la pelle mécanique stationnée plus haut. Se gratte le menton. Tout s’explique.
Sur la pierre tombale sont déjà inscrits les deux années 1924 – 2012 et le nom du défunt en belles lettres capitales. Tout est prêt, l’au-delà n’a pas attendu. Ce n’est pas son genre.
Les anciens se serrent devant la tombe, emmitouflés dans le silence. Le curé convoque une dernière fois la Vierge, et on demande si quelqu’un veut ajouter quelque chose. Deux octogénaires s’avancent, saluent le mort et entonnent, du bout des lèvres, Le Chant des partisans. Le cercueil descend dans la terre, Lucien s’en va retrouver le monde des lombrics et des racines et, dans la ville, c’est comme si les sarcophages se scellaient un peu plus en un puissant claquement.
Sur l’un d’entre eux, un corbeau becquette un rameau de ronce.
*
À quelques cadavres près, cent milliards d’êtres humains sont morts depuis l’apparition de l’espèce. C’est un chiffre qui ne veut rien dire, qu’on trouve sur le Net, qu’un gars a calculé sur un coin de table, qu’on se jette à la figure et qui ne vaut guère mieux que son double, son triple ou son tiers. Mais mettons qu’il soit exact, mettons qu’on s’en contente, que l’approximation nous satisfasse. Alors, si on avait plié chacun de ces cent milliards d’individus dans une tombe d’un mètre carré, il aurait fallu un cimetière de la superficie de l’Islande pour les aligner toutes. Sans compter les allées, les monuments, les fontaines pour arroser les fleurs, quelques arbres pour faire de l’ombre, sans compter les statues de soldats, de rois, de penseurs. Sans compter les colonnes, les ornements, les mausolées.
Les prairies grasses, les pentes des volcans, les glaciers, les chemins côtiers, les sources chaudes et bouillonnantes, tout, chaque centimètre de lande islandaise, serait recouvert de croix, de croissants, d’étoiles de David, d’autels où on disposerait les cendres et l’encens, de bouddhas enduits de feuilles d’or. L’île se résumerait à une constellation morbide, à perte de vue, consacrée tout entière à la mémoire d’hommes qui furent. Organisée comme le cimetière de Montparnasse à Paris, lequel est relativement dense, l’humanité défunte s’agencerait en une nécropole si étendue qu’elle couvrirait entièrement la France, de la cime des Alpes jusqu’aux gorges étroites des Pyrénées, du granit breton au sol crayeux champenois en passant par les berges de la Loire, les mal plats des massifs érodés et les Flandres, l’Alsace, la Provence, le Pays basque.
Il faut bien que les marbres décrépissent, que les pierres se brisent, que les concessions dans les cimetières s’achèvent et que les derniers vestiges humains finissent en ossuaire pour laisser place à des morts plus frais, sur lesquels d’autres vivants pourront se recueillir ; il faut bien des charniers et des fosses, laisser quelques hommes se noyer plutôt que repêcher les dépouilles dans la mer, arrêter les recherches en montagne, abandonner quelques corps à la nature, entasser dans un même caveau tous les membres d’une famille, accepter que les chairs sourdent en panache par les cheminées des crématoriums.
D’autant que des morts, il y en a de plus en plus, on les produit à la chaîne, que certes pour l’instant couvrir un pays de tombes c’est acceptable, un pays s’oublie, se contourne, se survole, un pays s’emmure s’il le faut, mais bientôt, qu’en sera-t-il lorsqu’il faudra en coloniser un nouveau avec des pierres tombales, tapisser un continent de stèles de fleurs et de larmes, quand il faudra vivre dedans, s’abriter dans les tombeaux, habiter le cimetière, s’y préparer ses repas assis sur la sépulture d’un aïeul et dormir dans une crypte, comme les miséreux de la nécropole congolaise de Kimbanseke ?

À Quarré-les-Tombes, dans l’Yonne, une centaine de sarcophages sont disposés autour de l’église. Il y en avait plusieurs milliers un millénaire plus tôt. La ville leur doit son nom. C’est unique en France. Il n’y a guère que Tombebœuf dans le Lot-et-Garonne qui pourrait signifier « abattoir » et La Tombe en Seine-et-Marne qui doit son appellation à son relief et non à une sépulture, si bien qu’on aurait pu nommer cette ville plus prosaïquement « La Butte ».
Quarré-les-Tombes est seule campée sur un cimetière ancien, sur des tombeaux dont on ne sait même pas s’ils furent habités, sur des mystères.
Les sarcophages se sont éparpillés avec les siècles, certains servent d’auge pour abreuver les troupeaux quand ils paissent, d’autres furent cassés pour récupérer de la bonne pierre, d’autres encore sommeillent sous la terre et murmurent des secrets.
*
– Du coup, il en a pensé quoi de la vidéo ?
Clarice se cambre d’un coup. Son dos se cintre. C’est brusque. Elle gémit.
– Attends, ne te mets pas comme ça.
– Comment ?
– Comme ça, là, tes fesses.
Max lui saisit les hanches et la repousse sur le côté.
– Me pousse pas. Sois sympa, steuplait. J’suis pas ton jouet.
– Non. Excuse, t’as raison.
Il se retire.
– T’as pas l’air dans ton assiette. C’est nul, là.
Max se redresse et soupire. Il ne se sent déjà plus très dur.
– On a enterré Papi Lucien ce matin. C’est peut-être ça qui me trotte dans la tête.
– Putain, Max, je t’ai dit justement que je préférais pas venir aujourd’hui. C’est toi qui as insisté. T’abuses.
– Non, mais je suis content que tu sois là. J’avais super envie de toi pendant l’enterrement.
– T’es vraiment glauque.
Elle passe sa main dans ses cheveux humides. Ses tétons pointent délicatement.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– J’aime pas quand tu te plies comme ça. J’ai l’impression de pas être en toi. Je sens rien. Ma bite fait pas un mètre de long, non plus.
Clarice rabat ses jambes contre sa poitrine et s’adosse à la tête de lit.
– Pourquoi tu réponds jamais à mes questions ?
– De quoi tu parles ?
– De ma vidéo. Il en a pensé quoi ?
– On en discutera plus tard, c’est pas le moment.
– C’est jamais le moment avec toi. Sauf pour le sexe…
– C’est bon, grommèle-t-il.
Max se lève et passe son caleçon.
– Remets ta culotte, de toute façon mon père va pas tarder. J’veux pas qu’il nous surprenne.
– Tu l’as mise où ? demande-t-elle en rigolant.
– Sous l’oreiller, et ton soutif aussi. Tu veux une clope ?
Elle vient se serrer contre lui. Il perçoit l’humidité de ses poils pubiens contre le haut de sa cuisse. Elle lui mord doucement l’oreille.
– Dis-moi juste qu’on en parlera. C’est important pour moi. C’est ma vie, tu peux comprendre, je mise tout là-dessus.
– Tu mises tout sur cette vidéo ? plaisante Max en allumant sa cigarette par-dessus son épaule.
– Oui, parfaitement !
Il se dégage, tire une bouffée.
– Je lui ai envoyé l’enregistrement. Le format que tu m’as passé, franchement… Il a fallu que je la charge sur un logiciel pour tout retraiter. Ça m’a pris du temps. C’est un monde où chaque détail compte. Tu ne mesures pas ça, c’est évident.
– Ah mince, et c’était bon avec ton logiciel ?
– Ouais ! J’ai fait du bon boulot.
– Merci, grand geek.
Maxime enfile un futal et s’étire. Le ciel est gris, les nuages bien dodus, solides comme du fromage frais, chargés de neige. Il se frotte les yeux. Il déteste ne pas aller au bout, mais qu’importe, elle s’en fout Clarice, elle reviendra dès demain s’il lui demande. Avec elle, c’est simple. Il écrase son mégot contre le rebord du vasistas.
– Il a regardé l’enregistrement. Il m’a dit que t’étais parmi ce qu’il avait vu de mieux dernièrement. Il m’a parlé de charisme, de spontanéité aussi, je crois. Il t’a trouvée super, mais faut pas s’enflammer, il en a plein des vidéos de meufs mignonnes comme toi, alors il doit réfléchir.
Clarice n’en revient pas. Le beau-père de Max, un grand producteur hollywoodien, la trouve spontanée et charismatique. C’est inespéré.
– Tu dis ça pour coucher avec moi !
– Qu’est-ce que tu racontes ? On couche déjà ensemble. Si tu deviens une star, je pourrai me vanter de nos petites soirées enflammées. Tous les mecs veulent coucher avec des grandes actrices, j’ai tout intérêt à ce que tu réussisses.
– Je sais pas quoi dire…
Clarice éprouve soudain une sensation totalement inédite, au niveau de la nuque et des épaules. Plus qu’un frisson. Comme une piqûre chaude, puis anesthésiante. C’est plaisant et inquiétant.
Elle s’y voit déjà, sur des affiches, placardée dans des chambres d’ados, en une de Cosmo, Grazia, Glamour ou Closer. Elle imagine le plateau, la maquilleuse, les objectifs des caméras pointés sur son visage. Elle imagine des questions compliquées auxquelles elle répondrait par une pirouette ou une punchline digne des meilleures répliques de cinéma. Ou non, elle s’imagine rougir, bégayer, soupirer qu’elle ne sait pas, qu’elle ne sait rien. Elle se sent soudain très fragile. Elle attrape la bouteille d’Évian sur la table de nuit, boit deux grandes rasades.
Elle veut lui demander d’insister pour elle, de prévenir son beau-père qu’elle peut envoyer de nouveaux clips, qu’elle a un projet de bande démo. Il suffit d’emprunter du meilleur matériel, parce qu’avec un vieux smartphone, sans micro ni spot lumineux, le rendu fait franchement amateur, c’est certain. L’émotion l’empêche de parler, elle se sent comme asphyxier, Clarice ne parvient même pas à ragrafer son soutif.
Maxime le perçoit, cela lui fait plaisir de la voir si émue, de contempler les mérites d’un simple mensonge.
– Écoute, la prochaine fois que j’appelle ma reum, je lui parle de toi. Y a des castings à Paris aussi, il connaît du monde partout de toute façon, son mec. Ça te fera sortir de ta campagne, tu verras la grande ville. Ça te changera des champs.
– Merci… Tu peux m’aider, balbutie-t-elle.
Il clipse les crochets d’un mouvement souple, tire légèrement sur le glisseur en plastique, remet la bretelle bien droite pour qu’elle se colle sur la peau légèrement transpirante.
*
Quelques minutes après le départ de Clarice, la porte de l’entrée s’ouvre. Dominique dépose son bonnet bleu de l’A.J. Auxerre et ses gants sur la commode. Leur doublure en acrylique est imbibée de sueur. Il revient du match disputé à l’Abbé-Deschamps, transi.
– Alors ? demande Max.
– Un partout. Contre Lorient. On prend le but à la dernière minute, ça fait chier. T’as pas suivi ?
– Non, je révisais, avec ma camarade, Clarice, tu vois qui c’est ?
Le père range sa parka et défait les lacets de ses pompes, le cuir est dur comme du bois. Heureusement, durant l’hiver, il porte deux paires de chaussettes quand il va au stade, sans ça il finirait par perdre un orteil.
L’A.J.A. est encore relégable et même si jouer le maintien est un leitmotiv du club depuis son accession à l’élite, Dominique commence véritablement à se faire du mouron. Sa vie est assez inintéressante pour ne pas avoir, en plus, à se coltiner des matchs de seconde division. Sont-ils seulement diffusés ? Pas qu’il sache. Sans télé, ce sont les oubliettes qui attendent son club. Décidément, cette saison l’inquiète. Il ira acheter L’Équipe demain à la supérette, s’assurer qu’il a assisté au même match que le journaliste chargé de le résumer, à savoir une purge frustrante qui augure mal la relégation.
– T’as ramené Marine ?
– Ouais, elle a pris le train de 13 h 30, après j’ai retrouvé Thierry.
– Thierry était au stade aussi ?
– Oui, c’est sa deuxième maison, pour ainsi dire. On a bu un coup après le match chez lui, et voilà.
Dominique se sert d’ailleurs un fond de Label 5. La bouteille est à moitié vide, d’une couleur caramel trop claire. Elle lui a coûté à peine 13 euros, sans compter la réduction valable dès sa prochaine visite au Super U d’Avallon. À ce prix-là, un whisky est un whisky. Il en boit deux gorgées et s’assied en bâillant.
– Marine m’a fait une leçon de morale dans la voiture.
Il secoue ses doigts pour faire circuler le sang jusqu’à la pulpe des extrémités.
– Comme quoi, aller voir un match le jour de l’enterrement de Lucien, c’était pas une chose à faire. Que j’aurais dû inviter les personnes présentes aux obsèques à partager un moment de fraternité avec nous. De fraternité, elle a dit. Tu parles de conneries. Qu’est-ce que ça peut bien lui foutre ? Et puis, ce n’était que mon beau-père. Mon ex-beau-père, même.
Dominique porte son verre à ses lèvres, l’alcool sirupeux lui réchauffe la gorge.
– Elle est comme sa mère de toute façon, on n’est pas assez bien pour elle, reprend-il. Enfin, surtout moi. Tout est bon pour me le signifier. Même sans match, elle aurait trouvé quelque chose.
– Ça… Sans doute.
– Et puis merde, le Lucien il aimait le club aussi. Dix ans qu’il perdait la tête. Ces derniers mois, il ne disait plus un mot, elle le saurait ça si elle était venue le voir un peu. On est tristes, oui, on est tous tristes, mais pas abattus, ça, non. Il faut s’attendre à voir mourir les mourants, c’est la vie.
– Ouais, acquiesce Max en sortant les pâtes du frigo.
– Avec ta mère, elles se sont téléphoné. Tu le savais ? Marine me l’a dit, juste en sortant de la voiture. Tu parles, elle allait pas me le cacher. Tu le savais, toi ?
Dominique secoue la tête.
– Pas se pointer pour enterrer son vieux, franchement, faut le faire… C’est aussi bien, remarque.
– Ouais, répond Max machinalement en plaçant le plat de coquillettes gratinées dans le micro-ondes. C’est bientôt prêt, papa.
– Merci, mon lapin, j’ai besoin d’un plat chaud. Quel courant d’air, ce stade. La ligue a bien fait d’avancer le match, avec la neige qui commence à tomber. L’enterrement était réussi, j’ai trouvé.
– Oui, carrément. Je mange vite fait, j’ai des trucs à faire sur l’ordi.
– Vous avez travaillé quoi, alors, avec Clarice ?
– Surtout la philo. Le bac est dans quatre mois, faut s’y mettre.
– Quatre mois ? Ah oui, tu as raison. C’est bien, c’est bien, mon grand.
Dominique plonge sa fourchette dans le grand récipient en Pyrex. Des lianes de fromage pendent jusqu’à son assiette. En commençant à mâcher, il regarde son fils avec fierté. Depuis son divorce, il se fie tout entier à ce qu’il lui raconte. Il le croit quand il lui dit qu’ils ont révisé avec son amie. Dominique est convaincu que Max fera de belles études, comme sa sœur, mais qu’en sus, il ne prendra pas la grosse tête, et n’adoptera pas ce dédain parisianiste si insupportable. Se figurer les choses ainsi rend le logis vivable, la cohabitation plus douce. Tant pis si son garçon n’en fout pas une, et récolte des notes médiocres dans un lycée au niveau lamentable.
Si une vérité en vaut bien une autre, Dominique se range derrière celle qui le désigne encore comme un bon père. Il ajoute du sel, un tour de poivre du moulin. Il y a la bonne quantité d’emmental, c’est délicieux. Il allume la télévision. Jour de foot commence dans pile cinq minutes.
Après une annonce sur la série événement de Canal+, Kaboul Kitchen, le journaliste Messaoud Benterki présente les affiches du soir.
Surprise, Caen a gagné à Lyon.
– C’est quand même une saison étrange.
*
Stéphane l’attend sur le quai U de la gare de Bercy, un gobelet frappé Brioche Dorée dans la main droite. Dans la gauche, un pochon en papier, imbibé de graisse, contenant des viennoiseries. Il est arrivé en avance, comme à l’accoutumée. Il a froid.
C’est son petit copain depuis la première année de prépa et Marine espère bien qu’en tandem, ils décrocheront la lune, à savoir l’admission dans une école de commerce au nom ronflant, formant l’élite financière, entrepreneuriale et managériale du pays. Le mot élite est important. Ils sont convaincus d’en être. Cette appartenance justifie les journées qu’ils endurent, le traitement que leur infligent des professeurs sadiques, leurs belles années sacrifiées ; elle justifiera bien des choses tout au long de leur vie.
Marine a des bonnes notes, les concours sont dans deux mois et demi, ça devrait bien se passer pour elle. Stéphane ne se débrouille pas mal non plus, montre de-ci de-là quelques lacunes mais rien d’insurmontable. Surtout, il élabore pour le couple d’excellentes fiches synthétiques parfaitement structurées et instruites, ce qui en fait, en plus d’un amant tout à fait correct, un excellent camarade.
– Salut, chérie.
Il la prend dans ses bras, respire son odeur sucrée, les notes envoûtantes du parfum Magnetism d’Escada. Il l’embrasse dans le cou. Ils ne se sont pas vus depuis deux jours. C’est une anomalie dans leur relation tant les élèves de classe préparatoire vivent les uns sur les autres, pour travailler, se détendre, comparer leur réussite, partager leurs doutes, et baiser quand ils trouvent le temps.
– J’espère que tout s’est bien passé. Enfin…, Stéphane se reprend, que ce n’était pas trop dur.
– Ça a été, souffle-t-elle.
– Encore désolé pour ton grand-père.
– C’est bon, je te dis. Il était sénile.
– Ton petit frère va bien ?
– On s’est à peine parlé. Pourquoi tu me parles de lui à chaque fois ?
– Je sais pas, je l’aime bien. On s’est vus deux fois, mais j’ai eu l’impression que ça collait entre nous.
Le visage de Marine se déforme en une moue dubitative.
– T’as pu réviser dans le train ? Ce matin, j’ai fiché le cours d’histoire de jeudi, j’ai fait une photocopie pour toi. Tu veux toujours qu’on passe la journée de demain à la BNF ?

Une semaine cruciale s’annonce. S’y tiendra le dernier concours blanc avant les véritables épreuves, hors de question de sacrifier un dimanche sur l’autel d’un deuil familial, ni laisser Quarré-les-Tombes polluer son esprit. Marine a le mors entre les dents depuis le début de l’année. Bien sûr qu’elle ira à la bibliothèque le lendemain, qu’ils y passeront la journée, courbés sur des manuels, à se saouler de connaissances. La parenthèse funèbre est déjà refermée. Ce soir, ils ne coucheront pas ensemble avant de s’être enquillé deux exos de maths.
*
Les premiers flocons tombent doucement, la météo ne s’est pas trompée, la Bourgogne est tout entière en vigilance orange à partir de ce samedi soir. La neige va tenir au sol. Le mercure n’a pas dépassé zéro de la journée. Les écoles seront certainement fermées lundi et mardi, et les routes risquent d’être impraticables, surtout celles du Morvan qu’on ne déneigera qu’après toutes les autres. Le journal télé emploiera les termes « paralysie » et « pagaille », des automobilistes dormiront dans leur voiture et le présentateur, depuis son studio de Boulogne-Billancourt, ironisera sur le fait que chaque année une bonne partie de la France se fait surprendre. Ensuite, il lancera le sempiternel reportage sur les déneigeuses canadiennes qui raclent les rues de Montréal de décembre à mars, comme s’il y avait lieu de comparaison.
Clarice s’en fout, elle se sent giga bien. Peu lui importe que ses tempes soient piquées par le vent, que le froid s’insinue jusque dans la maille de son écharpe, que la grande nappe nuageuse vire au bleu profond avec la nuit qui s’installe. Elle n’a qu’une envie, qu’une pensée, tourner sa bande démo. Elle ne travaille pas demain et passera son dimanche à peaufiner le script. Elle verra ensuite pour acheter du meilleur matériel. Après tout, elle gagne quelques sous au salon de coiffure, quinze balles par jour de pourboires en moyenne, et puis elle n’a pas besoin d’une caméra hors de prix. Il y a des promotions au Darty d’Auxerre, elle a vu une pub sur un prospectus à la maison. Un caméscope Canon, combien ça vaut ? Deux cents euros, peut-être plus ?
Max aime moquer son matériel et sa méconnaissance des nouvelles technologies. Il se donne le beau rôle avec ses traitements logiciels, ça le rassure, il se pense utile, juge-t-elle. Il est chiant parfois, mais c’est tellement formidable qu’il ait envoyé ma vidéo à son beau-père…
Clarice ne se rend toujours pas compte. Elle n’y connaît rien, n’est jamais allée aux États-Unis, ne sait pas comment les gens vivent à Los Angeles, ignore ce que c’est un producteur hollywoodien, combien ça gagne, comment ça occupe son quotidien, comment ça dort, ça parle, ça mange. Elle suppose tout de même qu’il s’agit d’une personne importante, sans temps à perdre. Max lui fait une sacrée fleur. C’est une véritable et puissante preuve d’amour, songe-t-elle. Clarice sourit. Spontanée et charismatique, qu’il a dit, ça ne s’invente pas.
Même s’il la traite parfois avec distance, même s’il peut être dur et rabat-joie, elle éprouve des sentiments forts pour Maxime. Elle est amoureuse. C’est son premier copain, le premier avec qui… Pour une fille, ce n’est pas rien. Elle s’arrête pour secouer son écharpe constellée de frimas. En fondant les flocons coulent en fines traînées jusque dans son dos. Quand ils se sont rencontrés, elle était en troisième, lui en seconde, c’était vraiment cool de se taper un lycéen. Ses copines étaient mortes de jalousie. De toute façon, Clarice s’est toujours sentie plus mûre que les filles de son groupe. Que diront-elles quand elle sera à l’affiche d’un film ? C’est fou d’être si différente, quand elle y pense.
Cela fait deux ans qu’elle le retrouve chez lui, certains soirs après sa journée au salon, quand il rentre de ses cours et que son père est absent. Des week-ends aussi. Ils baisent essentiellement. Ne sortent guère ensemble, ne vont jamais marcher dans le centre d’Auxerre ou d’Avallon, ni même d’ailleurs boire un Pago sur la place de l’église de Quarré-les-Tombes. Ne vont pas au ciné ni au Do-mac comme les couples normaux, ne discutent pas des masses non plus. Leur relation s’est développée autour de leur entente sexuelle, chacun exécutant les gestes avec plus d’assurance, jusqu’à expérimenter de nouvelles combinaisons que l’un ou l’autre puise dans l’insondable inventivité des sites pornographiques.
Elle est heureuse ainsi ; le reste viendra avec le temps.

La route se couvre d’une fine pellicule blanche. Clarice accélère le pas, elle est bientôt chez elle. Dans ses cheveux, la neige se fixe et fond lentement. Une légère fumée s’élève au-dessus de son crâne, en volutes élégantes. Si elle reste dehors encore cinq minutes, elle tombera malade, c’est sûr. Heureusement, elle dépasse déjà le portail sur lequel la plaque signalant la présence d’un chien méchant branle sur un côté. Évidemment, les Malcuit n’ont jamais eu de molosse, tout le village le sait. Mais son père y tient à cet écriteau. Il prétend que si des manouches voulaient les cambrioler, ça les dissuaderait. L’allée de pavés autobloquants gris s’est mouchetée à son tour. Clarice manque de glisser, se rétablit. Elle tourne la clef, pousse la porte, puis tape ses Pataugas sur le paillasson.
« J’suis là », crie-t-elle depuis l’entrée, tout en pendant son écharpe à un cintre.
Ses parents regardent 50’Inside, sur TF1. C’est une bonne émission. Divertissante et documentée. La famille a pris l’habitude de ne pas la manquer, l’érigeant en rituel du samedi soir.
Sur l’écran plat, acheté avant la Coupe du monde de rugby 2011, après le reportage retraçant la success-story de Bruno Landisier, un jeune Français audacieux devenu producteur influent à Hollywood, Sandrine Quétier interroge Loana. La star du Loft sort tout juste de l’hôpital après avoir tenté de mettre fin à ses jours pour la quatrième fois.
– Elle est méconnaissable, soupire la mère de Clarice.
– T’as passé une bonne journée ? demande le paternel sans quitter l’écran des yeux.
– Ouais, ça va, dit Clarice. J’étais chez Sarah.
– Ah ? Super ! Comment va-t-elle, la belle Sarah ?
– Bien, bien.
À la télévision, Sandrine Quétier, jambes croisées, veste noire sur top rouge : « Donc là, quand vous regardez devant vous maintenant vous avez des projets, expliquez-moi un petit peu. »
Loana, crinière platine, peinant à articuler, mais radieuse : « Je vais être chroniqueuse sur une chaîne câblée, faire une émission sportive, écrire mon livre sur… sur les dix dernières années. Donc ça va être tout ça. »
Sandrine Quétier : « Alors qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter maintenant, Loana ? »
Loana, souriante : « Que je rencontre le grand amour. »
Sandrine Quétier, adoucie, connivente : « Bah, écoutez, je vous le souhaite… »
– Tu vois, ma fille, toi qui aspires à la notoriété… Ça n’a pas l’air drôle tous les jours, souffle le père.
– La téléréalité ce n’est pas pareil, reprend la mère. Ces gamins, ils ne sont pas préparés à toutes ces choses qui leur tombent dessus, toutes les sollicitations. Ils deviennent stars du jour au lendemain… Pauvre Loana, c’était une fille charmante. Une carrière, ça se construit.
La mère ne sait pas trop ce que cette dernière phrase signifie. Elle a toujours cru en la réussite de sa fille et ne veut surtout pas la décourager avec ces histoires de gosses abîmés par la télévision.
– Et puis franchement, tous ces jeunes qui se montrent dans leurs émissions idiotes, avaient-ils quelque part une chance de connaître un avenir meilleur ? ajoute-t-elle, songeuse.
Clarice s’essuie les cheveux. Elle hésite. Elle veut garder son secret pour elle, ne rien dire du casting que Max lui a évoqué, ni mentionner que sa dernière vidéo de promotion fait son chemin à Hollywood. En même temps, elle crève d’envie de tout déballer. Elle tergiverse. Son père ferait sans doute le trouble-fête, comme à chaque fois. Sa mère se tairait, contente et envieuse. Elle saisit son téléphone, elle racontera tout cela à une amie.
– Je vais prendre une douche, on mange quoi ? demande-t-elle.
– Des croque-monsieur maison ! Papa en avait envie, et avec ce froid ça nous fera du bien de manger quelque chose de consistant.
– OK ! s’écrie Clarice, en montant à l’étage.
*
Le Big Tex propose une combinaison gourmande de deux enchiladas fourrées au jack cheese et de deux tamales au porc, recouvertes de chili con carne, accompagnées de riz et de haricots rouges. C’est le plat le plus riche de la carte d’El Guapo’s, un restaurant mexicain de Tulsa, métropole de l’est de l’Oklahoma. Bruce Taskys commande généralement la version trois piments et agrémente la recette de quelques gouttes de Tangy Jalapeno de la marque Heinz. Il s’assure ainsi que le plat lui arrache bien le palais. Il s’installe à une table située sous un cactus de néons verts et jaunes dans l’épiderme duquel clignote le nom d’une marque de cerveza. Les galettes de maïs baignent dans une sauce tomate mêlant délicieusement les saveurs du fromage, du sucre, des épices, de l’huile et de la viande. Bruce éponge la mélasse avec des tortillas chips saveur cheddar, ramollies au micro-ondes. Entre deux bouchées, il aspire une rasade de limonade industrielle glacée. Elle a un goût de liquide vaisselle mais la sensation de fraîcheur n’en est pas moins incroyable.
Dès qu’il aura terminé, il ira se poster devant le cinéma, passera tout l’après-midi dehors, dans la queue, pour s’assurer une place de choix. Le frère de Tyler a même juré l’autre soir qu’il serait le premier à entrer dans la salle, quitte à planter sa tente devant. Quel cirque ça va être, songe Bruce.
L’événement est d’ampleur ; la séance est tant attendue qu’elle a été reportée au samedi soir pour ne pas faire concurrence aux autres films qui sortent traditionnellement le vendredi aux États-Unis. Tous les jeunes du pays attendent le dernier volet de The Last Fighters, sous-titré The Survival of the Void, « la survie du vide ». CNN, Newsworld International et Fox ont dépêché des reporters devant des salles importantes du pays, El Captain et le Grauman’s Chinese Theatre à Los Angeles, le Coliseum et le Ziegfield Theater de New York et même dans le parc à thème Douglass’ World à Orlando, lequel prépare le mois prochain une attraction autour de l’univers de la saga. Des T-shirts et des masques à l’effigie des protagonistes sont en vente dans les rues commerçantes et les malls. Le pays tout entier retient son souffle. C’est à peine si les chaînes d’info évoquent encore les caucus du Minnesota et du Colorado, ou la récente victoire de Mitt Romney lors de la primaire du Nevada.

Un an, sept mois et vingt-deux jours que la scène finale du deuxième épisode – The Last Fighters, Burst of Heavenly Thunderstorm, « l’éclat de l’orage céleste » – s’est achevée sur la chute certainement mortelle de Kate « Angel Face » Swelton, dans un gouffre quadratique créé par un sbire d’Alktor, le démon solaire. Depuis, tout le monde ne pense qu’à une chose : la vengeance des derniers héros, en particulier celle de Neutron, devenu redoutable depuis son accession au grade de gardien stellaire. Des images de la bataille finale entre les quatre démons et les héros ont fuité sur la toile. Même si Bruce a tenu à ne rien regarder, il a entendu dire que les effets spéciaux n’avaient aucun égal, dans aucun autre film, dans aucune autre saga, pas même dans les meilleurs X-Men.
Il passe une serviette en papier sur son front. La version trois piments du Big Tex, c’est quelque chose.

Au milieu de la deuxième enchilada, Tyler se pointe. Il porte un bonnet du Thunder, un sac à dos Nike, un sweat à capuche duquel dépasse son maillot de Kevin Durant, bleu, numéro 35. Ses parents lui interdisent de porter ses habits de basket-ball au lycée, alors il se rattrape le week-end, en multipliant les logos à l’effigie de la franchise de l’Oklahoma. Les Kings de Sacramento ont battu OKC la veille, 106-101. C’est pénible, mais ça n’enlève rien à l’excellente saison de l’équipe, qui truste les premières places de la conférence ouest avec un KD en mode MVP. Ce soir, Tyler manquera le match contre l’Utah Jazz ; il s’en fiche, lui aussi attend depuis des mois l’épilogue de la trilogie.
– Salut Bruce. T’as pas fini ? Ça te dérange si je prends des tacos au poulet, rapidement ? On n’est pas en retard de toute façon.
– Non c’est bon, t’as le temps, répond Bruce.
Tyler mange à cent à l’heure, c’est à peine s’il prend le temps de mâcher. Cela explique sa drôle de carrure, son ventre gonflé, campé sur deux jambes fines et droites. »

Extrait
« À chaque nouvelle attaque, les victimes passées du terrorisme se voient remettre le nez en plein dans la merde qu’ils ont vécue, et dont la majorité d’entre eux n’est jamais sortie. Le 11 septembre 2001 se vit en mondovision comme une finale olympique. L’excitation des téléspectateurs est au moins aussi intense. Un savant allemand a qualifié cette journée de premier événement mondial historique au sens strict.
Ben Crawford à Los Angeles, Jessica Dahlgren à Paris, Cándido Rincón dans sa loge de gardien de l’Arroyo Blanco, Isabelle et Dominique Richard à Quarré-les-Tombes, Lucien Michot sur son canapé, William et Lucy Smith dans le matin de l’’Oklahoma, Bruno Landisier quelque part sur la route d’un festival du film ou sur un plateau de tournage, tous reçoivent un flux d’ondes décrivant la trajectoire d’hommes se jetant d’une tour en flamme pour s’écraser à une vitesse folle sur la dalle new-yorkaise. Aucun ne peut détourner le regard ni éteindre son émetteur radio. Aucun ne comprend complètement ce qui se déroule. Aucun n’ose y croire. p. » p. 261

À propos de l’auteur
JOUSSELIN_edouard_©DRÉdouard Jousselin © Photo DR

Édouard Jousselin est né à Montargis en 1989. Après Les cormorans (2020), son premier roman, il publie La Géométrie des possibles (2024). (Source: Éditions Rivages)

Compte X (ex-Twitter) de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature
Tags
#lageometriedespossibles #EdouardJousselin #editionsrivages #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Post Frontière

GILLIO_post_frontiere

  Grand_Guide_rentree_litteraire_automne_2023

En deux mots
Anna, une sudète, est forcée à fuir lorsque la Bohême retrouve sa liberté. Sa fille Inge sera victime de la partition de l’Allemagne, parvenant à l’ouest avant de s’installer dans l’ex-RDA. C’est son histoire que Patricia, journaliste, a envie d’approfondir, car sa propre histoire n’est pas étrangère à celle de son interlocutrice.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois femmes ballotées par l’Histoire

Anne, Inge et Patricia ont toutes été victimes des soubresauts de l’histoire, des frontières qui bougent. En nous racontant leurs histoires Maxime Gillio réussit un formidable roman historique, qui met aussi en perspective l’actualité la plus brûlante.

L’histoire commence en 1944, à Priesten, en Bohême, dans l’ex-Tchécoslovaquie. Anna, qui est Allemande, sudète, est prise à partie par les villageois. La mère de famille est proche d’être lynchée avant qu’un professeur ne s’interpose et ne parvienne à la sauver des griffes des villageois en furie.
Puis le roman bascule en 2006, à Heidenau, en Basse-Saxe, quand Patricia Sammer, une journaliste au Tageszeitung vient proposer à madame Lamprecht de raconter son histoire, ayant découvert dans les archives de la BStU, le bureau en charge des archives de la Stasi, qu’elle s’appelle en fait Inge Oelze et qu’après avoir réussi à fuir à l’ouest, elle était revenue en ex-RDA. Très méfiante, Inge finit par confier son histoire à la journaliste, faisant le lien avec le chapitre initial. «Mes parents, Josef et Anna Fierlinger, étaient des Allemands sudètes, qui habitaient à Priesten, un petit village de Bohême, dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Leurs familles respectives y étaient implantées depuis plusieurs générations. Aujourd’hui, il s’appelle Pfestanov, mais à l’époque de mes parents, c’était Priesten, à l’allemande.… Je n’ai pas connu mon père, qui était soldat dans la Wehrmacht. J’ai été conçue pendant une de ses permissions, mais il est mort dans les bombardements de Berlin, quelques semaines avant la capitulation… Comme vous le savez, sitôt la guerre terminée, les Sudètes ont été expulsés des territoires où ils habitaient depuis plusieurs années. Ce fut le cas de ma mère qui est partie sur les routes enceinte de moi, avec mes deux frères. Je vous passe les conditions de vie qui furent les leurs durant cet exode.»
Si Patricia s’intéresse de si près à cette histoire, c’est que son propre destin n’est pas étranger à celui de son interlocutrice. Cette part d’ombre va nous conduire dans l’Allemagne des 70 à 90, au moment où la Fraction armée rouge de Baader-Meinhof faisait régner la terreur dans la République fédérale.
Maxime Gillio s’est inspiré de faits réels pour ce livre. Son beau-frère, qui a grandi en Allemagne de l’est jusqu’à la chute du Mur, lui a raconté l’histoire de sa mère, réfugiée sudète contrainte à l’exode. C’est à partir de son témoignage qu’il est parti sur les lieux et s’est abondamment documenté pour nous offrir cet émouvant récit, ces trois portraits de femmes victimes du redécoupage des frontières comme tant de leurs compatriotes.
Mais ce qui fait l’intérêt de ce fort roman, c’est aussi son absence de manichéisme. En le lisant, on comprend que la chute du mur a aussi pu être vécue comme un drame, un choc. «Cette plongée soudaine dans un nouveau monde tellement agressif, si plein de doutes et d’angoisses» peut faire regretter un système où régnait la Stasi et où les contrôles et le manque de libertés, car «ce régime apportait des repères».
L’auteur s’est aussi servi de son sens de l’intrigue et du suspense, acquis avec l’écriture de romans policiers, pour entraîner le lecteur d’un destin à l’autre, attisant sa curiosité au fil des pages. Avec Anna, Inge et Patricia, il nous montre aussi que l’émigration est rarement un choix volontaire et que la remise en cause de l’intangibilité des frontières s’accompagne souvent de drames humains. C’est dire combien ce roman résonne avec l’actualité le plus brûlante.

Post Frontière
Maxime Gillio
Talent Éditions
Roman
336 p., 21,90 €
EAN 9782378153175
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé en ex-Tchécoslovaquie puis en Allemagne, notamment à Berlin.

Quand?
L’action se déroule de 1944 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Patricia Sammer, journaliste au Tageszeitung, enquête sur les personnes ayant
fui l’Allemagne de l’Est dans les années 1960. Inge Oelze qui a franchi le Mur
quarante ans plus tôt, accepte de lui raconter ses souvenirs : son enfance dans
l’Allemagne dévastée de l’après-guerre, la fracture de son pays en deux blocs,
son passage à l’Ouest et son engagement politique.
Mais, rapidement, leurs discussions tournent au jeu de dupes: à l’évidence,
Inge dissimule une partie tourmentée de son passé, tandis que Patricia s’abrite
derrière son article pour mener une quête beaucoup plus intime. Pourquoi
autant de mystères entre ces deux femmes qui ne s’étaient jamais rencontrées ?
Passeur d’histoires dans l’âme, Maxime Gillio a écrit de nombreux romans policiers
avant de bifurquer vers la littérature jeunesse. Pour écrire Post Frontière,
un roman beaucoup plus personnel, il s’est inspiré d’une histoire vraie, intime et
poignante. Avec une écriture prenante, il nous entraîne dans une quête mémorielle
à travers l’histoire de trois femmes, ballottées au gré des époques et des
méandres des frontières. Un roman aux cruelles résonances contemporaines.
Quand les frontières bougent, les destins vacillent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culture vs News
Blog Carobookine
Blog Valmyvoyou lit
Blog Le coin lecture de Nath
Blog Des livres et moi
Blog La bibliothèque de Marjorie

Les premières pages du livre
« PROLOGUE
Priesten, Bohême, Tchécoslovaquie, fin de l’été 1944
La poussière du chemin danse dans les rayons du soleil. La sueur coule sous ses aisselles et meurt sur ses hanches épaisses. Elle a chaud, elle a honte. Elle rase les murs, les bras croisés sur sa poitrine. Sa robe noire trop serrée l’étouffe, elle aimerait arracher ce col qui l’étrangle, ce bandeau qui l’oppresse, défaire ce chignon qui lui donne mal à la tête.
Ses chaussures usées sont couvertes de terre séchée. Elle a parcouru à pied les trois kilomètres qui séparent la vieille ferme du village. Elle y a laissé les garçons et espère être de retour rapidement. Horst n’a que quelques mois et Helmut quatre ans. Il est encore jeune, mais elle a confiance en lui. Elle sait qu’il surveillera son frère, qu’ils ne feront pas de bêtises.
Elle arrive sur la place du village et jette un œil à la fontaine, à sa margelle couverte de mousse. C’est ici que les villageois se retrouvent pour colporter les dernières nouvelles, faire bruisser les ragots. Elle entend les discussions qui s’arrêtent sur son passage, les murmures méprisants, mais elle continue son chemin, le regard fixé sur les pavés. Depuis plusieurs mois, elle a remarqué les changements d’attitude des habitants à son égard. Depuis qu’il se murmure, sous le manteau, que l’issue de la guerre ne serait peut-être pas celle qu’on leur a promise.
L’horloge de l’église sonne 13 heures. Elle arrive près de l’école, un vilain baraquement à la façade décrépite, s’apprête à gravir les marches menant à l’unique salle de classe lorsqu’une ombre apparaît devant elle, l’obligeant à s’arrêter. Elle lève les yeux. C’est Georg et son visage défiguré, souvenir d’un shrapnell qui, vingt-six ans plus tôt, lors de la bataille de Zborov, lui a déchiré tout le côté droit. De cet épisode, Georg a hérité une médaille commémorative, une orbite vide cachée par un bandeau poisseux et une immonde boursouflure qui lui laboure la joue et lui retrousse la lèvre sur d’affreux chicots.
La jeune femme se force à un pâle sourire.
— Bonjour, Georg.
Il ne répond pas et l’observe de son œil valide.
Elle sait l’attirance qu’elle suscite chez cet homme. Jusqu’ici, elle a toujours réussi à l’éconduire en douceur, surjouant sa naïveté. Mais depuis quelques semaines, son insistance est devenue malsaine, presque agressive.
De ses ongles noirs, Georg fait crisser sa barbe, s’attarde sur sa cicatrice. Anna tente de contourner l’ancien soldat, mais il fait un pas de côté pour l’empêcher de passer.
— Où tu crois que tu vas comme ça ?
Sa voix rocailleuse traîne une haleine de mauvais schnaps. Anna aimerait faire demi-tour, prendre la fuite et retrouver ses garçons, mais elle a besoin d’argent. Alors, elle tente de masquer le dégoût que lui inspire ce colosse aviné et lève le menton.
— Il paraît que le professeur a besoin de quelqu’un pour le ménage.
Georg crache aux pieds de la jeune femme.
— Ouais…
Il se tourne vers la fontaine et interpelle les villageois :
— Eh oh, vous autres ! Paraît qu’y a la Berlinoise qui a besoin de travailler.
Puis il porte de nouveau son attention sur Anna.
— Comme si vous ne nous aviez pas assez volés ! Après nos terres et nos fermes, faut encore que vous preniez les seuls boulots minables qui nous restent ? T’as donc pas de fierté ?
La jeune femme pâlit. La chaleur s’est dissipée. Désormais, elle frissonne. Les villageois se sont attroupés et l’obligent à reculer. Elle trébuche et se retrouve adossée au mur lépreux de l’école.
La tête lui tourne, elle ferme les yeux un bref instant, tente de retrouver son calme. Elle contemple ces visages hostiles, durs et ridés. Elle les connaît depuis sa naissance. Elle a fréquenté la même école que ces femmes, elles font les moissons ensemble, vont à l’église tous les dimanches. Mais aujourd’hui, ces figures familières sont devenues des masques menaçants.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? C’est juste pour faire du ménage. Quelques heures. Ce n’est pas méchant, c’est…
— Tais-toi ! l’interrompt Georg. C’est pas à toi que doit revenir ce travail. Vous en avez assez fait comme ça, vous autres les Allemands ! Pas vrai, tout le monde ?
Sa stature imposante lui confère un rôle de chef qu’il endosse avec fierté. L’assistance acquiesce. Une simple rumeur, encore sourde, mais lourde de menaces. Sous l’effet de l’indignation, la jeune femme a repris des couleurs.
— Tu es injuste, Georg ! Je suis née dans ce village, j’y ai grandi, avec vous. Je n’ai même jamais quitté la région.
Georg ricane. Il se tourne vers la foule et lève les bras au ciel. Anna le trouve grotesque avec ses postures de prédicateur de carnaval. Mais sa haine hypnotise l’assistance.
— Bien sûr que tu es née ici, Anna ! Mais tu es allemande, comme toute ta famille depuis des générations. Comme tous ceux qui nous ont volé nos richesses, nos terres, pillé nos récoltes et nos mines.
Ces accusations attisent la colère d’Anna.
— Arrête, Georg ! Tu fais honte à la mémoire de mon père ! Tu l’as déjà oublié ? Tu as oublié qu’il a siégé au conseil municipal à tes côtés ? De quelle manière il est mort, à Flossenbürg ? Des larmes de rage coulent sur les joues empourprées de la jeune femme. Comment ose-t-il ? Comment osent-ils ? Lothar, son père, qui toute sa vie avait prôné la paix entre Tchèques et immigrés allemands comme lui. Un modèle d’intégration, un homme qu’elle a vu pleurer au lendemain de l’annexion de la région par ses soi-disant compatriotes, qui s’était opposé au discours expansionniste des autorités allemandes. Lothar, devenu plus tchèque que certains Tchèques d’origine, et pour cette seule raison, assassiné par les nazis un matin de 1940.
L’indignation d’Anna a momentanément calmé la foule. Nul n’a oublié Lothar Koch. Quant à Anna, au fond, tout le monde sait que c’est une gentille fille, discrète et serviable, mais qui n’aura jamais l’intelligence de son père.
Georg perçoit l’hésitation des villageois et craint que son avantage ne lui échappe. Il soulève alors le bandeau crasseux qui couvre son orbite vide pour mieux impressionner sa proie et se retourne vers l’assemblée.
— Lothar ? L’exception qui confirme la règle. Ton père était un brave homme, Anna. Son absence fait beaucoup de mal au village. Ça doit être dur pour toi, sans homme à la maison. À ce propos, tu as des nouvelles de ton mari ? Un vrai patriote, celui-là…
La jeune femme vacille. Résignée, elle reprend sa posture de victime, mains tordues, tête baissée. Que peut-elle objecter ? Contrairement à son père, son mari Josef a rejoint les rangs du parti de Henlein1, se conduisant avec les Tchèques comme un seigneur avec ses serfs.
Au début de leur relation, séduite par le charme et la virilité de ce beau garçon, elle n’y avait pas prêté attention. Elle se souvient pourtant de la colère mêlée de tristesse sur le visage de son père, le jour où elle lui avait annoncé leur projet de mariage. Elle se rappelle, comme un aiguillon douloureux à jamais incrusté en elle, l’étrange sourire que Josef arborait le matin où les soldats allemands étaient venus chercher Lothar.
Que peut-elle objecter ? La foule est versatile, prompte à suivre les meneurs qui soufflent sur les braises de la rancœur. Déjà, le souvenir de son père s’estompe, remplacé par la haine envers son mari, ce colon arrogant.
— S’il vous plaît, murmure-t-elle, je n’y suis pour rien.
Laissez-moi tranquille, je ne veux pas…
Elle ne peut finir sa phrase. Une branche lui heurte la tempe. Elle s’écroule et sa tête cogne une pierre. Un filet vermillon s’échappe de son chignon défait.
La vue du sang excite les villageois. Georg triomphe, harangue l’assistance pour l’inciter à humilier la femme au sol. La curée est proche. Les insultes pleuvent, la masse meurtrière continue à avancer, quand une voix juvénile retentit :
— Suffit !
Les villageois s’arrêtent aussitôt. En haut des marches, à l’entrée de l’école, un jeune homme aux longs cheveux bouclés et aux fines lunettes les contemple. L’indignation étire ses traits d’adolescent.
— Laissez-la en paix ! Vous devriez avoir honte ! Que diriez-vous si je faisais pareil avec vos enfants, hein ? Allez, fichez-moi le camp, bande de sauvages !
Il descend l’escalier et se dirige vers l’attroupement. Les paysans se dispersent sur son passage, honteux et frustrés. Étrange autorité que celle de ce petit homme fluet qui semble à peine entré dans l’âge adulte.
Seul Georg reste immobile, essayant de garder sa fierté. Derrière lui, la jeune femme tente de se relever tout en ramenant ses mèches ensanglantées dans son chignon. D’un geste apaisant, l’homme l’incite à ne pas bouger. Puis il se tourne vers Georg. Le géant le dépasse de deux têtes, mais il ne s’en laisse pas conter. Il pointe un doigt accusateur sur son torse.
— Georg ! J’ai assisté à toute la scène. C’est toi le responsable ! Si je n’étais pas intervenu, qu’auriez-vous fait ? Vous auriez lynché cette malheureuse ?
— Mais, professeur ! C’est… c’est une Allemande, une Sudète, et…
— Et quoi ? Sa famille habite au village depuis trois générations. Et son père était conseiller municipal !
— Oui, mais son mari est…
— Pas de mais ! Allemands, Hongrois, Tchèques… Ici, nous sommes tous des villageois de Priesten, et tu devrais avoir honte de te comporter comme tu l’as fait ! Retourne cuver ton schnaps, et ne t’avise plus de lever la main sur quiconque, ou j’en parlerai à la police.
Georg pâlit, une lueur de colère éclaire son œil unique. C’est une brute avinée, certes, mais pas un idiot. Il sait qu’aux dernières élections, les nazis ont remporté tous les sièges et détiennent désormais tous les pouvoirs. Alors qui sait ce que ce foutu intellectuel risquerait de raconter à la police ? Il n’a pas envie de finir comme Lothar…
Il tourne les talons et quitte les lieux sur un dernier crachat.
Le jeune homme s’accroupit près d’Anna et lui tend la main.
— Ça va ? J’espère que ces imbéciles ne t’ont pas trop amochée.
Anna est rouge de confusion. Elle n’ose regarder en face cet homme si jeune et si intelligent. Tout le village le respecte depuis qu’il est arrivé de la ville. En quelques mois, il est parvenu à se faire accepter et obéir de tout le monde, par sa culture, son assurance, et l’autorité bienveillante avec laquelle il a su domestiquer la marmaille paysanne.
Anna hésite à lui prendre la main et bafouille :
— Oui, ça va, je… je suis désolée, professeur, je ne voulais pas que vous voyiez cela, je… je suis tellement honteuse.
Il l’aide à se relever.
— Allons, tu n’as pas à l’être. C’est à eux de se sentir coupables. Ce qu’ils ont fait est inacceptable.
— Je ne leur en veux pas, je… je peux les comprendre, ce n’est pas non plus facile pour eux.
Elle lève furtivement les yeux. Il l’observe et affiche un étrange sourire.
— Tu compatis avec tes bourreaux, Anna Fierlinger. C’est une preuve de générosité, mais aussi de faiblesse. Ne sois pas une victime, sinon ils te persécuteront sans arrêt. Il faut que tu sois forte et fière. Ne leur fais pas ce plaisir. Tu me comprends ?
— Je… je crois, oui, professeur.
— Ah ! Arrête un peu ! Tu peux me tutoyer et m’appeler Miroslav. Viens, suis-moi dans mon bureau, nous allons nettoyer cette vilaine plaie.

CHAPITRE 1
Heidenau, Basse-Saxe, 2006
Le serveur ne me quitte pas des yeux. Je suis la seule cliente du café, et il ne cesse de me jeter des regards en coin.
Il est intrigué par ma présence dans son établissement depuis dix jours. Mes seuls mots sont pour le saluer et passer commande. Je ne lui dis jamais au revoir, il sait que je reviendrai le lendemain.
L’envie de commander une bière me prend, mais j’arrive à la repousser. Je dois avoir les idées claires. Alors je regarde le garçon et hoche la tête vers ma tasse vide. Il s’empresse de la ramasser et de m’apporter un autre café. Sa main tremble légèrement quand il dépose la coupelle, et une goutte s’écrase sur mon dossier.
Sa pomme d’Adam proéminente joue au yo-yo dans son cou décharné. Il bégaie quelques excuses. Je n’y prête aucune attention et observe par-delà la vitre, de l’autre côté de la rue. La cour de l’école est encore vide. Dans vingt minutes, elle sera là.
L’échalas semble avoir pris de l’assurance. Il arrive à prononcer une phrase complète :
— Vous n’êtes pas de la région ? Vous êtes en vacances ?
Je le contemple par-dessus mes lunettes noires.
Des cheveux gras lui retombant sur le front en une mèche luisante, une acné tardive qui lui constelle les joues, de grandes dents grises voulant s’échapper d’une bouche trop petite, et quelques poils noirs sur un menton osseux.
Qu’il est laid.
Je ne réponds pas et m’absorbe dans la contemplation de l’école. Vexé, il retourne derrière le comptoir en maugréant.
Je sors un mouchoir de mon sac et tamponne mon dossier cartonné. Le papier a déjà absorbé le café et se gondole.
J’ai cette manie de disposer une feuille et un stylo devant moi dès que je m’assois, de relire encore et toujours mes notes. Je peux pourtant en réciter par cœur chaque mot, mais leur présence me rassure.
L’heure approche. Je range ma pochette dans mon sac, jette un billet sur la table, puis me dirige vers la sortie sans attendre la monnaie.
Arrivée devant la porte, la main sur la poignée en laiton noirci, je m’arrête, hésite une seconde, puis me retourne.
— Au revoir.
Surpris, le garçon relève la tête et m’adresse un sourire béat de grand puceau.
Je ne reviendrai pas demain.
Je fais quelques pas sur le trottoir, offre mon visage aux rayons d’un soleil précoce et m’allume une cigarette. Des odeurs de viennoiseries et de paprika me parviennent d’une boulangerie voisine. Deux petits vieux discutent autour d’une chope à la terrasse de l’unique auberge du village. C’est un beau printemps qui se profile à Heidenau.
L’heure de la récréation va bientôt sonner. Je l’entends qui arrive dans mon dos. Je reconnais le raclement des roulettes de son caddie. Elle traverse la route et se plante devant la grille de l’école, comme tous les jours de la semaine.
Ça fait plus d’une semaine que je l’observe depuis le café, que je guette sa venue, que je consigne ses habitudes dans mon cahier en attendant le moment de l’aborder.
Les premiers enfants déboulent et se dispersent dans la cour en piaillant. En quelques secondes, la rue résonne de cris et de rires.
Ce déferlement de vie me cueille à l’estomac. Je porte la main à mon ventre et recule d’un pas. Puis je me reprends, jette ma cigarette à peine entamée, traverse à mon tour et la rejoins. J’admire sa soixantaine fringante et altière. Elle me regarde, je lui adresse un sourire auquel elle répond poliment, et nous retournons toutes les deux au spectacle de la marmaille exubérante.
Après un long moment de contemplation, elle me demande :
— Vous êtes la mère d’un de ces petits monstres ?
Le regard toujours fixé sur la cour, je secoue la tête.
— Non. Je ne suis pas d’ici, mais de Berlin.
Je sens la suspicion qui s’installe. Elle agrippe la poignée de son caddie et tourne les talons.
— Au revoir, madame.
Sa voix est sévère. Je la laisse prendre de l’avance, je sais où elle habite. Je me mets en route à mon tour et la suis tranquillement, sans me cacher, jusqu’à la sortie du village. Elle veut accélérer, en vain.
Parvenue sur le perron de sa maison – une modeste résidence pavillonnaire sans âme ni cachet –, elle se retourne, les poings sur les hanches et les sourcils froncés, mais ne semble pas avoir peur.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
Je tente d’adopter une posture rassurante. Je sors une carte de visite et la lui tends.
— Patricia Sammer. Je suis journaliste au Tageszeitung.
Elle prend la carte et y jette un rapide coup d’œil.
— Et alors ?
— J’écris un livre sur la période du Mur. Je recherche les témoignages des fugitifs qui ont réussi à passer à l’Ouest au péril de leur vie, mais qui ont choisi de revenir à l’Est ensuite.
Elle laisse tomber ma carte dans les graviers, fait volte-face et introduit sa clé dans la serrure.
— Je n’ai rien à vous dire. J’ai toujours habité Heidenau. Au revoir !
Elle soulève son caddie et le pousse dans le vestibule.
— Vraiment ? Ce n’est pas ce que j’ai cru comprendre, madame Lamprecht. Ou dois-je vous appeler Inge Oelze ?
Elle s’arrête, la main sur la porte qu’elle s’apprêtait à me claquer au nez. Elle me tourne toujours le dos, voûtée.
Sa main fripée lâche la poignée et vient mourir sur son vieux manteau gris.
J’ai gagné la première manche.

CHAPITRE 2
Heidenau, 2006
Je la suis dans un couloir au carrelage usé. Elle pénètre dans une petite cuisine, tire une chaise de sous une table en Formica, s’assied, croise ses mains abîmées. Son visage aux yeux cernés ne trahit aucune émotion.
J’examine la pièce. Ameublement sommaire, mais propre. Un vieux réfrigérateur à la porte bombée fait entendre son bourdonnement. Une mouche vole autour d’une ampoule recouverte d’un abat-jour vert.
Elle a gardé son manteau, pour me faire comprendre que l’entretien sera bref. Elle ne me témoigne pas d’hostilité particulière, juste une défiance bien compréhensible.
Je pose mon sac, attrape une chaise à mon tour et m’assois en vis-à-vis. J’hésite à sortir mes documents, ce serait prématuré.
Nous nous défions encore du regard, puis je lève les mains en signe de reddition.
— D’accord… Je vous présente mes excuses pour vous avoir abordée de façon aussi brutale. Mais je ne savais pas comment faire.
Elle ne répond pas, ne bouge pas. Je poursuis :
— Comme je vous l’ai expliqué, j’écris un livre sur l’histoire récente de notre pays. Sur les citoyens de l’Est qui ont bravé la mort pour passer de l’autre côté du Mur, mais qui y sont finalement revenus après, alors qu’ils étaient censés avoir trouvé la liberté à l’Ouest. Votre témoignage pourrait…
— Conneries !
Sa voix forte m’a fait sursauter.
— Je vous demande pardon ?
— Ce que vous me débitez là, ce sont des conneries. Vous débarquez comme ça, chez moi, sans prévenir, en espérant que je vais gober vos mensonges ? Un livre de témoignages sur les anciens fuyards de l’Est, vraiment ? Et comment auriez-vous entendu parler de moi ? Un conseil, jeune femme, donnez-moi les vraies raisons de votre venue. Je vous laisse cinq minutes. Après, je vous fous dehors !
J’esquisse un sourire, qu’elle interprète mal.
— Oh, mais ne croyez pas que je n’en sois pas capable ! Je suis peut-être à la retraite, mais je peux encore vous virer par la peau du dos !
— J’en suis persuadée, madame Oelze. C’est juste que j’ai perdu l’habitude qu’on m’appelle « jeune femme ». Et je n’ai aucun doute sur votre vigueur, soyez-en sûre.
Mon ton enjoué et mes tentatives pour rompre la glace sont vains, et je la devine prête à mettre ses menaces à exécution.
— Il vous reste quatre minutes.
— Très bien… J’ai découvert votre existence en effectuant des recherches auprès de la BStU. Vous savez, cet organisme qui…
— Je sais ce qu’est la BStU, me coupe-t-elle. Le bureau en charge des archives de la Stasi.
— Exactement. Comme vous le savez donc, les archives de l’ancienne police d’État sont ouvertes au public. C’est en allant les consulter que je suis tombée par hasard sur votre dossier.
— Par hasard, vraiment ?
Son ton est narquois.
— Qu’est-ce que vous alliez donc chercher, par hasard, dans ces archives ?
Je sors cigarettes et briquet de mon sac et les secoue pour lui demander l’autorisation. Elle ne répond pas et me fixe toujours aussi intensément.
J’allume une cigarette, m’adosse au dossier de la chaise et expire vers le plafond.
Cette cuisine me fout le bourdon. Froide. Couleurs ternes. Le strict minimum d’ustensiles. Je me demande si elle a des bières dans son vieux frigo. Je me damnerais pour une pils bien fraîche.
— Madame Oelze, connaissez-vous un seul Allemand dont la famille n’ait pas été touchée par la séparation de son pays ? Bien sûr que non. Il n’est pas un seul de nos concitoyens qui n’ait pas été affecté par l’éclatement de notre nation. À l’Est, les officiers de la Stasi ont classé des dizaines de millions de pages de rapports, de retranscriptions d’écoutes téléphoniques sur une grande partie des familles allemandes. Comme tout un chacun, j’ai d’abord voulu savoir ce qu’ils avaient comme documents sur ma famille, et au hasard de mes recherches, je suis tombée sur la vôtre.
Elle ne répond pas, car elle sait que sur ce point-là, j’ai raison. Les gens de sa génération ont vécu l’édification du Mur et les années de guerre froide comme le plus gros traumatisme de leur vie. Des familles déchirées, décimées parfois, la suspicion permanente, des frères qui deviennent des étrangers, les cicatrices qui ne se referment pas.
— Admettons, concède-t-elle. Pourtant, nous ne nous connaissons pas, que je sache ? Nous n’avons aucun lien.
La cendre de ma cigarette commence à trembler dangereusement. Je regarde autour de moi à la recherche d’un cendrier. Je me résous à l’écraser à l’intérieur de mon paquet et souffle :
— Les archives disparues…
L’une de ses paupières tressaille.
— En décembre 1989, les officiers de la Stasi ont voulu détruire les archives les plus compromettantes. Celles sur les espions, les agents doubles, les transfuges, les prisonniers, les morts… Les déchiqueteuses ont fonctionné à plein régime, mais tout n’a pas pu être détruit. On a retrouvé seize mille sacs contenant chacun environ soixante-quinze mille fragments de papier. Soit l’équivalent d’un puzzle géant de seize millions de pages et douze milliards de morceaux de papier à recoller. Il paraît que des chercheurs planchent sur un prototype de scanner géant qui permettrait d’avancer plus vite dans cette tâche titanesque.
Je me lève et m’adosse à l’évier. Mon débit est posé, sans interruption.
— L’instinct du journaliste est redoutable, vous savez. Surtout quand il vous souffle que vous tenez un sujet brûlant. J’ai trouvé cette histoire d’archives détruites passionnante. Qu’avaient donc ordonné les dirigeants de l’époque, pour qu’on veuille faire disparaître toutes ces preuves dans une si grande précipitation ? Combien de secrets d’État honteux voulait-on cacher ? J’ai décidé d’enquêter. Parce que c’est notre histoire. C’est l’histoire de chaque famille allemande, et à travers elle, celle de notre pays. Il nous faut savoir. Alors moi aussi, je me suis armée de patience, et comme une petite fourmi obstinée, j’ai réussi à recomposer partiellement un dossier. Le vôtre, Inge Oelze. C’était la loterie, ça aurait pu être n’importe qui d’autre, mais le hasard m’a fait tomber sur vous… J’ai appris des choses à votre sujet, mais c’est votre interprétation de l’histoire que j’aimerais recueillir. Pour la confronter avec la version officielle.
Elle a vieilli en quelques minutes. Pour la première fois depuis que je l’ai rejointe devant la cour de l’école, elle ressemble enfin à ce qu’elle est : une femme perdue et isolée.
— Que… que savez-vous au juste ?
Je pose les mains sur le dossier de sa chaise et lui souffle à l’oreille :
— Ce que je sais sur vous, madame Oelze, c’est tout ce que la Stasi a consigné. Mais il ne tient qu’à vous de rétablir la vérité… C’est votre version des faits qui m’intéresse. Votre histoire. Je veux vos larmes, vos joies, vos espérances et vos drames. Je veux l’histoire d’une femme, pas le compte rendu froid et impersonnel d’un bureaucrate.
Je regagne ma place et ramasse mon sac.
— Si vous décidez de me parler, je vous promets que votre témoignage sera anonyme. Si vous préférez vous taire, je respecterai votre choix, mais serai obligée d’écrire mon livre à partir du simple témoignage d’un dossier morcelé. Si j’en crois ce qui y est écrit, vous n’avez plus vos parents, pas d’époux, pas d’enfants. Vous n’avez donc rien à perdre, mais tout à gagner. Je vous laisse mon numéro de téléphone. Je rentre à Berlin ce soir. De toute façon, mon livre sortira. À vous de voir avec quelle vérité.
Elle ne me répond pas, le visage tourné vers la fenêtre.
Je quitte la cuisine et sors de la maison. Dehors, je ramasse la carte qu’elle a laissé tomber. Mes ongles effleurent le relief des lettres. Je réprime un spasme et la glisse sous la porte. C’est ma seule et unique cartouche. »

Extrait
« Au fil des shots de vodka, Bretelles-Jaunes m’explique les regrets d’un pays où vivre ensemble voulait dire quelque chose, où les termes de solidarité et d’entraide n’étaient pas que des coquilles vides de sens, où chacun avait un emploi à vie, où les crèches et les hôpitaux étaient gratuits. Il me raconte cette époque prétendument bénie, et le changement brutal. Beaucoup trop brutal. Cette plongée soudaine dans un nouveau monde tellement agressif, si plein de doutes et d’angoisses que même un pan désespéré de la jeunesse capitaliste en arrive à regretter un système qu’il n’a pourtant jamais connu.
Il n’élude ni la Stasi, ni l’absence de richesses, ni les contrôles et le manque de libertés. Mais chaque fois, il leur trouve une justification qui pourrait se résumer en un mot : ce régime apportait des repères! » p. 213

À propos de l’auteur
GILLIO_maxime_DR

Maxime Gillio © Photo DR

Maxime Gillio a passé 12 ans dans l’enseignement à corriger les fautes de ses élèves. Aujourd’hui, il est écrivain et correcteur professionnel, comme quoi il y a des choses qui vous poursuivent. Ou alors c’est le destin. Il se lance dans l’écriture et le polar avec un premier roman publié en 2007, Bienvenue à Dunkerque aux éditions Ravet-Anceau (normal, c’est sa ville de naissance). Depuis, il n’a eu de cesse de brouiller les pistes, touchant à tous les genres ou presque, réinventant sans cesse son métier d’écrivain. Il a fait dans la parodie, dans le gore, dans une nouvelle policière sur le principe du cadavre exquis (L’Exquise Nouvelle avec 80 auteurs dont Franck Thilliez et Laurent Scalese), dans l’historique (Rouge armé, aux éditions Ombres Noires). Liste non limitative…
En 2017, il propose un témoignage sur sa fille atteinte d’autisme. Ma fille voulait mettre son doigt dans le nez des autres est un livre pour tenter de mieux nous faire comprendre cette forme de souffrance.
En 2018 sort Thérapie du crime écrit à quatre mains et deux cerveaux avec Sophie Jomain. L’histoire d’une psychologue peu conventionnelle. Un peu comme lui, en fait (sauf qu’il n’est pas une femme). (Source: Festival sans nom / Talent Éditions)

Internet
Facebook
Twitter
Instagram
LinkedIn

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature
Tags
#postfrontiere #MaximeGillio #talenteditions #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #secondeguerremondiale #guerrefroide #Berlin #MardiConseil #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

L’été en poche (11): La décision

TUIL_la_decision_Plete_en_poche  coup_de_coeur

En deux mots
Les dossiers s’accumulent sur le bureau de la juge antiterroriste Alma Revel. Après les attentats, il lui faut aussi gérer les Français revenus de Syrie et tenter de cerner leur profil. Entre tension croissante et vie de couple qui part à vau-l’eau, elle va essayer de tenir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : La décision

Les premières pages du livre
« Est-ce que vous voulez vraiment voir les images de l’attentat ?
Longtemps, c’est moi qui ai posé cette question. En tant que juge d’instruction antiterroriste, cela avait toujours représenté un problème éthique capital pour moi : devais-je montrer les images des attentats aux familles de victimes qui le réclamaient ? Était-ce mon rôle ? Au nom de la vérité, fallait-il à tout prix voir ? Les images des corps mutilés, des boîtes crâniennes explosées, des corps d’enfants démembrés étaient-elles indispensables à la vérité ? J’essayais de dissuader les familles : je voulais les protéger de l’obscénité de la mort. Mais à présent c’est moi qu’un juge d’instruction tente de convaincre de ne pas visionner l’exécution filmée par le terroriste à l’aide d’une caméra qu’il a accrochée à son torse le jour de l’attaque, c’est moi qu’on cherche à protéger, mais j’insiste, je veux savoir, j’ai peut-être besoin de voir pour y croire, il y a un tel sentiment de déréalisation face à l’horreur, on a beau vous répéter que c’est arrivé, tout en vous refuse cette évidence. François ne parle pas, ne bouge pas, je sais qu’il a pris un anxiolytique avant de venir, il m’en a proposé un dans son bureau que j’ai refusé, j’en ai déjà avalé deux pendant la nuit que j’ai passée en grande partie recroquevillée dans mon lit ; c’est lui qui, le premier, a demandé à voir les images, mais il n’est pas juge principal dans cette affaire ; au pire, il va connaître une accélération cardiaque, au pire, il se sentira mal pendant quarante-huit heures, puis il retournera au restaurant, à la salle de sport, il fera l’amour. François Vasseur est arrivé dans le service au lendemain des attentats de Charlie Hebdo ; cela a été l’un de ses premiers dossiers, nous travaillons souvent en binôme ; nous sommes, comme on dit, complémentaires : je suis la juge rouge, trop à gauche, trop souple pour cet homme de droite qui répète à ses proches qu’il ne faut céder sur rien, qu’on a été trop laxistes, que la France s’est compromise. Nous nous installons côte à côte dans le bureau du juge désigné pour instruire le dossier : Éric Macri. Le tueur a été capturé vivant après s’être retranché pendant plus de vingt-quatre heures dans un bureau situé sur le lieu du drame ; c’est lui qui va l’interroger. Éric a allumé la lumière rouge qui indique, sur le fronton de la porte extérieure, qu’il ne doit pas être dérangé. Avant, c’était un sujet de blagues entre nous : il était peut-être avec l’une de ses nombreuses conquêtes. On riait beaucoup – c’était une façon comme une autre de conjurer toute cette violence. Mais là, nous sommes, tous les trois, au bord des larmes.

Éric nous demande si nous souhaitons faire appel à la psychologue du tribunal ; c’est elle qui prépare les familles des victimes à l’horreur de ce qu’elles vont voir et les aide à ne pas s’effondrer totalement après la diffusion – quand on est soumis à un choc psychique de cette ampleur, on n’est jamais à l’abri d’une crise de folie, d’une décompensation. Je dis non ; François hoche la tête de gauche à droite. Éric demande une dernière fois, en me regardant droit dans les yeux : Alma, tu es sûre ? Pourquoi t’infliger ça ? Il me tutoie, évidemment, nous sommes proches, nous travaillons ensemble depuis des années, tu devrais te préserver, et je répète, avec un peu de nervosité dans la voix – je crois que je pourrais m’évanouir tant je redoute les images qu’il s’apprête à me montrer, tant je tremble (mais si je m’effondre j’entraînerai tout le monde dans ma chute) –, je répète que, oui, j’en suis sûre ; au cours de ma carrière, j’en ai vu, des vidéos d’exécutions, parfois même avec lui : extraits de caméras de surveillance, décapitations, vidéos issues de ces petites GoPro que les amateurs de sports extrêmes achètent pour se filmer et dont les terroristes ont détourné l’utilisation à des fins morbides – ils calent la caméra sur leur torse à l’aide d’un harnais et l’enclenchent au moment de passer à l’acte, ça ne leur suffit pas de tuer, ils veulent montrer comment ils ont tué, avec quelle haine, quel sang-froid, quelle violence, ils tuent et ils existent. Éric enclenche la vidéo en lâchant un « on y va » comme si on s’apprêtait à pénétrer tous ensemble dans un bâtiment en feu ; et je sais – nous le savons tous – que celle qui sera consumée, c’est moi.

Ce que je vois en premier, c’est la silhouette massive d’un homme qui se fige, ses lèvres entrouvertes, son regard terrorisé, ce que je vois, c’est sa tête qui explose sous l’impact d’une rafale de kalachnikov, son corps décapité qui s’écroule. François se lève et sort du bureau précipitamment, une main sur le cœur, prêt à vomir ses tripes sur le parquet fin de siècle. Moi, je reste. Respire Alma, tout mon être tressaille, ce n’est pas qu’une sensation, c’est vrai, mais je ne cille pas, j’ai appris à maîtriser mes émotions – en interrogatoire on ne doit jamais laisser transparaître ses sentiments. Éric ne regarde pas l’écran ; cette vidéo, il l’a déjà vue pour les besoins de l’enquête, je suis désormais la seule spectatrice d’un drame national, de mon drame. Les images tremblent sous les pas de l’assassin ; elles sont saccadées et un peu floues. On entend des tirs, des hurlements et ces mots du tueur dont j’identifie tout de suite la voix – parce que je la connais : Allah Akbar ! Tout est sombre, à peine éclairé par des faisceaux de lumière multicolores dont les iridescences se diffractent sur les visages statufiés d’effroi. La caméra embarquée filme à hauteur d’homme. Les victimes tombent sous les tirs de kalachnikov. J’ai l’impression atroce que c’est ma main qui tient l’arme, que c’est moi qui tire. Que c’est moi qui tue.

Retranscription de la conversation numéro 67548 sur la ligne 06XXXXX
— Je t’aime, Sonia.
— Je suis ta femme maintenant, LOL.
— Pour la vie.
— Oui, pour la vie.
— Tu te sens prête à tout quitter ?
— Ce sera le paradis !
— On restera un peu en Turquie pour la lune de miel, deux, trois jours avant de passer en Syrie.
— T’es sûr de toi ?
— Ouais ! Tant que je ne serai pas allé au bout de cette envie, je ne serai pas bien.
— J’espère que tu vas tous les massacrer, je t’encouragerai bien comme il faut, LOL.
— MDR, c’est gentil. Je suis déter, je suis au max. Et t’inquiète, tout est prévu pour les femmes de combattants.
— Je sais.
— Inch Allah, on sera heureux.
— Grave !
— Et au fait, t’as vu la vidéo que je t’ai envoyée ?
— Oui, trop cool quand le frère, il le décapite.
(Ils rient.)

Je me nomme Alma Revel. Je suis née le 7 février 1967 à Paris. J’ai quarante-neuf ans.
Je suis la fille unique de Robert Revel et Marianne Darrois.
Je suis de nationalité française.
En instance de divorce, mère de trois enfants.
Je suis juge d’instruction antiterroriste.
Il y a trois mois, dans le cadre de mes fonctions, j’ai pris une décision qui m’a semblé juste mais qui a eu des conséquences dramatiques. Pour moi, ma famille. Pour mon pays.
On se trompe sur les gens. D’eux, on ne sait rien, ou si peu. Mentent-ils ? Sont-ils sincères ? Mon métier m’a appris que l’homme n’est pas un bloc monolithique mais un être mouvant, opaque et d’une extrême ambiguïté, qui peut à tout moment vous surprendre par sa monstruosité comme par son humanité. Pourquoi saccage-t-on sa vie ou celle d’un autre avec un acharnement arbitraire ? Je ne sais pas, je ne détiens pas la vérité, je la cherche, inlassablement ; mon seul but, c’est la manifestation de cette vérité. Je suis comme une journaliste, une historienne, un écrivain, je fais un travail de reconstitution et de restitution, je tente de comprendre le magnétisme morbide de la violence, les cavités les plus opaques de la conscience, celles que l’on n’explore pas sans s’abîmer soi-même – tout ce que je retiens de ces années, c’est à quel point les hommes sont complexes. Ils sont imprévisibles, insaisissables ; ils agissent comme possédés ; c’est souvent une affaire de place sociale, ils se sentent blessés, humiliés, au mauvais endroit, ils se mettent à haïr et ils tuent ; mais ils tuent aussi comme ça, par pulsion, et c’est le pire pour nous, de ne pas pouvoir expliquer le passage à l’acte. On sonde les esprits, la sincérité des propos, on cherche les intentions, on a besoin de rationaliser – et dans quel but car, à la fin, on ne trouve rien d’autre que le vide et la fragilité humaine.

J’ai intégré le pôle d’instruction antiterroriste en 2009 ; j’en suis la coordonnatrice depuis 2012. Au sein de la galerie – une aile ultrasécurisée du Palais de justice de Paris –, je coordonne une équipe de onze magistrats. Les gens connaissent mal les juges d’instruction antiterroristes ; avec les agents du renseignement, nous sommes les hommes et les femmes de l’ombre ; c’est nous qui dirigeons les enquêtes, qui interrogeons les mis en examen, les complices, qui recevons les familles des victimes. On ne porte pas l’accusation, on ne travaille pas sur la culpabilité – il y a des procureurs pour ça ; notre métier, ce sont les charges : on ne se fie qu’à des éléments objectifs car si on n’a rien, on alimente le fantasme de la poursuite politique.
Nous travaillons en binôme ; sur les dossiers les plus importants, nous sommes trois, voire quatre ou cinq. Le premier juge saisi est en charge du dossier mais dans les réunions et au moment de la prise de décision, nous sommes deux. Trois services d’enquêtes collaborent avec nous : la direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, la sous-direction antiterroriste qui dépend de la police judiciaire, la SDAT, et la section antiterroriste de la Brigade criminelle, la crème des enquêteurs. Pour les attentats, les trois services sont saisis. Mon travail, c’est de coordonner et de diriger l’action des policiers. J’échange une cinquantaine de mails par jour avec les enquêteurs. On a des réunions régulières. On peut faire beaucoup d’expertises : ADN, informatiques, et d’autres sur la personnalité psychologique ; on missionne des psychiatres, des enquêteurs de personnalité pour reconstituer des parcours.
Le pôle antiterroriste est l’un des postes d’observation et d’action les plus exposés : il faut être solide, déterminé, un peu aventureux, capable d’encaisser des coups, de supporter la violence (interne, externe, politique, armée, religieuse, sociale), la violence, partout, tout le temps – rien ne nous y prépare vraiment. Mon prédécesseur m’avait prévenue : tu seras aspirée par cette noirceur, elle te contaminera, tu n’en dormiras plus ; je n’imaginais pas qu’elle m’abîmerait à ce point. On se sent parfois très seuls, confrontés au risque d’instrumentalisation politique, à la manipulation, aux attaques, à la récupération médiatique de nos affaires. Quand on instruit des dossiers aussi lourds que les attentats des années 2012 et 2015 notamment, on est écrasés par le poids de la douleur collective, les gens attendent beaucoup de nous – trop sans doute car nos pouvoirs sont limités ; nos forces, aussi. Chaque matin je suis confrontée aux limites de ma résistance et à la gestion de mon stress. J’arrive à mon bureau à 8 h 30, je repars à 19 heures, en théorie car en réalité, le terro, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je prépare mes interrogatoires ou rédige mes ordonnances chez moi, le soir ; je reviens le week-end, quand je suis de permanence : c’est aussi, je crois, un moyen de fuir mon quotidien, de ne pas affronter la décomposition de mon mariage. Mes journées sont intenses, ponctuées par les interrogatoires, les réunions, les discussions avec les enquêteurs, les avocats, les autres juges, c’est un long tunnel de prises de décisions sensibles et de responsabilités – la tension est constante, permanente. Une simple erreur de procédure peut être fatale. À mes débuts, j’ai été juge de droit commun ; si je relâchais un trafiquant, je savais qu’au pire il allait trafiquer, mais là, si je me trompe, des gens peuvent être tués à cause de moi.
Mon quotidien, ce sont aussi les missions – jusqu’à quatre par an – dans des zones de conflit minées par le jihadisme, au milieu d’agents du Raid ou du GIGN surarmés, les exercices de sécurité, l’obligation de changer de chambre au milieu de la nuit pour ne pas être identifiable, la confrontation avec les gardes des détenus que je suis venue interroger, des types dont je ne sais rien, imprévisibles et sanguins, masqués de têtes de mort, les slogans scandés en pleine nuit : « Français ! Partez maintenant sinon ce sera trop tard ! », les risques de maladie, sur place, les traitements préventifs qui me laissent exsangue et ce moment où, avant de partir, j’embrasse mes enfants sans leur montrer mon émotion, en pensant que c’est peut-être la dernière fois. Je suis saisie de tous les attentats commis dans le monde ayant occasionné des victimes françaises, je me rends régulièrement dans des dictatures touchées par le terrorisme, des théâtres de guerre où règnent l’anarchie, les régimes patriarcaux les plus archaïques, ce sont toujours des situations à risques, je sais que je peux être maltraitée, humiliée et, dans le pire des cas, kidnappée. Sur l’échelle de mes angoisses, le viol et la décapitation arrivent juste en dessous de la mort de mes enfants. Souvent, j’ai eu peur ; mais au bout d’un certain temps, la peur, on finit par la dominer.
La réalité, c’est qu’on s’habitue à la possibilité de notre propre mort mais à la haine, jamais. La haine surgit et contamine tout. Elle est là quand j’ouvre les courriers des détenus [Alma Revel, vous allez crever en enfer], le compte rendu d’écoutes interceptées dans les parloirs sonorisés [la juge, cette pute] ; elle est là quand je visionne des vidéos d’exécutions ou les images prises sur les scènes de carnage [on va balafrer votre pays de mécréants], elle est là quand j’interroge des hommes, des femmes, des adolescents [j’reconnais pas votre justice, vos lois, vous êtes rien], et elle est là au moment où je reçois des SMS de menace [Les Frères vont buter ta gueule, grosse salope]. À la fin, ces microfissures provoquent une fracture, une béance qu’il faut bien combler d’une façon ou d’une autre, par une narration affective, même factice. Or, d’une manière générale, les gens n’aiment pas les juges, ils nous voient comme les clés de voûte d’un appareil punitif, nous serions rigides et trop puissants, les thuriféraires de la loi – le bras armé de la coercition.
Mon père avait été un grand lecteur et un étudiant de Foucault qu’il citait souvent : « Il est laid d’être punissable mais peu glorieux de punir. » Je suis la fille unique de Robert Revel, l’histoire a oublié mon père, il fut pourtant l’un des militants les plus actifs de la gauche prolétarienne dans les années 60, proche de Jean-Paul Sartre dont il avait failli être le secrétaire avant de tomber dans la drogue et le gangstérisme. Il me racontait que mes grands-parents, des résistants communistes, cachaient des armes et des tracts antinazis dans son berceau ; je crois que tout part de là, de l’idée que le pire est toujours possible mais qu’il ne faut jamais se coucher devant l’adversaire. Ma mère, il l’avait rencontrée sur les bancs de Normale sup. C’était l’un de ces couples passionnés qui croyaient en la révolution à une époque où intellectualité et sexualité fusionnaient, où l’on considérait encore que la littérature et les idées pouvaient changer le monde et qu’il fallait penser contre soi pour avoir une possibilité de construction et d’élévation personnelles – des convulsions de l’histoire, ils avaient fait la matrice de leur vie commune.
L’histoire familiale aurait pu être glorieuse si mon père n’avait pas choisi, du jour au lendemain, de suivre Pierre Goldman, fils de résistants juifs, icône rebelle de la gauche intellectuelle, un type brillant, fiévreux mais instable, convaincu que l’engagement passait par la lutte armée et qui l’a incité à prendre les armes pour rejoindre la guérilla au Venezuela au milieu de l’année 1968.
À leur retour, en 1969, mon père sombre avec lui dans le banditisme. Quelques années plus tard, Goldman est accusé du meurtre de deux pharmaciennes, il écrit ses Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, un texte vertigineux dans lequel il clame son innocence, et il est libéré avant d’être assassiné en pleine rue. Mon père, lui, est arrêté lors du cambriolage de l’appartement parisien d’un grand patron de l’époque, incarcéré pendant onze ans et oublié de tous. Ma mère m’emmène vivre avec elle au sein d’une communauté du sud de la France composée d’intellectuels, la plupart fils de bourgeois, déterminés à modifier les structures sociales en adoptant un mode de vie rural – communauté qu’elle quitte quelques années plus tard pour faire un mariage petit-bourgeois dicté par le triptyque confort-sécurité-raison avec un médecin réputé d’un village des Alpes du Sud ; c’est là, perdue dans les montagnes du Valgaudemar, que j’ai été élevée.
Quand mon père sort de prison au début des années 80, c’est un homme déprécié, sans aucune cohérence intérieure – éclaté, branlant ; de là, ma conviction que l’incarcération, si elle peut entraîner une forme de prise de conscience, a aussi ses effets disruptifs – l’enfermement révèle le pire de vous-même et quiconque n’a pas été soumis à ce rétrécissement de l’horizon ne sait pas ce qu’est la dévastation. Il s’installe dans une HLM de Champigny-sur-Marne et tombe dans les drogues dures ; ma mère limite mes contacts avec lui jusqu’à ma majorité. Il meurt à la fin des années 90 d’une overdose ; il n’avait que cinquante-cinq ans. Pendant les quelques années où je me serai rapprochée de lui, il n’aura fait que me reprocher de m’être placée du côté de la répression : « Ton métier, c’est d’emmerder et de faire enfermer les gens qui ont des problèmes. » C’était réducteur, évidemment. Juger est aussi un acte politique.
Au-delà de l’aspect coercitif, il y a quelque chose de fascinant dans mon activité : juge, ça vous plonge dans les abysses de la nature humaine, les gens se mettent dans des situations terribles, et moi, j’accompagne ces humanités tragiques. J’ai devant moi des gens broyés par le destin, issus de tous les milieux sociaux, le malheur est égalitaire, il ne faut pas croire que certains s’en sortent mieux que d’autres ; dans la vie, chacun fait ce qu’il peut, en fonction de ses chances, de ses capacités, et c’est tout. Sur mon bureau, j’ai encadré cette phrase de Marie Curie : « Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre. »
Mais parfois, on ne comprend rien. »

L’avis de… Alexis Brocas (Le JDD)
« À force d’accumuler les décisions en suspens dans la tête de son héroïne, et à force d’alterner entre ses pensées et les interrogatoires qu’elle conduit auprès d’un cas ambigu, Karine Tuil transforme peu à peu son roman en un curieux thriller. Un thriller moral, où la tension vient autant de l’action que des hésitations d’Alma. Les dilemmes de nos juges valent ceux des héros cornéliens même s’ils ne parlent pas la même langue, songe-t-on en tournant les pages. Mais l’art de Karine Tuil consiste justement à forer les faits de société pour en extraire la dimension tragique, au sens théâtral du terme. Et les questions qui hantent son Alma se posent à toute la France. »

Vidéo


Karine Tuil présente «La decision». © Production Librairie Mollat

Tags
#ladecision #KarineTuil #editionsgallimard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #étéenpochedesblogueurs #livredepoche #foliogallimard #MardiConseil

L’été en poche (02): Mahmoud ou la montée des eaux

G06586_MahmoudOuLaMonteeDesEaux_CV.indd

lete_en_poche  coup_de_coeur

En deux mots
Mahmoud Elmachi revient sur les lieux de son enfance, un village syrien aujourd’hui englouti après la création du barrage de Tabqa. Engloutis aussi, ses projets et ses rêves qu’il tente de retrouver en plongeant. Sous l’eau, la guerre disparaît et les souvenirs reviennent, sa famille, son épouse Sarah et un monde paisible.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Mahmoud ou la montée des eaux

Mahmoud ou la montée des eaux
Antoine Wauters
Éditions Folio Gallimard
Roman
176 p., 7,50 €
EAN 9782072988066
Paru le 09/02/2023

Les premières pages du livre
« Les couloirs verts et or de ma lampe torche

Au début, les premières secondes, je touche toujours mon cœur pour vérifier qu’il bat.
Car j’ai le sentiment de mourir.
J’ajuste mon masque, me tenant à la proue.
Je fais des battements de jambes.
Le vent souffle fort.
Il parle.
Je l’écoute parler.
Au loin, les champs de pastèques,
le toit de la vieille école et des fleurs de safran.
L’eau est froide malgré le soleil,
et le courant chaque jour plus fort.
Bientôt, tout cela disparaîtra.
Crois-tu que les caméras du monde entier se déplaceront pour en rendre compte ?
Crois-tu que ce sera suffisamment télégénique pour eux, Sarah ?
Qu’importe.
Agrippé à la proue, je vois mon cabanon, une vache qui paît en dessous des arbres, le ciel immense.
Tout est loin.
De plus en plus loin.
J’enfile mon tuba. Je fixe ma lampe frontale afin qu’elle ne bouge pas.
Et je palme lentement pour maintenir mon corps d’aplomb.
Je prends ensuite une grande, profonde respiration, et tout ce que je connais mais que je fuis, tout ce que je ne supporte plus mais qui subsiste, tout ce qui nous tombe dessus sans qu’on l’ait jamais demandé, je le quitte.
Une sensation exquise.
La meilleure.
Bientôt, je coule, je disparais mais je n’ai plus peur car mon cœur s’est habitué.
L’eau me porte, pleine de déchets. Je les ignore.
Des algues mortes.
Je les ignore.
Je ne veux rien voir de la nuit.
Tout est jaune et vert trouble à ces grandes profondeurs. L’eau de plus en plus froide.
Pure.
Si j’éteignais ma lampe, il ferait noir,
et en dehors des bulles d’air que je relâche parcimonieusement et du plancton tout contre moi, il n’y aurait rien.
Je palme encore.
À cet endroit de la descente, je pense à toi dans notre lit, immobile sans doute, ou sous le prunier,
en train de lire les poètes russes que tu aimes tellement.
Maïakovski.
Akhmatova.
Ton cœur est un buisson de lumière chaque fois que tu lis les poètes russes.
Et moi je n’arrive plus à te dire que je t’aime. Nous avons connu Beyrouth et Damas, Paris où mes poèmes nous ont menés l’été 87.
Nous avons joui l’un de l’autre de nombreuses fois, vécu ensemble sans le moindre tarissement, connu la peur, la faim, l’isolement, et à l’instant où je te parle, je suis brisé, Sarah, séparé de ma propre vie.
Je n’y arrive plus, voilà.
Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants, ou un frère, ou n’importe qui comptant follement pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson de lumière dans le cœur. On ne peut plus avoir qu’un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule. Et on se sent comme moi depuis tout ce temps : séparé.
Détruit.
Je continue de palmer, souple, toujours plus souple, pour ne pas blesser l’eau.
Ne la blesse pas, vieil Elmachi.
Tout en bas, le minaret de la grande mosquée. Je tourne autour.
C’est si beau !
Des poissons.
D’autres algues, gonflées comme la chevelure des morts.
Les couloirs verts et or de ma lampe torche.
Et, plus haut, comme une aile d’insecte dans le vent,
ma petite barque qui se dandine, ma petite tartelette de bois.
Sans oublier le soleil, qui, même ici, continue de me traquer.
Mon grain de beauté me fait mal, mais je ne suis plus dans la lassitude des choses, ici.
Je suis bien.
Ce n’est pas une distance physique. C’est du temps.
Je rejoins ce qui s’est perdu.
Je rejoins le temps perdu.
À la terrasse du café Farah, cherchant une table libre, je ne trouve que des bancs de poissons.
Ils me fixent un instant, avant de s’éclipser.
Je remonte vers la barque.
Je sauve un papillon.
Tout est là.
Je respire.
Certains jours, il m’arrive de ne pas avoir la force de plonger.
Le vent des regrets souffle trop fort et, assis dos aux combats en repensant à mes années de prison, je comprends mes enfants qui ont pris les armes et sont partis se battre.
Un instant, moi aussi je veux lutter.
Je le veux.
J’en rougis.
Puis je comprends qu’il n’y a plus d’ennemis.
Nous sommes seuls.
Seuls comme dans cette cellule où ils venaient percer mes ongles et pisser sur moi.
Percer mes ongles, pisser sur moi.
Trois ans.
Je ne te l’ai jamais dit comme ça, pardon.
De l’été 87, date de notre retour de Paris, jusqu’à l’automne 90.
Nous avions déjà nos deux fils et notre chère Nazifé.
Tous les jours, ils me faisaient écrire des choses prorégime.
De stupides choses prorégime.
« J’aime notre Président. Sa valeur n’a pas d’égale à mes yeux.
Je n’ai jamais vu un Président aussi sage que le Président el-Assad.
Je n’ai jamais vu un leader comme lui de toute ma vie.
Je n’ai jamais vu quelqu’un comme lui.
Il est le père du peuple.
Il aide les pauvres.
Il est contre l’injustice, contre la corruption, un Arabe authentique.
Chaque fois qu’il y a un problème qui nous menace, il est le seul à porter la nation sur ses épaules, etc. » Je redescends sous l’eau.
Voir ce que ma mémoire n’a pas retenu.
Les arbres.
Les arbres subsistent au fond du lac. Mais il est impossible de les reconnaître. Certains ont conservé leurs bourgeons, de pauvres petits grelots mauves comme des doigts de pieds d’enfants.

L’avis de… Johan Faerber (Diacritik)
« Véritable splendeur de langue, bouleversante épopée d’un homme pris dans plus d’un demi-siècle d’histoire de la Syrie, chant nu sur la nature qui tremble devant l’humanité et sa rage de destruction : tels sont les mots qui viennent pour tâcher de retranscrire la force vive d’un récit qui emporte tout sur son passage. Rarement l’histoire au présent aura été convoquée avec une telle puissance et une grâce qui ne s’éprouve que dans un déchirement constant. »

Vidéo


Antoine Wauters présente son roman «Mahmoud ou la montée des eaux. © Production Librairie Mollat

Tags
#Mahmoudoulamonteedeseaux #AntoineWauters #foliogallimard #leteenpoche #livredepoche #editionspocket #hcdahlem #roman #étéenpochedesblogueurs #litteraturebelge #litteraturecontemporaine #Syrie #Belgique #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

On va bouger ce putain de pays

9782213705361-V.indd

  RL_Hiver_2022

En deux mots
Après avoir frayé avec les socialistes et assisté au naufrage d’Eleski, le candidat favori à la présidence, Quentin choisit d’intégrer l’équipe de Crâmon, le ministre de l’économie qui vient de créer En route, le mouvement qui va le porter à la magistrature suprême. Nommé conseiller spécial, c’est de l’intérieur qu’il nous raconte son quinquennat.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Chronique d’un quinquennat très bousculé

Avant les élections présidentielles, Jean-Marc Parisis nous rafraîchit la mémoire avec ce roman à clefs. A travers le regard du conseiller spécial du Président, il retrace le quinquennat écoulé avec une plume corrosive.

Je sais que le cliché peut sembler éculé, mais il y a bien du Rastignac dans l’épopée que va nous conter Quentin, le narrateur de ce roman. Après nous avoir fait revivre au pas de charge les batailles politiques des dernières années, ses yeux de trentenaire venu à la politique dans le sillage de DSK, voient son horizon s’éclaircir. Il rejoint l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron. Si l’auteur utilise des noms d’emprunt, il sont toutefois transparents, y compris pour les seconds couteaux. Et quelquefois même porteurs de sens, comme Carchère pour Sarkozy. Le président s’appelle Crâmon, DSK Eleski.
C’est avec un style alerte et enlevé que nous revivons ainsi les épisodes précédents, la campagne de Ségolène, suivie de celle de son mari de l’époque pour la gauche, la victoire de Sarkozy suivie de sa mise hors-jeu par un François Fillon que les affaires mettront à son tour sur la touche. L’heure a sonné pour l’ex-ministre de l’économie et des finances, bien décidé à «faire bouger ce putain de pays».
L’élection dans la poche, voici notre narrateur propulsé conseiller spécial du président, un poste qui va nous permettre du suivre le quinquennat depuis un poste stratégique. De l’affaire Benalla aux gilets jaunes. De la pandémie et du confinement au changement de gouvernement avec l’arrivée de nouvelles têtes, notamment le premier ministre ou la ministre de la culture. Puis viendra l‘assassinat de Samuel Paty. J’allais oublier l’épisode de la baffe donnée au président et que son ego a eu bien du mal à accepter. Et à l’heure du bilan, à 44 ans, il y a bien ce côté Rastignac qui ne fera pas hésiter Crâmon à se représenter.
Si Jean-Marc Parisis change totalement de registre avec ce nouveau roman, il n’oublie rien de la fougue qui présidait à L’histoire de Sam ou l’avenir d’une émotion, son précédent une histoire d’amour fou entre deux adolescents. Et si l’actualité brûlante vient dépasser la fiction et l’épilogue préparé par le romancier, il y a fort à parier que notre narrateur va pouvoir préparer un tome 2.

On va bouger ce putain de pays
Jean-Marc Parisis
Éditions Fayard
Roman
180 p., 19 €
EAN 9782213705361
Paru le 19/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris ainsi qu’à Blois, Montreuil et Drancy. On y évoque aussi des vacances dans les Alpes en hiver et du côté de la dune du Pyla en été. Parmi les déplacements de campagne, il y a notamment Amiens.

Quand?
L’action se déroule de 2017 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Provincial venu étudier à Sciences Po, Quentin Ixe tombe de haut quand son idole socialiste chute suite à un scandale sexuel. Voilà qui n’arriverait jamais à l’énarque et banquier d’affaires Cyril Crâmon. Brillant, ondoyant, marié à une femme exceptionnelle, ce trentenaire cache à peine ses ambitions présidentielles. Une jeune garde électrisée et le nouveau parti En Route vont le lancer. Expert en éléments de langage et outils numériques, Ixe viralise la Crâmonmania qui porte l’« alien » à la fonction suprême. Conseiller spécial du président disruptif à l’Élysée, il va vivre le crash du « Nouveau Monde » percuté par la dure, l’irrépressible réalité : affaires en tous genres, Gilets jaunes, revenge porn, attentats islamistes, épidémie, en attendant une nouvelle campagne présidentielle aux allures d’open bar.
Le pays va bouger, Ixe va bouger, Crâmon va bouger. Mais dans quel sens ?
Dans la grande tradition de la satire, Jean-Marc Parisis livre un roman théâtral et dément, en miroir d’une époque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

goodbook.fr
Revue des Deux Mondes (Marin de Viry)

Les premières pages du livre
« Je me souviens, l’appartement de la rue de la Chaise, près du Bon Marché. Les murs blancs à moulures, l’odeur de café et des smoothies à la fraise. La fontaine et le jardinet dans la cour intérieure. Le quartier général pour la campagne des primaires du Parti socialiste en 2006. Un petit groupe de garçons et filles, 20-30 ans, dévoués corps et âme à l’ancien Ministre, au Professeur, à l’Agrégé, à l’Économiste, à notre « dieu », Richard Eleski.
Il débarquait, le costume froissé, le cheveu en bataille, se posait, les reins lourds, dans son fauteuil Empire. Vidait un grand verre d’eau, nous fixait de ses yeux pochés et pénétrants… « Il faut chercher les angles morts, mes petits. Les prélèvements obligatoires et les impôts, cela n’a rien à voir. » On prenait des notes, raturait, surlignait. Parfois, ça chauffait… « Si je n’ai pas ce rapport demain, je vous coupe les couilles. » Au bout d’un moment, il regardait sa montre, se levait de toute sa masse, repartait, on ne savait où. Laissant des deux côtés du fauteuil ses mentors en communication, la fashionista rusée Pénélope Pradat et l’intellectuel Claude Lécharpe de la Fondation Léon-Blum. Deux salariés du groupe BHVA, experts en ventes de discours et placements d’idées, qui rivalisaient d’ingéniosité… « Ne jamais parler de la réalité. Ne jamais parler de la vie. Bien les connaître, ne jamais en parler. Les contourner. Prendre la parole, jamais le sujet. — Inverser, déplacer, colorer, éluder, biaiser, dilater, mentir sans mentir. » Pourquoi mentir ? On pouvait toujours faire mieux.
J’avais 20 ans. Ma famille habitait dans le Loir-et-Cher. Blois. Mon père, blésois de souche, enseignait la philosophie dans un lycée de la ville. Ma mère travaillait dans une compagnie d’assurances avec du sang espagnol dans les veines ; sa grand-mère antifranquiste, réfugiée à Blois pendant la Retirada, avait épousé un infirmier des Grouëts. Après le baccalauréat, j’étais venu à Paris pour étudier à Sciences Po. C’est là où j’avais rencontré Richard Eleski, on discutait parfois avec lui à la fin de ses cours d’économie politique… « Je suis socialiste. Je suis social-démocrate de conviction. Si j’étais président ?… Eh bien, je ferais porter l’effort sur la formation, j’ouvrirais un droit nouveau, permettre à chacun de se reformer à un moment de sa vie. » La rue Saint-Guillaume et la rue de la Chaise se touchaient presque. Un jour, j’avais sonné à la porte du QG d’Eleski. Julien Bidard, l’un de ses assistants, m’avait reçu. Trente ans, bien plus âgé que moi, Bidard, mais encore assez jeune pour se distancier du socialisme social-démocrate, formateur ou non… « De vieux mots, rassurants par leur usage, leur usure. Le débat public réclame des références, même obsolètes. Mais Richard Eleski, c’est bien autre chose, de plus aventureux, de plus excitant. Crois-moi. » Eleski avait le corps, la voix, l’intelligence, la culture, la profondeur d’un homme qu’on pouvait croire. Un Européen, parlant l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien. Un Moderne, précurseur du blog politique en France, malgré ses 50 ans bien tassés. Ça nous allait bien, nous, millénials du troisième millénaire, décidés à sortir de la sale histoire du XXe siècle par les nouveaux outils numériques.

Malgré les meet-up entre blogueurs et militants et les discours de la méthode Lécharpe et Pradat, Eleski s’est crashé à la primaire socialiste. Aplati par la présidente de Poitou-Charentes, Mme Démocratie-Participative. Si participative qu’elle avait refusé de débattre avec lui. Si mauvaise que Mathieu Carchère a gagné la présidentielle et soutenu la candidature d’Eleski à la direction du Fonds monétaire international. La bande de la rue de la Chaise s’est dispersée. Bidard a rejoint son Ardèche natale pour se relancer dans la politique locale. Moi, j’ai passé mes diplômes à Sciences Po, entrepris un voyage d’études à Barcelone, fréquenté l’université Pompeu-Fabra, l’une des meilleures en matière de sciences politiques et de communication. À mon retour à Paris, je suis entré chez BHVA (sur recommandation de Lécharpe), où j’ai gravi tous les échelons du conseil. Wording, drafts, story-telling, rapports pour patrons du CAC 40, coaching de chefs d’État du tiers-monde, etc. Ma petite amie de l’époque, interne en médecine, me traitait gentiment d’imposteur… « Tout ça, c’est de la pub, de la com, de l’enfumage. — La pub, c’est la poésie des pauvres. La com, celle des cadres. Rien à voir avec mon job. Je m’occupe d’Expertise et de Stratégie. »

La stratégie consistait à ne pas lâcher Eleski, de plus en plus socialiste de droite à Washington, de plus en plus déroutant aussi dans sa gestion du désir et de l’ennui loin de Paris. Pradat a pris le premier vol pour déminer l’affaire de l’économiste danoise harcelée au FMI. J’ai fait ce que j’ai pu pour distraire la presse à Paris : recadrage du contexte, attente dilatoire d’éléments nouveaux, rappel de la présomption d’innocence, sanctuarisation de la vie privée. Malgré ses dragues sauvages, Eleski restait la personnalité politique préférée des Français pour la présidentielle de 2012. Et cette fois, le terrain de la primaire était dégagé, la grande famille sociale-démocrate ne proposant qu’un panel de seconds couteaux, dont Henri Boulende, l’ex-concubin de Mme Démocratie-Participative. Pour fêter les 60 ans d’Eleski, on lui a offert une photo du président américain de la série The West Wing dédicacée par l’acteur : « Au futur vrai président de France. Good luck ! » On pouvait toucher Martin Sheen, on pouvait toucher n’importe qui avec la carte Eleski. Il allait bouffer Boulende puis Carchère. Bidard et moi, on le voyait déjà à l’Élysée, et nous avec.

Et puis voilà, deux mois avant l’annonce de sa candidature, Eleski menotté, encadré par des flics sur un trottoir de New York, conduit au commissariat de Harlem pour agression sexuelle sur une femme de chambre dans un hôtel. Éjaculation américaine, retrait de la course à la présidence française. Bidard en a pleuré de rage… « C’est un complot. Les mecs de Carchère sont de mèche avec les types de l’hôtel ! » J’ai repassé le film à l’envers, repensé à ces cinq années au service d’Eleski, au crédit qu’on lui accordait, aux espoirs qu’il suscitait, à ses propres angles morts, aussi, aux défauts de ses qualités. Sa superbe, son intelligence, sa désinvolture, son mépris du jeu politicien, des arrivistes, des parvenus, son côté je les emmerde, je me fous d’eux, je me fous de tout, finalement. On s’est brièvement parlé au téléphone après son retour des États-Unis. Sans évoquer l’épisode de l’hôtel, mais j’ai compris à demi-mot, à ce ton de fatalisme amusé que je ne lui connaissais pas … La seule vérité, le plaisir. Ce qui résiste à la péremption, à l’ennui, à la fatigue des idées, le plaisir, mon plaisir… J’ai raccroché sans lui dire ce que j’en pensais, que le plaisir de l’un sans le plaisir de l’autre, c’était problématique, et que, même quand le plaisir se partageait, il aurait pu s’en passer parfois, se retenir ou se faire plaisir tout seul, c’est plus rapide, plus sûr, quand on ambitionne l’Élysée, au lieu de nous menacer de nous couper les couilles si on n’avait pas le bon document ou de nous envoyer des synthèses à vérifier le samedi soir, à une heure où on aurait aimé embrasser une fille gentiment, dormir dans son parfum pour chasser la fatigue de la semaine. Pendant cinq ans, Eleski nous avait pris pour des cons, de jeunes cons. Il nous avait menti, n’avait jamais engagé toute son intelligence, sa culture, sa puissance dans la conquête présidentielle. Il dépensait une partie de son énergie ailleurs. Déjà en 2006, Mme Démocratie-Participative en voulait plus que lui, et elle l’avait ratatiné. Je l’entendais encore, l’ancien dieu Eleski … « Il n’y a pas de baguette magique. Les moyens de la croissance reposent sur la confiance. » Ne plus jamais faire confiance à un type de plus de 40 ans. Ne jamais s’aveugler sur les charmes d’un mâle du vieux monde. Bidard s’inquiétait de l’avenir… « Tout sauf finir en fond de capotes du PS. » L’image était inappropriée.

Cyril Crâmon, je le croisais parfois à la Fondation Léon-Blum, le think tank de la gauche moderne. Bonjour, bonsoir. Toujours pressé, la trentaine juvénile, lisse, ondoyante, immatérielle, hologrammique. Il semblait sortir d’un écran, impression augmentée à l’écoute par une tessiture synthétique, un vibrato de publicité. Un homme proche du clan Boulende, l’autre courant, la rive gauche du Parti socialiste. Disons moins marqué à droite qu’Eleski. Énarque, banquier d’affaires chez Weill. Millionnaire, disait-on, après un deal faramineux entre une multinationale agroalimentaire et le groupe pharmaceutique Canzer. Ce soir-là, à l’issue du dîner de la Fondation à l’Automobile Club de France, dans le salon où l’on sert les cafés, il pose sa main sur mon épaule.
— Quentin, ça me fait plaisir de te voir ! Comment te sens-tu ?… Incroyable et tragique, ce qui arrive à Eleski. En même temps, il est solide, il en a vu d’autres. Il s’en remettra. On aura besoin de ses talents si Boulende est élu. Et plus encore s’il ne l’est pas.
Le « on » en bouche de Crâmon est toujours incongru. Je m’étonne.
— Tu comptes te lancer en politique ?
— Chez les Gérontes du PS ? Je ne cotise plus depuis deux ans. Je ne veux pas avoir à m’excuser d’être un jeune mâle blanc diplômé. D’ailleurs le diplôme dont je suis le plus fier, c’est le concours général de français à Amiens. Tu es de Blois, je crois ?
Renseigné. La fraternité provinciale.
— Blois, la ville du Louis Lambert de Balzac…
Et le voilà parti sur des romans qu’il avait écrits, qu’il publierait peut-être un jour… « L’un se passe en Amérique précolombienne, dans le goût de Jacques Chirac pour les arts premiers. Il faudrait l’actualiser évidemment. » Des Incas, il a glissé à la nouvelle économie, et des start-up à Faites entrer l’accusé, ponctuant ses propos en me serrant le poignet, le bras, l’épaule, la nuque, comme pour donner prise aux paradoxes affleurant à la surface de sa logorrhée. Cyril Crâmon, l’homme des sincérités successives. On pouvait le croire à condition de ne pas lui faire confiance. Lui faire confiance à condition de ne pas le croire. Un spectre plus large, plus intéressant qu’Eleski. À suivre.
Une femme blonde en slim de cuir noir et blazer gris s’est avancée vers nous d’un pas de danseuse.
— Béatrice, je te présente Quentin Ixe, un jeune homme plein d’avenir.
Prunelles bleues, jambes fuselées, des airs d’Agnetha, la chanteuse d’Abba, le groupe préféré de ma mère. Mais plus âgée et plus jolie que ma mère. Surprise, léger recul de ma part au moment de lui tendre la main. Qu’elle remarque en décrochant un dixième de seconde son sourire, large sourire qui n’en finit pas, me jauge, m’interroge, me défie. Ce désir dans vos yeux, c’est pour moi ou pour mon mari ?
Le mari en profite pour gober les petits chocolats servis avec le café.
— Cyril, lâche ces trucs ! Je ne veux pas que tu manges ces saloperies.
Crâmon repose ostensiblement la mignardise dans la coupelle.
— C’est toi qui as toujours l’air d’avoir un bonbon en bouche !
Ils éclatent de rire tous les deux. Un petit groupe de sociaux-démocrates se retourne, surpris par cette joie, cette complicité.
— On est au théâtre, dit Crâmon. Baba a été ma prof de théâtre à Amiens.
Elle lève les yeux aux lustres du salon. Gorge sable, satinée. Tout ce temps sur elle, qui la dessinait, la précisait, rendait son mari d’autant plus opaque. À côté d’elle, c’est lui qui semblait le plus vieux, sans âge, vitrifié, avec sa voix de pub et son costume bleu roi.
— On va se revoir, Quentin. Je t’appelle.

Crâmon m’a contacté quand il est devenu secrétaire général adjoint de l’Élysée sous la présidence Boulende. Il avait quitté la banque. Ma jeunesse, ma souplesse, mes succès dans l’Expertise et la Stratégie chez BHVA, mes connexions, mes dîners en ville l’intéressaient. J’allais souvent le voir à l’Élysée, dans son petit bureau au second étage. Derrière son fauteuil, entre les deux fenêtres, encadrée au mur, une punchline lithographiée d’un certain René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. » À deux, trois reprises, j’avais eu l’occasion de les regarder, Béatrice et lui, quand elle passait le chercher sur le chemin d’une pièce de théâtre. Elle le serrait de près. J’étudiais l’attelage, l’équilibre des forces en présence, leur singulière harmonie. La grande différence d’âge conférait à chacun une autorité selon le moment, le sujet, la personne abordés. Pour Béatrice, certains codes sociaux échappaient à son mari, surabondant de jeunesse et d’énergie… « Cyril, là, tu manques de psychologie. Tu ne peux pas lui présenter le dossier de cette façon. Il va péter un câble. (Elle parlait de Boulende.) — Tu as raison, Baba, mais en même temps, il faut le bouger, le pépère ! Quentin, tu pourrais adoucir un chouia le préambule ? — Bien sûr, Cyril. » Béatrice avait souvent raison sur la forme, la psychologie. Elle se souciait des effets, des retombées, de la réaction des gens, se montrant sur beaucoup de sujets plus conservatrice que son mari. Crâmon, c’était l’action, la tactique, l’art des conjonctures, des conjectures, un flair très personnel de l’air du temps. Il reprochait parfois gentiment à Béatrice de n’être pas « en phase avec la modernité », de manquer de « culture du présent ». Faille repérable dans le champ lexical de sa magnifique épouse. Ancien professeur de français et de latin, Béatrice n’aimait pas le mot start-up.
— Ça fait pin-up, huppé. Les trois quarts des gens ne comprennent pas.
— Ils devront s’y faire. Les start-up ne datent pas d’hier. IBM était une sorte start-up en 1911. La France manque de culture managériale. Qu’en dis-tu, Quentin ?
— Pour start-up, il n’y a malheureusement pas de synonyme.
— Bien sûr que si, dit Béatrice. Il y a « jeune pousse ».
Crâmon pouffe comme un collégien.
— Pourquoi pas « engrais » ou « arrosoir » ?
Gros yeux de Béatrice.
— Excuse-moi, Baba, mais c’est trop drôle ! Hein, Quentin, c’est comique, non ?
— Jeune pousse, c’est frais, écologique. Mais start-up, ça bulle, c’est effervescent, sensuel presque. Ça donne envie.
Regard espiègle de Béatrice.
— Si Quentin le dit.
Théâtre.

Quelques mois plus tard, dans son bureau, Crâmon est livide, remonté.
— Boulende ne veut pas de moi dans le nouveau gouvernement. Au prétexte que je n’ai jamais eu de mandat… Je ne l’oublierai pas. Pour l’instant, je me casse. En entrant à l’Élysée, j’ai divisé mes revenus de banquier par dix ou quinze. Je claque un pognon de dingue avec Baba.
— Alors start-up ?
— Start-up !
— Enseignement à l’international. Conseil. Stratégie…
— Tout ce qu’on veut !
Cet été-là, les Crâmon sont partis en Californie. Crâmon souhaitait visiter la Silicon Valley en passant par Stanford et Berkeley. Béatrice aurait peut-être préféré les rivages crétois, où je suis parti recharger mes batteries avec une amie tout en gardant le contact avec lui par e-mail. Ce projet de start-up avançait. On le bouclerait à son retour. Les aventures de la social-démocratie en ont décidé autrement. Le vent a tourné. En août, Boulende a subitement nommé Crâmon ministre de l’Économie. Remember Eleski. Forget the start-up. Bravo Crâmon, bienvenue à Bercy. Où je l’ai suivi avec mes éléments de langage, ma panoplie de stratège.

Revenu de son conseil municipal ardéchois, Bidard s’était posé en douceur dans un cabinet du ministère de la Santé socialiste. Il s’était marié à Privas, en avait ramené un enfant. On déjeunait ensemble de temps en temps dans une brasserie proche de l’École militaire. Il me rapportait les bruits qui couraient… « Béatrice Crâmon t’a pris en grippe. Elle trouve que tu phagocytes son mari. Elle se méfie de tes ambitions. Elle voit en toi un rival. D’autres disent que tu es amoureux de Crâmon, que tu bandes pour lui. » Je connaissais la source de ces rumeurs, je souriais, laissais Bidard à son diagnostic de cabinet médical… « Béatrice n’aime plus la jeunesse. Elle a eu sa dose. »

C’est pourtant la jeunesse qui a lancé Cyril Crâmon. La meilleure, la moins polluée, la jeunesse provinciale, la sève des territoires. À commencer par les cinq mousquetaires de la bande d’Angers, anciens étudiants en droit eleskiens. Un boulot monstrueux. Buzz sur internet, levée de fonds, application de démocratie digitale. En bons socialistes de droite, ils ont même détourné un logo du Monde. C’est la bande d’Angers qui a viralisé la marque, le label Crâmon. Jeune, intelligent, brillant, charmeur, moderne, féministe, hors norme, disruptif, messianique. «On va bouger ce putain de pays!»

Extrait
« Qu’est-ce que c’était pour moi, ce pays, à 30 ans? Qu’est-ce qu’il représentait? D’abord des couleurs, des odeurs, des sensations d’enfance. Les pavés pentus de la venelle des Papegaults à Blois, les promenades avec ma mère au parc de la Roseraie, les concours de ricochets sur la Loire avec les copains de la cité scolaire Augustin-Thierry (un château plutôt), la cime du mont Blanc en février, la dune du Pyla en été… Et dans ce tableau de fils unique né chez des conteurs, les échos de la tradition orale familiale. Les souvenirs d’un grand-père paternel né avant la crise de 1929, son apprentissage dans l’ébénisterie à Paris, ses «fredaines avec les gisquettes» du Faubourg-Saint-Antoine, sa Résistance dans les Forces françaises de l’intérieur, «Rien de plus subtil, de plus rigoureux, que de vivre. À son idée, à ses idées, la liberté, c’est tout un art, une mécanique de précision. À l’origine du fascisme, il y a toujours un manque de rigueur. Ne mens jamais, mon petit. » p. 23

À propos de l’auteur
PARISIS-Jean-Marc_©Astrid_di_CrollalanzaJean-Marc Parisis © Photo Astrid di Crollalanza

Jean-Marc Parisis a notamment publié Le Lycée des artistes (1992, Grasset, prix de la Vocation), Avant, pendant, après (2007, Stock, prix Roger-Nimier), Les Aimants (2009, Stock, dans les 20 meilleurs livres de l’année du Point), Les Inoubliables (Flammarion, 2014), Un problème avec la beauté. Delon dans les yeux (2018, Fayard, dans les 25 meilleurs livres de l’année du Point). (Source: Éditions Fayard)

Page Wikipédia de l’auteur
Compte instagram de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#onvabougerceputaindepays #JeanMarcParisis #editionsfayard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #politique #quinquennat #Macron #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

La décision

TUIL_la_decision RL_Hiver_2022  coup_de_coeur

En deux mots
Les dossiers s’accumulent sur le bureau de la juge antiterroriste Alma Revel. Après les attentats, il lui faut aussi gérer les Français revenus de Syrie et tenter de cerner leur profil. Entre tension croissante et vie de couple qui part à vau-l’eau, elle va essayer de tenir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La juge, la mère, l’amante

En suivant une juge antiterroriste dans son quotidien, Karine Tuil continue de sonder comme personne notre société. La Décision est un drame à la tension croissante, un roman exceptionnel.

Alma Revel est juge d’instruction antiterroriste. Dès le chapitre initial, où elle doit prendre la décision de visionner ou non les images enregistrées par la caméra que portait un terroriste sur son torse au moment où il est passé à l’acte, on comprend la violence qui accompagne son quotidien. Des images insoutenables, un fanatisme irraisonnable, un radicalisme incompréhensible.
À 49 ans, cette mère de trois enfants en instance de divorce a pourtant déjà beaucoup donné. Déjà près d’un quart de siècle à traiter des affaires criminelles sordides, d’abord comme juge d’instruction puis depuis 2009 au sein de la cellule antiterroriste. Elle aura vu passer les attentats de 2012 et de 2015 et, après Charlie Hebdo, aura été secondée par François Vasseur. Un binôme, elle de gauche et lui de droite, qui fonctionne plutôt bien, comme le constate Éric Macri, le magistrat en charge de ce nouveau dossier très chaud. Car le terroriste a cette fois été appréhendé.
En intégrant des transcriptions d’écoutes téléphoniques et d’interrogatoires dans le récit, la romancière nous convie de suivre pas à pas l’instruction menée, afin de tenter de faire la lumière dans des dossiers qui s’accumulent. Entre le couple parti en Syrie en rêvant de pouvoir vivre pleinement son islam et qui ne va pas tarder à déchanter et le radicalisé qui épouse aveuglément la doctrine d’un état islamique assoiffé de sang, elle va devoir trier. «On passe des heures avec les mis en examen, pendant des années, des heures compliquées au cours desquelles on manipule une matière noire, dure. À la fin de mon instruction, je dois déterminer si j’ai suffisamment de charges pour que ces individus soient jugés par d’autres. C’est une torture mentale: est-ce que je prends la bonne décision? Et qu’est-ce qu’une bonne décision? Bonne pour qui? Le mis en examen? La société? Ma conscience?»
Face à cette tension psychologique, à l’éloignement de ses enfants, à l’incompréhension d’un mari aigri, aux menaces de mort, l’amour va finir par s’inviter dans sa vie. Après une confrontation très éprouvante, Alma va s’effondrer dans le parking et va être relevée par un avocat. Emmanuel trouve les mots et le geste qui l’apaisent. La liaison qui suit est comme une soupape de sécurité. Jouir pour tenir. Un exercice périlleux, car la tension va encore monter d’un cran, rendant ce mélange des genres explosif.
Karine Tuil réussit une fois encore un roman fort, ancré dans l’actualité. Après Les choses humaines qui traitait du viol et de son traitement judiciaire, elle s’est cette fois rapproché des juges d’instruction du pôle antiterroriste, des avocats, des magistrats de la cour d’assises et des enquêteurs de la DGSI pour construire ce drame puissant et bouleversant. Servi par une écriture précise, au plus près de la psychologie de ses personnages, ce douzième roman est sans doute l’un de ses meilleurs.

Citations en exergue

«Croyez ceux qui cherchent la vérité, doutez de ceux qui la trouvent.» André Gide, Ainsi soit-il ou les jeux sont faits
«Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation.» Milan Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être

La décision
Karine Tuil
Éditions Gallimard
Roman
304 p., 20 €
EAN 9782072943546
Paru le 7/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi un village des Alpes du Sud, dans les montagnes du Valgaudemar et Champigny-sur-Marne, Levallois.

Quand?
L’action se déroule en 2016.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mai 2016. Dans une aile ultrasécurisée du Palais de justice, la juge Alma Revel doit se prononcer sur le sort d’un jeune homme suspecté d’avoir rejoint l’État islamique en Syrie. À ce dilemme professionnel s’en ajoute un autre, plus intime: mariée depuis plus de vingt ans à un écrivain à succès sur le déclin, Alma entretient une liaison avec l’avocat qui représente le mis en examen. Entre raison et déraison, ses choix risquent de bouleverser sa vie et celle du pays…
Avec ce nouveau roman, Karine Tuil nous entraîne dans le quotidien de juges d’instruction antiterroristes, au cœur de l’âme humaine, dont les replis les plus sombres n’empêchent ni l’espoir ni la beauté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Les Échos (Philippe Chevilley)

Revue de presse

ELLE (Nathalie Dupuis et Olivia de Lamberterie)

TUIL_la_decision_ELLE

Télé 7 jours(Héloïse Goy)

TUIL_la_decision_tele7jours

Marie Claire (Thomas Jean)

TUIL_la_decision_marieclaire


Karine Tuil est l’invitée de Léa Salamé © France Inter

Les premières pages du livre
1
Est-ce que vous voulez vraiment voir les images de l’attentat ?
Longtemps, c’est moi qui ai posé cette question. En tant que juge d’instruction antiterroriste, cela avait toujours représenté un problème éthique capital pour moi : devais-je montrer les images des attentats aux familles de victimes qui le réclamaient ? Était-ce mon rôle ? Au nom de la vérité, fallait-il à tout prix voir ? Les images des corps mutilés, des boîtes crâniennes explosées, des corps d’enfants démembrés étaient-elles indispensables à la vérité ? J’essayais de dissuader les familles : je voulais les protéger de l’obscénité de la mort. Mais à présent c’est moi qu’un juge d’instruction tente de convaincre de ne pas visionner l’exécution filmée par le terroriste à l’aide d’une caméra qu’il a accrochée à son torse le jour de l’attaque, c’est moi qu’on cherche à protéger, mais j’insiste, je veux savoir, j’ai peut-être besoin de voir pour y croire, il y a un tel sentiment de déréalisation face à l’horreur, on a beau vous répéter que c’est arrivé, tout en vous refuse cette évidence. François ne parle pas, ne bouge pas, je sais qu’il a pris un anxiolytique avant de venir, il m’en a proposé un dans son bureau que j’ai refusé, j’en ai déjà avalé deux pendant la nuit que j’ai passée en grande partie recroquevillée dans mon lit ; c’est lui qui, le premier, a demandé à voir les images, mais il n’est pas juge principal dans cette affaire ; au pire, il va connaître une accélération cardiaque, au pire, il se sentira mal pendant quarante-huit heures, puis il retournera au restaurant, à la salle de sport, il fera l’amour. François Vasseur est arrivé dans le service au lendemain des attentats de Charlie Hebdo ; cela a été l’un de ses premiers dossiers, nous travaillons souvent en binôme ; nous sommes, comme on dit, complémentaires : je suis la juge rouge, trop à gauche, trop souple pour cet homme de droite qui répète à ses proches qu’il ne faut céder sur rien, qu’on a été trop laxistes, que la France s’est compromise. Nous nous installons côte à côte dans le bureau du juge désigné pour instruire le dossier : Éric Macri. Le tueur a été capturé vivant après s’être retranché pendant plus de vingt-quatre heures dans un bureau situé sur le lieu du drame ; c’est lui qui va l’interroger. Éric a allumé la lumière rouge qui indique, sur le fronton de la porte extérieure, qu’il ne doit pas être dérangé. Avant, c’était un sujet de blagues entre nous : il était peut-être avec l’une de ses nombreuses conquêtes. On riait beaucoup – c’était une façon comme une autre de conjurer toute cette violence. Mais là, nous sommes, tous les trois, au bord des larmes.

Éric nous demande si nous souhaitons faire appel à la psychologue du tribunal ; c’est elle qui prépare les familles des victimes à l’horreur de ce qu’elles vont voir et les aide à ne pas s’effondrer totalement après la diffusion – quand on est soumis à un choc psychique de cette ampleur, on n’est jamais à l’abri d’une crise de folie, d’une décompensation. Je dis non ; François hoche la tête de gauche à droite. Éric demande une dernière fois, en me regardant droit dans les yeux : Alma, tu es sûre ? Pourquoi t’infliger ça ? Il me tutoie, évidemment, nous sommes proches, nous travaillons ensemble depuis des années, tu devrais te préserver, et je répète, avec un peu de nervosité dans la voix – je crois que je pourrais m’évanouir tant je redoute les images qu’il s’apprête à me montrer, tant je tremble (mais si je m’effondre j’entraînerai tout le monde dans ma chute) –, je répète que, oui, j’en suis sûre ; au cours de ma carrière, j’en ai vu, des vidéos d’exécutions, parfois même avec lui : extraits de caméras de surveillance, décapitations, vidéos issues de ces petites GoPro que les amateurs de sports extrêmes achètent pour se filmer et dont les terroristes ont détourné l’utilisation à des fins morbides – ils calent la caméra sur leur torse à l’aide d’un harnais et l’enclenchent au moment de passer à l’acte, ça ne leur suffit pas de tuer, ils veulent montrer comment ils ont tué, avec quelle haine, quel sang-froid, quelle violence, ils tuent et ils existent. Éric enclenche la vidéo en lâchant un « on y va » comme si on s’apprêtait à pénétrer tous ensemble dans un bâtiment en feu ; et je sais – nous le savons tous – que celle qui sera consumée, c’est moi.

Ce que je vois en premier, c’est la silhouette massive d’un homme qui se fige, ses lèvres entrouvertes, son regard terrorisé, ce que je vois, c’est sa tête qui explose sous l’impact d’une rafale de kalachnikov, son corps décapité qui s’écroule. François se lève et sort du bureau précipitamment, une main sur le cœur, prêt à vomir ses tripes sur le parquet fin de siècle. Moi, je reste. Respire Alma, tout mon être tressaille, ce n’est pas qu’une sensation, c’est vrai, mais je ne cille pas, j’ai appris à maîtriser mes émotions – en interrogatoire on ne doit jamais laisser transparaître ses sentiments. Éric ne regarde pas l’écran ; cette vidéo, il l’a déjà vue pour les besoins de l’enquête, je suis désormais la seule spectatrice d’un drame national, de mon drame. Les images tremblent sous les pas de l’assassin ; elles sont saccadées et un peu floues. On entend des tirs, des hurlements et ces mots du tueur dont j’identifie tout de suite la voix – parce que je la connais : Allah Akbar ! Tout est sombre, à peine éclairé par des faisceaux de lumière multicolores dont les iridescences se diffractent sur les visages statufiés d’effroi. La caméra embarquée filme à hauteur d’homme. Les victimes tombent sous les tirs de kalachnikov. J’ai l’impression atroce que c’est ma main qui tient l’arme, que c’est moi qui tire. Que c’est moi qui tue.

Retranscription de la conversation numéro 67548 sur la ligne 06XXXXX
— Je t’aime, Sonia.
— Je suis ta femme maintenant, LOL.
— Pour la vie.
— Oui, pour la vie.
— Tu te sens prête à tout quitter ?
— Ce sera le paradis !
— On restera un peu en Turquie pour la lune de miel, deux, trois jours avant de passer en Syrie.
— T’es sûr de toi ?
— Ouais ! Tant que je ne serai pas allé au bout de cette envie, je ne serai pas bien.
— J’espère que tu vas tous les massacrer, je t’encouragerai bien comme il faut, LOL.
— MDR, c’est gentil. Je suis déter, je suis au max. Et t’inquiète, tout est prévu pour les femmes de combattants.
— Je sais.
— Inch Allah, on sera heureux.
— Grave !
— Et au fait, t’as vu la vidéo que je t’ai envoyée ?
— Oui, trop cool quand le frère, il le décapite.
(Ils rient.)

2
Je me nomme Alma Revel. Je suis née le 7 février 1967 à Paris. J’ai quarante-neuf ans.
Je suis la fille unique de Robert Revel et Marianne Darrois.
Je suis de nationalité française.
En instance de divorce, mère de trois enfants.
Je suis juge d’instruction antiterroriste.
Il y a trois mois, dans le cadre de mes fonctions, j’ai pris une décision qui m’a semblé juste mais qui a eu des conséquences dramatiques. Pour moi, ma famille. Pour mon pays.
On se trompe sur les gens. D’eux, on ne sait rien, ou si peu. Mentent-ils ? Sont-ils sincères ? Mon métier m’a appris que l’homme n’est pas un bloc monolithique mais un être mouvant, opaque et d’une extrême ambiguïté, qui peut à tout moment vous surprendre par sa monstruosité comme par son humanité. Pourquoi saccage-t-on sa vie ou celle d’un autre avec un acharnement arbitraire ? Je ne sais pas, je ne détiens pas la vérité, je la cherche, inlassablement ; mon seul but, c’est la manifestation de cette vérité. Je suis comme une journaliste, une historienne, un écrivain, je fais un travail de reconstitution et de restitution, je tente de comprendre le magnétisme morbide de la violence, les cavités les plus opaques de la conscience, celles que l’on n’explore pas sans s’abîmer soi-même – tout ce que je retiens de ces années, c’est à quel point les hommes sont complexes. Ils sont imprévisibles, insaisissables ; ils agissent comme possédés ; c’est souvent une affaire de place sociale, ils se sentent blessés, humiliés, au mauvais endroit, ils se mettent à haïr et ils tuent ; mais ils tuent aussi comme ça, par pulsion, et c’est le pire pour nous, de ne pas pouvoir expliquer le passage à l’acte. On sonde les esprits, la sincérité des propos, on cherche les intentions, on a besoin de rationaliser – et dans quel but car, à la fin, on ne trouve rien d’autre que le vide et la fragilité humaine.

J’ai intégré le pôle d’instruction antiterroriste en 2009 ; j’en suis la coordonnatrice depuis 2012. Au sein de la galerie – une aile ultrasécurisée du Palais de justice de Paris –, je coordonne une équipe de onze magistrats. Les gens connaissent mal les juges d’instruction antiterroristes ; avec les agents du renseignement, nous sommes les hommes et les femmes de l’ombre ; c’est nous qui dirigeons les enquêtes, qui interrogeons les mis en examen, les complices, qui recevons les familles des victimes. On ne porte pas l’accusation, on ne travaille pas sur la culpabilité – il y a des procureurs pour ça ; notre métier, ce sont les charges : on ne se fie qu’à des éléments objectifs car si on n’a rien, on alimente le fantasme de la poursuite politique.
Nous travaillons en binôme ; sur les dossiers les plus importants, nous sommes trois, voire quatre ou cinq. Le premier juge saisi est en charge du dossier mais dans les réunions et au moment de la prise de décision, nous sommes deux. Trois services d’enquêtes collaborent avec nous : la direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, la sous-direction antiterroriste qui dépend de la police judiciaire, la SDAT, et la section antiterroriste de la Brigade criminelle, la crème des enquêteurs. Pour les attentats, les trois services sont saisis. Mon travail, c’est de coordonner et de diriger l’action des policiers. J’échange une cinquantaine de mails par jour avec les enquêteurs. On a des réunions régulières. On peut faire beaucoup d’expertises : ADN, informatiques, et d’autres sur la personnalité psychologique ; on missionne des psychiatres, des enquêteurs de personnalité pour reconstituer des parcours.
Le pôle antiterroriste est l’un des postes d’observation et d’action les plus exposés : il faut être solide, déterminé, un peu aventureux, capable d’encaisser des coups, de supporter la violence (interne, externe, politique, armée, religieuse, sociale), la violence, partout, tout le temps – rien ne nous y prépare vraiment. Mon prédécesseur m’avait prévenue : tu seras aspirée par cette noirceur, elle te contaminera, tu n’en dormiras plus ; je n’imaginais pas qu’elle m’abîmerait à ce point. On se sent parfois très seuls, confrontés au risque d’instrumentalisation politique, à la manipulation, aux attaques, à la récupération médiatique de nos affaires. Quand on instruit des dossiers aussi lourds que les attentats des années 2012 et 2015 notamment, on est écrasés par le poids de la douleur collective, les gens attendent beaucoup de nous – trop sans doute car nos pouvoirs sont limités ; nos forces, aussi. Chaque matin je suis confrontée aux limites de ma résistance et à la gestion de mon stress. J’arrive à mon bureau à 8 h 30, je repars à 19 heures, en théorie car en réalité, le terro, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je prépare mes interrogatoires ou rédige mes ordonnances chez moi, le soir ; je reviens le week-end, quand je suis de permanence : c’est aussi, je crois, un moyen de fuir mon quotidien, de ne pas affronter la décomposition de mon mariage. Mes journées sont intenses, ponctuées par les interrogatoires, les réunions, les discussions avec les enquêteurs, les avocats, les autres juges, c’est un long tunnel de prises de décisions sensibles et de responsabilités – la tension est constante, permanente. Une simple erreur de procédure peut être fatale. À mes débuts, j’ai été juge de droit commun ; si je relâchais un trafiquant, je savais qu’au pire il allait trafiquer, mais là, si je me trompe, des gens peuvent être tués à cause de moi.
Mon quotidien, ce sont aussi les missions – jusqu’à quatre par an – dans des zones de conflit minées par le jihadisme, au milieu d’agents du Raid ou du GIGN surarmés, les exercices de sécurité, l’obligation de changer de chambre au milieu de la nuit pour ne pas être identifiable, la confrontation avec les gardes des détenus que je suis venue interroger, des types dont je ne sais rien, imprévisibles et sanguins, masqués de têtes de mort, les slogans scandés en pleine nuit : « Français ! Partez maintenant sinon ce sera trop tard ! », les risques de maladie, sur place, les traitements préventifs qui me laissent exsangue et ce moment où, avant de partir, j’embrasse mes enfants sans leur montrer mon émotion, en pensant que c’est peut-être la dernière fois. Je suis saisie de tous les attentats commis dans le monde ayant occasionné des victimes françaises, je me rends régulièrement dans des dictatures touchées par le terrorisme, des théâtres de guerre où règnent l’anarchie, les régimes patriarcaux les plus archaïques, ce sont toujours des situations à risques, je sais que je peux être maltraitée, humiliée et, dans le pire des cas, kidnappée. Sur l’échelle de mes angoisses, le viol et la décapitation arrivent juste en dessous de la mort de mes enfants. Souvent, j’ai eu peur ; mais au bout d’un certain temps, la peur, on finit par la dominer.
La réalité, c’est qu’on s’habitue à la possibilité de notre propre mort mais à la haine, jamais. La haine surgit et contamine tout. Elle est là quand j’ouvre les courriers des détenus [Alma Revel, vous allez crever en enfer], le compte rendu d’écoutes interceptées dans les parloirs sonorisés [la juge, cette pute] ; elle est là quand je visionne des vidéos d’exécutions ou les images prises sur les scènes de carnage [on va balafrer votre pays de mécréants], elle est là quand j’interroge des hommes, des femmes, des adolescents [j’reconnais pas votre justice, vos lois, vous êtes rien], et elle est là au moment où je reçois des SMS de menace [Les Frères vont buter ta gueule, grosse salope]. À la fin, ces microfissures provoquent une fracture, une béance qu’il faut bien combler d’une façon ou d’une autre, par une narration affective, même factice. Or, d’une manière générale, les gens n’aiment pas les juges, ils nous voient comme les clés de voûte d’un appareil punitif, nous serions rigides et trop puissants, les thuriféraires de la loi – le bras armé de la coercition.
Mon père avait été un grand lecteur et un étudiant de Foucault qu’il citait souvent : « Il est laid d’être punissable mais peu glorieux de punir. » Je suis la fille unique de Robert Revel, l’histoire a oublié mon père, il fut pourtant l’un des militants les plus actifs de la gauche prolétarienne dans les années 60, proche de Jean-Paul Sartre dont il avait failli être le secrétaire avant de tomber dans la drogue et le gangstérisme. Il me racontait que mes grands-parents, des résistants communistes, cachaient des armes et des tracts antinazis dans son berceau ; je crois que tout part de là, de l’idée que le pire est toujours possible mais qu’il ne faut jamais se coucher devant l’adversaire. Ma mère, il l’avait rencontrée sur les bancs de Normale sup. C’était l’un de ces couples passionnés qui croyaient en la révolution à une époque où intellectualité et sexualité fusionnaient, où l’on considérait encore que la littérature et les idées pouvaient changer le monde et qu’il fallait penser contre soi pour avoir une possibilité de construction et d’élévation personnelles – des convulsions de l’histoire, ils avaient fait la matrice de leur vie commune.
L’histoire familiale aurait pu être glorieuse si mon père n’avait pas choisi, du jour au lendemain, de suivre Pierre Goldman, fils de résistants juifs, icône rebelle de la gauche intellectuelle, un type brillant, fiévreux mais instable, convaincu que l’engagement passait par la lutte armée et qui l’a incité à prendre les armes pour rejoindre la guérilla au Venezuela au milieu de l’année 1968.
À leur retour, en 1969, mon père sombre avec lui dans le banditisme. Quelques années plus tard, Goldman est accusé du meurtre de deux pharmaciennes, il écrit ses Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, un texte vertigineux dans lequel il clame son innocence, et il est libéré avant d’être assassiné en pleine rue. Mon père, lui, est arrêté lors du cambriolage de l’appartement parisien d’un grand patron de l’époque, incarcéré pendant onze ans et oublié de tous. Ma mère m’emmène vivre avec elle au sein d’une communauté du sud de la France composée d’intellectuels, la plupart fils de bourgeois, déterminés à modifier les structures sociales en adoptant un mode de vie rural – communauté qu’elle quitte quelques années plus tard pour faire un mariage petit-bourgeois dicté par le triptyque confort-sécurité-raison avec un médecin réputé d’un village des Alpes du Sud ; c’est là, perdue dans les montagnes du Valgaudemar, que j’ai été élevée.
Quand mon père sort de prison au début des années 80, c’est un homme déprécié, sans aucune cohérence intérieure – éclaté, branlant ; de là, ma conviction que l’incarcération, si elle peut entraîner une forme de prise de conscience, a aussi ses effets disruptifs – l’enfermement révèle le pire de vous-même et quiconque n’a pas été soumis à ce rétrécissement de l’horizon ne sait pas ce qu’est la dévastation. Il s’installe dans une HLM de Champigny-sur-Marne et tombe dans les drogues dures ; ma mère limite mes contacts avec lui jusqu’à ma majorité. Il meurt à la fin des années 90 d’une overdose ; il n’avait que cinquante-cinq ans. Pendant les quelques années où je me serai rapprochée de lui, il n’aura fait que me reprocher de m’être placée du côté de la répression : « Ton métier, c’est d’emmerder et de faire enfermer les gens qui ont des problèmes. » C’était réducteur, évidemment. Juger est aussi un acte politique.
Au-delà de l’aspect coercitif, il y a quelque chose de fascinant dans mon activité : juge, ça vous plonge dans les abysses de la nature humaine, les gens se mettent dans des situations terribles, et moi, j’accompagne ces humanités tragiques. J’ai devant moi des gens broyés par le destin, issus de tous les milieux sociaux, le malheur est égalitaire, il ne faut pas croire que certains s’en sortent mieux que d’autres ; dans la vie, chacun fait ce qu’il peut, en fonction de ses chances, de ses capacités, et c’est tout. Sur mon bureau, j’ai encadré cette phrase de Marie Curie : « Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre. »
Mais parfois, on ne comprend rien.

3
J’avais à peine vingt-quatre ans quand j’ai été confrontée à la dureté du métier de juge d’instruction ; les faits étaient épouvantables : une petite fille de six ans avait été retrouvée poignardée dans son lit ; c’était son père qui l’avait découverte à son réveil ; la mère avait disparu. Il avait appelé la police, les enquêteurs l’avaient cherchée partout, dans les forêts voisines, les caves inhabitées, les morts-terrains. Ils avaient retrouvé son corps échoué au bord d’un lac ; elle était morte noyée. L’enquête avait conclu qu’elle s’était suicidée après avoir tué son enfant dans un accès de folie. Pourquoi ? Comment ? On ne le saurait jamais. Il faudrait vivre avec le mystère de ce passage à l’acte. Je devais annoncer à ce père, ce mari détruit, la fin de la procédure. J’étais si jeune – avec quels ressorts psychologiques allais-je arriver au bout de mon entretien ? Je revois cet homme en larmes, je revois la greffière et l’avocate, en larmes aussi. J’ai dû trouver la force et les mots ; ça a été terrible mais je l’ai fait.
J’ai intégré l’antiterrorisme huit ans après les attentats du 11 Septembre ; j’interrogeais des hommes, des femmes dont certains avaient chanté et dansé devant les images de l’effondrement des tours, qui désavouaient la version officielle et criaient au complot. Depuis 1995, il n’y avait pas eu d’attentats en France et, en 2012, un terroriste islamiste de vingt-trois ans tuait successivement trois jeunes militaires en civil avant de pénétrer dans une école juive, arme à la main, pour assassiner trois enfants et le père de deux d’entre eux. À cette époque, j’ai accepté de devenir coordonnatrice du service – en mémoire de ces enfants. J’étais révoltée contre l’immobilisme étatique, la lâcheté et l’aveuglement de la société, je voulais comprendre comment on en était arrivés là. Le tueur n’était ni un fou ni un psychopathe mais un jeune délinquant, hâbleur, frimeur, qui volait des motos pour faire des rodéos. Qu’un jeune homme comme lui – un profil que les services de renseignements avaient même songé à recruter – fût capable de tuer des jeunes de son âge puis, le soir même, d’aller manger une pizza avec son frère et sa sœur avant de viser de sang-froid quatre jours plus tard des enfants dans leur école – des enfants dont l’un avait encore la tétine dans la bouche – montrait qu’il n’y avait plus de limite à la barbarie et pas de moyens sûrs de déceler le risque d’un passage à l’acte… Il était armé, il avait discuté pendant plus de vingt heures avec les négociateurs du Raid et de la DCRI sans montrer aucun signe de faiblesse, sans reddition possible. On ne parlait que de ça dans le service : est-ce que des erreurs avaient été commises – et lesquelles ? On ne comprenait pas grand-chose à l’époque, on était perdus, mais à partir de là, on a travaillé sur toutes les filières.
En 2015, on n’a fait que prendre des coups, on se démenait pour essayer de déterminer comment les réseaux jihadistes s’étaient organisés, c’était une période très dure, il nous a fallu tout inventer, mais on a commencé à savoir traiter ce type de dossier. Dès le début de l’année, le 7 janvier 2015, on a dû faire face à l’attentat de Charlie Hebdo, les tueurs étaient morts, on n’avait aucune idée de la façon de retrouver les complices. On ne se doutait pas que ce n’était que le début… Le lendemain, il y a eu l’assassinat d’une policière à Montrouge et, vingt-quatre heures plus tard, la prise d’otages de l’Hyper Cacher, les clients abattus lâchement, les assauts simultanés du Raid. En trois jours, notre pays s’est écroulé. C’est à cette époque que François est arrivé, en renfort ; il avait jusque-là été magistrat de liaison en Espagne. Nous étions alors une petite bande de trois juges très soudés parmi les onze qui constituaient le service : Éric Macri, cinquante-trois ans, fils d’un couple de médecins d’origine argentine, qui avait participé à la création du pôle « crimes contre l’humanité » en 2012 avant de nous rejoindre ; Isabelle d’Andigné, cinquante ans, qui avait longtemps officié au pôle financier avant de siéger comme juge assesseur dans de nombreux procès d’assises, et moi. On était très proches, on parlait beaucoup de nos peurs, de ce qu’on ressentait, on avait besoin de partager cette expérience hors norme. Quelques mois après, alors qu’on sortait à peine la tête de l’eau, les attentats du 13 Novembre nous ont plongés au cœur du chaos. Une série de fusillades et d’attaques-suicides avaient été perpétrées dans la soirée à Paris et dans sa périphérie par trois commandos qui appartenaient à l’État islamique, causant la mort de plus de cent trente personnes et des centaines de blessés. Le stade de France, des cafés parisiens et la salle de spectacle du Bataclan avaient été visés – des symboles d’une France jeune, moderne, ouverte, festive. Je me souviens des dépêches et des SMS qui tombaient en continu, du sentiment de fin du monde. Le procureur général du parquet antiterroriste et nos collègues avaient été envoyés sur les lieux du drame, en première ligne ; ils en étaient ressortis fracassés, mutiques devant les psychologues dépêchés sur place. Un mois plus tard, je pénétrais à mon tour au Bataclan, accompagnée de François et d’Isabelle… Tout avait été mis sous scellés mais les lieux étaient encore imbibés de sang.
Tu entres et tu as, en tête, la scène de carnage ; la mort s’insinue partout, tu pourrais la palper, elle te pénètre et t’entaille. Tu entres, entravée par ton histoire, ton identité sociale, politique ; tu sors et tu comprends que tout ton être a été déformé, contaminé. Tu ne seras plus jamais la même.
Le récit national de la violence, nous l’écrivions collectivement. On essayait de tenir, de se montrer réactifs, efficaces, mais on était brisés. À partir de 2015, on a tout judiciarisé : dès qu’il y avait un départ pour la Syrie, on ouvrait une enquête pour association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste, on ne triait plus. On s’est mis à faire du préventif sur tout le monde, c’était limite de la vengeance, on incarcérait mineurs, majeurs, on vivait dans l’angoisse, on n’en dormait plus… On se réveillait avec la peur au ventre et on se couchait avec un Lexomil.

Les cas de conscience étaient quotidiens. Après un attentat, je recevais les familles des victimes : elles réclamaient des coupables qui, généralement, étaient morts. Pour apaiser leur besoin de justice, je maintenais en détention – parfois pendant des années – des gens dont la faute était d’avoir eu, à un moment donné, un lien lointain, incertain avec les auteurs des crimes ; en agissant ainsi, étais-je juste ? Je leur expliquais qu’il valait mieux un non-lieu maintenant qu’un acquittement au terme d’un procès difficile dont elles sortiraient détruites ; je n’osais pas leur dire que faire condamner un innocent n’allégerait pas leur peine.
Mais les familles des victimes n’acceptent jamais l’absence de coupable et leur verdict est sans appel : si vous les libérez, c’est comme si les miens étaient morts pour rien.
Les terroristes islamistes représentaient 90 % de notre contentieux – leur propagande avait trouvé la manière d’exploiter les failles de notre société – mais nous avions aussi des terroristes d’extrême droite, d’extrême gauche. On vivait avec une menace permanente au-dessus de la tête. Quand un attentat se produisait, on s’appelait entre juges : Tu crois que c’est qui ? On cherchait des informations sur l’auteur, on voulait savoir s’il était connu ou non à l’instruction, si l’un d’entre nous l’avait déjà interrogé. Notre angoisse, c’était de ne pas avoir interpellé quelqu’un qui était passé à l’acte.

Direction générale de la sécurité intérieure, le 4 janvier 2015 à 14 h 34
– – – Je me nomme Meriem KACEM née BENACHOUR.
– – – Je suis née le 3 juillet 1966 à Alger.
– – – Je suis de nationalité française.
– – – Je travaille en tant que cantinière à la mairie de Bondy.
– – – Je suis divorcée de M. KACEM Farid, décédé.
– – – J’ai cinq enfants : Mohammed, trente ans, Kader, vingt-huit ans, Anissa, vingt-cinq ans, Mehdi, dix-sept ans, et Abdeljalil, vingt et un ans.
– – – Mon fils Abdeljalil a disparu depuis le 30 décembre 2014 avec sa jeune femme, Sonia Dos Santos. Quelques jours avant, il a dit à son grand frère Mohammed qu’il avait l’intention d’aller en Syrie. J’ai peur qu’il lui soit arrivé quelque chose, je suis très inquiète. Il avait un comportement bizarre depuis plusieurs semaines.

question : Vous êtes croyants ?
réponse : Je suis musulmane, croyante. Il y a un an, Abdeljalil a commencé à devenir plus pratiquant.
Je n’ai rien vu venir jusqu’à ce que je découvre dans ses affaires des dates de billets pour des départs à Istanbul.
Il me parlait des actualités, que Bachar El-Assad massacrait son peuple et que la France ne faisait rien. Il disait que la France agressait les musulmans, qu’il ne pouvait pas vivre sa religion comme il le voulait.
Un jour, il a dit que son rêve c’était d’aller vivre dans un pays musulman.
En ce qui concerne Abdeljalil, ça n’a pas toujours été facile avec lui. On m’a retiré la garde à cause de son père qui était très violent et on me l’a rendu quand j’ai divorcé. Il est gentil, mais il a eu des problèmes de comportement à l’adolescence. Mon fils est allé en famille d’accueil. C’est là qu’il a commencé à mal tourner. Après il est revenu vivre avec moi. Il a épousé Sonia Dos Santos et ils ont vécu chez moi jusqu’à leur départ.

question : Connaissez-vous les fréquentations de votre fils ?
réponse : Il traînait avec des types qui l’ont poussé à voler et à vendre de la drogue, et puis un jour, il a changé. Il est devenu plus religieux et il a commencé à fréquenter des gens qui lui ont monté la tête.

question : Que faisait-il dans la vie ? Il travaillait ?
réponse : Il enchaînait les petits boulots. À un moment, je lui ai trouvé un poste dans une association. Il s’occupait de jeunes handicapés. Mais depuis quelque temps, il vivait du RSA.

question : D’après vous, votre fils aurait-il rejoint l’État islamique en Syrie ?
réponse : Je ne sais pas.

question : Était-il un combattant ?

(Mentionnons que Mme Benachour sourit à cette évocation.)

réponse : Non, non… mon fils ne ferait pas de mal à une mouche.

Extraits
« Cette haine de la France, exprimée par des jeunes qui y sont nés pour la plupart, qui y ont grandi, c’est toujours une incompréhension totale. Certains ne se sentent même pas français, revendiquent une autre nationalité. On ne sait jamais précisément de quoi cette haine est le produit. D’un lavage de cerveau? D’un rejet social? D’une humiliation? De la transmission d’une humiliation? D’un processus carcéral qui les a mis en relation avec les mauvaises personnes? D’un processus judiciaire? Pour l’écrivain américain James Baldwin, si les gens s’accrochent tellement à leurs haines, c’est parce qu’ils pressentent que, s’ils viennent à les lâcher, ils se retrouveront seuls face à leur douleur. Les hommes et les femmes que je reçois dans mon bureau ont le sentiment de vivre le racisme au quotidien, qu’on les renvoie sans cesse à leur condition initiale. Ils sont parfois solides intellectuellement mais ont des failles identitaires profondes. Ils ne savent pas qui ils sont vraiment, quelle est leur place. Ils vont sur Internet chercher des réponses à leur mal-être, ils y rencontrent des idéologues dangereux qui leur retournent le cerveau en utilisant des techniques de propagande primaires mais efficaces. » p. 87-88

« On passe des heures avec les mis en examen, pendant des années, des heures compliquées au cours desquelles on manipule une matière noire, dure. À la fin de mon instruction, je dois déterminer si j’ai suffisamment de charges pour que ces individus soient jugés par d’autres. C’est une torture mentale: est-ce que je prends la bonne décision? Et qu’est-ce qu’une bonne décision? Bonne pour qui? Le mis en examen? La société? Ma conscience? » p. 111

À propos de l’auteur
TUIL_Karine_©DRKarine Tuil © Photo DR

Karine Tuil est née le 3 mai 1972 à Paris. Diplômée de l’Université Paris II-Assas (DEA de droit de la communication/Sciences de l’information), elle prépare une thèse de doctorat portant sur la réglementation des campagnes électorales dans les médias en écrivant parallèlement des romans. En 1998, elle participe à un concours sur manuscrit organisé par la fondation Simone et Cino Del Duca. Son roman Pour le Pire y est remarqué par Jean-Marie Rouart, alors directeur du Figaro littéraire. Quelques mois plus tard, son texte est accepté par les éditions Plon qui inaugurent une collection « jeunes auteurs ». Pour le pire, qui relate la lente décomposition d’un couple paraît en septembre 2000 et est plébiscité par les libraires mais c’est son second roman, Interdit, (Plon 2001) – récit burlesque de la crise identitaire d’un vieux juif – qui connaît un succès critique et public. Sélectionné pour plusieurs prix dont le prix Goncourt, Interdit obtient le prix Wizo et est traduit en plusieurs langues. Le sens de l’ironie et de la tragi-comédie, l’humour juif se retrouvent encore dans Du sexe féminin en 2002 – une comédie acerbe sur les relations mère-fille, ce troisième roman concluant sa trilogie sur la famille juive.
En 2003, Karine Tuil rejoint les Éditions Grasset où elle publie Tout sur mon frère qui explore les effets pervers de l’autofiction (nommé pour les Prix des libraires et finaliste du prix France Télévision).
En 2005, Karine Tuil renoue avec la veine tragi-comique en publiant Quand j’étais drôle qui raconte les déboires d’un comique français à New-York. Hommage aux grands humoristes, Quand j’étais drôle est en cours d’adaptation pour le cinéma et obtient le prix TPS Star du meilleur roman adaptable au cinéma.
En 2007, Karine Tuil quitte le burlesque pour la gravité en signant Douce France, un roman qui dévoile le fonctionnement des centres de rétention administrative (en cours d’adaptation au cinéma par Raoul Peck).
Karine Tuil a aussi écrit des nouvelles pour Le Monde 2, l’Express, l’Unicef et collaboré à divers magazines parmi lesquels L’Officiel, Elle, Transfuge, Le Monde 2, Livres Hebdo et écrit des portraits de personnalités du monde économique pour Enjeux les Échos.
Son septième roman, La domination, pour lequel elle a reçu la Bourse Stendhal du ministère des Affaires étrangères a été publié chez Grasset en septembre 2008 (sélection prix Goncourt, prix de Flore). Il paraît en livre de poche en août 2010.
Son huitième roman Six mois, six jours, paraît en 2010 chez Grasset . A l’occasion de la rentrée littéraire 2010, Grasset réédite son deuxième roman Interdit (prix Wizo 2001, sélection prix Goncourt). Six mois, six jours a été sélectionné pour le prix Goncourt, Goncourt des lycéens et Interallié. Il a obtenu en 2011, le prix littéraire du Roman News organisé par le magazine styletto et le Drugstore publicis.
Son neuvième roman intitulé L’invention de nos vies est paru en septembre 2013 à l’occasion de la rentrée littéraire aux éditions Grasset pour lequel elle a été parmi les 4 finalistes du prix Goncourt. Il est traduit en Hollande, en Allemagne, en Grèce, en Chine et en Italie. Il a connu un succès international et a été publié aux États-Unis et au Royaume-Uni sous le titre The Age of Reinvention chez Simon & Schuster. Il est en cours d’adaptation pour le cinéma.
Le 23 avril 2014, Karine TUIL a été décorée des insignes de chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres par Aurélie Filippetti, Ministre de la Culture et de la Communication. Le 23 mars 2017, Mme Audrey Azoulay, Ministre de la Culture et de la Communication lui décerne le grade d’officier de l’Ordre des Arts et des Lettres.
Son dixième roman L’insouciance est paru aux éditions Gallimard en septembre 2016. il a obtenu le prix Landerneau des lecteurs 2016, a été sélectionné pour divers prix littéraires parmi lesquels le prix Goncourt, le prix Interallié, le Grand prix de l’Académie Française. Traduit en plusieurs langues, il a obtenu le prix littéraire de l’office central des bibliothèques. Les choses humaines, paru en 2019, a été couronné par le Prix Interallié et le Prix Goncourt des lycéens avant d’être adapté au cinéma en 2021 par Yvan Attal. La décision est son douzième roman. (Source: karinetuil.com / éditions Gallimard)

Site internet de l’auteure
Page Wikipédia de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte instagram de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#ladecision #KarineTuil #editionsgallimard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur
#Rentréedhiver2022 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Double Nelson

DJIAN_double_nelson

  RL-automne-2021

En deux mots
Quand on partage sa vie avec une femme membre des services spéciaux, il faut s’attendre à voir sa vie bousculée. Mais les missions d’Edith perturbent tellement Luc que la rupture est inévitable. Il va enfin pouvoir se remettre à son roman. Sauf qu’Edith, de retour d’une mission périlleuse, vient chercher refuge chez son ex.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Partir, revenir

Philippe Djian nous revient avec un roman doucement ironique qui se lit comme un thriller. Double Nelson, une prise de soumission au catch, raconte comment après leur rupture, Edith et Luc finissent par se retrouver pour une vie de couple très particulière.

Non, Philippe Djian n’en a pas fini avec l’exploration du couple et des mécanismes qui le font fonctionner ou disjoncter. Cette fois, l’histoire de Luc et d’Edith commence au moment de leur rupture. Quand ils se rendent compte que la passion amoureuse a cédé la place au conflit quasi permanent. Et quand vous saurez qu’Edith est membre des forces spéciales, vous comprendrez combien il peut être éprouvant de se frotter à elle. Si Luc a pu accepter leurs jeux sexuels et son irrépressible envie d’avoir toujours le dessus, il doit rendre les armes. Un post-it collé sur la porte du réfrigérateur est là pour le signifier la fin de leur aventure qui, il est vrai, avait commencé bien curieusement. En mission, Edith l’avait confondu avec un ennemi et l’avait neutralisé en deux temps, trois mouvements. Le temps de se rendre compte de sa méprise, il avait succombé à son charme. Un peu sado-maso, mais tout aussi surprenant pour quelqu’un qui cherche l’inspiration.
Revenu au célibat, il constate cependant que la solitude lui pèse, que la séparation lui laisse un goût amer. Par chance Marc Ozendal, le nouveau voisin qui s’est installé en face de chez lui, est aussi séparé de sa femme. Si bien qu’ils peuvent noyer dans l’alcool leurs beaux souvenirs et s’encourager mutuellement à de meilleurs lendemains. Et puis, il est peut-être temps de se remettre à ce roman qu’il a promis à Caroline, son éditrice qui attend avec impatience de le lire.
Mais cette nouvelle routine n’a pas le temps de s’installer qu’Edith réapparaît déjà. Blessée lors d’une mission périlleuse, elle trouve refuge chez Luc où elle espère être à l’abri et pouvoir se requinquer. Sauf que dans l’intervalle, il y a aussi eu du changement en face de chez lui avec l’arrivée de Michèle, dont on dira simplement qu’elle est érotomane à tendance suicidaire et qu’elle voit d’un très mauvais œil le retour d’Edith. Mais comment Luc pourrait-il refuser son aide à son ex.? Et comment peut-il espérer cohabiter avec elle sans que le feu de la passion qui continue à couver sous les braises ne se réveille? Ajoutons encore à ces questions l’apparition d’une menace qui se précise au fil des pages.
C’est dans son style joyeusement ironique que Philippe Djian choisit de faire se rencontrer deux êtres diamétralement opposés, la femme baroudeuse et l’écrivain casanier et d’appuyer le trait en donnant à la femme un rôle masculin et inversement. Une recette très «cinématographique» et qui, par parenthèse, se prêterait sans doute fort bien à une adaptation sur grand écran.
Une spécificité que le romancier a peaufiné au fil de ses romans depuis 37°2 le matin, Oh… (Prix Interallié, adapté par Paul Verhoven sous le titre Elle ou encore Chéri-Chéri ou plus récemment avec 2030. Dans ce dernier roman, on retrouve aussi le thème du voisinage qui semble revêtir de plus en plus d’importance dans son œuvre et qui sert à souligner l’évolution des principaux protagonistes. Entre violence et humour, ce combat de catch amoureux en plusieurs rounds est une belle réussite.

Double Nelson
Philippe Djian
Éditions Flammarion
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782081473324
Paru le 25/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas précisément situé, mais d’où il est possible d’entendre l’océan.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un «double Nelson», c’est une prise de soumission qui consiste, dans un match de catch, à faire abandonner l’adversaire. Mais on peut aussi s’en servir dans une relation amoureuse. Tout commence par une séparation. Luc et Edith ont vécu quelques mois d’un amour intense, jusqu’à ce que le métier de cette dernière – elle fait partie des forces spéciales d’intervention de l’armée – envahisse leur quotidien au point de le défaire. Sauf que quand, réchappée d’une mission qui a mal tourné, Edith le prie de la cacher chez lui le temps de tromper l’ennemi à ses trousses, c’est la vie de Luc qui bascule et son roman en cours d’écriture qui en prend un coup. Ces deux-là qui peinaient à vivre ensemble vont devoir réapprendre à s’apprivoiser, alors qu’autour d’eux la menace d’une riposte de mercenaires se fait de plus en plus pesante. Il faudra bien que certains se soumettent…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Le journal de Montréal (Karin Vilder)
Atlantico (Annick Geille)
Le Progrès (Stéphane Bugat)
Le Devoir (Manon Dumais)
Benzinemag (Eric Debarnot)
France Inter (La bande originale – Nagui)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
France Bleu (Frédérique Le Teurnier)
Blog Agathe The Book


Philippe Djian présente Double Nelson © Production Flammarion

Les premières pages du livre
« Il savait bien
Il savait bien que ça allait se passer de cette manière. Qu’il était allé trop loin. Edith le rejoignit sur la promenade qui longeait l’embouchure du fleuve. Il y avait du vent, un ciel gris-violet de fin d’été. Il plissait les yeux car ses cheveux lui cinglaient le visage. De sorte que la gifle qu’elle lui administra ne changea pas grand-chose à ce qu’il ressentait. Elle pouvait bien lui en donner une deuxième pour le même prix. Il n’avait pas l’intention de bouger. Sa joue était chaude. Son oreille sifflait.
Elle décida qu’elle allait lui en coller une autre.
Ils en étaient arrivés là.

C’était déjà difficile d’écrire un roman. D’ailleurs, avant de rencontrer Edith, il n’avait rien écrit de bon depuis des mois. Sa vie était partie en vrille, une véritable patinoire, comme d’habitude, au terme d’une énième rupture dont le souvenir s’estompait à peine. Il ne parvenait plus à se concentrer sur son travail, parfois quelques phrases lui venaient, puis son esprit s’échappait et l’entraînait dans une forêt profonde où il ne manquait pas de se perdre. Il rentrait les poches vides. En haillons. Il ne restait plus rien.
Bref, le pays sortait d’une longue période froide et brumeuse. Aux premiers jours de janvier, le soleil s’était remis à briller, l’air sentait déjà bon – des monticules de neige glacée, noircie, encombraient encore les trottoirs et ce maudit roman semblait consentir à reprendre sa route.
Luc menait de nouveau une vie sans heurts, à ce moment-là. Il vivait seul et ne fréquentait pas les sites de rencontres. Il se dégourdissait les jambes dans le jardin lorsque Edith lui était tombée dessus à bras raccourcis, comme un diable surgissant de sa boîte. Leur histoire avait ainsi débuté.
Certes, ils avaient d’emblée partagé quelques mois passionnés, intensément sexuels et sans nuages, mais les fondations s’étaient bientôt fissurées. Avant que tout ne s’effondre. Bien entendu, le roman était une fois de plus en berne – on aurait dit une dépouille jetée au fond d’un puits, il en était malade. D’être à ce point obnubilé par Edith – il aurait dû se méfier depuis le début.
Elle avait fondu sur lui à pieds joints et sous le choc l’avait flanqué par terre alors qu’il était arrêté et prêtait l’oreille à un bruit d’hélicoptère qui stationnait au-dessus des bois. Et avant qu’il n’ait eu le temps de dire ouf, elle était à cheval sur lui et le bâillonnait dans la foulée au moyen de ruban adhésif. Il avait tâché de la faire basculer mais elle lui avait envoyé son coude en pleine figure et profité de l’avoir sonné pour lui lier les poignets avec un Serflex.
Il y repensait parfois avec un sourire attendri.
Elle s’était relevée et parlait dans un microphone fixé au revers de son treillis cependant qu’il grognait, se tortillait sur le sol et cherchait à la déséquilibrer, mais elle esquivait et lui écrasait la figure sous une semelle crottée de ses rangers. Comme il ruait malgré tout dans les brancards, elle avait grimacé et lui avait envoyé un méchant crochet au menton. Elle semblait très énervée. Dans son micro, elle les traitait de connards, d’une voix sifflante. Il ne comprenait rien à ce qui se passait. Elle l’avait presque mis KO. Mais déjà, il était ensorcelé.
Elle lui avait rendu visite le lendemain pour s’excuser. Il s’était plus ou moins entiché d’elle sur-le-champ, au premier regard qu’ils avaient échangé. Elle l’avait bien amoché. Il tenait une poche de glace contre sa joue, son œil droit était à demi fermé et il portait une minerve. Il la fit entrer et retourna à son fauteuil sans attendre. Il y avait une chance sur un million pour tomber sur une femme qui éliminait toutes les autres. Et il fallait que ça lui arrive.
Il s’agissait d’une erreur. Elle en frémissait encore de dépit. Ils s’étaient trompés de maison. De cible. À cause d’un bug. Elle ne pouvait en dire plus. Elle avait abandonné son treillis pour une tenue de mi-saison aux couleurs claires. Elle avait défait ses cheveux. Elle était désolée.
Ça paraît dingue, n’est-ce pas, avait-elle ajouté en souriant.

Il leur avait fallu
Il leur avait fallu quelques mois avant de s’apercevoir que leur affaire ne tournait pas très rond et l’été se transforma en fournaise, le torchon brûla et Luc ne parvint plus à penser à autre chose, il ne voulait pas la perdre mais la douleur que lui procurait cette seule pensée n’était pas sans intérêt. Ils multiplièrent les désaccords, les malentendus, les scandales dans les restaurants dès qu’ils avaient un peu bu. Les insultes.
Et un matin, alors qu’elle avait passé la soirée de la veille à flirter sous son nez avec le patron de la boîte – quoi qu’elle en disait –, il avait fourré ses affaires dans un sac et il était rentré chez lui après avoir collé un Post-it sur le miroir de la salle de bains pour informer Edith qu’il la quittait.
Elle n’avait pas apprécié le Post-it. Le vent soufflait et elle venait de lui asséner une sacrée gifle. Leur liaison avait viré à l’aigre mais il était resté face à elle, sans dire un mot, en souvenir des bons moments qu’ils avaient passés ensemble. Il commençait déjà à la regretter. Elle avait eu raison de le frapper. Il aurait d’ailleurs pu lui rendre la pareille, lui envoyer quelques bonnes gifles pour y avoir mis du sien à tout foutre en l’air. Ils méritaient d’être punis tous les deux pour ce qu’ils avaient proprement piétiné.
Il rangea le garage en rentrant. Edith l’avait encombré de son matériel et on ne pouvait plus rien y mettre. Il passa l’après-midi à monter des étagères métalliques pour y déposer son attirail, son tapis de course, son rameur, ses ballons, ses haltères et autres, et surtout le sac de frappe suspendu au beau milieu, autour duquel elle tournait avant de le cogner sans prévenir, le plus méchamment possible, lui décochant une série qui aurait mis un homme de cent kilos à genoux. Certains matins, quand il se levait à l’aube pour travailler, pour être tranquille, pour fixer toute son attention sur cette pourriture de roman en cours et afin de se laisser baigner par le silence, par l’éveil de la nature engourdie, etc., il entendait soudain l’impact des gants sur le sac et il savait qu’ensuite ce serait le grincement du rameur et pire encore que tout lorsqu’elle se mettrait à cavaler sur son tapis F75 haut de gamme comme s’il y avait le feu. De sorte que, bien entendu, son humeur s’en ressentait et il tâchait de surmonter sa contrariété, mais quelquefois il en avait marre.
Et pour dire la vérité, il n’aimait pas son côté militaire, son besoin de commander, même quand ils baisaient. Souvent c’était comme une lutte, lequel finirait par grimper sur l’autre, mais dans ce cas précis les choses lui convenaient. Ils avaient enlevé les pieds du lit pour ne pas tomber de trop haut. Il les remit.
Le soir s’annonçait quand un camion de déménagement s’arrêta devant la maison en face de la sienne, de l’autre côté de la route qui desservait le lotissement. Edith lui avait administré une telle gifle quelques heures plus tôt que son oreille sifflait encore un peu. Il observa un instant ce qui se passait à travers le hublot de la porte. Un break venait de se garer derrière le camion pendant que des types déverrouillaient les portes et actionnaient le plateau élévateur. Deux personnes sortirent de la Volvo. Un type et un gamin. Il n’était pas écrivain pour rien, il imaginait déjà différents scénarios tordus, improbables, sinistres. Il ne les avait pas bien vus à cause de la pénombre. Il trouvait un peu bizarre de déménager à la tombée du soir mais les gens étaient timbrés pour la plupart, de sorte qu’il ne s’en émut pas davantage, éteignit la lumière et regagna son salon en pensant que la journée avait été rude, il ne s’était pas menti.
Le lendemain matin, dès l’aube, il s’installa à son bureau pour écrire et il attendit en vain. Qu’elle commence. Qu’elle envoie dans le sac quelques directs d’échauffement, pof, pof-pof, pof. Il gardait les mains au-dessus du clavier et rien ne venait.
Agacé, il pivota sur son siège à roulettes. La vie de célibataire qui lui tendait les bras une fois de plus ne manquait pas d’attraits mais elle ne comblait pas tout. Il faisait à peine jour lorsqu’il descendit de sa chambre pour faire un peu de repassage ou quoi que ce soit d’autre du moment qu’il ne restait pas bloqué sur une contrariété – et l’absence d’Edith, déjà, était partout.
Il savait qu’il devrait serrer les dents durant quelque temps. Il resta dans l’ombre en pénétrant dans la cuisine. Il avait une vue imprenable sur la maison d’en face. L’aurore était encore timide, aucune lumière ne brillait alentour en dehors des fenêtres des nouveaux arrivants. Derrière lesquelles circulaient des silhouettes sombres au rez-de-chaussée. Le camion avait disparu.
Le jour se leva lentement. Il s’apprêtait à tirer le store pour s’isoler de ceux d’en face, mais il se ravisa, il trouva que c’était inamical, à tout le moins impoli. Autant se montrer sous un bon jour. Il n’allait pas leur adresser un signe de bienvenue, il n’irait pas jusque-là, d’autant qu’il était de nouveau accaparé par le complet silence qui régnait autour de lui, il avait perdu l’habitude d’être seul. Il fit la grimace. Il ne savait pas encore comment réagirait le roman, c’était mal parti, il allait devoir trouver le moyen de reposer ses doigts sur le clavier et accepter de souffrir. Les conditions étaient réunies pour que l’affaire tourne au fiasco. Il en était aux deux tiers mais la fin lui paraissait encore si lointaine qu’il faillit vomir. Pour certains, quitter une femme était comme arrêter l’héroïne, la descente était raide.
Il remonta dans sa chambre, rouvrit son ordinateur portable et resta assis, paralysé, jusqu’aux alentours de midi devant l’écran éteint, et aucun signe de vie de cette ordure de roman qui restait bloqué sur une phrase comme une voiture qui aurait embouti un arbre. Pas le moindre tressaillement.
On sonna à sa porte. Les chaînes tombèrent à ses pieds. Tout était bon parfois pour s’échapper sans donner l’impression qu’on fuyait. Il quitta son bureau sans attendre, la conscience presque tranquille, et il descendit aux nouvelles.
Je suis votre nouveau voisin, lui annonça le gars qui se tenait derrière la porte en survêtement. Je venais voir si vous n’auriez pas un marteau à me prêter.

Ça devint une habitude
Ça devint une habitude, ces emprunts d’outillage. Le gars s’appelait Marc Ozendal et il était plutôt sympathique. Il rendait les outils propres et nettoyés à la fin de la journée. L’occasion de se croiser, d’échanger trois mots, de parler du temps. Mais très vite, chacun s’aperçut que l’autre était logé à la même enseigne, que des histoires de femmes étaient là-dessous, et ils se détendirent, Marc sortait d’une rupture brutale et Luc avait rompu avec Edith. Ils savaient de quoi ils parlaient.
L’été commençait à prendre des couleurs d’automne. Il faisait encore bon vivre dehors et ils étaient là, tous les deux, assis dans le jardin avec le gosse, Paul, qui tournait sur son vélo autour du rond-point, et une bière légère à la main, l’air était doux, le soleil cliquetait dans les feuilles rouges, ils ne s’étaient pas dit un mot depuis deux minutes et profitaient de ce calme en observant le couchant.
Parfois je me demande si j’ai bien fait, déclara Luc sans prévenir ni même tourner la tête. Je commence à oublier ses mauvais côtés.
Moi pareil, répondit Marc derrière ses lunettes de soleil. Alors que je l’aurais étranglée, par moments. Bon, je sais que j’ai pas le droit de dire ça, mais.
Non, coupa Luc, tu en as tout à fait le droit. Ne te gêne pas. Elles ne prennent pas de gants avec nous, ne l’oublions pas.
Je ne risque pas d’oublier. Elle finira bien par nous remettre la main dessus. Son avocat est une ordure. J’hésite à inscrire Paul sous un faux nom à l’école, mais je me dis que c’est reculer pour mieux sauter. Elle lâchera pas le gamin.
Ça, souvent elles nous tiennent, d’une manière ou d’une autre. Au point que les pires moments s’estompent, c’est malheureux à dire. Bientôt on ne verra plus que leurs qualités.
Marc sortit une photo de son portefeuille et la tendit à Luc.
Je te présente Iris, soupira-t-il. On dirait un ange, n’est-ce pas. C’est ce que j’ai cru. Elle cachait bien son jeu. Par moments, je me demandais si elle n’avait pas mangé du chien enragé, je plaisante pas.
Tu as entendu parler des forces spéciales, demanda Luc en plissant les yeux dans la lumière ambrée qui frémissait au-dessus des arbres. Edith a été la première femme à les intégrer, du jamais- vu. Un mental d’acier, une résistance à toute épreuve. Les balèzes qui s’entraînaient avec elle n’en croyaient pas leurs yeux. Elle a commencé par me sauter dessus à pieds joints lorsque nous nous sommes rencontrés. Elle est tombée du ciel. Je me suis retrouvé à l’hôpital. J’aurais dû me méfier, je sais, mais bon, tu sais comment ça marche. Bien sûr que tu le sais. On a ça au fond des tripes, mon vieux. On est marqués.
En dehors de ça, reprit Marc, quand elle prenait ses calmants, tu te serais damné pour elle. Oui, elle rentrait ses griffes, oh oui. Mais ça ne durait pas longtemps. Si je voulais la prendre dans mes bras, je devais me dépêcher.
On peut ruser de temps en temps, mais ça devient lassant, acquiesça Luc. Je ne me souviens pas d’un seul jour, vers la fin, où Edith n’a pas été furieuse contre moi.
Il resta un instant dubitatif. Quand elles veulent, reprit-il, elles trouvent toujours quelque chose. C’est rarement la bonne raison.
Quelques lumières commencèrent à briller aux fenêtres autour d’eux – deux trois familles, des femmes seules avec des enfants, des vieux – lorsqu’ils se séparèrent. Marc embarqua Paul et son vélo sous le bras, traversa la route pour remonter chez lui cependant que Luc hésitait à se remettre à son roman. Ce n’était pas écrire dont il avait envie pour le moment. Bien entendu, le sexe à domicile lui manquait déjà mais ce n’était pas tout. Il semblait qu’elle avait gardé une part de lui, qu’il n’était plus entier, et écrire un roman quand on n’est plus entier, ça devient super coton. Il valait mieux en rire. Il n’avait que la quarantaine – bien tassée –, mais il se releva des marches du perron comme un vieillard et retourna à l’intérieur. Écrire était mauvais pour la circulation. Quand elle était bien lunée et qu’il était aimable, Edith lui prodiguait de longs massages, parfois virils mais très efficaces au bout du compte, ou d’autres manipulations beaucoup plus tendres, ingénieuses, mais très efficaces aussi. De quoi tenir durant des heures ensuite, rechargé à mort étonnamment, l’esprit vif, de quoi aligner quelques phrases sur lesquelles on ne reviendrait plus. C’était comme de lever une armée, la sentir grossir dans son dos.
Il sortit un paquet de pâtes surgelées et l’enfourna au micro-ondes. Il songeait à regarder un truc sans intérêt avant de se mettre au travail, quand la nuit serait franchement tombée et que le décor serait emporté. Plus c’était insipide, mieux c’était. Le cerveau se mettait en veille, les tensions se relâchaient, le roman palpitait au loin. Il suffisait de couper le son.
Il regrettait de ne pas avoir un travail de bureau qu’il pourrait quitter à heures fixes. Fermer la boutique après avoir fait ses huit heures. Mais le piège s’était refermé sur lui. Écrire avait foutu sa vie en l’air. C’était la seule raison pour laquelle il continuait de noircir des pages. Pour ne pas s’avouer vaincu.
Edith n’avait plus donné de ses nouvelles pendant trois semaines après cette méchante gifle qu’elle lui avait flanquée et qu’il ruminait jour après jour.
Il payait cher la décision qu’il avait prise. Mettre fin. Certes, Edith avait un côté rigide pas toujours très facile à vivre, mais il ne détestait pas ça, il s’en serait facilement accommodé. Sauf que ce n’était pas le but. Flanquer le feu aux poudres était le but. Rechercher la tension. Cela ne servait plus à rien d’en parler à présent. Il avait fait la seule chose qu’il y avait à faire. Il fallait savoir se couper un bras. La douleur était le gage d’être toujours en vie. C’était comme ça, il n’y pouvait rien. Il était conscient du mal qu’il avait fait à ces femmes en les poussant à bout. Provoquer l’orage. Faire tonner la foudre. Larguer Edith au moyen d’un Post-it était la meilleure façon de se la mettre à dos. Ça n’avait pas loupé.
Mais ce foutu roman était sauvé. Une fois de plus. Avant que les braises ne s’éteignent, il fallait réagir. Anticiper, ne pas reculer devant le sacrifice. Il en croisait quelquefois des comme lui, il repérait au premier coup d’œil ceux qui payaient le prix fort, qui se mutilaient, qui offraient leur gorge pour se remettre en selle. Ils se reconnaissaient. Ils préféraient s’éviter. Ils ne semblaient pas très fiers d’eux-mêmes. En tout cas lui ne l’était pas.
Caroline, son éditrice, qui l’observait depuis des années, avait fini par comprendre comment il fonctionnait, quel carburant il utilisait, et elle trouvait ça navrant, déplorable, mais il vendait encore quelques livres, une rareté par les temps qui couraient, et leur amitié était solide. Il n’empêche, elle éprouvait de la pitié pour ces femmes lorsqu’elle y pensait, elle en avait au moins connu trois avec lesquelles il avait rompu au simple motif qu’il n’en pinçait que pour l’épreuve de force. Edith était la quatrième, la dernière en date. Avec Luc, les ruptures s’enchaînaient, les orages éclataient, les incendies brûlaient durant des semaines et des mois, il n’y avait pas d’alternative, ça semblait ne jamais finir, de sorte que Caroline n’évoquait plus guère la question avec lui. Elle fréquentait des écrivains depuis si longtemps qu’elle ne s’étonnait plus de rien. Elle avait parfois l’impression de diriger une clinique psychiatrique. Des murs capitonnés n’auraient pas été superflus.
J’hésite à me faire poser un stérilet, lui déclara-t-elle en fermant la porte de son bureau. Il y a du pour et du contre. Tu ferais quoi, à ma place.
Il se laissa tomber dans un fauteuil. Je n’en sais rien, soupira-t-il. Je ne peux pas imaginer être à ta place, ajouta-t-il en réprimant une grimace, tu te rends compte de ce que tu dis, comment je pourrais te répondre. J’en sais rien. Je n’y connais rien. Je croyais que la plupart des femmes prenaient la pilule, c’est tout ce que je sais.
Moi aussi, bien sûr. Mais c’est ma gynéco. Et Gilbert a peur que ça le blesse.
Mais non, il ne va pas se blesser, fit Luc avec un haussement d’épaules. C’est étudié pour, putain.
Luc, tu m’as l’air bien nerveux de bon matin.
Non. Pas du tout. Mais on ne s’épargne rien, Edith et moi. C’est vraiment pénible. Encore maintenant depuis qu’elle est réapparue pour récupérer ses affaires. Toujours à couteaux tirés. Je ne sais pas comment on s’y prend.
C’est vrai que c’est une énigme, fit Caroline en prenant l’air étonné.
Elle pourrit la moitié de ma journée, reprit-il, je ne peux rien faire d’autre que de penser à elle. Heureusement qu’il reste l’autre moitié pour écrire. Dans l’ambiance que tu imagines.
Il jeta un coup d’œil pensif sur le bleu du ciel.
Mais bon, reprit-il, rien ne vaut la tension. Pour écrire, j’entends, rien ne vaut ce courant électrique. L’impérieuse nécessité, Caro. J’arrive à m’y mettre chaque jour. C’est un miracle. Alors que toutes les braises ne sont pas encore éteintes. Mais le bouquin avance, les choses vont bien de ce côté-là.
Luc. Je n’en doute pas une seconde. Mais pourquoi ne pas rompre une bonne fois pour toutes. Ce serait plus simple.
Non, rien n’est simple. Tu veux dire trancher tous les liens. Pourquoi pas. Mais non, ça ne marcherait pas. On est encore en pleine lutte. J’allais dire en pleine nuit. Mais le maudit bouquin avance, ne changeons rien. Ne déclenchons pas de nouvelles hostilités.
Elle haussa vaguement les épaules puis l’invita à déjeuner.
Rien n’a changé, sauf qu’on ne couche plus ensemble, déclara Luc en consultant la carte. Je crois que je suis perdant, non, dans l’histoire. En ce moment elle me harcèle à propos d’haltères qui auraient disparu. Mais qu’est-ce que j’en sais moi, je ne suis pas le gardien de son attirail. Elle a fouillé le garage de fond en comble. C’est quand même effrayant, m’a-t-elle balancé, c’est quand même effrayant ce peu de respect que tu as pour mes affaires. Bon, je ne te fais pas de dessin. Elle était au bord de la crise de nerfs.
Mais tu n’en as pas assez parfois, s’étonna Caroline avant d’ajouter qu’elle avait envie d’une pizza à l’ail et d’un verre de vin blanc sec.
Oui, tu as raison, c’est fatigant, répondit Luc. C’est exténuant. Mais c’est une saine fatigue. Comme après un déménagement, quand le soir tombe et qu’on reste assis au milieu des cartons sans bouger, légèrement hébété. Écoute, je vais faire comme toi. Pizza à l’ail.
Ils passèrent un bon moment ensemble, quoi qu’il en soit. Il faisait bon, ils parlèrent de tout et de rien. Ce n’est pas un écrivain qu’il faut à cette femme, finit-il par déclarer tandis qu’ils prenaient leur café. Ça ne pouvait pas coller. On s’est entêtés pour rien. On s’est aveuglés. Edith a besoin de se dépenser. Chaque fois qu’elle rentrait d’une mission elle était enchantée. Qu’est-ce que je pouvais lui apporter de plus. Elle revenait couverte de bleus et je ne pouvais pas la toucher pendant une semaine. Elle a ça dans le sang, Caro, qu’ajouter de plus. Elle a sauté cent fois en parachute et moi pas une seule fois et ça m’étonnerait que ça m’arrive. Ça dit bien ce que ça veut dire.
J’aimais bien Edith. On s’entendait bien, soupira Caroline.

Oui, mais là n’est pas la question. Moi aussi je l’aimais bien. Tout le monde l’aimait bien. Mais c’est fini, c’est terminé. Je ne sais pas sur quel ton je dois le dire, j’ai l’impression que personne ne m’entend. Edith la première. Elle ne se prive pas de m’appeler quand ça ne va pas. Est-ce que moi, est-ce que je l’appelle. Non, je me sers un verre et j’attends que ça passe. Je ne lui demande pas si je peux dormir sur son canapé pour un oui ou pour un non, elle m’a fait le coup une ou deux fois déjà. Elle a débarqué à l’improviste, elle a cogné à ma porte. J’aurais pu être avec quelqu’un, j’ai halluciné. Je lui ai dit eh bien entre, fais comme chez toi, et je suis retourné me coucher. Je te dérange, m’a-t-elle lancé, tu n’es pas seul peut-être. Je n’ai rien répondu, je suis reparti dans ma chambre, j’ai éteint la lumière et j’ai fermé les yeux. Parce que si c’est ça, si c’est ça qu’Edith appelle une séparation, alors on a un problème, je ne sais pas où on va. Mais c’est aussi ma faute, Caro, j’aurais dû partir en voyage, me mettre en mode avion, là elle aurait compris que les mots avaient un sens. J’ai été trop faible. J’aurais dû changer toutes mes serrures.
Mais tu ne l’as pas fait.
Non, mais j’y pense toujours. Quand elle aura compris que nous nous sommes séparés pour de bon, qu’elle ne peut plus m’avoir sous la main en permanence, que ses visites impromptues ne sont plus tolérables, eh bien tout ira mieux. »

À propos de l’auteur
DJIAN_Philippe_©Witi_de_TeraPhilippe Djian © Photo Witi de Tera

Né en 1949 à Paris, Philippe Djian est l’auteur de plus d’une vingtaine de romans parmi lesquels 37,2 le matin, la série Doggy Bag (Julliard, 2005-2008), Impardonnables (prix Jean Freustié), Oh (prix Interallié), Chéri-Chéri, Marlène… (Gallimard, 2009, 2012, 2014, 2017.) et 2030 (Flammarion, 2020). Plusieurs d’entre eux ont été adaptés au cinéma, tel 37,2 le matin par Jean-Jacques Beneix (avec Béatrice Dalle et Jean-Hugues Anglade, 1986), mais aussi Impardonnables, par André Téchiné (avec Carole Bouquet et André Dussolier, 2011), Incidences (Gallimard, 2010) par les frères Larrieu, sous le titre L’Amour est un crime parfait (avec Karine Viard et Mathieu Amalric, 2013) et Oh, par Paul Verhoven sous le titre Elle, avec Isabelle Huppert (2016). Il est également le parolier de Stephan Eicher. (Source: Éditions Flammarion)

Page Wikipédia de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#doublenelson #PhilippeDjian #editionsflammarion #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2021 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #RentréeLittéraireaout2021 #rentreelitteraire #rentree2021 #RL2021 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Furies

RUOCCO_furies  RL-automne-2021  Logo_premier_roman

Lauréate du Prix «Envoyé par la Poste» 2021

En deux mots
Bérénice se rend en Turquie, à la frontière syrienne pour négocier l’achat d’antiquités pillées sur les sites en guerre. Asim de son côté, en voulant sauver sa sœur Taym des djihadistes va causer sa mort. Contraint à l’exil, il va croiser le chemin de Bérénice. Leurs vies vont alors basculer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’archéologue, le fossoyeur et la petite fille

Dans un premier roman étonnant de maîtrise Julie Ruocco nous entraîne en Turquie où Bérénice fait du trafic d’antiquités et où Asim a trouvé refuge après avoir vu les siens mourir. Leur rencontre va bouleverser leurs vies.

C’est à l’enterrement de son père que Bérénice a rencontré «L’Assyrien» qui s’est présenté comme un ami du défunt. Nazar, c’est ainsi qu’il s’appelle, lui a expliqué qu’il l’avait été soutenu à son arrivée en France et a proposé à la jeune orpheline de lui trouver un travail. Il devait sans doute savoir qu’elle avait fait des études d’archéologie et qu’elle serait parfaite pour accomplir les missions qu’il allait lui confier, à savoir se rendre à la frontière turco-syrienne et y négocier l’achat d’antiquités provenant des sites conquis par l’État islamique comme Palmyre. Des pillages qui pouvaient aussi s’apparenter à un sauvetage de pièces vouées à la destruction. De retour à Kilis pour une nouvelle transaction, elle va cette fois se trouver confrontée à une situation inédite. À travers un trou du grillage, on lui confie une petite fille. «Bérénice était en train de faire ce que l’on appelle une immense connerie et elle le savait. Elle avait planté le contact suisse devant le camp de réfugiés et était revenue dans la ville en stop avec, dans les bras, une enfant dont elle ne connaissait même pas le nom.»
Mais avant de revenir à Bérénice Julie Ruocco choisit de nous mener de l’autre côté de la frontière où les djihadistes gagnent tous les jours davantage de terrain, semant la terreur et la mort. Asim, qui a vu une grande partie de sa famille mourir choisit de faire fuir sa sœur Taym. Son plan consiste à organiser un mariage fictif afin de permettre au cortège, qui sera aussi composé de candidats à l’exil, puisse franchir plus facilement les barrages. Un plan qui va échouer dans le sang et coûter sa tête à la mariée. Asim la retrouvera décapitée et balancée dans une fosse commune. Dès lors, il ne va pas uniquement vouloir offrir une sépulture digne à sa sœur, mais à tous ceux qui sont tombés. Le pompier se transforme en fossoyeur et même au-delà, en gardien de la mémoire des disparus. La clé USB contenant les récits de vie recueillis par Taym ne le quittera plus. Et quand il sera contraint de fuir et de gagner la Turquie où il pourra profiter de l’assistance de son oncle, il restera hanté par toutes ces vies effacées.
On l’aura compris, Julie Ruocco va faire se rencontrer les deux récits menés en parallèle. Je vous laisse découvrir dans quelles circonstances Bérénice croisera le chemin d’Asim. J’ajoute simplement qu’à partir de ce moment leurs vies, déjà passablement bouleversées, vont prendre une direction inattendue, leurs aspirations trouver un but commun. «Sans doute le monde existe parce que les générations se sont succédé pour le raconter. Je crois que des vies peuvent être libérées du néant parce que quelqu’un les aura entendues. Je crois à la fraternité des mots et des peuples qui se lèvent et chantent alors que tout se tait autour d’eux. Il y a des hommes et des femmes qui se sont tenus droits dans la tempête avant d’être engloutis. Et il faudra bien que quelqu’un le raconte.»
Avec un vrai sens de la narration et une plume sensible qui fait jaillir de la poésie dans les pires moments, on ne peut qu’être impressionnés par ce premier roman bouleversant. D’une puissance peu commune, il montre tout à la fois le côté le plus sombre des hommes et leur face la plus lumineuse. Trouver de la beauté dans le chaos, de l’espoir au milieu des morts qui s’accumulent, n’est-ce pas une belle définition de l’humanité? Après Antoine Wauters et son tout aussi bouleversant Mahmoud ou la montée des eaux, cette rentrée est décidément forte en émotions sur des thématiques très actuelles.

Furies
Julie Ruocco
Éditions Actes Sud
Premier roman
288 p., 20€
EAN 9782330153854
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi à Thessalonique, en Turquie, notamment à Kilis et En Syrie. On y évoque aussi Palmyre

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les destins d’une jeune archéologue, dévoyée en trafiquante d’antiquités, et d’un pompier syrien, devenu fossoyeur, se heurtent à l’ expérience de la guerre. Entre ce qu’elle déterre et ce qu’il ensevelit, il y a l’histoire d’un peuple qui se lève et qui a cru dans sa révolution. Variation contemporaine des Oresties, un premier roman au verbe poétique et puissant, qui aborde avec intelligence les désenchantements de l’histoire et «le courage des renaissances». Un hommage salutaire aux femmes qui ont fait les révolutions arabes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
L’écho.be (Astrid Herkens)
RTS (L’invitée du 12.30)
A Voir A Lire (Cécile Peronnet)
RCF (Simon Marty)
Untitled Magazine
The Unamed bookshelf
Blog Pamolico
Blog Les livres de Joëlle


Julie Ruocco présente Furies, son premier roman © Production Actes Sud

Les premières pages du livre
« Coïncidences
“On vit dans un monde de coïncidences. Un homme et une balle qui se rencontrent, c’est une coïncidence.”
Elle ne savait pas pourquoi, mais les mots d’Aragon tournaient en boucle dans sa tête et elle ne pouvait rien y faire. Cela faisait pourtant longtemps qu’elle n’avait pas relu Aurélien. Elle fixait les grappes d’air qui s’agglutinaient à la surface de son café bouillant. On aurait dit des œufs ¬d’insecte en train d’éclore.
— Bérénice ? Tu m’écoutes ?
Ses yeux se levèrent vers son interlocuteur, un homme d’une cinquantaine d’années. Malgré l’ampleur de son embonpoint, ses grandes boucles serrées en essaims blancs et son teint sombre lui donnaient des allures de pâtre grec. Il plantait sur elle un regard sévère.
— Si tu n’es pas prête, on arrête tout et je trouve une autre fille. C’est un coup trop dangereux pour envoyer quelqu’un qui plane.
C’était comme si les mots avaient percé sa bulle et que la rumeur de la terrasse se déversait lentement en elle. Elle était de nouveau à Paris, en plein cœur du Ve arrondissement. Les vapeurs des percolateurs et de café lui donnaient chaud. Elle eut un mouvement d’épaules pour se délasser, presque un geste de somnambule, avant de lui répondre :
— Je t’ai déjà dit que je pouvais m’en occuper. Et puis, toi et moi, on sait pertinemment que tu ne retrouveras pas de sitôt une autre nièce pour faire ce travail.
Il avait été piqué mais pas convaincu. Il continuait de la regarder avec ce mélange de contrariété et de suspicion qui caractérisait les hommes de son âge. Des hommes sûrs de leur autorité dans un monde qui leur échappait chaque jour un peu plus.
— La dernière fois, j’ai bien réussi à en faire passer plus que prévu. Tu as déjà oublié la marge que tu as pu te faire grâce à moi, tonton ?
Le tonton détourna la tête, le visage un peu de biais comme si, avec sa voix douce et sèche, elle venait de lâcher une grossièreté et qu’il cherchait à s’assurer que personne ne l’avait entendue. Bérénice l’observait toujours. Il lui apparaissait maintenant qu’il avait les yeux trop enflés, la paupière un peu trop grasse pour jouer au vénérable berger. Il avait plutôt l’air d’un amant égaré ou d’un souteneur avec trop de scrupules. Autour d’eux, d’autres couples dépareillés occupaient les tables cirées. Des clients adultères en face de filles sans âge, des faux mécènes en face de vrais paumés et, bien sûr, des directeurs de thèse en pleine séance de mystification devant des étudiants désespérés. Elle pensa avec un brin d’ironie qu’en les voyant, un passant aurait pu hésiter entre ces trois catégories. Et il n’aurait peut-être pas eu tort. Son père lui répétait tout le temps qu’il suffisait d’un rien pour faire un destin, et que tous demeuraient interchangeables.
— Méfie-toi petite, dans ce genre de carrière, on est bonne jusqu’à la prochaine. C’est fini l’époque des Malraux et des Apollinaire. Aujourd’hui si tu te plantes tu y restes, et crois-moi, il suffit de pas grand-chose, d’une coïncidence même.
Elle ne cilla pas.
— Eh bien, on verra tout ça le jour de la ¬prochaine.
Il l’observait boire son café à petites gorgées amères, ses grandes prunelles mates toujours fixées sur lui. Depuis le début, il n’avait pas aimé son regard. Ce n’étaient pas des yeux de femme, ni de jeune homme d’ailleurs. Leur lueur était trop vague pour refléter quoi que ce soit. C’étaient des yeux de chat ou de vieillard rieur, avec toute leur lumière tournée vers l’intérieur. Des yeux impossibles à lire. Les voir plantés dans le visage d’une fille, même brune et banale comme elle, ça lui avait toujours mis un doute. Ou peut-être qu’il devenait trop vieux, tout simplement. Il eut un soupir las et fit glisser une enveloppe sur la table.
— Tiens, ce sont les informations qui concernent ce que tu dois identifier et nous ramener. Pour ce qui est de la logistique et des papiers, tu sais à qui tu dois t’adresser.
Bérénice reposa sa tasse en hochant la tête. Puis, elle attrapa l’enveloppe et se pencha sur lui pour le saluer. Il savait bien que ce signe d’affection était de trop entre eux. Pourtant, il accepta sans broncher son baiser sur la joue. Bérénice n’y manquait jamais. C’était sa façon à elle de dire qu’elle n’oubliait pas leur première rencontre. Cette fois où il était venu l’embrasser avec son odeur de pluie fanée et son imperméable trop étroit. Oui, il devait bien pleuvoir ce jour-là. C’était le jour où elle avait enterré son père. Et elle ne savait pas encore qu’elle venait de faire la connaissance de “l’Assyrien”.
Il s’était présenté comme un ancien ami de son père et peut-être qu’il n’avait pas menti. Elle se souvenait vaguement d’avoir entendu l’histoire de l’arrivée en France, de l’aide qu’il avait reçue d’un camarade, d’un presque frère qu’il ne lui avait jamais présenté.
Elle était seule devant le cercueil. Nazar, parce que c’était son nom, lui avait dit les mots d’usage. Il l’avait serrée dans ses bras. Deux fois. Une lorsqu’il était arrivé au funérarium, la seconde avant de la quitter. C’est là qu’il avait sous-entendu que si elle cherchait du travail, il pourrait l’aider, qu’elle était de la famille après tout et qu’il se doutait bien qu’avec des études d’archéologie, ça ne devait pas être facile. Lui connaissait des gens que ça pouvait intéresser. En y repensant, c’était bien le genre de boulot qu’on ne pouvait entreprendre qu’en famille…

Elle ouvrit la porte de la petite galerie d’art. Le carillon résonna dans la salle. Bérénice avait toujours trouvé que ce bruit était anachronique pour un temple du moderne. Mais elle n’eut pas vraiment le loisir d’admirer les toiles ou les sculptures. Des claquements de talons, solennels d’abord, puis précipités, l’entraînèrent dans l’arrière-salle. Elle eut tout juste le temps d’apercevoir un tailleur bleu avec une jupe un peu courte pour la saison. L’arc des jambes était anguleux. Toujours aussi maigre, pensa Bérénice.
— Bonjour, Olga.
La voix de son interlocutrice claqua dans l’air :
— Je t’ai déjà dit de ne pas venir en pleine après-midi.
— Je ne savais pas que l’on en était à ce genre de précautions…
Olga Petrovna leva les yeux au ciel avec des airs d’héroïne tragique. Sa grand-mère était venue de Pologne. Pour nourrir ses enfants, elle avait arpenté tous les hôtels particuliers de la capitale en se faisant passer pour une duchesse russe dans l’espoir de revendre à bon prix des bijoux contrefaits. Sa fille avait perdu le faux accent mais avait gardé les réseaux d’acheteurs. Olga, c’était déjà la troisième génération, celle qui avait investi dans l’art contemporain en achetant très cher une réputation de respectable initiée. Une vitrine parfaite pour qui voulait protéger des activités d’un autre genre.
— C’est tout le drame de notre situation ! Il nous faut faire le travail des justes avec des précautions de criminels.
En plus du carnet d’adresses bien rempli, Olga avait hérité d’un goût prononcé pour la mise en scène. Bérénice sortit l’enveloppe de sa poche :
— Et as-tu pris toutes les “précautions” nécessaires pour le prochain vol ?
L’expression de Mme Petrovna hésitait entre l’horreur et l’indignation.
— Tu peux provoquer, mais sache que ce sont sur les petits vols d’aujourd’hui que se bâtissent les grandes collections de demain !
— Je ne parlais pas de la transaction, mais du voyage en avion.
La quadragénaire rougit un peu. Il y eut un instant de flottement pendant lequel elle chercha un dossier sur le bureau encombré. Elle le tendit à Bérénice avec empressement.
— Voilà, en plus du passeport nous avons ajouté quelques livres turques, au cas où tu devrais rester là-bas plus longtemps.
Bérénice ne répondit rien et se saisit de la liasse. Elle était presque sortie lorsqu’elle entendit jeter par-dessus son épaule :
— Ne t’y attarde pas trop, il paraît que la situation empire tous les jours…
Le carillon tinta de nouveau quand elle franchit la porte. Elle n’avait pas peur. Avec le temps ces allers-retours étaient devenus une vague habitude. Elle rentrerait ce soir dans sa chambre sous les toits, elle mémoriserait le contenu de l’enveloppe, les objets précieux qui y étaient détaillés, et demain, elle prendrait l’avion pour aller les chercher. En pensée, elle retraçait déjà tous les fils possibles de leurs origines. Elle imaginait des destins d’argent et de pierre qui enjambaient les siècles, traversaient les hasards du temps et de l’histoire. Des bijoux millénaires qui n’avaient plus nulle part où se poser et laissaient leur or couler dans les veines des trafics d’antiquités et le ventre des marchés noirs. Elle se souvenait qu’étudiante, elle s’émouvait de ces héritages dispersés, sacrifiés par l’avidité des vivants. Plus maintenant.

Bérénice avait ouvert l’enveloppe. C’était une série de photographies imprimées sur du papier froissé. Tout un tas de joailleries antiques : des émaux d’Égypte, des grenats de Mossoul, des broches verrotées, mais aussi des lapis-lazulis sumériens et des ceintures d’or et de cuivre de la période hellénistique. Bérénice y recensa même une tiare martelée et des ferrets granulés d’or avec, en vrac, des restes d’ornements d’Ebla, de Mari. Parmi les trésors des receleurs, elle remarqua une parure qui lui sembla réellement authentique et facile à revendre. Des colliers et des boucles d’oreilles datant certainement de l’époque de Dioclétien. Ils devaient avoir été retrouvés quelque part dans une des nécropoles qui entouraient Palmyre. Son cœur se serra. “Palmyre”. Rien que le mot lui était douloureux.
Elle était à l’hôpital lorsqu’elle avait regardé, hébétée, les images qui défilaient sur les chaînes d’information. Des vidéos en haute résolution d’une destruction sauvage et cette impression d’engloutissement absolu qui s’était emparée d’elle alors qu’elle était assise près de son père endormi. Des drapeaux noirs flottaient sur Palmyre. Bérénice n’avait suivi que très distraitement la montée de cette marée. Pendant tous ces mois, sa principale préoccupation avait été de veiller son père. Mais aujourd’hui, l’orage qui grondait avait éclaté. C’était comme si quelque chose s’était réveillé dans les entrailles du désert et venait réclamer aux hommes sa part de néant et de folie. Elle était restée figée. Ce n’était pas seulement une ville qui tombait, des cohortes fanatiques se dressaient du fond des âges pour en finir avec la civilisation, pour anéantir tout ce en quoi elle et son père croyaient. Les scènes tournaient en boucle. Elle ne savait même plus à quel moment il avait cessé de respirer. Elle se rappelait juste l’après-midi il y a très, très longtemps, où il lui avait dit qu’il l’emmènerait au pied du temple de Baal. Vers la fin, elle pensait que, lorsqu’il divaguait, l’esprit de son père allait rejoindre les temples. Il partait revisiter ses mausolées, murmurait ses chansons anciennes dans les vents chauds. Au milieu des vapeurs d’antiseptiques, cette image l’apaisait.
À la télévision, les masses continuaient de s’abattre sur les statues, les pierres étaient défigurées à coups de pic. Bérénice avait la sensation que c’était le corps de son père qui était supplicié. Dans chacune des colonnes, dans chaque arc réduit en poussière, c’était son corps à lui qu’on dépeçait, là, devant ses yeux, et elle était impuissante. Toutes les histoires qu’il lui avait racontées, tout ce qu’il n’avait pas eu le temps de lui dire et tout ce en quoi elle espérait était dynamité, renversé, piétiné. Son père était mort, Palmyre tombée. Elle était seule au monde, prisonnière de ruines qui n’existaient plus.
D’abord, elle n’avait pas réagi, c’était comme rater une marche dans le noir ou rêver que l’on se réveille. On essaie de se reprendre, sauf qu’à cet instant, la chute n’a pas de fin. On ne saisit pas, on n’entend plus rien. Les noms et les parfums vous parviennent comme à travers une brume. Blanc. C’était la couleur de son deuil. Celui d’un homme qu’elle avait aimé sans le connaître. Celui d’un pays qu’il avait toujours porté en lui comme une blessure. Était-il kurde, turc, ou syrien ? Son père ne lui avait jamais rien dit et il était mort avant qu’elle puisse le lui demander vraiment. Qui était-il, ce passionné d’art et d’histoire qui avait si bien tu la sienne ? Un simple immigré ? Un amoureux des Lumières et de la littérature française ? À la fin, il était devenu professeur de français. Remplaçant. C’était sa fierté, lui qui récitait les alexandrins avec un accent improbable.
Par amour pour Racine et le théâtre, il avait nommé sa fille d’après l’une de ses pièces. Par amour pour elle et par superstition aussi, il n’avait pas choisi une véritable tragédie : Titus et Bérénice. Aucun assassinat et pas de vengeance, simplement l’histoire d’un départ ou peut-être celle d’un retour. Celui de la reine de Palestine. “Bérénice”. Cette façon qu’il avait de l’appeler en ourlant le r. Un peu comme une promesse, un peu comme une menace.
— Son destin est de quitter Rome pour retourner là-bas, disait son père.
— C’est où, “là-bas” ?
Il ne lui avait jamais répondu et elle s’était sentie bête. Bête et ingrate, parce qu’elle osait lui poser la question de l’exil alors qu’il s’était battu pour lui offrir “la plus belle République après Rome”. Petite, il l’avait bercée avec des chants dont elle ignorait la langue, lui avait narré des mythes inconnus. Il l’avait élevée seul, lui inculquant la pudeur des filles et l’esprit d’un garçon timide, nourrie d’amour et assoiffée d’histoire. Se doutait-il que c’étaient ses silences qui l’avaient jetée à l’assaut du temps et des chantiers d’archéologie ? Accoucher le passé, voler des choses au néant, voilà ce qu’elle faisait de mieux. Combien de fois avait-elle envié ces bijoux déterrés du sable ? Elle aurait voulu qu’on se penche sur elle avec la même délicatesse, qu’on dissipe les secrets du passé et remonte le fil de son histoire.
Alors, quand l’Assyrien était venu à elle pour lui demander de ramener les débris de Palmyre, de Mossoul, elle avait accepté. Oui, elle lécherait les miettes, elle gratterait ce qu’il restait avec les ongles et ramènerait ce qui pouvait encore être sauvé. Tant pis si elle se rendait complice du massacre, tant pis si elle devait racheter les dépouilles aux bourreaux et négocier le prix du sang. Tout cela n’avait plus d’importance.

Dans le fond, elle aurait fait une très mauvaise archéologue. C’est ce que Bérénice pensait dans l’avion qui l’amenait en Turquie. Sans qu’elle les convoque, ses souvenirs d’étudiante non diplômée remontaient à la surface. Pour ses professeurs, elle manquait de passion ou, au contraire, souffrait d’une vision trop romantique du métier. Une vision naïve, un peu mythologique aussi.
— Les ruines n’ont pas toute une philosophie enfouie, ce sont parfois juste la trace d’un passé révolu et qui persiste, l’avait prévenue une enseignante.
Bérénice ne l’avait pas vraiment écoutée, trop pressée de se confronter aux ouvrages des hommes et du temps mêlés. Elle-même ne s’expliquait pas son appétit pour l’effondrement et ce qui y survivait. Le passé avait son secret, cette fécondité des cimetières qui réensemençait un présent forcément orphelin. Elle était hantée par les gloires révolues, les défaites enterrées. L’image même du néant, sa puissance fantomatique s’entremêlait sans cesse à sa réalité. Bérénice était avide de chaque trace ou témoignage décalé d’un monde à rebours de la mort. Sa tendresse pour ces récits anonymes n’avait pas de limites, comme si les existences jetées en pâture au temps pouvaient remplacer les manques de la sienne, les silences d’une famille éteinte, sans mémoire. Bérénice chérissait tout ce qui portait la marque de l’histoire parce qu’elle n’en avait pas, du moins c’est ce qu’elle croyait.
Au début du semestre, sa plume recopiait avec fébrilité les mots des professeurs. Elle notait les bonnes phrases, les expressions qu’elle voulait retenir comme des prières : “lire le sol comme un livre”, “faire l’autopsie du temps”. Toutes ces promesses kitschs qui impressionnaient tant les gamines précaires et qui lui avaient laissé un goût d’inachevé. Elle s’en voulait d’y avoir cru avec tant de docilité. Au fil des semaines, elle avait vu ses espoirs s’effriter sous ses doigts impatients. Elle restait évasive lorsque son père lui posait des questions sur ses travaux. Elle n’osait pas lui parler du manque de financement, des cafés qui s’étiraient en débats interminables, de l’inertie administrative, de la morgue des conférenciers et de leurs sectes d’élus. Elle ne voulait pas entailler sa fierté, diminuer les sacrifices qu’il avait faits pour lui permettre d’intégrer cette école. Elle était pourtant loin d’être la dernière. Au contraire, elle faisait son possible pour plier sa nature rêveuse aux exercices d’archives, de taxinomie ou de frise temporelle. Malgré cela, Bérénice gardait toujours en elle l’instinct de la dévastation, le désir aussi un peu profane de révéler l’invisible. Elle savait s’approprier des images, des formes et des couleurs qui n’existaient plus et qui pourtant continuaient de lui apparaître dans toute leur singularité. Mais plus que tout elle avait soif de terrain et ne manquait jamais une occasion de participer aux fouilles, comme cette fois où elle avait signé pour un chantier d’été dans les environs de Thessalonique. Des amies avaient essayé de la mettre en garde :
— Méfie-toi, il n’y a presque pas de filles dans ce séminaire.
C’est seulement sur place qu’elle avait compris ce que cela impliquait. Un kilomètre carré de poussière réservé aux protégés des grands pontes de l’école. Elle n’y était pas la bienvenue. Le chantier avait ses propres règles, sa hiérarchie. Il y avait les laborieux et les étudiants étrangers qui creusaient pendant que les héritiers parlaient ambition et avancement. Les rares filles présentes avaient le droit de moins transpirer au soleil à condition d’endurer avec le sourire les remarques suffisantes des responsables. Bérénice, bien sûr, creusait. Le protocole ne s’arrêtait pas là. Dès qu’un étudiant, à bout de sueur, approchait d’une zone intéressante, d’un début de vestige, il était prié d’en référer aux chargés de chantier, lesquels appelaient le professeur. Ce dernier leur faisait l’insigne honneur de se déplacer pour frétiller triomphalement du pinceau excavateur. C’était le jeu, ça et taper des pieds sur la terre battue pour faire fuir les serpents qui infestaient la zone. Bérénice s’en était accommodée. »

Extraits
« Bérénice était en train de faire ce que l’on appelle une immense connerie et elle le savait. Elle avait planté le contact suisse devant le camp de réfugiés et était revenue dans la ville en stop avec, dans les bras, une enfant dont elle ne connaissait même pas le nom. Encore une fois, ça s’était produit. Elle avait répondu à l’appel du vent et du soleil, comme ce jour-là avec la Furie. Toutes ses certitudes s’entrechoquaient dans une panique amère. Elle réfléchissait. Elle pensait à sa vie, au rapport qu’il devait bien y avoir entre cette existence qui s’était dépliée passivement en elle et ce violent sursaut. Depuis son enfance, elle était hantée par une passion de l’absolu et de l’invisible. À présent, cette passion l’avait menée des chantiers de Thessalonique à la frontière de la guerre. Sur ses genoux, la respiration de la petite s’accélérait à mesure qu’elles approchaient de la ville. Bérénice sentait son corps transpirant se recroqueviller dans les virages. Elle s’insultait intérieurement. Elle n’était qu’une trafiquante, une voleuse. D’abord les ruines et maintenant l’enfant. Bérénice savait qu’elle outrepassait toutes les règles. Elle échangeait les destins, modifiait des trajectoires à défaut d’en avoir une. » p. 87

« La peur, avait-elle écrit, est obscurité et solitude. Elle est un manque absolu de repères qui nous isole, nous prive de notre force. Le ressort de notre lutte n’est pas l’annihilation de l’adversaire, mais la revendication forcenée de rester des humains, avec notre nom et notre histoire.” Il n’était jamais question de Dieu ou de drapeau dans ses notes, seulement des hommes. En parlant avec les survivants des prisons, elle avait compris que même les bourreaux suivaient des protocoles, ils avaient leur méthode et leur signature. Les pratiques de l’ombre étaient rationalisées : pour chaque victime, il devait y avoir une identité et une famille à contacter. Nommer l’horreur, chiffrer un massacre, c’était déjà lutter contre l’écrasement de la pensée, surmonter le fantasme et, peut-être, s’y préparer.
Bérénice retrouvait beaucoup de traces d’entretiens avec d’anciens prisonniers du régime. “Éclairer les contours du monstre, délimiter son empire mouvant pour le priver de l’ombre qui le nourrit”, c’est ce que cette femme avait écrit en anglais au-dessus d’une série de retranscriptions. Une sorte de défi ou de prière. Elle connaissait l’histoire, les mécanismes des massacres, les rumeurs qui entretenaient la mémoire de la peur. Elle savait que contre l’instinct du désespoir, il fallait la clarté brute des faits, qu’il fallait chiffrer l’horreur pour lutter contre le silence et l’oubli. L’endormissement des consciences, la paralysie des forces prenaient leur source dans l’impossibilité de la parole, dans l’effacement des preuves et l’impunité des bourreaux ordinaires. C’était contre tout cela que la sœur d’Asim avait décidé de se battre.
Son travail titanesque n’appelait jamais la vengeance, seulement la justice et la mémoire. Parfois, à la résurrection des ombres succédait une écriture brisée. Bérénice ouvrait des articles inachevés, des fichiers incomplets. La parole se raréfiait, se désarticulait par à-coups. À ces endroits, on ne lisait plus que des tirets amers :
« 21 août 2013_utilisation d’arme chimique dans la Ghouta_ silence de la communauté internationale_ pas d’intervention. » »p. 178-179

« Il fallait bien dérober le feu là où il avait été allumé, là où il pouvait encore éclairer, purifier le cœur des hommes. Ramener au jour ce qui avait été enterré dans le secret des cimetières, voilà ce qu’elle devait faire et elle devait le faire aux côtés des cultures qu’on condamnait à force d’indifférence. C’est à travers l’enfant qu’elle avait compris tout cela et puis, Bérénice avait croisé le courage de femmes capables de danser au milieu des ruines et ça, c’était planté au fond d’elle. Jamais elle ne s’était sentie aussi forte, jamais elle n’avait été aussi démunie. Dans sa poche, la clé de Taym pesait plus lourd que toutes les pierres de chantier, plus lourd que la terre des siècles qu’il fallait déblayer. À présent, Bérénice savait qu’elle avait trouvé une mémoire universelle, un écrin d’horreur et d’espoir : le trésor de la Furie.
— Sans doute le monde existe parce que les générations se sont succédé pour le raconter. Je crois que des vies peuvent être libérées du néant parce que quelqu’un les aura entendues. Je crois à la fraternité des mots et des peuples qui se lèvent et chantent alors que tout se tait autour d’eux. Il y a des hommes et des femmes qui se sont tenus droits dans la tempête avant d’être engloutis. Et il faudra bien que quelqu’un le raconte.
— Pourquoi toi ?
C’était la première fois que Bérénice croisait réellement son regard :
— Peut-être parce que pendant longtemps je n’ai rien écouté, j’ai refusé de les voir, de les entendre, Aujourd’hui, je ne souhaite pas parler à leur place, je veux simplement parler d’eux. Je veux parler, pas parce que je suis la seule à connaître la vérité, mais parce qu’après ça, j’aspire au silence. » p. 213

À propos de l’auteur
RUOCCO_Julie_©lio-photographyJulie Ruocco © lio-photography

Âgée de vingt-huit ans, Julie Ruocco, ancienne étudiante en lettres et diplômée en relations internationales, a travaillé au Parlement européen pendant cinq ans. Passionnée par les cultures numériques, elle a publié un ouvrage de philosophie esthétique : Et si jouer était un art ? Notre subjectivité esthétique à l’épreuve du jeu vidéo (L’Harmattan, 2016). Furies est son premier roman. (Source: Éditions Actes Sud)

Compte Linkedin de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Furies #JulieRuocco #editionsactessud #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2021 #rentreelitteraire2021 #premierroman #rl2021 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #primoroman #RentréeLittéraireaout2021 #rentreelitteraire #rentree2021 #roman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Mahmoud ou la montée des eaux

WAUTERS_mahmoud-ou-la-montee-des-eaux RL-automne-2021 coup_de_coeur

En deux mots
Mahmoud Elmachi revient sur les lieux de son enfance, un village syrien aujourd’hui englouti après la création du barrage de Tabqa. Engloutis aussi, ses projets et ses rêves qu’il tente de retrouver en plongeant. Sous l’eau, la guerre disparaît et les souvenirs reviennent, sa famille, son épouse Sarah et un monde paisible.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le chant d’adieu du vieux sage

Dans son nouveau roman, Antoine Wauters s’est glissé dans la peau d’un vieux Syrien qui voit son pays mourir. Une oraison poétique autant que funèbre qui vous prend aux tripes.

C’est magnifique. C’est du moins la première impression que l’on peut avoir au bord de ce lac, oasis au bord du désert dans un pays de culture et de tradition millénaires. C’est là que vient se ressourcer Mahmoud Elmachi, usé par les années de guerre et de peur, par la solitude aussi. Il vit dans un cabanon au bord du lac al-Assad, l’étendue d’eau que forme le barrage de Tabqa au bord de l’Euphrate. De là, avec masque et tuba, il plonge régulièrement vers ce village englouti où il a grandi et où se trouvait l’école où il a fait ses débuts comme enseignant.
Il plonge à la chasse aux souvenirs, mais aussi aux rêves engloutis, à commencer par celui d’Hafez El-Assad qui a ordonné la construction de l’ouvrage, promettant ainsi la prospérité aux habitants expropriés. En lieu et place du lait et du miel promis, c’est plutôt la désolation. Quand Bassel, le successeur désigné du Président meurt, c’est Bachar qui quitte Londres, rentre en Syrie et, s’il n’a pas d’intérêt particulier pour la politique, va se métamorphoser: «Les monstres naissent dans la nuit. Il range ses habits de médecin, se forme à l’Académie militaire de Homs et éclipse peu à peu, bye-bye, le jeune homme timide de Hyde Park.
Maintenant, il regarde les gens dans les yeux quand il leur parle. Au fond des yeux. Et se tient droit comme le fil d’une épée. C’est un capitaine, un gradé. Il nous a pris nos vies, Sarah. Il est toujours trop tard quand on ouvre les yeux. Penchés au-dessus de nous, les monstres tiennent de longs ciseaux glacés et les pointent en notre direction. Tchak! Voilà comment ils font. Ils nous prennent nos rêves et les coupent en menus morceaux.»
Entre Daech, l’armée de résistance et les forces gouvernementales, sans oublier la coalition internationale, c’est désormais une pluie de bombes qui s’abat autour du lac où rodent des soldats aux abois. On comprend que Mahmoud préfère se réfugier dans ses souvenirs, écouter la voix de sa femme disparue, de ses enfants qu’il n’a pas revu depuis qu’ils ont rejoint l’armée rebelle et chercher, au fond du lac un peu de calme et de sérénité.
Son chant d’amour résonne d’autant plus fort que le contraste entre la violence et la douleur avec la poésie qu’il défend du tréfonds de son âme est fort.
C’est aussi la raison pour laquelle Antoine Wauters a construit ce somptueux roman en vers libres, arme redoutable contre la barbarie. Comme pendant les années où il était enfermé et que son esprit vagabondait, se nourrissant de la poésie de son épouse, le vieil homme a compris que le temps et les mots forment une armure de grâce et de dignité, même si elle vous tue, elle vous aura aidé à vivre.

Mahmoud ou la montée des eaux
Antoine Wauters
Éditions Verdier
Roman
144 p., 15,20 €
EAN 9782378561123
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé en Syrie, principalement au bord du barrage de Tabqa.

Quand?
L’action se déroule durant les cinquante dernières années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Syrie.
Un vieil homme rame à bord d’une barque, seul au milieu d’une immense étendue d’eau. En dessous de lui, sa maison d’enfance, engloutie par le lac el-Assad, né de la construction du barrage de Tabqa, en 1973.
Fermant les yeux sur la guerre qui gronde, muni d’un masque et d’un tuba, il plonge – et c’est sa vie entière qu’il revoit, ses enfants au temps où ils n’étaient pas encore partis se battre, Sarah, sa femme folle amoureuse de poésie, la prison, son premier amour, sa soif de liberté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Kima Mori (Yassi Nasseri)
Diacritik (Johan Faerber)
Le carnet et les instants (Alain Delaunois)
Blog L’Or des livres


Antoine Wauters lit un extrait de son roman Mahmoud ou la montée des eaux © Production Verdier

Les premières pages du livre
« Les couloirs verts et or de ma lampe torche

Au début, les premières secondes, je touche toujours mon cœur pour vérifier qu’il bat.
Car j’ai le sentiment de mourir.
J’ajuste mon masque, me tenant à la proue.
Je fais des battements de jambes.
Le vent souffle fort.
Il parle.
Je l’écoute parler.
Au loin, les champs de pastèques,
le toit de la vieille école et des fleurs de safran.
L’eau est froide malgré le soleil,
et le courant chaque jour plus fort.
Bientôt, tout cela disparaîtra.
Crois-tu que les caméras du monde entier se déplaceront pour en rendre compte ?
Crois-tu que ce sera suffisamment télégénique pour eux, Sarah ?
Qu’importe.
Agrippé à la proue, je vois mon cabanon, une vache qui paît en dessous des arbres, le ciel immense.
Tout est loin.
De plus en plus loin.
J’enfile mon tuba. Je fixe ma lampe frontale afin qu’elle ne bouge pas.
Et je palme lentement pour maintenir mon corps d’aplomb.
Je prends ensuite une grande, profonde respiration, et tout ce que je connais mais que je fuis, tout ce que je ne supporte plus mais qui subsiste, tout ce qui nous tombe dessus sans qu’on l’ait jamais demandé, je le quitte.
Une sensation exquise.
La meilleure.
Bientôt, je coule, je disparais mais je n’ai plus peur car mon cœur s’est habitué.
L’eau me porte, pleine de déchets. Je les ignore.
Des algues mortes.
Je les ignore.
Je ne veux rien voir de la nuit.
Tout est jaune et vert trouble à ces grandes profondeurs. L’eau de plus en plus froide.
Pure.
Si j’éteignais ma lampe, il ferait noir,
et en dehors des bulles d’air que je relâche parcimonieusement et du plancton tout contre moi, il n’y aurait rien.
Je palme encore.
À cet endroit de la descente, je pense à toi dans notre lit, immobile sans doute, ou sous le prunier,
en train de lire les poètes russes que tu aimes tellement.
Maïakovski.
Akhmatova.
Ton cœur est un buisson de lumière chaque fois que tu lis les poètes russes.
Et moi je n’arrive plus à te dire que je t’aime. Nous avons connu Beyrouth et Damas, Paris où mes poèmes nous ont menés l’été 87.
Nous avons joui l’un de l’autre de nombreuses fois, vécu ensemble sans le moindre tarissement, connu la peur, la faim, l’isolement, et à l’instant où je te parle, je suis brisé, Sarah, séparé de ma propre vie.
Je n’y arrive plus, voilà.
Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants, ou un frère, ou n’importe qui comptant follement pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson de lumière dans le cœur. On ne peut plus avoir qu’un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule. Et on se sent comme moi depuis tout ce temps : séparé.
Détruit.
Je continue de palmer, souple, toujours plus souple, pour ne pas blesser l’eau.
Ne la blesse pas, vieil Elmachi.
Tout en bas, le minaret de la grande mosquée. Je tourne autour.
C’est si beau !
Des poissons.
D’autres algues, gonflées comme la chevelure des morts.
Les couloirs verts et or de ma lampe torche.
Et, plus haut, comme une aile d’insecte dans le vent,
ma petite barque qui se dandine, ma petite tartelette de bois.
Sans oublier le soleil, qui, même ici, continue de me traquer.
Mon grain de beauté me fait mal, mais je ne suis plus dans la lassitude des choses, ici.
Je suis bien.
Ce n’est pas une distance physique. C’est du temps.
Je rejoins ce qui s’est perdu.
Je rejoins le temps perdu.
À la terrasse du café Farah, cherchant une table libre, je ne trouve que des bancs de poissons.
Ils me fixent un instant, avant de s’éclipser.
Je remonte vers la barque.
Je sauve un papillon.
Tout est là.
Je respire.
Certains jours, il m’arrive de ne pas avoir la force de plonger.
Le vent des regrets souffle trop fort et, assis dos aux combats en repensant à mes années de prison, je comprends mes enfants qui ont pris les armes et sont partis se battre.
Un instant, moi aussi je veux lutter.
Je le veux.
J’en rougis.
Puis je comprends qu’il n’y a plus d’ennemis.
Nous sommes seuls.
Seuls comme dans cette cellule où ils venaient percer mes ongles et pisser sur moi.
Percer mes ongles, pisser sur moi.
Trois ans.
Je ne te l’ai jamais dit comme ça, pardon.
De l’été 87, date de notre retour de Paris, jusqu’à l’automne 90.
Nous avions déjà nos deux fils et notre chère Nazifé.
Tous les jours, ils me faisaient écrire des choses prorégime.
De stupides choses prorégime.
« J’aime notre Président. Sa valeur n’a pas d’égale à mes yeux.
Je n’ai jamais vu un Président aussi sage que le Président el-Assad.
Je n’ai jamais vu un leader comme lui de toute ma vie.
Je n’ai jamais vu quelqu’un comme lui.
Il est le père du peuple.
Il aide les pauvres.
Il est contre l’injustice, contre la corruption, un Arabe authentique.
Chaque fois qu’il y a un problème qui nous menace, il est le seul à porter la nation sur ses épaules, etc. » Je redescends sous l’eau.
Voir ce que ma mémoire n’a pas retenu.
Les arbres.
Les arbres subsistent au fond du lac. Mais il est impossible de les reconnaître. Certains ont conservé leurs bourgeons, de pauvres petits grelots mauves comme des doigts de pieds d’enfants.
Lorsque je braque ma lampe et tends la main en leur direction, »

Extrait
« 1994, oui. Bachar rentre au pays et il devient un autre.
Les monstres naissent dans la nuit. Il range ses habits de médecin, se forme à l’Académie militaire de Homs et éclipse peu à peu, bye-bye, le jeune homme timide de Hyde Park.
Maintenant, il regarde les gens dans les yeux quand il leur parle. Au fond des yeux. Et se tient droit comme le fil d’une épée.
C’est un capitaine, un gradé.
Il nous a pris nos vies, Sarah.
Il est toujours trop tard quand on ouvre les yeux. Penchés au-dessus de nous, les monstres tiennent de longs ciseaux glacés et les pointent en notre direction. Tchak! Voilà comment ils font.
Ils nous prennent nos rêves et les coupent en menus morceaux.
Son père n’était pas différent. Avec son cher service de renseignements, le fameux Mukhabarat, lui aussi passa nos rêves par les armes. » p. 20-21

À propos de l’auteur
WAUTERS_antoine_©Lorraine_WautersAntoine Wauters © Photo DR – Lorraine Wauters

Antoine Wauters est né à Liège en 1981. Il a publié aux éditions Verdier Pense aux pierres sous tes pas, Moi, Marthe et les autres, Nos mères et Mahmoud ou la montée des eaux. (Source: Éditions Verdier)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte instagram de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Mahmoudoulamonteedeseaux #AntoineWauters #editionsverdier #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2021 #litteraturebelge #litteraturecontemporaine #Syrie #Belgique #RentréeLittéraireaout2021 #rentreelitteraire #rentree2021 #RL2021 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Sœur

QUENTIN_soeur

   RL_automne-2019   68_premieres_fois_logo_2019   Logo_premier_roman

 

Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Jenny a décidé de quitter Sucy-en-Loire où l’ennui et son mal-être la rongent. Elle a trouvé en Dounia une oreille attentive et de nouvelles perspectives qui l’ont fait basculer vers l’islam radical. Son nouvel objectif est de commettre un attentat à Paris.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Comment Jenny est devenue terroriste

Dans son cabinet d’avocat Abel Quentin a traité des dossiers de jeunes gens radicalisés. Dans Sœur, son premier roman, il dresse le portrait saisissant d’une adolescente qui s’ennuie en province et bascule vers le terrorisme.

Tout commence par une scène de polar. Dans un commissariat de police on interroge Chafia, encore mineure, pour tenter d’obtenir des informations sur Dounia Bousaïd, l’une des filles qui figurent avec elle sur une photo de groupe et qui a disparu sans laisser de traces depuis près d’une semaine.
Puis on passe dans les bureaux lambrissés de la Présidence de la République pour assister à une conversation entre Saint-Maxens, le vieil homme qui dirige le pays et son conseiller Karawicz qui l’encourage à clarifier sa situation, c’est-à-dire à annoncer qu’il ne se représentera plus pour laisser la place à son ministre de l’intérieur.
Nous voici enfin sur le terre de Djihadistes où Dounia vient d’arriver. Prise en charge sommairement, on lui explique qu’elle pourrait soutenir la cause en les aidant à fomenter un attentat contre Saint-Maxens. Trois scènes d’ouverture fortes qui posent les bases de ce roman qui va dès lors se concentrer sur le parcours d’une jeune fille «bien sous tous rapports».
À quinze ans, Jennyfer mène une existence ordinaire dans la Nièvre, entouré de parents tout aussi ordinaires. Il est vrai que les perspectives ne sont guère exaltantes: «Sucy-en-Loire, ses rues étriquées qui tissent leur réseau en damier autour d’une église déserte, ses façades mal entretenues qui cachent des intérieurs confortables, bled impossible où l’on dit tranquillité pour parler d’ennui mortel, où la construction d’un dos-d’âne avait divisé ses cinq mille habitants comme s’il s’était agi de l’affaire Dreyfus.» Mais ce qui pèse encore davantage l’adolescente, c’est son corps qu’elle a de la peine à accepter et le regard des collégiens, les moqueries et le rejet dont elle va être victime. Alors elle se réfugie dans sa chambre. «Le soir, ce sont des séances de lecture solitaire, entre quatre murs saturés de posters. Harry Potter y fraye avec ses amis Ron Weasley et Hermione Granger, sous le chaperonnage inquiet de sir Albus Dumbledore, directeur de l’école de sorcellerie et ennemi juré du sinistre Voldemort. Leurs combats épiques étouffent le bruit de ses sanglots.» Si elle pouvait disposer de pouvoirs magiques…
La première main qui va se tendre, attentive et secourable, sera la bonne. L’amie qui l’écoute est une guerrière avec laquelle elle prend confiance. Une maie rencontrée via internet et qui va lui offrir un nouveau monde. La radicalisation se fait insidieusement, le basculement vers l’islam radical est vécu comme une libération.
La voilà en route pour Paris, laissant derrière elle son enfance et des parents désemparés. La voilà prête à passer à l’action, à se battre contre tous ces médiocres, ces pervers, ces mécréants.
Saluons la construction de ce roman qui gagne en intensité au fil des pages, qui tisse des fils entre une jeune adolescente et un Président de la République, entre Sucy-en-Loire et le Califat, entre Harry Potter et un attentat terroriste, entre fiction et actualité brûlante. Et finit par nous sidérer face à cette logique implacable qui va entraîner Jenny à concevoir son attentat.
Le jury du Prix Goncourt ne s’y est pas trompé en mettant ce roman dans sa première sélection. Sœur est en quelque sorte aussi le frère de Des hommes couleur de ciel d’Anaïs Llobet, publié dans la même maison d’édition, et qui retraçait aussi le parcours de terroristes. Tous deux ont cette vertu cardinale: nous obliger à regarder cette réalité en face, nous faire réfléchir à ces parcours, à ce qui pousse les gens à rejoindre les rangs de Daech, à notre responsabilité collective. Car Abel Quentin, qui en tant qu’avocat s’est occupé de jeunes radicalisés, a compris que si on ne naissait pas terroriste, on le devenait. Avec à chaque fois une histoire particulière: «La «radicalisation» de Jenny aurait supposé une phase transitoire de croyance apaisée qu’elle n’avait jamais traversée. Elle s’était convertie, voilà tout. Sans connaissance préalable de la religion, elle n’avait eu qu’une conscience diffuse d’en rejoindre une section dissidente.» La suite, effrayante, coule presque de source.

Sœur
Abel Quentin
Éditions de l’Observatoire
Roman
250 p., 19 €
EAN 9791032905913
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, à Sucy-en-Loire puis à Paris. On y évoque aussi la Syrie.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Adolescente revêche et introvertie, Jenny Marchand traîne son ennui entre les allées blafardes de l’hypermarché de Sucy-en-Loire, sur les trottoirs fleuris des lotissements proprets, jusqu’aux couloirs du lycée Henri-Matisse. Dans le huis-clos du pavillon familial, entre les quatre murs de sa chambre saturés de posters d’Harry Potter, la vie se consume en silence et l’horizon ressemble à une impasse.
La fielleuse Chafia, elle, se rêve martyre et s’apprête à semer le chaos dans les rues de la capitale, tandis qu’à l’Élysée, le président Saint-Maxens vit ses dernières semaines au pouvoir, figure honnie d’un système politique épuisé.
Lorsque la haine de soi nourrit la haine des autres, les plus chétives existences peuvent déchaîner une violence insoupçonnée.

68 premières fois
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog La bibliothèque de Delphine-Olympe 

Les autres critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Blog The Unamed Bookshelf 
Blog Aurélie et écrit 
Lettres It Be
Blog La bibliothèque de Juju 
Le pavillon de la littérature(Apolline Elter)


Abel Quentin présente son premier roman intitulé Sœur © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Chafia racle le sol du bout de ses baskets, et la gomme imprime des traces noirâtres sur le linoléum.
Elle a demandé l’heure.
Elle est assise sur un tabouret en plastique moulé, entre les deux bureaux en vis-à-vis qui mangent l’essentiel de la pièce, avec la grande armoire métallique. Ils sont trois, elle et les deux flics, un homme et une femme, piégés entre les cloisons en placoplâtre qu’on devine ajoutées au gré de l’évolution du service, découpant en bureaux étroits ce qui a dû être un vaste open space.
Ils ne l’ont pas menottée.
L’homme est court, charpenté, centre de gravité bas, il porte un pantalon de treillis et un T-shirt à manches longues. La femme s’en tire avec un cul haut perché et une queue de cheval. Des ombres passent, furtives, derrière la porte en verre dépoli.
Le bureau sans apprêt ne raconte rien que de très sobre et très fonctionnel. Un panneau de liège trahit, seul, ses occupants et leurs secrètes passions : entre un fascicule de prévention (SÉCURITÉ ROUTIÈRE, TOUS RESPONSABLES) et un planning d’astreinte se balance un fanion frangé d’or aux couleurs du Real Madrid. Il y a aussi, posée à côté du clavier de l’homme, une figurine en résine du guerrier Thorgal.
La porte s’ouvre. Un grand type roux passe une tête ennuyée pour savoir où en est l’audition, parce qu’il voudrait bien récupérer son bureau, hein, et la porte ouverte un instant charrie l’ambiance du commissariat, sonneries de portable, grésillements de talkies-walkies, conversations et raclements de chaise, rugissement lointain d’une disqueuse. L’homme en treillis répond qu’il est désolé, ils ont pris du retard à cause d’un « souci avec la caméra », l’autre dit « qu’est ce qu’on en a à battre de la caméra t’es pas en procédure criminelle » et l’homme en treillis répond qu’elle est mineure, « donc les auditions doivent être filmées », pas mécontent de rabattre le caquet du grand roux qui ne bouge pas, la bouche entrouverte, les yeux plissés, fouillant à l’intérieur de lui-même pour trouver une réplique qui lui permettrait de s’en tirer sans déshonneur, mais rien ne vient. Il opte pour la moue circonspecte de celui qui n’est pas totalement convaincu de la vérité qu’on lui assène mais qui ne se battra pas pour faire valoir la sienne, et il part en bougonnant, il a besoin de son bureau, merde.
L’homme en treillis décoche un rictus méprisant en triturant la figurine de Thorgal, pièce maîtresse d’une petite collection conservée à domicile où se côtoient Spirou, Buck Danny et Natacha-hôtesse-de-l’air. Puis il l’envoie valdinguer d’une pichenette sans appel, histoire de signifier au monde ce qu’il pense de leur rouquin propriétaire qui les traque sans doute au fond des boîtes de céréales, avec la joie pure d’un enfant de six ans.
Chafia bâille.
Le ciel plombé, à travers les stores vénitiens, ne lui apprend pas grand-chose alors elle a demandé l’heure. L’homme en treillis lui a dit sèchement qu’il n’était pas là pour répondre à ses questions, son sourire découvrant sa gencive supérieure tandis qu’il ajoute : « Pourquoi, t’as un rencart, t’es pressée, t’as peur de louper Koh Lanta ? » Il lui demande ce qui urge tant, on a vingt-quatre heures à passer ensemble, peut-être plus si le procureur veut jouer les prolongations, donc franchement.
Il dit cela en se malaxant le coude comme s’il était douloureux, il en fait un peu des caisses, sans doute a-t-il envie que sa collègue le plaigne mais elle est absorbée par sa frappe monotone, Chafia l’entend taper dans son dos, une frappe lente et concentrée, peut-être les ultimes retouches au procès-verbal de notification des droits. Elle a parlé d’une grosse coquille, il faudra le signer de nouveau.
Chafia sent monter la haine, doucement. Ce matin déjà elle s’était retenue de ne pas lui casser l’arête du nez, lorsqu’il avait échangé sa chaise contre un tabouret au prétexte qu’elle était avachie.
Elle répond qu’elle veut connaître l’heure pour faire sa prière, c’est tout, et elle ajoute cette phrase qui pue le bluff à trois sous : « Vas-y, je connais mes droits, vous allez pas me la faire à l’envers », avec un petit air crâne qu’elle aurait voulu être celui de Pablo Escobar face aux policiers de Medellín, mais elle a manqué son effet et l’homme en treillis la considère en penchant la tête sur le côté, comme on regarde un chiot malade. Il y a un silence, la collègue suspend sa frappe et rétorque que non, elle ne connaît pas ses droits, elle ne connaît rien à rien d’ailleurs, mais qu’elle aura bientôt l’occasion d’acquérir une solide connaissance de la procédure pénale, une fois mise en examen pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Elle dit ça comme ça, pour ce que ça vaut, et elle reprend ses gammes de dactylo.
Okay, dit Chafia.
Très bien, elle ne répondra pas aux questions.
Elle s’avance au bord du tabouret, se penche en avant, la tête entre ses mains, coudes plantés dans le gras des cuisses, elle regarde ses pompes, et elle prie. Elle récite la prière d’ouverture, enfin les premiers mots qui lui viennent de tête car rapidement elle bute, tâtonne, une syllabe manquante lui faisant perdre le fil de sa mélopée, elle continue à bouger les lèvres pour ne pas perdre la face, au cas où ils regarderaient, elle essaie de faire le vide, se transporte dans un espace neutre et laiteux, ça y est, ça vient, elle raccroche les wagons de la sourate Al-Fatiha, « Au nom d’Allah, celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux, Louange à Allah, Seigneur des mondes, celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux, le Roi du Jour du Jugement » et puis de nouveau le trou noir, alors elle se contente de répéter Allahu akbar, Allahu akbar, Allahu akbar, allez bien niquer vos mères.
L’homme soupire, jette un regard à sa collègue qui lui fait un signe de tête. Il saisit la petite webcam qu’il décale de quelques centimètres, s’assurant qu’elle cadre bien la gardée à vue. Puis il frappe un grand coup sur le bureau. Chafia sursaute.
— Allez, on va arrêter les conneries. Parle-moi un peu de Dounia. Dis-nous où elle est en ce moment.
— Je la connais pas.
— Ça, tu vois, ça me va pas du tout comme réponse. Dans une demi-heure, je dois appeler le proc pour lui rendre compte de ta garde à vue. Tu veux que je lui dise que tu lui proposes d’aller se faire foutre ? T’es dans la merde, ma pauvre. T’es dans la merde mais tu peux encore limiter la casse. Alors arrête de faire la belle.
— T’inquiète pas pour moi, j’arrangerai ça avec le procureur, j’le connais, c’est mon pote.
— Ta gueule.
— Oui, réfléchis un peu, dit doucement la femme, depuis son bureau.
Leur numéro était bien rodé : il beuglait, elle jouait la meuf arrangeante.
Chafia se retourne vers elle, ouvre la bouche pour parler mais l’homme frappe de nouveau, du plat de la main. Un stabilo décapuchonné va rejoindre Thorgal sur le lino.
— C’est à moi que tu parles. C’est moi que tu regardes.
— C’est bon elle m’a parlé donc je…
— C’est moi qui te pose des questions, c’est moi que tu regardes.
— Va-z-y c’est bon.
— Une dernière fois : Dounia Bousaïd.
Sans la lâcher du regard il allonge la main vers un tiroir, sous le bureau en contreplaqué. Il attrape un dossier souple, en retire une photo grand format. On y voit six jeunes filles portant le hijab, attablées dans un fast-food. Un numéro a été ajouté au feutre épais au-dessus de chacune de leurs têtes, comme des flammes de la Pentecôte. Chafia se reconnaît immédiatement en numéro quatre, rencognée sur la banquette, son petit nez de surmulot et ses yeux cernés de ténèbres. Dounia est immortalisée à ses côtés, de profil, en pleine oraison, bouche ouverte et doigt accusateur. Elle a le numéro un, évidemment.
— Franchement, le Chicken Spot, soupire la femme. Vous auriez pu au moins aller dans un truc hallal.
— Ouais, c’est pas très sérieux, dit l’homme. Vous êtes vraiment des branques.
— Je ne la connais pas, répète Chafia, avec un large sourire qui soutient hardiment le contraire. Et elle se dit que Dounia aurait été fière de ce sourire.
— La question n’est pas de savoir si tu la connais, ma grande. Bien sûr que tu la connais. La question est de savoir où elle est. Elle a disparu depuis une semaine, et j’ai besoin de savoir où elle est. Toi, t’es que dalle, t’es rien. Mais elle, elle nous fait un peu flipper, tu vois. Donc on n’aime pas rester trop longtemps sans avoir de ses nouvelles.
Sur ce point, Chafia n’est pas loin de partager l’avis du flic. Elle n’aime pas ce silence de Dounia, qui ressemble de plus en plus à une disparition. Elle aimerait pouvoir lui répondre que oui, bien sûr, elle sait où se trouve Dounia mais qu’elle crèverait la bouche ouverte plutôt que de parler, elle aimerait pouvoir leur confirmer qu’elle est sa confidente, que la communion de leur deux âmes est aussi parfaite que le Tawhid lui-même, qu’elle connaît chacune des pensées secrètes de la grande Dounia, la « Lionçonne du califat », l’irrésistible soul sister à l’éloquence de feu, mais la vérité est qu’elle n’a plus la moindre nouvelle depuis cinq jours, et autant de nuits blanches. Alors elle se retient de ne pas craquer en lui demandant s’ils tiennent une piste, s’ils ont trouvé quelque chose chez elle lors de la perquisition, un mot, une lettre, des consignes, n’importe quoi. Est-ce qu’elle est encore en France ? Chafia veut y croire un peu, même si dans le milieu on sait bien ce que signifie un silence radio qui s’éternise. Elle a envisagé toutes les hypothèses et se raccroche désespérément à la moins probable, celle d’un stratagème imaginé par Dounia qui aurait disparu exprès, quelques jours, afin de tester sa protégée et s’assurer que celle-ci tiendrait bon, en garde à vue, sous le feu roulant des questions de flics. Une sorte de bizutage, qui correspondrait assez à son goût de la mise en scène. Cette pensée lui donne un peu de courage.
— Sur le Coran, je la connais pas. Et au fait, Chicken Spot est hallal.
L’homme lâche un soupir consterné.
— Laisse le Coran tranquille. Très bien, on va s’arrêter. Je vais pas passer deux heures à te tendre des perches. T’as envie d’aller au placard, eh ben tu vas y aller ma grande, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— « Je la connais pas… », répète sa collègue d’une voix neutre, tandis qu’elle tape.
— Elle a dit : « Sur le Coran, je la connais pas. » Si on veut être précis, corrige l’homme.
— Ouais, ricane Chafia.
— Toi la ramène pas. Et puisque tu veux pas parler de Dounia, tu vas me parler de quelqu’un d’autre. Tu vas me parler de Jenny Marchand.
De nouveau la femme a interrompu ses gammes. Du bout du pied, l’homme actionne le variateur d’intensité de la lampe halogène et Chafia regarde, songeuse, les fines particules qui dansent dans la lumière. »

Extraits
« Karawicz se tient assis au bord de son siège, penché en avant, son regard achoppant sur le fauteuil présidentiel laissé vide comme si celui-ci lui suggérait une métaphore terrible, celle d’une vacance à la tête de l’État. Le conseiller a la laideur crapoussine. Sur son faciès batracien, une paire d’yeux perçants intrigue comme une anomalie. Fils d’immigrés polonais, Jacek Karawicz est un pur produit de la méritocratie républicaine, petit bijou d’énarque dégoté au rabais dans une préfecture auvergnate où il croupissait, déjà gras et encore inutilisé. »

« Sucy-en-Loire, ses rues étriquées qui tissent leur réseau en damier autour d’une église déserte, ses façades mal entretenues qui cachent des intérieurs confortables, bled impossible où l’on dit tranquillité pour parler d’ennui mortel, où la construction d’un dos-d’âne avait divisé ses cinq mille habitants comme s’il s’était agi de l’affaire Dreyfus. Au bar-tabac-café-sports les mouvements sont alentis, les piliers de rade sont ici depuis vingt-cinq ans mais ils continuent de choisir leurs mots avec précaution, méfiants par habitude et hostiles par principe, visages rivés sur le zinc, avares de leurs impressions, des fois qu’on interpréterait mal, persuadés qu’on peut tout perdre à dévoiler son jeu. »

« Claquemurée dans le pavillon familial, l’enfance de Jenny s’est consumée dans le silence. Pas que ses parents soient des taiseux, simplement leur caquetage est pour elle comme le silence: vide et oppressant. »

« Le soir, ce sont des séances de lecture solitaire, entre quatre murs saturés de posters. Harry Potter y fraye avec ses amis Ron Weasley et Hermione Granger, sous le chaperonnage inquiet de sir Albus Dumbledore, directeur de l’école de sorcellerie et ennemi juré du sinistre Voldemort. Leurs combats épiques étouffent le bruit de ses sanglots. Elle regarde les autres rouler leurs premières pelles au bal du 13 juillet. On l’y invite rarement, elle la trouble-fête perpétuellement dégrisée – mais dégrisée d’aucune fête. Son regard, trop dur, est celui d’une petite vieille. »

« Elle veut forcer l’indifférence générale, fasciner le monde ou le révulser. Barbouiller le ciel de sa douleur obscène, éclabousser l’horizon de ses jeunes viscères, exhiber son âme si dégueulassement écorchée et mélancoliquement inadéquate, achalander ses salopes souffrances sur un étal de boucherie à faire pâlir un équarrisseur, un étal ignoble et somptueux. »

« Radicalisation. Les journalistes répéteront ce mot à l’envi, ravis d’avoir trouvé un concept-talisman que ses six syllabes paraient d’une vague aura scientifique, sans se rendre compte qu’ils commettent ainsi une erreur manifeste d’appréciation. La «radicalisation» de Jenny aurait supposé une phase transitoire de croyance apaisée qu’elle n’avait jamais traversée. Elle s’était convertie, voilà tout. Sans connaissance préalable de la religion, elle n’avait eu qu’une conscience diffuse d’en rejoindre une section dissidente. Bien sûr, elle avait écouté Dounia lui expliquer les subtilités de l’apostasie et du chiisme, elle avait écouté ses harangues contre ces millions de musulmans qui trahissaient leur foi en s’accommodant de la modernité, mais tout cela était un peu chinois pour une néophyte. » p. 215

À propos de l’auteur
Originaire de Lyon, Abel Quentin est avocat et s’occupe notamment de jeunes gens radicalisés. Sœur est son premier roman. (Source: Éditions de l’Observatoire / Livres Hebdo)

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#soeur #AbelQuentin #editionsdelobservatoire #hcdahlem #roman #unLivreunePage. #livre #lecture #books #littérature #lire #livresaddict #lectrices #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #rentreelitteraire #rentree2019 #RL2019 #RentréeLittéraire2019 #LitteratureFrancaise #primoroman #premierroman #68premieresfois #VendrediLecture