Combien de lunes

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En deux mots
Dans le village, les habitants sont confrontés à un angoissant phénomène. La nuit s’est installée pour durer. Sous la seule lumière de la lune, ils doivent essayer de comprendre et chercher à s’en sortir. Josselin y voit quant à lui l’œuvre d’une sorcière.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

« Les choses arrivent. C’est tout. »

Sous des airs de conte apocalyptique, le premier roman de Laura El Makki confronte des villageois à une nuit qui n’en finit pas. Une situation de crise qui révèle les personnalités.

Cette nuit est pour Anna «comme un vœu fait avant d’éteindre une bougie et qui s’exauce». En prenant le chemin de la maison, elle sait que désormais rien ne sera plus comme avant. Elle a franchi une étape sur son parcours initiatique et rentre discrètement chez elle et «s’endort tout habillée, l’odeur de Pierre sur sa peau. Son corps à lui encore en elle.»
Ce qu’elle ignore, c’est que dans le village endormi Ethel l’a vu passer. Ethel qui aime ces heures qui lui donnent l’impression qu’elle domine ce coin reculé, que son idée de tout reprendre de zéro a fonctionné. Un jour, elle avait quitté son domicile et son métier d’enseignante et était montée dans un train, venant compléter la liste des quelque 10000 personnes qui disparaissent chaque année. Elle voulait «décider de l’histoire à écrire. Elle était une femme libre, après tout. De choisir, d’essayer, de rater, de souffrir. Un couteau qui joue à se planter entre les doigts.»
Alors, elle avait débarqué dans ce village perdu. Alors, elle avait choisi Josselin qui lui n’avait jamais pris le train, ne vivait que de sa maison et ses bêtes. Si son homme se réveille alors que le jour ne s’est pas levé, c’est en raison du bruit qui a trahi Ethel. Un instant, il se demande ce qu’elle peut faire de si bon matin, mais très vite ses pensées vont être accaparées par un problème autrement plus sérieux. Les bêtes ont disparu, l’électricité est coupée, les montres ne fonctionnent pas davantage que les téléphones et les voitures ne démarrent plus. Tout semble figé, jusqu’à la lune qui semble un peu plus grande que d’habitude, seul point positif dans cette malédiction, car elle les éclaire.
Pour rassurer les villageois désorientés, et peut-être aussi pour asseoir son autorité, Josselin décide que cette femme solitaire qui vit un peu à l’écart leur a jeté un sort, qu’il faut la chasser pour que tout revienne dans l’ordre. Y croit-il vraiment? Toujours est-il qu’il cherche à persuader la communauté de monter une expédition pour en avoir le cœur net.
Gautier, un jeune orphelin, va lui aussi faire preuve d’imagination pour trouver les causes de ce drame et essayer d’en sortir.
Car tout n’est pas noir dans ce conte postapocalyptique. C’est peut-être aussi ce qui en fait son originalité par rapport aux autres œuvres partant de ce même postulat comme Si le soleil ne revenait pas de Charles-Ferdinand Ramuz (qui a aussi donné lieu au film éponyme de Claude Goretta) ou Le soleil ne se leva pas d’André Dahl. Dans le style mêlé d’envolées poétiques de Laura El Makki, on ne sait combien de lunes il va falloir attendre, mais il se pourrait bien qu’à nouveau le jour se lève…
La primo-romancière dit s’être inspirée de la période du confinement – quand soudain tout s’arrête – pour écrire ce conte noir. Un moment suspendu durant lequel, il faut remettre en question ses choix, se reconnecter à la nature. Voilà en quelque sorte la version poétique de Chaleur humaine de Serge Joncour.

Combien de lunes
Laura El Makki
Éditions Les Escales
Roman
160 p., 20 €
EAN 9782365697798
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé dans un village isolé, sans davantage de précisions.

Quand?
L’action n’est pas davantage située dans le temps.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sommes-nous capables de nous reconnaître dans la nuit ?
Un matin comme un autre, le soleil ne se lève pas. Les bêtes disparaissent. Les voitures et les téléphones cessent de fonctionner. Et c’est tout un village – le monde, peut-être – qui est plongé dans le noir.
La jeune Anna, qui vient de connaître l’amour, Ethel, qui a perdu depuis longtemps le fil de sa vie, Josselin, qu’un accident a rendu aussi monstrueux qu’hostile, et le petit Gautier, à l’imagination admirable, cherchent à vivre dans cette nuit souveraine. Une femme étrange, vivant en retrait du village, est vite soupçonnée d’avoir jeté un sort au ciel et devient l’objet de toutes les obsessions.
Colossale, éblouissante, la Lune seule les éclaire tous, désarmés et tâtonnants. Elle les guide et peu à peu les transforme, remettant tout en jeu : leurs choix passés et leurs désirs enfouis. Et si, loin d’être la fin d’un monde, cette nuit était le début d’un autre ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Laura El Makki présente «Combien de lunes » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« car ce qu’il s’est passé n’a pas d’importance
seul compte ce qui n’a pas encore eu lieu
mais je sais la soif de comprendre
je sais ce qui traverse les cœurs et construit les jours
les questions les regrets et les choses jamais dites qui resteront au fond quelque part
parce qu’il faudrait soudain un peu de courage
le moment propice qu’on attend et qui ne vient jamais
pour oser aller dans cet endroit arracher les racines regarder en face ce qu’on a à l’intérieur
le prendre dans ses mains s’en occuper comme d’un enfant perdu
et dire ces choses leur enlèverait du sens de la justesse
tout ce qui les a polies
l’informulable l’inavouable
et elles se multiplieront
toutes les ramifications
les petites branches pousseront sous la peau comme un arbre
elles poussent déjà dans le silence le sommeil quand nous parlons rions mangeons aimons
elles chatouillent la fine écorce
ne les entendez-vous pas pousser parfois
nous les entendrons longtemps si nous sommes chanceux
et nous nous dirons que ce n’est pas possible
nous n’en aurons rien à faire
nous déciderons de les ignorer les moquer les étouffer
parce qu’il faut bien vivre
et pourtant un jour il faudra l’écouter la chérir
la forêt en nous

1
Anna
Avec une agilité parfaite, Anna retombe sur ses pieds. Le mur a frotté son ventre et éraflé ses genoux. Sa peau brûle un peu. « Fais gaffe au chien », dit Pierre. Elle s’est laissée tomber de deux mètres, plus rien ne lui fait peur. Elle longe la façade, évite le gravier qui réveillerait tout le monde et marche sur les gros cailloux qui délimitent les fuchsias, les fleurs préférées de Mme Letourneur, ex aequo, aime-t-elle souvent préciser, avec les hortensias bleus. Anna avance en funambule. Le matin arrive. Victorieuse, elle atteint la route et regarde Pierre à la fenêtre. Elle croit voir un sourire sur son visage et lui fait un signe rapide de la main. Le mouvement de son ombre fait aboyer le chien qui se lance après elle. Anna se met à courir, ivre de cette nuit qu’elle n’oubliera jamais.

Dans l’obscurité bleue, son corps se découpe, sec, léger, plein d’une assurance nouvelle. Elle n’en revient pas de ce qui vient de se passer et rit en pensant qu’elle n’est plus la même, que cela se verra peut-être, que les copines, sa mère, son père, sa sœur, ceux qui la connaissent lui demanderont demain si elle va bien, ils seront à l’affût d’un changement, la coiffure peut-être, et elle répondra « non », évidemment, alors que si, tout aura changé. Plus elle y pense, plus c’est clair. Même ces maisons de pierre qu’elle voit depuis toujours, cette route qu’elle foule depuis toute petite et qu’elle connaît par cœur, tout lui paraît différent. La vie n’est plus la même.

Maintenant la nuit l’enserre. C’est une nuit comme un vœu fait avant d’éteindre une bougie et qui s’exauce.

Anna pense à toutes ces fois où le chagrin l’a gouvernée, à ce qu’il faut de force pour tenir, aux choses qu’elle aimerait faire désormais. Tout lui semble possible. Il faut se dépêcher, répondre à chaque intention qui se manifeste. Et même si un jour tout est amené à se défaire, si tout doit s’arrêter, elle saura que cet instant a existé. Dans sa tête, elle en trace les contours pour s’en souvenir, pour après. Les yeux fermés, les poings serrés, elle sent son cœur prêt à heurter ses côtes. C’est donc ça, vivre. Elle court et son corps ne ressent pas la fatigue. Au loin, elle aperçoit les rondeurs franches de la lune qui perce derrière les arbres. Certains semblent flotter sans tronc dans le ciel noir.

Arrivée à hauteur de la rivière, elle s’arrête pour reprendre son souffle. L’air charrie une mélodie indistincte, le cri d’un hibou, des feuilles nerveuses, des branches qui craquent, et le courant léger avec son bruit de toujours. Anna plonge sa main dans l’eau. De petites vagues se forment au contact de ses doigts puis de grands arcs souples, et sur cette toile qui lèche sa peau, elle n’arrive pas à distinguer ce qui s’y reflète, la pierre voisine, son visage ou l’ombre du grand saule qui flotte à côté. Elle boit, pose ses doigts frais sur sa nuque, et repart.

La route monte en faux plat. Elle poursuit tout droit, passe au coin de la « mortelle », devant le Christ sur sa croix, elle résiste au point de côté qui s’installe, elle entend d’ici son père qui dirait que ça se corse. Depuis dix ans au moins, il s’entraîne pour le marathon mais déclare forfait dès qu’il s’agit d’y aller. C’est avec lui qu’elle court d’habitude. Les dimanches matin, ils vont jusqu’au mascaret. D’une même foulée, ils filent droit vers la vague et, quand la terre n’est pas trop molle, ils rejoignent le vieux presbytère en ruine de l’autre côté sans jamais dire un mot, sauf quand Anna sent la petite aiguille derrière ses côtes. Alors son père lui dit de vider ses poumons, complètement, de souffler. « Voilà, encore et… inspire ! » Anna sait comment faire. Elle vide ses poumons et maintient sa foulée, comme son père le lui a appris. L’aiguille disparaît. L’air lui chatouille la gorge. Elle ricoche sur le sol.

Le vent soulève les graminées géantes qui ornent les grilles entrouvertes du domaine. Anna évite les chaises abandonnées sur la pelouse, le fouillis du tuyau d’arrosage et s’agenouille comme on prie à hauteur du lion en granit qui surveille la porte. Il a les muscles saillants et une crinière massive. Dans l’escalier, il y a une photo d’elle assise à côté de lui, elle doit avoir trois ans, son bras est posé autour de son cou. Sa mère a toujours aimé qu’elle prenne la pose et lui a appris à sourire, même si l’envie lui manquait. C’est ainsi que se bâtissent les souvenirs chez elle, en ayant l’air heureux.

Anna glisse sa main entre les deux grosses pattes et saisit une clef. Elle reprend son souffle et fixe les yeux déserts de l’animal qui a tout vu, qui voit tout depuis si longtemps, et elle pense aux secrets qu’il garde. Des choses lui reviennent en tête. L’impulsion est forte. Anna la sent venir et s’échapper, soudain nostalgique d’un instant qu’elle aurait voulu retenir.

Dans la maison, ça sent encore le repas du soir, une odeur de légumes bouillis et de vin. Les pièces muettes attendent d’être envahies. Anna pense au peu d’heures qui lui restent avant que le réveil sonne, au contrôle de maths à 10 h 30, aux dix balles qu’elle doit à Lucie. Hier, elles avaient trois heures devant elles, elles ont marché le long de la départementale pour aller en ville dans le magasin qu’elles préfèrent. Anna a essayé un rouge à lèvres très rouge. Dans le miroir, elle ne s’est pas reconnue et cela lui a plu d’être quelqu’un d’autre. Lucie lui a dit « Prends-le ! Il te va trop bien. » Et Anna a répondu « J’ai pas assez sur moi et puis ma mère voudra jamais que je mette ça. » Alors Lucie a ouvert son porte-monnaie, un cœur au tissu abîmé auquel elle tient plus que tout. « Tu me les rendras. » Elles étaient reparties en se tenant par le bras, le rouge à lèvres dans un étui doré qu’Anna ne porterait probablement jamais mais qui était une promesse, qui scellait une amitié que les deux jeunes filles voulaient indéfectible, surtout Lucie qui la faisait passer avant le reste, les cours, la famille et bien sûr les copains. C’était elle, la gardienne de leurs phrases fétiches, des gestes, des goûts et des souvenirs communs, de tout ce qui s’amoncelait comme un trésor imprenable et que chacune chérissait sans se le dire.

Anna monte l’escalier, longe le couloir tapissé qui file jusqu’à sa chambre, passant discrètement devant celle de ses parents puis devant la porte vitrée qui mène au grenier. À cet instant, elle ferme les yeux, un réflexe de l’enfance, comme si cela pouvait la protéger de la peur ridicule qui est là, tapie en elle, avec ses images informes, ses mains énormes, toutes ces chimères qui ont fini par la façonner entre autres choses inoubliables : les amis imaginaires, les carnets enfouis sous les matelas, les rires sur la balançoire, les étreintes et les pleurs aussi, et puis ce que les doigts ont désigné à l’horizon, les nuages comme des histoires, le vide des dimanches après-midi, ces moments où l’on sait que quelqu’un vous manque.

Elle tombe en étoile sur son lit. Les bruits vagues de la maison s’estompent et elle n’entend plus bientôt qu’une branche caresser la vitre de sa chambre, et son cœur tambouriner.

Demain, maintenant déjà, la nouvelle vie.

Elle s’endort tout habillée, l’odeur de Pierre sur sa peau. Son corps à lui encore en elle.

2
Ethel
Le froid lui tire des larmes. Elle n’aurait pas dû mettre de mascara. C’est pourtant son plaisir, « sa coquetterie » dit son mari, et il souligne souvent ce mot d’un geste appuyé avant de s’éclipser, la laissant comme sur le bord de la route, ne sachant trop où aller.

Ethel s’essuie le coin des paupières. Elle pense à ce mot prononcé par Josselin et à tous ces mots, toutes ces phrases qu’ils n’échangent plus, à la parole qui entre eux a étrangement disparu et au risque que chacun prend, quelquefois, pour la faire de nouveau exister. Elle réfléchit, tente de se souvenir du moment où ils ont cessé de s’adresser l’un à l’autre, se demande comment leur vie peut, depuis si longtemps, s’organiser dans le silence. Elle a peur de trouver des réponses. Dans le noir, elle imagine que tout va bien.

Elle est passée très vite. Des cheveux qui volent et une foulée légère, presque pas de bruit. La petite Anna. Enfin, petite, plus vraiment. Elle a l’âge des grandes choses et elle doit le savoir. Le meilleur à venir, pense Ethel, le meilleur, juste devant.

C’est plutôt rare de voir passer quelqu’un à cette heure-ci, une heure qui n’appartient qu’à Ethel d’habitude. C’est le seul avantage de son travail, un privilège même : connaître ce temps d’avant le jour que la plupart des gens, toujours endormis, ne connaîtront jamais.

Elle jette un œil à l’étage de la maison. L’essaim n’est plus là. Josselin a fait le nécessaire, c’est ce qu’il a dit hier. Il avait dit la même chose la semaine dernière mais elles bourdonnaient encore entre les pierres, elles avaient pénétré les poutres et, d’épuisement peut-être, s’étaient laissées mourir sur le sol. Ethel n’avait pas osé les toucher, elle avait toujours eu peur des abeilles. Dans le silence, elle avait assisté à leur mort et observé leurs abdomens tremblants sur le parquet, hypnotisée par la finesse de leurs ailes aux reflets opalins.

Ses pieds sur le gravier brisent un silence qu’elle aurait voulu total. À chaque pas, elle regrette son élan, s’arrêtant parfois quelques secondes, retenant comme elle peut son poids pour mesurer ce qu’elle va de nouveau déchirer. C’est tout elle ça, la précaution dans l’intention, la peur infinie de déranger le monde. Josselin dort là-haut. Ils se sont couchés tard hier, elle n’a presque pas dormi.

Elle repense au dîner, les courbes de la viande, le feu qu’il aurait fallu chahuter. Elle avait si peu parlé, elle aurait pu s’en charger. Et la voix de Suzanne qui repose son verre tout juste rempli, ce verre de vin qu’elle n’a pas bu et cette phrase : « On a quelque chose à vous annoncer. » Ethel savait exactement ce qu’elle allait dire, et elle aurait voulu ne pas être là pour l’entendre. Elle avait posé ses couverts, levé les yeux vers Suzanne, vers Adalric qui lui tenait la main, et elle avait senti la vague arriver, « C’est pas vrai ! », elle avait souri, joué la surprise et la joie, disant ce que n’importe quelle amie aurait dit à cet instant, « C’est merveilleux ! T’es à combien ? Tu te sens comment ? », et dans cette comédie qui la sauvait provisoirement du naufrage, elle avait renversé son verre, le vin s’était étalé comme du sang sur la nappe qui était fichue maintenant, et elle avait ressenti une peine immense qui l’avait écrasée, une peine inconnue, idiote, et elle avait regardé Josselin qui ne disait pas un mot, n’endiguait pas le vin. Josselin, qui n’avait aucune idée de ce qui se passait en elle.

Ethel les avait raccompagnés à la porte et elle avait remarqué la délicatesse des genoux de Suzanne, ses chevilles, les attaches fragiles de ses articulations. Elle avait de belles jambes. Suzanne avait serré sa main très fort. « On fait un truc toutes les deux bientôt ? » Ethel avait fait oui de la tête et s’était sentie obligée d’ajouter « Je suis si heureuse pour vous », c’était une évidence mais il fallait s’en persuader encore. « Je t’appelle demain ? » Suzanne avait embrassé sa joue chaude et Ethel avait retenu sa main encore un peu, elle voulait la garder auprès d’elle, lui dire un mot peut-être, juste prendre quelque chose de son bonheur et de la force qui désormais l’habitait et allait grandir, et elle s’était dit : « Avec un peu de chance, cette force traversera ma peau, pénétrera mes veines, mon cœur, l’irriguera d’un coup et pour toujours et je serai sauvée. » Elle avait serré la main de Suzanne comme elle boirait à une source. La vie, peut-être, viendrait la contaminer.

Ethel s’engouffre dans la voiture. Elle pense à la route, aux champs humides, à l’inconfort de ce trajet sans relief, au vide de ce pays de pierres qui, au fond, ne lui a jamais plu. Cette vie à la campagne, elle l’a pourtant voulue. Elle cherchait un endroit pour calmer ce qui la consumait, elle n’en pouvait plus des rêves, de leurs décombres, elle avait tout fait pour que quelque chose arrive mais rien n’était arrivé et elle s’était demandé jusqu’où aller encore, à quel moment elle mettrait un terme à tout cela, et un matin, elle avait tout lâché, tout laissé derrière elle. La cuisine où elle aimait réfléchir, son bureau recouvert de livres, la chambre, les vêtements, les photos et Louis qui, comme chaque jour avant de partir, l’avait embrassée dans le cou et avait claqué la porte. Il ne rentrerait pas tard, il achèterait du pain sur le chemin, ils se raconteraient leur journée avant de tomber de fatigue. « À ce soir ! » Elle avait entendu l’ascenseur s’ouvrir en bas, le porche grincer et se refermer.

Elle n’avait pas vraiment réfléchi. Elle était perdue, elle voulait se trouver. Mieux, devenir. À la gare, elle avait regardé l’écran des départs et elle avait pensé à ce chiffre entendu à la radio il y avait quelques semaines. Dix mille. C’était le nombre de personnes qui disparaissaient chaque année dans le pays sans qu’on retrouve leur trace. Dix mille, c’était beaucoup, et elle se demandait où étaient tous ces corps, s’ils étaient encore vivants, s’ils se cachaient, comment vivre sans être vu. Ethel avait souvent pensé à disparaître. Pas mourir, juste s’évaporer. Elle s’était demandé comment effacer les traces qu’on laisse sans s’en rendre compte, elle aurait aimé avoir le pouvoir de la mer qui avale en quelques secondes les châteaux de sable qu’on a mis des heures à construire. Elle avait pensé aux autres aussi, au chagrin que sa disparition causerait. C’était une idée tordue, l’espoir inavouable qu’elle puisse être regrettée. Voie 9, un train partait. Devenir, peut-être. Elle était montée dedans sans le dire à personne, sans prévenir sa mère, ses collègues, ses élèves, sans un mot pour Louis. Juste avant, elle avait jeté son téléphone dans une poubelle. Elle avait aimé tout reprendre de zéro, décider de l’histoire à écrire. Elle était une femme libre, après tout. De choisir, d’essayer, de rater, de souffrir. Un couteau qui joue à se planter entre les doigts.

Parfois, elle frissonnait de son audace. Ce que certains rêvent de faire en silence, tout quitter, tout oublier, cette petite révolution de l’âme qu’on tente par tous les moyens de faire taire, elle lui avait donné sa chance. Pour inaugurer sa nouvelle vie, elle s’était teint les cheveux et elle avait travaillé comme serveuse au bar-tabac du coin. Elle y travaille encore. Le patron avait accepté de ne pas la déclarer, de ne pas poser de questions. Elle gardait un œil sur les journaux, quelqu’un la cherchait peut-être mais les nouvelles tombaient et rien ne se passait. Son évaporation fonctionnait.

C’est là-bas, un matin, qu’elle a rencontré Josselin. Il venait presque tous les jours acheter ses cigarettes. Il habitait plus loin, dans les champs. Il disait toujours « Ma terre, mes bêtes. » Sa maison, c’était sa mémoire et sa vie.

Josselin était né et avait toujours vécu dans la région. Comme les autres, il ne fermait jamais sa porte à clef avant d’aller dormir, il savait comment les vieux se tuaient, au cidre ou aux poutres des granges, les jours de pluie et de solitude. Il avait grandi au milieu d’hommes et de femmes dont le cœur avait disparu, qui ne lisaient pas, sortaient peu et n’avaient jamais appris à aimer. Ethel savait tout cela quand elle s’était installée avec Josselin, qu’il était rempli d’une colère capable de se fracasser contre n’importe quoi pourvu qu’elle sorte et qu’il n’ait plus à la subir. Elle l’avait vu faire, tuer un agneau, découper du bois, sans jamais retenir son bras ni douter de son devoir. Ses gestes fendaient le vide et la matière. Elle gardait de ces instants des images brèves et nettes : le soleil pâle à travers les branches, l’herbe humide sur les bottes, cette odeur de terre qui flotte. Elle avait tout de suite aimé Josselin, elle n’aurait su dire pourquoi.

Ethel ajuste son rétroviseur et frotte le contour inférieur de son œil, léchant un peu son doigt pour éclaircir la traînée noire. Elle met les clefs sur le volant. La voiture s’emballe légèrement et le moteur, comme épuisé, grince en continu. Elle essaie de nouveau, s’acharne, soudain grossière. Elle éventre son sac, cherche entre les mouchoirs, les tickets de caisse et un vieux gilet son téléphone tout juste rechargé qu’elle trouve éteint. Dans le coffre, sa main pressée trouve le parasol de l’été dernier. Le sable colle à ses mains moites et se loge sous ses ongles faits de la veille. Dans un coin, une vieille lampe torche qui ne sert jamais. Foutue, elle aussi. Un léger vent fait lentement plier un arbre contre la porte ouverte. Un grand bras feuillu caresse la tôle et frôle Ethel qui croit un instant être en danger. Mais elle aime avoir peur. Elle a toujours pensé qu’ainsi, elle pouvait exercer son courage.

Ethel lève la tête vers le ciel et regarde la lune comme si c’était la première fois. Elle s’étonne qu’elle soit si grande, si belle, elle se demande pourquoi elle ne la regarde jamais et si elle a toujours été comme ça, grande et belle. Elle ferme les yeux pour les reposer et sent le sommeil la prendre. De petites boules noires, bleues et rouges flottent comme des feux follets sous ses paupières puis se réunissent pour former une boule unique et incandescente. Elle rit, se sait ridicule. Ça fait si longtemps, elle pensait en être débarrassée, mais elle doit bien reconnaître l’évidence. Elle est là, tout habillée dans le jardin, en pleine nuit, alors que tout le monde dort. Elle fait une crise, elle en est certaine.

3
Josselin
Comme toujours, c’est la porte qui le réveille. Josselin connaît la partition par cœur. Les pièces traversées, la prudence des pas dans l’escalier aveugle, les meubles frôlés, le manteau qu’on décroche et les clefs qu’on attrape. Tous les recoins de cette maison, les poignées et les fenêtres sont gravés en lui. Parfois, des silences se font plus longs que d’habitude et il se demande ce qu’Ethel peut bien faire, pourquoi elle ne bouge plus. La bouche déformée, le regard vainqueur dans le miroir, à se faire belle pour quoi, … »

Extrait
« Et Anna comprend. La nuit qui reste, la lune plus grande que d’habitude. Pierre lui a déjà tout expliqué et elle a toujours refusé de le croire. Elle voyait bien qu’il amplifiait les choses, c’était devenu entre eux un sujet pénible, une occasion de dispute, à un moment donné chacun se retenait d’insulter l’autre. Pour elle, l’idée de l’apocalypse avait été fabriquée pour faire peur aux gens, pour les forcer à vivre, il leur fallait une histoire qui les mette en mouvement, leur fasse éprouver l’inutilité des conflits, les heures périssables, l’urgence d’aimer. Et puis, elle avait observé Pierre compter les séismes chaque année, sans en omettre un seul, voir leur nombre croître, tout comme les éruptions volcaniques et la fonte des pôles, le vent qui souffle des villes entières, les gens flottant sur des radeaux, des toits. Elle avait assisté, amusée, à l’’empilement de boîtes de conserve, à l’inventaire précis de ses outils, à sa soudaine obsession pour la musculation et aux heures qu’il passait dans la forêt au lieu d’aller en cours. Elle avait voulu en savoir plus, regarder le monde avec lui et, tout en retenant son opinion, elle avait compris que, peut-être, la vie telle qu’on l’avait connue disparaîtrait un jour, mais elle imaginait qu’ils avaient encore le temps, elle pensait être à l’abri ou que l’avenir donnerait tort à ces prédictions. À l’échelle de sa vie en tout cas, tout lui semblait tenir. » p. 70

À propos de l’autrice
EL_MAKKI_Laura_©Philippe_MatsasLaura El Makki © Photo Philippe Matsas

Laura El Makki est l’autrice de plusieurs biographies (Henry David Thoreau et H. G. Wells, éd. Gallimard ; Les Sœurs Brontë, la force d’exister, éd. Tallandier). Productrice de radio et de podcasts, elle a notamment dirigé les séries Un été avec Proust (2013) et Un été avec Victor Hugo (2015) sur France Inter, adaptées en livres aux Éditions des Équateurs. Combien de lunes est son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

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La femme paradis

CHAVAGNE_la_femme_paradis
RL_2023 prix_orange_du_livre  coup_de_coeur

Pépite de Quais du polar 2023
Finaliste du prix Orange du livre 2023

En deux mots
Une femme a choisi de s’isoler seule dans une grotte. En mode survie, elle se soumet à une discipline rigoureuse pour affronter ses ennemis, hommes et animaux. Au fil des mois qui passent, elle se livre dans son journal intime, jusqu’à l’arrivée d’un homme qui pourra dévoiler le mystère de ces années loin de la civilisation.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dans une grotte, loin du monde

Dans son troisième roman, Pierre Chavagné a choisi de se mettre dans la peau d’une femme qui a choisi de fuir le monde pour se réfugier dans une grotte et vivre seule au milieu de la nature. Une guide de survie qui est aussi une réflexion sur un traumatisme extrême.

Loin du monde, sur un plateau karstique qui ne laisse pas de traces, une femme a choisi de s’installer. Cela fait maintenant des jours, des semaines, des mois qu’elle vit là. Elle a choisi une grotte bien dissimulée pour y aménager sa demeure. Patiemment et méthodiquement, elle a érigé un mur d’argile, la porte viendra plus tard. Pour se nourrir, elle chasse, elle pêche, elle cueille. Comme les premiers hommes. Au fil des jours, elle peaufine ses techniques, affine ses méthodes. «La solitude est pénible à supporter dans les premiers temps. Comme pour la faim ou le froid, elle s’y habitue. C’est une épreuve qu’elle surmonte par la discipline; sans repère, sans norme, il est difficile de se jauger et de se tenir. Lorsqu’elle est seule, tout est autorisé, alors elle doit se surveiller et le cas échéant, se punir. L’intransigeance est la clef. Tout débute par une planification stricte des journées et des objectifs: le travail pour sa subsistance, le guet pour sa sécurité, le rêve et l’écriture pour son humanité. À tout cela s’ajoutent le yoga et l’hygiène.» Car cette vie, ou plutôt cette survie, requiert une attention constante, tant physique que morale. C’est aussi ce qu’avait parfaitement compris Sylvain Tesson lorsqu’il racontait son séjour Dans les forêts de Sibérie. Loin des hommes, on ne peut compter que sur soi-même et sur ses capacités à s’adapter à toutes les situations, au froid comme à une meute de loups, à la faim comme à la peur. L’autre point commun avec Sylvain Tesson, c’est ce le moyen utilisé pour combattre la solitude et soigner sa santé mentale, écrire et de lire. Pierre Chavagné a d’ailleurs construit son roman en ajoutant au récit les fragments du journal intime de la femme paradis qui pourrait faire sienne cette citation: «J’archive les heures qui passent. Tenir un journal féconde l’existence. Le rendez-vous quotidien devant la page blanche du journal contraint à prêter meilleure attention aux événements de la journée.» La découverte dans les affaires d’un randonneur d’une liseuse et d’un petit panneau solaire va aussi lui permettre de se découvrir une nouvelle passion pour la littérature, un moyen de remplir son propre vide.
Sans m’appesantir sur ce qu’il advient du randonneur, on va très vite comprendre que la compagnie des hommes n’est pas – ou plus – envisageable pour cette survivante. Una attitude qu’elle parviendra à conserver jusqu’aux dernières pages, quand son passé va soudain la rattraper.
S’il y a du suspense – le livre plaît aussi beaucoup aux amateurs de polar – on
pense d’abord à la filiation avec auteurs de nature writing, à commencer par Jim Harrison dont la citation de Théorie et pratique des rivières a été mise en exergue du livre: «J’ai décidé de ne plus rien décider, d’assumer le masque de l’eau, de finir ma vie déguisé en rivière, en tourbillon, de rejoindre à la nuit le flot ample et doux, d’absorber le ciel, d’avaler la chaleur et le froid, la Lune et les étoiles, de m’avaler moi-même en un flot incessant.» Un roman puissant, implacable. Un gros coup de cœur!

La femme paradis
Pierre Chavagné
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
145 p., 18 €
EAN 9782384311262
Paru le 6/01/2023

Où?
C’est dans une nature sauvage, loin de toute ville, qu’est situé ce roman.

Quand?
L’action se déroule à l’époque contemporaine, sans davantage de précision.

Ce qu’en dit l’éditeur
En marge du monde, une femme sans nom ni passé est prête à tout pour assurer sa survie au cœur de la forêt Paradis.
On dit que la femme nue célèbre le soleil chaque matin, qu’elle est née d’un arbre et d’une fleur, qu’elle est la gardienne du village, que c’est une sorcière, qu’elle punira les humains de leurs méfaits. On la surnomme “Valkyrie”, ”Ève” ou “La femme paradis”.

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Les premières pages du livre
I LA DÉTONATION
Mes souvenirs sont des crépuscules ; aucune de mes histoires n’a de commencement.
Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien. Allongée sur le ventre, immobile, l’humidité du sol infuse sa chemise à hauteur de poitrine, l’air glacé lui griffe les joues, un vautour fauve plane en cercle à son zénith, elle ne bouge pas. Elle attend.
Hier, dans cette zone, aux confins de son territoire, il y a eu une détonation.
Elle balaye le causse d’un regard alangui. Elle ignore ce qu’elle cherche alors elle ne s’attarde sur rien. Ses pupilles dilatées flottent dans le paysage, elles s’habituent aux dégradés de vert, de gris, de noir, aux variations de lumière, découvrent des formes, fouillent les ombres. Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages. À la lisière de la forêt, l’œil se fatigue. La vision se brouille comme à travers un grillage. Que distinguer à trois cents mètres dans un enchevêtrement de troncs ? Alors, elle recherche l’indice d’une présence dans l’agitation des branches basses. La nature est harmonie, elle quête la dissonance : la présence humaine.
Les va-et-vient la bercent. Elle s’engourdit. Une ombre apparaît à sa gauche. Sursaut. Un chien surgit sur la hauteur et dévale les hanches de la déesse endormie. Accélération du cœur. Il est rejoint par un, deux, trois, puis quatre autres bêtes : ce sont des loups. Ils se dirigent vers la forêt. Dans sa position, contre le vent et dos au soleil, elle ne risque rien. La meute s’arrête au ruisseau pour se désaltérer. Elle se hisse sur les coudes pour mieux les observer. Le loup le plus massif pointe son museau dans sa direction. Elle se raidit. Il reste dans cette position un temps infini. Masque de poils blanc, yeux jaunes. Il l’a devinée. Elle bloque sa respiration et étouffe l’épouvante des contes de l’enfance. Il aboie. Les autres loups se tendent vers elle. Il aboie une seconde fois et la meute repart d’où elle est venue. Le corps de la femme s’affale comme une voile morte.
Elle n’a pas le temps de souffler. Une crampe lui mord la cuisse. Elle bascule sur le flanc et étire sa jambe au maximum. La frayeur et la stagnation prolongée ont causé cela. Elle a été imprévoyante. La douleur s’estompe. L’adrénaline reflue. Elle respire à nouveau librement. Le muscle étendu, elle profite de la position pour admirer le ciel vide qui s’éteint. Le vautour est parti. Les derniers rayons du soleil disparaissent derrière le crâne en gloire de la déesse. La beauté est affaire de regard et de temps. Un sourire passe dans ses yeux clairs. La liberté sauvage des loups imprègne encore le causse comme la survivance d’un rêve ou d’un cauchemar après l’éveil. Elle glisse sans bruit dans la pente et se relève à l’abri d’une futaie de hêtres. Avant de regagner son campement, elle vérifie par-dessus son épaule l’absence de fumée dans le ciel, même si depuis des années, plus personne n’est assez téméraire pour allumer un feu avant la nuit. Sur cette pensée, elle esquisse le premier pas du retour à travers les ténèbres.
*
Cette détonation l’inquiète. À cette évocation, les poils de ses avant-bras se hérissent comme ceux d’une sorcière. Mauvais présage. Elle crache trois fois au sol et piétine sa salive qui se mélange à la terre.
Le temps de raconter est venu. S’il m’arrive malheur, au moins mes mots seront là quand je ne serai plus.
Elle est assise en tailleur, une pierre plate polie par la rivière en travers des cuisses. Elle ajuste le carnet sur la largeur de son écritoire de fortune. Menton haut, elle inspire, abaisse la tête et expire. Elle écrit.
Mon mari avait la suprême élégance de porter des costumes passés de mode. C’était sa manière à lui de signifier sa liberté. Il s’appelait P., il est mort au commencement de cette histoire.
La mort, ça te laisse toute seule. Avec ton amour, avec tes questions, avec tes souvenirs. Je me suis débrouillée. Tous les soirs, je convoquais son visage. J’étais exténuée et je m’endormais avant d’avoir bien fixé son portrait ; au fil des endormissements, j’avais l’impression qu’il s’effaçait, qu’un autre prenait sa place, un inconnu. Ce rituel me rendait triste, alors j’ai arrêté. L’oubli a ses vertus. Ce qui me manque le plus ce sont nos disputes au sujet de ma timidité. Les maris de mes amies, volontairement ou pas, dévalorisaient leurs femmes ; ils se moquaient de leurs travers, de leur cuisine, de leur métier. Ils leur coupaient fréquemment la parole. Lui, au contraire, s’obstinait à me mettre en avant. Je devais acquérir toujours plus de compétences et présenter le résultat de mon apprentissage. Lors de nos fêtes, je rougissais en montrant comment j’avais changé le carter de la tondeuse, comment j’avais abattu le pin au fond du jardin à la tronçonneuse, comment j’avais appris l’alpinisme pour obtenir le métier de mes rêves, sauveteuse de montagne à la Sécurité civile. Je rougissais chaque fois qu’il prononçait mon nom car après avoir loué mes talents, il concluait mon intervention avec une formule immuable : « Et en plus elle sait cuisiner et prendre soin de moi. » Il y avait des applaudissements et des regards en coin qui trahissaient la jalousie. Quand nous étions seuls, je lui faisais une scène et il riait. « Tu es la plus admirable des femmes. Je n’ai pas dit la plus belle, mais la plus admirable. Ne va pas prendre la grosse tête ! » Il soupirait d’aise : « Ah, que je suis chanceux ! » Puis il m’attirait à lui et déposait sur mes lèvres le baiser le plus délicat qu’un homme pouvait déposer sur les lèvres d’une femme. Nous nous laissions glisser là où nous étions et la nuit passait sans sommeil.
C’est lui qui m’a initiée à l’escalade, c’est lui qui m’a inscrite à un atelier d’écriture pour mon anniversaire. Il m’a appris à ne jamais abdiquer, à me dépasser, à m’exprimer, à me sentir forte. Il m’a sauvé la vie.
J’ignore ce qui l’a tué. J’ignore comment tout a commencé.
Des nuages noirs roulent dans un ciel de cendre. Il pleut sur l’horizon, une pluie oblique dont les fines gouttes nettoieront le feuillage d’automne des hêtres et des châtaigniers mais ne rempliront guère les réservoirs. La lumière pâle du soleil perce par endroits et projette ses rayons sur la canopée. « Les doigts de Dieu » comme P. avait coutume de les désigner. Pas le temps d’admirer. Elle se relève, enveloppe son cahier dans un film plastique qu’elle glisse dans un sac à dos. Elle rabat la bâche sur un tas de bois rangé contre la paroi de la falaise, déplace une casserole de quelques centimètres et ajuste au-dessus un bambou taillé en demi-lune. Elle attrape le sac et le place au côté de son fusil sous l’avancée de la falaise. Ces gestes sont précis. Ils ne trahissent aucun agacement, aucune impatience. Les premières gouttes picorent son visage, elle enfile sa veste et se met à l’abri aux côtés du paquetage.
De sa position, elle peut étudier le panorama à 200°. Seule sa tête pivote. Absorbée par la surveillance, les pupilles contractées, elle ne pense plus à P. Le tiers de ses journées s’écoule ainsi. D’est en ouest et de haut en bas. Une tâche compulsive. Elle connaît la topographie de cette partie de la forêt comme si elle l’avait plantée.
À l’est, cela commence comme une promenade au milieu des fleurs. Puis le paysage tombe à pic et la rivière surgit des gorges comme un nid de frelons. Les galets roulent au fond de l’eau et se fracassent sur les rochers dans un grondement continu. Le ravin est abrupt et poussiéreux, impraticable sans équipement. Sa profondeur interdit aux rayons du soleil d’en atteindre le fond. La fracture de la montagne sur la rive opposée offre un lapiaz redoutable pour les chevilles. Cet accès, bordé de genévriers et de chênes nains, redescend en pente douce vers la rivière. Il ne présente aucun danger car il reste à découvert sur toute sa longueur. Il s’achève par une arche dont l’un des piliers plonge dans un bassin creusé par le courant, l’eau y est calme et transparente. Soixante mètres au-dessus, en se penchant, elle y distingue des truites arc-en-ciel et de petites carpes. Vers l’ouest, la rivière se rétrécit et les flots reprennent de la vitesse. Sur la berge, la roche cède la place aux arbres. D’abord un couple de vieux saules, trois cornouillers échappés de l’ombre des pins sylvestres et des chênes pubescents, puis quelques bouquets de frênes épars coiffés par des trembles et des robiniers. Les arbres se montent les uns sur les autres pour un peu de lumière. Sur la première crête, les hêtres et les châtaigniers apportent une nuance de vert plus clair, comme le dernier coup de pinceau d’un peintre. La forêt grimpe ainsi en escalier vers le ciel. Tout au fond, en direction du nord, des dents pointues aux reflets argentés croquent les nuages.
Toutes les percées dans la lisière constituent des dangers potentiels. Les animaux sauvages depuis des millénaires empruntent les mêmes itinéraires et créent un réseau de pistes étroites dans la forêt. Ils suivent leurs propres traces et ouvrent à l’homme des chemins qui relient les points d’eau entre eux. Ce sont de bons endroits pour poser des pièges. Si les possibilités d’accès à la berge sont multiples, il n’existe qu’un passage possible pour traverser la rivière à gué sans être emporté par le courant. Elle a protégé la passe par un fil de pêche tendu à dix centimètres du sol et relié dans les arbres par des cordelettes jusqu’à son campement. Si le fil venait à se rompre, les boîtes de conserve emplies de gravillons et de graines tinteraient. Elle vérifie l’efficacité de son système tous les jours et réajuste les ficelles distendues. Elle a placé un second fil en redondance, plus haut sur le sentier si un intrus esquivait le premier. L’alarme a déjà fait ses preuves. Le son est assez puissant pour réveiller un mort et assez mat pour ne pas être perçu depuis la rivière. L’effet de surprise est préservé. En moins d’une minute, elle enfile une veste sombre et s’embusque, allongée entre deux rochers dont la forme et l’espacement constituent une meurtrière naturelle, le bout de sa carabine pointé sur le dernier virage du sentier. Personne ne la surprendra dans son sommeil. Pourtant, elle ne relâche pas sa vigilance. Chaque jour, elle guette. La nuit, elle écoute.
La pluie fine rabattue par les bourrasques trace une ligne sombre sur la roche au ras de ses genoux. Elle a posé le précieux stylo à côté de son sac. Sous la saillie rocheuse qui la protège, elle maintient sa position pendant des heures : assise en tailleur, dos droit perpendiculaire au sol, bras fins en position relâchée sur les genoux, paumes ouvertes vers le haut : un bouddha maigre logé dans sa niche. Le basculement périscopique de la tête est régulier ; à travers les paupières mi-closes et méditatives, elle est à l’affût.
Ma grotte mesure vingt-deux pas de large sur cinquante-trois pas de profondeur. L’entrée s’élève à la hauteur standard d’une porte, l’endroit le plus haut à l’intérieur atteint deux fois ma taille et l’endroit le plus bas me permet de tenir debout. Le sol est lisse, sec et presque de niveau, sauf sur les deux derniers pas où la grotte s’arrondit en abside. Là, une légère déclivité forme une cuvette d’un mètre de profondeur remplie d’eau. Les pluies arrosent le plateau trente mètres au-dessus de ma tête, traversent la roche pendant des années et, filtrées par l’humus et le calcaire, s’écoulent pures, en goutte à goutte régulier. Cette source rythme mes nuits. Elle concrétise le temps qui passe.
La température de la grotte est fraîche, mais constante au fil des saisons. J’y ai survécu sur un lit de feuilles pendant le premier printemps. Au début de l’été, j’ai entrepris d’obturer l’entrée par un mur en terre et en paille. Cette construction, qui paraît dérisoire, m’a occupée trois mois, à raison de dix heures par jour. J’ai fabriqué un moule dans deux bûches de robinier, préalablement fendues au couteau et taillées pour emboîter les quatre morceaux à mi-bois. Le moule seul a nécessité deux jours d’application sans clou ni vis. En inspectant la perpendicularité des bords, j’ai éprouvé la même fierté puérile qu’à rendre une dictée sans faute. Le travail délicat accompli, il restait l’épreuve de force. J’ai rempli et vidé mon sac à dos dix fois, cent fois, trois cents fois de terre argileuse et de sable. L’argile, j’en avais repéré à huit cents pas en aval des gorges : une terre orange cuite qui collait en pâtons quand on la serrait dans sa main. Un sable grossier était disponible en quantité aux abords du bassin, au pied de l’arche. En soixante-quinze jours, j’ai charrié quinze tonnes d’argile et de sable à raison de cinq allers et retours matinaux. Je me levais avec le soleil et chargeais mon sac de quatre-vingts litres à la moitié. J’avais bien essayé de le remplir au maximum pour gagner en productivité mais je ne parvenais pas à le soulever du sol. Le plus difficile était la portion du sentier qui se cabrait en pente raide, j’avançais pas à pas et ventre à terre comme pour cueillir une fleur. Si je m’étais relevée, la charge m’aurait entraînée en arrière dans une dégringolade mortelle. Pour m’encourager, j’inventais la forme, la couleur et le parfum de chaque fleur cueillie. Le bouquet final comptait trois cent soixante-quinze fleurs. Mes frêles épaules et les lanières du sac ont tenu la distance – c’est dans ce genre de situation qu’on apprécie les équipements de qualité.
Aux petites heures du matin, je remontais la terre et avant de manger, j’achevais mon labeur par deux sacs bien tassés d’herbes ligneuses et sèches. Qu’ils semblaient légers en comparaison ! Durant toutes ces allées et venues, j’inventoriais mentalement les espèces comestibles, repérais la floraison des arbres et les réserves de bois morts, surveillais la maturité des fruits et des baies ; une partie de moi restait sur le qui-vive, prête à me débarrasser de mon fardeau et à fuir à la première alerte. Dans l’après-midi, à l’ombre, je moulais des briques en humidifiant l’argile et en la pétrissant avec du sable et des végétaux secs hachés. Je les démoulais délicatement au soleil en tapotant sur le cadre avec un rondin et les déposais sur un treillis de fines branches de saule. Je les séchais ainsi trois jours sur le recto et trois autres jours sur le verso. En une journée, je façonnais quarante-huit briques d’adobe. La surface de la terrasse ensoleillée devant la grotte ne m’autorisait qu’une capacité de séchage limitée – cent cinquante unités tout au plus. Le soir, je scellais une cinquantaine de briques prêtes à l’emploi avec de la terre humide mélangée à de la cendre froide. Je lissais avec les doigts le surplus grisâtre qui débordait des jointures et dans l’air frais du crépuscule, je retrouvais une âme d’enfant. À la pose de la dernière brique, peut-être à onze heures passées, peut-être plus tard, je tombais épuisée, la peau des bras et du visage maculée d’argile. Le mur a consommé deux mille cent vingt briques, épais comme ma cuisse, il m’isolerait des intempéries et des températures négatives de l’hiver.
L’achèvement n’était pas complet. Je ne concevais pas une maison sans porte. J’ai choisi pour linteau un tronc sec de châtaignier réputé imputrescible. Je l’ai placé en appui sur les briques et l’ai fixé à deux frênes ébranchés par un assemblage primitif de tenons-mortaises. Ce caprice m’a coûté six jours de travail supplémentaire. J’avais le cadre, il restait à trouver une porte. Elle arriverait un an plus tard, ceci est une autre histoire.
Elle a débarqué là par hasard en voulant atteindre le plateau. Devant la grotte, elle a compté les pas, elle s’est assise et a réfléchi. Elle est comme ça. Elle aime jauger, mesurer et décider. Elle affectionne par-dessus tout, la sécurité d’un calcul qui tombe juste. Les chiffres rejettent l’affect, ils annoncent indifféremment bonnes et mauvaises nouvelles. Ils ne dissimulent rien et ne mentent pas. Par exemple, l’entrée de la grotte, en retrait de la falaise, reste invisible depuis la rivière. L’angle de vision est insuffisant. En revanche, d’en haut, le regard embrasse tout. Un rocher en saillie couvre un tiers de la terrasse comme un auvent. Il abrite du soleil et de la pluie : un poste d’observation idéal au-dessus d’un océan d’arbres. On y est en sécurité. Elle est restée.
Elle se lève et regarde avec tendresse la maison troglodyte, la première victoire dans sa vie d’après. Elle reste debout au centre de la terrasse, un nid d’aigle de dix pas sur douze. Le treizième vous précipite soixante mètres plus bas, la carcasse empalée sur un pin ou disloquée contre un rocher. Elle y a songé au début. La solitude. L’appel du vide. La fatigue. Elle a baptisé ce promontoire le « Grand au revoir ».
Cette construction me redonne envie de vivre. J’ai un endroit à défendre. Mes journées débordent de projets. Mille tâches à effectuer. Mon cerveau résout des problèmes inédits. Mes mains sculptent de nouvelles matières. Mon corps change. Il devient tonique à force d’exercices et de bains glacés. Les capitons de mes fesses et de mes cuisses fondent. Mes jambes galbées me portent loin, mes abdominaux et mes biceps saillent sous la peau. Je dors des nuits courtes. Mon esprit se conforme à mon évolution physique. Ma volonté s’affermit. Les plaintes et les pensées négatives s’évanouissent, la peur aussi. Je m’aime à nouveau.
Elle se dévêt, enjambe le tas d’habits sales et se hausse sur la pointe des pieds. Elle étire son corps nu, les bras pointés vers le ciel. Sa peau couleur bronze ne présente aucune aspérité sauf une cicatrice rose à la hauteur de l’omoplate gauche. Des poils naissants piquent ses mollets et ses aisselles. Ses cheveux noirs sont coupés court, des mèches rebiquent dans le cou et au-dessus des oreilles. Toutes les lunes, elle opère au couteau dans le reflet oscillant de la rivière. Elle coupe, rase à sec, épile pour préserver ce qu’elle considère comme les attributs de sa féminité.
Au coucher du soleil, après six heures d’observation, la routine débute. Quelle que soit la saison, elle se déshabille, étire ses muscles, puise de l’eau dans la grotte avec un bol en terre cuite et se lave dehors avec un savon à base de cendre et d’argile. Elle ne descend à la rivière qu’une fois par semaine. En s’exposant moins, elle réduit le risque par sept – la survie est aussi une affaire de statistique et de grands nombres. Elle se frictionne la peau avec des herbes sèches roulées en boule. Elle vide le restant du récipient sur sa tête, l’eau glacée claque comme un coup de fouet. Elle sautille sur place en poussant de petits cris aigus et les réactions physiologiques prennent le relais : un étau enserre ses tempes et son front, sa vision se rétracte, les martèlements de son cœur s’emballent. Elle double ses expirations et se sent deux fois vivante. Puis elle se sèche et passe en revue près du feu chaque centimètre carré de son anatomie : hématomes, piqûres, éraflures, rougeurs, échardes, tiques ou sangsues. Les analgésiques et les antiseptiques de synthèse ont servi jusqu’à la dernière goutte ; de son vol originel, il ne reste que deux aiguilles, un kit de suture et une pince à épiler dissimulés dans une fissure près de la cheminée. Quand un soin se présente, sa pharmacopée est sommaire : huile essentielle de cade pour les cheveux, de lavande pour les coupures, de nigelle pour tout le reste. Les bouteilles sont quasi vides. Le récipient d’huile d’olive aussi. Pour l’huile essentielle, elle ne peut rien sans retourner en ville, à moins qu’un alambic tombe du ciel. Pour l’huile d’olive, elle retournera cet hiver dans une oliveraie en friche à vingt kilomètres vers le sud. Elle fera l’aller et le retour de nuit pour s’épargner les mauvaises rencontres. À l’échelle de son existence, elle ne s’est jamais aussi bien occupée d’elle qu’aujourd’hui. Quand elle inspecte les poils de son sexe et qu’elle l’effleure, elle pense parfois à P. Pas longtemps. Pas souvent.
Elle se rhabille et aiguise son couteau contre un long galet, jusqu’à lui redonner le tranchant d’un rasoir. La lame de métal grince contre la pierre, chaque frôlement identique en inclinaison et en intensité. La concentration est extrême, ses lèvres disparaissent en se pressant l’une contre l’autre. Elle prend tout le temps nécessaire. Sa corvée devient plaisir. Elle possède peu, alors elle entretient son matériel avec minutie. Elle vérifie plusieurs fois le fil de la lame avec son pouce. Le couteau de vingt et un centimètres paraît disproportionné dans sa paume fluette.
Puis elle mange une douzaine d’amandes germées et une salade de feuilles de pissenlit agrémentée de violettes, de mûres et de menthe sauvage qu’elle mastique longtemps. Elle complète son dîner par une galette de farine de glands ; malgré un long trempage, ils conservent une pointe d’amertume. Elle grimace. Les châtaignes ne sont pas encore sèches, elle le regrette au moment de déglutir. Trois verres d’eau ne suffisent pas à effacer les tanins sur la langue. Elle frotte ses dents avec son index recouvert d’argile. Elle insiste au niveau des gencives et rince abondamment.
Avant de rejoindre sa couche, elle ressort. Elle avance jusqu’à l’extrémité du Grand au revoir et scrute la nuit pour s’assurer que tout est à sa place : la Lune dans son dernier croissant n’éclaire pas, la brise est fraîche et régulière, la rivière coule, Sirius scintille toujours dans le Grand Chien. Elle ignore les constellations. Elle aurait aimé apprendre. Alors elle invente la constellation du chêne, du sanglier, de l’écureuil, les pléiades de la martre. Elle projette son monde sur la voûte céleste. Elle repère une étoile presque aussi brillante que Sirius et la renomme P. Elle reste un instant à écouter tous les bruits qui constituent le silence de la vie sauvage ; soixante mètres plus bas, les animaux s’entretuent pour survivre. Tout est bien.
Elle se couche sur sa natte en repensant une dernière fois à cette fichue détonation. Voici deux jours, une présence circulait à moins d’une heure d’ici. La porte est solide et bloquée de l’intérieur avec deux rondins ; jusqu’au réveil, elle ne craint rien. Pourtant, elle vérifie encore. À sa gauche, sa main rencontre la forme familière du fusil. Une balle de 5,56 mm est chambrée, la sécurité est levée. L’arme est prête à faire feu. Elle s’en est assurée deux fois. Elle garde les yeux ouverts dans le noir, en écoutant le ballet des chauves-souris qui la débarrassent des moustiques, puis s’endort en serrant le manche de son couteau.

II LE PIÈGE
Toujours le même cauchemar. L’homme me poursuit. Je cours vers la forêt. Il me manque une chaussure, mon débardeur est en lambeaux. Je me retourne pour mesurer mon avance. Il est immobile, il tient un objet devant lui. Je ralentis pour comprendre ce qu’il fabrique. Une flèche siffle à mon oreille et se plante à vingt pas devant moi. Je crie et force l’allure pour atteindre la lisière. Je change plusieurs fois de direction. J’oblique vers un fossé et quand je crois l’atteindre, je m’écroule, une flèche fichée dans l’omoplate. Je me tortille pour fuir. Je braille de douleur. La pointe ressort sous la clavicule. Le sang coule le long de la colonne et sur ma poitrine. Je rampe. J’ai de l’herbe et de la poussière plein la bouche. J’entends qu’il approche. Je tente de me relever, en vain. Je me pétrifie. Son ombre me recouvre. Je me réveille en sueur, haletante.
Ce rêve est intense. J’ai dans les narines l’odeur de fenaison. J’ai sur la langue le goût métallique de la peur. Et pire que tout, la sensation paralysante de la résignation quand il se penche sur moi.
Elle ouvre des yeux secs dans une obscurité totale. Seuls les plocs de la source repoussent le silence. La première attention est pour son fusil. Elle le cherche à tâtons près de sa hanche et verrouille la sécurité, ensuite elle glisse le couteau dans son étui à la ceinture. Elle roule sur le côté, fusil en main, et longe la paroi sur huit pas. La porte est calfeutrée, aucun moyen de savoir si le jour est levé. Sa lampe frontale ne fonctionne plus depuis longtemps. Elle soulève les deux rondins qui entravent l’ouverture et tire la poignée. Le grondement de la rivière entre avant le jour. L’aube est claire et sans nuage. La forêt n’existe pas encore ; à sa place, une ombre verdâtre couve sous le ciel irisé de rose. Elle hume l’air un instant, s’étire sans décoller les talons et replie son buste sur ses cuisses pour apposer ses paumes sur le sol. Son dos est comme un torrent qui s’écoule au-dessus de son bassin. Elle reproduit dix fois ces profondes respirations. Le soleil prend son temps, elle aussi.
Elle chausse ses sandales et passe le fusil en bandoulière. Le pépiement des oiseaux annonce le départ. Elle s’engage sur le sentier. À la rivière, elle inspecte les berges en quête d’une trace insolite et cueille de la petite oseille qu’elle fourre dans son sac. Elle traverse à gué en enjambant le fil de pêche dissimulé dans les herbes et s’enfonce dans la forêt pour relever ses pièges. Le premier a fonctionné. Une jeune martre s’est débattue et a tiré sur le collet jusqu’à s’étrangler. Elle caresse le pelage. Le corps est encore tiède. Elle préfère que l’animal soit retenu par le cou et non par une patte ou par la queue. Le premier rat musqué qu’elle avait attrapé avait survécu à la capture. Agressif, elle n’avait pu l’approcher pour lui planter la lame de son couteau. Elle n’avait pas envisagé de l’exécuter d’une balle – trop précieux, trop bruyant. Alors, elle avait cherché une grosse pierre et lui avait défoncé la tête. Elle s’y était reprise à trois fois car il s’était débattu. Elle l’avait estropié à chaque tentative ; à la dernière, l’animal s’était immobilisé, résigné à mourir. Un dernier cri, celui qu’elle avait poussé, avait couvert le craquement des os. Et c’était fini. Elle avait pleuré devant la flaque de sang noir sous la tête aplatie et n’avait pas eu le courage de détacher sa proie. Une mort pour rien. Ce fut la dernière.
Je prélève ma part, ni plus ni moins. Je tue pour vivre, pour ma sécurité et ma nourriture. Dans la société, c’est la même tuerie sauf qu’ici, je ne délègue pas mes besognes au boucher et au militaire. Dans la forêt, je m’expose, je me salis.
Elle accroche sa prise par les pattes arrière au filet externe de son sac et repart à travers l’enchevêtrement des arbres. Elle ne suit pas les coulées mais passe de l’une à l’autre en coupant à travers bois, ainsi elle limite ses traces et laisse peu d’odeur. Elle marche d’un pas léger sur un tapis de feuilles, en contournant les troncs pour ne pas casser de branches. Elle ramasse un énorme cèpe solitaire qui améliorera la saveur de son dîner. Elle progresse avec prudence. Le second et le troisième piège n’ont rien pris, le quatrième est désarmé mais vide. Cela arrive parfois, l’animal tire sur la corde et la casse. Cette fois-ci, le collet est intact. Il est possible qu’une rafale ou une branche enraye ou déclenche le dispositif. Dès lors, il est juste qu’un animal emporte l’appât sans mourir. Elle s’accroupit et inspecte le sol autour du piège. Pas de branche. Mais de nombreuses empreintes dans tous les sens. Le blaireau ou la martre a paniqué avant de s’étrangler. Quelqu’un a desserré le collet et prélevé la proie. La nouvelle lui fouette le sang. Elle prend son fusil en main, enlève la sécurité, tire la culasse vers elle de moitié pour apercevoir la balle engagée, puis la relâche. Elle recule en dessinant un cercle pour élargir son inspection. Elle promène le canon dans toutes les directions. Aucune trace humaine.
Un loup ou un renard aurait tranché la cordelette et aurait versé du sang en plantant les crocs. Elle s’accroupit à nouveau et plisse les yeux pour repérer une présence autour d’elle. Son regard porte sur une centaine de pas. Elle pivote sur elle-même. Rien. Aucun mouvement. Aucun bruit. Elle ne relève pas le dernier piège. Trop loin, trop risqué. Elle regagne son campement en marche rapide. Malgré, la cadence soutenue, ses jambes réclament la course. Elle se l’interdit. L’essoufflement est l’ennemi du tireur. Elle préfère s’économiser en cas d’accrochage au pied de la falaise. Elle se surveille et raccourcit plusieurs fois sa foulée. Ce faux rythme la mine. Quelqu’un farfouille dans ses affaires. L’image la pousse en avant, elle accélère ; sur le pas suivant, elle ralentit. Pour se calmer, elle inventorie son trousseau : outre le fusil, le couteau et le sac, il y a le duvet, le jerrycan, les six boîtes de conserve vides qui lui servent à cuisiner, la gamelle de fer-blanc avec sa poignée, la fourchette et la cuillère assorties, les trois flacons d’huiles essentielles – en se représentant sa pharmacie, elle enrage –, sa précieuse paire de chaussures de randonnée rangée près de sa parka et de son trousseau pour l’hiver. Elle ne survivrait pas sans sa veste imperméable et son pull-over. Elle se console car il ne trouvera pas la carabine 308 Winchester dissimulée au jardin. Il ne trouvera pas non plus le jardin, ni l’échelle de corde qui y mène. Elle discerne l’eau de la rivière. Elle tâte la poche à rabat de son pantalon, deux clous et un briquet enroulés dans de la ficelle. C’est déjà ça.
Arrivée sur la berge, elle ne note aucune anomalie. Personne n’a écrasé sa semelle sur la terre humide. Les fils d’alarme ne sont pas arrachés. Elle gravit le sentier, fusil pointé droit devant, le viseur à la hauteur de son œil droit. Elle s’appuie contre la paroi et progresse avec précaution. Trois fois, son coude gauche racle la roche abrasive. Elle serre les dents.
Parvenue à l’extrémité du sentier, elle ne note rien d’anormal. Elle reste là, à goûter le soleil sur sa peau, la sueur coule le long des tempes, la roche dégage une odeur agréable de métal chaud. Elle relâche la gâchette et ramène une mèche de cheveux humides derrière son oreille, coquetterie rare. Elle sait qu’il n’y a plus rien à craindre. Le ballet aérien des oiseaux est régulier, l’air exhale une douceur sereine qui ne promet aucun danger. L’intuition n’est pas un sixième sens, c’est la synthèse de tous les sens, l’évidence du corps qui se connecte au monde.
L’intuition est une deuxième naissance. Celui qui n’a pas éprouvé ce sentiment de plénitude n’a pas vécu. La clef est l’empathie ; sans elle, nulle possibilité d’appartenir au monde. Après des années dans la forêt, une fourmi qui se noie, un pin arraché par la tempête ou un oisillon tombé du nid m’attristent avec la même intensité. Je ne hiérarchise pas le vivant. Je le considère comme un tout. Un ensemble irréductible dont il faut prendre soin et qui me constitue. Quand je parviens à éliminer les bruits parasites, tout parle. Tout vibre et m’informe.
Par prudence, elle replace sa main sur la gâchette et bondit sur le vide du Grand au revoir. La lumière éblouissante se réverbère sur le sol gris argenté. Elle cligne des yeux en s’approchant de la porte. Elle est ouverte dans l’exacte position du matin. Elle laisse glisser son sac sans bruit sur le sol, pose son fusil à terre. Elle défouraille son couteau et entre : personne. Elle ressort détendue, les deux bras pendent le long des cuisses, la lame du couteau pèse vers le sol. Ses yeux ne s’arrêtent sur rien, ils racontent un mélange de regret et de soulagement, de préoccupation aussi. Elle détache la martre et l’allonge sur un rocher dont la partie plate est tachée de sang séché. La première incision ouvre l’abdomen. Elle écharne et vide la bête avec application pour ne pas perdre de viande. Elle cuira les morceaux maigres en émincé sur la cheminée et les morceaux gras à l’étouffée dans un pot enterré avec du romarin et peut-être une pomme de terre. En anticipant l’apport en calories et la succulence de ces quatre repas, elle remercie l’animal.
Demain, elle rincera la peau à la rivière et la tannera avec de petits racloirs en silex. Dans l’attente, elle s’assied pour mûrir ses pensées à l’ombre du rocher en saillie. Certaines s’accrochent, d’autres tombent dans le paysage.
Avec les briques qui me restaient, j’ai construit un petit poêle-cheminée adossé au mur, à l’aplomb d’un boyau percé dans la roche. J’avais placé le revers de ma main à l’entrée du trou pour m’assurer d’un courant d’air. Le début a été fastidieux, j’ai allumé une douzaine de feux à l’intensité croissante pour cuire les briques sans les éclater. Durant ces essais, la fumée refluait dans la grotte et irritait les yeux et les muqueuses. J’ai amélioré le tirage en perçant trois trous à la base du foyer et en confectionnant trois bouchons de terre crue, ainsi, jouant avec les ouvertures, je pouvais aviver ou ralentir la combustion. Enfin, j’ai étalé une nouvelle couche de terre humide sur le boisseau pour en améliorer l’étanchéité et j’ai inauguré le four. La fumée, aspirée par la circulation de l’air, entrait dans le boyau et ressortait Dieu sait où. Malgré mes recherches, je n’ai jamais pu identifier la sortie. Deux jours après cette première flambée, j’ai attrapé ma première martre.

Extraits
« La solitude est pénible à supporter dans les premiers temps. Comme pour la faim ou le froid, elle s’y habitue. C’est une épreuve qu’elle surmonte par la discipline; sans repère, sans norme, il est difficile de se jauger et de se tenir. Lorsqu’elle est seule, tout est autorisé, alors elle doit se surveiller et le cas échéant, se punir. L’intransigeance est la clef. Tout débute par une planification stricte des journées et des objectifs: le travail pour sa subsistance , le guet pour sa sécurité, le rêve et l’écriture pour son humanité. À tout cela s’ajoutent le yoga et l’hygiène. Quand elle procrastine ou triche, quand elle tergiverse ou dérive de la règle, quand elle n’atteint pas ses objectifs, elle est la victime et la coupable, elle est la juge qui fustige et dans les cas les plus graves, le bourreau qui châtie. Elle a édicté une loi — sa loi. Les pénitences s’étalonnent suivant un barème strict: la procrastination équivaut à la privation d’un repas, une tâche bâclée, deux repas. La récidive est sanctionnée par un jeûne de trois jours. La complainte ou la pensée négative double les corvées physiques. Le délaissement d’une activité de sécurité — acte le plus grave — est puni d’autoflagellation avec une branche de saule — cinq coups et dix en cas de récidive. La juge est impitoyable, La sanction irrévocable, Face à soi-même, il est impératif de rechercher plus que la survie. p. 31-32

« Toutes les existences ne sont-elles pas des fictions? » demande-t-il. On se raconte tous des histoires. Pour lui, ce fut la quête de sa femme. Il croyait vouloir la sauver. L’humain est ainsi fait, il se nourrit d’illusions.
Elle s’est réfugiée dans la nature contre la ville, dans la solitude contre la société, dans l’oubli contre la mémoire. Elle a créé son propre paradis, sa grotte et son ermitage. Recluse dans l’immensité, elle a choisi l’envers du monde. Elle s’est aventurée trop loin des hommes pour revenir. p. 120

Le Monde est un monumental rideau, le mensonge s’étale sur des surfaces infinies, la vérité ne loge que dans les replis. Il faut avoir éprouvé de grandes joies et de grandes souffrances pour y accéder, pour s’avaler soi-même dans l’ombre et se dissoudre dans la lumière. p. 137

Je demande pardon à Pierre et pardon à Nora. À force de solitude, je me suis entêtée à les oublier. Tout s’éclaire maintenant. J’étais femme et j’étais mère. J’étais moi et j’étais eux. La survie est inutile si on oublie cela. L’homme vaut plus que la somme de ses cellules. Les liens qu’il tisse avec ses semblables et avec son environnement sont plus importants que lui-même. Il vit au-delà des limites de son corps. Il refuse les frontières. Il est le baiser. Il est le souvenir qu’il sème dans l’éternité. Il est le seul être de la création à s’émouvoir d’un coucher de soleil. La biologie ne comprend rien à la poésie. L’amour existe les hommes finiront par l’entendre. Je l’ai compris trop tard. L’amour existe, sinon nous ne servons à rien. p. 143

À propos de l’auteur
CHAVAGNE_Pierre_DRPierre Chavagné © Photo DR

Pierre Chavagné est né en 1975 en banlieue parisienne et vit désormais en Uzège, dans une maison en bois avec sa femme et ses trois fils. Depuis peu, il se consacre exclusivement à l’écriture. La Femme paradis est son troisième roman. (Source: Éditions Le Mot et le Reste)

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