La maison vénéneuse

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En deux mots
Arty a 11 ans quand il est attaqué par la maison que son père a dessinée. Ou du moins c’est ce qu’il ressent. Petit à petit son frère aîné, sa meilleure amie Anna, sa tante Claudie et même sa mère vont partager ses angoisses. Avec sa bande de copains, il va tenter de conjurer le sort.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le combat de l’enfant contre la maison

Le premier roman de Raphaël Zamochnikoff met aux prises un enfant avec sa maison. Persuadé qu’elle lui veut du mal, il va tenter d’en percer le mystère. Une quête qui va lui permettre de découvrir un lourd secret de famille. Habile et haletant!

C’est une peur irraisonnée qui fait fuir Arthur au petit matin. Il quitte la maison, enfourche son vélo et s’éloigne au plus vite de cet endroit qu’il a senti «vivant».
À 11 ans, il sait qu’il ne comprend pas tout et ne peut partager cette angoisse qui l’étreint. Franck, son aîné de cinq ans, se moquera de lui. À moins qu’il ne profite de la situation pour entretenir sa peur en lui livrant d’autres histoires effrayantes. «Des fois, quand je me couche et que j’éteins la lumière, je me dis que si quelqu’un montait et faisait grincer la dernière marche… je deviendrais complètement fou.»
Pas vraiment rassurant. Ni d’ailleurs son goût pour les films d’horreur qu’il raconte à son petit frère avant de lui offrir des séances privées, comme cette Nuit du chasseur avec Robert Mitchum, qui le fait cauchemarder.
«Il ne faisait qu’entrer dans le monde grisâtre qui commençait avec le collège. Il allait devoir se trimballer toutes ces peines et bien d’autres qu’il ne connaissait pas encore. L’avenir l’effrayait.» Il a de la difficulté à suivre le rythme, mais trouve un peu de réconfort auprès de ses copains et de la belle Anna qui va devenir sa plus proche amie, même si les deux années qui les séparent lui semblent former un énorme gouffre que son frère n’a lui aucun mal à combler pour se rapprocher de la voisine.
Le récit va alors osciller entre cette peur diffuse et les tentatives de s’en émanciper. C’est avec l’arrivée de l’été qu’il pense avoir trouvé l’apaisement, quand avec son père et son frère, il construit une cabane dans les arbres, sous le regard attendri de sa mère: «Catherine leur apportait de la citronnade, contemplant ses hommes en sueur occupés à bâtir le monde merveilleux d’Arty. Cela faisait longtemps qu’elle ne les avait pas vus si épanouis, si complices. La famille rayonnait.»
Un répit qui va pourtant être de courte durée, car sa mère va être la cible d’une attaque, mordue par on ne sait quoi. Une blessure qui va s’infecter et l’obliger à être hospitalisée, ravivant les craintes d’Arty. Qui reprend son enquête, essaie d’en savoir davantage sur l’histoire de ce coin de pays et ses habitants. Il va aussi découvrir les rituels que pratique sa mère avec les objets de sa boutique. «Elle dit qu’il faut parfois libérer la mémoire des choses, car certaines matières captent des énergies et peuvent les rendre, mais ce n’est pas sain.»
À force de fureter, il va mettre la main – dans le bureau de son père – sur un tube contenant des documents et des photos. «La vérité brûlait. Le mensonge aussi. Il attrapa une enveloppe, déformée par son séjour dans le cylindre. Elle contenait une petite carte blanche surmontée d’un nœud de tissu rose. Nous avons le bonheur d’accueillir… Rose. Poupée, Liza. Diminutif d’Elizabeth. Elizabeth Kena, Plus il lisait les mots, plus ceux-ci perdaient de leur sens. Il les prononça plusieurs fois, à haute voix, La date, surtout: 12 mars 1966.» Pourquoi personne ne lui avait-il parlé de cette sœur? et qu’était-elle devenue?
Raphaël Zamochnikoff a trouvé comment entretenir le mystère, comment faire d’une intuition une obsession, comment mêler le factuel au fantastique, sans que vraiment on ne puisse démêler le vrai du faux. Au fil des semaines la tension croît, les secrets sont dévoilés, la famille – y compris la tante et son fils – est totalement déstabilisée.
Si l’auteur a habité le Jura dans une maison semblable, il a surtout été biberonné aux films de genre et à la lecture de Stephen King. Ce n’est du reste pas un hasard qu’au détour d’une page, son frère souligne combien Le Talisman l’a marqué: «ses histoires, il sait comment les raconter, tu vois. Je veux dire, il sait quel angle adopter pour qu’on soit happé. On veut toujours tourner la page.» On peut dire qu’il a retenu la recette et que cette maison vénéneuse a tout d’un Stephen King à la française.

La Maison vénéneuse
Raphaël Zamochnikoff
Éditions Belfond
Premier roman
416 p., 22 €
EAN 9782714497901
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans le Jura, dans une petite ville baptisée Selvigny, située à quelques cinquante kilomètres de Besançon où les protagonistes se rendent ici. On y cite aussi Venise et sa région, New York, Jersey City et Toronto.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1980 avec des retours en arrière jusqu’en 1966.

Ce qu’en dit l’éditeur
Arty, un enfant de 11 ans, est convaincu que sa maison a essayé de l’étrangler. Un premier roman enthousiasmant, impressionnant de maîtrise .
Arty, 11 ans, est convaincu que sa maison a essayé de l’étrangler. Il ne prend pas cette menace à la légère : sa famille est peut-être elle aussi en danger. C’est Paul, le père d’Arthur, qui a tracé les plans de cette bâtisse, la première du lotissement. Et si ça avait bouleversé l’ordre naturel ? Sa mère, Catherine, est antiquaire, experte dans le nettoyage des objets anciens : se doute-t-elle de quelque chose ? Avec l’aide de son VTT, de ses copains, de ses cassettes vidéo et de la magnétique Anna, Arty va chercher des réponses à ses questions et vivre l’aventure de sa vie. Et perdre à jamais son insouciance.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Charlotte parlotte
Blog Musemaniasbooks


Raphaël Zamochnikoff présente «La Maison vénéneuse» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« PREMIÈRE PARTIE
1986-1987
La maison sait tout
1
Vivante
C’est l’été précédant son entrée au collège qu’Arty vécut le premier choc. On aurait dit qu’un vent soufflait sur un tapis de feu, l’étouffant tout en l’avivant par endroits. Un tourbillon qui bousculait ce qu’il savait, ou ce qu’il croyait savoir.
Réveillé à l’aube, il avait fait bien attention d’être discret en sortant de sa chambre. Des années de pratique : tourner la poignée métallique en la tirant au maximum vers lui, pour empêcher le claquement du pêne et tout grincement du mécanisme. Il tentait de contenir sa terreur. Il la tenait serrée en lui, et si la serrure avait claqué, il aurait poussé un cri. Il s’était faufilé dans le couloir en chaussettes, glissant comme un chat sur le carrelage jusqu’à l’escalier du garage. Là, il avait répété sa technique de Sioux sur la porte au bois usé.
Il n’avait réveillé personne lorsqu’il atteignit le placard du sous-sol renfermant les chaussures de sport. Encombré d’outils de jardin, l’endroit baignait dans une pénombre épaisse et pourtant ce n’était qu’un garage ordinaire lorsqu’on allumait le plafonnier. Un renfoncement accueillait des ténèbres si parfaites qu’elles paraissaient solides. Le mur du fond aurait tout aussi bien pu ouvrir un passage vers un ailleurs, un espace de pure horreur, bien sûr. Tandis qu’il s’emparait de son vélo, Arty s’efforçait de ne pas y penser. Même en accélérant chaque geste pour gagner la sortie et mettre la menace derrière lui, il sentait le serpent glacé d’un frisson lui remonter l’échine. Ce n’est qu’en ouvrant la porte qu’il terrassa le monstre, dans l’afflux brutal du jour.
Il dégagea l’une après l’autre les poignées de son vélo tout-terrain et repoussa la porte du pied. La force qu’il fuyait était enfermée derrière lui. Il fixa le seuil comme s’il s’attendait à la voir déborder. Alors qu’il enfourchait son vélo, Arty porta tout son poids sur la pédale et fut aspiré dans l’air d’été par le goudron vrombissant de la cour. Il se retourna vers la maison qui s’éloignait, perdue au coin de son œil, la maison invraisemblable qui restait là, qui l’attendait.
Qu’est-ce qui avait changé ? Rien, à part… Arty. Depuis ce matin, il pouvait rattacher sa peur à quelque chose de concret. Qui trouvait sa source dans la maison. Dans sa maison.
Celle qui l’avait vu naître et grandir.
Alors il pédalait, la chair frissonnante, l’air sifflant contre son visage. Il voulait hurler mais respirait mal, les mains crispées sur les poignées de plastique, le corps tendu à se rompre sur le frêle esquif ballotté par le vent, destination le grand inconnu.
Une sensation de liberté le saisit dans la distance qui augmentait avec l’objet de son effroi. Cette idée flottait sur la route qui défilait à toute vitesse sous les roues folles. La raison d’Arty lui décochait des flèches : était-il vraiment en train de fuguer le ventre vide ? Pourrait-il couper le cordon vital qui le reliait à cette maison, maison construite par son père, son foyer censé le rassurer et le protéger ?
Que pouvait-il y avoir là-bas de mauvais ?
Il appuya fort sur ses jambes dans la côte à la sortie du village. Il ne relâcha son effort que lorsque le vélo glissa en roue libre sur une légère descente en aplomb du dernier lotissement. Il filait à travers les champs labourés entre les coteaux rebondis, recouverts de vigne. Malgré sa gorge douloureuse, il ne faiblit pas avant que le village ne se retrouve loin en contrebas. Il jeta le vélo dans un buisson d’avoine à chapelets, sa cachette préférée, avant de bondir sur la falaise dont il connaissait le moindre relief. Une fois le promontoire gagné, il s’assit en laissant ses jambes pendre dans le vide. À ses pieds s’étalait la forêt épaisse, d’un vert sombre. Le soleil faisait une sortie à travers les nuages de traîne. Le garçon plissa les yeux, le regard rivé sur les bicoques alignées au milieu du paysage, les mêmes que celles qui entourent les trains électriques dans les magasins de jouets.
Il reprit son souffle mais le tourbillon dans sa tête n’avait fait que s’accélérer depuis son échappée. Il ignorait comment maîtriser ses émotions, elles débordaient de tous les côtés.
Tandis que le film des événements ne cessait de repasser dans son esprit, une pensée revint s’imposer lentement : La maison est vivante.

Vivante.

Bien que ce mot semblât le seul apte à décrire la situation, Arthur avait du mal à comprendre ce qu’il impliquait. Il avait entendu parler de maisons hantées, de fantômes, dans les contes mais aussi dans les livres rangés dans la bibliothèque de Franck, en couverture de revues de cinéma. Les images émanaient de films interdits aux moins de treize ans que ses parents l’empêchaient de regarder. Lui qui n’en avait que onze en ressentait une palpitation excitante et dangereuse. Il avait ouvert en cachette un de ces magazines pour y découvrir des scènes choquantes, des créatures difformes et sanguinolentes. Il en gardait un souvenir vif, comme une brûlure qui se propage bien après le contact du feu.
Cette fois, on aurait dit que le monstre avait jailli pour se ruer à sa poursuite. En vrai.
Quand Arty commença à recouvrer son calme, il se força à examiner les faits. Qu’avait-il vu au juste dans la pénombre ? N’avait-il pas fait un cauchemar ? À la lumière du jour se dissipait l’effluve, l’essence du rêve qui ne survit ni au raisonnement ni au souvenir. Arty avait d’abord senti une pression sur sa trachée, un poids dans sa poitrine. En essayant de remuer, il s’était vu privé du contrôle sur son corps, et saisi par une chose indéfinissable et toute-puissante qui tombait sur lui, des mains tendues pour le tenir, le capturer… avant qu’il ne s’éveille et ne prenne conscience de la présence qui glissait le long du mur pour enserrer sa gorge.
Un nimbe pâle entourait les volets fermés, le matin approchait. La respiration d’Arty s’était bloquée d’un coup, répercutant dans son rêve une sensation de noyade. L’eau noire l’engloutissait et il luttait pour se maintenir à la surface. Il toussa et fut brutalement propulsé dans la réalité. Une douleur explosa dans sa tête. Il garda les yeux fermés, tentant de contenir le mal qui prenait toute la place. Son cœur tambourinait dans ses côtes, à ses tempes, égrainant les secondes de son agonie. Il chercha à bouger sa main droite, paralysée. Une pression sur son poignet, irrésistible, lui envoya cette information que quelqu’un était là.
Quelqu’un le tenait.
Du plus grand effort qu’il pût fournir, il n’arriva pas à arracher un geste à ce bras. Malgré la souffrance, il ouvrit les yeux et contempla le mur par-dessus le bois du lit, immense espace inversé dont l’horizon menait au plafond obscur. Il ne vit rien, mais sentit que le mal provenait de là, qu’il ruisselait contre le mur jusqu’à lui pour l’étreindre. La menace n’était guère plus qu’une ombre portée sur le papier peint, se prolongeant contre sa tête et sur son cou, glissant sur sa poitrine sous son T-shirt, au contact de sa peau. Arty songea que ce devait être la mort elle-même qui se jetait sur lui mais, si son corps rendait les armes, sa volonté s’opposait de toute sa force, bien qu’elle ne fût à cet instant que l’écho d’un hurlement au fond d’un puits, le râle gluant d’un souffle perdu.
Arty ignorait où il trouvait les ressources pour tenir bon. Il se mit à se tordre très lentement, à s’enrouler sur lui-même avec méthode, cherchant à se dégager de l’emprise en se ramassant en position de fœtus. Il ramena ses bras contre son torse, récupéra ses jambes sous les draps. Ses gestes obéissaient à une mesure de protection d’urgence. Cela faisait une éternité qu’il ne respirait plus, comme s’il avait franchi le seuil où les fonctions vitales sont abolies, où seul résiste l’esprit. Et puis l’obstacle dans sa gorge céda et il toussa, toussa à s’en arracher les poumons. Tandis qu’il aspirait une bouffée d’air, la première, salvatrice, la douleur irradia et parcourut tout son corps pour se concentrer en une vague de feu le long de sa trachée.
L’hôte avait disparu : la lumière du jour semblait avoir lavé le mur et ses motifs de fleurs d’automne. Arty émergea péniblement. Son corps lui faisait mal, il grelottait – fièvre ou terreur ?

Assis sur les pierres chaudes de la falaise, il regardait sa main frémir. Sa migraine ne mollissait pas. Il avait réagi de l’unique manière possible, même si ça signifiait se retrouver en détresse, seul et mal en point : ainsi fonctionnait Arthur, le garçon qui ne saurait jamais appeler au secours, préférant garder sa souffrance pour lui comme si personne au monde ne savait la comprendre.
Il pouvait à peine mettre des mots sur ce qui s’était passé, sur ce qu’il avait vu (une ombre ?), sur l’agression. Dans le meilleur des cas, on chercherait à le rassurer, à le convaincre qu’il ne s’agissait que d’un mauvais rêve influencé par la maladie. Version satisfaisante pour tout le monde. Quoi qu’il dise, il resterait seul avec son démon car sa famille ne pourrait croire en son existence. Eux ne l’avaient pas ressenti, ils n’en avaient pas fait l’expérience. Ça n’existait pas.
Peut-être y avait-il bien une dimension où régnaient ces forces-là, un pan de la réalité dissimulé que nos sens ne pouvaient appréhender en dehors de certains moments de crise. Arthur pensa à l’un de ses plus vieux souvenirs. À quatre ans, il n’avait jamais eu l’occasion d’imaginer la mer avant de la voir surgir sous ses yeux : une étendue infinie et remuante, un être vivant qu’il n’aurait jamais soupçonné. Tenu par les mains de son père, il avait avancé sur la plage en direction de l’eau, d’abord d’un pas volontaire, avant qu’une peur indicible ne s’empare de lui. Brusquement, il avait refusé d’aller plus loin, pressentant l’imminence d’un danger. Il s’était laissé tomber dans le sable, avait pleuré comme s’il était le témoin d’une disparition radicale du monde, d’une désolation, un naufragé sans espoir de retour. Toute sa famille l’avait rejoint et entouré, et il se souvenait de la communion des mains chaudes de son frère et de ses parents sur ses petits bras boudinés, des cajoleries et des mots indistincts qui avaient éloigné la peur et fait naître l’idée d’une beauté nouvelle. Au fond, l’entité l’avait heurté de la même manière, mais cette fois-ci, personne ne l’entourait et la révélation merveilleuse n’aurait pas lieu.
Il se leva et tandis qu’il faisait quelques pas le long du précipice, une quinte de toux l’ébranla, brisant le silence du sanctuaire. Comme si l’étreinte de mort de la maison l’avait contaminé, injectant un poison lent. Il pensa De l’eau et se rappela où il était : à la lisière de la forêt, sur le terrain de jeu de Franck et ses copains, qui représentait la limite haute de ses escapades, comme si on craignait que, cette frontière franchie, il ne se perdît et ne disparût pour de bon, boulotté par un ogre.
Son frère lui avait déjà montré les profondeurs de ce bois. Un sentier abrupt y menait, qu’il fallait descendre en s’accrochant au lierre sauvage ou aux racines. À un certain point, un chemin s’écartait pour longer la falaise côté est. D’une percée en hauteur dans la roche coulait l’eau d’une rivière, rien de spectaculaire, mais suffisant pour que la bande de Franck s’en serve de douche aux jours les plus chauds.
Il rechercha l’entrée du sentier, parmi les fougères et les genévriers. Le sol se dérobait en une pente dissuasive, dessinant un chemin sinueux entre charmes et chênes. Au moment où il posa le pied sur la piste terreuse et parcourue d’insectes, Arty sentit son cœur se serrer. Il pénétrait dans un royaume où les lois du quotidien n’avaient plus autorité. Le site vallonné flamboyait de couleurs et résonnait du chant des oiseaux, mais aussi d’une vie cachée qui remuait sous les feuilles, rampait et cassait des rameaux de bois sec. Tout était vivant sans être dévoilé, camouflé par le miroitement du clair-obscur. La forêt exhalait une variation infinie d’odeurs évoquant la vitalité organique, la décomposition et la présence animale.
Rien de ce qui habitait là ne pouvait lui nuire, il se sentait accueilli plutôt que surveillé et abandonna vite ses mauvaises pensées. En jetant un œil circulaire sur la forêt, il faillit rater la fourche. Quinze mètres plus loin, il entendit naître derrière le couvert des branches, au-delà des buissons d’aubépine, le clapotis soutenu de l’eau sur les pierres. Le ruisseau cascadait le long de la paroi, sur la mousse et le sol où il formait une rigole écumeuse, polissant les pierres. Arthur s’approcha en tendant les mains et les plongea dans le rideau de pluie. Une onde de soulagement l’envahit, le froid anesthésia la douleur un instant, pourtant boire ne lui rendait pas service : la sensation à l’intérieur se révélait une autre douleur.
Il suivit du regard le sillon creusé sur la pente en direction des amas rocheux. Là en dessous se trouvait le repaire de Franck et de sa bande : une formation caverneuse et ample, ouverte sur la forêt, où ils aimaient passer leurs soirées autour d’un feu de bois, avec bières et guimauves grillées à volonté. Franck prétendait qu’il avait déjà été assez cool pour emmener Arthur à l’une de ces réunions secrètes. Qui était dupe ? Franck ne se serait pas encombré de la sorte. Arty ne connaissait l’endroit qu’à travers les anecdotes de son frère et de ses amis. Des histoires visiblement mémorables, entre explorations téméraires et joyeuses bitures, les premières présidant aux secondes. N’empêche que la perspective d’un tel lieu caché au cœur des bois avait tout pour intriguer Arty.
À mesure qu’il avançait s’ouvrit devant lui un trou, une gueule béante, comme si la montagne voulait l’avaler. Ce puits aux parois irrégulières lui apparut d’abord sans fond. Il régnait là-bas une certaine obscurité qui se dissipa en partie tandis que les yeux d’Arty accommodaient. Le sol se trouvait une dizaine de mètres plus bas, et Arty se demanda si Franck et ses potes descendaient dans la grotte en s’agrippant aux pierres de la paroi ou s’il y avait un accès moins risqué. Il sentait ses pensées aspirées par l’abîme, tirées hors de lui comme le lierre du tapis qui s’accrochait par mille minuscules griffes et pourtant tombait dans le gouffre. La manne obscure s’empara de ses peurs, de ses questions, anesthésia tout. Il croyait entendre une voix qui lui disait Viens, viens Arty, il est plus doux de se laisser aller… tout cela est plus grand que toi. L’ombre est partout… Que tu vives ou que tu meures, que tu voles ou que tu te brises les os, tu as été un bon garçon. Tu as le droit d’être triste. À ta place je pleurerais…
À présent qu’il remontait vers la route, vers la lumière, Arty songea qu’il ne pouvait pas continuer à errer seul dans les bois. Pas dans cet état.
Rentrer…
Si la chose des ténèbres avait voulu le tuer, quelle qu’en soit la raison, n’essaierait-elle pas de recommencer ? S’il y retournait et se taisait, se mettait-il en danger ? Toute sa vie appartenait à cette maison où il avait fait ses premiers pas, prononcé ses premiers mots, grandi d’un mètre cinquante, ouvert et fermé les yeux tant de fois et appris tout ce que la vie signifiait pour lui. Il avait dessiné au feutre sur les murs, s’était caché dans tous les placards, avait construit des abris de fortune dans l’obscurité du grenier qui faisait office de salle de jeu. C’était son château fort, son refuge ultime. Jamais il n’avait fait le lien entre ses peurs d’enfant et un élément extérieur à lui et hostile. Qui sait si cette force n’avait pas toujours été là, autour de lui, depuis sa naissance ? Les membres de sa famille se doutaient-ils de cette présence, avaient-ils déjà été attaqués sans peut-être en avoir conscience ?
Arthur s’attarda sur le plat des rochers, laissant le soleil sécher son sweat-shirt. Cette caresse brûlante sur sa peau valait l’énergie d’un bon repas. La pierre sur laquelle il se tenait redistribuait généreusement la chaleur qu’elle captait.
Arty n’avait pas vu une seule voiture passer sur la route. Un vent docile animait la nature, la campagne à perte de vue semblait vierge. Au loin, une bande à peine discernable de béton traçait la route nationale où quelques reflets argentés rendaient compte du trafic. Là-bas régnait la vie ordinaire. Ce matin-là, en toute discrétion, le monde d’Arthur venait de changer. Il en ressentait une amertume, sans savoir que cela se nommait mélancolie. Rien ne serait plus jamais pareil, comme si ces quelques jours qui le séparaient du grand bain tumultueux de l’école de la ville lui offraient un dernier défi à relever.
Il se résigna à enfourcher son vélo pour redescendre au village, et tandis qu’il prenait de la vitesse, il se dit qu’il aurait aimé demeurer pour toujours au milieu des arbres, à respirer l’odeur de chèvrefeuille et de résine des sapins dans la seule compagnie des oiseaux et des invisibles animaux qui peuplaient la forêt. Vivre dans une forme d’insouciance, comme lorsqu’il jouait à l’aventurier dans les tréfonds du jardin ou filait avec le vent sur les chemins de traverse.

2
Dédales
Personne n’appelait ça un quartier. Il s’agissait tout au plus d’une rue, un lieu-dit sans pancarte répertorié au cadastre sous le nom de La Chapelaine. Ce procédé d’homologation, sursaut de créativité administrative, était monnaie courante en région rurale. C’était le cas dans les petites localités comme Selvigny qui échappaient à la modernité et dont on devinait que la mise aux normes des édifices les plus anciens avait été récente. Pour retracer l’origine de certains hameaux ou maisons de maître dont le dernier héritier avait disparu, il fallait s’adresser aux anciens, en espérant qu’ils n’aient pas perdu la boule.
Tout un pan de l’histoire de ces campagnes relevait de la mémoire collective, sous forme de légendes émoussées par le temps. La Chapelaine était associée, selon les sources, à une personnalité pieuse du canton ou à une abbaye dont aucune trace ne subsistait. On pourrait presque dire, à une vue de l’esprit.

La maison, qui n’avait pas de nom, avait été conçue par le père d’Arthur au numéro 3 de cette rue, au centre d’un terrain légèrement surélevé. Le lot de terres qui constituait La Chapelaine, d’une superficie de près de huit hectares, avait été acheté avantageusement au mitan des années 1960 par un ensemble d’actionnaires du cabinet d’architecture dont le père d’Arthur faisait partie. Les familles avaient bondi comme beaucoup d’autres à l’époque sur l’occasion de se constituer un patrimoine. Elles avaient quitté la ville et ses logements étriqués pour bâtir des murs et planter des arbres fruitiers, adopter un chien et faire deux ou trois enfants, ce qui semblait être le cours ordinaire d’une vie comblée – en tout cas, le cours d’une vie ordinaire. La confiance en l’avenir était de rigueur, les affaires en progression constante, et pour chaque parcelle, chaque foyer, un défilé de tractopelles et de camions-bennes, un bac à sable taille réelle accomplissaient le rêve de ceux qui avaient jusque-là bâti tant d’édifices qu’ils n’habitaient pas.
Une fois les maisons plantées dans le décor, encore dénuées de volets, de crépi et de peinture, les haies, les sapins et les cerisiers avaient commencé à habiller le paysage pour donner à l’ensemble l’élégance d’un domaine protégé, la promesse d’un paradis de propriétaires.
Quinze ans plus tard, des bouquets d’arbres, des forêts miniatures aux espèces variées qui abritaient écureuils et nids de pies tapissaient de mystère ce qui ressemblait il y a peu de temps encore à des champs de patates. Pruniers, pêchers et abricotiers offraient chaque été leurs fruits généreux. Des rangées de thuyas du Japon à hauteur d’homme firent leur apparition, délimitant les propriétés et creusant à l’ombre des conifères de larges espaces de circulation, zones de jeu et repaires de pirates sous la réquisition des enfants.
Il n’y avait aucune barrière sinon autour des potagers, défense vis-à-vis des renards et des sangliers. Ces barrières, on se demandait bien à quoi elles auraient servi pour ces voisins et collègues de travail, qui se fréquentaient. Le petit quartier résidentiel avait un goût de nouveauté pour être le premier à voir le jour à Selvigny.
Ce rêve aux quatre saisons, aussi indolent l’été que verglacé l’hiver, devait connaître des nuances importantes avant l’entrée de plain-pied dans les années 1980. La Chapelaine respirait au rythme de ses résidents, de leurs intrigues, de leurs succès mais aussi de leurs regrets. Plus qu’ailleurs dans le village, un promeneur du dimanche aurait dit qu’il y régnait une atmosphère. Le chemin qui montait en pente douce jusqu’aux habitations avait sa part d’obscurité, comme s’il marquait un passage. Les chênes qui ployaient de part et d’autre de la route, tels les gardiens de quelque temps reculé, semblaient en avoir défendu l’accès avant que l’homme du XXe siècle ne les ampute. Les cercles de vie dans leurs plaies sèches témoignaient d’une présence séculaire. Ces plaies ne guérissaient pas, comme vitrifiées, les stigmates d’un avertissement.
Après une petite côte qui réservait la vue d’ensemble, la rue plongeait en ligne droite dans une symétrie imparfaite évoquant la nef d’une église dont les arbres auraient formé les colonnes, et la dernière bâtisse tout au fond le chœur. Si la référence échappait à la majorité des visiteurs, chacun reconnaissait que La Chapelaine, îlot cerné par des prairies d’herbes hautes, pouvait susciter une impression de malaise pour qui connaissait les légendes de l’ancienne abbaye de Sainte-Rose. Le soleil rebondissait sur les herbes sauvages dans des reflets d’argent, il ne pénétrait pas sous les futaies les plus denses, là où les enfants jouaient à cache-cache.
Voilà à peu près tout ce qu’Arthur savait au sujet de Selvigny et de La Chapelaine, et c’était déjà pas mal. La Chapelaine, qui représentait le monde entier ou presque, le territoire hermétique de ses plus grandes joies mais aussi de ses plus grandes peurs, faisait partie de lui autant qu’il lui appartenait. Chaque journée apportait son lot de sensations fraîches. Souvent, pendant les grandes vacances, quand il se retrouvait seul avec la maison dans l’imminence magique et pesante du crépuscule, toute son attention se projetait en lui-même et réveillait ses sens. Et alors, la présence de l’invisible s’abattait sur lui comme un intense chagrin refoulé.

Arty freina pour franchir le tournant en épingle, dépassa l’abri délabré en surplomb de la route où leur voisin, Brican, garait son vieux tracteur Deutz. Le vélo glissa à travers l’ombre portée des arbres et commença à perdre de la vitesse en amorçant la côte. Arty bloqua les pédales et passa la jambe par-dessus le cadre. Il continua à pied, poussant le vélo à côté de lui. Il apercevait le faîte de la maison qui se découpait derrière le grand cerisier. Ses mains serraient les poignées jusqu’à faire blanchir les jointures de ses doigts. La douleur au ventre et à la gorge, ses jambes, la fièvre, l’esprit embrumé par la peur, tout le ligotait.
La maison se révéla dans la splendeur du matin. Un bloc entier dont la présence brute était adoucie par la blancheur des peintures, la brillance des ferronneries, par les adorables touches d’élégance et la végétation abondante qui l’entourait. Composée de deux vastes bâtiments reliés, elle n’avait qu’un étage mais semblait étrangement très haute. Les fenêtres de la façade principale, reflétant un carré de ciel mouvant, formaient comme deux grands yeux habités qui vous toisaient. Elle paraissait vous tenir à l’œil tout en vous ignorant, gardant pour elle ses secrets et ses jugements. La maison ? Un piège habillé de papier peint et de meubles, d’objets futiles censés masquer la résonance en elle, son écho primordial. Sa voix. Dans le bruit constant de leurs vies, ils ne percevaient pas son chuchotement. Arty, lui, l’avait entendu. Il ne pouvait plus contester son pouvoir.
Lorsqu’il atteignit les piliers de l’entrée, il remarqua que l’un des montants du portail était lâche. Il appuya le vélo contre le mur et entreprit de replacer la grille sur son arrêt. Sous ses doigts, le fer forgé était chaud et luisant, poussiéreux. Au mois de mai dernier, Franck et lui avaient passé tout un samedi après-midi à repeindre la grille après une séance de ponçage à la brosse métallique. Ils avaient accepté cette tâche pour faire plaisir à leur père, qui voyait d’un bon œil qu’ils participent à l’entretien des lieux. D’abord exécutée de mauvaise grâce, cette action s’était transformée en un moment privilégié pour les deux frères, biscuits et bouteilles de limonade à l’appui. Tout en jouant du pinceau, souillant les journaux de protection d’une mélasse couleur pétrole, ils s’étaient affrontés dans un challenge consistant à réciter des slogans publicitaires. Avec la chaleur, l’odeur chimique, entêtante de la peinture, à l’égal de la térébenthine utilisée pour se nettoyer les mains, semblait encore exsuder du métal. L’effluve restait en suspension, comme l’émanation de cet instant avalé par le passé. Ce souvenir resterait là pour toujours, attaché au seuil du domaine, à la lisière du monde intime de la famille et de l’espace invisible de la maison.
À peine l’eut-il touchée que la grille poussa un grincement strident. C’était un stratagème : elle l’attendait.
Arty remonta l’allée goudronnée dans un silence que seul venait troubler le son du cliquet sur sa roue arrière. Un jappement de l’autre côté de la rue, Asia, le cocker spaniel des voisins. En ouvrant la porte du garage, il reçut l’air froid qui stagnait dans la cave, et cela lui rappela l’abîme dans les bois. Il sentit une sorte de contraction, un nœud qui se serrait de plus en plus fort dans son ventre. La chair de poule. Il fixait l’obscurité, sans distinguer le fond de la pièce. Il pensait Je dois partir en courant, s’attendant à une attaque qui lui aurait peut-être fait perdre la raison, d’un coup, pop ! comme la capsule d’une bouteille de Coca. Il luttait, luttait très fort. Sans tourner la tête, il déplaça sa main sur le mur derrière lui, le long du chambranle, à la recherche de l’interrupteur. Celui-ci était précisément à l’endroit où il devait être. La faible lumière de l’ampoule nue éclaboussa les murs.
Arty respira. Il rangea son vélo en dessous de celui de son frère qui était suspendu à deux pitons plantés dans le mur. Il regardait toujours par-dessus son épaule en défaisant ses lacets, en rangeant ses chaussures. Et en montant l’escalier.
La lumière se déversait des portes-fenêtres, des verres dépolis de l’entrée, des couloirs qui reliaient les volumes à la cuisine et de l’autre côté aux chambres. Elle parcourait la maison mais n’arrivait pas à chasser cette obscurité logée derrière les portes closes, dans les plafonds trop grands, dans les pièces reculées. Par plein soleil, tout cet espace semblait respirer et accueillir la vie. Comment comprendre que la nuit et la grisaille annulent si vite cette impression ? L’hiver possédait la même ferveur que l’été et dressait des rideaux de brume derrière les vitres, piégeant la perspective, paralysant le parc d’une neige épaisse et fantomatique. Rien ne valait la pluie pour répandre le chagrin. Omniprésente aux demi-saisons, elle pouvait être mesquine ou cinglante. Elle était la compagne préférée des cœurs lourds et des frayeurs orageuses. Elle ruisselait sur les vitres en traçant des rigoles, des torrents de larmes jetés sur d’interminables semaines. Et il fallait vivre avec, danser avec elle car elle ne partait plus.
À cette heure-ci, Maman doit être levée. Arty avança dans le séjour où se dressaient le piano et les vaisseliers. Il contourna la table en merisier sur laquelle trônait un pot de fleurs séchées et jeta un œil dans le salon avant d’aller visiter la cuisine. En chaussettes, il s’accordait avec le calme autour de lui. Il ne voulait pas briser cette suspension magique. Mais le silence installait aussi une tension. Il avait envie de hurler, et peut-être l’aurait-il fait s’il n’avait pas vu la tasse de thé sur le plan de travail. Une fumerolle de vapeur se trémoussait au-dessus du liquide tel un minuscule génie des airs. La clarté du matin rebondissant sur le vieux grille-pain en fer. Des mirages, encore.
Arty chercha sa mère dans la buanderie. Il tendit l’oreille mais ne perçut aucun bruit. Il retraversa le hall, passa devant le pot de céramique décoré et son philodendron d’un vert profond, amazonien. Dans le second couloir sombre, il dépassa sa chambre toujours fermée et la porte de la chambre de ses parents. Il pénétra dans la salle de bains attenante.
La petite fenêtre rectangulaire donnait à la pièce un caractère intime, mais c’était la couleur des carreaux de céramique, du même azur que le pot dans l’entrée, qui installait une sérénité. Arty tomba devant son reflet au-dessus des lavabos : pâle comme de la crème fouettée, les traits exténués. Il examina son cou à la recherche d’une marque qui aurait prouvé l’étranglement. Rien. Rien que la braise pulsant dans ses tempes et autour de sa mâchoire.
Il se hissa sur le lavabo pour atteindre le haut du placard à pharmacie. Il tira la boîte à chaussures où sa mère stockait les médicaments, fouilla parmi les petites boîtes en carton. Que cherchait-il au juste ? Une gélule blanche… Il ne se souvenait plus du nom du cachet que Maman lui donnait pour les états grippaux. Et comment être sûr de la posologie ? Ses bras tremblaient, il eut peur de tomber. Il abdiqua et s’assit sur le bord de la baignoire. Les fantômes pouvaient bien se jeter sur lui, cette fois-ci il ne leur résisterait pas.

Elle arriva comme une apparition. En silence, dans une caresse délicate, à peine plus dense qu’un voile de mousseline. Sa présence à elle aussi hantait la maison, mais Arty ne voulait pas y penser. La main de sa mère effleura sa joue, elle n’était qu’amour et justesse. Chaleur, énergie.
— Qu’est-ce qui se passe, mon chéri ?
— Je suis tout en feu, laissa-t-il tomber, vaincu.
Première fois qu’il parlait depuis son réveil. Un exploit. Il ne parvenait plus à ouvrir les yeux, et la main de Catherine se déplaça sur son front, l’entoura, attendit. Le front brûlait d’un feu féroce, elle le sentait bien. Elle le vit déglutir dans une grimace.
— Tu as mal à la gorge ?
Il hocha la tête. Un sourire déforma les lèvres de Catherine qui se leva pour ouvrir l’armoire à pharmacie. Elle portait une longue robe d’été blanche avec des fleurs pastel. Il connaissait par cœur la ligne du corps de sa mère, la courbe de son dos, l’arc de ses jambes, la finesse de sa taille. Les reflets de ses cheveux blonds mi-longs dont elle rejetait une mèche derrière l’oreille lorsqu’elle se concentrait. Il avait toujours été en admiration devant sa beauté et se surprenait, depuis quelque temps, à en ressentir un trouble. On aurait dit une peur, ou un danger qu’il n’expliquait pas et qui remontait de très loin. L’émoi ne durait pas, mais il pouvait le sentir comme un tressaillement dans sa poitrine et dans une zone de son corps plus basse qui n’avait jamais été activée.
Sa mère détenait des secrets, et parmi eux la connaissance de la médecine élémentaire. Dans la famille elle jouait le rôle de guérisseuse, pouvant recueillir un oiseau blessé et lui redonner l’envol. Ses enfants devenaient parfois ces petits animaux en détresse qu’elle s’empressait de soigner avec toute la bonté de l’amour maternel. Elle savait quoi faire, comment nettoyer une plaie. Elle prononçait les mots justes, les consignes avec chaleur, son sourire et ses gestes inspiraient la confiance. D’elle émanait cette splendeur d’âme liée à la terre et aux choses simples, qui prenait la vie au sérieux et anticipait le drame sans jamais exagérer son emprise. On pouvait lire en elle une forme d’acceptation des choses.
— Tu es parti tôt ce matin, qu’est-ce que tu as fait ?
Il ne répondit pas tout de suite. Il avait espéré que sa fuite passe inaperçue. Et comment pouvait-il dire une vérité qu’il ne cernait pas très bien lui-même ?
— Je n’arrivais pas à respirer, tenta-t-il. J’ai eu envie de prendre l’air, alors j’ai roulé jusqu’en haut de la grange Deville. Je me sentais de plus en plus mal…
Catherine lui servit un verre d’eau et une gélule rouge et blanc comme dans les dessins animés.
— Prends ça, ça va te soulager et faire tomber la fièvre. Je t’en donnerai une autre à midi. Tu devrais rester tranquille, d’accord ? C’est bientôt la rentrée, moi, je veux que tu sois en forme.
Elle le raccompagna à sa chambre avec une bouteille de sirop, ouvrit les volets et laissa la fenêtre entrebâillée. Arty s’affala sur son lit, à bout de forces. Quand sa mère eut quitté la pièce, il se rendit compte que sa présence l’avait calmé. Laissé seul, il sentit un retour de panique l’envahir.
— Maman, tu t’en vas ?
Il espérait que sa détresse ne s’était pas entendue dans la précipitation à former sa phrase enrouée.
— Arthur, je dois aller travailler. Tout le monde n’est pas en vacances !
Il l’avait perdue : elle s’éloignait dans le couloir d’un pas un peu pressé. La suspension magique était brisée.
Arty osa lever les yeux vers le mur, ce mur le long duquel la chose avait rampé le matin même pour s’en prendre à lui. La pleine lumière avait lavé la scène de crime de ses ténèbres. Ne restaient que les fleurs pâles, entrelacées du papier peint, et les coups de crayon criminels qu’il y avait donnés étant enfant.
Catherine réapparut en coup de vent pour déposer une tasse de chocolat chaud et des biscuits sur une assiette.
— Où est Franck ?
— Il est parti tondre la pelouse de Claudie. Il lui avait promis.
Et ce fut tout. Elle alla boire son thé, s’affairer à toutes ces menues choses cachées aux enfants qui façonnent la vie d’adulte, et Arty avala son chocolat, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il songea à la maison, à ce qu’impliquait ce mot, vivant, le premier qui lui était apparu. Pour un humain, cela voulait dire avoir un cœur qui bat, du sang qui circule dans les veines, une conscience. La maison possédait-elle une anatomie, un organisme ? Une âme ? Maman prétendait parfois que l’âme appartenait à Dieu, que chaque être était un minuscule fragment de Dieu. Mais la maison était faite de briques et de ciment, de poutres de bois. Que pouvait-il y avoir de vivant là-dedans ?
À force de tourner et retourner cette idée, Arty fut gagné par la somnolence. Il avait tellement envie d’en parler à Franck. Mais oserait-il ? Franck pourrait aussi bien se moquer de lui et le charrier longtemps. Comme la fois où il avait dit C’est pas des cheveux que tu as, c’est du poil de sanglier. Et il avait ri, sans comprendre qu’il lui faisait du mal. Quelque chose s’était effondré en Arty. Il avait été tenté de laisser exploser sa colère, mais pour une fois il avait gardé ses larmes (elles coulaient à l’intérieur, une cascade rugissante, un torrent emportant tout dans l’abîme sans fond) et pris la fuite. Des années après, il détestait toujours ses cheveux et Franck ne s’était jamais excusé. Il glissa dans le sommeil sans s’en apercevoir, à peine sentit-il un voile de velours passer sur sa conscience. À l’espace confiné du lit d’enfant…

… succède un vaste lieu de passage, qui ressemble à un hall de gare. Des gens-fourmis vont et viennent sans lui accorder un regard. Ombres, transparences. Croisées. Carrefour. Il vole, plane. Tombe. Ses pieds touchent le béton. Les mots s’égrainent dans son esprit. Poussière. Particules… Il lève les yeux et voit les très hautes fenêtres, les rayons dorés qui descendent en oblique, morcelant le volume du lieu colossal. La voûte au-dessus se trouve au moins à dix kilomètres. Il suit les gens. Il faut marcher le long d’un trottoir, on dirait qu’il y a une route au milieu, mais c’est plutôt une piste. Il y a suffisamment de place pour faire décoller un avion… L’espace change. Se réduit. Pas plus de train qui passe que d’avion qui atterrit. Le tunnel s’enfonce en pente douce. Arty marche sans réfléchir. Il ne voit pas le fond. Il y a un peu moins de gens sur le trottoir, silhouettes toutes différentes, toutes semblables. Un flux. Après ce tunnel, les inconnus passent une porte. Arty les suit. Un tunnel moins large, hermétique. D’où vient la lumière ? Que sont-ils tous devenus ? Il n’y a plus devant lui qu’une poignée d’individus. La pente est faite d’un béton grossier. Tout est recouvert d’une épaisse couche de poussière. Un pipeline, une zone de travaux, peut-être. Le temps n’a pas prise ici, n’est-ce pas ? Une autre porte. L’inconnu devant lui disparaît dans le sas. Arty reste immobile : à sa gauche, un passage, un rectangle d’ombre découpé dans le mur. Une voix l’appelle. Il n’hésite qu’un instant et emprunte cette voie.
L’espace a changé. Il est seul. La lumière plus forte. Les murs sont nus, bruts. Zone de travaux, il se répète. Zone de travaux. En plein labyrinthe : les couloirs sont connectés à d’autres couloirs, chaque angle révélant un réseau identique, répété à l’infini. Le motif joue le rôle d’un déclencheur : une grande solitude s’abat sur Arty. Une vibration, comme si quelque part on avait pincé une corde de guitare. Par cette très légère perturbation, à peine un effleurement, toute sa vie vient de trembler. Un édifice de sable s’écroule, dévoilant une architecture complexe. Arty le sait, ce n’est qu’une image. Des territoires vierges. Les écoulements révèlent des béances dans les murs, des passages. Des choix. D’innombrables choix.
Arty, qui n’avait pas peur jusqu’ici, hésite à continuer. Il redoute un piège au fond de ces pièces exhumées, il ne veut pas entrer. Il aimerait bien ne pas avoir à le faire. Chaque salle dégorge une masse de gravats. Ses yeux s’habituent. La pièce est immense. Infinie, peut-être. Au fond, se dit-il, il y a ce que contient la maison. L’origine de toutes ses peurs. Le mystère sans nom.
Arty pose le pied sur…

3
Les charges
Un sursaut le tira du sommeil au milieu de la journée. La chambre mal aérée, cuite par le soleil, faisait l’effet d’une cocotte-minute et Arty eut l’impression que sa tête avait été passée au mixeur. Seul un filet d’air traversait ses narines pleines. Il laissa le motif des salles obscures s’effilocher, tandis que la douleur infusait ses tempes et sa poitrine. Il grimaça en se rétablissant sur l’oreiller, corps lourd, tordu et rejeté par les songes.
La lumière liquide fondait sur ses yeux, il enfouit sa tête sous la couverture en gémissant. Que n’aurait-il fait pour que quelqu’un, n’importe qui, vienne fermer les volets ? Il n’imaginait pas tenir sur ses jambes, encore moins se pencher au-dehors pour tirer les lourds panneaux de bois. Arty resta immobile tel un alpiniste coincé sous les glaces. Il comata un moment, sa conscience jouant au ping-pong entre l’univers cotonneux de son refuge et une version sous acide de lieux qu’il connaissait. Il chemina le long de rues entortillées, luisant sous le crachin d’une pluie d’aquarelle, découvrit des plages de sable roux où les étoiles venaient s’échouer. Le paysage au crépuscule pourpre paraissait se diluer à l’infini, abolir les frontières de la terre et du ciel. L’esprit d’Arty flottait, compensant les frayeurs de la matinée. Une sensation d’apesanteur, la rêverie chamarrée figurant la guérison. Les nuées agissaient sur son esprit comme le médicament dans la chimie de son corps d’enfant, et il sut en fixant le tourbillon des nuances dans l’horizon que quelque chose, quelque part, s’occupait de lui.

L’après-midi vint, porté par des chants d’oiseau et des odeurs de gâteau. La douleur avait en partie reflué quand il se redressa dans les draps, un peu ébahi d’avoir traversé toutes ces images d’Épinal et de se retrouver de l’autre côté du cauchemar.
Il y avait de la vie dans la maison, et cette fois-ci ce n’était pas une pensée effrayante. À fond les ballons sur un tube de Supertramp, Franck faisait des crêpes. Il les faisait à la Franck, c’est-à-dire avec l’enthousiasme débridé (et la grâce inconsciente) des expérimentateurs, piochant l’inspiration dans les placards grands ouverts. En suivant les traces de farine, on pouvait deviner où il avait promené ses mains, quelles boîtes avaient été visitées, et reconstituer une scène de crime dont la confiture de fraise tiendrait le rôle sanguinolent, autant de pistes que leur mère ne manquerait pas de suivre bien après leur nettoyage maladroit.
Ce ballet mettait du baume au cœur d’Arty : il voyait la pleine expression du caractère de Franck dans la vitesse à laquelle celui-ci coulait la pâte, secouait la poêle d’un petit geste du poignet, faisait sauter la crêpe pour la retourner. Et surtout, la manière qu’il avait d’en réserver une sur deux sur une assiette à part, juste pour lui. Il profitait de tout au maximum, sans attendre les autres.
Quand il aperçut Arty, il s’illumina.
— Hé, qui voilà ? Ça va, frangin ?
Arty s’assit lourdement sur une des chaises. Les rêves lui collaient encore à la peau. Il sourit.
— M’man a dit que tu étais malade. Je suis passé te voir tout à l’heure mais tu roupillais…
Il avait fait un effort sur les dernières crêpes, les offrant au plat commun. Il en secoua une dans la poêle et la servit toute chaude sur une assiette qu’il déposa devant Arty.
— Tiens, prends des forces. Tu veux du sucre ? De la confiture ?
L’odeur de pâte croustillante ne pouvait lui faire plus plaisir. Il engouffra la crêpe en deux bouchées tandis que Franck reprenait les paroles de Supertramp comme une vraie casserole. Cette vitalité avait quelque chose de précieux, elle conjurait la nuit et la peur, les fantômes et la maladie. L’heure du goûter approchait, ils avaient pris de l’avance, sales gosses pillant les réserves, se goinfrant de sucreries, semant le chaos. Arty suivait Franck dans ses élans parce qu’il voulait que Franck l’aime et le respecte. Ils pouvaient former une alliance infernale, même s’il existerait toujours entre eux un schisme. Cinq ans irrattrapables. Un continent.
Leurs moments ensemble oblitéraient cette frontière : des rêveries au-dessus d’un magazine de cinéma, une aventure dans les bois, une complicité dans le crime comme la fois où ils avaient brisé un carreau et l’avaient dissimulé derrière une plante. Une parenthèse dans le monde des adultes, de l’école, des responsabilités. Un monde rien qu’à eux, dont ils posaient depuis des années, une à une, les briques… mais qui devenait fragile à mesure que Franck consacrait du temps à sa bande, à de mystérieuses activités à l’extérieur qui impliquaient la compagnie de filles. Tandis qu’Arty, lui, vivait dans un espace creusé par le rêve, l’imagination. Il se sentait parfois abandonné et craignait que lui-même, passant dans la cour des grands, ne finît aussi par oublier l’accès à ce lieu magique.
— Alors, Maman t’a donné quelque chose ?
— Oui, un truc pour la gorge. Ça me fait mal quand j’avale…
— Tu nous fais une petite angine, c’est l’école qui te fiche la frousse.
Il n’avait pas cessé d’avaler des crêpes. Imperturbable Franck.
— Arrêtez de me dire ça, tous ! C’est pas vrai. C’est pas ça.
— C’est quoi alors ?
— Si je savais.
Il parlait pour ne rien dire, voulant à tout prix garder une certaine assurance même s’il était conscient que les barrières de sa volonté étaient si fines que, d’ici à une minute, il pourrait aussi bien céder à la colère et déballer que la maison avait essayé de le tuer. Il opta pour une autre stratégie.
— Francky, toi, t’as jamais eu peur dans la maison ?
Pris au dépourvu, Franck suspendit sa mastication. Il n’en parut pas perturbé pour autant. Arty comprit que la question lui était familière.
— Dans la maison ?
Arty n’ajouta rien, il se contenta de hocher la tête.
— Oui, évidemment que j’ai peur dans la maison la nuit. Je vais te dire, depuis mon lit, si je laisse la porte ouverte, je vois le haut de l’escalier. Des fois, quand je me couche et que j’éteins la lumière, je me dis que si quelqu’un montait et faisait grincer la dernière marche… je deviendrais complètement fou.
Il avait une manière de raconter ça, avec détachement mais aussi conviction. L’arrogance de ses seize ans lui permettait de jouer du bobard, pourtant les mots, ses mots… Le ventre et le cœur d’Arty se serrèrent d’un coup, saucissonnés comme des gigots, mettant un terme à son bel appétit. Franck ne devait pas être encore satisfait de son effet, il en remit une couche.
— Une fois, tu te rappelles, je suis resté ici un week-end quand vous êtes partis à Paris. Deux nuits, tout seul. C’était dément !
Soit il en avait trop dit, soit… non, il en avait trop dit. Arty aurait voulu qu’il se taise à jamais ! Hélas, quand Franck était lancé, rien ni personne ne pouvait l’arrêter. Privilège de grande gueule.
— En hiver, le bois grince de partout. Au milieu de la nuit, j’avais l’impression d’entendre des ongles qui griffaient les volets. J’avais fermé ma chambre à clé et je dormais tout habillé, la lampe allumée et avec de la musique. Le téléphone a même sonné à un moment. Je te jure, j’ai jamais eu aussi peur de ma vie !
Il roula de grands yeux, se moquant de lui-même.
— Mais le pire… le pire ! C’est au moment où j’ai dû descendre pour aller aux vécés.
Il secoua la tête, leva la main d’un geste théâtral comme s’il allait s’abstenir de parler. Épargner Arty. Sauf qu’il ne le ferait pas. Il tenait trop bien son public.
— Je descends et j’allume tout sur mon passage, tu imagines bien. Je traverse le couloir en rasant le mur. Je fais mon truc, et puis je reviens sur mes pas, pareil, en regardant par-dessus mon épaule. J’éteins le couloir… et là… je me rends compte qu’une lumière est allumée dans le salon.
À cet instant, tout un édifice s’écroula à l’intérieur d’Arty. Toute la petite assurance qu’il avait réussi à se fabriquer depuis le matin. Cette brindille de courage, envolée, balayée.
— Paraît que ça s’explique, dit Franck en calmant le jeu. Il y a des phénomènes, dans les maisons, ça vient des charges. J’ai lu ça une fois dans un bouquin sur le paranormal.
Il se versa un verre de jus d’orange, qu’il siffla d’un trait. Puis une pause, nécessaire pour tout faire passer, jus, crêpes, fantômes.
— Tu crois que notre maison elle a une charge ?
La voix d’Arty tremblait un peu. Franck ne sembla pas le remarquer. Il réfléchit une seconde.
— Je pourrais pas le jurer… On parle de notre maison, de notre nid. Papa l’a construite, elle fait en quelque sorte partie de la famille. S’il y avait une charge, je suppose que c’est nous qui l’aurions créée, d’une manière ou d’une autre. La maison, c’est nous, tu comprends ?
Il hocha la tête, mais en vérité il n’y comprenait rien du tout. Il lui faudrait bien des années avant de mettre ses propres mots sur ce qu’avait voulu dire Franck. Bien des années, et quelques maisons.
Il n’osait pas poser d’autres questions. Il ne pouvait être certain que Franck avait vécu ce qu’il racontait, en tout cas pas à cent pour cent. Mais cela confortait son impression qu’ils n’étaient pas seuls.
Les deux frères passèrent le reste de l’après-midi ensemble. Ils firent une partie d’échecs car Arty avait décidé qu’il devait devenir un maître en la matière et dévorait un manuel de stratégie, dont les pages commençaient à s’arracher. Ils se calèrent dans des oreillers pour regarder La Folle Journée de Ferris Bueller, un film qu’ils connaissaient si bien qu’ils doublaient les répliques en français sans se tromper. Franck répétait en soupirant qu’il était amoureux de Mia Sara, qu’il ne s’en remettrait jamais. Quant à Arty, il adorait le moment où Ferris simulait des éternuements sur un synthétiseur, mentant à tout le monde sur son état de santé. Je suis un autodidacte, proclamait Matthew Broderick en jouant du hautbois. Arty ne savait pas ce que ça voulait dire, mais le personnage l’inspirait et il ne manquait jamais une occasion de lui piquer une réplique.
Ils traînèrent encore un peu sans reparler de fantômes. Ils allèrent lire sur la terrasse, Franck raconta sa soirée du dimanche et comment lui et ses copains avaient bu le whisky des parents de Bog en écoutant des disques. Pauvre Bogdan, l’émigré roumain qui finissait toujours un peu en souffre-douleur du groupe, celui à qui on joue les sales tours. Le père de Bog, un brave homme discret et trop gentil, travaillait dans le même groupe que leur père. Les familles se rencontraient au gré d’invitations à dîner appréciées des adultes comme des enfants. Ce plaisir tenait à deux choses : les parents de Bog, au-delà d’une certaine pudeur, étaient des conteurs cocasses. Et puis il y avait Anna, la sœur de Bogdan.
Les deux frères recherchaient sans se l’avouer la compagnie d’Anna – pas tout à fait pour les mêmes raisons. En la voyant, Arty se sentait toujours un peu chamboulé en dedans. Il aurait pu lui demander de le serrer dans ses bras. Il n’avait jamais osé, n’oserait sans doute jamais, devinant son vœu déplacé pour des raisons qui avaient tout à voir avec le regard posé sur lui. Anna portait en elle une ambivalence divine, l’incandescence convoitée par l’insecte prêt à s’y brûler vif.
Pour Franck, Anna paraissait délicieusement accessible. Elle avait quatorze ans, lui seulement deux ans de plus, juste assez pour imposer le brin de supériorité nécessaire. Il voulait séduire cette jeune fille aux cheveux blonds cascadés, une beauté, n’était une petite tache de vin sur la joue, sacrifice d’un défaut à Bouddha juste pour souligner que la perfection n’est pas de ce monde. Elle n’avait pas conscience de son charme mais se montrait épanouie, prête à accueillir l’imprévu. Ç’aurait été du tout cuit si seulement elle n’avait pas été la sœur de Bog. Et si Franck n’avait pas possédé au fond de lui un petit bout d’âme romantique qui l’empêchait de faire n’importe quoi.
Sur ce plan, il ne manquait pas de sollicitations. Il s’était forgé une assurance tranquille qui attirait la plupart des filles, ce qui le dispensait d’avoir à leur courir après. C’est ce qu’il appelait son hold-up parfait. Dans le cas d’Anna, même si le charme semblait agir, il devait accepter de rebattre les cartes. Et de prendre son temps. En faisant attention. Beaucoup de choses qui n’étaient pas au nombre de ses qualités principales.
Franck et ses potes avaient donc sifflé le whisky du père de Bog, et Anna avait peut-être passé une partie de la soirée avec eux, à jouer les complices sur des airs de Dire Straits ou de Genesis. Arty n’avait plus tellement envie de lire et la journée tournait à l’émeraude et au doré derrière les arbres. Ils rentrèrent dans la maison, dont les pièces se paraient d’un léger voile de pénombre, les lueurs du jour mourant dans un scintillement sur les verres dépolis. Et la présence semblait s’accrocher aux voûtes, tissant son piège de nuit.
Arty pensait à la maison. Franck pensait à Anna. Et la maison ? À qui pensait-elle ?

Franck rêvassait, insoucieux des tourments qui agitaient Arty. L’atmosphère de la maison s’imprégna d’une tranquillité surnaturelle. Comme si les énergies se rééquilibraient. À mesure que Franck basculait dans la somnolence, qu’Arty retrouvait le chemin de ses mondes imaginaires, la maison abandonnait ses atours pour aspirer la fraîcheur de la terre et des arbres alentour, absorbant dans ses murs l’humidité chaude de la soirée, l’intimité des ténèbres. Le vert des sapins, le roux des écorces, le bleu du ciel reposaient leur éclat dans un écrin de nuances froides, pointant vers l’heure bleue, dernier rempart avant la nuit.
Les humains contemplaient ce cycle avec leur impuissance d’humains. Les jours raccourcissaient à vue d’œil, les jetant sur la pente savonneuse d’un automne toujours plus précoce, pluie et vents froids, ruissellement infini dans une mare boueuse dont la surface renvoyait une image d’années perdues. Il n’y avait rien à faire. Arty soupira. Un souffle profond qui figurait un tremblement de son âme. Il ne faisait qu’entrer dans le monde grisâtre qui commençait avec le collège. Il allait devoir se trimballer toutes ces peines et bien d’autres qu’il ne connaissait pas encore.
L’avenir l’effrayait.
Il regarda le soleil se défaire derrière l’horizon. Liquéfié comme du métal en fusion aux confins du monde.
L’obscurité envahit le cœur de la maison, tandis que les lueurs du jour s’attardaient sous les fenêtres.
Arty écouta : le vide, l’absence. La résonance.
Un vrombissement lointain dans La Chapelaine.
Le réel s’invitait comme il sait si bien le faire.
Une minute plus tard, le claquement d’une portière. Un tour de clé, métal cliquetant contre la tôle dans la paume d’une main. Arty retenait sa respiration, visualisant chaque geste : les quelques pas jusqu’au garage, le grincement du bois, la porte qu’on referme. Tout le rituel des chaussures, les pantoufles sur chaque marche de l’escalier intérieur, jusqu’à…
Irruption.
La vie, de nouveau.
Le bois du lit de Franck grinça. Arty se releva et alluma la lampe de son bureau. Clic. Le soir officiel. Tintement des clés dans un bol en céramique. Froissement de veste, placard. Papa qui se racle la gorge. Franck qui parle. Salut Papa, salut fiston.
Arty se dit qu’il ne pouvait pas juste rester là, immobile. Il devait faire quelque chose. Il prit des crayons et commença à dessiner ce qui lui passait par la tête. Son père traversa le couloir et s’arrêta sur le seuil de sa chambre.
— Arthur, ça va ?
Il hocha la tête, il aurait pu aussi lui dire la vérité. Pas sur la présence, bien sûr. Sur la maladie. Paul entra dans la pièce, posa une main sur la tête de son fils et son regard effleura la feuille (une créature fantaisiste). Il caressait peut-être l’espoir d’y voir une imitation de ce que lui dessinait là-haut, dans son bureau, lorsqu’il traçait les plans de la prochaine maison qu’il allait faire construire. La relève n’étant vraisemblablement pas assurée, il récupéra sa main et quitta la chambre sans un mot.
La scène résumait assez bien le mystère Paul Kena. Un taiseux qui montrait peu. Jamais un mot pour ne rien dire, jamais un emportement. Un tempérament égal et rationnel, flexible et posé, dont la façade ne résistait pas à un examen minutieux. La fine surface s’écaillait pour qui savait regarder. Une personnalité comme celle de Paul, qui se cachait sans cesse, demandait qu’on la débusque. Au-delà du camouflage, un univers complexe s’étendait, à l’image de ses plans d’architecte. Quand Arty pensait à son père, il voyait le monolithe au centre du cercle familial, la pierre d’achoppement inébranlable et terrible. Et parfois le sourire pudique qui naissait d’un instant de relâchement. L’indice d’un amour immense planqué derrière la figure de l’autorité – aîné, paternel, actionnaire. Paille de joie dans un monde de responsabilités qui nécessitait flegme et fermeté, et par-dessus tout un contrôle permanent. Tenir le guidon bien fort, coûte que coûte. La première leçon du père au fils pour conduire un vélo.
Chaque soir, quelle que soit l’heure à laquelle il rentrait, Paul faisait un passage éclair à l’étage, dans le bureau où il stockait ses projets, des rouleaux de carton qui s’entassaient sur une bibliothèque entière, tous classés selon une date, une référence précise. Paul n’égarait jamais ses affaires, il se donnait un devoir d’ordre.
La pièce représentait son centre de gravité. Orientée à l’est, super lumineuse le matin, c’était le lieu idéal pour ses études, un abri brut, sans décoration, vierge de toute distraction. Tout reposait sur le meuble qui donnait à la pièce sa fonction, un bureau en chêne massif recouvert d’un carré de feutrine verte, un méta-objet qui regroupait en son sein tous les ingrédients de l’essentiel : carnets, feuilles, notes, outils, consommables. Arty fantasmait sur les instruments qui s’y trouvaient : la boîte à crayons Faber-Castell, le tire-ligne, la règle Kutch… Ils détenaient une magie, un langage propre. Ses rares incursions en ce lieu (Paul ne l’admettait pas de bonne grâce à ses côtés quand il travaillait, Arty pouvant assez vite être classé dans la catégorie « distractions ») ne lui avaient pas permis de déchiffrer ce qu’il avait vu : sur les larges feuilles blanches s’étalaient des croquis, une géométrie d’expert avec sa propre culture de symboles et de légendes. De petits numéros jonchaient les plans ici et là, des cotes, comme les appelait son père. D’où une fascination pour cet univers à part où gisaient les fondations d’un monde qu’il n’arrivait pas à se représenter. Dans son esprit, son père bâtissait des cathédrales sur un continent inaccessible. En grandissant, il s’était bien rendu compte que cette vision était une de ses inventions. Mais parmi tous ces projets, n’y avait-il pas quelques pièces d’imagination ? Quelques délires de passionné ?
Arty repensa à ce qu’avait dit Franck au goûter. Ce père aux intentions enfouies, c’était lui qui avait extrait la maison de ses limbes, lui qui l’avait dessinée, lui qui en avait supervisé le bâti. La maison était sa création, l’épine dorsale de leur vie.
La maison, c’était eux.
La maison, c’était lui.
Ce qui n’éclairait rien et n’expliquait pas la peur. Quelque part dans les tubes en haut devaient se trouver les plans de la maison. Un début de piste, se dit Arty, et il décida de les rechercher. Qui sait ce qu’il découvrirait ?
Venue avec la nuit, une vrille torturait Arty, sous la forme d’une question à la cruauté inédite.
Qu’allait-il faire ?
Que faire sinon subir, et espérer que ce n’était qu’un cauchemar ?
Pour l’heure, il misait sur les apparences. Lorsque sa mère rentra, il aida à organiser le repas, suggéra qu’ils jouent tous ensemble à un jeu de société ou qu’ils regardent à la télévision le Grand Film du mardi Soir. Il fit tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas se décoller de sa famille. Dès qu’elle le vit, sa mère plaqua une main sur son front pour prendre sa température, ce qui alerta son père. On brandit tous les arguments possibles pour qu’il aille se coucher tôt. Arty rouspéta.
— J’ai pas sommeil, j’ai déjà piqué du nez toute la journée…
— Tu as envie d’en profiter avant que l’école reprenne, dit Paul, c’est normal. Il faut quand même que tu te reposes. Au collège, ça va pas être la même, les profs vont t’en demander beaucoup, il faudra que tu sois à la hauteur.
— Ouais, je sais…
Il n’était pas encore prêt à faire le deuil de son enfance, de son temps libre, de sa liberté de rêver. Franck vint à son secours.
— N’empêche que, pour l’instant, c’est encore les vacances.
Catherine leur servit un plat de lasagnes fumantes.
— J’espère que les crêpes étaient bonnes ?
Elle s’adressait à Franck mais aussi à Arty. Elle avait décodé la scène de crime, ils auraient pu leur en laisser quelques-unes au lieu de se goinfrer comme des égoïstes. S’ils prétendaient n’avoir pas suffisamment d’appétit pour faire honneur à ses lasagnes, ils filaient droit vers l’incident diplomatique.
Ils mangèrent, lui concédant les compliments qu’elle méritait. Catherine était un vrai cordon-bleu. Lorsque Franck cuisinait, il ne faisait que lui rendre hommage. Catherine y voyait la preuve qu’elle réussissait à inculquer quelque chose à ses enfants, les valeurs du faire.
Les parents restèrent partager des glaces, puis se retirèrent au calme. Arty et Franck piochèrent un film en VHS dans leur collection, La Nuit du chasseur avec Robert Mitchum, une copie du « Cinéma de minuit ». Arty adorait la voix du présentateur, Patrick Brion, son ton traînant unique au monde que Franck imitait à la perfection.
Cette nuit-là, Arty lutta longtemps mais la fatigue finit par le terrasser. Quand il sombra, son subconscient le bombarda d’images. Un couple d’enfants courant pour échapper aux ténèbres. Une main aux doigts griffus. Des étoiles. Les mots sur les poings de Mitchum : amour/haine. La silhouette du croque-mitaine dans le couchant. Un cri derrière une porte, dans une maison à l’apparence banale. Cruauté ordinaire, gestes violents et dissimulés. Espaces absorbés par une lumière aux rayons coupants, annihilée par l’ombre cotonneuse au plafond, rampant sur les murs, vautrée au fond des couloirs vides. Et dans le noir parfait, braqués sur lui, deux yeux flamboyants.

4
Bunker
Les bonnes nuits, Arty gardait la lumière allumée et lisait des bandes dessinées, s’endormant au petit matin à la renaissance du monde, quand la menace refluait avec le jour. Les mauvaises le capturaient dans des tenailles d’enfer où son esprit se débattait contre ses créations. Le calvaire ne cessait que lorsque la terreur l’éjectait hors du pays des rêves, mais seulement pour mieux lui coller à la peau à la manière d’une membrane visqueuse. Il ne pouvait plus dormir après ça, et la veille recommençait.
Arty était épuisé et sa dernière portion de vacances fondit comme neige au soleil. Le jour fatidique de la rentrée arriva alors qu’il reprenait tout juste le dessus. La route le menait à un bâtiment rectangulaire sans grâce, carrelage laid, pylônes de béton, barrières épaisses… Un univers industriel qui le contiendrait, si tout allait pour le mieux, pendant les quatre années à venir.
Lorsqu’il partit ce matin-là, cartable sur le dos, il fut saisi d’un sentiment de fraîcheur, d’aventure qui atténua la tension du grand bond qui le menait en sixième. Longtemps il avait convoité l’insouciance de Franck, sa décontraction face aux vicissitudes des cours, de l’orientation, de l’éducation au sens large. En entrant au collège, Arty repoussait la frontière de son territoire, qui ne serait plus cantonné au village mais s’étendrait aussi à la ville. Il pourrait faire des sorties plus loin et plus souvent, se faire des amis… et bien d’autres choses.
Choisir. Grandir. Grandir semblait sa seule chance de trouver des réponses à toutes ses questions.
Il traversa Selvigny jusqu’à la grande route et attendit sur un banc installé dans un cabanon. Il arriva le premier mais fut bientôt rejoint par d’autres élèves, plus âgés que lui, qu’il ne connaissait pas. Personne ne lui adressa la parole. Le bus arriva à l’heure et Arty s’installa sur une banquette au fond, contre la vitre, d’où il regarda le paysage se déplacer dans les vibrations et le grondement du moteur qui devait se trouver, au hasard, pas très loin sous ses fesses. Le cuir du siège était ancien et abîmé. La peau sèche d’un animal mort, sous la main de l’enfant, dans ce vaisseau de métal brinquebalant qui menaçait de se défaire en mille morceaux dans les virages. Toute comparaison avec un voyage cosmique s’arrêtant là. Quoique. Le bunker qui faisait office de collège pour la ville de Claris n’aurait pas juré dans le panorama d’une lointaine planète inhospitalière. Note pour plus tard : Paul aurait peut-être un avis sur l’esthétique du lieu. L’horrible atmosphère émanant de ce bloc ingrat qui se disait d’accueil scolaire pouvait-elle donner envie aux enfants de s’y rendre et de s’y investir ? Il ne manquait qu’une poignée de soldats armés et le tableau serait complet : un parfait camp de travail forcé. La grisaille du matin, le ciel bas ne faisaient qu’ajouter à ce tableau de fin du monde.
La troupe d’élèves apportait la vie qui manquait au projet urbanistique. Déboulant de toutes parts telles des fourmis, surmontés de paquetages démesurés, traînant les pieds, ils rappelaient les troufions au premier jour d’incorporation. Les bleus rejoignaient les vétérans des classes de cinquième, quatrième et troisième, guère plus contents mais rompus à l’exercice. Ils formaient des communautés fermées qui se serraient les coudes, se retrouvaient avec le sourire après plusieurs mois de séparation, bronzés, cheveux coupés court, vêtements neufs et crayons affûtés.
La cour était circulaire, avec des zones herbeuses entretenues, et accueillait un chahut inimaginable. Dans ce qu’on appelait la cour des grands, il n’y avait que des gosses qui se couraient après, ou qui jouaient aux adultes au sein de leur bande. Seule l’intensité qui se dégageait de ces relations un peu fausses séparait cette école de la précédente. On s’y prenait bien davantage au sérieux.
Une sonnerie métallique battit le rappel des troupes. Il fallut plusieurs minutes pour que les rangs se dessinent. Des surveillants avaient fait leur apparition, guidant les nouveaux, les paumés tels qu’Arty (Arthur Kena, ce jour-là, très officiellement), sur les zones de marquage au sol. Mets-toi là et tais-toi. Répertorié, direct. Comme une fiche dans un classeur.
Les professeurs principaux sacrifièrent au rituel de l’appel. Des mains se levèrent, dociles mais pas très volontaires. Chacun faisait la connaissance de l’inéluctable lorsque son nom sortait. Pouvait-on faire le vœu d’être oublié ? L’un d’entre eux, introuvable sur les listes, serait-il remercié et invité à rentrer chez lui ?
Le bâtiment terrible les ingurgita, en cinq ou six bouchées. Tous gobés, comme des cuillerées de petits pois. Et les néons dans les salles de classe s’allumèrent, estompant les ombres, harmonisant de leur clarté froide cette pagaille d’hormones en folie. Ainsi se déroula le premier jour d’Arthur dans cet autre monde insensé. À l’automne de ses onze ans, après sa rencontre avec la maison. Bien avant de comprendre tout ce qui se jouait autour de lui.
Les habitudes emportent tout sur leur passage. En moins de jours qu’il ne pouvait en compter sur sa main, Arty se retrouva plongé jusqu’au cou dans la routine du collège, qui finit par accaparer ses pensées et l’affranchir de ses terreurs nocturnes. La présence vivante de la maison ne devint plus qu’un curieux, invérifiable souvenir.
Les cours s’enchaînaient à toute vitesse et il eut l’impression d’empiler les leçons sans avoir le temps de les intégrer. Il comprenait à présent de quoi parlaient les parents quand ils évoquaient ce pas à franchir entre les petites classes et la sixième. Pour ne pas se noyer, il devait tout reprendre le soir, et l’heure des devoirs faisait tache d’huile sur ses loisirs. Sacrifiés les montages de Lego, la lecture de Lucky Luke, les heures passées à dessiner. Bienvenue aux fractions, à la géométrie, à George Orwell, Molière, Jules Renard. Un univers en expansion qui aurait pu être fascinant s’il n’eût été imposé.
Ce nouveau rythme l’assommait. Il voulait explorer par lui-même tous les livres, les films qui l’excitaient, se faire des piqûres d’aventure. Il menait comme une résistance passive, ce qui ne l’empêchait pas de travailler avec sérieux. Les bonnes notes sécurisaient ses parents, sans pour autant rapporter de compliments. Mieux, elles éloignaient les regards. Arty entendait qu’on ne le dérange pas dans la lente et minutieuse construction de sa vie.
Avec le temps, il arriverait même à s’intéresser vraiment à certaines disciplines. Pour l’heure, il balbutiait son anglais et galérait sur les premières notions de chimie. Le sport d’endurance l’affligeait, quant aux sons qui sortaient de sa flûte en classe de musique, ils tenaient moins du quatrième art que du cri d’un canard au supplice.
Il se détendait pendant le cours d’arts plastiques, deux heures animées par un prof jovial d’une cinquantaine d’années, M. Landi. Un gaillard aux mains immenses qui gigotaient tout le temps, et qui devenaient d’une précision folle lorsqu’elles s’employaient à peindre ou à modeler de l’argile. Ne trahissant pas ses origines napolitaines, il pouvait se montrer très loquace et passionné, et on sentait que son autorité (respectée) s’imposait par la profondeur de son expérience et de sa culture. Il faisait preuve d’un humour expansif et n’aimait rien autant que de partager ses affections particulières pour Friedrich, Dalí ou Hopper. Il chaussait des lunettes minuscules pour fouiller dans les livres qu’il trimballait avec lui, exhibait la reproduction d’œuvres géniales qu’il commentait dans le détail, pointant ici la lumière, là la perspective, soulignant l’effet recherché, l’idée derrière l’exécution. Landi, le prof idéal, possédait le feu absent chez tous les autres. Arty l’adorait.

Un automne implacable s’abattit sur la région. La pluie assombrissait la teinte des tuiles, jetait un tapis d’argent sur le revêtement des routes, oblitérait l’horizon, recouvrant les coteaux d’une brume translucide et mouvante. L’eau ruisselait sur les vitres du bus lancé vers la ville. Les parapluies partaient en torche. »

Extraits
« Ils commencèrent les travaux fin juin, père et fils collaborant chaque week-end à la réalisation de ce rêve d’enfant. Catherine se félicitait de les voir aussi proches et heureux, car Arty ne se reposait pas sur les compétences de Paul mais participait activement, réclamant sans cesse clous à planter, planches à scier ou à raboter, demandant comment allaient s’emboîter telles pièces, quand viendrait le temps de peindre tel élément. Sa soif d’apprendre ne tarissait pas. Et à mesure que l’ouvrage se déployait, que mille petites taches restaient à accomplir, Franck vint mettre la main à la pâte. Catherine leur apportait de la citronnade, contemplant ses hommes en sueur occupés à bâtir le monde merveilleux d’Arty. Cela faisait longtemps qu’elle ne les avait pas vus si épanouis, si complices. La famille rayonnait. » p. 73

« Elle m’a raconté un truc étrange, à La Baroquerie. Dans le fond de la boutique, il y a un coin où elle nettoie les objets tu dois le savoir, Arty? Quand je suis passé l’autre jour, elle travaillait sur un bracelet qui lui donnait du fil à retordre. Notre mère, expliqua-t-il à Anna, arrive à sentir si les objets, les bijoux par exemple, ont une bonne influence ou non, et si ce n’est pas le cas, elle pratique des rituels pour les purifier. Elle dit qu’il faut parfois libérer la mémoire des choses, car certaines matières captent des énergies et peuvent les rendre, mais ce n’est pas sain. » p. 130-131

« Mais dans le tube, il y avait quelqu’un d’autre.
La tension qui culminait encore un instant auparavant se vaporisa dans un frisson. Les doigts du garçon caressaient le grain de ce papier glacé d’un autre âge, sans reconnaître les personnes habitant les curieuses photographies. Son cerveau, d’ordinaire si fertile à tricoter des théories, avait abdiqué. Sa tête restait vide devant cette trouvaille, il n’arrivait pas à la rattacher au réel.
Sur l’une des photos, sa mère très jeune tenait un enfant dans ses bras. Un bébé, qui venait d’un gros ventre illustré sur un autre cliché. L’enfant marchait et souriait. Cheveux blonds, dorés, les mêmes que Catherine. Bouclés. Un bonheur espiègle en robe de poupée. Poupée. Fille, Rose. Fille.
Un mot s’accrocha sur le tableau noir de sa conscience.
SŒUR.
Comme saisi d’une répulsion, il laissa les photos retomber devant lui. La vérité brûlait. Le mensonge aussi. Il attrapa une enveloppe, déformée par son séjour dans le cylindre. Elle contenait une petite carte blanche surmontée d’un nœud de tissu rose. Nous avons le bonheur d’accueillir…
Rose. Poupée, Liza.
Diminutif d’Elizabeth.
Elizabeth Kena,
Plus il lisait les mots, plus ceux-ci perdaient de leur sens. Il les prononça plusieurs fois, à haute voix, La date, surtout: 12 mars 1966. Ces chiffres abolissaient le temps. Il sursauta, avec l’impression d’avoir été hypnotisé, d’avoir passé l’après-midi assis par terre, les photos et le faire-part sous les yeux. Quelle heure était-il ? La fatigue pesait sur ses épaules. Il n’arrivait pas à recoller les morceaux. S’il y avait un autre enfant, si Arthur avait une sœur, où était-elle et pourquoi avoir caché son existence? » p. 146

« Claudie réapparut avec un dossier cartonné qu’elle déposa sans un mot sur la table. Le poids seul de l’objet suffisait à faire autorité. Elle ouvrit une pochette, fit une rapide recherche, puis tira plusieurs feuillets qu’elle plaça à côté des dessins d’Arty. Ce qu’il avait sous les yeux semblait impossible, et pourtant…
Les dessins de Jude ressemblaient beaucoup aux siens. Une silhouette dans le noir, parfois à peine un contour, un visage déformé, contrarié, mais sans aucune marque d’hostilité. Collée aux murs, blottie loin de la lumière, la présence semblait aspirer le regard et même modifier l’environnement (Jude avait tracé un halo autour d’elle). Les perspectives torturées trahissaient cette tension. Il ne pouvait y avoir de hasard : Arty et Jude avaient vécu des expériences similaires. » p. 188

« — Bon sang, qu’est-ce que j’aimerais savoir écrire comme Stephen King.
— Pourquoi tu dis ça? Tu veux faire dans l’horreur, maintenant ?
— Pas forcément, non. Je crois pas. Mais ses histoires, il sait comment les raconter, tu vois. Je veux dire, il sait quel angle adopter pour qu’on soit happé. On veut toujours tourner la page. T’as jamais lu Le Talisman, Arty, j’me trompe ?
— Non, ça parle de quoi ?
— C’est l’histoire d’un gamin qui découvre l’existence d’un élixir qui lui permet de passer dans un univers parallèle. Et dans cet autre monde, il y a une princesse qu’il doit sauver, l’alter ego de sa mère en train de mourir d’un cancer.
— Et il y arrive ?
— Tu crois pas que je vais te raconter, t’as qu’à le lire !
J’adore ce bouquin, un des meilleurs que j’aie jamais lu. Je te le prêterai. » p. 310

À propos de l’auteur
ZAMOCHNIKOFF_Raphael_©_Chloe_VollmerRaphaël Zamochnikoff © Photo Chloé Vollmer

Raphaël Zamochnikoff est né en 1977. Il a grandi au milieu des forêts profondes du Jura. À 17 ans, alors que l’école l’ennuie, il se met à écrire d’épais romans d’aventure qui feront pendant de longues années son apprentissage. Il nourrit son amour du cinéma et des histoires en développant des scénarios et en tournant des courts métrages. Il vit aujourd’hui à Nice. La maison vénéneuse est son premier roman. (Source: Éditions Belfond)

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Buveurs de vent

BOUYSSE_buveurs_de_vent  RL2020  coup_de_coeur 

Finaliste du prix du roman Fnac 2020

En deux mots:
Trois frères et une sœur nés du Gour Noir vont tenter de se construire un avenir dans cet endroit sous le joug de Joyce qui s’est octroyé tous les pouvoirs. Mais le pacte qui les unit sera-t-il plus fort que les sbires du tyran? Un combat à l’issue incertaine s’engage…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Les quatre fantastiques

Marc, Matthieu, Luc et Mabel. Trois frères et leur sœur sont au cœur du nouveau roman de Franck Bouysse qui réussit, après Né d’aucune femme, un nouveau roman aussi noir que lumineux.

Au moins depuis Né d’aucune femme (qui vient de paraître en poche), on sait combien Franck Bouysse a la faculté de concocter des histoires sombres et lumineuses, qui vont creuser l’âme humaine au plus profond de leur essence. Pour ses débuts chez Albin Michel, il ne déroge pas à la règle, bien au contraire. Buveurs de vent apporte une nouvelle preuve de son talent, servi par une plume étincelante qui a conservé l’efficacité du polar. Et certains codes, comme la découverte dès la première page d’un cadavre et d’un mystère qui va hanter le lecteur jusqu’à l’épilogue. Nous voici convoqués dans une vallée qui, comme toujours chez l’auteur ne sera pas précisément située dans l’espace et le temps. On découvre le sinistre Gour Noir au moment «où un corps réduit à l’état de cadavre à la gorge tranchée et lavée de tout son sang dériva sur les eaux de la rivière, tourbillonna, se cogna à des rochers, avant de s’empaler sur une branche cassée et effilée par une force tempétueuse».
Après cette scène d’ouverture, nous faisons la connaissance de Marc, Matthieu, Luc et Mabel. «Quatre gamins, quatre vies tressées, liées entre elles dans une même phrase en train de s’écrire. Trois frères et une sœur nés du Gour Noir». Pour défier le sort et pour oublier les coups de ceinturon que leur inflige leur père, ils ont inventé un jeu, s’accrocher chacun à une corde attachée au viaduc au moment où passe la locomotive, faisant vibrer le pont et leur corps. Une sensation exaltante, mais aussi une sorte de pacte qui les réunit.
Outre Martin et Martha, leurs parents, leur grand-père Élie complète la famille installée dans ce lieu contrôlé par Joyce. En quelques années cet homme a réussi à prendre le pouvoir sur toute la communauté, à s’approprier les terres, à faire plier les plus récalcitrants. «Il possédait toute la ville, et la rue principale s’était ramifiée, tel un mycélium. Chaque rue portait son nom suivi d’un numéro, à l’exception de Joyce Principale».
On comprend alors parfaitement l’envie de la fratrie de fuir, de s’évader de ce lieu oppressant. Pour l’un, la nature sera salvatrice, les arbres et les rivières, les sentiers qui s’éloignent de la centrale électrique, symbole de puissance et d’asservissement. Pour l’autre, ce sera la littérature, même si son père a interdit que des livres entrent dans la maison après avoir vécu un épisode traumatisant durant la guerre. Il va trouver dans les livres toutes les armes pour résister. C’est aussi la littérature, mais de manière plus indirecte, qui offre au troisième le moyen de briser ses chaînes. Il a entendu l’histoire de l’île au trésor et se persuade alors qu’il est Jim Hawkins, qu’il trouvera le trésor. Et comme souvent, celui que l’on imagine le «simplet» va démontrer que croire en ses rêves suffit à déplacer des montagnes. Reste Mabel, à la fois plus fragile et plus volontaire. Chassée du domicile, elle va trouver un travail de serveuse et faire l’objet de convoitises qui vont la mettre en grand danger…
Auteur de ces «quatre fantastiques» vont se cristalliser événements et rumeurs, épisodes dramatiques et déchirements, avant que ne se lève un souffle de révolte. Mais n’en disons pas plus, de peur de vous gâcher le plaisir de cette intrigue aussi soigneusement construite qu’une toile d’araignée, fil après fil – à l’image des cordes qui pendent au-dessus du viaduc – solide et fragile à la fois.
Impressionnant de maîtrise, Franck Bouysse livre ici un traité de résistance, un éloge de la littérature et un chant d’amour plein de poésie caché sous un roman noir. Sans oublier de poser quelques questions essentielles qui, à l’instar de ses personnages, continuent à nous accompagner une fois le livre refermé: « On se demande souvent après coup à quel moment la vie s’est transformée en destin incontrôlable, quand la machine s’est emballée, si c’est un enchaînement d’événements passés qui préside au changement ou si le changement lui-même est inscrit dans l’avenir.»

Buveurs de vent
Franck Bouysse
Éditions Albin Michel
Roman
400 p., 20,90 €
EAN 9782226452276
Paru le 19/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, dans un endroit qui n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action n’est pas davantage située dans le temps.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ils sont quatre, nés au Gour Noir, cette vallée coupée du monde, perdue au milieu des montagnes. Ils sont quatre, frères et sœur, soudés par un indéfectible lien.
Marc d’abord, qui ne cesse de lire en cachette.
Matthieu, qui entend penser les arbres.
Puis Mabel, à la beauté sauvage.
Et Luc, l’enfant tragique, qui sait parler aux grenouilles, aux cerfs et aux oiseaux, et caresse le rêve d’être un jour l’un des leurs.
Tous travaillent, comme leur père, leur grand-père avant eux et la ville entière, pour le propriétaire de la centrale, des carrières et du barrage, Joyce le tyran, l’animal à sang froid…
Dans une langue somptueuse et magnétique, Franck Bouysse, l’auteur de Né d’aucune femme, nous emporte au cœur de la légende du Gour Noir, et signe un roman aux allures de parabole sur la puissance de la nature et la promesse de l’insoumission.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Le livre de l’été – Nathalie Pelletey de la librairie Doucet au Mans)
Le JDD (Élise Lépine)
La Cause littéraire (Léon-Marc Lévy)
Blog Aude bouquine
EmOtionS – Blog littéraire
Blog Livrogne


Franck Bouysse présente Buveurs de vent © Production Éditions Albin Michel

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Prologue
L’homme et l’ombre de l’homme précédaient la femme sur la pente boisée. Il avançait péniblement, penché en avant, le dos écrasé sous le poids d’un lourd paquetage enveloppé d’une peau de cerf qui contenait les possessions du couple, et des coquillages accrochés à sa ceinture cliquetaient chaque fois qu’il posait le pied sur le sol. La femme ne portait rien sur son dos, mais un enfant dans ses bras. L’enfant ne pleurait pas, il ne dormait pas non plus. L’homme marchait prudemment, d’abord pour éviter les embûches, aussi parce qu’il cherchait d’éventuelles empreintes qui auraient pu témoigner qu’ils n’étaient pas les premiers.
Ils parvinrent au sommet d’une crête. L’homme jeta un regard en direction de la vallée en contrebas, puis il regarda la femme, et elle regarda son enfant. La méfiance gagna du terrain dans les yeux de l’homme. Il voulut continuer sur le même versant, et elle lui saisit le bras. Peut-être tenta-t-elle de le dissuader, prétextant quelque monstruosité enfouie dans les replis de la végétation, qui révélaient par endroits le cours d’une rivière sinueuse aux eaux sombres. Personne n’en sait rien. Personne ne sait non plus s’il lui répondit, ou si une détermination silencieuse suffit à la convaincre de voir ce qu’elle ne voyait pas, à la convaincre d’un rêve naissant, admettre un grand projet sédentaire, et refouler le chaos tranquille de la marche. Personne ne sait, personne ne se souvient, car dans le futur, ni lui ni elle ne songea à écrire leur destinée commune, et la voilà maintenant perdue, et les voilà désormais oubliés, sans existence mythique, sans véritable grandeur.
Ce lieu fut nommé le Gour Noir. On ne sait également pas qui le choisit, peut-être l’homme, peut-être la femme. Sûrement un descendant. Nul besoin d’en dire davantage pour l’instant. Il ne reste qu’à laisser le paysage se déplier à la manière d’une lame de couteau longtemps prisonnière d’un manche gravé de noms et de visages. Tout cela n’est pas si lointain. Il suffit de remonter le mécanisme de l’horloge du temps aux aiguilles arrêtées sur cette heure matinale qui figea l’instant sur le cadran liquide de la rivière, de reprendre l’histoire bien après l’arrivée du premier homme et de la première femme, ce moment où un corps réduit à l’état de cadavre à la gorge tranchée et lavée de tout son sang dériva sur les eaux de la rivière, tourbillonna, se cogna à des rochers, avant de s’empaler sur une branche cassée et effilée par une force tempétueuse. Retourner au bord de la rivière, parmi les descendants du premier homme et de la première femme massés sur les berges, et imaginer ce qui précéda à l’aide de ce qui suivit.
Pas un seul oiseau, pas un seul reptile, pas un seul mammifère, pas un seul insecte, pas un seul arbre, pas un seul brin d’herbe, pas une seule pierre ne fut attendri par la scène. Seul un homme dans la foule en conçut une sourde et incompréhensible peine, qui s’accrocha dans son ventre, comme une prescience douloureuse de sa propre fin, un germe de mort qui allait enfanter un autre monde, conduisant certains à partir et d’autres à rester.
Pour témoigner de ce qui arriva ensuite, il faudrait peindre le silence avec des mots, même si les mots ne suffiront jamais à traduire une réalité, et ce n’est pas nécessaire. Il le faudra pourtant. Témoigner du dérisoire et du sublime. Retourner sur la crête, là-haut, tout là-haut, sur cette crête où apparurent le premier homme au fardeau et la première femme à l’enfant, voici plusieurs siècles, cette femme qui posa un regard plein d’espoir sur ce berceau verdoyant qu’elle croyait fait pour eux, leurs enfants à venir, et tous les enfants de leurs enfants ; et cet homme semblable à une bête endormie à l’entrée d’un terrier, dans l’humble domination des mondes enterrés.
Parmi les hommes présents sur chacune des berges, figés comme des poupées de cire dans un musée, occupés à regarder un cadavre réduit à l’état de brindille fichée dans une autre brindille, se trouvait peut-être et sûrement le coupable du meurtre.
Les regards se croisaient, fuyants, ahuris, suspicieux, entreprenants ou désœuvrés, cherchant tous un indice dans le but d’écrire le scénario qui avait conduit le cadavre à flotter, tentant de deviner quelle puissance l’avait réduit à cet état et poussé dans le courant. Des idées verraient le jour, chacun aurait la sienne, des idées qui parfois se recouperaient, mais dont aucune ne posséderait l’accent d’une vérité sans appel. Faute de preuve.
Dans les jours qui suivirent, quelques hommes eurent bien la tentation de détourner le cours de la rivière, croyant ainsi effacer le cauchemar en commandant au cadavre de remonter le courant et de disparaître. Ils étaient si peu nombreux qu’ils y renoncèrent vite et rejoignirent la masse du troupeau, ne voulant pas être en reste, ni exclus de l’édification du monde nouveau. Puisqu’il s’agissait bien de cela : construire un monde à partir d’un cadavre crucifié posé sur la rivière, en ces heures décisives s’agglutinant comme des mouches sur du papier collant, des heures molles emplies de souvenirs contournés de silence.
Il est temps maintenant de laisser venir une suite de mots, sans désir d’épargner quiconque, pas plus les innocents que les coupables, des mots qui finiront par disparaître, mais qui existeront tant qu’ils habiteront des mémoires.
Au moment où commence cette histoire, ils ne savaient encore rien du monde en devenir, mais le monde ancien les avait enfantés dans l’unique projet de les verser dans un autre. Ils ne savaient rien de l’histoire en train de s’écrire, mais ils étaient tous prêts à en raconter une, à leur manière, avec pour certains des trémolos dans la voix, et pour les autres, suffisamment de fierté pour paraître insensibles. Et c’est exactement ce qu’ils firent : raconter une histoire, celle qui les réunissait enfin, les projetait vers un tout autre but que la découverte de l’identité du coupable.
Qui saurait dire aujourd’hui qu’ils n’y sont pas parvenus ?
Qui oserait ?

Chapitre 1
Quatre ils étaient, un ils formaient, forment, et formeront à jamais. Une phrase lisible faite de quatre brins de chair torsadés, soudés, galvanisés. Quatre gamins, quatre vies tressées, liées entre elles dans une même phrase en train de s’écrire. Trois frères et une sœur nés du Gour Noir.

À la sortie de l’école, les enfants se rendaient au viaduc fait d’une arche monumentale supportant la ligne ferroviaire et sous lequel coulait la rivière, comme un fil par le chas d’une aiguille. Les soirs de beau temps, le soleil déchirait la surface en milliers de bouches grimaçantes et tatouait des ombres sur la terre craquelée en une symbolique éphémère, qui se déplaçait, pour disparaître au crépuscule, effacée par un dieu idiot. Par mauvais temps, des lambeaux de brume s’effilochaient en fragments vaporeux, tels de petits fantômes hésitant entre deux mondes. De grosses gouttes d’eau se détachaient de la voûte, kidnappant au passage la lumière dans leur course vertigineuse qui les mènerait à la disparition. Dans un grand remous sous le viaduc, une barque de pêcheur arrimée par une corde à un pieu cognait à intervalles réguliers contre une des piles faites de moellons rectangulaires en granit. On aurait pu croire que quelque chose vivait en dessous, donnant ce mouvement qui tendait et détendait la corde, quelque chose comme une entité plus vaste qu’un corps, une entité sans désir, ni jugement, ni hiérarchie même, simplement là pour désigner avec détachement l’espérance des hommes, donner l’illusion qu’il fut un temps où elle n’était pas vaine.
En allant à la rivière, Marc, Matthieu et Mabel repoussaient le moment de rentrer à la maison. Là-bas était si peu chez eux, qu’ils avaient fait d’ici leur royaume. Luc les attendait déjà, depuis qu’il n’allait plus en classe, depuis que l’institutrice avait dit à ses parents qu’elle ne pouvait rien faire pour lui, sur le ton de la défaite. Enfin réunis, ils demeuraient ainsi de longs moments attablés à leurs rêves, donnant chair aux émotions, les nourrissant chacun leur tour, assis côte à côte, comme des chats de gouttière délaissant la gouttière pour accéder au toit.
Du haut de ses dix ans, ce fut Mabel qui la première eut l’idée d’apporter des cordes pour les suspendre en haut du viaduc. Ses frères trouvèrent le projet merveilleux, se demandant comment ils n’y avaient pas pensé avant elle. Ils escaladèrent la voie la moins escarpée, portant chacun deux cordes enroulées autour des épaules, pareils à des alpinistes. Ils atteignirent le sommet du viaduc, dominant en aval la vallée tout entière avec ses carrières, et en amont, la centrale électrique, le barrage, puis une enfilade de maisons, peu à peu devenue une ville ressemblant à un trompe-l’œil quasi immuable, étant donné que nul n’avait le droit de construire un bâtiment supplémentaire, pas même une cabane à poules, sans autorisation.
Les enfants avaient tout prévu. Ils accrochèrent solidement les cordes aux rambardes, deux espacées d’une vingtaine de mètres et deux autres, exactement en face. Matthieu avait proposé de doubler chaque corde, par souci de sécurité. Ils jetèrent ensuite une longueur dans le vide et fixèrent l’autre autour de leur taille. Marc fut chargé de l’arrimage, ayant appris tout un tas de nœuds dans un livre.
Matthieu descendit le premier, pour montrer comment il fallait s’y prendre. Une fois en bas, il fit un signe du bras. Les autres le rejoignirent et tous demeurèrent ainsi accrochés dans ce vide choisi, comme des araignées au bout d’un fil de soie, guettant l’arrivée du train, unis par une entente tacite.
Dès qu’ils entendirent rugir au loin la locomotive, les gamins se mirent à crier, mêlant leurs cris en un seul pour réduire en cendres leurs peurs et communier au sein d’un même bonheur immédiat. Les vibrations produites par la machine lancée à pleine vitesse sur les rails s’accentuaient au fur et à mesure de l’approche, avant de se transmettre aux cordes et de traverser dans la foulée les corps fluets de l’onde de vie la plus pure. La même impression d’échapper au temps multipliée par quatre. Une grande émotion.
Après que le train se fut éloigné, les gamins se regardèrent en silence, leurs corps se détendirent, imprégnés du monde sensible environnant. Au bout d’un moment, Luc se mit à se balancer d’avant en arrière en riant. Les autres l’imitèrent, riant eux aussi, avec la sensation de faire entrer toujours plus d’air dans leurs poumons, mais pas le même air qu’en bas sur la terre ferme. La rivière, les arbres et le ciel se mélangeaient comme s’ils se trouvaient eux-mêmes dans une de ces boules en verre qu’on retourne pour changer le paysage.
Au début, ils délogèrent des oiseaux qui nichaient sous l’arche du pont. Certains vinrent les défier, tels de petits matadors emplumés protégeant leur nichée, ou simplement leur territoire, si bien que, par la suite, les gamins prirent l’habitude de coincer un bâton dans leur ceinture pour se défendre, inventant des bottes secrètes de mousquetaire en riant de plus belle. Un de ces volatiles, un faucon, affirma Matthieu, qui connaissait les oiseaux et tout ce que la nature prodiguait, avait même failli crever un œil à Luc, qui en gardait une cicatrice sur la pommette droite, un fait de guerre dont il n’était pas peu fier et qu’il n’aurait voulu effacer pour rien au monde, allant même jusqu’à gratter la plaie en cachette pour qu’elle laisse une empreinte indélébile, la marque de sa bravoure. Au fil des rencontres, les oiseaux finirent par accepter leur présence inoffensive. Ils ne les attaquaient plus, ne les provoquaient plus, les frôlaient de temps en temps, comme pour les saluer, leur dire qu’ils faisaient désormais partie intégrante de leur environnement, qu’ils en étaient des composants nécessaires à son équilibre ; les surveillant pourtant.
Ils n’étaient encore que des gamins défiant le destin, sans autre idéal que ce moment de liberté absolue, dont ils conserveraient le souvenir jusqu’à la mort. Ils se moquaient éperdument du danger, n’imaginant même pas que la corde pût s’effilocher et encore moins casser. Ils envisagèrent, à tour de rôle et en secret, de couper la leur, mais n’en parlèrent jamais aux autres. S’ils l’avaient fait, peut-être que tous se seraient entendus pour chuter ensemble. Dans le futur, aucun d’entre eux ne pourrait affirmer que le jeu n’en valait pas la chandelle.
La famille Volny habitait une maison de deux étages située au-dessous du barrage et de la centrale électrique. Une fine langue de terre orientée plein sud s’étendait à l’arrière, sur laquelle on cultivait des légumes en respectant les cycles des saisons, ceux de la lune et quelques croyances qui avaient aussi porté leurs fruits.
La maison avait été construite par l’arrière-arrière-grand-père de Martha, la mère des enfants, directement sur la roche. C’était une bâtisse en pierre des carrières du Gour Noir, coiffée d’une charpente en chêne recouverte d’ardoises. Sur une moitié de la façade, un appentis au toit constitué de bardeaux disparates faisait office de porche, et à un angle, les feuilles d’un yucca, dures et effilées comme des baïonnettes, surgissaient en ordre de bataille. Sur le plancher surélevé en mélèze, on avait installé un banc fait d’un madrier posé sur deux tasseaux fixés à la façade pour l’un et à une poutre pour l’autre. C’était là que, depuis toujours, les hommes s’asseyaient pour fumer et que les femmes accomplissaient d’utiles besognes, jamais ensemble.
Chaque année, à l’automne, il incombait aux mâles de vérifier l’étanchéité et la solidité de la construction, de remplacer si besoin les éléments défectueux avant même qu’ils ne provoquent le moindre désagrément. Cette famille n’était pas un cas particulier, il en allait ainsi pour chacune qui possédait une des rares maisons dans la vallée, de sorte que pas une seule semaine ne passait sans que l’on entende résonner dans les environs des coups de marteau, des bruits de scie ou de tout autre outil, comme s’il s’agissait d’instruments de musique à accorder.
L’intérieur de la maison des Volny était constitué d’un étage divisé en cinq chambres de taille identique, sommairement meublées, aux cloisons aussi minces que les parois d’un nid de frelons. Un grenier recueillait, au fil du temps, les objets inutiles et quelques souvenirs épars, que l’on venait rarement invoquer en cachette. Au rez-de-chaussée, une pièce commune faisait office de cuisine et de réfectoire, car personne n’aurait songé à utiliser le terme de salle à manger en observant la famille rassemblée se nourrir silencieusement d’une même bouche, sans plaisir d’être réunis, sans désir apparent. Il y avait aussi une salle de bains et une petite pièce servant de chambre au grand-père, depuis le drame.
Lorsqu’elle était encore en vie, grand-mère Lina racontait aux enfants qu’une araignée gigantesque vivait à l’intérieur de la centrale électrique. Les gamins en observaient souvent, des araignées, dans la nature, de toutes sortes. Ils savaient ce dont elles étaient capables pour piéger des insectes, les trésors de cruauté qu’elles pouvaient déployer. Ils imaginaient la lente agonie des proies, sans jamais songer à les libérer, non par sadisme, mais parce qu’ils ne se sentaient pas le droit d’infléchir l’équilibre naturel, et cela, sans jamais s’être concertés. C’était une autre espèce d’araignée dont parlait la grand-mère, encore plus impitoyable, selon ses dires et la conviction qu’elle y mettait. Elle expliquait avec le plus grand sérieux que les fils que l’on voyait pendre au-dehors n’étaient rien d’autre que sa toile qui se déroulait dans toutes les directions.
Alignés sur chaque pan de mur de la centrale, juste au-dessous de la toiture plane, des hublots noircis de crasse ressemblaient bel et bien aux yeux d’une araignée. Mère prédatrice nourrie des eaux de la rivière, surveillant un ramassis de philistins, qui n’auraient pu désormais se passer de lumière. En éclairant leurs nuits, elle les rendait un peu moins barbares et un peu plus esclaves. La bestiole ne sortait jamais de son antre, mais en passant à proximité, les enfants l’entendaient bourdonner, s’imaginant qu’elle tissait sans relâche ses fils noirs, afin d’étendre toujours plus loin son territoire, et ils se dévisageaient en se demandant lequel d’entre eux aurait le courage de s’aventurer le premier à l’intérieur.
À une époque, grand-père Élie pénétrait chaque jour dans la centrale électrique, son seau en fer-blanc à la main. Il nourrissait la veuve noire à sa façon, pour qu’elle continue de cracher sa toile par son abdomen gonflé et enfiévré, qu’elle continue de tisser son propre rêve de conquête bien au-delà des murs de la vallée. Plus tard, ce serait au tour de Martin, le père des gamins, de s’acquitter de cette noble tâche, après l’accident du grand-père. Et puis, tout s’accéléra ensuite très vite. La grand-mère mourut, sans avouer le fin mot de l’histoire aux gamins. Ils le découvriraient bien assez tôt, le fin mot. Ils n’y échapperaient pas. En attendant, ils alimentaient leur imaginaire en fabriquant d’autres rêves de conquête. Ils n’osèrent jamais poser de questions à leur père ou à leur mère, pas plus qu’aux hommes qu’ils voyaient ressortir de la centrale, le dos courbé, épuisés, comme s’ils avaient cédé une part d’eux-mêmes et que c’était précisément de cela que se repaissait la bête, et pas de nourriture solide, puis elle les abandonnait à une fatigue stérile sur la route silencieuse du retour.
C’était ainsi que vivaient les hommes de la vallée, à la manière d’éternels enfants qui auraient trop attendu de découvrir un secret, et c’est ainsi qu’ils mouraient, devenus trop faibles pour pousser la porte de la tanière du monstre, comme s’ils n’étaient plus dignes, pas même honorés pour les services rendus, désarmés, le sens de leur existence étouffé par des fils dont la démesure contraignait encore l’imagination des enfants qu’ils n’avaient jamais cessé d’être, dans les limites de leur savoir étriqué d’adulte.
En vérité, les âmes dociles qui peuplaient ce coin de monde étaient prisonnières de la toile au jour de leur naissance. Et peut-être que le pire dans tout cela était cette pitoyable fierté transmise de génération en génération, de vivre aux crochets de la créature, un statut de victime qui donnait un sens aux vies. Personne n’aurait songé à changer de place, puisqu’il était acquis qu’il n’en existait pas de plus enviable. Personne n’aurait su dire depuis combien de temps il en était ainsi. Des gens disparaissaient, inlassablement remplacés par de la chair fraîche, d’abord enthousiastes de se conformer à une loi immuable, comme emmaillotés dans des langes trop serrés, de sorte qu’ils étaient déjà morts au sortir du ventre des mères, sans espoir d’exister, pour ne pas avoir à déplorer leur échec. Du moins, c’était le destin promis à tous, sans rédemption possible, sans distinction de race ni de sexe. Un unique destin sans cesse raccommodé.
Les illusions n’avaient pas plus cours en ville que partout ailleurs dans la vallée. Chaque génération sacrifiait la suivante sur l’autel de la déesse fileuse, car proposer une vie meilleure aurait été considéré comme un acte de haute trahison envers la bête. Continuer, transmettre la soumission et la peur, démembrer les rêves entrevus dans l’enfance, représentait le seul projet des adultes. Surtout ne jamais croire aux rêves, ne pas même les respecter, avec le sentiment chevillé que, sinon, ce serait leur plus grande défaite. Accepter les défaites sans mener les guerres. En refusant le combat, rien de grave ne pouvait arriver. Et pourtant, il subsistait un espace éclairé d’une lumière diffuse, que la plupart des enfants, même issus du pire désastre familial, avaient conçu un jour au bord de la rivière, essayant de comprendre son langage, son mystère, mais ils finissaient par grandir et ne distinguaient plus que des draps liquides sous lesquels endormir leur âme, comme une algue accrochée à un vague rocher. Et lorsqu’ils se réveillaient après d’illusoires étreintes, il était toujours trop tard.
La ville entière appartenait à Joyce, le maître de l’araignée. On ne lui donnait pas d’âge, comme il en va souvent des gens qu’on n’a pas vus grandir. À l’époque de son arrivée, la ville bluffait avec sa rue principale bordée de taudis, son église et sa place au milieu de laquelle coulait une fontaine surmontée de la statue d’un général, dont on ne parvenait plus à lire le nom sur la plaque en zinc.
Joyce avait débarqué en ville un après-midi d’octobre, une sacoche en cuir à la main, comme en possèdent les médecins, avec une double pièce métallique sur toute la longueur, munie d’un crochet fermant à clé. Personne n’avait entendu le moindre bruit de moteur qui aurait précédé son apparition, et il n’y avait pas encore de gare. On raconta plus tard qu’il serait venu dans la barque amarrée au-dessous du viaduc, que jamais personne n’avait utilisée.
À peine arrivé, Joyce se dirigea vers la plus grande des bâtisses, l’auberge de la place, qui tenait aussi lieu d’hôtel. Un lourd rideau en velours pendait de l’autre côté, empêchant de voir à l’intérieur. Joyce prit connaissance des tarifs des chambres, affichés sur la porte vitrée. Il observa ensuite les environs, pour s’assurer de ne pas être observé, puis compta l’argent nécessaire à régler une semaine complète.
Dix ans plus tard, à la suite de multiples investissements fructueux, il possédait toute la ville, et la rue principale s’était ramifiée, tel un mycélium. Chaque rue portait son nom suivi d’un numéro, à l’exception de Joyce Principale. On raconte qu’il aurait effacé lui-même le nom du général, afin qu’il ne lui fît pas d’ombre. Il avait pris le pouvoir pour régner sur la vallée du Gour Noir et n’eut jamais à se justifier de rien, pas même de ses origines. Sa plus grande fierté résidait dans la construction de la centrale électrique alimentée par d’énormes turbines entraînées par l’eau de la rivière butant sur le barrage, comme le front d’un prodigieux taureau.
Joyce ne croyait en aucun dieu. Il pensait tout en termes de construction, ne se confiait à personne, et lorsqu’il parlait, c’était toujours pour lancer un ordre indiscutable. Il vivait seul dans un immeuble de sept étages situé en centre-ville, qu’il avait fait bâtir pour son unique usage. Il changeait de pièce chaque soir, lui seul en décidait. Les issues étaient en permanence surveillées par des vigiles et leurs chiens, de jour comme de nuit. Il sortait rarement de l’immeuble, sinon pour se rendre à son bureau de la centrale, allant toujours à pied, accompagné de ses gardes du corps armés tenant en laisse leurs molosses muselés aux oreilles taillées en pointe de flèche. On ne remarquait même pas Joyce au milieu de ses hommes, pareillement vêtu et portant un revolver. Il arrivait dès l’aube. Empruntant une entrée dérobée, condamnée par une porte blindée, il regagnait un grand bureau d’où il dirigeait ses affaires. Il avait placé un dirigeant à la tête de chacune de ses entreprises, qui lui rendait des comptes une fois par semaine, dans ce même bureau. Joyce les choisissait issus de la base. Il savait d’expérience que prendre une revanche sur la vie rendait les gens d’autant plus impitoyables envers leurs semblables.
La centrale électrique était le domaine exclusif de Joyce, le centre névralgique de sa toute-puissance, et il n’aurait laissé à personne le soin d’en prendre les rênes. Il ne sortait pas de son bureau de toute la journée et il ne déjeunait pas. Son ambition était sa seule nourriture, une ambition déclinée en une œuvre de toile, complexe et imparable. Joyce régnait par la peur. Les ouvriers de la centrale ne le croisaient presque jamais, mais ils le savaient là, pesant sur leur destin. Ils sentaient sa présence, accrochés à la toile, pareils à de dérisoires breloques. Ils se méfiaient des espions surveillant chacune des travées, ceux qu’ils avaient identifiés, ceux qu’ils soupçonnaient. Nul n’osait se plaindre ouvertement des salaires et des conditions de travail. Par le passé, certains étaient sortis du rang en de rares occasions, souvent à cause de l’alcool, mais cela ne les avait guère menés plus loin qu’au cimetière. Depuis ce temps, on laissait le feu couver sans souffler sur les braises, par crainte de se retrouver seul dans le brasier. Personne n’était disposé au sacrifice, à être celui qui se lèverait de nouveau. Les sourdes colères portées par la centrale se terminaient invariablement en fausses couches, des embryons noyés dans la rivière. Pour qu’il en fût autrement, il eût fallu qu’un vent nouveau parvînt à pénétrer dans la matrice bétonnée, mais Joyce n’aurait jamais permis qu’on laissât deux portes ouvertes en même temps.
Élie avait de l’or dans les mains. Du temps qu’il travaillait à l’entretien de la centrale électrique, il était capable d’effectuer toutes sortes de réparations, améliorant l’existant, inventant, innovant. Son ingéniosité le menait à trouver une solution à chaque problème. Jamais il ne se vantait. Le résultat faisait foi et cela lui suffisait. Sa réputation était grande, mais elle ne franchit jamais les murs de la centrale. Il aurait peut-être pu monnayer ses talents autrement s’il avait eu un peu d’ambition. Il aurait alors fallu partir. Il ne fut jamais tenté pendant que c’était encore possible. Sa dignité résidait dans le fait d’avoir trouvé sa place en ce monde, son rôle à jouer, du moins le crut-il, jusqu’à ce que, précisément, ce monde si précaire s’écroule autour de lui.
À cette époque, Élie faisait équipe avec Sartore, un type fainéant et sournois qu’on lui avait mis dans les pattes, cousin du contremaître, un tire-au-flanc qui picolait dès le réveil et aussi pendant les heures de service. En plus d’assurer son travail, Élie devait couvrir l’incompétence de son acolyte. C’est en essayant de rattraper une des multiples maladresses du poivrot qu’Élie glissa. Son pied droit fut happé jusqu’au mollet par un des engrenages qu’il avait lui-même installés pour entraîner le tapis destiné à alimenter le foyer de la chaudière. Il eut la présence d’esprit d’appuyer sur le bouton du coupe-circuit, pendant que Sartore le regardait médusé, pétrifié par le pied broyé et le sang qui coulait. Sans la sécurité, Élie y serait sûrement passé en entier.
Découvrant le désastre, le chirurgien préféra amputer jusqu’à mi-cuisse pour éviter tout risque de gangrène. L’homme de l’art avait l’air tellement sûr de lui que personne ne trouva matière à discuter et, pour tout dire, il n’en informa personne avant la fin de l’opération.
Par la suite, jamais Élie ne mit Sartore en cause, non par loyauté, mais à cause d’une fierté déplacée. Sartore vint une seule fois lui rendre visite à la maison avec une bouteille d’eau-de-vie enveloppée dans du papier kraft. Élie était assis dans son lit, en sueur. Un drap blanc couvrait le bas de son corps et s’arrêtait au bassin. L’autre ne pouvait détacher son regard de la frontière matérialisée par un relief abrupt donnant sur ce qui n’existait plus.
Ça te fait mal ? parvint-il à dire en bredouillant.
Élie ne répondit pas. Il saisit la bouteille des mains de Sartore et replia le papier pour dégager le goulot, puis se mit à boire à petites gorgées sans en proposer à l’autre, comme s’il n’était même pas là, comme s’il n’avait jamais été là.
Je suis désolé, tu sais, je m’en veux… Si je peux faire quelque chose.
Élie buvait. Il n’avait jamais eu l’habitude de boire autant. Un voile épaississait son regard rivé à la bouteille. La date se mit à danser sur l’étiquette collée de travers. S’il avait eu assez de force, il aurait balancé la bouteille à la face de Sartore, et l’autre dut le sentir, car il recula d’un pas, puis resta à distance, les yeux fixés sur la bouteille qui revenait se poser à intervalles réguliers à l’emplacement du tronçon de jambe manquant, à la manière d’un piston qui va et vient.
Sartore s’excusa de nouveau, et comme Élie ne réagissait toujours pas et que la bouteille était vide, il s’en alla et ne revint jamais.
La plaie une fois cicatrisée, Élie passa de longs moments à regarder le moignon que sa mémoire s’obstinait à prolonger, et ce n’était certainement pas un miracle, mais le pire des mensonges entretenus par ce corps qui se rêvait encore complet. Par la suite, ses forces en partie revenues, il demanda qu’on lui apporte du bois et des outils. Sans même quitter le lit, il entreprit de fabriquer deux béquilles. Chaque soir, Lina entrait pour secouer la couverture et balayer les copeaux tombés au sol, s’en allait les jeter dans le fourneau et revenait, un bol de soupe dans la main. Quelques jours plus tard, son ouvrage terminé, Élie s’assit au bord du lit et se leva en prenant appui sur les béquilles. Il fit le tour de la chambre et retourna s’asseoir, épuisé comme s’il avait traversé la vallée en courant.
Depuis, à la maison, les béquilles reposaient toujours de chaque côté de sa chaise, pareilles à des ailes au repos. En milieu d’après-midi, il les saisissait, se levait et sortait. Il déambulait jusqu’à la place du village et s’asseyait au bord de la fontaine en rêvassant. Souvent, en repartant, il se mettait à tourner sur lui-même comme un chien autour de sa merde, semblant chercher un nouvel équilibre, puis il s’immobilisait à bout de souffle en regardant la statue du général dominant la fontaine, figé dans sa charge héroïque, sabre au clair, il se mettait alors à crier des choses incompréhensibles en regardant défiler les nuages. Les passants s’éloignaient bien vite de lui, pensant à des accès de folie.
Il avait été mordu par l’araignée, à sa façon. Cela lui avait coûté une jambe et avait éteint les quelques lueurs dans ses yeux, que des témoins dignes de foi affirmaient avoir entrevues dans un lointain passé. En vérité, Élie criait pour s’empêcher de pleurer, et quand il n’avait plus de salive, il s’asseyait encore un court instant sur le rebord de la fontaine pour reprendre des forces. Il rentrait ensuite à la maison et s’enfermait dans sa chambre, les yeux encore gorgés d’eau et de colère, puis d’une infinie tristesse. Il demeurait alors des heures à regarder la bouteille désormais vide que Sartore lui avait apportée, passant et repassant un doigt sur l’étiquette salie. Jamais il ne but une autre goutte d’alcool que celui provenant de cette bouteille.
La malédiction de l’araignée était en marche. Lina tira sa révérence six mois après l’accident de son mari, toujours une histoire de fil qui lâche. »

Extrait
« On se demande souvent après coup à quel moment la vie s’est transformée en destin incontrôlable, quand la machine s’est emballée, si c’est un enchaînement d’événements passés qui préside au changement ou si le changement lui-même est inscrit dans l’avenir.
D’habitude, lors des repas, Martha s’asseyait après avoir rempli toutes les assiettes. Ce soir-là, elle était déjà assise quand tout le monde prit place en l’observant d’un œil curieux. Elle ne se leva pas. Le ragoût trépignait dans la cocotte posée sur le fourneau. Elle attendit encore, joignant les mains au-dessus de son assiette.
Qu’est-ce qu’il se passe, tu es malade? demanda Martin. Martha dévisagea chacun des membres de la famille, puis, sur un ton solennel, elle dit:
Il faut qu’on redevienne une vraie famille. » p. 261

À propos de l’auteur
BOUYSSE_Franck_3©pierre-demartyFranck Bouysse © Photo Pierre Demarty 

Franck Bouysse naît en 1965 à Brive-la-Gaillarde. Il partage son enfance entre un appartement du lycée agricole où son père enseigne et la ferme familiale tenue par ses grands-parents. Il y passe ses soirées et ses week-ends, se passionne pour le travail de la terre, l’élevage des bêtes, apprend à pêcher, à braconner…
Sa vocation pour l’écriture naîtra d’une grippe, alors qu’il n’est qu’adolescent. Sa mère, institutrice, lui offre trois livres pour l’occuper tandis qu’il doit garder le lit: L’Iliade et L’Odyssée, L’Île aux trésors et Les Enfants du capitaine Grant. Il ressort de ses lectures avec un objectif: raconter des histoires, lui aussi. Après des études de biologie, il s’installe à Limoges pour enseigner. Pendant ses loisirs, il écrit des nouvelles, lit toujours avidement et découvre la littérature américaine, avec notamment William Faulkner dont la prose alimente ses propres réflexions sur la langue et le style. Jeune père, il se lance dans l’écriture de ses premiers livres: il écrit pour son fils les romans d’aventures qu’il voudrait lui offrir plus tard, inspiré des auteurs qui ont marqué son enfance: Stevenson, Charles Dickens, Conan Doyle, Melville… Son travail d’écriture se poursuit sans ambition professionnelle. Le hasard des rencontres le conduit à publier quelques textes dans des maisons d’édition régionales dont la diffusion reste confidentielle. En 2013, il déniche une maison en Corrèze, à quelques kilomètres des lieux de son enfance. La propriété est vétuste, mais c’est le coup de cœur immédiat.
Il achète la maison qu’il passera plus d’une année à restaurer en solitaire. Alors qu’il est perdu dans ce hameau désolé, au cœur de ce territoire encore sauvage, un projet romanesque d’ampleur prend forme dans son esprit. Un livre voit le jour et, poussé par un ami, Franck Bouysse entreprend de trouver un éditeur.
Grossir le ciel paraît en 2014 à La Manufacture de livres et, porté par les libraires, connaît un beau succès. La renommée de ce roman va grandissant: les prix littéraires s’accumulent, la critique s’intéresse à l’auteur, un projet d’adaptation cinématographique est lancé. Ce livre est un tournant. Au total, près de 100000 exemplaires seront vendus. Suivront Plateau, puis Glaise, dont les succès confirment l’engouement des lecteurs et des professionnels pour cette œuvre singulière et puissante, et Né d’aucune femme, (prix des libraires 2019, prix Babelio 2019, Grand prix des lectrices de Elle 2019…). Buveurs de vent est son premier roman chez Albin Michel. (Source: La Manufacture de livres / Albin Michel)

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