Frappabord

GAGNE_Frappabord RL_2024

En deux mots
Un frappabord est un insecte qui pique avant d’arracher une parcelle de peau pour se nourrir de sang. Il va se délecter de Théodore qui, en cet été de canicule 2024, a laissé sa peau nue et n’a pas bien fermé sa moustiquaire. Son grand-père, reclus dans un asile, a assisté aux recherches menées en 1942 sur la Grosse-Île. Il détient le secret des mouches voraces.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand la nature se venge

Mireille Gagné revient avec un thriller écologique qui, à partir de recherches menées en 1942 par l’armée, va déboucher sur les mutations d’insectes. Durant l’été caniculaire de 2024, l’un des derniers témoins, va pousser son petit-fils dans une quête de vérité. Flippant!

Avant d’entrer de plain-pied dans ce roman, une petite définition, celle de Frappe-à-bord ou frappabord. Il s’agit, au Québec, du nom générique donné à diverses variétés de mouches piqueuses. Surnommées également taon à cheval, mouche à cheval, mouche noire ou mouche à chevreuil, on dit qu’elles frappent d’abord leur victime avant d’arracher une parcelle de peau pour se nourrir de sang. [Genre Chrysops; famille des tabanidés.]
C’est l’un de ces spécimens qui raconte dans le chapitre initial comment il se délecte des peaux douces et du sang de ses proies.
Sa victime s’appelle cette fois Théodore. Il est éreinté par son travail à la chaîne et par la canicule qui plombe l’Amérique du Nord et notamment Montréal et sa région. Le jeune homme a laissé un trou dans sa moustiquaire et ne peut que constater les dégâts. À la douloureuse piqûre succède une rougeur et des démangeaisons.
Le lecteur suit ensuite les pas de Thomas en 1942, au moment où il est réquisitionné par l’armée. L’entomologiste est conduit sur la Grosse-Île du Saint-Laurent où, aux côtés de dizaines autres scientifiques, il participe à un programme de recherches secret. Ou plus exactement, comme il le découvrira plus tard, à l’un des trois programmes lancés conjointement par les armées américaines, britanniques et canadiennes.
Tout d’abord, le projet N (pour Anthrax, ou maladie du charbon en français) doit «produire par semaine cent-vingt kilos d’anthrax destinés à fabriquer mille-cinq-cents bombes». Puis vient le projet R (pour Rinderpest), qui «développe un vaccin contre la peste bovine afin de le produire en quantité suffisante en cas d’attaque allemande sur le bétail des Alliés.» Et enfin le projet F (pour Fly), celui de Thomas, chargé de «développer des méthodes de propagation d’épidémies à l’aide d’insectes (…) Les savants avaient pour objectif de les introduire dans les organismes de différents insectes afin que ceux-ci deviennent des vecteurs de transmission de ces agents pathogènes.»
Si le frappabord est bien le rapport entre les expériences de 1942 et les insectes particulièrement virulents de 2024, un second point commun va surgir, le grand-père de Théodore. À l’époque, il vivait sur la Grande-Île et s’inquiétait des recherches menées là.
Particulièrement agité, le vieil homme est aujourd’hui attaché sur son lit dans le pensionnat où il vit. Des conditions de vie qui vont choquer son petit-fils. Aussi décide-t-il de libérer l’aïeul et de fuir avec lui.
Dans leur fuite, ils retrouveront la Grande-Île et les frappabords pour un final en apothéose.
Ce qui fait froid dans le dos à la lecture de ce thriller écologique, c’est qu’il se base sur des faits réels. Comme l’explique Mireille Gagné, «des recherches biologiques sur la peste bovine et l’anthrax ont réellement eu lieu à Grosse-Île, au Canada, entre 1942 et 1956. Des manipulations expérimentales ont également été réalisées par l’armée américaine à Fort Detrick, aux États-Unis, pour utiliser les insectes comme vecteurs potentiels de contamination.» À partir de là, l’autrice du lièvre d’Amérique a tissé ce livre au suspense haletant. De 1942 à 2028, on suit les apprentis sorciers qui, sous l’effet du réchauffement climatique, réveillent les vieux démons.
Frappabord est certes un roman d’anticipation, mais si proche d’aujourd’hui que les pessimistes se diront qu’il est déjà trop tard et que les optimistes y liront l’urgence d’agir.

Frappabord
Mireille Gagné
Éditions La Peuplade
Roman
216 p., 20 €
EAN 9782925141969
Paru le 18/01/2024

Où?
Le roman est situé au Québec, à Montréal et Montmagny et sur la Grosse-Île. On y évoque aussi Berthier-sur-Mer et un centre de recherches aux États-Unis, aux environs de Washington.

Quand?
L’action se déroule de 1942 à 2028.

Ce qu’en dit l’éditeur
Province du Québec, 1942. Sur Grosse-Île, dans le fleuve Saint-Laurent qu’arpentent les sous-marins allemands, les gouvernements américain, britannique et canadien mettent en place un projet top secret. Des dizaines de scientifiques y sont réunis dans la plus grande discrétion, afin de mettre au point une arme bactériologique nouvelle.
Des décennies plus tard, à l’occasion d’un épisode de canicule d’une ampleur inédite, des accès de rage bousculent la petite ville de Montmagny et ses alentours. Elle semble se propager comme une épidémie à mesure que les frappabords se multiplient.
Mireille Gagné fait preuve d’invention dans ce deuxième roman, un livre écologique, subtil et haletant, qui nous recommande d’écouter ce que le vivant essaie de dire : l’équilibre est un état à retrouver.
Vous auriez probablement ressenti de la nausée en nous voyant surgir sur les berges du Saint-Laurent: une nuée de frappabords, en une seule main sombre et vorace, caressant les herbes hautes au lever du soleil. Un roman tumultueux sur la science destructrice de l’humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radio-Canada
Le Devoir (Anne-Frédérique Hebert-Dolbec)
La Presse (Laila Maalouf)
Le journal de Montréal (Marie-France Bornais)

Les premières pages du livre
« Frappe-à-bord ou frappabord[fʀapabɔʀ] n. m.
[1874] Au Québec, nom générique donné à diverses variétés de mouches piqueuses. Surnommées également taon à cheval, mouche à cheval, mouche noire ou mouche à chevreuil, on dit qu’elles frappent d’abord leur victime avant d’arracher une parcelle de peau pour se nourrir de sang. [Genre Chrysops ; famille des tabanidés.]

PRÉDATEUR
Je vous repère d’abord de loin, attirée par vos mouvements, même infimes, et surtout par la chaleur et le dioxyde de carbone que vous dégagez. Je m’avance précautionneusement et hume votre odeur. Vous possédez tous des effluves différents. J’avoue préférer celui des mâles, un peu plus acidulé et épicé, terreux parfois, mais toujours enivrant. Subtilement, je continue de m’approcher. Je voltige autour de vous pendant de nombreuses minutes, dessinant des cercles concentriques de plus en plus rapprochés. J’ai de la chance lorsque vous dormez. J’en profite allégrement. J’étudie de manière méthodique votre comportement, votre respiration, le mouvement de vos yeux derrière vos paupières, la pulsation du sang dans vos veines saillantes, sur votre poignet, votre cou. Ce que la majorité des gens ignorent, c’est qu’en tournoyant ainsi, j’analyse les parties de peau que vous ne pourriez pas atteindre avec l’un de vos membres si jamais vous détectiez ma présence.
J’apprécie particulièrement les nuits caniculaires, quand vous vous êtes dénudés dans votre lit, la fenêtre entrouverte. Le bourdonnement de mes ailes est avalé par le bruit ambiant extérieur. Je vous agace jusqu’à ce que vous vous retourniez sur le ventre. J’ai alors accès à l’épiderme translucide et moite qui se trouve derrière vos genoux. Rien que d’y penser, cela me procure un frisson de plaisir. Souvent, je ne peux plus refouler cette envie de chair tendre. Après avoir choisi avec précision le coin le plus sûr, je succombe. Je vous effleure d’un contact léger, puis je me pose doucement sur vous, grâce à mes pattes agissant comme des amortisseurs. Quelle extase ce premier toucher, juste avant la morsure douloureuse qui signalera à coup sûr ma présence.
Délicatement, je dépose ma bouche sur votre peau suave, telle une langue chaude, initiant juste assez de succion pour en goûter la saveur. Une pulsion indescriptible m’envahit. Ma tête. Mes yeux indépendants l’un de l’autre. Ma vision panoramique. Mes ailes triangulaires. Mes pattes et mon thorax poilus. Mon abdomen rayé jaune et noir. J’entrouvre ma bouche et perce votre tégument de mon stylet en forme de couteau. La plaie ainsi ouverte laisse échapper les fluides corporels. Je suce et avale avec délectation votre sang, fabuleuses proies. Chaud. Sucré. Précieux. Vital. Il m’arrive parfois de détacher un morceau entier de votre chair que je digère oisivement des heures durant. Je ne pense pas être méchante, non. Je suis hématophage. Pour procréer, je me nourris du sang des grands mammifères. En horde, nous pouvons extraire jusqu’à un litre par jour de nos victimes. Dans certains cas, ma piqûre peut transmettre des maladies.

MAUDIT FRAPPABORD
Théodore émerge abruptement de son sommeil, comme si un coup de douze lui avait été tiré dans les oreilles. Une vive douleur l’assaille dans la jambe droite. D’un geste instinctif, il frappe derrière son genou et sent une matière juteuse et visqueuse se disperser entre ses doigts. Un rictus de douleur déforme son visage ; il frotte vigoureusement sa peau.
— Maudit frappabord.

Il s’assoit péniblement sur son lit. Sa tête tourne encore à cause de la soirée de la veille. Les restes d’une caisse de bière bien entamée, ainsi que plusieurs carcasses vides, gisent à ses côtés. En pleine canicule, la journée s’annonce difficile, d’autant plus qu’il a accepté à contrecœur de faire un double aujourd’hui. Il se met debout, prenant soin d’étirer chaque articulation. Ces dernières années, il doit faire plus attention ; ses nerfs ont commencé à se transformer en acier.
C’est étonnamment paisible dans son appartement, à l’exception du vrombissement des insectes. Pas de cris, pas de chicane chez les voisins d’en haut. Pas de télé qui joue en continu. Aucun murmure en provenance de la rue malgré la proximité d’une artère principale. Même le rideau de la chambre reste immobile ; nulle brise ne vient le gonfler à un rythme irrégulier. Théodore le tire et observe par la fenêtre. La ville est au ralenti. Qu’est-ce que les gens peuvent bien faire en ce moment ? Où se terrent-ils ? Un immense cratère semble sur le point de s’ouvrir sous ses pieds et de l’avaler. Théodore flaire un danger, mais ne peut déterminer ni sa source ni sa nature. Cette sensation est irritante. Le silence le rend mal à l’aise. D’aussi loin qu’il se souvienne, il a toujours détesté l’absence de bruit, le vide amplifiant l’écho de son propre néant. Nerveux, il vérifie l’heure. Déjà treize heures quarante-cinq. Il doit accélérer la cadence pour ne pas être en retard à l’usine où il est attendu à quinze heures. Pour animer son appartement, il allume la vieille radio de son grand-père et avale deux ibuprofènes.
Un nouvel épisode de violence conjugale a été déclaré à Berthier-sur-Mer hier en soirée alors qu’un homme s’est barricadé chez lui avec sa femme et leurs deux enfants, et menace de les tuer. Il s’agit du sixième cas similaire à survenir cette semaine…
Écoutant distraitement les nouvelles, Théodore se dirige vers la cuisine pour se préparer un verre de Coke et un grilled-cheese, mais son irruption soudaine dans la pièce effraie trois mouches à chevreuil, qui s’envolent. Par où ont-elles pu entrer ? L’une d’elles se pose sur sa main. Il la secoue pour faire fuir l’insecte, essayant de le suivre des yeux. Une deuxième mouche atterrit près de sa bouche. Il la chasse également, mais avec dédain. Ces bestioles l’écœurent. Il ne sait jamais d’où elles viennent ni ce qu’elles transportent. Il abhorre par-dessus tout les voir se frotter les pattes, s’imaginant qu’elles complotent un coup fourré à son insu. Perturbé par leur présence, il en oublie la tâche qu’il était venu accomplir et saisit le tue-mouche rangé sur le dessus du réfrigérateur, avant d’entreprendre une tournée à l’intérieur de son petit appartement. Rien ne cloche dans la fenêtre du salon ni dans celle de la salle de bain. Sur celle de sa chambre par contre, il remarque une fente étroite dans la moustiquaire, apparemment grignotée par une petite créature. Il approche son visage pour mieux observer le trou, mais à la seconde où il s’apprête à y glisser l’index, une deuxième morsure douloureuse se fait ressentir, derrière l’oreille droite cette fois. Impulsivement, il frappe sa tête. Le taon à cheval est tué sur le coup, laissant une trace rouge sur ses doigts. Il se demande si c’est son propre sang.
… reçoit aujourd’hui à l’émission une psychologue spécialisée dans les cas de violence conjugale. Bonjour. Pensez-vous que ce pic de violence pourrait être en partie lié à la canicule qui sévit en ce moment ?
La brûlure est encore plus aiguë que la précédente. La mouche a dû emporter un bon morceau de peau.
— La chienne !
Résolu à soulager la douleur, il va chercher une débarbouillette dans la salle de bain. Combien de fois son grand-père lui a-t-il préparé de telles compresses quand il était plus jeune ? Pendant qu’il fait couler l’eau pour qu’elle refroidisse, il se regarde dans le miroir. Tire la langue. Soulève les paupières au maximum. Essaie de sourire. Le constat est rude. Il est fatigué, usé. Aux yeux des autres, il paraît probablement plus vieux qu’il ne l’est en réalité. Et sale aussi. Il n’arrive pas à se débarrasser de ce pigment bleuté qui colore la peau de ses mains et de ses avant-bras. Avec son teint pâle et ses cheveux blonds, ça lui donne un air de mort-vivant. Théodore hausse les épaules et délaisse son reflet. Il passe sa main sous l’eau qui, enfin, paraît suffisamment froide, puis mouille la serviette. Il tourne la tête et plie son oreille pour observer derrière. Une goutte de sang a coulé le long de son cou, et une autre perle, coagulée directement sur la piqûre. Il nettoie la trace et applique fermement la compresse ; la brûlure s’atténue. Il rince le tissu et l’applique derrière sa jambe. Théodore ferme les yeux, apaisé, mais la douleur revient en force aussi vite que la froideur se dissipe. Il abandonne la débarbouillette tiède sur le coin du lavabo et la discussion qui continue à la radio. La psychologue poursuit.
… que différents facteurs peuvent exacerber la colère, et pas seulement dans les cas de violence conjugale. Par exemple, la chaleur marquée des derniers jours et la prolifération d’insectes en parallèle avec la fermeture du célèbre média social peuvent agacer certaines personnes plus susceptibles… il ne faut pas sous-estimer…
Théodore a à peine le temps de prendre une douche, de manger et de s’habiller que sa montre indique déjà quatorze heures quarante-cinq. Après avoir enfilé ses bottes à cap d’acier et ses vêtements de travail, il attrape les clés de sa vieille voiture et referme la porte derrière lui. Pas le temps de se faire un lunch. De toute manière, il préfère se tourner vers la machine distributrice : sandwich au jambon sur pain blanc et Orange Crush. Pendant un bref instant, il regrette de ne pas avoir réparé la moustiquaire avec du tape gris avant de partir, mais il ne fait pas demi-tour et continue sur sa lancée. Il verrouille la porte à double tour sans se rendre compte que le téléphone fixe retentit sur le comptoir de la cuisine, le son étouffé par le bruit de la radio qui continue à marmonner les mauvaises nouvelles du jour. Le vieux répondeur s’active et enregistre un message.
Vous feriez mieux de venir voir votre grand-père. Il est très agité depuis hier. Si vous ne le visitez pas, nous devrons l’attacher, et vous savez qu’il n’aime pas ça.

L’ÎLE INTERDITE
14 JUILLET 1942
Six heures quinze. Thomas a regardé sa montre nerveusement. Il était en avance. Après avoir déposé sa valise en bas des marches de l’entrée du pavillon principal de l’Université de Montréal, rue Saint-Denis, il s’est assis. Une bouffée de chaleur l’a envahi. C’était à cet endroit précis que le lieu de rencontre avait été fixé par télégramme quelques semaines plus tôt. Afin de contribuer à l’effort de guerre, il était réquisitionné par l’armée canadienne, suite à un ordre de mobilisation officiel, pour travailler en tant qu’entomologiste dans un laboratoire. Il n’en savait pas plus, seulement qu’il lui était formellement interdit de partager cette information avec quiconque, pas même sa famille. Le court message ne mentionnait rien sur la durée de son implication ni sur la destination exacte.
Les jours précédant le rendez-vous lui avaient paru interminables, il avait été assailli par un mélange d’émotions contradictoires. S’il ressentait une certaine frustration d’avoir à mettre en pause ses recherches en cours, il n’en avait pas moins développé une impatience difficile à contenir. Étant donné son champ d’expertise, il n’avait jamais imaginé qu’un jour ses services auraient pu être requis dans la poursuite de cette guerre. Les au revoir avec ses proches avaient été plutôt brefs, Thomas n’ayant jamais été une personne chaleureuse. Il avait invoqué des responsabilités professionnelles accrues outre-mer. Son père n’avait pas semblé suspicieux, sa mère avait essuyé une larme. La retenue avait toujours été synonyme de bienséance dans sa famille. Il s’était contenté de mettre le strict nécessaire dans sa petite valise, des vêtements, un rasoir, une brosse à dents, une photo de famille et, le plus important, un ouvrage de référence sur les insectes.
Sept heures pile. Une voiture noire s’est garée devant Thomas. Sans s’en rendre compte, il a retenu l’air dans ses poumons le temps que deux sous-officiers de l’armée canadienne sortent du véhicule. Ils étaient à peine plus jeunes que lui, vingt-cinq ans tout au plus. Promptement, ils l’ont salué en touchant la visière de leur casquette. Peut-être en raison de leur uniforme impeccablement repassé, Thomas n’a pas osé leur poser de questions. Il a senti qu’il n’obtiendrait aucune réponse. Après avoir vérifié ses pièces d’identité, les militaires ont empoigné sa valise et lui ont fait signe de monter à bord. Soulagé de ne pas avoir à alimenter de conversation, Thomas a obtempéré en silence.
La voiture est partie aussi vite qu’elle était arrivée, emportant Thomas jusqu’à la gare Windsor, deux milles plus loin, où un train était sur le point de partir. Le quai était bondé de civils et de quelques soldats, des conversations animées résonnaient, des enfants couraient, une femme tentait de contenir son chagrin devant un homme en uniforme. Thomas ne pouvait détacher ses yeux d’elle, sa robe lui rappelait un souvenir d’enfance qu’il n’arrivait pas à éclaircir. Elle s’en est aperçue et l’a scruté à son tour. Puis un drôle d’air s’est dessiné sur son visage, et Thomas s’est détourné. Sous son complet gris, il suait à grosses gouttes. Les deux sous-officiers lui ont commandé de le suivre à l’intérieur du premier wagon et se sont assis autour de lui. Il a pris place, cherchant à se faire le plus discret possible. Thomas a épongé son front avec un mouchoir et, avant de le remettre dans sa poche, il a caressé du bout des doigts les initiales de son nom, que sa mère avait brodées pour lui avant qu’il parte. Certains passagers du wagon le dévisageaient avec méfiance, le considérant peut-être comme un ennemi ou un espion allemand. La tension de la guerre se faisait de plus en plus sentir, même de ce côté de l’océan. Thomas a dévié son regard vers la fenêtre et s’est enfoncé dans son siège, espérant se faire oublier.
Sept heures trente-deux. Le sifflet marquant le départ a retenti, le train s’est mis en marche lentement vers l’est.
Les heures ont filé, et la monotonie du paysage, avec ses champs cultivés, ses prairies et ses forêts à perte de vue, a plongé Thomas dans un état presque hypnotique. À chaque arrêt, le brouhaha ambiant le tirait de ses songes. Des gens montaient, descendaient du train, les observaient furtivement. Thomas jetait chaque fois un coup d’œil aux sous-officiers. Constatant qu’ils restaient impassibles, Thomas reprenait sa contemplation. Après avoir dépassé Québec depuis plus d’une heure, le train s’est immobilisé de nouveau dans une petite ville rurale. Les militaires se sont raidis sur leur siège, Thomas aussi. Ils lui ont fait signe de se lever et l’ont escorté jusqu’à la sortie. Dehors, la gare était déserte, à l’exception de deux agriculteurs occupés à transporter du grain. Un véhicule de l’armée était stationné en face ; il détonnait dans le paysage. Thomas est monté à l’arrière, entouré des deux sous-officiers, posant sa petite valise sur ses genoux. Le soleil tapait fort, son visage était sans doute aussi rouge qu’il le pressentait.
Le camion s’est mis en mouvement, soulevant derrière lui un nuage de poussière. Le conducteur a emprunté la rue principale de la ville avant d’en rejoindre une autre plus tranquille, qui longeait le fleuve. Ils ont roulé ainsi une bonne vingtaine de minutes avant d’atteindre une base militaire. Thomas savait que plusieurs de ces camps avaient été établis le long du Saint-Laurent en raison de leur situation géographique stratégique, mais il n’aurait jamais imaginé qu’il y en avait un ici. Il se demandait bien d’ailleurs pourquoi. Le campement était encore en chantier et comportait seulement trois bâtiments et des installations d’entraînement en cours de construction. Le véhicule s’est arrêté devant une caserne, et un commandant en est immédiatement sorti, visiblement contrarié. Il a fait signe à tout le monde de descendre. Brièvement, il a serré la main de Thomas sans le regarder dans les yeux, puis a donné l’ordre à des soldats de l’emmener sans délai au quai de Pointe-aux-Oies. Les autres chercheurs étaient déjà arrivés depuis longtemps, et la marée ne les attendrait pas.
Thomas a été guidé jusqu’à la baie, où de longues rampes en bois rudimentaires avaient été installées sur les berges en guise de quai. Au bout, un bateau à vapeur y était amarré. Sur les battures se massaient une quinzaine de scientifiques qui semblaient patienter là depuis plusieurs heures. Leurs visages harassés trahissaient la fatigue qu’ils tentaient de dissimuler, sans doute par orgueil. Certains étaient assis, d’autres se tenaient encore debout. Quelques-uns chuchotaient à voix basse lorsque les militaires avaient le dos tourné. Une onde de nervosité se propageait parmi les hommes. Thomas s’est joint à eux en attendant que les soldats finissent le chargement.
— On board ! À bord ! a enfin crié le capitaine.
Personne n’a osé franchir les rampes en premier. Thomas avait les pieds enfoncés dans le sable, de même que les autres savants, qui échangeaient des regards inquiets. Aucun d’entre eux ne voulait avancer. Thomas observait la scène en se demandant s’il en faisait vraiment partie. L’un des sous-officiers qui l’avait conduit jusqu’ici l’a alors légèrement poussé dans le dos, le forçant à marcher. Une bête sur le chemin de l’abattoir, a-t-il pensé. Il n’a pas eu d’autre choix que de s’engager. Une odeur de glaise imprégnait l’air. À travers le quai de fortune, les eaux vaseuses ne lui renvoyaient pas son image. Il a relevé les yeux et fait un tour d’horizon. Derrière lui, les autres chercheurs le suivaient de près. Tout le monde s’est entassé pêle-mêle sur le bateau. Thomas est resté debout, il savait qu’il ne trouverait pas la force de se relever. D’autres scientifiques se sont adossés aux rambardes ou assis sur le pont.
Quatorze heures huit. Des soldats ont largué les amarres. Thomas a véritablement senti qu’aucun retour en arrière n’était possible. Le bateau à vapeur s’est éloigné des côtes, l’emportant avec les autres vers cette destination encore inconnue. Le fleuve était plutôt calme et se fendait sans résistance. Le soleil frappait fort sur les passagers et l’équipage. Chacun cherchait son air. Heureusement, le trajet n’a pas duré beaucoup plus qu’une heure. Thomas a d’abord aperçu une mince ligne brune sur l’eau, suivie de plusieurs autres plus petites. Ensuite, des bâtiments larges et ternes ont émergé du sol, se dressant tels des fantômes gris sur les falaises rocheuses. Une désagréable sensation d’électricité lui a parcouru l’échine. Une fois le bateau arrivé près du rivage, des dizaines de militaires en uniforme kaki sont sortis des entrepôts attenants pour aider à l’accostage, une colonie de fourmis semblant sur le point d’être attaquées. Dans un tumulte général, les soldats ont attaché les amarres et abaissé les rampes. Le capitaine du bateau a coupé le moteur. Un officier leur a fait signe de débarquer sur la terre ferme. Cette fois-ci, tous ont obtempéré. Thomas, parmi les derniers à mettre pied à terre, s’efforçait de dissimuler au mieux son inquiétude. Que leur réserverait cette île interdite ?
Les chercheurs ont été regroupés par les militaires devant un large hangar situé près du quai. Une quinzaine d’autres, qui devaient être arrivés dans les jours précédents, y ont également été conduits. Ils semblaient plus reposés. Un lieutenant a alors procédé à l’appel, marquant méticuleusement d’un crochet chacun des noms après avoir nommé leur lieu d’origine. Si son décompte s’avérait bon, Thomas dénombrait trente scientifiques : douze en provenance des États-Unis, quatorze de l’Angleterre et quatre du Canada. Il espérait avoir la chance de discuter avec eux dans les prochains jours. Pour le moment, c’était impossible, les soldats grouillaient de partout, et leurs yeux étaient rivés sur eux en permanence.
Les savants attendaient dans le silence le plus complet, absolument personne n’osait prendre la parole. Seul le vrombissement des insectes environnants meublait le vide, pas un souffle de vent ne venait les disperser. Régulièrement, un homme balayait l’air de ses mains pour faire fuir une mouche plus insistante que les autres. Thomas se sentait encore étourdi par le roulis de l’eau. La luminosité était si forte qu’il devait garder les yeux à peine entrouverts. Les rayons de soleil se fracassaient sur les rochers gris et explosaient sur sa rétine. Il s’est soudain senti mal. Un voile noir a rétréci son champ de vision et il a dû s’accroupir pour ne pas s’évanouir. Un chercheur britannique s’est penché sur lui, leurs regards se sont croisés. Assurément, il n’était pas le seul à avoir peur. Il s’est relevé graduellement après avoir pris une profonde inspiration, le sol avait un peu retrouvé de sa stabilité. »

Extraits
« Personne n’en savait beaucoup plus que ce que le major Walker leur avait dévoilé après leur arrivée. Le programme de guerre bactériologique déployé sur l’île était une collaboration entre les Américains, les Britanniques et les Canadiens. Les autorités à Washington suivaient l’état d’avancement des recherches. L’Île était divisée en trois.
À l’ouest, dans le hangar à proximité du quai, dix spécialistes de l’anthrax s’activaient sur le projet N (pour Anthrax, ou maladie du charbon en français). Leur cible était de produire par semaine cent-vingt kilos d’anthrax destinés à fabriquer mille-cinq-cents bombes. Quand le major Walker avait mentionné ce nombre, tout le monde avait retenu son souffle, Thomas le premier. Il n’avait pas pu s’empêcher de penser à la quantité de personnes susceptibles de perdre la vie des suites de cette production. Après un an à ce rythme, les chiffres devenaient absolument horrifiants.
Un peu plus au nord, à droite de l’étable, il y avait le projet R (pour Rinderpest), qui visait à développer un vaccin contre la peste bovine afin de le produire en quantité suffisante en cas d’attaque allemande sur le bétail des Alliés. Étant l’un des plus grands producteurs agricoles capables de nourrir les soldats au front, le Canada était sans doute déjà dans la mire des Allemands. Ainsi, quinze virologistes se relayaient, pressés par le major Walker, qui rappelait régulièrement l’imminence d’une telle attaque et, surtout, les conséquences catastrophiques qu’elle engendrerait sur l’issue de la guerre.
Et puis à l’est, dans une maison qui avait servi de laboratoire pendant la quarantaine des immigrants, collaboraient au projet F (pour Fly) un virologiste, un pathologiste, deux épidémiologistes et Thomas, spécialisé dans l’étude des insectes. Leur mission consistait à développer des méthodes de propagation d’épidémies à l’aide d’insectes. Pour cela, avaient été collectées avec soin des souches de virus extrêmement virulentes, des bactéries, des parasites et des champignons prometteurs en provenance des quatre coins du monde. Les savants avaient pour objectif de les introduire dans les organismes de différents insectes afin que ceux-ci deviennent des vecteurs de transmission de ces agents pathogènes. » p. 44-45

« Vous êtes partout. Vous ne pensez qu’à vous. Votre odeur chimique trop puissante se répand avec la pollution que vous générez. Vous défigurez tout sur votre passage. Vous ne prenez pas la peine d’effacer votre trace.
Au contraire, c’est votre unique manière de vous exprimer. Vous vous isolez de votre habitat. Depuis combien de temps êtes-vous incapables d’anticiper l’évolution de votre environnement ? De décrypter les comportements hérités de vos ancêtres ? C’est pourtant ce qui vous a permis de survivre jusqu’ici. En cet instant précis, vous devriez ressentir de la peur. Une angoisse viscérale et atavique dans le fond de vos tripes. Ne captez-vous pas le signal de rage que notre espèce s’envoie désormais pour vous attaquer ? » p. 152

« Vous auriez probablement ressenti de la nausée en nous voyant surgir sur les berges du Saint-Laurent: une nuée de frappabords, en une seule main sombre et vorace, caressant les herbes hautes au lever du soleil. » p. 202

À propos de l’autrice

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Mireille Gagné © Photo DR

Mireille Gagné est née à l’Isle-aux-Grues et vit à Québec. Depuis 2010, elle a publié
des livres de poésie, de nouvelles et le remarquable roman Le lièvre d’Amérique (2020), qui « possède une sagesse universelle, de celle qui se transmet de génération en génération et de laquelle on s’égare trop souvent ». (Source: Éditions La Peuplade)

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