Mon cœur a déménagé

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En deux mots
Ophélie, dite Folette, a sept ans quand sa mère meurt. Son mari, alcoolique et drogué, va être condamné pour cet homicide, laissant sa fille à l’assistance avec ses questions et son désir de vengeance. Commence alors une enquête au long cours pour savoir ce qui s’est réellement passé ce jour de 1983.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vengeance est un plat qui se mange froid

Toujours aussi habilement construit, le nouveau thriller de Michel Bussi va confronter une enfant avec la mort de sa mère, chassée par un mari violent. Pendant de longues années, Ophélie va chercher à comprendre et à venger sa mère.

Que s’est-il vraiment passé ce 29 avril 1983? Ce qui est sûr, c’est qu’Ophélie, alors âgée de sept ans, a entendu sa mère appeler Vidame, le travailleur social chargé de la suivre, à son secours. Sa mère répétant à l’envi « Mon mari va me tuer». Elle ne sera pas entendue, même si Vidame a pris soin de prévenir la police, tout en sachant qu’elle ne se déplacera pas pour une intuition. Pourtant le drame annoncé va bien avoir lieu. Rentré ivre, le mari va harceler sa femme, lui réclamant de quoi satisfaire ses addictions. Si cette dernière parvient à lui échapper, il la pourchasse dans la rue, bientôt suivi par Ophélie. Mais la fillette arrivera trop tard. Sa mère a chuté d’une passerelle et gît sur la route en contrebas. Son père hébété est arrêté, mis en examen et jugé pour féminicide. Il sera condamné à sept ans de prison.
Ophélie se retrouve quant à elle à La Prairie, l’institution qui accueille les orphelins et les enfants placés par la justice. C’est là qu’elle va faire la connaissance de Béné, une assistante sociale au grand cœur, et de Nina, une amie pour la vie.
C’est avec elle qu’elle reprend goût à la vie, même si son moteur est la vengeance. L’adolescente décide de mener l’enquête, d’oublier son père et de faire payer à Vidame son refus de porter secours à sa mère. Les maigres indices dont elle dispose, un dessin des fenêtres de l’immeuble éclairées durant cette nuit tragique et le concours d’un ex-gendarme qui se promenait avec son chien peu avant le drame.
La recherche de témoignages, les plus petits indices et les intuitions vont alors occuper celle que ses proches appellent Folette. Maintes fois, elle a failli renoncer, notamment après une expédition qui a coûté la vie à un ami, mais comme son seul moteur est cette soif de vengeance, elle va persister et signer.
Découpé en quatre parties, 29 avril 1983, 14 juillet 1989, 9 octobre 1995, 14 juillet 1999, le roman nous mène d’une rive à l’autre de la Seine, du Rouen populaire à celui des nantis. Cette version topographique de la lutte des classes nous rappelle que l’auteur des Nymphéas noirs a d’abord été géographe et qu’il resté fidèle à sa Haute-Normandie.
Et s’il connaît bien Rouen, les services sociaux à l’enfance n’ont guère de secrets pour lui non plus. De l’assistante sociale jusqu’au plus haut de l’échelon, il nous présente cette institution capable du meilleur – quand l’intérêt de l’enfant prime – et du pire. Sans aller jusqu’à la rengaine du tous pourris, on se rend bien compte combien la soif de l’argent et du pouvoir peuvent entraîner de déviances et de compromissions.
La plume de Michel Bussi est toujours aussi virevoltante, entraînant avec lui un lecteur qui va explorer les pistes, se fourvoyer aussi beaucoup. Explorant tout à la fois les romans mettant en scène les orphelins, d’Oliver Twist de Dickens à Sans famille d’Hector Malot et ceux construit autour de la vengeance, du Comte de Monte-Cristo de Dumas aux Hauts de Hurlevent de Emily Brontë, en passant par le Colomba de Prosper Mérimée, ce roman est tout à la fois un thriller construit sur une machinerie bien rôdée et une ode à l’amitié, mais aussi une formidable démonstration de la force d’une obsession. Même si elle peut aveugler, elle n’en demeure pas moins un puissant moteur. Oui, l’espoir fait vivre.
Signalons aussi la parution simultanée en poche de Trois vies par semaine.

Mon cœur a déménagé
Michel Bussi
Éditions Presses de la Cité
Roman
390 p., 22,90 €
EAN 9782258208407
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement à Rouen. On y évoque aussi un voyage en Normandie, à Ault et un autre vers le Sud, à Hyères et la presqu’île de Giens, avec vue sur l’île de Porquerolles.

Quand?
L’action se déroule de 1983 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
La mort d’une mère
La quête d’une fille
Une vengeance implacable
« Papa a tué maman. »
Rouen, avril 1983. Ophélie a – presque – tout vu, du haut de ses sept ans. Mais son père n’est pas le seul coupable. Un autre homme aurait pu sauver sa mère.
Dès lors, Ophélie n’aura plus qu’un but : retrouver les témoins, rassembler les pièces du puzzle qui la mèneront jusqu’à la vérité. Et, patiemment, accomplir sa vengeance…
Enfant placée en foyer, collégienne rebelle, étudiante évoluant sous une fausse identité, chaque étape de la vie d’Ophélie sera marquée par sa quête obsessionnelle et bouleversante.
Dans une intrigue qui mêle roman d’amour et d’amitiés, récit initiatique et manipulations, Michel Bussi dessine aussi une fresque sociale inédite des années 1990.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Nicolas Gary)
France Bleu
Rouen.fr
France Inter (La bande originale)
BFM TV
We Culte (Serge Bressan)
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Binchy and her hobbies
Blog Aude bouquine
Blog Les lectures de Mylène


Bande-annonce du roman © Production Lisez.com

Les premières pages du livre
« 29 avril 1983
POUCETTE
1
Maman
« Mon mari va me tuer ! Vous entendez ce que je vous dis, monsieur Vidame ? Mon mari va me tuer ! »
Tu l’as répété au moins trois fois, maman.
Mon mari va me tuer !
Mon mari va me tuer !
Mon mari va me tuer !
Vidame ne t’a pas répondu. Il s’est contenté de regarder sa montre, une grosse montre dorée, pour bien faire comprendre qu’il était pressé. Il a soupiré aussi, il a levé les yeux au ciel, enfin au plafond de notre appartement, aux toiles d’araignée et aux morceaux de peinture qui se détachaient en flocons, comme un sachet de chips crevé.
C’était il y a plus de dix ans. Je n’aimais pas Vidame. Toi non plus maman, je le sais, tu ne l’aimais pas ! Mais tu étais bien obligée de faire semblant.
Ce soir-là, Vidame a encore regardé sa montre. Est-ce qu’il vérifiait si elle était toujours accrochée à son poignet ? Si l’homme invisible ne s’était pas introduit dans notre salon pour lui voler ? Il a mis dix secondes pour répondre.
— Je suis désolé, Maja, je suis travailleur social, pas policier. Le seul conseil que je peux vous donner, c’est d’aller porter plainte. C’est l’unique façon de vous protéger.
Maja…
Ça me faisait toujours drôle, maman, quand Vidame t’appelait par ton prénom.
Maja.
Comme s’il était un ami, ou qu’il appartenait à notre famille. Toi tu l’appelais toujours monsieur Vidame. Je ne savais même pas, à ce moment-là, quel était son prénom.
Tu tremblais, maman. Tu éparpillais des feuilles devant toi, je les reconnaissais, c’étaient celles qui te faisaient pleurer chaque fois que tu les trouvais dans la boîte aux lettres. Et chaque fois que tu déchirais une nouvelle enveloppe, tu murmurais Je ne m’en sors pas. Mon Dieu, je ne m’en sors pas.
J’ai vu tes mains s’approcher de celles de Vidame. J’ai deviné ce que tu avais envie de faire : l’attraper par les poignets, comme quand tu étais énervée contre moi. Le forcer à te regarder dans les yeux ! Mais tu t’es contentée de les poser sur la table et de le supplier.
— Je veux seulement de l’argent, monsieur Vidame. Juste un peu d’argent. Mon mari va rentrer. Il va m’en réclamer. S’il ne trouve rien pour s’acheter à boire, il va me tuer.
Tes mains tremblaient toujours, maman, mais tu parvenais à les dompter, à les laisser collées, bien à plat, doigts écartés. Vidame a regardé une dernière fois sa montre. J’ai détesté la façon dont il t’a parlé quand il s’est levé.
— On en a déjà discuté cent fois, Maja. Vous êtes sous tutelle. Je suis là pour vous aider à gérer votre budget. Pour que votre mari ne dépense pas tout votre argent dans l’alcool. Pour que vous puissiez subvenir aux besoins de…
J’ai détesté la façon dont Vidame a posé ses yeux sur le papier peint qui se décolle, sur le carrelage fêlé de l’entrée, sur chaque tache noire de moisissure, sur le reste de pâtes collées au fond de la casserole, sur moi.
— … aux besoins de votre fille.
Je terminais mon assiette. Je n’avais qu’une envie, je te le jure, maman, je n’avais qu’une envie du haut de mes sept ans. Planter ma fourchette dans sa main ! Tu as remarqué ma colère. Tu devinais toujours tout, maman. Tu t’es levée et tu t’es approchée de moi. Tu as pris mes poignets, tu les as serrés fort, jusqu’à me faire mal, et tu m’as demandé d’aller me coucher.

J’y suis allée sans discuter. Tu me l’avais dit tant de fois, quand monsieur Vidame ou madame Goubert étaient là, j’ai déjà assez d’ennuis comme ça, Folette, je t’en supplie n’en rajoute pas. Quand j’ai poussé la porte de ma chambre, je t’ai entendue répéter :
— Mais vous ne comprenez pas ? Si mon mari n’a rien à boire, il va devenir fou !
Cette fois, je n’ai pas vu Vidame soupirer, ni lever les yeux au plafond, ni regarder sa montre. De ma chambre, j’apercevais juste son dos et son long manteau qu’il n’avait même pas pris le temps de retirer.
— Je vais être clair, Maja. Je ne vous donnerai pas d’argent. Je le fais pour votre bien. Et pour le sien. C’est mon travail. Vous protéger.
— Restez alors. Il va bientôt rentrer.
— Je ne peux pas.
Je haïssais déjà Vidame à ce moment-là. Tu continuais de le supplier et il restait là, sans bouger, comme s’il avait des remords, comme s’il SAVAIT ce qui allait se passer, cette nuit-là, qu’il avait tout deviné et qu’il hésitait. Pas longtemps, juste un instant, juste le temps que tu lui proposes un café.
Il SAVAIT.
Et pourtant il n’a rien fait.

Je suis montée par la petite échelle de bois dans mon lit en hauteur et je me suis allongée juste au-dessous du plafond. Bolduc s’est réveillé, il s’est à peine poussé, comme si c’était sa place, pas la mienne, puis quand il a vu que je me glissais sous mes draps, il a grimpé sur moi en ronronnant plus fort encore que le chauffe-eau. De mon lit, aussi haut perchée qu’une ampoule accrochée au plafond, je voyais tout !
Par la porte entrouverte, je t’ai vue servir une tasse de café à Vidame. Il n’a pas osé refuser, il n’a pas osé traîner non plus, alors il l’a bu debout. Il devait se brûler les mains, vu que toutes les anses des tasses que mamie Mette nous avait offertes à Noël étaient déjà cassées.
Vidame a trempé ses lèvres et a grimacé.
Bien fait !
Il avait dû se brûler tout le reste aussi. Tu faisais toujours trop bouillir le café, du moins c’est ce que papa disait à chaque fois. Je me suis tortillée dans mon lit, pousse-toi, Bolduc, pousse-toi…
De mon observatoire, je dominais aussi tout le quartier. Notre appartement se trouvait au dixième étage de l’immeuble Sorano : le plus haut ! Par la fenêtre, je pouvais espionner jusqu’à la rue Raimu, l’allée Jouvet et la passerelle au-dessus de la voie rapide. Ce soir-là, j’ai aperçu un homme qui promenait son chien, peut-être monsieur Lazare, j’ai vu aussi une dame qui rentrait dans l’une des cages d’escalier, un couple d’amoureux qui s’embrassait, des dizaines de voitures qui roulaient sous la passerelle et des gars au-dessus qui n’avaient rien d’autre à faire que de les regarder. J’ai vu une mobylette s’arrêter devant l’épicerie de monsieur Pham, alors qu’il commençait à ranger ses fruits.
Je note ces détails pour m’en souvenir, maman, des années après. Je me rends compte que mon cerveau a tout enregistré, ce soir-là. Peut-être que moi aussi, j’avais deviné ce qui allait se passer… Ou peut-être que c’est l’inverse. Si je me souviens de tous les détails, si tout s’est gravé dans ma mémoire, c’est à cause de tout ce qui est arrivé ensuite. Pour ne jamais oublier ! Pour chercher une explication, un indice, un témoin, comme ce type qui fume sa cigarette devant le terrain de basket, ou cet autre qui reste dans sa voiture sous un réverbère. Me souvenir de tout, maman, chaque silhouette, chaque ombre, chaque feuille d’arbre, chaque feuille posée sur la table devant toi.
Cette fois, Vidame a vidé sa tasse. Tu l’as supplié une dernière fois.
— Restez pour lui parler. S’il vous plaît. Restez pour lui expliquer. Moi, il ne me croit pas.
Vidame a posé sa tasse sur la table. Bolduc s’est glissé sous les draps pour me lécher les doigts. Je l’ai laissé faire même si je n’aimais pas ça.
— Je ne peux pas, Maja. Il est tard, je vous l’ai dit. Je ne suis pas médiateur, je suis simplement mandaté pour gérer votre budget.
Je le détestais ! Plus que jamais ! Qu’est-ce qu’il avait de si important à faire ? Aller chercher le pain avant que la boulangerie ferme ? Rapporter des fleurs à sa femme ? Ou il avait tout simplement peur de croiser papa ? Il préférait te faire la morale et te laisser te débrouiller seule avec lui. C’était ça son métier ? T’attacher à un poteau et se tirer ?
— Richard, il va me tuer.
Vidame s’appelait donc Richard… C’était la première fois que j’entendais son prénom, la première fois que tu l’appelais ainsi, du moins je crois.
Ça n’a provoqué chez lui aucune réaction. Il a fait comme s’il n’avait pas entendu et a reculé de trois pas pour sortir. Trois pas, ça suffisait presque pour passer du canapé à la porte d’entrée.
Il a posé sa main sur la poignée.
— S’il vous plaît, Richard, aidez-moi.
— C’est ce que je fais, Maja. Je vous jure que c’est ce que je fais. Je vous aide, vous et beaucoup d’autres, à longueur de journée. Mais je ne peux pas vous sauver. Ni votre fille. Vous seule le pouvez !
— Il va me t…
Richard Vidame était déjà sorti. La porte s’était refermée.
J’ai serré Bolduc plus fort contre moi. Sa langue râpeuse s’est attaquée à mon cou. J’ai guetté par la fenêtre, j’ai attendu un bon moment. Faut dire, l’ascenseur est tout le temps en panne chez nous ! J’ai enfin vu Vidame sortir, marcher un peu sur le trottoir, traverser le parking, et rejoindre une voiture noire. Sa voiture ! Je la connaissais, c’était la plus grosse du quartier. Quand il a ouvert la portière, j’ai vu que quelqu’un l’attendait à l’intérieur. Une femme. Une femme que bizarrement, j’avais l’impression de connaître, mais je ne voyais pas bien son visage. J’ai rangé tout cela dans un coin de ma tête, la grosse voiture, la femme cachée dans l’ombre, la façon dont Vidame l’a embrassée, dont il a mis sa main sur sa cuisse. Alors c’est pour ça qu’il ne pouvait pas rester ? Parce qu’il avait une autre femme à retrouver ?
Je te jure, maman, j’ai tout enregistré ce soir-là, avec plus de précision qu’une caméra.
La voiture noire a démarré et disparu. Je n’ai appris sa marque que bien plus tard. Une Volvo 244, Black Star.
Toi maman, tu étais restée penchée sur la table. Tu pleurais sur tes papiers. Papa, maintenant, allait bientôt rentrer.
Bolduc s’était presque endormi sur moi. Je le caressais doucement, pour ne pas le réveiller. Il avait six mois, il avait besoin de câlins. Moi aussi j’en avais besoin, alors je t’ai appelée d’une petite voix.
— Tu viens me lire une histoire, maman ?
Même des années après, jamais je n’oublierai ton sourire, quand tu as levé les yeux vers moi, comme un grand soleil après la pluie.

2
Maman
Je me suis réveillée en sursaut.
Tu criais !
Mon livre Rouge et Or était toujours posé à côté de moi, exactement comme tu l’avais laissé, maman, après m’avoir lu Poucette. Je crois que je me suis endormie aussitôt, peut-être même avant la fin, au moment où Poucette reçoit deux ailes en cadeau pour son mariage et devient Maja, la reine des minuscules êtres volants. Je connaissais l’histoire par cœur, c’était ma préférée.
Bolduc dormait. Seules ses petites pattes s’agitaient. Il devait rêver à une histoire de chats, de souris, ou du fil argenté accroché au barreau de mon lit. Moi je ne rêvais pas. J’avais les yeux bien ouverts mais je restais sans bouger, pour ne pas le réveiller, et surtout pour faire croire à papa que je dormais, moi aussi.
Je t’entendais parler moins fort maintenant maman, comme si après le cri que tu avais poussé, tu espérais encore que tout puisse se calmer. Tu expliquais à papa en articulant chaque mot.
— Tu ne comprends pas, Jo ? On n’a plus rien ! Plus d’argent. Pas un franc.
J’ai tordu mon cou pour mieux voir par la porte entrouverte. Tu attrapais les feuilles sur la table et tu les secouais sous le nez de papa. À croire que tu les avais étudiées toute la nuit.
— Des dettes, Jo. Rien que des dettes ! Des trucs à rembourser, tu comprends ça ? Des trucs qu’on n’a pas payés.
Tu as continué de lui expliquer tout en regardant la télé, le magnétoscope, le canapé, le buffet. Papa ne t’écoutait pas, il avait juste dû entendre le dernier mot, buffet, et ça lui a donné une idée. Papa avait bu. Je savais reconnaître quand il avait bu. Dans ces moments-là, c’était comme s’il prêtait son corps, sa voix, ses jambes et ses bras à un autre. Un autre pas habitué, un autre maladroit, un autre qui ne marchait pas droit, pas très habile non plus de ses doigts, qui ne pouvait pas toucher un objet sans le casser, qui grognait alors, comme s’il n’avait pas compris comment les lèvres de papa s’ouvraient, et qui, quand il arrivait enfin à parler, ratait un mot sur deux.
Papa a tiré trop fort sur un tiroir du buffet. Il lui est resté dans la main et tout ce qu’il y avait dedans est tombé par terre. Des bobines de fil, des tissus, des aiguilles, des boutons qui roulent partout. Tout ce que tu avais récupéré pour me coudre une robe de fée.
— J’en suis sûr, Maja… Tu planques du fric… Quelque part !
Papa shootait dans les boutons, écrasait les bobines, puis a ouvert un autre tiroir. Cette fois c’était le tiroir à jeux, les cartes du Mille Bornes et des Sept Familles se sont envolées.
— Où tu le planques ? Je touche mon chômage, bordel ! Je peux bien me payer une bière et un pétard.
Tu avais peur, maman, je le voyais. Tu avais peur de celui à qui papa avait prêté son corps. Tu as quand même trouvé la force de lui montrer les feuilles sur la table.
— Ils nous prennent tout, Jo ! Avant même que l’argent arrive sur notre compte. Pour ce qu’on doit toucher, d’ailleurs…
Tu m’avais souvent expliqué, maman, que tu faisais des ménages dès que tu pouvais, que papa avait toujours travaillé dur aussi, sur le port, mais qu’à cause de son dos, il devait chercher un autre travail, et qu’au final, on n’avait presque plus d’argent. C’est un peu dur pour l’instant, ma Folette, mais ça va s’arranger, tu ne manqueras de rien, ma princesse, je te promets.
Papa avait abandonné le buffet après avoir ouvert toutes les portes et renversé tous les tiroirs.
— Putain, Maja, faut que je te le dise en quelle langue ? Je sais que tes clients te laissent du black quand tu vas faire la boniche chez eux. File-moi juste un billet pour que j’aille chercher un pack et de l’herbe !
— Je crois que t’as déjà assez bu. Va te coucher, Jo. Je t’en prie.
Papa n’a pas aimé que tu lui tiennes tête. Il s’est approché de toi, il a levé la main, il a hésité, puis il l’a abaissée. Peut-être qu’à l’intérieur de son corps, ils étaient deux à se battre, mon père et l’inconnu qui s’était emparé de lui. Peut-être que pour le moment, papa avait encore le dessus.
— Un billet, merde. Juste un billet !
Et d’un grand geste de la main, papa a fait voler toutes les feuilles sur la table. Puis il est parti dans votre chambre. Pas pour dormir ! J’ai entendu le matelas tomber sur le côté. Les tables de chevet basculer, l’armoire qu’il déplaçait. Il cherchait, persuadé que tu avais une cachette secrète. Dès qu’il a disparu, je t’ai vue saisir le téléphone. Je t’ai entendue, maman, murmurer dans le combiné, les deux mains autour de ta bouche :
— Il est comme fou, monsieur Vidame. Il faut venir, vite. Les flics me l’ont dit, ils ne se déplaceront plus, ils ne m’écoutent plus. Il va me tuer, cette fois, il faut me croire, vous êtes le seul qui pouvez le raisonner.
Tu as raccroché dès que tu as entendu des pas derrière toi. Je voulais te prévenir, papa était là, derrière toi, mais tu ne me regardais pas. J’ai fermé les yeux et j’ai serré très fort Bolduc contre moi quand papa, enfin l’inconnu qui s’était emparé de lui, s’est approché. J’ai cru qu’il allait te gifler, mais non, papa arrivait encore à le contrôler, il t’a juste prise par les épaules et t’a secouée :
— Tu téléphonais à qui ?
À ton tour de fermer les yeux.
— Tu téléphonais à qui ? a répété papa. Aux flics ? Tu sais bien qu’ils ne croient plus un mot de tes conneries ! Alors à qui ? À madame Goubert ? Non, ça serait trop beau. Tu téléphonais à Vidame, pas vrai ? T’espères quoi ? Il n’en a rien à foutre de toi, ton Richard ! Il est pareil que les autres, un charognard.
Tu gardais les yeux fermés, mais je voyais tes lèvres bouger. Comme si tu priais. Tu priais qui, maman ? Tu priais qui ? Oh j’espère tant que ce n’était pas lui…
Papa s’est soudain redressé. J’ai compris que cette fois, il avait cessé de lutter et que l’autre avait pris les commandes, y compris de son cerveau.
— Je sais ! a-t-il dit. J’ai compris ! T’as planqué ton pognon dans la chambre d’Ophélie.
Il a fait un pas vers ma chambre. Un pas de trop. Je t’ai entendue crier dans son dos :
— Non !
Il s’est retourné. Tu l’as défié du regard.
— Dans mon sac. Y a 50 francs.
Je n’ai pas pu voir son sourire triomphant. Il s’est approché, tu l’as laissé venir…
Et tu as frappé la première.
Dès qu’il s’est penché vers ton sac, sans se méfier. Tu as attrapé la casserole dans l’évier, comme si tu l’avais laissée là exprès, et tu as cogné. Un coup sec, sur le crâne, épouvantable. Ça a dû réveiller tous les voisins, si certains dormaient encore. Ça a réveillé Bolduc aussi. Papa, ça ne l’a même pas assommé ! Il s’est tout de même assis sur le canapé, sonné, en se frottant la tête sans réaliser ce qui se passait. Le temps de réfléchir à la punition qu’il allait t’infliger. Toi tu n’as pas réfléchi, maman, tu as récupéré ton sac et tu as couru, droit devant toi, vers la porte d’entrée.
Depuis, j’ai beaucoup réfléchi. Moi aussi, je crois que j’ai compris. Tu n’avais qu’une idée en tête, n’est-ce pas ?
Non pas te sauver. Mais ME sauver.
Tu étais sûre que papa te suivrait, attiré par ce billet que tu faisais semblant de protéger. Il n’y avait aucun argent dans ton sac, personne ne l’a jamais retrouvé. Tu voulais juste mettre le plus de distance possible entre papa et moi.
La porte d’entrée a claqué. Deux fois. À quelques secondes d’intervalle. Puis il n’y a plus eu que le silence.
Je suis descendue de mon lit.
Reste sage, Bolduc, je reviens tout de suite.
Je devais prévenir quelqu’un, aussi vite que je le pouvais. Sortir, descendre les escaliers, appeler n’importe qui dans la rue. J’ai traversé la salle, pieds nus, en essayant autant que je le pouvais d’éviter les aiguilles, les cartes et les bouts de verre éparpillés. C’est là que j’ai vu les feuilles étalées par terre, celles sur lesquelles tu avais passé la soirée. Je ne voyais que les chiffres que tu avais entourés en rouge, les points d’exclamation, les points d’interrogation… aussi rouges que le bouton du répondeur du téléphone qui clignotait. Je n’ai pas pu résister, j’ai appuyé, tout en enfilant à toute vitesse mes baskets.
J’ai vite compris que tu avais appelé Richard Vidame, plusieurs fois, pendant que je dormais, avant que papa rentre. Comme si tu avais prévu dans quel état il allait se trouver. Dans le répondeur, sa voix ressemblait à celle mal enregistrée sur les magnétophones.
Cessez de me harceler, Maja. Je n’aurais jamais dû vous donner mon numéro personnel ! Arrêtez de l’utiliser. J’ai une vie privée. Rappelez-moi lundi matin. Au bureau, à 9 heures. Mais ce soir je ne viendrai pas. Vous comprenez, Maja ? Je ne viendrai pas, cette fois !

J’ai essayé de regarder par la fenêtre. Je ne voyais rien. Aucune ombre, aucune silhouette autour des lumières des réverbères. Le quartier entier était endormi. Ou faisait semblant. J’ai jeté un coup d’œil à la pendule au-dessus du frigo.
2 h 10 du matin.
Je n’ai pas hésité. J’ai passé la tête par la porte de ma chambre.
Tu restes sage, Bolduc. Je te promets. Je reviens. Très vite.
Je le croyais, Bolduc, je le croyais vraiment à ce moment-là. Comment aurais-je pu imaginer que je n’allais jamais rentrer ?
Je ne pensais qu’à te retrouver, maman. Alors en pyjama, sans rien enfiler par-dessus, je me suis mise à courir après toi et papa dans l’escalier.

3
Maman
La rue Daniel-Sorano était déserte. C’est la première image que je garde de cette nuit-là. Presque tout le monde dormait ! Sur les deux cent quatre-vingt-dix fenêtres de la façade de l’immeuble Sorano – je m’amusais à les compter à chaque fois que je revenais de l’école – il n’y en avait que sept qui étaient allumées. Tout en courant le long du parking, je cherchais un moyen pour les mémoriser. Le septième étage de l’entrée 2, le huitième de l’entrée 3, le sixième de l’entrée 6, le quatrième de l’entrée 8…
J’y ai repensé si souvent, maman, pendant toutes ces années. Eux seuls peuvent t’avoir vue passer, avoir vu papa te poursuivre, m’avoir vue courir en pyjama. Ils sont mes uniques témoins ! À condition qu’ils aient regardé par la fenêtre au bon moment, à condition qu’ils n’aient pas préféré rester devant un film, ou qu’ils ne se soient pas endormis la lumière allumée, cela fait beaucoup de conditions, je sais…
Je sprintais sur le parking, entre les voitures, sans trouver aucune trace de toi, ni de papa. J’ai choisi d’aller en direction de la passerelle. C’était le seul pont pour passer au-dessus de la voie rapide qui sépare le quartier du reste de la ville. La rocade, en contrebas, était dissimulée par des murs antibruit, invisible du parking et de l’immeuble Sorano. J’entendais juste quelques rares voitures circuler, rien à voir avec le trafic au cours de la journée.
J’ai crié de toutes mes forces, Où êtes-vous ?, mais personne ne m’a répondu. J’avais envie de crier encore, j’avais envie de réveiller toute la cité, que toutes les fenêtres s’allument comme autant d’étoiles… mais je me suis arrêtée d’un coup. Ça y est, j’avais trouvé le moyen de me souvenir des sept fenêtres allumées ! Je les ai regardées, fascinée. J’étais en sueur sous mon pyjama, mais je n’avais pas froid. Je n’avais aucune idée de la température qu’il faisait. Je scrutais l’obscurité.
Où es-tu, maman ?
Devais-je continuer vers la passerelle, ou au contraire m’enfoncer dans le quartier du Château Blanc, vers les rues Raimu et Jouvet ? Ou retourner sur mes pas, remonter l’escalier, retrouver Bolduc, je lui avais promis de ne pas traîner. Après tout, peut-être que toi et papa étiez déjà rentrés, réconciliés.
J’ai décidé de changer de direction, de tourner vers la rue Dullin au cœur du quartier. J’ai recommencé à courir, de plus en plus vite. Je me persuadais que j’avais pris la bonne décision. Tout le monde te connaissait ici, maman, c’était forcément au cœur de la cité que tu irais chercher de l’aide, il suffisait que quelqu’un soit debout.
Je suis parvenue au croisement des rues Moreno et Signoret. Essoufflée, mais je ne voulais pas m’arrêter. Tu aurais pu entrer dans n’importe quelle cage d’escalier et te cacher. Tu aurais pu…
Je n’ai pas vu la silhouette surgir sur ma droite, je suis rentrée dedans, sans ralentir, sans pouvoir réagir. Je me suis retrouvée allongée par terre sans même avoir le temps de penser que ça pouvait être toi maman, ou papa… Un chien, que je connaissais bien, tournait autour de moi en entortillant sa laisse autour de mes jambes.
Argo ! Le golden retriever de monsieur Lazare.
Je me suis redressée, je n’avais mal nulle part, je n’avais pas l’impression de saigner et même je m’en foutais. Monsieur Lazare s’est penché avec inquiétude vers moi.
— Ophélie ?
— Désolée, monsieur, mais…
Il a regardé mon pyjama, mes baskets… À l’époque, monsieur Lazare avait déjà au moins soixante-quinze ans, c’était un ancien policier, et il occupait ses journées – et ses nuits aussi – à promener son chien dans le quartier.
— Ophélie, qu’est-ce que tu f…
— Désolée, m’sieur, désolée Argo. C’est ma maman… Faut que je la retrouve ! Elle… elle est en danger. Prévenez la police. Je vous en supplie.
Il m’a dévisagée comme si je m’étais échappée d’une maison de fous.
— Ta maman ? Je l’ai croisée, il y a cinq minutes à peine. Mais…
J’ai eu envie de l’embrasser. Je me souviens m’être promis dans ma tête de ramener un os à Argo, ou son poids en croquettes.
— Où ça, monsieur ? Vite !
Il a hésité. Il se doutait que quelque chose ne tournait pas rond. On ne laisse pas une fillette de sept ans courir à 2 heures du matin seule dans la cité.
— Reste avec moi, ma petite. On va appeler la police. Tout va s’arranger. Ta maman va…
— Elle est partie de quel côté, s’il vous plaît ?
Il s’est gratté la tête. Il avait compris que s’il ne disait rien, j’allais m’échapper. Ce n’était pas Argo qui allait m’en empêcher, ni lui me rattraper.
— On va y aller tous les deux, Ophélie. Ta maman n’est sûrement pas loin. Quand je l’ai croisée, elle courait en direction de la passerelle…
La passerelle ! Quelle idiote ! Pourquoi avais-je changé d’avis ?
Tout en détalant plus vite que jamais, j’ai crié :
— Merci.
Je me suis à nouveau retrouvée devant l’immeuble Sorano.
Au bout, la passerelle. En dessous, la voie rapide.
Combien de temps s’était-il écoulé depuis tout à l’heure ?
Une seconde ? Une minute ? Dix minutes ?
Combien de temps avais-je couru dans le quartier ?
Une seconde ? Une éternité ?
Assez pour que tout le monde commence à se réveiller. Quelques dizaines de fenêtres étaient allumées.
Assez pour que des dizaines de personnes soient debout, au pied de la passerelle. L’éclat d’un gyrophare m’aveuglait. Si monsieur Lazare avait prévenu la police, elle avait été ultrarapide. J’entendais la sirène d’une voiture se rapprocher, je voyais des policiers en uniforme accourir. Je me suis dit que puisqu’ils étaient là, maman, plus rien ne pouvait t’arriver.
Tout était terminé !
Cette fois ils allaient forcément te croire. J’allais tout raconter aux policiers. Tout le monde pourrait témoigner. On allait pouvoir rentrer chez nous toutes les deux. Tant pis si on n’avait pas beaucoup d’argent, tant pis si l’appartement n’était pas grand, je m’en fichais, du moment qu’on était à l’abri ensemble.
Le gyrophare du camion des pompiers faisait tourbillonner ce qui restait de la nuit.
Je me suis approchée de la lumière. Il y avait au moins une vingtaine d’adultes devant la passerelle. Personne ne m’a vue arriver.
J’ai vu d’abord trois pompiers penchés autour de papa. Il avait l’air de dormir. Je ne m’inquiétais pas, j’avais l’habitude qu’il soit dans cet état.
C’est à ce moment-là qu’un adulte m’a repérée, un pompier au casque argenté, il a crié et ouvert ses bras pour m’arrêter, pour m’empêcher d’aller plus loin. J’ai eu ensuite l’impression que tout se déroulait au ralenti. Je me suis faufilée, mais des mains, des bras m’ont tout de même attrapée. Je me suis débattue comme une folle, ils s’y prenaient au moins à quatre pour me calmer mais ils ne me calmaient pas. Ils ont tenté de m’éloigner de la passerelle, ils ont tenté de mettre leurs mains devant mes yeux, ils ont tenté de m’éloigner de toi, ils ont tenté de tout faire pour que je ne te voie pas.
Ils n’ont pas réussi.
Je t’ai vue, maman, trois mètres plus bas. Je t’ai vue, étendue, bras en croix, sur le goudron de la rocade, au milieu des voitures arrêtées. Je continuais à me débattre, je sentais tout mon corps trembler, de la tête aux pieds, comme si j’étais électrocutée, comme si toute la passerelle, tout le quartier, toute la terre s’était mise à trembler, puis soudain je me suis arrêtée, incapable de faire le moindre geste, comme un élastique trop tendu qui se casse. Les quatre pompiers qui voulaient me forcer à entrer à l’arrière de leur camion y sont parvenus sans difficulté.
Je ne me débattais plus. Je ne pleurais plus. Toutes mes forces m’avaient quittée. Les pompiers, les gendarmes, les gens, tous avaient déjà compris. Plus jamais je n’aurais envie de manger, de jouer, de rire, de rien, je ne serais plus qu’un fantôme. Triste à l’extérieur et morte à l’intérieur.
C’est ce qu’ils croyaient !
C’est ce que j’allais leur faire croire, à tous, à partir de cette seconde.
Mais à toi maman je peux l’avouer.
Oh non, mes forces n’avaient pas disparu ! Je les avais cachées. Je les avais toutes rassemblées, quelque part, dans mon cerveau, en un seul point.
Un point noir !

4
Béné
— Bienvenue à la Prairie, Ophélie.
La dame me donnait la main et répétait :
— Bienvenue à la Prairie. C’est ta nouvelle maison. Tu verras, tu seras bien ici. Je m’appelle Bénédicte, mais à la Prairie, tout le monde m’appelle Béné. Je suis ton éducatrice. C’est moi qui vais m’occuper de toi. La Prairie, tu vois, c’est une maison qui accueille des enfants comme toi, des enfants qui n’ont plus de parents pour s’occuper d’eux. Elle s’appelle la Prairie parce qu’avant, il y a longtemps, c’était un champ ici, puis la ville a grandi tout autour de la Prairie, mais il reste un parc, un grand parc pour jouer, rien que pour vous, en plein milieu de Rouen, tu te rends compte ?
Je ne disais rien, alors la dame a répété.
— Tu verras, tu seras bien ici.
La dame, c’était toi, Béné. Je peux te l’avouer aujourd’hui, je ne t’ai pas aimée ce matin-là. Je n’ai pas aimé la façon trop gentille dont tu me parlais, je n’ai pas aimé ton sourire et encore moins tes petits rires alors qu’il n’y avait rien de drôle, vraiment rien. Je n’ai pas aimé tes yeux qui me surveillaient, sans en avoir l’air, mais je savais bien que tu me guettais pour tout raconter au psy et au médecin, peut-être même aux flics, j’en avais tant vu, un vrai défilé, depuis sept jours. Je n’ai pas aimé ta main dans la mienne, je la trouvais trop grosse, je te trouvais trop grande, je trouvais tout trop grand à la Prairie. Moi j’étais la Poucette de mon conte, le dernier que m’avait lu maman, moi j’étais minuscule, je voulais juste retourner dans mon appartement minuscule de l’immeuble Sorano, dans ma chambre minuscule, m’enfermer, n’importe où, dans une boîte, un placard, un tiroir, dans le noir, et ne plus en sortir.
— Voilà le fameux parc, as-tu dit sans cesser de sourire. Dans moins d’un mois, les cerises seront mûres.
Et tu as éclaté d’un nouveau petit rire ridicule.
J’étais pétrifiée. Je regardais dix garçons, tous plus grands que moi, jouer au foot entre les cerisiers. Je regardais des filles assises en rond occupées à parler. D’autres riaient, d’autres jouaient à s’attraper. J’avais l’impression d’entrer dans une cour d’école, peuplée d’enfants étrangers, d’enfants que je ne connaissais pas et à qui je ne voulais pas parler, parce que je ne voulais plus jamais rire, courir et encore moins jouer. Je n’aimais pas le parc de la Prairie, je n’aimais pas les cerises, je n’aimais pas le foot…
— Donne-moi ta valise si tu veux.
Je n’avais plus que ça, ma valise. Avec quelques habits dedans. Et mon livre de contes Rouge et Or. La seule chose qui comptait désormais. Poucette et mes autres histoires. La seule chose que je voulais garder pour toujours. J’avais perdu tout le reste, même Bolduc. Je n’étais pas retournée à l’appartement de l’immeuble Sorano. Personne ne m’avait dit ce qu’il était devenu. Qui allait s’en occuper. Je n’avais pas osé demander. Peut-être que lui aussi s’était sauvé. Ou qu’il existait des maisons comme la Prairie, mais pour les chats perdus.
— Tu veux me donner ta valise ?
Je n’ai pas répondu mais j’ai serré ma main très fort sur la poignée, pour que personne ne puisse me l’arracher, même pas toi, Béné.
— D’accord, garde-la. On est presque arrivées. Viens, on va monter l’escalier. Je vais te montrer ta nouvelle maison.
Nous avons traversé un grand couloir vitré et nous avons grimpé des marches. À hauteur de mes yeux, il y a des dessins d’enfants dans des cadres. La mer, le soleil, la forêt, des montagnes, des chemins qui vont nulle part, des voitures aux roues carrées, des bateaux sans voile, des avions sans ailes.
Je me disais que même si je ne savais pas très bien dessiner, j’aurais été capable de faire mieux !
Je me disais n’importe quoi.
Je n’arrivais pas à imaginer qu’à partir de ce matin, j’allais vivre là.
On m’a expliqué pourtant. J’ai vu un psy avant d’arriver ici, un jeune frisé avec des lunettes rondes, il m’a tout dit, en prenant son temps, avec des mots rassurants. Ma maman est morte. Elle est tombée de la passerelle. C’est sûrement un accident. Sûrement car personne n’a rien vu, il n’y a aucun témoin, alors une enquête est en cours, pour comprendre ce qui s’est passé. Pour l’instant – le psy avait vraiment pris tout son temps, comme s’il avait épuisé son stock de mots rassurants –, pour l’instant ton papa est en prison. Ton papa était sur place quand ta maman est tombée de la passerelle, mais il ne se souvient de rien, il avait trop bu, du moins c’est ce qu’il dit, alors il faut attendre, pour savoir… Pour savoir quoi ? avais-je eu envie de répondre au psy aux yeux de hibou, même si je n’ai rien dit.
Je savais déjà.

— Ici, Ophélie, il y a huit enfants par maison. Les plus jeunes ont trois ans et les plus grands quatorze ou quinze. Tu verras, tu seras bien.
Je crois que c’était la troisième fois que tu le répétais, Béné. Tu verras, tu seras bien. Et dans ma tête, tout ce que tu me montrais m’effrayait. Une peur panique qui me donnait envie de fuir en courant. Tout était trop grand, trop froid, trop beau même, pour une Poucette comme moi. Je m’accrochais à la poignée de ma petite valise.
— Tu vois, là, c’est la cuisine. Vous mangez tous ensemble, les huit enfants de la maison.
J’ai regardé les murs blancs, sans papier peint qui se décolle ni plafond qui part en cloques. J’ai compris qu’il n’y avait pas de place pour moi ici. Il y avait trop de chaises autour de la table, trop d’assiettes dans les placards, trop de couverts, trop de tiroirs, trop d’enfants installés sur le canapé devant la grande télé, trop de paires d’yeux qui se retournaient pour me dévisager comme si je venais leur voler leur place, leur pain, leur lit, et même l’air qu’ils respiraient.
Alors je me suis retenue de respirer. Tu m’as serré la main encore plus fort et j’ai réalisé que les paires d’yeux me reprochaient aussi de venir te voler, toi, Béné. Qu’il faudrait toi aussi te partager. Une bouche de plus à nourrir, une main de plus à tenir, un cœur de plus à faire sourire. Ne vous inquiétez pas pour ça, avais-je envie de leur dire, je ne vous coûterai pas cher en rire et en sourire. Je laisserai tout doucement mon cœur refroidir. Faudra juste lui laisser une petite place dans le frigo.

Tu n’as pas lâché ma main, tu m’as tirée dans le premier couloir et tu as ouvert la première porte à droite.
— Et là, Ophélie, c’est ta chambre. Vous serez deux. Je te présente Nina.
La chambre était petite et j’aimais bien même si je ne voulais pas me l’avouer. Par la fenêtre, on voyait à la fois le parc et la rue juste en dessous. Il y avait deux lits superposés, et Nina occupait celui du bas. Nina avait mon âge. Elle était blonde avec de grands yeux bleus, un visage rond et les bras roses comme des chipolatas. Nina était du genre de celles que je n’aimais pas, à l’école, du genre des crâneuses, de celles qui se croient belles, de celles qui se croient plus malignes, du genre de la sœur que je n’aurais jamais voulu avoir.
— Je te laisse ranger tes affaires ? Je vous laisse faire connaissance.
Tu as lâché ma main cette fois, tu es sortie, j’ai entendu tes pas s’éloigner dans le couloir.
Je ne disais rien. J’aurais voulu monter sur le lit du haut le plus vite possible, pour que personne ne me voie, et surtout pas cette Nina. J’aurais voulu prendre ma valise avec moi, mais elle était trop lourde, alors je l’ai laissée en bas et j’ai grimpé comme un lézard affolé à l’échelle de bois. Je me suis cachée sous les draps, seuls mes yeux ressortaient et regardaient le plafond. Je pensais à Bolduc qui aimait tant jouer à chat perché avec moi, je pensais à mon livre dans la valise, je pensais aux images de Poucette, page 30, et je me disais que j’étais aussi minuscule qu’elle. Je me disais que j’allais passer le reste de ma vie à ça. Rester sous les draps à lire et relire mon livre Rouge et Or. J’avais juste à descendre le chercher, dès que cette Nina ne serait plus là.
Et pour finir, avant de m’endormir, j’ai pensé à toi.
Tu faisais du bruit dans la cuisine, tu plaisantais avec les autres enfants, je t’entendais.
Je ne t’ai pas aimée, Béné, ce matin-là. Mais j’ai encore moins aimé quand tu as lâché ma main. Je crois que ça a été ma dernière pensée. L’envie que tu la reprennes et que tu ne la lâches plus jamais. J’avais déjà compris, Béné, que tout ce qui me restait, pour m’accrocher à ma vie, c’étaient ces miettes d’amour que tu m’offrais.
Et mon océan de haine.

5
Mamie Mette
Béné est venue me chercher alors que j’étais seule sur mon lit, à regarder les ombres des arbres du parc danser derrière la fenêtre.
— Tu as de la visite, Ophélie !
De la visite ? Je suis descendue de l’échelle de bois sans demander qui ?, je n’avais pas prononcé un seul mot depuis que j’étais arrivée à la Prairie, trois jours plus tôt.
— Ta mamie ! a précisé Béné.
Mamie ! C’est bien toi ? J’ai tout de suite pensé que tu venais me chercher. J’avais déjà ouvert la porte de mon casier pour remettre mon livre et mes habits dans ma valise, mais Béné m’a arrêtée.
— Suis-moi.

Mamie Mette ?
Tu étais assise dans une petite salle, près de la porte d’entrée de la Prairie, avec une porte vitrée ouverte sur le parc et une autre offrant une vue sur le parking. Je t’ai trouvée vieille, quand je t’ai vue m’attendre toute seule dans la pièce. Oui, vieille. Je me disais que tu ressemblais sûrement à maman, à maman comme elle ne le deviendra jamais. Tu m’as embrassée, tu m’as serrée dans tes bras, et tu m’as regardée. Peut-être que toi aussi tu pensais que je ressemblais à maman. On me le disait assez souvent, avant.
— Assieds-toi, Folette.
Je me suis assise. Tu as commencé par me dire des trucs idiots, que j’avais beaucoup changé, que mes cheveux avaient poussé, que j’avais grandi aussi, que j’étais devenue encore plus jolie, que j’étais une petite fille très courageuse, puis enfin tu t’es lancée.
— On ne s’est pas beaucoup vues toutes ces années.
Je n’en avais aucune idée, je ne comptais pas, mamie.
— Trois fois avant aujourd’hui. La dernière fois, c’était pour tes six ans. Ce n’est pas facile, tu comprends. J’habite loin. Dans le Sud. Près de la mer.
À ce moment-là, j’ai cru que tu disais ça parce que tu allais m’y emmener dans le Sud, près de la mer.
— À mon âge, on ne supporte plus le froid (tu t’es mise à rire en regardant le ciel gris). Ma petite Folette, je dois y retourner. J’ai ma vie là-bas. Mais je voulais te voir avant. Pour t’expliquer.
M’expliquer quoi ?
Et là tu as sorti tous les arguments, une grande vague pour bien me noyer, que tu étais désolée, que tu ne pouvais pas me garder, que tu étais trop vieille, que tu habitais trop loin, que la place d’une petite fille aussi pleine de vie que moi n’était pas auprès d’une personne âgée comme toi, qu’on allait bien s’occuper de moi ici, que c’était la meilleure solution, pour tout le monde. Maman était montée dans le ciel de Normandie, elle me regardait, elle voyait tout ce que je faisais, et je ne devais pas non plus m’éloigner trop de mon papa, c’était la loi, il restait mon papa, même du fond de sa prison…
Ta voix a commencé à trembler.
— On ne peut pas prévoir combien de temps il va y rester. On ne sait pas, ma chérie. On ne sait pas pour ton papa. On ne sait pas si c’est lui qui a poussé ta maman. Peut-être que lui-même ne sait pas. C’est ce qu’il dit, il ne se souvient pas. C’est tellement horrible. Oh ma Folette, ma Folette.
Tu m’as prise dans tes bras. Tu pleurais. Tu pleurais et tu m’abandonnais. Et pire encore, entre deux larmes, tu m’as juré :
— Je vais revenir te chercher. Pour les vacances. Dans le Sud. Tu viendras nous voir.
Nous ? De qui parlais-tu, mamie ? Papy était mort depuis longtemps, c’est ce qu’on m’avait dit.
— Je t’écrirai, ma petite-fille.

Tu n’es jamais revenue me voir, mamie. Tu ne m’as jamais écrit. Juste téléphoné, une ou deux fois, la première année.
Maintenant que tu t’étais assez excusée, je voyais bien que tu étais pressée de t’en aller. Dans le parc, les garçons jouaient au foot. Ils ne faisaient que ça du matin jusqu’au soir. Je me disais, en les regardant, que les garçons de la Prairie deviendraient tous champions du monde : il n’y a que dans les foyers qu’on trouve assez de joueurs pour faire des matchs toute la journée.
Avant que tu te lèves, j’ai osé te demander :
— Et Bolduc, qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Qui ça ?
— Bolduc, mon chaton ?
Cette fois, j’ai bien vu que tu ne mentais pas.
— Ah ? Je ne sais pas… aucune idée.
— C’est pas grave, mamie.
Moi je mentais ! Et tu l’avais bien compris. Tu m’as regardée droit dans les yeux, en écartant une mèche brune. Et sans prévenir, tu m’as posé la seule question qui pouvait m’étonner :
— Tu as toujours ton livre des contes d’Andersen ?
Tu connaissais ce livre, mamie Mette ?
J’ai hoché la tête, c’était plus simple que de dire oui. Tu as souri.
— Prends-en bien soin. Je te l’avais offert pour que ta maman te le lise. Garde-le toujours, c’est important.
J’ai juste bougé la tête, comme un chat qui réclame des caresses supplémentaires. Moi je voulais juste des mots supplémentaires. Tu as compris ça aussi.
— Andersen, celui qui a écrit ces contes, était danois. Comme nous. Je viens de là-bas, de ce pays froid. C’est pour cela que j’ai appelé ta maman Maja. Et qu’elle t’a appelée Ophélie. Si tu les lis jusqu’à les connaître par cœur, ces contes te serviront toute ta vie.
Tu as semblé réfléchir, tu as eu l’air d’hésiter entre toutes les histoires avant de choisir, puis tu m’as demandé :
— Maman t’a lu Le Vilain Petit Canard ?
J’ai à nouveau hoché la tête. Je ne t’ai pas vue souvent, mamie, seulement quatre fois dans ma vie, mais si je dois choisir un souvenir avec toi, je choisis celui-là. Ce moment où tu m’as dit ça :
— Tu dois te sentir comme le vilain petit canard, n’est-ce pas ? Pas à ta place. (Tu as encore relevé ma mèche brune.) Mais, même si tu as du mal à le croire aujourd’hui, écoute-moi bien, tu deviendras le plus beau des cygnes, comme ta maman, à en rendre jalouses toutes les poules et toutes les dindes du monde, et les plus beaux paons se battront pour venir faire la roue devant toi.
Et cette fois, pour de bon, tu m’as embrassée et tu m’as laissée. J’ai entendu des conversations brèves dans le couloir, puis je t’ai vue par la porte de verre resurgir sur le parking. Tu as marché jusqu’à une grosse voiture grise qui avait laissé le moteur tourner. Il y avait un type qui t’attendait derrière le volant. Un vieux, élégant. Les cheveux gris. Des lunettes fumées. Un genre d’écharpe de soie autour de son cou fripé pour éviter qu’il n’attrape froid. Une bague au doigt. Je réalisais ce que voulait dire nous et pourquoi il n’y avait pas de place pour moi dans le Sud, là où il fait plus chaud qu’au Danemark et qu’en Normandie.

La grosse voiture essayait de sortir du mini-parking, ton vieux bricolait. À l’allure où il conduisait, vous n’étiez pas rentrés dans ton Sud. Tout en te regardant disparaître, sans te retourner, comme si la rue du Contrat-Social était une autoroute et la Prairie une aire de repos où l’on abandonne les animaux, j’ai repensé à tes mots.
On ne sait pas, ma chérie. On ne sait pas pour ton papa. On ne sait pas si c’est lui qui a poussé ta maman.

Si tu savais à quel point je m’en fichais, mamie. Papa, ce soir-là, c’était un autre qui s’était emparé de lui. Maman m’avait prévenue, quand il buvait ou fumait trop, papa était comme un enfant qui fait des bêtises.
Un enfant qui fait des bêtises, ce n’est pas de sa faute.
Le vrai coupable, c’est celui qui ne l’a pas surveillé.
Celui qui n’a pas répondu quand on l’a appelé au secours.
Le seul que maman a supplié, le seul qui aurait pu la sauver.
Le seul coupable, c’est Richard Vidame.

6
Nina
Je n’avais pas dit un mot depuis une semaine, depuis que j’étais arrivée à la Prairie, à personne à part mamie Mette. Je restais allongée sur mon lit et je lisais.
Ce soir-là, j’avais ouvert mon livre Rouge et Or au chapitre de Poucette et je regardais l’image de Maja recevant ses ailes avant qu’elle devienne la reine des êtres volants. Puis comme les autres soirs, j’ai tourné la tête. Pas pour guetter les passants dans la rue qui marchaient sous ma fenêtre ! Je jetais un coup d’œil sur mon livre et un coup d’œil vers le ciel. Je surveillais les nuages et les plus hautes branches des cerisiers en fleur du parc, jusqu’à m’en faire mal aux yeux, parce que peut-être que Maja, ma maman, était là, à voltiger entre deux fleurs, pas plus grosse qu’une coccinelle.
Ça m’occupait bien ! Je devais rester concentrée ! Béné avait bien essayé de me faire parler, comme les autres éducatrices, le psy à lunettes, et même le directeur de la Prairie, monsieur Bocolini. Ils pouvaient bien insister autant qu’ils voulaient, je m’en fichais. Ils pouvaient me forcer à manger, à me lever, à me laver, à m’habiller, mais pas à parler !
— Tiens, c’est pour toi.
Ta petite main s’est agitée sous mon nez. J’ai reconnu ta voix, Nina. Ta voix et ta main pleine de traces de feutres. Tu devais te tenir en équilibre dans le lit du dessous pour arriver à tendre ta main aussi haut.
Tu as insisté.
— Prends-la. C’est pour toi.
J’ai rouspété un peu dans ma tête. À cause de toi, je devais abandonner mon livre et surtout, je devais abandonner le ciel. J’ai regardé plus en détail ce que tu tenais dans ta main, et je ne voyais rien, ou presque rien : juste une petite boîte en bois, un peu plus grosse qu’un dé pour jouer aux petits chevaux, mais à peine. Je brûlais d’envie de te demander « c’est quoi ? », mais je me retenais. Je n’étais pas restée muette une semaine pour craquer maintenant. Et si je devais parler à quelqu’un, ce serait à Béné, à la limite à mon hibou de psy, pas à une petite crâneuse comme toi.
— Qu’est-ce que tu attends ? Prends-la !
J’hésitais. J’étais sûre que c’était un piège. Un truc allait en sortir et me sauter à la tête. Mais tu continuais de l’agiter à la hauteur de mes yeux, alors impossible de penser à autre chose. OK, si c’est ce que tu veux, Nina ! J’ai attrapé la petite boîte en bois, sans un merci. Maman ne m’avait pas appris à être aussi malpolie, mais je m’en fichais. Je ne dirais plus jamais merci, ni bonjour, ni au revoir, ni rien du tout.
Je tenais la petite boîte au creux de ma main, celle de Nina avait disparu et elle ne faisait plus aucun bruit. Elle devait écouter, aussi concentrée que moi quand je guettais Maja dans le ciel. Le plus silencieusement possible.
Du bout des deux pouces, j’ai ouvert la boîte.
Clic.
Un tout petit clic, pas assez fort pour que tu aies entendu, Nina, du moins c’est ce que j’espérais. J’ai écarquillé les yeux et j’ai vu une petite bête bizarre, pleine de points noirs, qui ressemblait vaguement à une coccinelle. Elle était comme montée sur ressort, avec six pattes qui bougeaient. Le reste de la boîte était vide, complètement vide.
Tu croyais peut-être que j’allais te demander « c’est quoi, Nina ? ». Ta petite voix, comme si elle avait entendu mes pensées à travers mon crâne, mes draps et mon matelas, s’est mise à m’expliquer :
— C’est une boîte à chagrins. Chaque soir, tu peux raconter tes chagrins à la petite bête. Après tu refermes la boîte et tu la caches sous ton oreiller. Pendant la nuit, la petite bête va les manger et le matin, ils auront disparu.
— …
Le silence a dû durer une éternité. Peut-être même que tu t’étais endormie. Puis j’ai dit :
— Merci.
C’est le premier mot que j’ai prononcé à la Prairie. Et il était pour toi, Nina ! Et je l’ai répété trois fois.
— Merci, merci, merci.
Je crois qu’après ces trois premiers mots-là, on a parlé toute la nuit. On entendait les pas de Béné dans les couloirs, elle savait bien qu’on ne dormait pas mais elle n’est pas entrée dans notre chambre. Elle devait juste se dire qu’elle avait gagné, que je n’étais plus muette, comme si elle avait tout prémédité.
Tu te souviens, Nina, de ce qu’on s’est dit ce soir-là ? Je t’ai parlé de Bolduc, et tu ne savais pas ce que c’était, enfin tu savais ce qu’était un chat, mais pas le nom de ce ruban qu’on met autour des cadeaux et avec lequel il adorait jouer. Je t’ai parlé de maman, de l’immeuble Sorano, des contes d’Andersen, de Poucette et du vilain petit canard. Je t’ai demandé si tes parents étaient morts eux aussi et tu m’as juste dit non, ils sont vivants, et tu n’as rien ajouté d’autre.
J’ai pensé que tu avais de la chance, à ce moment-là. Je ne savais pas. J’ai voulu te poser d’autres questions mais tu as vite détourné la conversation, et tu m’as dit :
— Bon, tu me le montres, ton fameux livre ?
— Monte !
On s’est retrouvées à deux dans le lit, sous le plafond. Tu prenais déjà beaucoup plus de place que Bolduc !
— On commence par lequel ?
Tu as lu vite fait les titres.
— La Reine des neiges, c’est bien ?
Quand j’ai ouvert le livre Rouge et Or, une feuille a glissé. Je l’avais oubliée.
Tu m’as regardée, étonnée. C’est la seule chose dont j’avais oublié de te parler, Nina. Mon enquête !
— C’est quoi ?
Je voyais bien que tu ne comprenais rien à cette feuille quadrillée : un tableau de douze carreaux de longueur sur dix de hauteur, sur lequel étaient tracées sept croix jaunes, comme sept étoiles allumées dans la nuit. Le septième étage de l’entrée 2, le huitième de l’entrée 3, le sixième de l’entrée 6, le quatrième de l’entrée 8, le deuxième de l’entrée 9, le deuxième de l’entrée 11, le cinquième de l’entrée 12.
— Ça ? C’est ce à quoi je vais passer tout le reste de ma vie !
Ton doigt suivait les étoiles. J’ai continué de t’expliquer.
— Ces sept étoiles, ce sont les sept fenêtres qui étaient allumées, la nuit où maman a été tuée. Ce sont les sept personnes qui ont peut-être vu ce qui s’est passé. Je dois les retrouver.
— Comment tu peux t’en rappeler ?
J’ai pris ton doigt et je l’ai dirigé vers la première étoile, puis j’ai tracé une ligne imaginaire, une ligne qui reliait toutes les fenêtres allumées.
— Regarde. Regarde bien, ça ne te rappelle rien ?
J’ai dû répéter le geste plusieurs fois, avant que tu comprennes, et qu’enfin tu souries.
— C’est… c’est la Grande Ourse ?

Six ans plus tard
14 juillet 1989
LE VILAIN PETIT CANARD
7
Nina
— C’est la Grande Ourse ! T’as vu, Folette ? C’est la Grande Ourse !
Tu danses dans la nuit, alors que le feu d’artifice explose dans le ciel de Rouen. On est le 14 juillet 1989. Il est 11 heures du soir et il fait encore au moins vingt degrés. »

À propos de l’auteur
BUSSI-Michel_©Le DLMichel Bussi © Photo Le DL

Professeur de géographie, Michel Bussi est depuis plus de dix ans l’un des auteurs préférés des Français. Ses ouvrages sont traduits dans 38 pays et trois romans ont été adaptés à la télévision. Il est l’auteur aux Presses de la Cité (puis Pocket) de Nymphéas noirs, polar français le plus primé en 2011, Un avion sans elle, Ne lâche pas ma main, N’oublier jamais, Gravé dans le sable, Maman a tort, Le temps est assassin, On la trouvait plutôt jolie, Sang famille, J’ai dû rêver trop fort, Tout ce qui est sur terre soit périr, Au soleil redouté, Rien ne t’efface, Code 612. Qui a tué le Petit Prince ?, Nouvelle Babel, Trois Vies par semaine et, aux éditions Pocket, de T’en souviens-tu, mon Anaïs ? Plusieurs romans sont adaptés en BD: Nymphéas noirs, Gravé dans le sable, Mourir sur Seine, Un avion sans elle, On la trouvait plutôt jolie, Le temps est assassin, Ne lâche pas ma main. Il a publié Les Contes du réveil matin (Delcourt) ainsi que trois albums de contes, Le Grand Voyage de Gouti, Le Petit Pirate des étoiles, Le Petit Chevalier naïf (Langue au Chat). Sa tétralogie destinée à la jeunesse, N.E.O. (PKJ) a connu un très grand succès. (Source: Presses de la Cité)

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Une réflexion sur “Mon cœur a déménagé

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