La Maison aux chiens

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Prix Jean Anglade 2023

En deux mots
Francis et Geneviève élèvent des chiens dans un petit village de l’Allier. Mais ils accueillent aussi les enfants placés par les services sociaux. Roman, Sofian, Atalante, Grégory et les autres vont tenter de se construire un avenir, eux qui ont déjà tant souffert. On va suivre leur parcours, ponctué de drames.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des enfants et des chiens

Caroline Hussar est la lauréate 2023 du Prix Jean Anglade. Son roman raconte l’odyssée d’enfants placés en famille d’accueil, élevés comme les chiots qui les entourent. Dans ce petit village, dans la France des années 1990, l’amour est une denrée rare.

La première réussite de ce roman est indéniablement cette atmosphère très prenante qui saisit le lecteur dès les premières pages. Il sent littéralement cette odeur âcre qui imprègne tout, de poils et de crasse, de tabac froid et de désinfectant, de pot-au-feu et de chien mouillé. Une odeur que l’on trouve dans le chenil, dans la maison, dans la voiture, dans les habits. Nous sommes dans les années 1990 au sein d’une famille d’éleveurs dans un village de la plaine de l’Allier.
Dans de grandes cages, Francis soigne les chiens de différentes races et héberge quelquefois aussi ceux du voisinage. Si Geneviève, son épouse, le seconde en s’occupant surtout de l’intendance, elle s’affaire prioritairement à l’autre mission de la famille : accueillir les enfants placés par les services sociaux.
Au moment où s’ouvre le roman, ils sont cinq.
Roman, onze ans, arrivé deux mois plus tôt, Sofian, cinq ans, qui est là depuis presque an « le temps que ses deux grands frères trouvent une formation et que leur mère prouve qu’elle peut gérer la situation», Sandy, un bébé de dix-huit mois pour lequel il n’y avait pas de place en pouponnière et dont la mère est en hôpital psychiatrique et Atalante, qui vient d’arriver. Sans oublier Angélique, leur grande fille de quatorze ans. Tout au long du roman d’autres enfants viendront s’agréger au groupe, au fil des départs et des arrivées, comme les frères Nelson et Grégory. «Ici, il y avait quelque chose de la vie de meute. Chacun sa place, du plus jeune à l’ancien, un rôle acté, immuable, sauf à évoluer en avançant en âge.»
Pour les chiens comme pour les enfants, Geneviève et Francis ont appris à ne pas trop s’attacher, car ils savent qu’ils ne sont que de passage. Même s’il arrive que le provisoire dure. Leur principale mission consiste à éviter les incidents, à instaurer une autorité susceptible de permettre à la communauté de vivre dans une relative harmonie. Et d’intervenir dès qu’un «bébé se met à vagir et un chien à pleurer. À moins que ce soit l’inverse.»
Au fil des jours, on découvre les parcours des uns et des autres, les traumatismes avec lesquels ils luttent, leur aspiration à une «vraie» vie de famille, mais aussi les liens qui se créent entre eux. Caroline Hussar montre très bien combien les enfants sont déstabilisés, privés de leurs parents et de leurs repères, ne sachant combien de temps ils sont là et ne pouvant guère se projeter vers l’avenir. Mais elle montre tout autant le malaise de la famille qui les accueille, surtout ici où Geneviève, enfant légitime, doit cohabiter avec des «faux frères», des «fausses sœurs».
De manière diffuse, par petites touches, on sent la fragilité de cet édifice et la menace qui croît. Sans rien dire des drames qui couvent, soulignons combien le manque d’amour peut faire de ravages. Surtout au sein d’une communauté dont chacun des membres, pour des raisons bien différentes, se garde d’exprimer ses sentiments. Mais au final, il va rester quelque chose de ce lien, de ces petites graines semées au fil des jours et qui trouvent dans cette nature une terre fertile. Car la vie rurale, marquée par les saisons de chasse et de pêche, donne ici le cadre qui manque cruellement aux enfants en errance.
Je partage l’avis de Lorraine Fouchet, la présidente du jury du Prix Anglade, lorsqu’elle conclut sa préface en écrivant qu’elle pense «sincèrement que Jean Anglade aurait aimé» ce roman. On peut du reste y voir une parenté avec Les cousins Belloc, ces deux orphelins recueillis en Auvergne par deux grands-mères. Sans oublier le petit clin d’œil à la lauréate de ce même Prix en 2022, Sarah Perret et La Petite qui rassemblait aussi deux orphelins autour d’une grande table à la campagne.

La Maison aux chiens
Caroline Hussar
Éditions Presses de la Cité, coll. Terres de France
Premier roman
240 p., 20 €
EAN 9782258206922
Paru le 28/09/2023

Où?
Le roman est situé dans un village dans la plaine de l’Allier.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est une maison perdue au cœur des plaines de l’Allier. Un étonnant capharnaüm, entouré de chenils. Geneviève et Francis y accueillent des enfants à l’histoire cabossée. Entre ce couple fruste et ces gamins, dans cette maisonnée organisée autour des chiens, l’amour se fraie son chemin. Il y a Roman, que l’on a dû éloigner d’une famille déstabilisée, Nelson et Grégory, deux frères « difficiles »… Et Atalante, petite fille aussi sage que maladroite. Ces enfants qui arrivent avec leur passé, souvent traumatique, vont devoir apprendre à vivre ensemble. Et cohabiter avec la fille de leurs parents d’accueil, Angélique, qui peine à trouver sa place dans ce refuge… Un havre que le regard des autres, voisins, familles, services sociaux, va au fil du temps de plus en plus menacer.
« Dans cette meute de papier, chacun a sa place, même le chiot le plus fragile. Dans ce texte, chaque mot a aussi sa place. […] Lorsque vous le refermerez, vous en conserverez longtemps la douceur. » Lorraine Fouchet, préface
Roman d’une force rare, presque brute, à la tendresse rugueuse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Philippe Poisson

Les premières pages du livre
« Préface de Lorraine Fouchet
Dans préface, il y a «face à». Présidente pour l’année 2023 du jury du beau prix Jean Anglade, je me suis trouvée « face à » cette histoire romanesque, tendre, touchante, concrète dans sa réalité sociale, puissante, contée d’une plume fougueuse et fluide, poétique par l’imagination des narrateurs enfants, pleine de rage et d’amour.
Une des héroïnes s’appelle Atalante, un prénom rare. Ce roman aussi est rare, intelligent et énergique. Sonore et musical, par l’aboiement des chiens de la famille d’accueil que vous allez découvrir. Odorant, vous verrez pourquoi. Prenant, vibrant, incandescent parfois. Bouleversant par ses leçons de vie boiteuses, fouillis, incohérentes, magnifiques.
Parfois, lorsqu’on repose un livre, une phrase particulière se fiche dans notre cœur et y vibre doucement. Je partage avec vous celle-ci, qui m’a chamboulée : Ils faisaient durer le plaisir, cherchaient dans leurs mémoires les histoires qui déjà s’effaçaient, et dont ils ne conservaient que la douceur.
Il y a cela dans la grâce de certains livres, ils s’impriment en vous, on est téléporté dans leur univers. Mon chien a droit au canapé, je préfère les animaux vivants et libres plutôt qu’étalés sur un tableau de chasse, et je suis fille unique. Pourtant, le temps de cette lecture, j’ai fait partie de la meute d’enfants et de chiens dans laquelle vous êtes invités, j’ai couru avec eux, et je m’y suis sentie chez moi.
Dans cette meute de papier, chacun a sa place, même le chiot le plus fragile. Dans ce texte, chaque mot a aussi sa place.
Vous allez froncer les sourcils, retenir votre respiration, écarquiller les yeux.
Vous serez tour à tour inquiets, émus, amusés, troublés, vous réagirez à l’instinct.
Vous aurez parfois le sourire aux lèvres et parfois le cœur chiffonné et les yeux embués.
Lorsque vous le refermerez, vous en conserverez longtemps la douceur.
Je crois sincèrement que Jean Anglade l’aurait aimé.

J’ajoute quelques gouttes de Viandox.
La rue était plate, à l’image de la plaine qui se déployait alentour. Un peu en retrait du bourg se tenaient les dernières habitations avant le Bois Randenais, des hectares de rien jusqu’à la ville la plus proche. Une berline sombre vint se garer devant le portail de l’entrée principale, déclenchant des aboiements déchaînés à l’arrière de la maison. C’était une bâtisse des années trente, vétuste, assez étroite, tout en hauteur. Le crépi beigeasse de sa façade s’effritait. Le toit d’ardoise qui la surplombait était délavé et comme cabossé. Aux angles des fenêtres, les volets, sans doute rouges à l’origine, avaient désormais une teinte passée, tirant sur le brun. La petite fille pâle sortit de la voiture et remonta l’allée de dalles cassées en fronçant le nez. Il flottait dans l’air une odeur âcre, mélange de poils de chiens et de désinfectant. Son père frappa à la porte. À l’intérieur, Francis grogna, à la fois pour prévenir qu’il fallait aller ouvrir et indiquer qu’il ne s’en chargerait pas. Aucun des enfants ne fit mine de bouger. Il relevait d’une convention tacite que Geneviève gérait les relations avec l’extérieur. Bien droit sur le seuil, le couple de petits-bourgeois se figea légèrement en la voyant. Ses cheveux formaient un halo sec et volumineux d’une couleur indéfinissable, entre le rouge et le violet. Son nez, busqué, était si fin que, de face, il se contentait de tracer un long sillon sur son visage. On aurait dit que cette femme avait été brûlée, tant sa peau était tirée sur l’ossature de sa figure. Le simple fait de la regarder faisait mal. Après avoir salué les parents, elle se pencha vers la fillette pour lui faire répéter son prénom.
– Atalante ? Quelle drôle d’idée ! s’exclama-t-elle. Moi, c’est Geneviève.
Elle parlait fort, comme affectée d’un début de surdité. Autour de ses épaules, un châle noir au crochet s’ouvrait sur une cascade de colliers de perles multicolores et de pendentifs dorés. Dessous, elle portait un pantalon de treillis kaki et de lourdes chaussures de marche, que soulevaient à grand-peine ses jambes squelettiques.
Elle les invita à entrer d’un mouvement de ses doigts tordus, couverts de bagues de pacotille. Les enfants avaient déjà fui les lieux pour s’égailler dans les chambres desservies par le long couloir sombre, à l’arrière de la maison, la grande emportant le bébé qui vagissait d’indignation, les plus jeunes formant un troupeau indistinct dont il ressortait tout de même qu’ils étaient dans l’ensemble bruyants et mal fagotés.

Dès le seuil, la gamine eut le souffle coupé. L’odeur la prit à la gorge. Un mélange de crasse, de tabac froid et de relents de pot-au-feu. Et par-dessus ces effluves, ceux, plus forts et plus tenaces, de chien mouillé. Elle lutta contre la nausée qui l’assaillait. Ses hoquets attirèrent l’attention de son père, qui, d’un geste sec, lui enjoignit en silence de le suivre. Du coin de l’œil, elle nota que sa mère plongeait le nez dans son foulard pour y chercher le réconfort du parfum dont elle s’aspergeait copieusement chaque matin.
Geneviève leur fit faire le tour du propriétaire. Francis trônait devant la table de salle à manger qui occupait la majeure partie de la pièce, protégée par une toile cirée où se répétait de loin en loin la même scène de chasse au canard, plus ou moins effacée selon les endroits où s’étaient attablés les convives. Il cassait des noix d’une main épaisse, et s’interrompit à peine pour les saluer. Deux chiennes somnolaient à ses pieds. Une caniche gris sale, aux poils mal taillés agglomérés de manière écœurante dans les plis humides de ses babines, était à moitié couchée sur une bobtail qui haletait bruyamment. La famille les évita soigneusement, et se glissa entre la table et un grand vaisselier sombre, encombré de bibelots de porcelaine et de photos de nombreux enfants de tous âges, dont pas un ne ressemblait aux autres. Ils traversèrent le salon ou ce qui s’y apparentait. Il s’agissait en réalité d’un espace étroit attenant à la table de la salle à manger, où l’on avait entassé un grand canapé en velours marron et deux fauteuils assortis autour d’un volumineux poste de télévision. Ils durent contourner la table basse, au plateau en carreaux de faïence à motif floral, pour atteindre la porte-fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin.

Une fois sur la terrasse, Atalante aspira goulûment l’air extérieur, pourtant chargé d’une forte odeur de désinfectant, plus prégnante de ce côté-ci de la maison. Enfin, elle distingua la source des aboiements qui saturaient l’air depuis leur arrivée. D’immenses cages en fer occupaient l’espace situé à l’arrière de la propriété. De part et d’autre du chemin mal entretenu sur lequel ils avançaient, des chiens se précipitèrent en vociférant dans un claquement métallique sur le grillage qui les retenait de justesse. Mais la voix de Geneviève, qui s’était mise à leur distribuer leur nourriture, était plus puissante.
– Assez ! Ah, mais vous allez me laisser passer ?
Elle repoussa sans ménagement deux braques et leur balança une gamelle remplie d’une substance douteuse.
– Qu’est-ce que vous leur donnez ? s’enquit la mère depuis son poste d’observation, sur la partie goudronnée de l’allée.
Elle pointait du doigt les énormes seaux que Geneviève transportait avec une force surprenante chez une femme aussi frêle.
– Ah ça, c’est une recette personnelle. Je fais mijoter des abats que me donne le boucher dans un fond de soupe de pot-au-feu, et en fin de cuisson j’y mélange du pain rassis et des croquettes. En période de chasse, j’ajoute quelques gouttes de Viandox, pour stimuler leur appétit et les forcer à s’hydrater lorsqu’ils ont couru toute la journée. Le tout, c’est de bien penser à retirer les os qui peuvent rester accrochés à la viande. Une fois cuits, ils deviennent cassants, et c’est dangereux pour les chiens. Ils peuvent se coincer entre leurs crocs, les blesser et les empêcher de se nourrir. Si un os transperce la paroi de l’estomac, c’est la mort assurée. Ce sont des « pure race », tu comprends ? informa-t-elle la petite fille. Ils sont fragiles, il faut faire très attention à eux, les bichonner. Ah, mais enfin, doucement ! Tu vas t’enlever, oui?

Geneviève repoussa d’un pied ferme la bête qui l’avait presque renversée en cherchant à atteindre sa gamelle.
– Ce sont des animaux magnifiques, dit le père, en flattant le flanc d’un beagle qui reniflait le sol à ses pieds tel un cochon truffier.
– Oui, n’est-ce pas ? Viens, approche ! lança Geneviève à Atalante. Ils sont pas méchants, hein ?
Mais son intonation interrogative n’était pas pour rassurer la fillette.
– J’ai peur des chiens.
Son murmure était inaudible.
– Qu’est-ce qu’elle dit ? brailla Geneviève à l’adresse du père.
– J’ai peur des chiens.
La petite était au bord des larmes. Sa voix se cognait contre sa gorge. L’un des braques s’avança vers elle. Geneviève insista :
– Caresse-le, vas-y ! Mais enfin n’aie pas peur, c’est pas la petite bête qui va manger la grosse !

C’étaient des chiens de chasse, des bêtes athlétiques, musculeuses. Du point de vue d’Atalante, ils lui auraient arraché la main d’un léger coup de crocs. Pourtant, sur un nouveau regard de son père, elle finit par glisser ses doigts dans le pelage malodorant.
– Ah, voilà ! Tu vois comme ils sont gentils, mes chiens ! triompha Geneviève.

De retour à l’intérieur, ils retrouvèrent Francis à la même place que lorsqu’ils étaient sortis. À ses côtés se tenait un garçon qui ne devait pas être beaucoup plus vieux qu’Atalante. La peau mate et les cheveux noirs, ce dernier n’était pas grand, mais déjà massif pour son âge. Une cicatrice, à la base de son arcade sourcilière, venait affaisser sa paupière gauche, créant un déséquilibre dans son regard. Pour la masquer, il inclinait légèrement la tête dans une torsion incongrue, le cou crispé, la mâchoire projetée en avant. Ses mains étaient larges, mais ses doigts étonnamment fins. Francis lui parlait à voix basse. L’enfant pliait et dépliait ses mains dans un mouvement saccadé, les yeux au sol, visiblement pressé de se soustraire à l’échange. Il profita de leur arrivée pour quitter la pièce.
Une fois qu’il fut parti, le père interrogea Geneviève :
– C’est le garçon qui vous a été confié ?
– Oui, enfin l’un d’entre eux. C’est Roman. Tu le verras à l’école, expliqua-t-elle à Atalante, et ça te fera de la compagnie, le soir. Vous allez bien vous amuser tous les deux.
– Merci d’avoir accepté au pied levé, enchaîna le père. La personne qui s’occupait d’Atalante jusqu’alors nous a informés de son déménagement au dernier moment. Nous n’avons pas eu le temps de nous retourner. C’est juste histoire de lui faire faire ses devoirs et qu’elle ne soit pas seule avant qu’on rentre du travail. Elle a dix ans, c’est encore trop tôt pour la laisser seule à la maison après l’école et le mercredi. Elle ne devrait pas vous donner de fil à retordre, elle est calme et elle sait se débrouiller sans trop d’aide. Mais il nous faut quelqu’un pour la surveiller.
– Oh, vous savez, un enfant de plus ou de moins, c’est pas ça qui va faire la différence ici ! Et puis elle devrait être dans la classe de Roman, alors en ramener un ou deux, le soir, ça changera pas grand-chose.
– Vous en gardez combien ?
– Pour l’instant, il y a Roman, que vous venez de rencontrer. Il va sur ses onze ans. Ça va faire deux mois qu’il vit chez nous. Nous avons aussi Sofian, qui a cinq ans, et qui est arrivé il y a bientôt un an. Lui, il va et vient ; des essais sont en cours pour qu’il retourne chez sa mère. Il a deux grands frères adolescents qui font pas mal de bêtises. Ils sont assez violents et ça le perturbe. Comme ils sont revenus de foyer il y a peu, les services sociaux nous ont confié le petit le temps que les deux grands trouvent une formation et que leur mère prouve qu’elle peut gérer la situation. En attendant, il reste ici, mais il devrait bientôt rentrer chez lui. C’est pour ça qu’ils nous ont confié Roman, même s’il est arrivé en avance et qu’on affiche complet. Parce qu’il y a aussi le bébé, Sandy, qui a dans les dix-huit mois maintenant. Elle, on l’a parce qu’il n’y avait pas de place en pouponnière. Sa mère ne s’en sortait pas, je crois qu’elle n’avait pas trop prévu d’avoir un enfant… Le père est en détention, et les grands-parents n’ont pas réussi à se mettre d’accord pour savoir qui allait garder la petite en attendant que la mère sorte de l’hôpital psychiatrique. Elle est là-bas juste le temps de se requinquer, elle a fait une dépression après la naissance du bébé, et ça dure un peu. Ils ont préféré placer la petite en famille d’accueil le temps que ça se tasse. Dès que la mère reviendra vivre chez ses parents, Sandy devrait pouvoir y retourner. Chez nous, c’est du temporaire, le plus souvent. Mais je préfère ne pas m’avancer. Quand ça capote, les enfants reviennent et tout est à refaire. Voilà pour nos pensionnaires du moment ! Ce qui fait qu’avec notre fille, plus la vôtre, ça fait cinq. Oui, nous avons une grande fille de quatorze ans, Angélique.
– Eh bien dites-moi, vous ne devez pas vous ennuyer avec tout ce petit monde !
Atalante savait qu’il en fallait beaucoup pour déstabiliser son père, mais sa réponse inappropriée et le ton sur lequel il la fit la prirent au dépourvu.
– Ah çà, pour sûr ! soupira Geneviève.
– Tu vois, Atalante, toi qui te plaignais de ne pas avoir de frères et sœurs, tu devrais être contente !
À l’arrière de la maison, un bébé se mit à vagir et un chien à pleurer. À moins que ce ne fût l’inverse.

I Portée
C’était un vieux van Volkswagen rouge et blanc, qui avait été vidé de l’ensemble de sa structure interne.
La maison de Geneviève et Francis était située dans un de ces villages sans attrait qui jalonnent la plaine de l’Allier. Sa caractéristique la plus notable était que seule la façade avant des habitations y était crépie. On arrivait en ligne droite dans le bourg en longeant un alignement de propriétés à l’allure soignée, puis on amorçait un virage, et alors on faisait face à des empilages de parpaings bariolés d’enduit. Les apparences étaient sauves – manière d’avertir, aussi, qu’il valait mieux ne pas s’attacher à regarder ce qui se passait derrière.
Hormis cela, la commune ressemblait à tous ces villages qui, dans les années quatre-vingt-dix, continuaient de vivoter, malgré les stigmates de l’exode rural de la décennie précédente. On pouvait encore y pousser la porte d’une épicerie, d’un bureau de poste ouvert quelques heures par semaine, d’une boucherie et d’un tabac-journaux et, s’il n’y avait plus ni boulangerie ni bibliothèque, un camion de pain y faisait une tournée quotidienne et le bibliobus le desservait une fois par quinzaine. Comme dans tous les patelins que l’on traverse lorsqu’on suit les routes de la campagne bourbonnaise, la grand-rue était jalonnée de bâtiments administratifs, organisés autour d’une place centrale d’où rayonnaient les routes secondaires menant aux différents hameaux qui en constituaient les métastases bourgeonnantes. Sur cette place se trouvait l’école publique que fréquentaient tous les enfants accueillis dans la maison. Assistante maternelle le reste de la journée, Geneviève y travaillait en tant que cantinière le midi. Le soir, elle revenait s’occuper du ramassage scolaire, ce qui lui permettait de rassembler ses pensionnaires et de les surveiller tout en finissant sa journée de travail. Le chauffeur du car avait organisé sa tournée de sorte qu’elle s’achève devant l’abribus le plus proche de la maison.
Depuis la rentrée, Atalante avait pris l’habitude d’attendre avec Sofian sous le préau, les doigts serrés sur les bretelles de son cartable rose, guettant le volumineux casque mauve des cheveux de Geneviève à travers la vitre en verre dépoli qui ornait la porte battante de la cantine. Elle courait alors la rejoindre en traînant le petit garçon par la main car elle savait que Geneviève ne ralentirait pas pour les attendre.

Après le porche qui constituait l’unique accès à l’école, ils retrouvaient les autres élèves déjà agglutinés devant l’arrêt de bus. Roman était parmi eux. Jamais il n’attendait Sofian et Atalante, veillant à ce qu’on ne le voie pas en compagnie de la femme-épouvantail chez laquelle il vivait. Cela lui évitait les ricanements qui accueillaient la fillette à son arrivée. Il s’étonnait qu’elle n’en fasse pas cas et persiste à respecter les consignes de cette femme, qui ne pouvait pas ignorer la honte qu’elle suscitait chez lui en se baladant dans cet accoutrement, avec ces cheveux. Atalante et Sofian allaient s’installer au fond du bus ; Roman finissait, à regret, par s’asseoir en face d’eux, jamais à leurs côtés. Geneviève les rejoignait une fois qu’elle avait fini de battre le rappel des jeunes passagers.
Une curiosité, ce car. C’était un vieux van Volkswagen rouge et blanc, qui avait été vidé de l’ensemble de sa structure interne. Dans son squelette, on avait fixé de longs bancs recouverts de cuir, deux sur chaque flanc et deux dos à dos, dans l’allée centrale. On y casait une vingtaine de personnes, ce qui était bien suffisant au regard des effectifs de cette école de campagne. L’école était petite, mais la commune, elle, était étendue. Le trajet durait environ une heure, durant laquelle Geneviève était chargée de faire descendre à chaque arrêt un ou deux enfants. Assis de part et d’autre des portes battantes, Roman, Sofian et Atalante les regardaient s’éloigner, jusqu’au dernier, puis faisaient à pied la fin du trajet entre le dernier abribus et la maison. Cela leur donnait une certaine importance, de fermer la marche. Les autres n’avaient pas besoin de savoir où ils se rendaient ensuite.

Au moment de passer la porte, Atalante avait toujours le réflexe inutile de retenir son souffle le plus longtemps possible, jusqu’à sentir ses poumons sur le point d’éclater. Elle devait ensuite hyperventiler pour retrouver une respiration normale, et aspirer tellement d’air vicié qu’elle était prise de haut-le-cœur. Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à rentrer dans cette maison comme si de rien n’était. Chaque seconde durant laquelle elle parvenait à se soustraire à son odeur fétide constituait une petite victoire, bien qu’illusoire, car elle imprégnait le tissu de ses vêtements et se rappelait souvent à elle lorsqu’elle se mouvait au cours de la journée.
Ce soir-là, comme tous les autres soirs, Geneviève ne se formalisa pas devant ses hoquets. Déjà, elle s’affairait dans la cuisine, entamant la préparation du dîner pour les hommes et les bêtes. Angélique, l’aînée, était passée récupérer la petite Sandy à la crèche en sortant du collège, et lui donnait son bain. Livrée à elle-même, Atalante se glissa silencieusement dans la pièce principale. À son habitude, Roman ne fit pas attention à elle. À peine jeté son cartable dans l’entrée, il partit s’enfermer dans sa chambre à l’étage.
Soulagée de ne plus le voir, Atalante s’installa pour faire ses devoirs sur la table de la salle à manger, à bonne distance des deux chiennes de la famille, vautrées sur le tapis, sous la chaise de Francis. Le temps passait, mais elle ne leur pardonnait pas l’odeur qui imprégnait les lieux et dont elle les tenait pour responsables. Elle luttait déjà contre sa peur des chiens en restant dans la même pièce qu’elles ; il ne fallait pas lui en demander plus. En général, à cette heure-là, Francis était sorti nourrir les bêtes. La fillette entendit leurs hurlements se déchaîner, puis cesser brusquement. Elle imaginait leurs bruits de succion et les claquements voraces de leurs mâchoires, entrecoupés de gémissements de plaisir et de grondements d’avertissement à l’égard de leurs compagnons à mesure que les gamelles se vidaient en grinçant sur le sol bétonné. Ça la dégoûtait.
Réprimant un nouveau haut-le-cœur, elle s’assit de manière à pouvoir surveiller l’horloge fixée au mur face à elle : un dalmatien dont la queue en plastique blanc battait la mesure au rythme des minutes interminables qui la séparaient du moment où sa mère viendrait la rechercher. Elle ne pensait qu’au bain qu’elle prendrait en rentrant, à l’odeur propre du shampooing dans ses cheveux, du savon sur sa peau, qu’elle décaperait jusqu’à ce qu’elle devienne rouge et nette, lavée de la moindre trace de sa présence dans la maison.

2
C’était lui qui se chargeait de creuser les fosses du cimetière communal.

La vie de la famille s’organisait autour des chiens de Francis. Il y avait les siens, et ceux qu’il hébergeait pour d’autres chasseurs qui n’avaient pas le temps de s’en occuper au quotidien, la place de construire leurs propres chenils ou dont le voisinage risquait de s’opposer à la présence d’une meute, avec les désagréments que cela entraîne. Outre l’odeur qui se répandait à la ronde, le bruit mettait les nerfs des enfants, surtout les plus grands, à vif. Les aboiements étaient fréquents, et puissants. Les chiens hurlaient quand un individu ou un véhicule venait à longer la clôture la plus proche de leurs cages, quand ils sentaient venir l’heure des repas, mais surtout dès qu’ils voyaient apparaître leur maître avec la promesse souvent tenue d’une pitance de qualité, qui leur était servie avant que les habitants de la maison puissent à leur tour passer à table. En retrait de la route et à plusieurs dizaines de mètres des plus proches habitations, la maison était suffisamment isolée pour que les nuisances ne troublent que ses occupants.
Les horaires de travail de Francis étaient souples, lui permettant généralement de rentrer nourrir ses bêtes. Il faisait partie de l’équipe d’employés municipaux responsable des travaux d’entretien au sein de la commune. Accompagné des deux mêmes collègues depuis qu’il avait été embauché par la mairie, à peine sorti de l’adolescence, quelque trente années auparavant, il effectuait le ramassage des ordures, à l’aube. Puis il prenait une pause en fin de matinée, revenait s’occuper des chiens, lavait le sol des chenils, soignait celui qui s’était planté une épine dans la patte et montrait les signes d’un début d’infection, ou la chienne atteinte de mammite et qui, harassée de fièvre et de douleur, risquait de refuser son lait à sa jeune portée. Il déjeunait tôt et faisait une courte sieste avant de retourner à la tâche qui lui était confiée par la mairie. Cela pouvait aller de l’élagage des arbres de la place du bourg à la taille des buissons longeant la voie ferrée, afin d’éviter les feux de broussailles au cœur de l’été, fruits d’une étincelle malencontreuse née du frottement de l’acier sur les rails. C’était également lui qui se chargeait de creuser les fosses du cimetière communal situé sur le chemin entre la maison et la mairie.

Roman avait la mission d’abreuver les chiens, matin et soir. Le mercredi matin, quand sa mère la déposait, Atalante l’observait avant de descendre de la voiture, dont elle peinait à s’extraire. Le temps qu’elle remonte l’allée jusqu’au perron, elle entendait le ronronnement du moteur de la pompe à eau qui se mettait en route, à proximité du lavoir communal sur lequel Francis avait bricolé un branchement qui permettait une économie d’eau non négligeable. Venait ensuite le raclement du tuyau d’arrosage sur les pierres du chemin, puis le grincement de la porte du premier enclos. La fillette marchait lentement, guettant le moment où Roman se mettrait à parler aux chiens, d’un ton affectueux qu’elle ne lui connaissait qu’avec eux, sous les couinements des bêtes tentant d’attirer son attention.
– Alors les p’tits potes, la nuit a été bonne ? Il commence à faire frais, vous tenez le coup ? Là, ma belle, doucement ! Moi aussi je suis content de te voir.
Le soir, il accomplissait le même rituel afin de remplir leurs écuelles d’eau pour la nuit.

Un mercredi du mois de novembre, Atalante constata que son humeur s’était dégradée. Depuis plus de deux mois qu’elle venait ici, Roman la traitait avec indifférence, mais il ne l’avait jamais malmenée. Là, il la bouscula volontairement en la croisant sur les marches du perron. Puis, une fois la porte d’entrée refermée, elle l’entendit claquer avec rage les portes des cages contre le grillage. »

Extrait
« Ici, il y avait quelque chose de la vie de meute. Chacun sa place, du plus jeune à l’ancien, un rôle acté, immuable, sauf à évoluer en avançant en âge. Or, dans l’objectif de survie de la meute, Grégory n’avait pas d’utilité, a priori, pour le groupe. » p. 74

À propos de l’autrice
HUSSAR_Caroline_DRCaroline Hussar © Photo DR

Née en Auvergne, Caroline Hussar a grandi dans la campagne bourbonnaise. Dans le cadre de ses études au sein de la faculté de droit de Clermont-Ferrand, elle s’est intéressée au droit de la santé, ce qui l’a amenée à poursuivre des études à la faculté d’Aix-Marseille. Elle a choisi de revenir exercer son activité d’avocate en Auvergne, et de se spécialiser dans la défense des victimes, notamment auprès des enfants. Elle vit aujourd’hui au pied du Puy-de-Dôme. (Source: Éditions Presses de la Cité)

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