Triste tigre

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  RL_automne_2023

Prix Femina 2023

Prix Blù Jean-Marc Roberts 2023
Prix littéraire des Inrockuptibles 2023
En lice pour le prix de Flore 2023
Finaliste du Prix Décembre 2023
Finaliste du Prix Alain Spiess du deuxième roman 2023
En lice pour le Premier Prix Littéraire Gisèle Halimi

En deux mots
Comment vivre avec ce poids terrible, les viols à répétition subis de 7 à 14 ans par son beau-père ? Maintenant que le bourreau est jugé et condamné, Neige Sinno va essayer de comprendre en multipliant les points de vue, en cherchant dans ses lectures, en posant des mots sur ce drame au plus profond de l’intime.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Dans la famille, il était tout-puissant»

Livre-choc, témoignage glaçant, recherche littéraire et tentative d’explication : Neige Sinno raconte les viols commis de 7 à 14 ans par son beau-père et va chercher par l’écriture une explication à l’inceste. Un récit aussi bouleversant que salutaire.

«Je l’ai longtemps perçu comme un démiurge, un être plus grand que nature. Il m’apparaissait comme une créature mythologique, un Sisyphe, un Prométhée torturé par des démons. Plus tard, avec le recul, je me suis dit que c’était peut-être simplement un pauvre type qui avait le don de la manipulation et qui a profité de la vulnérabilité d’encore plus faible que lui. Dans le monde clos de la famille, il était tout-puissant.» C’est par le portrait de son bourreau que commence ce récit d’inceste que l’on n’ose nommer un roman tant il est précis dans la description, tant il est dramatiquement autobiographique.
C’est leur passion commune pour la montagne qui va rapprocher sa mère et son beau-père. Nous sommes en 1983, «il a vingt-quatre ans. Ils sont ensemble dans une formation pour accompagnateurs en moyenne montagne. Il est grand, sportif, sympathique.» Elle décide de s’installer avec lui dans les Hautes-Alpes où ils ont déniché une maison à retaper, accompagnée de ses «deux filles avec des prénoms de contes de Grimm, Neige et Rose, six ans et quatre ans». Ils vivent d’expédients, de stages en montagne et de travaux de ménage pour elle, de chantiers pour lui. Mais cette précarité ne leur déplaît pas vraiment, eux qui ont gardé un côté hippie. Ensemble, ils font «assez vite deux nouveaux enfants, un garçon puis une fille».
C’est au sein de cette famille nombreuse que se noue le drame. Neige est violée par son beau-père de façon régulière, de ses 7 à ses quatorze ans. Sous emprise et soumise à un chantage qui l’emprisonne, la fillette ne peut se défendre, ne peut se confier. Ce n’est que lorsqu’elle comprend que sa sœur pourrait fort bien être la prochaine victime qu’elle se décide à tout raconter à sa mère.
Une plainte est déposée, une enquête est menée et les faits sont établis. An l’an 2000, le tribunal condamne son beau-père à neuf ans de prison.
Mais il aura fallu bien plus de temps pour pouvoir sortir du silence, pour oser mettre des mots sur cette histoire. Allons même jusqu’à dire pour reconnaître que ces viols n’étaient pas commis dans une vie parallèle. Car le traumatisme est tel qu’il est plus facile de la nier que de l’accepter.
Alors la narratrice choisit de ne plus être seule, elle va chercher à se placer du point de vue du bourreau, des jurés, xxx pour s’approcher au plus près de ce drame.
Alors la romancière va chercher dans ses lectures les arguments qui accompagnent sa recherche. De Lolita de Nabokov jusqu’à La Familia grande de Camille Kouchner, de Virginia Woolf, qui elle aussi a commencé à être victime d’inceste à 7 ans à L’Inceste de Christine Angot en passant par La Curée de Zola, elle va trouver des compagnes d’infortune et la force de briser ce silence qui permet à ce crime d’exister.
Car si un Français sur 10 (dont 78 % de femmes) a été victimes d’inceste en France, comme le rappelait Copélia Mainardi dans Marianne, «ce sont les prises de parole qui mettent fin à l’injonction de se taire, quitte à éclabousser du même coup tout un cercle de témoins plus ou moins complices. Et nous voilà passé du drame intime au message universel.
Avec ce style froid et tranchant, Neige Sinno nous offre bien davantage qu’un nouveau récit d’inceste. On comprend le jury du Prix Goncourt qui a placé ce livre dans ses quatre finalistes, car ici le journal intime s’ouvre sur la littérature et sur la force de l’écriture. Ce que Clarisse Gorokhoff résume ainsi: «Triste tigre va sans doute chambouler des destins et même sauver des vies – réduire l’immense « armée des ombres ». Triste tigre fera date, c’est certain, d’un point de vue sociétal et littéraire, mais surtout d’un point de vue… humain.»

Triste tigre
Neige Sinno
Éditions P.O.L
Roman
286 p., 20 €
EAN 9782818058268
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le Nord, à Briançon puis à Paris.

Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Il disait qu’il m’aimait. Il disait que c’est pour pouvoir exprimer cet amour qu’il me faisait ce qu’il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l’aime en retour. Il disait que s’il avait commencé à s’approcher de moi de cette manière, à me toucher, me caresser c’est parce qu’il avait besoin d’un contact plus étroit avec moi, parce que je refusais de me montrer douce, parce que je ne lui disais pas que je l’aimais. Ensuite, il me punissait de mon indifférence à son égard par des actes sexuels. »
Entre 7 et 14 ans, la petite Neige est violée régulièrement par son beau-père. La famille recomposée vit dans les Alpes, dans les années 90, et mène une vie de bohème un peu marginale. En 2000, Neige et sa mère portent plainte et l’homme est condamné, au terme d’un procès, à neuf ans de réclusion. Des années plus tard, Neige Sinno livre un récit déchirant sur ce qui lui est arrivé. Sans pathos, sans plainte. Elle tente de dégoupiller littéralement ce qu’elle appelle sa « petite bombe ». Il ne s’agit pas seulement de l’histoire glaçante que le texte raconte, son histoire, une enfant soumise à des viols systématiques par un adulte qui aurait dû la protéger. Il s’agit aussi de la manière dont fonctionne ce texte, qui nous entraîne dans une réflexion sensible, intelligente, et d’une sincérité tranchante. Ce livre est un récit confession qui porte autant sur les faits et leur impossible explication que sur la possibilité de les dire, de les entendre. C’est une exploration autant sur le pouvoir que sur l’impuissance de la littérature. Pour se raconter, la narratrice doit interroger d’autres textes, d’autres histoires. Elle nous entraîne dans une relecture radicale de Lolita de Nabokov, ou de Virginia Woolf, et de nombreux autres textes sur l’inceste et le viol (Toni Morrison, Christine Angot, Virginie Despentes). Comment raconter le « monstre », « ce qui se passe dans la tête du bourreau », ne pas se contenter du point de vue de la victime ? Jusqu’à reprendre la question que le poète William Blake adressait au Tigre : « Comment Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ? » (The Tyger). Le récit de Neige Sinno nous fait alors entrer dans la communauté de celles et ceux qui ont connu « l’autre lieu », celui de la nuit et du mal, qui ont pu s’en extraire mais qui en sont à jamais marqués, et se tiennent ainsi à la frontière des ténèbres et du jour. Nulle résilience. Aucun oubli ni pardon. Juste tenter de tenir debout, écrire son récit comme une « petite bombe artisanale qu’on fait exploser tout seul chez soi, dans l’intimité de la lecture. Elle a l’intensité et la fragilité des choses conçues dans la solitude et la colère. Elle en a aussi la folle et ridicule ambition, qui est de faire voler ce monde en éclats. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Oriane Jeancourt Galignani)
Diacritik (Jordi Bonells)
Philosophie magazine (Martin Legros)
Revue Études (Alexis Jenni)
Paris Match (Marie-Laure Delorme)
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France Culture (Les midis de culture)
Diacritik (Johan Faerber)
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France 24
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Neige Sinno parle de «Triste tigre» avec Nelly Kaprièlan © Production Maison de la poésie

Le roman Triste Tigre de Neige Sinno présenté dans l’émission Quotidien © Production Groupe TF1

Les premières pages du livre
Chapitre I
PORTRAITS
Portrait de mon violeur
Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer.

Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe en érection dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche. Ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. Et le reste, quand c’est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n’était. Et, une fois que cette folie est arrivée, recommencer, et cela pendant des années. N’en jamais parler à personne. Croire qu’on ne va pas vous dénoncer, malgré la gradation dans les abus sexuels. Savoir qu’on ne va pas vous dénoncer. Et quand un jour on vous dénonce, avoir le cran de mentir, ou le cran de dire la vérité, d’avouer carrément. Se croire injustement puni quand on prend des années de prison. Clamer son droit au pardon. Dire que l’on est un homme, pas un monstre. Puis, après la prison, sortir et refaire sa vie.
Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas.

Le portrait
Si on ne devait remarquer qu’une chose de lui, ce serait son énergie. C’est quelqu’un de très vivant. Il bouge, il est dans l’action. Quand il était petit, il était déjà comme ça. Ses frères aussi. Trois garçons, très rapprochés en âge, ça faisait du désordre dans le petit appartement de la banlieue parisienne. Le père essayait de se concentrer pour peindre. Il criait qu’il ne pouvait pas travailler dans ce bazar ! Et la mère essayait de faire taire les enfants, elle les emmenait dans une autre pièce, ou bien au parc, qu’il pleuve ou qu’il vente, pour qu’ils se défoulent. Le père n’arrivait pas à vivre de la peinture, sa première vocation, et il avait monté, à côté des cours de dessins, une petite entreprise qui vendait des cheminées design. C’était les années 1970-1980, les cheminées en question nous semblent aujourd’hui parfaitement ridicules, ou rigolotes selon la perspective, en tout cas il ne viendrait plus à l’idée de quiconque de mettre chez soi une de ces singulières capsules aux formes psychédéliques avec des cassettes en verre intégrées. À l’époque pourtant, je crois que ça marchait plutôt bien. Les grands-parents étaient ouvriers, des deux côtés, des gens du Nord, de vers Boulogne-sur-Mer où la famille possédait encore un appartement qu’ils occupaient pour les vacances. La mère, je crois, était secrétaire du truc de cheminées, un peu femme au foyer, un peu dans l’ombre du père. Rien de spécial, ni riches ni pauvres, des Parisiens de la petite classe moyenne. Aucun des fils n’a fait d’études, ils sont partis de la maison avant d’avoir passé le bac. L’aîné pour travailler dans le commerce, le deuxième dans l’armée et mon beau-père pour faire son service militaire dans les Alpes. Il ne retourna jamais à Paris. Les parents étaient plutôt sévères, et avaient élevé leurs enfants à l’ancienne, avec justice et discipline. Il était fier de cette éducation un peu à la dure, ainsi que de son passage chez les scouts, comme de tout ce qui avait trait à la formation qu’il avait reçue. Tout avait contribué à faire grandir sa force et son envie de vivre, de connaître, de conquérir.

J’ai du mal à l’imaginer dans la banlieue parisienne. Je l’ai toujours vu dans la montagne, en vêtements de sport, en habits de chantier. Il a pourtant été un jour vêtu comme un petit citadin qui va à l’école religieuse, la chemise repassée, les chaussures cirées, les cheveux plaqués, jusqu’à ses dix-huit ans. Après, il est parti à Briançon où il a découvert l’escalade, la haute montagne, le parapente, une vie plus libre, plus sauvage, sans chemises, sans plus jamais attendre le métro ni se faire la raie sur le côté, sans messe le dimanche, une vie de grand air et de lumière.

En 1983, quand il rencontre ma mère, il a vingt-quatre ans. Ils sont ensemble dans une formation pour accompagnateurs en moyenne montagne. Il est grand, sportif, sympathique. Dans le groupe, il aime bien prendre les situations en main, diriger les opérations quand une urgence se présente, quand on affronte un moment difficile, une paroi dangereuse, si un accident a lieu. Il est charismatique, il a beaucoup d’amis, il plaît aux filles.
Il lui plaît, à elle. Il lui rappelle l’amoureux qu’elle vient de perdre quelques mois auparavant, emporté par une avalanche. Elle avait été dévastée par cette mort soudaine. Elle se pensait inconsolable. Mais peut-être pas, en fait. Elle passe beaucoup de temps en la compagnie de ce nouvel ami. Elle aime son caractère volontaire, décidé, enjoué. Ça la repose de Sammy, le père de ses filles, qui est, lui, plutôt rêveur, lunaire, souvent en retrait. Il cherche très vite à la conquérir. Il la conduit par des chemins escarpés jusqu’à des cimes où ils se sentent transportés par la beauté de la nature. Ils marchent en montagne l’un derrière l’autre, en silence, sous les ciels changeants des étés dans les Alpes, avec des nuages qui bougent comme des panneaux de théâtre, qui ont l’air de glisser vers l’ouest pour laisser la place à d’autres ciels cachés en dessous. À la descente, ils se donnent la main. Il est déjà avec quelqu’un, et elle, elle a quatre ans de plus que lui et déjà deux enfants. Deux filles avec des prénoms de contes de Grimm, Neige et Rose, six ans et quatre ans, qui sont avec leur papa pour l’instant mais qu’elle ne peut pas laisser trop longtemps car elles ont besoin d’elle et elles lui manquent. Elle est surprise qu’il aille au-delà de la séduction, des premiers jours d’amour passionné, qu’il lui propose de continuer, de faire venir ses filles, d’essayer quelque chose ensemble, elle est surprise mais heureuse, elle se dit qu’elle a de la chance.
Elle aime son corps athlétique, l’énergie qui s’en dégage. Mais oui, l’énergie, la force, je l’ai déjà dit. Il fait du ski, de l’escalade, il aime le travail dur, aller au bout de ses ressources, se dépasser. Avant d’être accompagnateur, il a fait ses classes chez les chasseurs alpins, un régiment d’élite pour les jeunes qui aiment la haute montagne. On l’a fait courir sur la route des Traverses sous la neige à la tombée de la nuit, monter à des refuges d’altitude avec 80 kilos de pierres dans le sac à dos, creuser des tranchées au col de l’Échelle à l’aide d’une petite pelle en aluminium jusqu’à ce que des ampoules se forment sur ses mains gelées, des trucs comme ça. Il a adoré. Elle est pacifiste, elle a du mal à comprendre qu’il ait aimé ce monde de règlements arbitraires et de démonstrations viriles. Surtout après Sammy, qui a joué le malade mental pour se faire réformer, qui avait en horreur les armes, l’uniforme, la cruauté. Mais il lui raconte les randonnées avec les copains, la camaraderie pendant les épreuves, les leçons apprises à la dure quand on se confronte aux éléments. Avant cela il se croyait prisonnier d’une grise banlieue, c’est l’amour du sport qui l’a amené à découvrir autre chose. Maintenant il sait qu’il ne repartira pas, il a trouvé sa voie, dans la nature, avec elle.
La montagne, les chasseurs alpins, la banlieue, ça aussi je l’ai déjà dit. »

Elle aime son visage aux pommettes hautes, son regard noir, ses yeux en amande qui rappellent un ancêtre asiatique, un ancêtre un peu égaré au milieu de cette tête plutôt nordique, de Français du Nord, d’où viennent ses deux parents, le Pas-de-Calais, peau blanche, nez aquilin. Il rêve d’une grande famille. Avec ma mère il a assez vite deux nouveaux enfants, un garçon puis une fille. Quand on lui pose la question, il dit qu’il aimerait en avoir huit. Les gens ne font pas de commentaires, ils essaient de cacher leur embarras car ils pensent que quatre c’est déjà trop pour eux. Il a gardé de son enfance le goût du beurre, des laitages. Sa mère faisait une espèce de bûche à la crème au beurre et au café qu’on a essayé de reproduire, un Noël après l’autre, pendant des années, en vain. Ce n’était jamais aussi bon. C’est même arrivé que ce soit carrément infect, des boulettes de beurre minuscules refusant de se dissoudre, perçant la crème de milliers de petits boutons gras et insipides alors que les particules de sucre crissaient sous la dent. Parfois la saveur et la texture se sont approchées vraiment très près de l’original, et ces fois-là, nos regards suspendus à son visage pour déchiffrer le jugement final nous ont transmis une sensation de félicité contagieuse, qui est à peu près l’image du bonheur familial suprême qu’il nous a été donné d’atteindre.
Il prend facilement des coups de soleil et les pollens du printemps déclenchent chez lui une violente allergie. Il éternue comme un forcené. Il aime les jeux de société mais il est trop irascible et ça finit toujours mal. Les parties de Monopoly en famille ou les jeux de stratégie avec des amis se terminent parfois en accès de colère et il arrête de jouer, en plein milieu, en donnant un coup de poing sur la table qui fait valser tous les petits pions en plastique, les hôtels verts et les maisonnettes rouges, les tas de faux billets, et il s’en va, outré, en claquant les portes. Au tennis pareil, plusieurs fois je l’ai vu balancer sa raquette par terre. C’est cher une raquette, et on n’a vraiment pas d’argent à dépenser dans un objet comme celui-ci. Mais c’est plus fort que lui. Il hurle des injures, contre son adversaire, contre lui-même, contre la balle qui a fait la faute. Rouge et transpirant, les yeux brillants de rage, il tape du pied et envoie valdinguer sa raquette dans le grillage. Bon, j’arrête là. J’ai essayé. Je voulais faire ce portrait depuis ma perspective d’aujourd’hui, de femme devenue mère à mon tour, en cherchant à voir ce que ma mère voyait à l’époque, ce que les gens de notre entourage voyaient, ce qu’on voit en général dans un corps, un visage, quand on lit un portrait, avec des yeux adultes, habitués à la lecture, aux descriptions de personnages dans les romans, les reportages, à regarder et interpréter des images. Je n’y arrive pas. Pourtant j’ai écrit un grand nombre de nouvelles, plusieurs romans, je devrais savoir faire un portrait. Mais là, ce n’est pas pareil. D’abord j’essaie de coller à une certaine vérité objective qui m’échappe, malgré les photos, les souvenirs qui subsistent. Ensuite, évidemment, c’est impossible parce que c’est lui. Le portrait donc il est grand et fort. Brutal même. Sa voix passe facilement de la douceur à la violence. Dès que quelque chose commence à l’énerver, il crie. Il crie fort. Il ordonne. Il trouve complètement aberrante la façon dont on nous a élevées jusqu’ici, ma sœur et moi, dans la permissivité excessive, le chaos. On a fait de nous deux petites sauvages. C’est n’importe quoi. Ses mains sont grandes, d’une couleur qui vire souvent au rose-rouge, comme son visage dès qu’il est un peu exposé au soleil ou à la colère. Ses mains sont fortes. Elles saisissent, elles caressent mais avec une sorte de rudesse, une caresse qui s’approprie, qui se fraie un chemin. Comme sa voix qui essaie d’être douce mais qui en fait trop, qui vire dans l’aigu à la fin des phrases, un petit air interrogatif comme pour demander l’aval de l’interlocuteur, comme pour avoir la confirmation qu’on est d’accord, qu’on l’écoute, qu’on veut bien. Sauf que le ton ne change pas si la confirmation n’est pas donnée, si on reste en silence ou si on dit non. La voix continue pareil. En réalité, cette petite note d’interrogation fait partie de son monologue qui tourne en boucle. Son corps est grand. Ses pieds, laids, comme tous les pieds, mais d’autant plus laids qu’ils sont poilus et roses et abîmés. C’est bizarre qu’il ait des poils sur les pieds car le reste du corps est plutôt lisse, le torse, les bras. Sa peau surtout est laide, de différents tons de rose, de blanc, de rouge et de marron. La peau de son sexe, tendue toujours sous l’érection, d’un rose violacé, prend une teinte pêche quand on s’éloigne du gland pour devenir beige et fripée sur les testicules comme si c’était de la peau morte, un bout de cadavre qui pend sous l’énorme sexe bandé et dur comme un os. Je ne l’ai jamais vu avec un livre entre les mains, mais il aimait les bandes dessinées, en particulier celles qui se passaient dans le Far West. Il possédait la collection presque complète d’une série dont le héros s’appelait Blueberry. Il restait souvent longtemps dans les toilettes à les lire. J’allais dire qu’il s’enfermait dans les toilettes mais ce serait faux. Quand on a enfin eu des toilettes, il n’y a jamais eu de loquet pour fermer, ni dans aucune des chambres. Il ne voulait pas que quiconque ait le contrôle sur une possible intimité. Aujourd’hui je trouve ça un peu étrange, ça l’aurait sans doute arrangé de pouvoir fermer derrière lui quand il était seul dans une pièce avec moi. Il adorait Johnny Hallyday. Nous avons donc été forcées d’écouter Johnny nous aussi, pendant des heures, il accompagnait les longues journées de travaux dans la maison à retaper, les voyages familiaux en voiture, les fins de soirée avec des amis. Plus on écoutait les mêmes chansons, plus les paroles me semblaient empreintes d’une hypocrisie profonde. Tout ce cinéma de brave homme au cœur pur, de dur à cuire qui au fond est un tendre, de macho qui souffre, toute cette symphonie de l’apitoiement sur soi me rebutait. Mon beau-père se percevait certainement lui-même comme un cow-boy solitaire. Il disait qu’il avait un sens aigu de l’injustice. Il racontait deux ou trois anecdotes de mauvais traitements dont il avait été témoin à l’école primaire et qui l’avaient révolté. Quand il nous surprenait en train de faire des bêtises, ma sœur et moi, il nous punissait toutes les deux sévèrement, en insistant sur le fait que la punition était collective. Il nous faisait transporter des brouettes de cailloux d’un bout à l’autre du jardin, creuser des trous, ramasser du bois. Il avait une haute exigence morale avec laquelle nous ne pouvions transiger.
À plusieurs occasions de mon enfance, je l’ai vu réagir héroïquement pour aider les autres. En montagne, dans des accidents, lors d’un incendie. Il a conduit pendant quelques années une ambulance. Il a été responsable d’une équipe sur des chantiers dangereux et prenait en charge la sécurité des autres. Dans ces moments il se transformait. Tout en lui se mettait au service de son objectif, les muscles et l’esprit tendus, il semblait scintiller de l’intérieur et on avait envie de suivre ses instructions, on avait confiance en son jugement, son instinct. Il était le guide qui nous mènerait en lieu sûr, celui qui était prêt à se sacrifier pour le bien commun, celui qui ne doutait pas une seconde, qui affrontait les dangers, le feu, la neige. La bravoure en personne. Je l’ai longtemps perçu comme un démiurge, un être plus grand que nature. Il m’apparaissait comme une créature mythologique, un Sisyphe, un Prométhée torturé par des démons. Plus tard, avec le recul, je me suis dit que c’était peut-être simplement un pauvre type qui avait le don de la manipulation et qui a profité de la vulnérabilité d’encore plus faible que lui. Dans le monde clos de la famille, il était tout-puissant. »

Extraits
« Parce que ce n’est pas fini. Ni pour moi, ni pour vous, ni pour personne. Et tant qu’un enfant sur terre vivra cela, ce ne sera jamais fini, pour aucun d’entre nous. » p. 87

« Je déteste l’idée que certains s’en sortent et d’autres pas, et que surmonter le traumatisme est un but moralement louable. Cette hiérarchie qui fait du résilient un surhomme par rapport à celui qui ne peut pas s’en sortir me dégoûte. » p. 199

« Un abus sexuel sur un enfant n’est pas une épreuve, un accident de la vie, c’est une humiliation profonde et systémique qui détruit les fondements mêmes de l’être. Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment. » p. 202

À propos de l’autrice

SINNO_Neige_©Helene_Bamberger
Neige Sinno © Photo Hélène Bamberger

Neige Sinno est née en 1977 dans les Hautes-Alpes et vit aujourd’hui au Mexique. (Source: Éditions P.O.L)

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