Border la bête

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Finaliste du Prix François Sommer 2024

En deux mots
Après la mort d’un proche, une femme décide de partir vers l’océan. En pleine nature, elle va croiser la route de Jeff et d’Arden au moment où ils tentent de sauver une orignale. Un respect pour la vie qui la pousse à faire étape chez eux. Au côté d’Arden, elle va retrouver un sens à sa vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le combat pour toutes les vies

Dans ce roman de Nature writing, Lune Vuillemin raconte la rencontre de la narratrice avec Arden et Jeff, une femme et un homme qui se battent pour sauver les animaux et leur milieu. Un combat qu’elle va partager, car il devient pour elle une planche de salut.

Au sortir de l’hiver, la narratrice décide prendre la route et d’affronter une nature encore hostile. Un voyage ressenti comme une nécessité, après la mort de l’homme à qui elle devait tout et qui travaillait à ses côtés dans une brasserie. Chemin faisant, elle croise deux personnes qui s’affairent autour d’une orignale prise dans la glace et qui vont réussir à la sortir de ce mauvais pas. Elle va alors se joindre à Arden et Jeff qui lui propose de l’embaucher dans sa ferme. Au fil des jours, elle apprend à mieux le connaître et va lui confier son histoire. Quand Jeff lui demande d’où elle vient, elle lâche: «J’aurais pu te dire que je venais de voir un homme mourir, que je n’avais pas dormi depuis deux jours parce que je faisais du stop pour me rapprocher de la côte et que je voulais voir l’océan parce que j’avais l’impression qu’il me soignerait de la mort. Peut-être que j’aurais dû te répondre Je viens d’un endroit où l’on brasse du houblon dans de l’eau, un endroit imprégné d’eau qui sent parfois l’amer, le clou de girofle et les produits d’entretien. Je travaillais pour un homme que j’aimais comme un père et qui est mort tôt un matin pendant que je dansais dans la pièce d’à côté en écoutant The Clash. J’ai ses cendres dans mon sac, chez Arden. Je ne sais pas quoi en faire, je me suis dit que l’océan ça lui plairait. Mais en fait je ne sais pas trop.»
Une confidence en entraînant une autre, Jeff va lui raconter comment il a rencontré Arden et combien elle a souffert, victime d’un frère-bourreau.
En parcourant la contrée, en cherchant à sauver des castors ou un renard, les deux femmes vont se rapprocher, se reconnaître, s’aimer. «Faire l’amour avec elle, c’est comme grimper un séquoia géant à mains nues, une fois arrivé à la cime on regarde en bas avec le vertige, surtout ne pas tomber mais surtout ne pas redescendre non plus, lâcher le cœur qui sursaute comme un animal.»
Mais est-il besoin de rappeler que les histoires d’amour finissent mal? Lune Vuillemin va en apporter une nouvelle preuve avec une écriture pleine de sensualité et de poésie. En situant la rencontre entre la narratrice et Jeff et Arden au début du printemps, elle fait communier la fin de la période de deuil et le renouveau de la nature, elle fait renaître l’espoir, sans pour autant masquer les périls qui la menace.
Ajoutant une dimension onirique à sa quête, elle réussit un roman qui s’ouvre aux grands espaces.
On pense bien sûr à Thoreau et à ses disciples américains, mais aussi aux francophones Sylvain Tesson et sa Panthère des neiges ou encore à André Bucher avec La Montagne de la dernière chance. Deux noms auxquels il conviendra désormais d’ajouter celui de Lune Vuillemin.

Border la bête
Lune Vuillemin
Éditions La Contre-Allée
Roman
192 p., 19 €
EAN 9782376651338
Paru le 12/01/2024

Où?
Le roman est situé dans une nature sauvage proche d’un Océan, quelque part en Amérique du Nord.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout me rappelle combien le sol sous nos pieds est fragile.
Sur les berges d’un lac gelé, la narratrice assiste au sauvetage d’une orignale. Touchée par Arden, la femme aux mains d’araignée, et Jeff, l’homme à l’œil de verre, qui se démènent l’un et l’autre pour sauver l’animale, elle décide de les accompagner dans le refuge dont ils s’occupent.
Au cœur d’une nature marquée par les saisons, où humains et non-humains tentent de cohabiter, notre narratrice apprivoisera ses propres fêlures tout en apprenant à soigner les bêtes sauvages, et à interpréter les sons et les odeurs de la forêt et de la rivière.
Dans ces lieux qui façonnent les êtres qui les peuplent, comment exister sans empiéter sur ce qui nous entoure ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog L’élégance des livres


Lune Vuillemin présente «Border la bête » © Production Éditions La Contre-Allée

Les premières pages du livre
« Quand le vent reprend son souffle, l’air se fige au-dessus du lac Petit. La glace soliloque sous le ciel blanc, parfois elle grince des dents, se met à rire et sa mâchoire claque. Sa peau blanche gercée de bleu semble forte et prête à recevoir les baisers ardents du printemps. Il y a d’abord une expiration de brume sur les sapins baumiers, puis le froid bondit d’un bout à l’autre du lac à la manière des chevreuils en fuite. Le chant de la glace rencontre le rire de la sittelle. Les trembles nus se tendent la main, si blancs et lourds d’une neige glacée. Dans la forêt, le pas silencieux des biches alertes, le ventre rond d’une mésange sur une branche tordue, une petite martre baille, dents minuscules et poils hérissés par une couverture de neige fondue tombée d’en haut. Le matin pointe le long de la rivière Babine. Elle vient du nord de la vallée et rejoint le lac Petit, séparé du lac Grand par une forêt dense qui fait ricocher les bruissements d’ailes, les fracas de la neige et les silences éphémères.
Un corbeau sur une souche blanche, le bec enneigé, espiègle, regarde un peu alentour, surveille le lac Petit. Il neige, doucement et silencieusement, une neige fine et timide. Quelque chose grignote ou dépiaute, ça crépite comme un feu sec. Un groupe de trois mésanges sur une branche gigote, elles font les yeux doux à l’air piquant du matin. L’une d’elles plonge, flocon tacheté de noir, et disparaît.
Le corbeau sur sa souche, avec sa moustache de poudreuse, croasse un coup, regarde par là, pense. Haute sur ses pattes, l’orignale avance doucement. Elle traverse le matin blanc, grandes oreilles vers le ciel, narines écartées. Douceur dans le regard. La solitaire a le ventre rond, le poil épais et brun avec un cœur qui cogne en dessous, peut-être même deux. Ses longs doigts agiles évitent les roches et les branches dissimulées par la neige. Des yeux sous les pattes, elle avance confiante vers Lac Petit. La neige s’arrête, si l’on regarde bien. La troisième mésange se pose à nouveau sur la branche. Une chose indicible se déroule entre les trois petits oiseaux à tête noire. Sur la souche, en bas, au pied du sapin, le corbeau n’est plus là. Le lac chuchote sous la glace qui lui met la main sur la bouche. L’animal sur ses longues et fines jambes envisage la robe d’hiver de l’étendue d’eau qu’elle connaît bien. De l’autre côté elle longera la rivière Babine, remontera un peu vers les tourbières qui regorgent de vie, croisera quelques loutres au regard fourbe et rejoindra une autre forêt calme où l’on ne chasse pas. Y croquer les pousses de cèdres et de sapins. Le grand corbeau fend le ciel blanc, fait rebondir un chant de gorge entre les arbres. Derrière le lac, le long de la rivière aux rives recouvertes de névés, enflées comme des lèvres tuméfiées, les jeunes bouleaux ont la peau fragile.

Un ventre lourd s’abîme. Les muscles tendus dans les eaux de griffes, eaux-poignards. Des hommes aux bras fatigués ont extirpé la bête du lac blanc.
Nous restons là, à observer le cervidé exténué couché sur son flanc. Les heures tournent comme nos regards perdus, nos sourcils qui se froncent.
Sous le ventre gonflé d’angoisse et de vie qui s’affole, passer les sangles robustes. Dans le jour qui se couche, entendre les coyotes au loin et le moteur du débusqueur qui doucement soulève son treuil, sorte de poing fermé prêt à frapper la terre. Une grande femme aux épaules lourdes fait un signe à l’homme qui manœuvre le débusqueur. Il recule d’un coup sec, le moteur cale, l’orignale laisse échapper un râle.
Je ne regarde que ses yeux qui cherchent à se fermer.
Mes mains s’engourdissent de froid dans les poches de ma veste alors que l’animale est hissée vers un van à chevaux attelé à un pick-up. Elle paraît déjà morte, sa tête semble trop lourde à porter. Le treuil la dépose sur un tapis posé devant le van et les hommes aux bras fatigués aident à tirer la bête à l’intérieur.
C’est long, il faut s’y reprendre à deux fois. La grande femme aux épaules lourdes me fait signe d’entrer dans le van avec elle. Elle pose une vieille serviette de bain sur le haut de la tête de l’animale, cache ses yeux, et je l’aide à étendre une couverture sur l’orignale.
Je regarde les mains de cette femme, blanches et tordues comme des pattes d’araignées. Elle me parle avec le regard et le menton et je comprends tout, je crois. Son nez est incroyable, une falaise.
Elle sort du van, jette un regard sur l’animale, puis sur moi, je hoche la tête. Elle fait basculer la porte arrière comme un pont-levis et je me retrouve dans l’obscurité avec la bête. Je peux voir par un hublot le paysage que nous traversons. Je pétris la poche d’électrolytes avec ce qu’il me reste de force dans les mains. Je n’ai pas dit au revoir au garde forestier qui m’a conduite ici, au bord d’un lac, en lisière d’une vallée que je ne connais pas. Nous partons vers un refuge, un sanctuaire, où cette femme au nez gigantesque accueille des animaux sauvages. Chacun de mes doigts se contracte et brûle mais je continue à pétrir le sac. L’orignale ne bouge plus. Je serre les dents sur ma peur qu’elle meure avant que nous arrivions. Entre nous, le cordon ombilical. Comme ça, sans prévenir, l’hiver a décidé d’ouvrir grand la bouche. Avaler cette mère dans le calme formidable du matin.

Au refuge, le pick-up continue sur un chemin qui contourne une grange bleu-gris un peu sinistre et s’arrête plus loin sur une piste forestière. Les pneus font craquer la fine couche de gel recouvrant la terre. Le pont du van s’ouvre sur une clairière flanquée d’épinettes hautes. Le poing du débusqueur fait à nouveau glisser la bête hors du van puis la hisse au-dessus du sol avec ses gestes mécaniques.
L’homme et la femme parlent français, lui a un fort accent anglophone. Quelque chose dans sa voix à elle, comme un accent qui tente de se dérober. Une inflexion déguisée, qui me semble familière. Elle murmure un ordre sec et nos mains si petites se mettent à masser les pattes de l’orignale suspendue au-dessus de nous. Sous mes doigts la peau si dure, la peau froide et tendue, les murs d’une prison qui ne tombent pas. Des poils, longs comme mon annulaire, se collent à mes paumes. J’aimerais que mes phalanges pénètrent la chair de l’animale mais tout est si raide. Ça résiste. J’ai des poils dans la bouche. Je voudrais pleurer, je regarde les autres qui pétrissent les muscles avec force. Ils ont la même grimace au visage. Masque d’impuissance. Eaux froides du lac qui engloutissent la vie. J’essaye de chanter tout bas une chanson que j’aime mais les mots n’ont pas de sens. J’enrage et donne un coup de poing dans la cuisse glacée, l’orignale a encore les yeux ouverts mais plus rien ne semble battre sous la peau. Une tique, grosse comme un bleuet, trace un sillage dans le pelage brun. Une autre la suit, puis une autre encore. Petite meute à la queue leu leu dans les poils épais et trempés de l’orignale. Un vent désagréable se lève, personne n’a son manteau sur le dos.
La grande femme aux épaules lourdes et l’homme ne massent plus. Elle lui dit quelque chose que je n’entends pas. J’abandonne aussi et nous restons un instant tête baissée, les mains noires de crasse, de poils et de terre, les genoux qui tremblent. Sous les épinettes frissonnantes, la nuit s’en vient. Je prie pour que, cette nuit, les coyotes épargnent l’orignale.
Que personne n’ouvre ce ventre encore chaud, où un souffle respire peut-être encore. L’orignale, les yeux toujours ouverts, les membres tordus sous son lourd corps de bête des bois, garde la tête haute. Je regarde la grande femme aux épaules lourdes qui a enfilé un bonnet, elle a le visage marqué, elle pourrait avoir quarante ans, elle pourrait aussi en avoir cinquante.
Au-dessus de nous, les grands corbeaux s’exclament et hoquettent, chantent et accompagnent une vie qui part. L’homme relève la tête vers moi.
– Avec ça, on ne s’est pas présentés. I’m Jeff, this is Arden.
Je serre sa main, tout est froid, la clairière et nos peaux. Il me sourit faiblement. Sous ses yeux se dessinent des arroyos qui s’écoulent vers la joue, parfois remontent vers la source de l’œil, la paupière crevassée de fines failles qui tranchent dans la peau.
Un de ses yeux semble éteint. Il me demande si je crois en Dieu. Je lui dis que non, en tout cas pas celui auquel il pense, mais il m’arrive de prier, souvent, de m’adresser à d’autres… choses. I get that, il dit.
Nous restons là, incapables de quitter l’orignale. Je me sens fatiguée. Mes doigts sont durs, petits cailloux ocre. Personne ne prie. Je ne trouve pas les mots pour cette animale merveilleuse que nous ne parvenons pas à sauver. Arden remonte la couverture sur l’encolure de l’orignale qui a posé son énorme tête au sol. Ce geste, remonter la couverture, sans recouvrir la tête, me donne comme un espoir que l’orignale s’en sorte. Pourtant le froid s’engouffre dans la clairière, chasse les corbeaux, fait trembler ma poitrine. Arden se redresse, me dit que je peux dormir chez elle, sur le canapé. On discutera demain.
Je les suis jusqu’au van vide. Arden le referme et le décroche de l’attelage du pick-up. Jeff m’ouvre la porte passager, nous tenons à deux sur la banquette en nous serrant. Je regarde mes mains souillées et anéanties, je les rapproche de la petite bouche du chauffage qui crache sa chaleur. Fuck souffle Arden en manœuvrant pour faire demi-tour. Je regarde encore ses mains à elle. Longues et tordues, comme des pattes d’araignées. Jeff demande ce que je faisais avec le garde forestier. Je réponds qu’il m’a prise en stop une heure avant et qu’en chemin il y a eu le coup de téléphone. Il a parlé de l’orignale, m’a proposé de me laisser au premier motel mais je suis restée avec lui. Je voulais voir ça. Jeff ne demande pas où je vais mais d’où je viens. Je ne sais pas quoi répondre à ça. Une image me pénètre. J’essaye de la
chasser. Jeff n’insiste pas. Je ne sais pas quoi faire de mes réponses. Arden ne dit rien. Je regarde ses doigts arachnéens sur le volant. Au-dehors la noirceur vient saisir le jour dans la forêt, je m’endors un peu dans une odeur qui, bientôt, sera aussi familière que la robe trouble d’une bière noire au café.

Arden me laisse dans le vestibule, le sol est brun et granuleux sous mes chaussettes mouillées. Des morceaux de terre séchée s’y collent. Il y a cette odeur de chien-poils-cuir-écorce-terre-femme. Je me suis réveillée quand Jeff a refermé la portière. Arden, le pick-up et moi avons continué à rouler dans la nuit. Je ne voyais rien, je n’avais pas compris qu’on faisait demi-tour, qu’on retournait vers l’orignale, vers le refuge. Dans ce territoire inconnu brouillé par la nuit, Arden s’est garée devant une petite maison. C’est peut-être là que tout commence. Et en même temps je ne sais pas s’il doit y avoir un début, ni où il se situe vraiment. Je dépose mon blouson par-dessus deux parkas sur le portemanteau qui étouffe. Derrière la porte du vestibule, il n’y a qu’une seule grande pièce dans laquelle Arden est accroupie devant la bouche ouverte d’un énorme poêle à bois. Je vois ses chaussettes qui traînent sur une couche de cendres recouvrant le parquet.
Elle se redresse, me propose un café, je dis que je n’aime pas le café, enfin, j’aime le goût, par exemple dans certaines stouts, mais pas le café. Elle reste là, sourcils froncés, à me regarder. Je me rends compte à quel point elle est grande. Un thé alors. Dans un coin de la pièce, un frigo qui est aussi haut qu’elle, une cuisinière et une petite table ovale en bois
sombre font office de cuisine. Elle fourrage dans les armoires et se retourne, triomphante, tenant à la main un sachet de thé. Je souris poliment. Je lui demande si je peux utiliser la salle de bain le temps qu’elle fasse le thé, lui montre mes mains poisseuses.
Elle m’indique un petit escalier à l’autre bout de la pièce. Avant de me lever, je frotte mes pieds contre la barre latérale de la chaise pour me débarrasser des miettes de boue. Il fait encore frais. Le petit escalier en forme de coude mène à une toute petite chambre à coucher et à une salle d’eau si basse de plafond que je me demande comment une telle femme peut se mouvoir là-haut. Mes habits collent à ma peau, j’ai du mal à enlever mon sweat-shirt, comme si ma tête avait gonflé. J’étire mon cou et ça craque, je vois la glace qui cède en silence sous le poids de l’orignale et me demande si ça ressent la solitude, un animal aussi sacré, lorsque la mort s’empare de lui. Je m’assois dans la petite baignoire et pose le pommeau de douche sur mon ventre. L’eau coule, chaude, épaisse, elle rigole entre mes jambes et disparaît brune dans la bonde. Je gratte une piqûre d’araignée sur mon bras. Mes ongles s’enfoncent dans la chair de ma rose écarlate tatouée. Ses pétales sont plus forts que les jambes de l’orignale, car ils ne s’écroulent pas sous mes griffes. Quelque chose escalade mon œsophage alors que je revois les tiques recouvrir l’animale. Je lâche un petit glapissement pour ne pas pleurer et attrape le pain de savon. Je le frotte partout, mes mains, mes bras, mes pieds, le brun de mon ventre,
sur les encres, mes seins, mes jambes, je frotte tout, même ce qui n’a pas touché l’orignale. Je ne peux pas laver mon cœur au savon. Dedans, la peine de ne pas l’avoir sauvée implose. J’entends Arden qui monte les escaliers et s’arrête derrière la porte de la salle de bain. Elle dit Le thé est prêt. Je me rince, je remplis ma bouche d’eau chaude, recrache.
Quand je descends, je m’arrête à l’articulation du coude de l’escalier, sur un minuscule palier, et regarde par la fenêtre posée là. C’est étrange d’avoir mis une fenêtre ici. Une forêt noire dans un carré. L’orignale est seule. J’ai une crampe à la main gauche. Il fait bien plus chaud au rez-de-chaussée maintenant que le poêle, bouche fermée, rumine le bois, le digère. Elle a posé une tasse sur la table basse près du canapé. J’aime qu’il n’y ait pas de télé mais un feu à regarder. Le thé est âpre, il a un goût de vieillesse et de calcaire. Le chaud fait du bien, alors je ne dis rien. Arden monte se laver, je termine mon thé. J’ai peur qu’en refroidissant il ne devienne encore plus écœurant. Je somnole un peu en écoutant l’eau de sa douche couler. Mes mains sont encore noires, l’orignale qui ne part pas. Quand Arden redescend, elle me tend un t-shirt propre, pour dormir. Je peux faire des œufs brouillés si tu as faim. Son visage tout blanc est boursouflé, la pointe de son nez rose. Elle a pleuré dans l’eau, comme moi. Quand les œufs sont prêts, elle s’assoit à côté de moi et nous partageons la même assiette. Elle a arrosé sa part de Tabasco. On ne parle pas. Le poêle miaule de temps en temps et je lui trouve un prénom dans ma tête. J’aimerais savoir d’où vient le prénom Arden, s’il veut dire quelque chose, qui sont ses parents, pourquoi elle vit seule ici, qui est Jeff, si elle se cogne beaucoup aux poutres et au plafond là-haut, pourquoi sauver les animaux.
Je ne pose aucune question. Pas encore. Puis, je prends mon courage à deux mains et je plonge les dents de ma fourchette de son côté de l’assiette, œufs flous tachés d’une épaisseur de Tabasco. Elle me laisse faire, ne dit rien. Accord tacite, un silence pour dire que c’est OK de rester là un peu.
Alors je reste. »

Extraits
« Quand tu m’as demandé d’où je venais, je n’ai pas su quoi répondre. Je ne sais jamais ce qu’entendent les gens lorsqu’ils me demandent d’où je viens. J’ai pensé que tu voulais savoir d’où je sortais, là tout de suite. J’aurais pu te dire que je venais de voir un homme mourir, que je n’avais pas dormi depuis deux jours parce que je faisais du stop pour me rapprocher de la côte et que je voulais voir l’océan parce que j’avais l’impression qu’il me soignerait de la mort. Peut-être que j’aurais dû te répondre Je viens d’un endroit où l’on brasse du houblon dans de l’eau, un endroit imprégné d’eau qui sent parfois l’amer, le clou de girofle et les produits d’entretien. Je travaillais pour un homme que j’aimais comme un père et qui est mort tôt un matin pendant que je dansais dans la pièce d’à côté en écoutant The Clash. J’ai ses cendres dans mon sac, chez Arden. Je ne sais pas quoi en faire, je me suis dit que l’océan ça lui plairait. Mais en fait je ne sais pas trop.
Je dis tout ça sans pleurer, Jeff me regarde sans sourire, avec une énorme tendresse dans son œil qui marche. Ça m’enveloppe, cette tendresse. » p. 36-37

« Les vergetures sur les cuisses, ces petits coups de griffes, je les caresse comme les marques horizontales sur l’écorce des bouleaux. Sous la peau pulse une sève chaude. J’empoigne une fesse, un souffle chaud dans la gorge, à expirer. J’embrasse son cou et il y a sa main sur mon sexe et sur mon ventre qui caresse les rebonds, les plis, les interstices, les cavités. Faire l’amour avec elle, c’est comme grimper un séquoia géant à mains nues, une fois arrivé à la cime on regarde en bas avec le vertige, surtout ne pas tomber mais surtout ne pas redescendre non plus, lâcher le cœur qui sursaute comme un animal. Deux coccinelles tracent péniblement leur chemin dans les draps. Arden voudrait les écarter alors je les fais monter sur mon index, les pose sur la table de chevet. Elle ferme les yeux et soupire longuement. » p. 106-107»

À propos de l’autrice
VUILLEMIN_lune_©seb_germainLune Vuillemin © Photo Seb Germain

Née en 1994, Lune Vuillemin a grandi au fond d’une forêt de l’Aude puis a vécu en Colombie-Britannique, au Québec et en Ontario. Aujourd’hui, elle réside dans le Sud de la France, dans l’Hérault (34), où elle écrit, toujours à la recherche du vivant, aussi petit soit-il, en forêt, à flanc de falaise ou dans la garrigue, un roman et son carnet d’écriture dans la poche. En 2019, Quelque chose de la poussière paraissait aux éditions du Chemin de fer et en 2024 Border la bête à la Contre-Allée (Source: Éditions La Contre-Allée)

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La langue des choses cachées

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En deux mots
Un prêtre accueille le fils de leur guérisseuse, qui revient au pays pour reprendre le flambeau, afin de le mener auprès d’un homme qui craint de perdre son fils. Son extrême sensibilité va lui permettre de ressentir tous les maux de la communauté et mettre en lumière la violence des hommes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le guérisseur revient au village

Dans ce conte tragique servi par une langue poétique, Cécile Coulon raconte comment le retour d’un fils au village va réveiller de douloureux souvenirs. Appelé à reprendre le rôle de guérisseuse de sa mère, il va découvrir tous les maux qui gangrènent la communauté.

Nous sommes à une époque qui n’est précisément définie dans un lieu qui ne l’est pas davantage, pas plus que les personnages qui portent des noms génériques, le fils, la mère, la femme, le prêtre. Bref, tous les ingrédients du conte sont rassemblés pour nous offrir un récit aussi sombre que lumineux.
Sombre, parce que l’atmosphère est lourde, les crimes odieux. Quand le prêtre accueille le fils, de retour au Fond du Puits après un long exil, il espère qu’il succèdera à sa mère qui avait le don de soigner les corps et les âmes. Dès ses premiers pas dans le village, il ressent ce trouble, comprend que la violence des hommes continue de régir le quotidien de la communauté: «les bûches tanguent près du feu, la table est rongée par le viol, le couloir suinte, la saleté gonfle le vieux papier. Une odeur d’air froid et de volets pourris hante la chambre».
Et si le père est un homme affreux, il aimerait sauver son fils sur lequel «il plante des yeux fous, ivres d’angoisse, furieux de peur». Mener à bien sa mission n’est pas chose facile pour ce successeur à la sensibilité exacerbée qui ressent d’emblée le mal qui préside aux destinées de ce microcosme et qui s’est instillé partout, dans les murs et dans les meubles, dans les corps et les âmes. Lui qui parle la langue des choses cachées, peut-il «rétablir l’équilibre du monde»?
Quand un enfant vient le chercher pour se rendre au chevet de sa grand-mère qui agonise, il se retrouve à l’endroit même où sa mère était venue soulager cette femme et comprend qu’ici résonnent «toutes les voix de toutes les femmes du Fond du puits depuis mille ans».
On le sait, Cécile Coulon aime s’imprégner de l’esprit du lieu pour dérouler ses histoires, comme dans Seule en sa demeure ou Une bête au paradis. Il n’en va pas autrement ici, dans cet endroit où suinte la violence et où règne le mutisme.
Où le temps est peut-être venu de parler cette langue des choses cachées pour ne plus laisser le viol impuni, pour ne plus subir le machisme ordinaire qui semble être inscrit dans les gènes.
Alors nous voilà du côté lumineux de ce roman, celui qui s’appuie sur les horreurs et la noirceur pour chercher une voie (voix) nouvelle.
Prenez la peine de lire quelques pages de ce livre à voix haute et vous comprendrez immédiatement son lyrisme hypnotique. La mélodie de ce texte d’une grande poésie ne vous lâchera plus. Alors vous ici parlerez la langue des choses cachées que Cécile Coulon enseigne ici dans toute sa pureté, comme une source cristalline s’écoulant au flanc d’une colline.

Cécile Coulon sera le vendredi 2 février 2024 à 20h à la Librairie 47° Nord à Mulhouse pour y présenter son livre.

La langue des choses cachées
Cécile Coulon
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
134 p., 17,90 €
EAN 9782378804046
Paru le 11/01/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
À la tombée du jour, un jeune guérisseur se rend dans un village reculé. Sa mère lui a toujours dit : «Ne laisse jamais de traces de ton passage.» Il obéit toujours à sa mère. Sauf cette nuit-là.
Cécile Coulon explore dans ce roman des thèmes universels: la force poétique de la nature et la noirceur des hommes. Elle est l’autrice de Une bête au Paradis, Prix littéraire du Monde, Trois saisons d’orage, prix des Libraires, et du recueil de poèmes Les Ronces, prix Apollinaire. Avec La Langue des choses cachées, ses talents de romancière et de poétesse se mêlent dans une œuvre littéraire exceptionnelle.

Les critiques
Babelio
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Femme actuelle (David Lelait-Helo)
RTS (Nicolas Julliard)
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Cécile Coulon présente «La langue des choses cachées» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Prologue
Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent, en prenant avec les cieux de funestes engagements : leurs mains caressent et déchirent, rendent la peau si douce qu’on y plonge facilement des lances et des épées. Rien ne les effraie sinon leur propre mort, leurs doigts sont plus courts que ceux des grands singes, leurs ongles moins tranchants que ceux des petits chiens, pourtant ils avilissent bêtes et prairies, ils prennent les rivières, les arbres et les ruines du vieux monde. Ils prennent, oui, avec une avidité de nouveau-né et une violence de dieu malade, ils posent les yeux sur un carré d’ombre et, par ce regard, l’ombre leur appartient et le soleil leur doit sa lumière et sa chaleur. Ils se nourrissent des légendes qui font la terre ronde et trouée, le ciel bleu et fauve, ils construisent des villes géantes pour des vies minuscules et la haine de cette petitesse les pousse à toutes les grandeurs. En amour, ils ne comprennent rien aux secousses du cœur et du sexe, ils tentent de les apaiser, leurs forces sont fragiles, leurs corps mal préparés aux tempêtes des sentiments. Ils ont trouvé un langage pour tout dire ; avec ce trésor, ils s’épuisent à convaincre qu’ils sont les chefs, les puissants, les vainqueurs.
Qu’importe qu’ils violent des femmes, des enfants, des frères ou des inconnus, qu’importe qu’ils vident des océans et remplissent des charniers, tout est voué à finir dans un livre, un musée, une salle de classe, tout sera transformé en statue, en compétition, en documentaire. Alors, qu’importe qu’ils incendient des bibliothèques, des villages et des pays entiers, qu’ils martyrisent ceux qu’ils aiment, il faut pour vaincre tout brûler, et regarder les flammes monter au-dessus des forêts jusqu’à ce qu’elles forment sous l’orbe des nuages de grandes lettres illisibles. Qu’importe qu’ils passent sur cette terre plus vite qu’un arbre, une maison, une tortue ou un rivage, ils sont si beaux, avec leurs yeux pleins d’amour et leurs mains pleines de sang, ils sont si beaux, avec leurs corps comme des brindilles, ils se tiennent droit, ils imitent les falaises, ils se croient montagnes ou sommets, ils sont si beaux dans leur soif capable de tarir les sources les plus anciennes, ils sont si beaux dans la timidité du premier baiser, cela ne dure qu’une seconde mais après ils ne seront plus jamais grands. Oui, c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent.
Au milieu de cette foule aveugle, titubante, certains comprennent les choses cachées. Ils devinent en silence les grands tremblements du corps, les affaissements soudains du sang, ils possèdent le don, la force. Ils se mêlent aux autres et les soignent, les apaisent, ils ressemblent à des hommes et des femmes mais ils portent en eux des décennies de douleur et de joie, ils connaissent le feu, ils l’ont en eux, ils maîtrisent les flammes. Comme des chiens de berger autour d’un troupeau affolé par l’orage, ces gens-là s’approchent d’un corps et immédiatement le corps parle avec eux, s’exprime, ils entendent, écoutent, répondent, ils guérissent, dans un fond de ferme, près d’un lit sale, à côté d’un berceau cassé, ils guérissent, voilà, on les appelle pour cela, mais c’est bien autre chose que nous ne comprenons pas.
Ils ont appris, très tôt, la langue des choses cachées.

À mi-pente, l’odeur du sang et des trembles mouillés lui parvint. Il avait marché longtemps : la journée finissait à mesure que la colline, derrière lui, s’arrondissait, et qu’une autre, devant lui, s’élevait. Le hameau gisait là, sous ses yeux abîmés par la bruine, il voyait un filet de maisons gris et noir de part et d’autre de ce qui ressemblait à une rivière, si étroite qu’elle disparaissait presque entre les arbres. Il distinguait deux ponts, bombés, plutôt larges, qui enjambaient fièrement le cours d’eau. L’église, toute menue dans cette vallée, tendait vers les nuages son clocher silencieux. D’où il se trouvait, il compta vingt maisons, trois longs bâtiments à l’écart – des étables –, une route qui piquait à l’entrée du village et sortait de l’autre côté avant de remonter.

C’était sa première fois.
Sa mère, âgée, ne quittait plus leur maison, à trente kilomètres. Quand on l’avait appelée, cette fois-ci elle s’était tournée vers son fils et il avait compris. Il prenait son tour. Il faisait suite.
– Où dois-je aller ?
– Entre deux basses collines. Il n’y a qu’un seul lieu-dit : le Fond du Puits. Ne traîne pas, tu es attendu.
– Et si je me perds ?
– Tu ne te perdras pas. C’est pour ça que les braves gens font appel à nous : car nous ne nous perdons jamais. Tâche de t’en souvenir.
Puis elle avait préparé un bagage léger et il était parti pour une journée de marche, les yeux fixés sur les basses collines à l’horizon, qui enfermaient un village où les âmes perdues avaient appelé.

Sur le chemin dix fois il s’était retourné, croyant sentir sa mère derrière lui. Mais rien ne bougeait, ni les trembles verts et longs, ni les prairies débordées par leurs fleurs. Le vent brisa le paysage en milieu de journée, il crut y entendre la voix de sa mère. Il devait avancer vite, passer la colline, arriver avant la nuit. Là, on attendait sa venue, il comprendrait, avait-elle dit, quelqu’un viendrait l’accueillir, on l’emmènerait dans une maison, et ça commencerait au bord d’un lit, près d’un malade. Cent fois il avait accompagné sa mère quand elle était appelée – il n’y avait pas d’autre manière de le dire, elle était appelée –, quand les hommes ne savaient plus où demander de l’aide. Les hôpitaux étaient trop loin, les médecins absents, les vieux refusaient d’être soignés autrement que par des coupeurs de feu, des guérisseurs, des rebouteux. Les noms qu’on donnait à sa mère, elle s’en accommodait, et quand son fils lui demandait comment elle se définissait, elle répondait : « Nous voyons des choses cachées et il n’y a pas de mot pour cela. »
Alors elle laissait celles et ceux qu’elle nommait « braves gens » utiliser le langage qu’ils voulaient pendant qu’elle apprenait le sien à son fils. Aujourd’hui, sur un chemin sans bornes, il partait seul accomplir cette tâche. Voir les choses cachées.

C’est une manière douce – trop douce – de raconter. Ce garçon, cheminant à dos de basse colline pour atteindre le Fond du Puits, ce garçon, jeune comme une tige, moins joli qu’un enfant mais plus qu’un adulte, ce garçon, pour les langues habituées aux choses cachées qu’il s’en va voir,
ce garçon est un drame.

Le Fond du Puits repose toujours à l’ombre : l’eau y est fraîche, l’herbe plus verte que sur les deux seins pelés qui l’entourent, une seule route le traverse, un clocher le grandit. Les maisons y sont bien rangées. Les vivants persistent à vivre. On ne quitte jamais le Fond du Puits sur ses deux jambes, mais toujours portés par d’autres. Des sorciers insolents ont fait ici de grands feux pour attraper le soleil et le soleil les a punis : plus jamais il ne vient. Parfois il effleure, en de rares occasions, il brûle les yeux, la peau éclate en bulles rouges sur le dos des enfants, alors on se terre encore plus loin, dans les arrière-cuisines et sous les appentis en bord de rivière. Le Fond du Puits s’appelle ainsi car, du sommet de la colline où le garçon se trouve, on n’imagine pas que la terre puisse accepter des endroits pareils.
Il comprend pourquoi sa mère l’a envoyé à sa place : elle n’a plus l’âge de marcher jusque-là. Elle n’a plus l’âge d’affronter cette solitude, ces vallées enfoncées. Lui doit apprendre que le soleil, ici, est un meurtrier, que l’eau est si froide qu’elle écrase le ventre, que la nuit les deux collines se rapprochent pour tenir entre leurs cuisses les maisons au chaud jusqu’à l’aube. Sa mère n’a plus l’âge d’entrer en ces lieux. Il le sent, depuis la pente qui tourne entre des bosquets de genêts et des corridors de fleurs de carotte. Il n’y a aucun troupeau, aucun barbelé aux rives des champs, pas d’affût de chasse à l’orée des bois. Entre les basses collines, il n’y a rien que le Fond du Puits.
Il se demande s’il en sortira vivant.

La nuit tombe : le prêtre attend devant la croix plantée dans un rocher gris, il a appelé la mère le matin, il sait où la trouver, comment l’atteindre. Lorsqu’il demande, elle vient. Mais la mère est vieille : le prêtre ne sait pas que cette fois son fils arrive. Quand la silhouette du garçon apparaît au pied de la colline, le prêtre, noir d’habit et d’iris, pense qu’un voyageur s’est égaré. Il avance promptement, ne souhaitant pas être dérangé quand la vieille viendra, mais alors que sur ce chemin à peine plus large qu’un grand cercueil les deux hommes se rapprochent, le prêtre reconnaît immédiatement l’étranger. Il y a dans sa démarche, dans son reste d’enfance, la trace de la mère, son pas inaudible, son calme, sa chevelure volante, mal peignée, et son dos droit malgré les trente kilomètres à pied. Le garçon s’arrête au milieu du chemin, il incline la tête et murmure :
– Vous savez qui je suis.
Le prêtre esquisse un sourire.
– Vous êtes le fils de votre mère et vous êtes arrivé bien vite. Suivez-moi.
Ils reprennent route côte à côte. De loin, on croirait des amis qui se rendent à un dîner sous les arbres, mais vite ils disparaissent, la nuit est entièrement là. Deux hiboux se répondent de l’autre côté du pont : le prêtre veut dire quelque chose, que c’est bon signe quand on arrive d’entendre ces hululements, rarement les oiseaux nocturnes souhaitent la bienvenue, mais c’est la première fois que le garçon vient ici et le prêtre sent son cœur battre à ses côtés à mesure qu’ils pénètrent dans la rue principale. Les maisons dorment : les deux hommes passent le pont, les chaussures du prêtre claquent sur les pavés inégaux et les savates du garçon glissent, il semble marcher sur l’air, pense le religieux. Le gave est furieux : le prêtre entend l’eau éclater sur les roches, il croit sentir le pont se dérober sous ses pieds. La rivière se retourne dans son lit : elle a commencé à ruer quelques heures avant l’arrivée du garçon, et son compagnon jurerait que sur son passage elle hurle, mais l’enfant aux cheveux de vieillard ne quitte pas l’église des yeux.
– Je dois dormir quelque part.
– Tout est arrangé : il y a une ancienne dépendance du presbytère à l’arrière, répond le prêtre en pointant du doigt un espace flou à côté du clocher. Votre mère a pour habitude de loger là.
Le fils se remet en marche comme si la conversation n’avait jamais eu lieu. Le prêtre connaît ces gens : rien du monde des hommes ne leur est inconnu, sauf les bonnes manières.

Ils suivent le bord de l’eau, cheminant sur d’anciens remparts écroulés, la nuit est pleine d’oiseaux hurleurs et de froissements de branches, on n’entend rien des maisons fermées, aucune lampe n’éclaire les fenêtres désolées et les paliers en forme de coquillage. Ils avancent sous un pauvre croissant de lune : le prêtre connaît par cœur le Fond du Puits, le garçon voit les choses cachées. Il n’a pas besoin de lumière, elle l’empêcherait de faire son travail. Sur la route entre sa maison natale et le hameau des basses collines, il a plusieurs fois protégé ses yeux du soleil, il s’est arrêté sous des arbres énormes. »

Extraits
« Certains comprennent les choses cachées. Ils ressemblent à des hommes et des femmes mais ils portent en eux des décennies de douleur et de joie, ils connaissent le feu. »

« La maison est tenue par un homme violent: les bûches tanguent près du feu, la table est rongée par le viol, le couloir suinte, la saleté gonfle le vieux papier. Une odeur d’air froid et de volets pourris hante la chambre: l’homme aux épaules rouges lève sur le fils des yeux sans âme, sans honte et sans remords. Sa femme n’est plus de ce monde, mais son fils, son unique fils croit-il, repose, vivant, dans ce lit qui est la seule place chaude de la maison. Le père est un homme affreux mais près de ce fils malade son inquiétude prend le dessus: il regarde son enfant avec la crainte de tout perdre. Il plante en lui des yeux fous, ivres d’angoisse, furieux de peur. C’est un homme monstrueux, il n’a fait que du mal autour de lui. Pourtant, son enfant, il ne l’a jamais battu, jamais touché. » p. 27

« Ce travail — sa mère dit que c’est un métier comme un autre et qu’il n’y a pas de mot mieux trouvé pour définir ce qu’ils font — permet aux familles de résister aux secousses du temps et du sol, il inspire les romanciers, les pasteurs et les sorcières, il déterre les vieilles histoires et enfouit celles qui ont besoin, encore, de mûrir. Mais si quelqu’un trouble le processus, si une voix recouvre celle des choses cachées, alors le fils sent trembler un autre monde, plus violent, plus noir, un lieu d’horreur. » p. 82

À propos de l’autrice
COULON_Cecile_©Julien_bruhatCécile Coulon © Photo Julien Bruhat

Cécile Coulon est née en 1990 au milieu des volcans d’Auvergne. En 2006, elle publie un premier texte dans une petite maison d’édition locale. Après avoir fait ses premières armes en région, elle est reçue, en 2009, aux Éditions Viviane Hamy, où elle restera jusqu’en 2018, publiant cinq romans, dont Le roi n’a pas sommeil (prix France Culture/Nouvel Observateur), et Trois saisons d’orage (prix des Libraires). En 2018, elle publie son premier recueil de poèmes aux Éditions du Castor Astral, Les ronces, et reçoit le Prix Apollinaire, ainsi que le prix Révélations Poésie de la Société des Gens de Lettres. Son roman Une bête au paradis paru à L’Iconoclaste en août 2019 a reçu le Prix littéraire Le Monde et a été élu le roman préféré des libraires. (Source: Trames)

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Une femme debout

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En deux mots
Sonia est née en République Dominicaine où sont parents, venus d’Haïti, étaient venus chercher de quoi faire vivre leur famille. Dès son plus jeune âge la fille, très douée, va prendre fait et cause pour cette diaspora et s’engager pour améliorer la condition de tous ces gens discriminés. Un combat d’une vie marqué de nombreux échecs et d’une brillante reconnaissance.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sonia Pierre, une vie de combats

Dans son nouveau roman, Catherine Bardon met en scène une femme au destin exceptionnel. Sonia Pierre aura lutté toute sa vie pour les Haïtiens qui ont émigré en République Dominicaine et qui étaient réduits à l’esclavage, ou presque. Un combat qui est aussi un magnifique portrait de femme libre.

Une fois de plus Catherine Bardon réussit à nous entraîner vers cette République Dominicaine, où elle séjourne une partie de l’année, avec un formidable roman. C’est à Lechería, au cœur d’un bidonville où logent les travailleurs immigrés haïtiens que nait son héroïne. Ses parents ont traversé l’île en 1950 dans l’espoir de pouvoir échapper à la misère régnant dans leur pays natal, mais ils ont très vite dû déchanter. Même en travaillant sans relâche, Maria Carmen et André ne pourront économiser de quoi rentrer chez eux, où les attend pourtant un fils, confié à sa grand-mère.
Le temps va passer, et malgré leur vie de galériens, la famille va s’agrandir. Maria Carmen va mettre au monde un, puis deux, puis trois garçons. Des enfants qui pourront à leur tour vendre leur force de travail quand ils seront plus grands. Le 4 juin 1963 naît une fille, Sonia.
Très vite, elle va faire preuve de caractère et montrer des dispositions qui impressionnent le père Anselme, un prêtre canadien qui entend offrir les meilleures chances à cette élève aussi appliquée que douée. Il va réussir à convaincre ses parents à la laisser étudier et à l’envoyer dans une vraie école. «Elle avait onze ans et n’avait pas imaginé que son existence pouvait se fracturer comme ça. L’école et le batey. Une vie coupée en deux. Deux vies. Deux univers qui coexistaient à quelques kilomètres l’un de l’autre, sans se rencontrer. Deux populations, deux langues, deux mondes, celui des nantis et celui de ceux qui ne comptent pas. Et elle, un funambule en équilibre sur la frontière qui les séparait.»
Avant qu’il ne soit emporté par la dengue, son mentor lui fait promettre de suivre ses rêves et de ne jamais renoncer. Mes ses aspirations auraient pu être étouffées dans l’œuf puisqu’elle choisit d’aider les travailleurs dans leurs revendications, en menant la contestation et en traduisant les revendications en espagnol. Cette manifestation la conduira en prison. Cependant, grâce à son jeune âge, elle sera relâchée, forte d’une nouvelle conviction. Désormais elle défendra les opprimés. Au bénéfice d’une bourse, elle pourra étudier le droit à La Havane.
C’est sous le ciel cubain qu’elle va imaginer l’association qui va lui permettre de concrétiser son combat. À son retour en Dominique, elle déposera les statuts de la MUDHA, «Movimiento de Mujeres Dominico-Haitianas», le mouvement des femmes dominico-haïtiennes.
Ce sont tous les combats menés par cette femme tenace que raconte Catherine Bardon avec la plume qui avait déjà ravi les milliers de lecteurs de la saga des Déracinés. Faisant suite à La Fille de l’ogre, la romancière s’attache désormais à raconter les destins exceptionnels de femmes de cette République Dominicaine qu’elle aime tant. Ici aussi, elle s’appuie sur une solide documentation, sur un réseau d’informateurs constitué au fil des ans et sur la visite des lieux où s’est déroulée l’histoire, lui permettant d’ajouter les couleurs et les odeurs à son récit.
À la touche féministe, il faut ici ajouter le combat pour le droit à la dignité des immigrés. Au moment où elle promulguée la «loi immigration», Catherine Bardon nous rappelle qu’un homme en vaut un autre, qu’il a droit à la considération et au même traitement que ceux qui abattent le même travail que lui. Un plaidoyer pour davantage d’humanité qui réchauffe le cœur.

BARDON_Sonia_Pierre_with_Hillary_Clinton_and_Michelle_ObamaSonia Pierre recevant le Prix international de la femme de courage des mains de Micelle Obama et Hillary Clinton. DR

Une femme debout
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
288 p., 21 €
EAN 9782365698313
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Haïti puis en République Dominicaine et à Cuba. On y évoque aussi San Salvador, Saint-Domingue, les Etats-Unis avec New York, Washington, Miami, Houston et la Virginie ainsi qu’un voyage à Genève.

Quand?
L’action se déroule de 1951 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le destin hors du commun de Sonia Pierre, fille de coupeurs de canne, qui fit de sa vie un combat pour les droits humains.
République dominicaine, 1963. Sonia Pierre voit le jour à Lechería, dans un batey, un campement de coupeurs de canne à sucre. Consciente du traitement inhumain réservé à ces travailleurs, elle organise, à treize ans seulement, une grève pour faire valoir leurs droits. Une des rares habitantes du batey à suivre des études, elle devient avocate et consacrera sa vie tout entière à combattre l’injustice jusqu’à sa mort tragique.
Catherine Bardon révèle l’existence de cette femme exceptionnelle et met en lumière la condition terrible des travailleurs migrants en République dominicaine, un sujet toujours d’actualité. Bouleversant plaidoyer pour la solidarité et la fraternité, Une femme debout est un roman puissant et terriblement humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog T Livres T Arts
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Le Monde de Marie

Les premières pages du livre
Dimanche 4 décembre 2011 – Villa Altagracia – 5 h 45
Maudit coq.
Sonia ouvre un œil. Ce volatile va finir dans une casserole. Elle frissonne et remonte la couverture jusqu’à son cou. Depuis son retour de Genève, quatre jours auparavant, elle dort mal. Son sommeil fragmenté, le décalage horaire et la fatigue intense qui l’a envahie lors de ces interminables réunions de travail pèsent sur ses journées. Une grande lassitude ralentit ses pensées et le moindre de ses gestes.
La nuit a été difficile. Elle a eu un mal fou à s’endormir et elle s’est réveillée en sueur à plusieurs reprises malgré la fraîcheur de la nuit. Le dîner d’hier est mal passé. Elle n’a fait aucun excès, pourtant elle s’est sentie ballonnée, une désagréable sensation de brûlure dans l’estomac. L’inconfort l’a empêchée de se rendormir. La sérénade des grenouilles, qui d’ordinaire la berce, ne lui a été d’aucun secours. Pour se donner de l’allant, elle pense à la journée de fête qui l’attend.

Décembre 1950 – Marigot –
Haïti – Message d’information
La rumeur enflait. Elle venait du bout du chemin, du côté de la mer. Les avant-bras plongés jusqu’aux coudes dans l’eau mousseuse, Maria Carmen dressa l’oreille. Interrompant sa lessive, la jeune femme se redressa. Elle leva les yeux vers le ciel. Le soleil n’avait pas encore atteint le milieu de sa course et la chaleur était déjà accablante. Elle essuya une main sur sa robe et du revers balaya la sueur qui perlait à son front. Elle jeta un coup d’œil sur son fils. La porte de la case était ouverte, une vaine tentative de créer un courant d’air. Assommé par la chaleur, le bébé s’était assoupi sur la paillasse. Une mouche butinait la commissure de ses lèvres d’où s’échappait un filet de bave. Maria Carmen entra dans la case, se pencha sur l’enfant et chassa l’insecte d’un moulinet furtif.
Dehors, le bruit s’amplifiait. Elle ressortit de la masure de bois et traversa la mince bande de terre piquetée de maigres touffes d’herbes roussies qui tenait lieu de jardin, pour atteindre le chemin. Les voisins se tenaient sur le seuil de leur case, perplexes. Qui pouvait bien venir troubler la torpeur du village ?
C’était une matinée ordinaire. Les pêcheurs étaient presque tous rentrés après leur nuit en mer. De loin, Maria Carmen salua le grand Samuel et son frère Jaquelin, deux bons à rien qui pêchaient de temps à autre avec leur père. Ils étaient à peine vêtus, juste un caleçon, comme s’ils venaient de se réveiller. Quand il la vit, Jaquelin contracta ses lèvres en un sourire graveleux qu’il accompagna d’un clin d’œil. Elle détourna le regard. Plus loin le vieil Adolphe, jambes arquées, carcasse tremblotante, se cramponnait à sa canne en bambou aux côtés d’Augustine. En face, Céleste était elle aussi sortie de sa case, son dernier-né dans les bras. Tous avaient le visage tourné en direction de la mer.
La main en visière sur le front, Maria Carmen vit une voiture passer au bout du chemin. Elle soulevait un épais nuage de poussière. Quelqu’un criait. Des paroles indistinctes dans un haut-parleur. Mus par un élan collectif, comme aimantés par le véhicule qui venait de disparaître de leur champ de vision, les villageois se mirent en marche d’un pas lent. Maria Carmen jeta un coup d’œil sur son bébé endormi avant de les suivre. D’autres groupes convergeaient en direction du front de mer où une petite troupe cernait déjà la camionnette arrêtée face à l’immensité étincelante. Les derniers pêcheurs s’étaient joints à eux. Une voiture étrangère à Marigot, c’était un évènement assez rare pour créer un attroupement de curieux dans le village. À plus forte raison quand s’en échappait le ronflement ininterrompu d’un flot de paroles. En s’approchant, Maria Carmen vit qu’il y avait deux hommes dans la camionnette. Celui qui était assis à côté du conducteur s’extirpa du véhicule. Écartant les badauds, il se jucha sur le plateau arrière. Il tenait un porte-voix à la main. Une fois debout, il porta l’engin à son visage et réentonna la litanie qu’il n’avait cessé de marteler :
« Ceci est un message d’information de la présidence de la République. Les plantations de la Dominicanie recrutent des hommes et des femmes pour la saison de la canne à sucre. Si vous êtes jeunes et vigoureux, si vous voulez un vrai travail, un bel avenir… »

Les villageois se sentaient gonflés d’importance: on venait tout exprès de Port-au-Prince pour les informer des grandes opportunités offertes par le pays voisin. Bientôt ce serait la zafra. Les plantations de canne dominicaines avaient besoin de leurs bras. Ils seraient transportés, logés et nourris, bien payés, et rentreraient chez eux après la récolte, les poches pleines. Les hommes, déjà séduits, approuvaient d’un hochement de tête. Ils ignoraient qu’en vertu d’accords bilatéraux, la République dominicaine dédommagerait Haïti pour chacune de leur tête. Les femmes, plus sceptiques, faisaient la moue, mais, pragmatiques, elles imaginaient déjà comment dépenser cet argent providentiel. À la fin d’un discours bien rodé, l’aboyeur regagna son siège sous des applaudissements nourris. Déjà la voiture s’éloignait pour aller porter la bonne parole dans le village voisin.
En écoutant le crieur, Maria Carmen avait senti son cœur se serrer. Elle se dandinait d’un pied sur l’autre. Ce n’était pas nouveau. Elle avait entendu des messages semblables, diffusés par la radio et aussi dans les discours du président Magloire. Dans toutes les zones rurales, des véhicules circulaient pour recruter des travailleurs avec le concours du gouvernement haïtien. Des hommes étaient déjà partis là-bas, de l’autre côté de la frontière, en quête d’un meilleur avenir.

Comme Gédéon, le fils d’un voisin, qui travaillait pour une grande compagnie américaine, à l’ingenio Central Romana dans le sud du pays et faisait parvenir de temps à autre un colis à sa famille. Il avait été sélectionné par un recruteur du nom de Rigobert. Il se murmurait que ce Rigobert, originaire de Coterelle, occupait un poste important, il était majordome (contremaître) dans une canneraie où il avait fait fortune. La bonne preuve : il revenait une fois l’an, les poches pleines, pour sélectionner et escorter de nouveaux volontaires vers la plantation dominicaine. Il vantait les immenses champs de canne si abondante de ce côté-là de la frontière, les salaires réguliers, les jolies cases, la fortune de ceux qui avaient déjà franchi le pas… Tout le monde au village s’était mis à croire dur comme fer à cet Eldorado tout proche. Il suffisait de se décider à quitter Marigot, les enfants, les frères, les sœurs, les parents, les amis, la mer, la plage… Il suffisait de grimper dans la kamionet, qui les emmènerait de l’autre côté de la frontière, en Dominicanie, ce pays qui offrait de merveilleuses perspectives.

Après le départ de l’aboyeur, les hommes s’étaient regroupés en petites coteries sur la plage. Ils pesaient et soupesaient ce qu’ils venaient d’entendre. À l’écart, assises dans le sable, abritées sous la toile de leurs parapluies, quelques femmes supputaient : lesquels de leurs fils, époux ou compagnons allaient s’en aller ? Qui allaient rester seule ? Pourraient-elles partir, elles aussi ? Mais dans ce cas, que deviendraient leurs petits ? C’était ainsi, les hommes partaient, les femmes restaient. À s’épuiser pour nourrir et faire grandir les enfants qu’ils leur avaient abandonnés. Elles mourraient au bout d’une éternité passée à attendre en vain.
Pensive, Maria Carmen reprit le chemin de la case de sa mère. Ils étaient neuf frères et sœurs à se partager les deux pièces de la masure, sans compter les bébés. Son pas traînant soulevait des volutes de poussière derrière elle. Les pleurs de Petit Louis lui firent presser le pas.

Janvier 1951 – Marigot – Se konsa lavi
— pa janm di non a la chans !
Assise face à la mer, Maria Carmen eut un hochement énergique de la tête. Les genoux repliés sur sa poitrine, elle laissait filer des poignées de sable blanc entre ses doigts. Les cocotiers étiraient leurs ombres sur la plage désertée, leurs palmes frissonnaient dans la brise du soir. André était à ses côtés, un grand jeune homme efflanqué aux membres déliés, presque un gosse. Le père de Petit Louis. Faute d’argent, chacun vivait avec sa famille. Comme beaucoup d’autres, André pêchait dans une embarcation qui n’était pas la sienne, pour un patron qui le payait mal, car il n’y avait jamais de pêche miraculeuse. Il prêtait aussi main-forte pour des constructions, mais il n’y avait pas grand-chose à bâtir. Ou à la ferronnerie. C’étaient des boulots de rien, pas de quoi s’offrir une maison, pas de quoi entretenir une femme, encore moins un enfant.
Le passage de la kamionet au crieur avait agi comme un électrochoc. Son discours n’était pas nouveau et pourtant, ce fut ce jour-là, qu’après avoir maronné toute l’après-midi, Maria Carmen prit sa décision. Elle en avait assez de cette misère qui lui collait à la peau comme une malédiction. Il fallait juste convaincre André de partir. Là-bas il y avait un travail bien payé pour lui, une maison à tenir pour elle, un avenir…
— Et Petit Louis ? demanda André qui n’était pas du genre aventureux.
Maria Carmen balaya l’argument d’un geste de la main :
— Ma mère s’en occupera. Je reviendrai le chercher une fois qu’on sera installés.
Elle avait tout réfléchi. Il n’y avait pas à hésiter. Pour achever de convaincre André, elle se lova contre lui et picora son cou de petits baisers, comme il aimait. Il la renversa sur le sable encore tiède.
*
Tard le même soir, longtemps après que le soleil eût disparu, des hommes rassemblés par petits groupes devant les cases discutaient encore, pesant le pour et le contre d’une décision qui modifierait à tout jamais le cours de leur vie. Jeunes ou anciens, célibataires ou mariés, pour la plupart sans travail, pas un qui ne caressât l’espoir de la belle vie qu’on leur faisait miroiter. Une vie qu’ils gagneraient avec dignité. Pour cela, ils devraient louer leurs bras pour cette grande zafra qui, chaque année, en Dominicanie, mobilisait une main-d’œuvre d’Haïtiens trop heureux d’échapper à la misère. Quitter leurs familles, c’était le prix à payer. Certains jeunes étaient enthousiastes à l’idée de laisser derrière eux Marigot, ce village ensommeillé où il ne se passait jamais rien. Ils savaient le travail rude dans les champs de canne, mais cela ne leur faisait pas peur, ils étaient vigoureux. Et puis, ils seraient tous ensemble. Les plus vieux restaient réservés, hésitant à abandonner le cours tranquille de leurs vies. Mais tous envisageaient désormais la possibilité de partir. Les femmes vaquaient à leurs occupations, ruminant en silence, laissant les hommes à leurs élucubrations.
*
Maria Carmen et André, eux avaient tranché. Ils se mettraient en route dès le lendemain pour rejoindre la Dominicanie, l’Eldorado.
Maria Carmen se releva titubante. André lui tapota le derrière pour chasser le sable de sa robe. Elle se haussa sur la pointe des pieds et effleura ses lèvres d’un baiser léger. À demain.
De retour à la case, elle mit sa mère devant le fait accompli. Je m’en vais avec André. Petit Louis reste ici. Elle se cramponnait à sa décision, refusant d’y penser davantage, de peur de faillir à sa résolution. Elle jeta quelques hardes dans un bout de toile qu’elle noua aux quatre coins. Elle dormit mal, harassée par la chaleur moite, angoissée à l’idée de ce grand voyage qu’ils allaient entreprendre, eux qui n’avaient jamais quitté Marigot. Au petit matin, elle s’habilla en hâte et cacha quelques gourdes* dans sa ceinture. Elle embrassa sa mère, se pencha sur la paillasse où l’enfant sommeillait. Elle voulait le serrer une dernière fois dans ses bras. Elle fit un geste pour le prendre mais se ravisa. S’il se réveillait, s’il la regardait de ses grands yeux noirs, si elle respirait l’odeur chaude de sa peau de bébé, elle n’aurait plus le cœur à partir. Elle abandonna son fils, le cœur gros. André l’attendait devant le potager.

Ils remontèrent la grand-rue du village d’un pas décidé, refusant de regarder en arrière, et se postèrent à l’angle de la route pour guetter le taptap. Ils attendirent longtemps. À mesure que le soleil montait et avec lui une chaleur accablante, Maria Carmen sentait fondre sa détermination. Un bus finit par apparaître juste au moment où ils s’apprêtaient à rebrousser chemin. Le véhicule bringuebalant, déjà plein à craquer, arborait, peint en bleu vif sur la carcasse de bois, un nom prophétique « Se konsa lavi ».
Par les fenêtres sans vitres s’échappaient des flots de rires et de conversations. Deux femmes se serrèrent pour libérer un bout de banc où Maria Carmen put poser ses fesses. André lui resta debout, puis finit par s’asseoir sur le marchepied. Les palmes s’agitaient dans un murmure pour leur dire adieu. Écrasés les uns contre les autres, les voyageurs étaient résignés à l’inconfort du voyage. Se konsa lavi ! Le taptap s’arrêtait dans le moindre village et de nouveaux passagers montaient sans qu’aucun ne descende. Plus on approchait de Port au Prince, plus ils étaient nombreux à s’entasser dans la carcasse de ferraille et de bois. À chaque virage, chaque cahot, ce n’était que hoquets, cris et protestations, pour la plupart joyeux et bon enfant.
Ils arrivèrent fourbus, essorés de fatigue.
Leur voyage avait duré huit heures. Pour quelque 150 kilomètres.

Dimanche 4 décembre – Villa Altagracia – 5 h 50
C’était ainsi que commençait l’histoire.
Son histoire.
Un aboyeur et un taptap nommé Se kon sa la vi.
C’est du moins ainsi qu’elle se la racontait quand, enfant, allongée sur sa paillasse dans l’obscurité moite de la case, elle peinait à trouver le sommeil. Dans le silence tonitruant de la nuit, les bruits des autres qui se retournaient sur leur matelas crissant de feuilles de maïs en grognant leurs rêves, la tenaient éveillée longtemps après l’extinction des feux. Alors elle voyageait dans sa tête, elle se racontait l’histoire de Maria Carmen et d’André, caressée par l’haleine chaude de la nuit tropicale.
Oui, c’était là son prologue. Son imagination s’envolait là-bas, de l’autre côté de la frontière, au-delà du rio Massacre.
En Haïti, dans un pays qui n’était pas le sien. Un pays de montagnes et de mer, un pays de nègres marrons et de dieux vaudous, un pays de misère.
Et elle commençait le voyage…

1951 – Port-au-Prince – Malpasse – Le pied gauche
Cette foule, ces grandes artères, ces maisons géantes aux balcons de bois, cette circulation, cette agitation incessante, ces gens partout, ce bruit, ces odeurs suffocantes, essence et pourriture mêlées… C’était donc ça, Port au Prince ?
Cramponnée à la main d’André, Maria Carmen ne savait où donner du regard, les yeux arrondis d’une surprise mêlée d’effroi. Tout ici était démesuré. Les voitures pétaradaient le long de grandes rues bien droites, les gens cheminaient avec détermination. Et eux, ils étaient perdus, étrangers à tout ce remue-ménage. On était bien loin de la langueur de Marigot dont la jeune femme regrettait soudain le calme. Étourdis par le trafic, titubants de fatigue, Maria Carmen et André décidèrent de ne pas s’éloigner de la gare routière où ils monteraient dans le premier autobus pour la frontière. Renseignements pris, ils comprirent qu’ils arrivaient trop tard. Pas de transport avant le lendemain matin. Ils n’avaient pas les moyens de s’offrir une chambre dans une auberge, et n’avaient d’autre choix que de rester là. À un stand de rue, ils achetèrent une portion d’effilochée de porc accompagnée de plantains frits qu’ils se partagèrent avant de regagner la station des transports où ils devraient patienter jusqu’au matin. Recroquevillée dans un recoin de la gare routière, Maria Carmen passa la nuit dans les bras d’André. Ces bras seraient-ils assez robustes pour assurer leur avenir ?
Ils ne fermèrent pas l’œil, blottis l’un contre l’autre dans l’attente du premier tap-tap en partance pour la frontière. Au matin, ce fut la foire d’empoigne pour trouver une place, mais à force de trémoussements et de jeux de coudes, ils se faufilèrent jusqu’à la porte du bus. Direction plein est. Après les montagnes, ils longèrent un bon moment l’Étang saumâtre avant d’arriver à Malpasse, la dernière ville du pays. En face, c’était la Dominicanie rêvée.

Malpasse était un lieu étrange, un chaudron du diable chauffé à blanc par un soleil implacable. Il y régnait une effervescence désordonnée qui mettait les nerfs à vif. Un ballet incessant d’hommes qui tiraient des brouettes débordant de fruits, de légumes et de volailles, de femmes avec d’énormes paniers sur la tête, d’enfants dépenaillés qui braillaient. C’était le lieu de tous les trafics, de tous les petits commerces. Tout s’y échangeait, tout s’y négociait, tout changeait de main en un clin d’œil, produits agricoles, produits manufacturés, gourdes et pesos, et bien sûr main-d’œuvre. Car c’était le haut lieu du recrutement pour les plantations de canne dominicaines. Au bout de la route, fermée par la grille imposante qui séparait les deux pays, le plus grand désordre régnait. Des camions bâchés et des tap-tap stationnaient, attendant de passer de l’autre côté pour décharger leur marchandise. Une foule compacte s’agglutinait sous l’œil goguenard des douaniers qui se remplissaient les poches sans vergogne.
Ils avaient cru pouvoir franchir la frontière à pied. En observant le manège des habitués et des douaniers qui contrôlaient les papiers et exigeaient un bakchich pour entrouvrir la grille où l’on passait au compte-gouttes, ils comprirent que ce serait impossible. Le seul moyen, c’était de trouver un recruteur. Ils errèrent dans la bourgade, glanant des informations ici et là, dans l’espoir de tomber sur l’un d’eux. Ils étaient nombreux, comme eux, à guetter. Maria Carmen buta sur une pierre et se rattrapa tout sourire au bras d’André. C’était de bon augure. Elle allait faire une rencontre. C’était le pied gauche, ce serait un homme. Le recruteur, évidemment.
La chance leur sourit. Un attroupement s’était formé. Un rabatteur passait en revue les candidats à l’exil. Il évaluait d’un coup d’œil leur capacité de travail et laissait tomber son verdict. Celui-là oui, celui-là non. Ça avait tout d’un marché aux esclaves, mais eux, pourtant si fiers d’appartenir à la nation qui avait aboli l’esclavage avant toute autre en se libérant du joug des colonisateurs, n’en avaient pas conscience. Ils se prêtèrent à l’examen sans ciller. Elle était jolie, lui un peu maigre, ils étaient jeunes et en bonne santé. Ils furent enrôlés. Le départ aurait lieu le jour même pour la raffinerie de Catarey, dans le centre du pays, au nord de Saint-Domingue. On leur promit un logement à eux, un contrat de travail pour les six mois à venir, soit le temps de la récolte, et un retour au pays d’ici l’été. Ils s’entassèrent sur la plateforme d’une camionnette prête à rendre l’âme à chaque cahot et franchirent la porte de fer.
De l’autre côté, Jimani. La Dominicanie.

Ballottés comme dans une barque emportée par une folle tempête, ils avaient longé un lac, traversé un désert, des montagnes, des vallées, des hameaux, un fleuve, d’autres montagnes, des bourgs, des villes, pour déboucher sur la grande plaine en cuvette par une route tendue entre deux murs de canne à sucre vert tendre.
Duvergé, Neiba, Vicente Noble, Azua, Bani, San Cristobal, Villa Altagracia, Lecheria. Fin du voyage. De la Dominicanie, ils n’avaient rien vu.

1951-1963 – Lechería –
Le parfum de la misère
C’était un hameau en pleins champs, greffé aux parcelles de canne dont les plants étaient déjà hauts. Au bout d’une étroite piste de terre qui se perdait sur la gauche, à moins d’un kilomètre de la route montant de la capitale vers le nord, de l’autre côté du rio Haïna. Au loin, à l’ouest, l’horizon butait sur des collines ondulantes piquetées de cocotiers qui dessinaient les premiers contreforts de la cordillère centrale. Un vert plus sombre contrastait avec celui, tendre, des prairies et des plantations. Par là-bas, derrière, c’était Haïti, le pays qu’ils venaient de quitter et qui déjà leur manquait.

Le camion à bout de souffle s’arrêta dans un dernier cahot qui projeta leurs corps ruisselants de sueur les uns contre les autres. Sa plateforme arrière s’ouvrit et il déchargea son contingent de bras à l’ombre d’un immense manguier, face à une double rangée de baraquements de bois de palme aux toits de zinc. Ils étaient arrivés. Ils s’extirpèrent du véhicule, hébétés, dans un état proche de la catatonie. L’endroit avait la chaleur d’un four. Sous la lumière blanche du soleil de midi qui gommait toutes les couleurs, le paysage déconfit avait fondu en petites touffes de poussière, sans parvenir à masquer la laideur du décor. Non loin, une haute cheminée crachait un panache d’épaisse fumée noire qui assombrissait le ciel azur. La raffinerie.

María Carmen balaya du regard le panorama, sans un mot. Une pierre comprima son cœur et dévala dans son estomac. Elle ne s’attendait pas à ça. Ça, c’était cette enfilade de baraques délabrées. Elle apprendrait plus tard que c’étaient les anciennes étables d’un élevage de Trujillo. En guise de comité d’accueil, un attroupement de femmes mal attifées, armées d’un balai ou chargées d’une bassine, un essaim d’enfants à moitié nus, maigres à faire peur, au ventre gonflé, deux vieillards statufiés sur de vilaines chaises. Des chiens faméliques se morfondaient, couchés sur le flanc, le museau assiégé de mouches. Un coq étique fouaillait du bec la terre, sa crête pendait sur le côté, deux plumes hérissaient son croupion. Un chaudron noirci chauffait sur un lit de braise devant un porche. Des pièces de linge défraîchies séchaient, pendillant à des piquets.
Un vague relent de pourriture et d’excréments flottait dans l’air mêlé à une entêtante odeur de sucre brûlé. Mais ce que María Carmen renifla, c’était le parfum de la misère. Son regard s’agrippa à un arbuste orné de rubans chamarrés au tronc souillé de coulures de cire. L’arbre marabout dressé telle une potence. Les grigris des croyances vaudous la réconfortèrent, un petit peu.
Ils étaient là désormais, et tout irait bien.
On le leur avait promis.
*
Une grosse camionnette apparut. Un contremaître, un Haïtien, peut-être un ancien coupeur qui avait pris du galon, en descendit. Il fit décharger une petite table et une chaise de bois qu’il installa au centre de l’esplanade. Il posa un épais registre, s’assit, et, d’une écriture maladroite, enregistra les nouveaux ouvriers. Nom, âge, liens entre eux. Puis il tria le troupeau silencieux qui avait resserré ses rangs dans un réflexe animal. D’un mouvement net de sa trique de goyave. Les hommes seuls à droite. Les couples à gauche. Les femmes seules, elles étaient trois, à l’écart. « yo ale tou dwat nan bordel la » (celles-là, elles vont tout droit au bordel) bougonna d’un air désolé une ancêtre toute fripée, agrippée à un bâton qui lui tenait lieu de béquille. María Carmen eut un hoquet, elle venait de comprendre ce qui lui avait échappé jusque-là : ces filles jeunes et sans attache n’avaient pas été recrutées pour les travaux des champs.

À María Carmen et André, le contremaître attribua une cellule dans une bicoque toute en longueur, un taudis de planches et de torchis craquelé, au sol en terre battue. Trois murs aveugles, une porte de tôle ondulée mal ajustée qui laissait passer le jour en haut et en bas, surmontée d’une plaque de bois portant le numéro neuf, – María Carmen lâcha un petit soupir de soulagement, c’était son numéro porte-bonheur, à l’intérieur une paillasse malodorante sur un châlit de bois, une table branlante et un tabouret, un seul. Sordide et insalubre. Pour la cuisine c’était dehors. Pour les besoins aussi. « Tou sa pou sa ». Cet accablant constat s’imposa à María Carmen tandis qu’elle déposait son balluchon sur le lit. Son estomac, vide depuis la veille, se rappela à elle dans un spasme. Accablée, la jeune femme se mordit les lèvres et dut se reprendre pour retenir ses larmes.
Ils étaient là désormais, et tout irait bien.
On le leur avait promis.
*
Dans le regard méprisant des anciens, ils étaient des « kongos ». Des ignorants sans la moindre idée des us et coutumes du batey. Parqués dans une zone réservée aux nouveaux, désorientés par ce monde qu’ils découvraient. Ils devraient trouver leurs marques et le plus tôt serait le mieux. Les anciens, eux, se serraient les coudes, jouissant de l’aura de qui a de l’expérience. Ils étaient installés dans les meilleures zones et les familles bénéficiaient de cases individuelles. Les contremaîtres avaient trouvé ce moyen, créer des clans pour entretenir des rivalités artificielles.

Le quotidien se mit en place. Au fil des jours, chacun semblable au précédent, les nouveaux venus apprirent la loi du batey : c’était la loi de l’exclusion, de la faim, du profil bas, du désespoir. Celle des deux tonnes quotidiennes de canne par tête, sous la menace muette des coups de fouet, dont avaient été roués, pour l’exemple, deux ouvriers qui avaient tenté de s’enfuir.
C’était un endroit à l’écart du monde. Un hameau autarcique où les règles et l’ordre, le logement, les chemins, le transport, le magasin, l’infirmerie étaient assurés par la compagnie. Un monde lent et pesant comme le pas des bœufs qui ahanaient en tirant les chariots rouillés aux essieux grinçants. Destinés au transport des fagots de canne, ils ramassaient les hommes armés de leur machette avant les premières lueurs du jour, pour les ramener à la nuit tombée, la tête basse, l’estomac vide, le corps anéanti, les bras endoloris, les mains couvertes d’estafilades, le dos cassé de s’être penché au plus près du sol pour couper les tiges à ras, les épaules moulues d’avoir coupé, coupé, coupé, mis en bottes, mis en bottes, chargé la canne. Un labeur de bête sous un soleil d’enfer.

Après leur départ, le batey devenait le territoire des femmes qui s’apostrophaient d’un compartiment à l’autre. Elles avaient construit autour de leur infortune un mur de solidarité, elles se serraient les coudes, la misère n’avait pas réussi à anéantir leur bonhomie, pas encore gâté leurs âmes. Elles égrainaient leurs souvenirs, parlaient de là d’où elles venaient, Côtes-de-fer, Terre noire, Grande saline, Belle fontaine, Gros l’Abîme… Elles avaient improvisé des métiers, coiffeuse, sage-femme, couturière, infirmière, cordonnière… Elles s’approvisionnaient au colmado de la centrale, une banane plantain, une racine de manioc, une tasse de riz, où le bodeguero décomptait les achats de la paye de leur homme au prix fort. De toute façon, il n’y avait pas de peso, la seule monnaie d’échange était des jetons qui ne valaient que sur la plantation. L’argent circulait en circuit fermé sans que nul n’en voie jamais la couleur, une économie en vase clos. Elles cuisinaient, lavaient le linge, grattaient la terre d’un minuscule conuco, potager, grignoté sur les terres de la plantation, jetaient des épluchures aux poules, tressaient des chapeaux en palme. Elles arbitraient les chamailleries des enfants, certains pas plus haut que trois pommes, qui poussaient comme des herbes folles, livrés à eux-mêmes et dont les jeux brouillons se terminaient en genoux égratignés et en pleurnicheries. »

Extrait
« Difficile de réconcilier tout ça dans sa tête d’enfant.
Sonia n’était déjà plus d’ici et pas encore de là-bas. Elle le pressentait, ce serait difficile. Chaque jour de sa vie.
Elle avait onze ans et n’avait pas imaginé que son existence pouvait se fracturer comme ça. L’école et le batey. Une vie coupée en deux. Deux vies. Deux univers qui coexistaient à quelques kilomètres l’un de l’autre, sans se rencontrer.
Deux populations, deux langues, deux mondes, celui des nantis et celui de ceux qui ne comptent pas. Et elle, un funambule en équilibre sur la frontière qui les séparait. » p. 74

À propos de l’autrice
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Après une carrière dans la communication, Catherine Bardon se consacre désormais à l’écriture et partage son temps entre la France et la République dominicaine. Elle est l’autrice de la saga Les Déracinés qui s’est vendue à plus de 500 000 exemplaires et qui a été distinguée à de nombreuses reprises, notamment par le Prix Wizo et par le Festival du premier roman de Chambéry en 2019. En quelques romans, Catherine Bardon s’est imposée comme une voix puissante du paysage romanesque français. Ses romans ont été traduits dans plusieurs langues. (Source: Éditions Les Escales)

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10, Villa Gagliardini

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En deux mots
C’est l’histoire d’un petit appartement situé dans le XXe arrondissement de Paris. C’est la chronique d’une famille sans père, puis avec un père trop présent avant de disparaître. C’est l’histoire d’une mère célibataire avec un, deux puis trois enfants. C’est l’histoire d’une enfant puis d’une adolescente qui va chercher sa voie des années quarante aux années soixante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Un petit chez-soi vaut mieux qu’un grand chez les autres»

Dans un roman qui fleure bon la nostalgie de l’enfance, Marie Sizun raconte ses jeunes années dans un appartement du XXe arrondissement. C’est là, dans le Paris de l’après-guerre, qu’elle a connu bonheurs et drames familiaux, c’est là qu’elle a grandi, c’est là qu’elle a construit son avenir.

Marie Sizun n’en a pas fini avec l’enfance. Après Éclat d’enfance, (paru en 2013 et disponible en poche), dans lequel l’autrice racontait ses jeunes années dans le XXe arrondissement de Paris, de la porte des Lilas à la place des Fêtes, voilà qu’elle entre dans «l’immeuble de briques rouges» qu’elle avait laissé jusque-là de côté. Le 10, villa Gagliardini où elle a grandi et où elle a vécu plusieurs drames familiaux. Ses premiers souvenirs remontent en 1942. Elle a deux ans et essaie d’apprivoiser cet espace qui lui paraît immense alors qu’il n’a que la taille d’un studio. Durant les mois qui suivront elle vivra avec bonheur dans ce cocon aux côtés d’une mère attentive et aimante.
Mais tout va changer avec le retour de son père, prisonnier en Allemagne jusqu’à la fin des hostilités. Cet homme va pour le coup prendre tout l’espace, vouloir remettre de l’ordre dans son foyer et montrer qu’il est le seul maître à bord. La peur et la violence s’installent. La tension devient permanente et va croître encore avec l’arrivée d’un petit frère qui va devenir le nouveau centre d’attraction de ses parents.
En fait, il faudra attendre des vacances en Bretagne, qui ne sont qu’un stratagème imaginé par son père pour divorcer et prendre le large, pour retrouver un peu de sérénité. Mais payée au prix d’une forte précarité.
Ce qui n’empêchera toutefois pas la narratrice de réussir un joli parcours scolaire après une école primaire plutôt mouvementée et d’entrevoir ce que pourrait être sa vie loin de la villa Gagliardini.
En refermant ce roman d’apprentissage, on pense à cette citation d’Alphonse de Lamartine: «Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer?» et l’on revoit à notre tour l’appartement ou la maison de notre enfance, son mobilier, ses objets qui nous ont accompagnés et que l’on dévalorise trop souvent en affirmant qu’ils n’ont qu’une valeur sentimentale. Or, c’est justement cette valeur qui est ici célébrée. Quelques dessins sur un mur, un berceau qui vient manger un espace déjà restreint ou encore une simple poussette deviennent alors les symboles d’une vie que la force du souvenir transcende.
Lire Marie Sizun nous permet de retrouver le Paris populaire des années d’après-guerre, mais au-delà de ce lieu et de cette période, c’est aussi l’occasion – au détour d’une phrase, d’une émotion ressentie – de replonger avec nostalgie dans nos propres souvenirs. C’est alors entre les lignes de cette belle écriture classique et limpide que chacun écrit sa propre histoire. Cette force d’évocation, que l’on pouvait déjà trouver dans La maison de Bretagne, donne à ce roman plein de tendresse et de nostalgie un parfum d’enfance et d’espérance. Car alors tout est encore possible.

10, villa Gagliardini
Marie Sizun
Éditions Arléa
Roman
248 p., 20 €
EAN 9782363083579
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement à Paris, dans le XXe arrondissement. On y évoque aussi Villemoisson, alors en Seine-et-Oise.

Quand?
L’action se déroule de 1942 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
On a tous un lieu d’enfance, lieu des premières années. Maison ou appartement, cet endroit littéralement lié aux souvenirs, bruits, lumières du tout début, enferme pour toujours le mystère de la petite enfance. C’est au 10, villa Gagliardini que Marie Sizun a décidé de retourner. Mais c’est d’un voyage tout intérieur dont il s’agit. Nous poussons la porte avec elle et nous découvrons, dans l’agencement du petit appartement une histoire romanesque. C’est là que l’auteur grandira, vivra le retour de captivité de son père après la guerre, l’arrivée d’un frère puis le délitement du couple qui, une fois le père en allé, lui rendra sa mère pour elle toute seule, en une espèce de compagnonnage où les rôles bientôt s’inverseront. Mais plus que le récit d’une enfance, c’est surtout l’histoire d’un combat pour trouver sa place. L’appartement est un refuge, une île merveilleuse où, malgré les difficultés financières, la petite vit dans un monde de fantaisie et de joie entretenu par sa mère dont l’originalité les protège des difficultés et des conventions sociales. Tout est bonheur : faire des dessins sur les murs, découvrir la lecture, écouter sa mère chanter. Chaque objet, chaque meuble raconte une histoire, s’anime. Et bien vite, l’enfant est attirée par le dehors. La vue de la fenêtre laisse entrevoir la beauté du monde : les toits de Paris luisant sous la pluie, les ciels changeants, tout est prétexte au ravissement. Puis la porte s’entrouvre sur le monde inconnu, l’école, les amies, la découverte du cinéma et ce quartier du vingtième arrondissement entre la rue Haxo et la place du Télégraphe. Les jalons sont posés, qui deviendront l’œuvre à venir. Le souvenir tenace d’une histoire familiale jadis éclatante, une certaine gêne financière pour ne pas dire pauvreté, et finalement une volonté farouche de lutter contre le déclassement. Une histoire de transfuge en somme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre
« J’ai deux ans et je suis dans l’appartement. Ce qu’il y avait avant, je ne m’en souviens pas. Ma vie commence au petit appartement. C’est mon écorce, ma coquille, mon nid. Je ne sais rien de lui, mais sa lumière, ses couleurs, son odeur sont à moi autant que la présence de ma mère.
J’ai trois ans, cinq, sept, dix ans, douze, quinze, seize, et je suis encore dans l’appartement. Mes connaissances se sont un peu enrichies, mais de l’appartement, je ne me dissocie pas encore. C’est un être vivant, fraternel, jumeau. Il est moi comme je suis lui, comme on peut s’aimer ou se haïr sans jamais cesser d’être soi.
Je le quitterai. Je vivrai ailleurs. Loin. Mais il sera toujours là. Au fond de moi.
Il est mon enfance et quelque chose de plus, comme un secret. Une empreinte génétique. Une

deuxième peau, inaliénable. Souvent il m’arrivera, des années plus tard, bien des années plus tard, de m’y retrouver en rêve, la nuit, quand, du grand immeuble de briques rouges où il s’inscrivait petitement, au deuxième étage, en bout de couloir, il ne me restera qu’une vision lointaine et, du 10, villa Gagliardini, qu’une adresse obsolète.

I
C’était un très petit, très modeste appartement, une pièce, une cuisine, une entrée, des toilettes. On appellerait cela aujourd’hui, je crois, un «studio»; pour moi, c’était la maison. Mes jeunes parents, à peine mariés, l’avaient déniché avec amour dans cet ensemble d’immeubles neufs à loyer modéré d’un quartier tranquille du XXème arrondissement, deux mois avant la déclaration de guerre de septembre 1939. Ils n’y ont pas été heureux longtemps : mon père a été mobilisé, envoyé au front, fait prisonnier. Il n’est revenu d’Allemagne que quatre ans et demi après. J’avais juste cet âge quand j’ai fait sa connaissance.
Pendant tout le temps de son absence, j’ai vécu seule avec maman, dans ce petit appartement qui m’apparaissait immense. C’était un univers dont, à peine debout, j’explorais avec bonheur les éléments familiers, simples extensions de moi-même semblait-il. Meubles, arêtes de mur, portes que je découvrais à tâtons, que je scrutais du regard, que je reniflais, dont j’écoutais le mystère, un silence que troublaient à peine les bruits venus de l’extérieur.
Dans la pièce principale – nous disions «la chambre», 20 mètres carrés tout au plus –, il y avait dans le coin droit un grand divan où mes parents n’avaient dormi ensemble qu’un été et, dans le coin gauche, mon lit d’enfant. Au centre, une table de chêne rectangulaire et ses deux chaises. Contre un mur, placée bien au milieu, une commode en bois blanc que, je le saurai plus tard, mon père avait teintée au brou de noix et cirée. Adossée au mur d’en face, simplement posée sur le plancher, une étagère basse en bois d’acajou, démodée, telle qu’on en voyait dans les intérieurs bourgeois de la fin du XIXème siècle, remplie de vieux livres, la plupart brochés. Et, entre la porte de la chambre et le pied du grand lit, une drôle de petite armoire – bonnetière? – étroite, jadis vitrée, dont le verre, fendu, avait été remplacé par un rideau de dentelle. Ma mère y rangeait le linge de maison et les papiers de famille. Cette pièce était tapissée d’un papier peint gris, à motifs plus sombres, pour moi longtemps indistincts. C’était juste gris et familier. Même si les motifs me sont bientôt apparus comme des espèces de ramages, plumages bleu nuit évoquant vaguement des oiseaux. Mais il y avait au fond de la chambre, lumineuse, magnifique, une haute fenêtre, large d’un peu plus d’1 mètre, qui ouvrait sur deux cours, une petite, celle de notre immeuble, close sur deux côtés de murs, jusqu’à la hauteur du deuxième étage, le nôtre. Juste en face de chez nous, le mur faisait place à une enfilade de toits que surmontait un grand morceau de ciel. À droite, la deuxième cour, plus importante, à peine séparée de la première par un muret, appartenait à l’immeuble voisin, dont les huit étages nous masquaient le paysage extérieur mais offraient, le soir, avec la mosaïque des fenêtres éclairées, un spectacle fascinant. Ouverte, notre fenêtre ménageait pour s’asseoir un rebord de 40 centimètres de large sur 1 mètre de long. Une idée de balcon en somme. Une petite balustrade de fer forgé, peinte en noir et coiffée d’une rambarde en bois, était censée protéger d’une chute. Ma mère s’y accoudait souvent. Moi, je m’étendais de tout mon long sur l’étroit balcon avec mes jouets. Les jours de beau temps, c’était notre jardin. Mais les pots de fleurs étaient interdits par le règlement. »

À propos de l’autrice

Portrait de Marie Sizun le 04/04/2022
Marie Sizun © Photo Philippe Matsas

Marie Sizun, agrégée en lettres, est née en 1940. Elle a d’abord exercé comme enseignante en France, puis en Allemagne et en Belgique, avant de se tourner vers l’écriture. Depuis 2001, elle vit entre Paris et la Bretagne. Sa carrière d’écrivaine débute en 2005 avec la publication de son premier roman, Le Père de la petite, qui a reçu le prix Librecourt. Elle a ensuite publié dix autres romans, dont La maison de Bretagne, récompensés de divers prix. (Source: Éditions Arléa)

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God Bless America

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En deux mots
Parti sur les traces de l’Amérique originelle dans un Road trip qui va des Grandes Plaines au Colorado, le narrateur se retrouve dans un motel de Cortez. Là, il va se confronter à l’Amérique profonde, loin du rêve américain. À moins qu’il ne la rêve…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qu’est devenu le rêve américain?

Le premier roman de François Ide nous entraîne à Cortez, Colorado au terme d’un Road trip qui va nous permettre de découvrir l’Amérique d’aujourd’hui, celle qui voit s’effacer le rêve américain derrière une nostalgie factice et le communautarisme gangréner un pays de plus en plus replié sur lui-même.

Quand il arrive sur le parking du motel, le narrateur est saisi par le nom inscrit sur la plaque d’un pick-up aux proportions considérables, Don Chalmers. Un nom qui va lui servir de guide dans cette ville totalement impersonnelle du Colorado. Cortez a en effet tout ce qu’il faut pour offrir à ceux qui s’y arrêtent de quoi continuer leur route.
Mais cette étape va profondément marquer notre Français qui, au volant de sa voiture de location, a choisi de suivre la route des pionniers, depuis les Grandes Plaines jusqu’au Colorado et au Nouveau-Mexique, en passant par les grands parcs nationaux pour finir au Mesa Verde National Park, qui abrite les habitations troglodytiques des Pueblos.
Parti à la recherche de Don Chalmers, il va voir sa quête se compliquer car le parking va peu à peu se remplir de pick-up de même calibre, témoins rutilants de cette Amérique profonde qui se sont donnés rendez-vous là à la veille d’une foire agricole. Les autocollants et slogans fièrement apposés sur leurs véhicules, pour le port d’armes, pour la chasse, pour le Sud et même pour le Klan ne laissant guère de doute sur leurs convictions. «L’âme des fidèles était aussi pure que le canon de leur Colt était parfaitement huilé. À l’image des bielles, engrenages, arbre à cames et soupapes de leurs puissants V8 qu’ils faisaient ronronner tel un murmure divin, affichant la fierté vrombissante et manifeste de leur destinée comme on traînait derrière soi, il y a peu, le corps violé d’une squaw ou le cadavre lacéré d’un esclave chapardeur.»
Le barbecue géant organisé sur le parking va venir confirmer ce sentiment. Parfaitement orchestrée, cette fête est l’occasion de se retrouver entre partisans, mais aussi de faire sentir aux étrangers qu’ils n’ont pas leur place parmi eux. Face à leurs faces rougeaudes et alcoolisées, il vaut mieux faire profil bas et longer les murs.
Réfugié dans sa chambre avec une bouteille de vin et une flasque de whisky, notre narrateur ne trouvera pas vraiment de quoi s’évader en regardant la télévision, les discours du Président Trump semblant relayer le malaise ambiant. Le tout se ponctuant par un mauvais cauchemar.
François Ide dépeint parfaitement cette Amérique qui se réfugie derrière ses légendes, se barde derrière des certitudes de puissance et d’auto-défense, qui rejoue la conquête de l’ouest comme une formidable épopée niant tous les dégâts collatéraux et les massacres perpétrés.
Une Amérique symbolisée par ce monstre sur un parking qu’il va recroiser après avoir repris la route: «Le pick-up de Don Chalmers serait mon talisman, mon parfum de douleur désirée, une vanité moderne, rutilante et bruyante, ténébreuse et vénéneuse, une calandre mortelle, un néant peuplé de fracas, de soupapes huilées et d’armes chargées, de corps avachis et de sexes tendus dans la rumeur enveloppante d’une cavalcade sans fin, cow-boy sans visage, clameur obscure des hautes plaines, désert inconnu qui me révélait à moi-même.»
En refermant ce court mais percutant roman, on ne peut qu’éprouver un sentiment ambivalent, entre fascination et dégoût. Comme si derrière cette Amérique en proie à ses mauvais démons, il restait tout de même quelques poches d’espoir.
On pense bien sûr à inscrire ce livre derrière les œuvres de John Steinbeck, Jack Kerouac, Jim Harrison, Bill Bryson ou encore plus récemment Douglas Kennedy, autres Road trips américains. Mais le titre de ce premier roman God Bless America rappelle aussi le pamphlet corrosif du cinéaste Bob Goldthwait paru en 2016 et la chanson de l’immigré russe, Irving Berlin composée pour exprimer sa gratitude envers les États-Unis. Un hymne dont on ferait bien de se souvenir à la veille d’une année électorale où l’on pourrait à nouveau voir surgir ce visage à la mèche orange au prénom de canard.

God Bless America
François Ide
Éditions Le Dilettante
Premier roman
128 p., 15 €
EAN 9701030801194
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, en partant des Grandes Plaines et en traversant le Wyoming et le Montana, l’Idaho et l’Arizona jusqu’au Nouveau Mexique, en passant par le Nebraska, le Dakota, le Nevada pour arriver à Cortez et Durango, Colorado.

Quand?
L’action se déroule sous la présidence de Donald Trump, entre 2017 et 2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
Se méfier des trous perdus : ils sont souvent sans fond et manifestent une furieuse tendance à avaler ceux qui s’y égarent. Prenez Cortez, dans le Colorado, bourgade-étape se composant d’une highway, d’un motel, de quelques commerces et de quoi faire le plein. De la halte à l’état pur. C’est en tout cas ce que pense le héros anonyme de God Bless America, premier roman de François Ide, qui s’y gare en toute ingénuité. Quand soudain… » Don Chalmers « ! La simple vue de ce nom sur la plaque d’un pick-up, un Minotaure de chrome et d’acier, le fascine. Mais qui est «Don Chalmers», redneck ou Antichrist ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog littéraire de Pamela Ramos

Les premières pages du livre
« Je ne l’ai jamais vu ni rencontré. C’est ce que je veux croire. Une apparition, un fantôme peut-être.
Tout a commencé alors que je manœuvrais au détour d’un parking, à Cortez, Colorado, non loin du parc national de Mesa Verde dans la région des Four Corners reliant les États du Nouveau-Mexique, de l’Utah, de l’Arizona, et du Colorado, donc.
Cortez, une ville de l’Ouest comme il en existe beaucoup, traversée par sa highway, avec de chaque côté ses motels, stations-service, supermarchés, quincailleries, laveries, drogueries, car wash, garages et hangars. Tout ce dont avait besoin l’automobiliste qui ne désirait qu’une chose : poursuivre sa route. Une ville comme les autres, disséminées dans le désert et la rocaille, ou parfois dans le creux d’une plaine herbeuse et jaunie entourée de montagnes, une promesse de civilisation. On se demandait pourquoi là plutôt qu’ailleurs. Une voie ferrée, une mine, un ancien relais de poste, un simple carrefour donnaient un début d’explication.
Tout autour, un même paysage s’étendait et reculait à l’infini sans qu’on sache si l’on pouvait y vivre ou simplement le traverser. Peut-être y planter le décor d’une scène, nourrir l’imaginaire du voyageur qui rêvait de se mesurer au mythe en caressant le volant de sa voiture.
C’est donc sur le parking d’un motel de Cortez que le nom de Don Chalmers me sauta littéralement aux yeux pour pénétrer mon esprit et ne plus le quitter. J’enclenchai la marche arrière de ma voiture de location en me laissant guider par la boîte automatique et les bips de la caméra de recul, lorsque les lettres se détachèrent dans mon rétroviseur pour buter sur ma rétine, entrer dans l’habitacle et envahir tout l’espace. Je ne pus rien déchiffrer sur l’instant, incapable de lire à l’envers, seuls le D de Don et le C de Chalmers m’apparaissaient distinctement, comme en relief, taillés dans la masse d’une plaque d’immatriculation fixée sur les chromes d’une calandre démesurée qui s’avançait à l’avant d’un pick-up que je devinais tout aussi massif.
Une fois garé, je pus vérifier. Les lettres s’étalaient : d’un jaune qui rappelait les herbes brûlées des prairies, sur un fond bleu d’une profondeur de couchant. L’art, si américain, de concentrer l’esprit du lieu dans le rectangle d’une plaque d’immatriculation. Don Chalmers! Quel nom! J’étais séduit par l’équilibre et la force qu’il dégageait. Le « Don » bref et sec, un coup de feu, avec ce « n » prolongé et vibrant dans l’air, semblable à l’éclat assourdi d’un silencieux. Puis le « Chalmers » à la douceur sauvage, susurré comme l’écho d’un fouet dans l’attente d’un cri. Ou alors le chuintement sournois du serpent à sonnette qui avance en cadence vers sa proie : Chalmers… Chalmers… Chalmers… Chalmers… Je répétai ce nom à voix haute mais suffisamment bas pour en apprécier le mystère et la force, comme on fait tourner un alcool en bouche avant d’en avaler une lampée. Autour des lettres, il y avait une nuée d’étoiles du même jaune. Cela aurait pu relever d’un kitsch extrême, en ces lieux où le raffinement de la civilisation n’arrive qu’atténué, mais rien de tout cela. L’ensemble était parfait, le nom, la couleur, les étoiles, et le véhicule qui, à présent, m’apparaissait dans sa splendeur monstrueuse. Une calandre surmontée d’un pare-buffle, des marchepieds et des enjoliveurs chromés. Et le blanc – couleur d’os légèrement nacré – de la carrosserie, un éclat dérangeant, semblable au relief de ces carcasses animales qu’on trouvait sur le bord des routes, nettoyées par les vautours et le vent des hautes plaines. J’en fis le tour à la manière d’un cercle que l’on décrit au pied d’une montagne sacrée, avec respect et précaution. La benne du pick-up m’arrivait à hauteur du visage. Je ressentis un trouble à l’approche de cette puissance, presque surnaturelle, qui pouvait vous écraser à tout moment. Le nom du propriétaire était repris sur la plaque arrière, accompagné cette fois-ci des numéros réglementaires et de la provenance du véhicule : New Mexico, « The Land of Enchantment ». L’association d’un « pays enchanté » à cette brutalité mécanique était surprenante. Mais tout n’était qu’enchantement, précisément, à commencer par ce nom, « Don Chalmers », et ce pick-up aux proportions considérables qui dégageait, derrière sa robe immaculée, une promesse de furie. Il s’agissait d’un Ford F-250 MegaRaptor Super Duty – 6,7 litres de cylindrée – et ses 700 chevaux calfeutrés sous un capot rehaussé pour l’occasion.
L’engin avait été personnalisé et transformé, de telle sorte que sa puissance prenait les allures fluides et menaçantes d’un missile domestique. Les roues gigantesques étaient relevées par des amortisseurs mis à nu tels les organes à vif d’une bête invulnérable.
Avec un peu de hardiesse, on pouvait s’avancer dans le dessin du pneu et passer la largeur d’une main entre les crans de caoutchouc sculptés comme d’épais canyons noirs. Un labyrinthe rude et accrocheur à l’intérieur duquel on se perdait, pourvu que les yeux s’approchent assez près et se laissent attirer par le grain luisant de la matière. Les vitres teintées empêchant de voir l’intérieur, je repris mes distances, intimidé et stupéfait de ma fascination pour cette chose et ce nom, «Don Chalmers». Je regardai, une dernière fois, les contours argentés des quatre pots d’échappement au diamètre appréciable pour entrevoir, au-dedans de leur éclat, la bouche sombre d’un moteur que j’imaginais rauque, impatient de l’entendre résonner dans l’écrin silencieux d’une nuit qui viendrait bientôt.
Je m’étais déjà laissé séduire – aux confins du Nevada, quelques semaines plus tôt – par le son fameux du V8 qui rugissait d’ordinaire dans les entrailles de ces engins. Ce jour-là, au sortir d’un virage, après avoir traversé une ville somnolente abandonnée au désert – et alors que mon attention dérivait, par-delà les brumes de chaleur, vers le trait de la route qui s’élevait à l’horizon –, je perçus ces coups d’accélérateur surgis de nulle part. Ils m’arrivaient dans le dos avec la fureur d’une vague scélérate. Je me grisais du bruit. Une vibration basse agitait mon corps, embrassait ma colonne vertébrale, jusqu’à me hérisser l’échine. Les reprises et les soubresauts d’une calandre menaçante se profilaient dans mon rétroviseur. Je ralentis avec un mélange de peur et d’envie pour laisser passer la bête et jouir en silence du bruit guttural et caverneux qui s’éloignait, grondement d’une puissance retenue, au bord d’une démesure qui ne demandait qu’à se déployer dans l’immensité qui m’entourait.
J’y trouvai une sonorité animale, profonde et intense, semblable à celle que j’avais ressentie au milieu des bisons du Yellowstone, les pieds plantés dans le gravier d’une rivière asséchée de la Lamar Valley. Un sursaut qui prend l’âme, le cœur et le reste, face au tableau préservé d’un temps d’avant les hommes, la prédation et le génocide. En cet instant, au centre du cratère endormi, une communion archaïque se rejoua dans mes tripes offertes à la fureur d’un gros mâle qui s’agitait près de moi. Ses yeux fixes – et son énorme tête encadrée de poils drus, surmontée d’une bosse musculeuse qui roulait vers moi – ne semblaient voir que mon spectre.
Je n’étais qu’une trace à peine visible au-devant de son chemin, qu’il suivait depuis le fond des âges. Dans ce regard animal, aux cornes recourbées et au dos si puissant, je n’existais plus, pris dans une chasse à rebours d’un temps traversé de blessures, de meurtres et de plaintes que personne n’entendait. Un envoûtement qui faisait trembler le sol au rythme des feulements graves que le troupeau répercutait de loin en loin, un appel aux esprits enfouis de la vengeance, bruit de colère sauvage, grondement qui me laissa là, au milieu de cette vallée,
vaincu et fasciné.
Comme je le fus sur cette route du Nevada et comme je l’étais sur ce parking, matador innocent attendant l’encornement d’une meute inespérée, planté devant ce fabuleux pick-up que la lumière déclinante faisait miroiter.
J’étais pris d’un sentiment douloureux et âpre que je ne m’expliquais pas. Don Chalmers m’ensorcelait d’un parfum de sueur animale et d’essence trafiquée, de fluides aux mélanges inconnus qu’on se plaît à explorer et qui pénètrent en profondeur jusqu’à violer l’imaginaire. J’étais subjugué par ce mystérieux patronyme et sa créature d’apocalypse qu’il devait faire mugir sur les sentiers brûlés du Nouveau-Mexique, traçant un panache poussiéreux d’une perfection rectiligne, recouvrant son fief d’une poudre qui retombait aux abords des chemins sur les cadavres de bétail laissés aux coyotes.
Un type qui inscrit fièrement son nom devant sa calandre ne pouvait traverser son territoire qu’avec la fureur d’une mécanique sauvage et létale. Se dessinait un univers sombre et fascinant d’homme brutal qu’on rêve de côtoyer jusqu’à s’y frotter en frissonnant.

Le personnel du motel était comme toujours charmant, au sens américain du terme. L’impression fuyante qu’à cet instant précis, dans ce hall décati et devant ce comptoir usé, vous étiez la personne la plus importante du monde, que tout serait fait pour vous satisfaire dans les moindres détails, jusqu’à ce que vous ayez définitivement disparu de la pièce, muni de votre clé et de votre récépissé. Ma chambre serait donc la meilleure, la plus lumineuse, au bout de la coursive qui pouvait aussi servir de terrasse, juste au-dessus de la piscine qui donnait sur le parking et dont je pourrais profiter comme il me plairait.
En réalité, je devrais me contenter du strict nécessaire. Une télé surdimensionnée, un abat-jour à l’éclairage blafard, un frigo tacheté de petites moisissures et un couvre-lit constellé de trous de cigarette, témoins d’une époque révolue où quelques bandits avaient dû griller leur paquet d’Americana, s’enfilant du mauvais whisky dans l’attente du prochain coup.
À défaut de renégats et de cavale impossible, je posai mon maigre bagage et ouvris une fenêtre pour évacuer l’odeur rancie que le circuit bruyant et défectueux de la clim ne parvenait pas à dissiper. C’était à la hauteur de mes attentes, simple et pratique, banal et triste ; inversement proportionnel, sans doute, à l’espoir qui, en ces lieux jadis inviolés, devait animer les pionniers en quête d’un monde meilleur – ou pour le moins d’une promesse éternelle. Ces hommes que l’idée d’une destinée manifeste guidait comme la flamme pure et rédemptrice d’un feu dévastateur.
Pour l’heure, la vue sur le parking et ses alentours me ramenait sans violence à l’extrême contemporain d’une civilisation accomplie sur les ruines de ce rêve désormais enfui mais qui continuait d’infuser les âmes, semblables à la mienne, esprit flottant sans mesure ni désir, conscience atténuée et sans jugement, ni but ni destin, si ce n’est de se laisser porter par les lieux, en respirer l’atmosphère jusqu’à suffoquer.
J’avais réservé pour plusieurs jours dans l’idée d’explorer les villages troglodytes des anciens Pueblos disséminés dans la région. Des hommes dont on savait si peu avaient vécu là, reculés ou acculés à flanc de falaise, sculptant des labyrinthes de pierre pour se prémunir contre une malédiction dont on ignore la teneur. Qu’avaient-ils fui? Comment avaient-ils disparu et pourquoi? Les explications ne manquaient pas, mais aucune ne me satisfaisait.
J’attendais de voir et préférais en rester au mystère de la fuite éperdue qui m’allait si bien. J’ignorais tout et découvrais le monde à mesure que mon imagination me portait ici ou là au gré de ses fantasmes. À défaut d’en faire un viatique, l’errance climatisée me convenait, délectable et ennuyeuse. Un présent permanent facile à combler dès lors qu’il se chiffrait en miles et gallons d’essence que quelques dollars suffisaient à payer. Mon épopée devait se satisfaire d’une distance, d’un danger à contempler à hauteur de pare-brise, aussi lointain et innocent que ma réserve d’eau fraîche pouvait le permettre.
En retournant à ma voiture chercher quelques affaires, je m’aperçus que le Ford F-250 Mega-Raptor de Don Chalmers n’était que le spécimen le plus impressionnant d’une véritable meute. En effet, une dizaine de ces camions occupaient l’extrémité du parking, qui formait un U. On aurait dit des chariots de colons se dressant pour se protéger des dangers de l’Ouest et mettre à l’abri les familles en quête de richesses et de vies réussies. Il y avait là toute la panoplie de ce que l’industrie US pouvait produire comme véhicules disproportionnés, achetés bien souvent à crédit mais qui, à mon corps défendant, ne laissaient pas de m’intimider. Tous étaient immatriculés au Nouveau-Mexique, constituant un même clan, mais celui de Don Chalmers portait un nom et se dégageait de la meute par sa hauteur et ses dimensions, mâle dominant de ce troupeau mécanique.
Ma chambre avait deux rangées de larges fenêtres formant un coin qui me laissait une vue plongeante sur le parking, la piscine où barbotaient quelques familles, et au-delà, la quatre-voies qui coupait la ville en deux avec son défilé de voitures et de trucks qui se dirigeaient à l’est ou à l’ouest, vers le désert. Je déballai mes affaires de toilette et quelques vêtements propres avant de filer sous la douche pour me laver de la route, de la poussière et de la fatigue. »

Extraits
« L’âme des fidèles était aussi pure que le canon de leur Colt était parfaitement huilé. À l’image des bielles, engrenages, arbre à cames et soupapes de leurs puissants V8 qu’ils faisaient ronronner tel un murmure divin, affichant la fierté vrombissante et manifeste de leur destinée comme on traînait derrière soi, il y a peu, le corps violé d’une squaw ou le cadavre lacéré d’un esclave chapardeur. » p. 60

« L’esprit des lieux, sublime, avait pénétré mon corps, je vacillais alors que les dernières notes du V8 s’évaporaient derrière les sommets. Le pick-up de Don Chalmers serait mon talisman, mon parfum de douleur désirée, une vanité moderne, rutilante et bruyante, ténébreuse et vénéneuse, une calandre mortelle, un néant peuplé de fracas, de soupapes huilées et d’armes chargées, de corps avachis et de sexes tendus dans la rumeur enveloppante d’une cavalcade sans fin, cow-boy sans visage, clameur obscure des hautes plaines, désert inconnu qui me révélait à moi-même. » p. 120

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François Ide © Photo DR

François Ide écrit et travaille à Lille, où il mène une vie exemplaire. (Source: Éditions Le Dilettante)

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Seuls les fantômes

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En deux mots
Une rupture amoureuse entraîne le narrateur dans une dépression dont il peine à sortir. En faisant le bilan de sa vie, il ne voit que des rendez-vous manqués, avec Alice, Laetitia, Nina… Mais peut -être n’est-il pas trop tard?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«J’écris pour ceux qui ne sont plus là»

Dans son premier roman, Cyrille Falisse retrace le parcours d’un jeune homme dépressif, entouré de fantômes et d’amours défuntes. Autour du visage tutélaire de sa mère partie trop vite, Alice, Laetitia, Nina vont jalonner une vie qui n’est peut-être pas finie. Une quête sensible.

Dans l’agence de com de Louvain-la-Neuve où il travaille, le narrateur peut compter sur des collègues compréhensives. Misko, réfugiée irakienne, lui voit même un avenir d’écrivain. «Pour le moment je suis dépressif. C’est peut-être le préambule.»
Cette dépression résulte d’une douloureuse séparation. Presque un pléonasme, tant les séparations sont difficiles à vivre. Il avait pourtant été prévenu puisqu’après l’amour, elle lui avait assené: «Je vais te détruire». Cela avait failli marcher. Il errait comme un zombie et ni ses collègues, ni sa voisine n’avaient pu le faire sortir de sa léthargie. Restaient les sites de rencontre. «Je suis incapable de sortir de chez moi, d’aller dans un café avec ma triste gueule, encore moins de prétendre danser. Je n’ai qu’une option, le faire ici, entre les pixels et chercher le plaisir derrière l’écran.»
Des échanges virtuels qui vont lui permettre de converser avec Alice. Cette dernière va convoquer des souvenirs de jeunesse, quand il passait des vacances chez son grand-père à Saint-Dalmas Valdeblore. Quand, encore enfant, il était tombé amoureux de Laetitia.
La belle Réunionnaise à la peau cuivrée va longtemps le hanter, tant il est vrai qu’on n’oublie jamais son premier amour. Bien des années plus tard, il va tenter de retrouver sa trace.
Une enquête qui va en appeler d’autres, une envie qui va virer à l’obsession. Quand, il s’était mis en tête de séduire Sandra, la plus belle fille du collège et, touchant au but après des années passées à espérer, il avait finalement fondu pour les beaux yeux de Nina. Que sont ses femmes devenues?
Dans ce premier roman, Cyrille Falisse, né à Bruxelles en 1976, se livre à une introspection pleine de nostalgie et de poésie, dans lesquels les rêves virent au cauchemar. Dans sa quête de l’amour perdu, on sent toute la détresse de l’enfant qui a perdu sa mère trop tôt – les pages consacrées à son vain combat contre le cancer sont bouleversantes – et la folle envie d’avoir envie, à nouveau. Si l’espoir fait vivre, alors on peut se réjouir de refermer ce livre face à un vivant que seuls les fantômes accompagnent.
Ce roman teinté de nostalgie, brille aussi par son humour teinté d’autodérision et de fulgurantes réflexions. En voici une qui conclura à merveille cette chronique: «La vie est une succession d’opportunités manquées. En les additionnant, ça peut donner une belle vie.»

Seuls les fantômes
Cyrille Falisse
Éditions Belfond
Premier roman
272 p., 21 €
EAN 9782714403223
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Belgique, à Bruxelles et Louvain-la-Neuve, mais aussi dans les Ardennes belges à Liège et à Spa, à Nice et dans les Alpes de Haute-Provence, notamment Saint-Dalmas Valdeblore, Bairols, Haut-de-Cagnes, Saint-Martin-Vésubie, Saint-Tropez et Antibes. On y évoque aussi Londres, la Grèce, Taormine et Mwanza en Tanzanie.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’occasion d’une rupture, un jeune homme va convoquer les fantômes de son passé. Un premier roman sincère et poétique, qui explore l’absence sous toutes ses formes.
Depuis que son ex l’a largué parce qu’il était faible et fragile, Melvile ressasse l’histoire d’amour qui vient de le terrasser. Sur les réseaux sociaux où il s’est réfugié, une rencontre virtuelle va réveiller ses disparues. Laetitia, la Galopante, Nina… Trois images manquantes, trois premières fois. Seuls les fantômes est un voyage dans le temps où tournoient les voix du passé. Les grandes vacances à Saint-Dalmas Valdeblore, les truites du Boréon, les émois et les malentendus…
Un premier roman à la poésie singulière, où un homme cherche sa place, où les fantômes parlent et consolent parfois.
«Une voix forte et bouleversante.» Jean-Baptiste Andrea, auteur de Veiller sur elle, prix Goncourt 2023.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Benoît Lacoste)
Monaco-Matin (Fabrice Michelier)

Les premières pages du livre
« I L’image manquante
Elle est nue de dos face à la fenêtre. Les cheveux remontés en chignon. Dehors la lumière est vive. Si je devais la photographier à cet instant précis, je serais à contre-jour et elle, prise sous un effet de halo, ses fesses rondes et blanches ressortiraient sur la pellicule. Ce serait beau. Son bras gauche tient une serviette et laisse percer un triangle de couleur vive au cœur de sa peau brune. Je ne vois pas l’autre bras, juste sa main au niveau du cou qui tripote le lobe de son oreille. Elle a les jambes légèrement écartées. Elle m’entend ou me devine derrière elle. Une mère sent son enfant. Viens, dit-elle. Elle se retourne vers moi. Je quitte l’embrasure de la porte et m’avance. Elle m’attire à elle, me serre contre ses seins, la serviette tombe à ses pieds. Je ne peux pas m’en empêcher, je l’embrasse sur les lèvres, elle me rend mon baiser et met sa langue dans ma bouche. Au moment où ma respiration se bloque, quelque chose de mou tombe dans ma gorge. Je m’écarte brusquement d’elle et parviens à l’expulser de mon œsophage, je le mâche un instant par réflexe avant de le cracher dans ma main, ça a un goût de plastique ou de gélatine. C’est un morceau de chair sanguinolent. J’ai envie de vomir. Je la regarde. Il lui manque un bout de lèvre.
Rêve n° 1

Je me réveille en criant, m’étouffant à moitié. J’inspecte mécaniquement mes joues et déglutis avec méfiance. À travers les stores, l’obscurité est dense, le réveil numérique indique 4 h 21. Une éternité que je n’avais pas fait ce rêve. Enfant et même adolescent, il était aussi fréquent que le cartable qui se renverse, la sortie sans slip ou le surplace alors que je suis coursé par des monstres. Ce petit bout de lèvre se détachait et finissait dans ma gorge. Je dévorais maman ou elle se décomposait en moi. À l’époque les adultes riaient quand je disais : «Avec ma maman j’ai un complexe de jeep.» Aimer sa mère au point de lui manger un morceau de bouche. Oui, moi aussi j’ai envie de te croquer, me répondait-elle avant que je ne me réveille.
J’habite au second étage d’une maison où la porte-fenêtre coulissante ne ferme pas complètement. Un courant d’air froid et humide me lèche le menton. Le proprio est le père de Joanne, une amie. Elle crèche juste en dessous avec Samuel, son mec, un artiste qui procrastine. Un insomniaque lui aussi. Le prix du loyer n’est pas énorme donc je me la ferme. En contrepartie je gèle et mon appart sent le moisi. La vaisselle sale dégage très vite une odeur immonde, les cendriers froids à côté c’est du parfum. Et ce futon qui me défonce le dos. Qui peut aimer dormir sur un truc aussi dur? Celle dont je veux mais ne peux oublier le nom m’a bien eu. Je l’ai acheté sur ses conseils en me disant qu’il serait le parfait outil du Kâma-Sûtra qu’on allait explorer ensemble. Un lit au niveau du sol, elle trouvait ça à la fois pratique et érotique. Ça ne l’a pas empêchée de me quitter en prétextant que j’étais une petite chose faible et fragile. Faible et fragile! Elle a bien insisté sur ces deux mots. Elle a dit d’autres amabilités qui me trottent dans la tête, elles viennent par vagues et me débordent. Je fais une obsession. On devient fou quand on ne maîtrise plus ses pensées. C’est ce qui m’arrive. Je lutte contre moi-même. L’idée m’effraie. Je suis fou. Ce sont les images qui me contrôlent, des idées fixes et récurrentes. Je tourne en rond dans mon studio où l’air froid se glisse comme une langue reptilienne. Je ne sors plus que pour aller bosser. Mon esprit ne me laisse aucun répit. C’est son souvenir qui commande. Pas elle. Elle, elle est partie depuis longtemps. Son nom est impossible à prononcer mais elle est partout, dans tous les recoins de cette cage mentale. Elle est chaque silhouette, elle habite chaque ombre, patiente derrière chaque porte. Elle a tout pris, tout ravagé. Je n’ai plus rien, sauf des images d’elle qui se moque de moi. Je m’allume une clope, la nausée agrippée à la gorge. Quand je fume je ne contrôle pas plus, mais c’est au moins une chose que je fais par ma propre volonté, elle ne souffle pas à ma place. Cette liberté relative m’angoisse. Très vite les pensées m’enferment à nouveau, la fumée flotte éparse sans que je puisse m’attacher à elle, j’aimerais tant me dissoudre. Je repasse nos conversations en boucle, la bande magnétique usée. Je suis un convecteur glacial, les souvenirs m’absorbent et me régurgitent. Au lieu d’une plage déserte à la mer plate et turquoise que je convoquerais pour aller mieux se répète la vision de son sexe et de ses seins lourds qui me manquent atrocement.
Mes amis estiment que je vais mal. Le week-end dernier, deux d’entre eux sont venus jusqu’à mon studio, J’étais vautré sur mon instrument de torture nippon, le regard morne, incapable de soutenir leur présence. Je fixais le sol, détaillant la poussière entre les lattes, les défauts du plancher. Leur monologue était inaudible. Ils ont répété et élevé la voix, sans doute, car j’ai discerné: «C’est elle ou nous.» Ils avaient dû préparer cette réplique en montant l’escalier. Je n’ai rien répondu. Mon esprit n’en a pas le loisir, occupé à analyser les derniers mots que nous avions échangés avant que son dos ne chante «Bang bang, my baby shot me down». À l’endroit même où ils se tenaient tous les deux, elle avait un jour joué du violoncelle nue, juste pour moi, rien que pour moi. Une de mes idées à l’époque, imprimer autant que possible sa peau dans l’espace. Elle jouait comme un pied. Le résultat était affreux mais elle était nue, c’est tout ce qui m’importait, alors je l’incitais à continuer. «Mais non c’est magnifique, continue.» «Ça fait longtemps que je n’ai pas joué, je suis rouillée.» «Continue, c’est beau.» Devenir un instrument entre ses cuisses. Ils sont repartis comme ils étaient venus, par l’escalier. Je perds des amis chaque semaine. Bientôt je n’en aurai plus.
La sonnerie métallique du Nokia 1112 retentit. Trois heures perdues à faire l’ouroboros. On pourrait écrire un livre sur la volonté inouïe qu’il faut à un dépressif pour se lever, prendre une douche, passer quinze minutes sous un jet d’eau brûlante, continuer de ressasser, sans répit.

Quand l’eau me touche, quelque chose au moins me touche… Je visualise toutes les fois où on a fait l’amour, je compte et recompte à l’endroit et à l’envers, futon, chaise, canapé, table, lavabo, radiateur, carrelage, parquet, terrasse, toit, bois, forêt, bosquet, voiture, ciné, cabine d’essayage chez Zara (coup de bol, je venais de la croiser par hasard avenue Louise), toilettes publiques dans un café du bas de la ville, douche, douche, douche, l’eau m’apaise. Je la regardais souvent quand elle en sortait. Elle ouvrait alors le peignoir qu’elle venait d’enfiler pour que je mate ses seins laiteux striés de veines vertes et bleues, je ne pouvais m’empêcher de le soulever pendant qu’elle se brossait les dents et de me frotter contre son cul, tomber à genoux et y enfouir mon visage. Le manque me fait crever. J’ai peur de ne plus jamais être capable de choisir mes pensées, de contrôler ma mémoire. Je me rappelle ce vieil homme croisé à la montagne avec qui j’avais dîné un soir où j’étais seul et lui aussi. À la fin du repas, en me raccompagnant vers mon studio, il m’avait asséné: «Je veux baiser, vous comprenez, je veux juste la baiser.» Un vieux type qui avait encore envie de baiser. Je ne suis pas sorti des emmerdes, je n’ai que vingt-sept ans. Je n’avale plus rien le matin. Manger me donne envie de gerber. J’enfile un bonnet, un col roulé, un jean, une paire de bottines et je m’assieds dans la Clio vert vertigo. Marche arrière sans écraser les gamins de l’école avant de m’engager dans les bouchons de l’avenue Winston-Churchill. À chaque feu rouge, je m’autorise une ou deux apnées en observant les travailleurs ou les étudiants coincés dans le tram. Comment vont-ils, est-ce si différent d’être un autre? Vu les gueules qu’ils tirent, ils n’ont pas l’air d’aller mieux que moi. C’est triste un visage dans un tram.
Le souvenir me kidnappe, je recompte: futon, chaise, canapé, table, lavabo, radiateur, carrelage, parquet, terrasse, toit, bois, forêt, bosquet, voiture, ciné, cabine d’essayage, toilettes publiques, douche, douche, douche, chambre des parents (j’ai failli oublier, devant le miroir du dressing, «la chambre de tes parents ça me gêne», tu parles, en levrette, à me tordre le poignet pour lui caresser le clito en même temps que je la pénétrais). Je conduis en aveugle, roue libre, sabot antivol du cerveau. Le matin, je prends la chaussée de Waterloo et contourne le bois par l’avenue Legrand, puis me dirige jusqu’à Franklin-Roosevelt et ses ambassades, là je me laisse porter dans la descente.
Je ne mets plus de musique dans la voiture, toute musique me déprime. J’ai Housewife de Daan qui de toute manière passe en repeat dans ma tête, une parfaite musique de psychotique. Je croise parfois Daan au Belga, il est grand, beau gosse, grisonnant. Il ressemble à mon voisin. Les gens qui sont beaux ont une démarche particulière, ils flottent imperceptiblement. La dernière fois que j’ai croisé celle que je ne nomme plus, c’était justement à la terrasse d’un café. Je lui ai fait une scène. Je me suis incrusté à sa table en ignorant la fille qui l’accompagnait. Un mec assis à côté lui a demandé si je l’importunais. Mais non, mon vieux. La demoiselle n’a pas besoin de toi. On parle, connard. Arrête de le regarder toi aussi! Tu ne peux pas t’empêcher de tous les draguer. Le pire c’est qu’elle rigolait. Elle se foutait encore de moi, devant tous ces inconnus et ces mecs qui rêvaient sans doute de voir ses nichons. Moi je la connaissais, la douceur de sa peau au creux du galbe, la couleur de ses aréoles claires, le goût salé de ses mamelons. Parfois je les tétais, recroquevillé en position fœtale sur ses cuisses. On m’a arraché à son sein.
Je déteste cet endroit où le Tout-Bruxelles se presse le vendredi soir. Dans les étangs, en face, il y a des vélos, des flingues, des coffres-forts ouverts, toutes les ordures de la ville y jettent leurs larcins.
Ce quartier pue la vase.

Je ne pète pas un mot de flamand. Je suis obligé de sortir de la capitale pour travailler. À gauche au feu, avenue de l’Orée, je fais attention à ne pas me prendre un tram, ça crisse comme une craie au tableau, puis dans l’avenue Guillaume-Gilbert je regarde distraitement la boulangerie, rue du Relais, pour passer devant la maison de papa, coup d’œil, Mûriers, Visé puis Les Arcades, Brillant et enfin la E411, l’autoroute jusqu’à Louvain-la-Neuve. C’est surprenant comme les trajets en voiture sont l’angle mort de l’existence. On s’en souvient rarement. Ils sont interchangeables. Si dans quelques années je devais retourner travailler à Louvain-la-Neuve, je serais incapable de retrouver mon chemin jusqu’à l’agence. On ne se rappelle les routes que l’on prend que si elles se terminent par un accident ou un contrôle d’alcoolémie.
Je travaille dans une agence créative. À cette époque ça ne veut rien dire, créatif. Toutes les boîtes de com le sont, Internet n’a que dix ans d’âge. Facebook n’a pas encore été lancé. Personne ne sait que les réseaux sociaux vont régir notre vie et nous fournir notre dose quotidienne de dopamine. Au début, les boîtes créatives se lancent sur Internet en espérant grappiller une minuscule part des budgets alloués à la pub par les grands comptes. On fidélise le client en lui envoyant du contenu par newsletter, ça arrive chez lui, c’est personnalisé, plus que la TV, la presse ou la radio. On n’a pas encore trouvé le moyen de mettre du son ou des vidéos dans les e-mails mais on a déjà compris comment inonder une boîte mail. Et comme personne ne pense à se désabonner ou à se désinscrire, on gonfle les stats et les revenus. Patrick, mon patron, est sûr de lui, le contenu va être la clé, la poule aux œufs d’or de la décennie à venir.
Je n’avais pas été retenu au premier entretien. Il m’a confié plus tard que je lui avais donné l’impression de sortir tout droit d’un enterrement. Je ne dois mon embauche qu’à la nullité du gars choisi à ma place, qui n’aura tenu que deux semaines.
Je n’ai pas fait mes études à Louvain-la-Neuve. Cette ville est sinistre, sans âme. De la brique, de la brique, de la brique. Les bureaux de l’agence sont situés près du lac dans le quartier des Bruyères, où poussent les seuls arbres de la ville.
Patrick est un hyperactif. Il a déjà monté plusieurs boîtes aux Etats-Unis. Linda, sa femme, est américaine, elle est infographiste dans notre petite structure. C’est elle qui est en charge de la réalisation des layouts. Le jargon des boîtes de com est imbitable. Au début je faisais semblant de comprendre opt-in, opt out, taux d’ouverture, taux de clics, BtoB, BtoC. Il M’avait déjà fallu quelques semaines pour déchiffrer asap, bat à la fin des e-mails. Le surnom que Patrick m’attribue est plus lisible : Low-Tech. Il fait le signe avec pouce et son index en se les collant au front. Là il articule les syllabes en ouvrant grand la bouche Low-Tech! Mais c’est Loser qui sort de sa bouche. J’ai une collègue, Misko. C’est mon binôme flamand. Elle est irakienne, arrivée en Belgique en 1992. Son père a été tué lors de la guerre du Golfe. C’est grâce à un prêtre belge qui vivait à Bagdad que sa famille a pu s’installer en Belgique. La pauvre, débarquer à Beveren à l’âge de seize ans. Quelle angoisse. Je ne lui ai jamais demandé ce qu’elle a ressenti. Une forme d’excitation, j’imagine. Misko est une des dernières à me supporter. Il faut être patiente et courageuse pour m’écouter ressasser mes épreuves sexuelles. Misko mérite une médaille. Elle pense que je vais devenir écrivain. Pour le moment je suis dépressif. C’est peut-être le préambule.
Quand j’entre dans les bureaux ce matin-là, Misko et Linda sont déjà là. Patrick est au téléphone, il passe sa vie au téléphone, ça le rassure. «Melvile.» Il raccroche et m’invite à la rejoindre par un signe de la main. Je plonge dans son aquarium. «Ça ne va pas mieux, mon vieux? Tu as vu ta tête, tu fais peur. Écoute, rentre chez toi. Prends ta journée, requinque-toi, reviens demain en forme. D’accord? Tu fais peine à voir. D’accord?» Je ne réagis pas. «Allez, rentre chez toi. Tu es livide, mon gars.» Son téléphone sonne à nouveau. Il me fait signe de sortir. Il fait rouler son fauteuil en cuir et effectue un demi-tour pour regarder par la fenêtre. De temps en temps, il doit s’imaginer en haut d’une tour avec vue sur Manhattan.
Après avoir refermé la porte de Patrick, j’aperçois les visages de Misko et Linda s’écarter de leurs écrans d’ordinateur pour me sourire. Elles ont de la peine pour moi et je n’ai même pas honte. Misko est au courant de ce qu’il m’arrive. Elle m’a vu passer de la lumière à l’ombre, comme ça, en quelques semaines. Comme dans une avalanche, je perçois encore le jour sous la couche de neige mais je suis incapable de bouger. Dans la voiture, je ne démarre pas tout de suite. J’ai envie de me coucher sur la banquette arrière. Les boucles reviennent. Petite chose faible et fragile.
Au lieu de rentrer chez moi, je fais un détour pour passer devant chez elle. Pendant des années, J’ai effectué le trajet depuis Ixelles où habitaient mes parents jusqu’à l’université Saint-Louis au bas de la ville. Le bus passait par une longue avenue. C’est là qu’en 1997 les enquêteurs ont découvert le corps de la petite Loubna Benaïssa dans une station-service. Elle avait disparu en août 1992. Ce quartier me la rappellera toujours. Je passe par la gare du Luxembourg, traverse la petite ceinture et me gare au centre-ville. De là, enfoncé dans mon siège, casquette vissée sur le crâne, je peux observer l’étage où j’ai passé quelques nuits, pas beaucoup en réalité, elle préférait venir chez moi, ne pas me mêler à ses amis. Je reste parfois des heures comme cela, espérant la voir sortir de chez elle.
Peu de temps après notre rencontre, elle m’avait mis en garde. Nous venions de faire l’amour quand elle avait affirmé: «Je vais te détruire.» Elle avait ajouté qu’elle détruisait tous ceux qui s’attachaient à elle. Je l’avais rassurée, j’étais fort, elle ne me détruirait pas.
Je l’avais même prise dans mes bras. Elle venait de me menacer et moi je la cajolais. Pauvre type. Quand je fais le guet en bas de chez elle, les boucles mentales se calment. J’attends une apparition. Ça fait dévier les boucles dans un territoire qu’elles ne maîtrisent pas, la confrontation directe avec l’objet de leur obsession. Je ne fuis plus, je n’élude plus. Je chasse les ombres. Au bout d’un certain temps, je remets le moteur en route. »

Extraits
« Misko mérite une médaille. Elle pense que je vais devenir écrivain. Pour le moment je suis dépressif. C’est peut-être le préambule. » p. 22

« J’ai passé six ans de ma vie avec une centaine de personnes, filles et garçons, aux côtés desquels j’ai mangé, étudié, ri, dormi même parfois, pris ma douche et pleuré. À certains d’entre eux j’ai confié des choses intimes, l’âge des violences sèches. J’en ai écouté d’autres me dire qui ils devenaient à l’abri d’un auvent, dans l’intimité d’un vestiaire après un cours de sport ou derrière la cloison des toilettes. J’ai vu leur peau d’enfant se durcir et se creuser quand on ne les croyait pas. J’ai parfois pensé qu’ils allaient devenir mes amis. Plusieurs ont disparu. L’horreur frappe au hasard, intoxication au monoxyde de carbone, crash de voiture, suicide, je pense à vous trois souvent. Je me demande si je n’écris pas pour être pardonné de tous ceux à qui j’aurais manqué de respect ou d’attention, ceux dont je me suis moqué, que j’ai imités en forçant le trait pour paraître drôle car c’était mon masque, je n’étais pas un pierrot, j’étais le clown qui provoque ou désamorce. » p. 214-215

« La vie est une succession d’opportunités manquées. En les additionnant, ça peut donner une belle vie. » p. 219

À propos de l’auteur
FALISSE_cyrille_©Chloe_Vollmer-LoCyrille Falisse © Photo Chloé Vollmer-Lo

Né en 1976 à Bruxelles, Cyrille Falisse est journaliste de formation, touche-à-tout et amoureux de la culture. Il est aujourd’hui libraire à «Papiers collés» à Draguignan. À Paris, il a créé et dirigé le site collaboratif de cinéma «Le Passeur Critique» et l’a coanimé pendant dix ans. Il se voit comme un passeur et défend une littérature engagée, qui bouscule autant qu’elle libère. Seuls les fantômes est son premier roman. (Source: Éditions Belfond / Page des Libraires)

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Les Échappés

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En deux mots
Une jeune fille qui quitte son Kansas natal pour New York, un jeune homme, descendant d’une famille juive viennoise va tenter de redorer le blason de sa famille, une intouchable va réussir à quitter l’Inde pour étudier à l’Université de Columbia, un jeune californien va chercher à se construire un avenir en passant par le Julliard School. Autant de destins qui vont se croiser dans ce roman choral très réussi.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La malédiction de l’espoir»

Voilà un premier roman qui fera date ! En entremêlant des parcours très différents, Renaud Rodier réussit une vaste fresque pleine de bruit et de fureur, mais aussi de résilience et d’humanité. Dans leur quête, les personnages vont se croiser et s’enrichir de leur confrontation.

Voilà sans conteste l’un des romans les plus aboutis de cette rentrée. Après un prologue un peu déroutant – la confession d’un homme qui court sur un pont qui n’a pas de fin – on va découvrir les différents personnages au fil des chapitres, à commencer par Lauren Bairnsfather.
Née à Kiowa, un trou perdu du Kansas, la jeune fille va mener une vie solitaire, perchée dans la cabane sur un arbre construite par son quincailler de père, qui passe le plus clair de son temps à bricoler dans son garage. Avec son voisin Kip, tout aussi secret qu’elle, ils vont connaître un parcours scolaire assez tourmenté, qui va culminer lors du bal de fin d’année, dont Lauren sera l’une des rares survivantes. Car c’est avec un fusil mitrailleur qu’un élève va se venger de toutes les humiliations et frustrations subies. Il va transformer la fête en un bain de sang. Lauren décide alors de partir pour New York.
Aaron Friedmann est quant à lui le descendant d’une famille juive de Vienne. Son grand père a échappé aux camps de la mort pour se réfugier à New York. Une histoire qu’il ne découvrira toutefois que bien des années plus tard, après la représentation de Brundibár au Metropolitan. Ce n’est en effet qu’en 1983, après avoir interprété un rôle dans cet opéra pour enfants écrit en 1942, et qui fut mis en scène dans le camp de Theresienstadt, qu’il pourra reconstituer le parcours de sa famille.
Émilie Ruelle est fille d’expats, passant de Rio à Caracas, avant d’atterrir à Mumbai en Inde. C’est là qu’elle fera la connaissance d’Aashakiran Yengde, ou plus simplement Aasha, une intouchable qui va devenir sa meilleure amie. Jusqu’au jour où elle est congédiée pour un vol de bijoux qu’elle n’a pas commis. En rupture de ban, Émilie part alors aussi à New York, plus précisément à l’Université de Columbia.
Quand Kip prend à son tour la parole, c’est pour nous donner sa version de l’histoire, et dévoiler ce que Lauren ignore.
Puis ce sera le tour d’Aasha de rétablir quelques vérités sur ses rapports avec son père, ses relations avec Émilie et sur le financement des ses études dans la prestigieuse Caltech.
Nathaniel Bridge vit pour sa part à Monterey en Californie avec son père Adam. Par un soir de tempête, ils recueillent Olivia, tombée en panne non loin de leur villa. La belle naufragée restera finalement sept ans aux côtés du scénariste et de son fils, avant que ce dernier ne quitte l’adolescence et la Californie pour la Juilliard School de New York.
Puis vient le tour de Harry Bairnsfather de dévoiler un secret de famille, après avoir raconté sa rencontre avec sa femme Becky. Et souligner, pour l’ancien Marine revenu du Vietnam en pièces, que «le mariage, encore plus que la guerre, lui a enseigné que les mensonges sont parfois plus utiles à la survie que la vérité.»
Dans la seconde partie du livre, comme vous vous en doutez, l’auteur va faire se croiser les différents personnages. Émilie va entrer dans la vie de Lauren, puis les deux nouvelles amies vont assister l’une après l’autre à une pièce de théâtre dans laquelle joue Nathaniel. Aaron quant à lui, croisera Lauren sur la grande-roue de Coney Island, ou plus exactement fera croire au hasard de cette rencontre. C’est aussi lui qui fera la connaissance d’Aasha dans les eaux du lac Baïkal. Mais arrêtons-là. Je vous laisse découvrir par vous-mêmes ces fils tissés entre les uns et les autres, cette habile construction romanesque qui permet de mieux cerner, page après page, la personnalité et la psychologie de personnages auxquels on s’attache très vite, notamment en raison de leurs failles et de leurs doutes.
Renaud Rodier a réussi une fresque d’une grande humanité qu’il a lui-même très joliment résumée : «L’histoire tournerait autour de quatre protagonistes, des antihéros esquintés par leur enfance, et de leur quête de l’âme sœur, cet «autre moi» fantasmé, seul à même de les arracher à leur spleen. Une sorte de quête baudelairienne, où l’Idéal et le Beau seraient incarnés par une figure distante et fugitive qui manifesterait ce gouffre croissant entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils auraient été capables d’être, la malédiction de l’espoir.»

Les échappés
Renaud Rodier
Éditions Anne Carrière
Premier roman
400 p., 23 €
EAN 9782380823035
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, à Kiowa dans le Kansas, à New York, dans le Massachusetts, à Monterey et Los Angeles, en Californie et Basse Californie, à Coaldale, Nevada et à Ogunquit dans le Maine. On y évoque aussi Vienne, Jérusalem, le Missouri, Moscou et le parcours du Transsibérien, l’île de Tristan da Cunha, Ushuaïa et la région de la Terre de feu, le désert chilien d’Atacama, l’Équateur, Londres, Paris et enfin Lukla au Népal, non loin de l’Everest.

Quand?
L’action se déroule de 1979 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lauren, étouffée par le silence d’une bourgade du Kansas, part se réfugier à New York après une fusillade meurtrière dans son lycée. Aaron, héritier d’un empire mafieux à la mort de son père, peine à mettre ses ressources au service de ses victimes. Émilie, talentueuse interprète aux Nations-Unies, perd la parole à la suite d’une simple erreur de traduction. Nathaniel, star planétaire, décide de disparaître pour fuir ces superproductions qui le consument. Aashakiran, une intouchable née dans un bidonville de Mumbai, cherche son avenir à travers l’oculaire d’un télescope, jusqu’à oublier ses origines. Leurs histoires se chevauchent. Leurs exils les rapprochent.
Renaud Rodier s’impose, grâce à ce premier roman, comme le formidable cartographe d’une génération en déshérence. Ode à l’audace, à la résilience et à la recherche de soi dans un monde en constante transformation, Les Échappés transcende les frontières et voit dans nos blessures les plus intimes quelque chose d’universel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
La presse du soir (Entretien avec l’auteur)

Les premières pages du livre
« Prologue
Un jour, il y a bien longtemps, je me suis réveillé à même le bitume, sur ce pont désert où j’allais passer le reste de ma triste existence. Il faisait nuit noire. Remarquez, il fait toujours nuit ici, quelle que soit l’heure. Je suis plongé dans une obscurité perpétuelle que seul érafle le halo orangé et tremblant des lampadaires, tous les cinquante mètres. Le soleil semble avoir abandonné sa course puérile avec les ténèbres. Icare l’a sans doute embarqué dans sa chute, pour aller s’abîmer dans les flots mugissants qui m’entourent dans un grand plouf. Même les étoiles et la lune manquent à l’appel, comme si leur timidité naturelle avait finalement eu raison d’elles.
À première vue, rien ne distinguait vraiment cette créature d’acier et de béton armé d’autres ponts à haubans. Ses dimensions impressionnantes lui conféraient une certaine majesté, soit, mais ses éléments de structure étaient somme toute assez banals. Son tablier accueillait une autoroute à quatre voies parfaitement rectiligne. De gigantesques pylônes supportaient son poids grâce à de longs câbles obliques qui lui donnaient un côté toile d’araignée. Je me suis penché sur le garde-corps pour regarder en bas, mais n’ai vu que cette nappe de brume qui colle aux piles. À ma grande tristesse, ce brouillard gris et gras ne s’est jamais suffisamment dissipé pour me laisser entrevoir cette mer que le pont cherche à enjamber. Par gros temps, ce dernier se met néanmoins à onduler avec le ressac et à hululer dans la nuit sans étoiles. J’entre alors en communion avec la houle, en joignant mes gémissements aux siens.
J’étais totalement seul mais ne m’en inquiétais pas outre mesure. Je m’attendais encore à croiser le chemin d’un véhicule ou d’un piéton sous peu. Une âme charitable rirait de ma confusion, m’expliquerait où je me trouvais et m’offrirait un café brûlant pour me réchauffer. Je n’ai abandonné tout espoir de secours que bien plus tard. Mon isolement s’est peu à peu transformé en exil ; une forme de solitude en a remplacé une autre. Pour une raison que j’ignore, le pont n’a jamais été inauguré, ou a été laissé à son sort.
N’escomptez pas que je vous dise combien d’années se sont écoulées depuis mon arrivée. Je n’en ai pas la moindre idée. Au début, j’ai pourtant bien essayé de garder la notion du temps. Je consultais ma montre Casio toutes les cinq minutes mais elle s’est arrêtée au bout de quelques mois. Satanées piles chinoises ! Puis j’ai compté les jours. N’ayant aucune certitude que mon horloge biologique reste synchronisée avec une horloge atomique, j’ai dû me faire une raison, et laisser du temps au temps, de manière littérale. Parfois, j’ai l’impression que je suis ici depuis une dizaine d’années ; d’autres fois, depuis un siècle. Tout dépend de mon humeur. La vérité se situe sans doute entre les deux, si je me fie au vieillissement de mes mains. À mon réveil, j’étais encore un homme dans la force de l’âge, avec de belles paluches larges et vigoureuses. À présent, elles sont pareilles aux serres d’un rapace, avec leurs griffes longues et courbes, brisées par endroits. Je ne les examine plus que très rarement, car il n’y a rien de plus déprimant que les mains d’un vieux. Bien des années après que ma montre s’est arrêtée, je l’ai jetée par-dessus bord, dans un geste de colère, comme pour dire merde au temps qui passe, en traître, sans avertissement. Je ne l’ai pas entendue s’écraser dans l’eau comme je l’avais espéré. C’était un jour de mauvais temps. La mer l’a engloutie sans un bruit, comme le pont m’a moi-même englouti.
Après quelques tergiversations, je me suis mis à explorer cette foutue passerelle. Je me suis dirigé d’abord vers le sud, ou du moins la direction que je désignais comme telle. Faute de pouvoir m’orienter avec les astres, je m’en suis remis à l’arbitraire, sans résistance stérile. Le premier jour, j’ai trotté une quinzaine d’heures, à un rythme soutenu, ne m’arrêtant pour uriner qu’une ou deux fois, au travers du garde-fou pour ne pas poisser la chaussée immaculée. J’ai couvert une distance d’environ soixante-dix kilomètres, avant de m’effondrer. Quand j’ai rouvert les yeux, un cheeseburger, des frites et une bouteille de Coca-Cola étaient apparus comme par magie, soigneusement alignés à ma droite. Ce mauvais tour aurait dû me décontenancer, mais je crevais de faim. Quel festin ! Le steak haché était juteux à souhait, les petits pains moelleux, les frites croquantes et très salées, le Coca-Cola glacé. J’étais loin de me douter que je me nourrirais de fast-food pour le restant de mes jours – chaque maudite journée. Mes repas ne sont livrés que quand je suis inconscient.
Au bout de deux ou trois mois, je me suis rebellé contre ce régime alimentaire de redneck. J’ai entamé une grève de la faim, en refusant de dormir. J’ai tenu soixante-douze heures puis me suis écroulé, saoul de fatigue. À mon réveil, un cheeseburger m’attendait sur le macadam, rendu plus appétissant par le jeûne. J’ai mis mes principes de côté.
Le deuxième jour, j’ai parcouru dix-neuf kilomètres à peine, en clopinant. Mes pieds couverts d’ampoules m’ont fait atrocement souffrir. Le troisième jour, j’ai serré les dents pour couvrir une distance de soixante-quatre kilomètres. Le quatrième, rebelote. Je n’ai réellement compris la gravité de ma situation que ce soir-là, même si un pont déserté et une nuit sans fin auraient dû me mettre la puce à l’oreille bien auparavant, je le reconnais volontiers. Sur la base de mes calculs, j’avais déjà parcouru deux cent vingt kilomètres, soit une cinquantaine de plus que le viaduc Danyang-Kunshan, qui détient le record mondial. Entre parenthèses, rien n’indique que ce pont soit asiatique, africain, américain ou européen. Il est dépourvu de toute signalisation routière. Le béton et l’acier sont muets, et tous les ponts se ressemblent, où que l’on se trouve, n’est-ce pas ? N’importe, je pouvais être certain, au-delà de toute marge d’erreur, que l’ouvrage sur lequel je me trouvais n’appartenait pas au monde d’où je venais. Les ponts d’une telle dimension ne passent pas inaperçus, idiot ! Leur inauguration fait les gros titres. Le viaduc de Millau ou le pont de l’Øresund sont mondialement connus. Ne parlons même pas du Golden Gate ou du pont de Brooklyn. La race humaine est fière de ces passages vers l’au-delà, même s’ils sont presque tous moches.
Le lendemain, je me suis dit que j’étais mort et me suis donc demandé si je me trouvais en enfer ou au purgatoire. Vu qu’aucun démon ne m’avait encore avalé pour le plaisir de me chier dans la gueule d’un moine défroqué, la seconde option me parut plus probable. Mais qui sait ce que le diable nous réserve ? Lucifer avait peut-être conclu qu’errer éternellement dans les limbes était un châtiment suffisant pour mes péchés d’antan. Qui étais-je pour questionner le jugement d’un ange, même cornu ? Cela dit, je me rappelle avoir pensé que je ne méritais pas un tel traitement. À cette époque, j’en savais encore assez sur mon compte pour me considérer comme un honnête homme – pas un saint, mais un gars légèrement au-dessus de la moyenne. Je n’ai plus d’éléments à ma disposition afin d’étayer cette évaluation des bonnes mœurs, malheureusement. Malgré tout, je préfère faire confiance à l’homme que j’étais jadis. Pourquoi devrais-je douter de lui ? Je vous le concède, le purgatoire est supposé nous pousser à l’introspection et à en déduire, invariablement, que nous n’étions qu’une petite merde sur terre. Repentez-vous ! Repentez-vous ! Si c’est le cas, la tête pensante derrière tout ce cirque est un béotien. Comment faire acte de contrition pour mes outrages passés alors que je ne me souviens même pas de ce que j’ai fait ?
J’ai interrompu cette première expédition vers le sud après environ neuf cent soixante kilomètres de marche. Cette volte-face indiquait-elle une faiblesse de caractère? une forme d’inconstance? ou simplement du pragmatisme? Combien de kilomètres sommes-nous censés parcourir dans une direction avant de comprendre que nous n’allons pas dans le bon sens? J’ai rebroussé chemin et suis remonté vers le nord. Je ne sais pas exactement quand j’ai dépassé mon point de départ. Bêtement, j’avais négligé de marquer son emplacement avec un bout de tissu. Ici, chaque endroit est identique au précédent et au suivant. Le nord est en tout point semblable au sud. Le climat n’y est pas plus froid, ni plus humide. Quelques jours ou semaines de beau temps font place à des tempêtes ravageuses. Les jours calmes sont les jours heureux. Les jours tumultueux… Mes chaussures de sport, bien que neuves à mon arrivée, s’étaient déjà désintégrées. Je les avais laissées bien en évidence au milieu de la chaussée pour marquer l’endroit de ma régression en un animal qui marche pieds nus. Je ne les ai pas retrouvées quand je suis revenu plus tard sur mes pas. Un cyclone les a peut-être emportées, ou elles se sont envolées au paradis des chaussures, pour services rendus. Je me suis vite habitué à marcher pieds nus, quoi qu’il en soit, leur plante étant déjà couverte de cors épais. Si mes godasses me manquent encore de temps en temps, c’est parce qu’elles me rappellent un monde où les hommes savent faire autre chose que des ponts et des cheeseburgers.
J’ai mis fin à mon exploration septentrionale au bout de dix mille kilomètres. Cette fois, j’avais de bonnes raisons de tourner les talons. J’avais en effet découvert que chaque kilomètre patrouillé me faisait perdre un souvenir. Des bagatelles, tout d’abord – si triviales que je ne remarquais même pas leur disparition. À savoir, si j’avais aimé jouer au bridge, ou la gastronomie mexicaine. Petit à petit, cependant, je me suis mis à oublier des éléments plus significatifs de ma biographie – par exemple, le museau de mon premier chat, ou la couleur de l’aube. Le genre de choses qui ne nous manquent que lorsqu’on s’aperçoit qu’elles se sont évaporées ; un peu comme des diapositives de vacances que l’on ne projette jamais, mais que l’on pleure chaudement dès qu’on ne les trouve plus dans le carton poussiéreux où on les avait rangées. Ces mémentos m’avaient servi de tampon contre le pont. Ils m’isolaient de son influence néfaste, un peu comme la semelle en caoutchouc de mes défuntes chaussures. Si peu de choses nous séparent de l’animal…
Ensuite est venu le tour de ma profession, de mes convictions politiques, de ma religion, des traits de mon propre visage. Un grand vide-greniers ! Quand le nom de mon père est aussi passé à la trappe, j’ai été vraiment choqué, car j’avais fait tout mon possible pour me le rappeler. J’avais dressé une liste de souvenances que je n’étais pas prêt à sacrifier sans combattre. Le nom de mon paternel était de celles-là. Penaud, j’ai rebroussé chemin, en espérant que le sud me restituerait ce que le nord m’avait dérobé. Le nom de ma mère a suivi. Mon affection pour l’un et l’autre avait donc été aussi égale qu’elle pouvait l’être, puisque je n’oublie jamais qu’une chose à la fois, juste une, une par kilomètre. J’ai trouvé un peu de réconfort dans cette idée.
En dépit de mes craintes, je me suis obstiné à sillonner le pont. Que pouvais-je faire d’autre ? Me figer où j’étais, manger le même cheeseburger tous les jours et attendre des orages royalement indifférents à mes doutes ? C’est exactement ce que j’ai fait, pourtant, lorsque l’odeur de ma femme s’est dissipée. Quelle claque ! Je suis resté à cet emplacement pendant quelque temps, des mois, probablement. Ma montre ne fonctionnait déjà plus, mais je ne l’avais pas encore balancée par-dessus bord. J’avais de toute façon cessé de compter les jours, les kilomètres. J’étais au milieu du pont, parce que chaque point sur une ligne d’une longueur infinie est nécessairement son milieu. Je sais, ce type de réflexions me donne la migraine, à moi aussi. Les êtres humains ne sont pas faits pour les vérités métaphysiques. Vous avez probablement de l’aspirine dans le placard de votre salle de bains ; moi pas, et je ne peux donc pas me permettre de songer à des trucs comme ça.
Dès lors, je suis resté là, sans bouger, sauf pour aller uriner et déféquer par-dessus la rambarde, deux fois par jour. Je n’étais pas encore devenu un sauvage. Au fil des ans, ces mouvements microscopiques se sont inexorablement additionnés, et ma première fois avec une fille a disparu elle aussi. C’est troublant, non ? Que ma première fois ait eu plus d’importance à mes yeux incolores que l’odeur de ma femme. Il est tout à fait possible que mon épouse ait été ma première amante ; ou peut-être avions-nous divorcé ? Circonstances atténuantes. Pourtant, cette histoire m’a beaucoup tracassé. Les oubliettes de ma mémoire, si avides qu’elles soient, respectent en effet la hiérarchie de mes affects. Même le chaos a besoin d’un semblant d’ordre. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi l’odeur de mon épouse avait préséance sur le nom de ma mère ; et encore moins que les seins probablement asymétriques d’une adolescente leur aient grillé la politesse. Voyez-vous, la mémoire a cela de commun avec le pont qu’on ne sait jamais très bien quand on est arrivé à mi-chemin.
Le pire, ici, c’est qu’on se souvient très bien du type de données que l’on oublie. La case subsiste, mais elle se vide. Par exemple, j’étais marié, j’en suis certain, mais je ne me rappelle plus ma femme. Plus déroutant encore, on ne désapprend que sa propre existence. Tout le reste demeure : l’histoire avec un grand H ; la géographie ; les sciences, etc. Même les faits divers ! Je préférerais avoir complètement perdu la tête, m’être transformé en légume. Mais je suis toujours un homme. Aucun doute possible. Je peux distinguer mon pénis en ce moment même. Il n’est pas beau à voir d’ailleurs. La verge flasque d’un ancêtre a toujours quelque chose de honteux, l’attitude servile d’un mouchard. Je digresse, pardonnez-moi. En résumé, je me souviens du monde, de ses sottises, de sa grâce. C’est juste ma petite vie qui a foutu le camp.
Plutôt que de brader mon passé pour des pauses toilettes, je me suis remis en route. Vous seriez surpris, vraisemblablement soulagés, par le nombre de souvenirs que la mémoire peut contenir. J’ai dû faire des centaines de deuils, et j’ai sangloté à chaque fois. Je n’ai pas honte de le dire, même si j’espère que je n’étais pas un pleurnicheur, autrefois. Souvent, je me demande si la mer que j’entends rugir sous le pont n’est pas faite des pleurs d’autres malheureux qui m’auraient précédé, et dont les cadavres auraient été emportés par une vague d’écume, comme mes chaussures. Une grande mer de larmes. N’est-ce pas de quoi toutes les mers sont faites?
Un jour, le rire de ma fille s’est tu. Je me suis refusé à faire un pas de plus, et suis donc resté au même endroit, longtemps, très longtemps. Je pissais et chiais où je dormais et mangeais ; je m’en fichais royalement. Par sédimentation, cela a fait un beau tas d’excréments, presque aussi haut que la glissière de sécurité. Que je ne sois pas mort, avec toute cette merde, tient du miracle. Partout ailleurs, j’aurais déclenché une épidémie de choléra, emportant avec moi la population d’une ville moyenne. Le pont ne montre cependant aucun empressement à me faire crever. Au début, je pensais mourir vite, avec toute cette pluie et cette malbouffe. Pourtant, je n’ai jamais attrapé le scorbut, ou même une simple grippe. Ici, on ne trépasse qu’au rythme des souvenirs que l’on égare. C’est ainsi que le temps est compté. Vous êtes familiers avec les heures et les minutes, bien évidemment ; mais saviez-vous que le système sexagésimal a ses origines dans la civilisation sumérienne ? qu’il repose sur le nombre des phalanges d’une main si l’on exclut le pouce? N’est-ce pas éminemment humain que de chercher à réduire quelque chose d’aussi immense et intangible que le temps à un bidule qui tient dans la paume de la main ? Vous vous en moquez ? Vous avez tort. Le temps est la plus précieuse des monnaies. Alors, vous devriez vous renseigner sur le taux de change. J’aurais aimé savoir ça avant d’atterrir ici – qu’au final du final, la vie humaine se mesure en souvenirs.
Malgré ma détermination, j’ai fini par me faire piéger par mon propre esprit. À quoi bon te souvenir de ta fille si tu ne la revois jamais ? me susurra-t-il, sournoisement. Je repartis à l’aventure. Toutes les réminiscences que je piétinais appartenaient à mon enfant, dorénavant. Au bout de quelques semaines, défait par le chagrin, je me suis arrêté à nouveau, pour de bon cette fois, juste avant d’oublier son nom, Lauren, au prochain pas. Je suis resté au même endroit depuis lors, en ce lieu précis que rien ne différencie de tous les autres. Et je ne bougerai plus d’un pouce. Je suis sûr que son nom est mon dernier souvenir. Il ne peut y en avoir d’autres. C’est l’ultime item de mon registre. Si son nom s’évapore, je disparais. Peut-être qu’un jour ma gamine me retrouvera sur un tas de merde aussi haut que l’Everest et me dira d’une voix douce, un peu timide : Papa ? D’ici là, je continuerai à manger des cheeseburgers et des frites, ainsi qu’à écouter les vagues de larmes qui s’écrasent contre les pylônes du pont, en contrebas.

I
Plaines
LAUREN BAIRNSFATHER
Une ville en carton-pâte du Midwest, en plein centre du milieu, a servi de décor à mon enfance. Ce genre de villes-étapes que l’on traverse en auto, à vive allure, sans un regard en arrière. Kiowa avait connu des jours meilleurs, à défaut de jours heureux. La grande majorité de ses habitants ne pouvait rien espérer de mieux qu’une vie de dur labeur sans récompense terrestre : dans de vastes exploitations agricoles qui se noyaient lentement dans le maïs et les dettes ; dans des usines rouillées où le silence avait remplacé le vacarme du plein-emploi ; dans des commerces de détail en sursis qui faisaient encore crédit à des clients vivant eux aussi sur du temps emprunté. Malgré tout, ces pauvres bougres se pressaient chaque dimanche pour remercier le Seigneur dans les dizaines d’églises qui ponctuaient le paysage sans vraiment rompre son horizontalité monotone. Yeats aurait pu dire d’eux que leur « cœur chantait comme un oiseau heureux dans une cage d’argent(1) ». Leur foi les enchaînait à une terre qui n’aspirait qu’à se débarrasser d’eux pour retrouver le calme de son passé amérindien.
Je suis née là, par une soirée étouffante de juin 1979 – événement anecdotique que même le journal du coin omit de signaler, mais que mes parents s’obstinèrent toujours à qualifier de « petit miracle ». Pendant plus d’une décennie, Harry et Becky Bairnsfather avaient prié chaque soir pour ma venue, agenouillés au pied du lit, avant de se coucher. Cette naissance tant de fois différée, fruit d’une grossesse tardive, s’apparentait nécessairement à un don du Ciel, une adaptation moderne de l’histoire d’Abraham et Sarah.
Nous vivions à la périphérie sud-ouest de la ville, à la lisière même des champs, dans une maisonnette rouge d’un étage que seule sa couleur chatoyante distinguait du millier de boîtes autrement identiques qui composaient le quartier de Sunflower. Rien de plus trompeur que ce joli nom floral qui peinait à masquer la triste réalité d’un étalement périurbain tracé à l’équerre, où alternaient une vingtaine de maisons en briques, une rue poussiéreuse, vingt autres logis, une supérette échouée au milieu d’un parking vide, et ainsi de suite, à l’infini. Dans ce quartier d’ouvriers blancs, les hommes se levaient tôt pour maintenir leur famille juste au-dessus du seuil de pauvreté, sans jamais oser s’imaginer du côté est de la route 281, à Lemon Park (les maisons y avaient toutes deux étages) ; ils se couchaient, tard, tourmentés par la perspective de devoir s’exiler au nord de la route 400, à Blue Hills, où les Latinos, les Afro-Américains et les quelques Amérindiens trop têtus pour partir dans des réserves vivotaient dans des taudis.
Dans la limite de leurs maigres moyens, mes parents avaient fait de leur mieux pour recréer une propriété « type Lemon Park » en miniature : un minuscule jardin d’Éden entouré de hauts massifs de fleurs, où la pelouse restait bien verte toute l’année alors que celle des voisins tournait au jaunâtre dès le mois de juin. Notre maisonnette n’offrait aucun luxe superflu mais sentait bon la lessive et le sucre. Des nappes en dentelle, des oreillers chamarrés et des courtepointes décorées de motifs représentant des oiseaux et des arbres dissimulaient le marron foncé de nos meubles d’occasion.
Native de Kiowa, ma mère avait abandonné une carrière d’infirmière qui lui avait fait voir du pays pour se consacrer pleinement à son foyer. Toute mon enfance, elle me dispensa le surcroît d’amour qu’elle avait accumulé lors de ses années infertiles. Chaque après-midi, je la retrouvais à l’endroit exact où je l’avais laissée, au bout de l’allée du jardin, dans la même position : le bras levé vers moi dans un salut joyeux. Vers l’âge de sept ans, j’ai fini par me demander si elle n’était pas l’un de ces androïdes domestiques que j’avais vus à la télévision, qui s’éteignait automatiquement dès le départ de leur propriétaire. Après des semaines d’hésitation, j’ai enfin trouvé le courage de l’interroger à ce sujet. Elle a acquiescé en souriant : « C’est un peu ça, ma puce. Quand tu t’en vas, maman s’éteint. » Le lendemain matin, elle a traîné un vieux câble électrique derrière elle, et fait mine de le débrancher dès que je me suis assise dans le bus, se figeant comme un robot. Mes camarades et moi nous sommes mis à rire. Elle a alors répété ce petit rituel tous les matins, mimant des poses de plus en plus absurdes, pour notre plus grand plaisir, pendant des années. Maman était la plus parfaite des mères. Là fut peut-être sa seule erreur, car je défie quiconque de se sentir digne d’un tel amour.
À première vue, rien ne différenciait mon père, un modeste quincaillier de son état, des autres hommes de notre quartier. Il portait les mêmes casquettes, les mêmes chemises en flanelle, les mêmes shorts cargo. Comme eux, il partait travailler six jours sur sept au centre-ville, où des immeubles du XIXe et les petits commerces qu’ils abritaient s’effritaient doucement, jusqu’à disparaître du jour au lendemain, remplacés par les hangars laids et ordinaires d’une économie franchisée. Comme eux, il dédiait l’essentiel de son temps libre au bricolage, occasionnellement à la pêche. Ses seules singularités étaient qu’il abhorrait la chasse, avait voté pour Jimmy Carter (même la deuxième fois !) et passait ses soirées à lire des livres empruntés à la bibliothèque municipale d’Oak Street. Avare de ses mots, il ne manifestait que très rarement sa grande intelligence, et seulement en privé. Il se fondait dans le paysage de Kiowa et disait « Howdy do! » comme tout le monde.
Rien, pourtant, ne le prédestinait à une vie de quincaillier dans un trou paumé du Midwest. Né à Chicago, cet élève brillant aurait dû accéder aux plus belles études supérieures et faire carrière. À dix-huit ans, par patriotisme, par naïveté, mon père avait fait l’erreur de s’enrôler dans l’armée, juste avant que le grand public se rende compte que la guerre du Vietnam était injuste. Comme tant d’autres, volontaires ou pas, il avait sacrifié son innocence pour un pays schizophrène qui honorait ses soldats morts au front mais crachait sur ceux qui avaient eu l’outrecuidance de survivre. Peut-être aurait-il pu reprendre le cours de sa vie, s’inscrire à l’université, se laisser pousser une crinière, se joindre aux manifestations pacifistes ; puis se couper les cheveux et étrangler ses idéaux en nouant une cravate pour oublier aussi bien les donneurs de leçons que la guerre. Mais il avait rencontré ma mère, une infirmière à la voix douce qui avait pudiquement recouvert ses plaies de compresses à l’hôpital militaire de Fort Riley. Après sa convalescence, il l’avait suivie à Kiowa, préférant l’amour à des ambitions qui lui semblaient maintenant bien dérisoires, une petite vie normale aux mensonges que les vies « meilleures » exigent.
Rien n’indiquait qu’il regrette ce choix, même s’il roulait parfois les yeux quand nos voisins érigeaient Reagan, cet « acteur de série B », en messager du Ciel. Ma mère et moi suffisions à son bonheur ou, tout au moins, à son contentement. D’un naturel peu démonstratif, il exprimait son affection au travers de menus services : en lavant la vaisselle ou en repassant une robe pour maman et, dans mon cas, en m’aidant à faire des projets en sciences pour l’école (qu’il finissait toujours seul) ou en me passant sous le manteau des romans que ma mère trouvait trop déprimants pour une enfant.
Son garage était son havre de paix, un endroit mystérieux où il se réfugiait dès qu’il le pouvait et où maman et moi n’étions admises qu’en cas d’impérative nécessité, après trois coups bruyants à la porte. Je lui demandais parfois ce qu’il y faisait. « Je répare des trucs… », me répondait-il. La même vieille tondeuse à gazon lui servit d’excuse à maintes reprises. Chaque fois que je l’entendais sangloter derrière la lourde porte d’acier, mon esprit enfantin pressentait qu’il essayait de se rapiécer lui-même. Par malheur, il n’avait pas les outils de précision nécessaires à une tâche d’une telle complexité. Il n’y avait pas de rayon « cœur brisé » dans sa quincaillerie, ni même au Home Depot qui venait de s’installer dans la zone commerciale et finirait par achever son négoce.
Pendant toute mon enfance, j’ai observé la moindre nuance de son comportement, ses silences en particulier, afin de déchiffrer les hiéroglyphes de son âme. Papa faisait parfois preuve de ces hésitations coupables, bien que presque imperceptibles, qui trahissent les clandestins – comme lorsqu’il s’arrêtait une ou deux secondes de trop sous le fronton de notre église ou le porche d’un ami avant de s’autoriser à entrer. Un jour, quelque part, il avait franchi une frontière invisible et s’était retrouvé en terre étrangère ; une terre à laquelle il avait prêté serment d’allégeance sans pourtant totalement céder son cœur.
Notre famille et nos amis ne se lassaient jamais de me dire que j’étais la copie crachée de ma mère, dont la beauté discrète et paisible – anachronique – touchait jusqu’aux âmes les plus vulgaires. La faute à nos cheveux blond vénitien et nos yeux verts, sans doute. Ce compliment m’agaçait. En négatif, il marginalisait mon père, le moins séduisant de mes géniteurs, alors que c’était dans le miroir opaque de sa solitude que je me reconnaissais le plus. J’aurais préféré avoir ses yeux gris striés d’or.
Tous les espoirs de mes parents se concentraient sur moi. Ils semblaient n’avoir aucun rêve qui leur soit propre. Tout juste ma mère souhaitait-elle reprendre le travail après m’avoir élevée. Mon père se mettait à grogner dès que le mot retraite était prononcé. Leur passé, quant à lui, était une histoire triste qu’ils avaient rangée sur le plus haut rayon de notre bibliothèque, hors de portée d’une fillette. Ce qui touchait à la famille de papa, surtout, était tabou. Elle ne nous rendit jamais visite, même pas pour Thanksgiving. Depuis mon plus jeune âge, j’ai donc senti que j’avais la responsabilité de tenir la plume pour un happy end, ce « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » que la plupart des auteurs négligent de développer parce que la félicité est encore moins intéressante qu’un voyage au Dakota du Nord. Mes parents ne m’ont pourtant pas mis la pression pour que je devienne astronaute ou une bonne mère chrétienne – rien de tout cela. « Nous voulons juste que tu sois heureuse », me disaient-ils, sans me fournir de manuel.
Je suis souriante sur chacune des photographies de notre album de famille prises durant mon enfance. Mes sourires sont larges, francs, un peu naïfs, comme ceux de ma mère. Sur ces photos mes parents ont l’air joyeux, eux aussi. Mon album est plein de barbecues chez des proches, de fêtes foraines à Dodge City, de séjours en camping. Rien de bien extraordinaire ; seulement le genre de choses que les agents immobiliers font miroiter aux acheteurs lorsqu’ils affirment que les villes comme Kiowa sont « un endroit idéal pour élever des enfants », en omettant de mentionner que depuis la vague de délocalisations il valait mieux fermer sa porte à clé et éviter les promenades du soir, même à Sunflower. Peut-être étais-je vraiment heureuse, à l’époque ? Peut-être n’ai-je douté des joies affichées qu’après coup ? Peut-être ne suis-je plus capable de comprendre comment l’on peut se satisfaire du type de vie que vendent les agents immobiliers ? Quoi qu’il en soit, je ne peux me défaire de l’impression que ces clichés ne disent pas la vérité, ou toute la vérité. Je ne crois pas que mon album fabule, en tout cas pas sciemment. C’est juste qu’avec le temps les nuances de l’âme s’estompent autant que les couleurs sur les vieux Polaroid. Le doux-amer s’altère, se simplifie, devient doux.
Je me souviens, par exemple, que le visage de ma mère s’assombrissait quand notre serveur à Applebee’s (un restaurant de grillades où nous dînions un vendredi par mois) lui demandait, sans tact : « Vous êtes combien ? », et qu’elle lui répondait : « Trois, comme d’habitude… » Elle aurait voulu d’autres enfants, que mon père lui refusait, craignant pour sa santé fragile. Ils étaient en effet trop âgés pour songer à une deuxième grossesse, du moins sans risque. Chaque fois que je lui réclamais un petit frère ou une petite sœur, maman se justifiait évasivement : « Ma puce, je dépense déjà tout mon amour pour toi. » Je savais qu’elle mentait, car un régiment de bambins quémandeurs n’aurait pu épuiser son grand cœur. Ma mère ne ratait d’ailleurs jamais une occasion de remplir la maison. Anniversaires, Noël, Halloween, 4 Juillet : toutes les excuses étaient bonnes. Elle donnait des fêtes extravagantes où toute la marmaille du quartier était conviée, avec force cadeaux, trampolines et clowns. Trop fier pour admettre qu’il n’avait déjà plus les moyens de financer cette lubie, papa n’avait d’autre choix que de s’accommoder de ces invasions répétées. Pour l’amadouer, ma mère lui suggérait de construire un fortin ou une scène avant la fête, lui donnant ainsi une excuse légitime de passer encore plus de temps que de coutume à bricoler dans son garage.
Enfant, je ne me sentais pas à l’aise en compagnie d’autres mioches ; des gosses heureux, en tout cas, ceux qui passaient leurs samedis matin à jouer au base-ball dans la rue et se débinaient comme des lièvres dès qu’ils cassaient le pare-brise d’une voiture garée là par erreur, en hurlant de rire ou de terreur selon l’identité de son propriétaire. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi leurs émotions – ô combien incertaines et fugaces ! – s’exprimaient avec une telle violence, confinant à l’hystérie. Je faisais toujours de mon mieux pour donner le change, en me joignant à leurs jeux ou à leurs chamailleries, surtout quand ma mère m’épiait, mais leur présence me fichait le cafard.
Seul le fils de nos voisins mitoyens, Charles, que tout le monde appelait Kip, faisait exception à la règle. Lors de nos célébrations, il ne se fatiguait même pas à faire semblant et demeurait en retrait, dans un coin du salon, en attendant que ça se passe. Sa maison était une réplique identique de la mienne, mis à part sa couleur brique terne. Seule une petite allée séparait nos chambres, qui se faisaient face. Malgré cette symétrie apparente de nos situations, nos réalités respectives n’auraient pas pu être plus contraires. Ses parents, Charlie et Olivia, se disputaient sans arrêt. Leurs cris, des bruits de verre cassé et aussi parfois des coups sourds nous obligeaient à augmenter le volume de la télévision. Lorsque leurs altercations dégénéraient, Kip se réfugiait chez nous. Ma mère l’accueillait toujours les bras ouverts : « Kip ! Entre, mon trésor ! Dis-moi, tu as un petit creux ? » Charlie et Olivia – qui travaillaient de nuit, lui à l’usine de tracteurs à la sortie de la ville, elle dans un bar pour routiers sur la 101 – oubliaient souvent de lui faire à manger avant de partir ou en rentrant se coucher à l’aube. Selon l’heure, maman lui préparait des œufs brouillés, du pain perdu ou un cheeseburger, le seul plat qu’elle savait vraiment cuisiner. Après la première bouchée, Kip lui décochait un sourire de satisfaction, et elle le gratifiait d’un baiser sur le front. Cette marque d’affection, pourtant loin d’être exclusive, ne manquait pas d’agacer mon père. Il se mettait alors à pester contre un tiroir qui coulissait mal, une bouilloire entartrée.
Plutôt que de subir sa mauvaise humeur, Kip et moi nous retranchions alors vers ma cabane en bois, perchée dans un arbre au fond du jardin. Mon père avait passé des semaines à transformer un vieux chêne tordu en théâtre de mon enfance. La veille de son inauguration officielle, lors de mon septième anniversaire, il m’avait remis une grosse clé qui ne servait à rien puisque la porte n’avait pas de serrure, puis m’avait enjoint de monter pour faire le tour du propriétaire.
« Tu viens pas avec moi, papa ?
— Non, ma chérie. C’est ton endroit rien qu’à toi.
— Comme ton garage ? »
Le visage de mon père s’était décomposé, mais il était parvenu à me répondre avec un filet de voix : « En plus lumineux. Allez ! Monte ! »
Depuis la plateforme, qui ne devait pas se situer à plus de trois ou quatre mètres du sol, le monde en contrebas m’était apparu à la fois plus petit et plus grand. Ce qui m’avait semblé colossal – mon père, ma ville – était soudain ramené à ses dimensions modestes. Mais j’avais aussi pressenti que le champ de mon existence ne se limiterait pas à mes parents, ni à Kiowa. D’en bas, papa m’avait observée, la tête levée, la main en visière, un sourire déjà nostalgique au coin des lèvres. Je l’avais salué d’un geste de la main, telle une passagère de transatlantique, puis étais entrée dans la cabine qui fournirait un univers inépuisable aux rêveries vagabondes de mon enfance.
La cabane en bois, et surtout Kip dans la cabane en bois m’ont donné un avant-goût de mon avenir. Nous y avons passé d’innombrables heures à lire, dessiner, regarder des films sur une vieille télévision jetée à la casse que mon père avait réussi à ranimer, et à taire l’important pour mieux le souligner. Ses grands yeux noisette furent les dépositaires de tous mes secrets et mes peines – même si, à l’époque, ceux-ci se résumaient à des intuitions d’événements futurs. Kip, lui, ne s’apitoyait jamais sur son sort, même lorsqu’il était couvert de bleus que ses tee-shirts toujours trop grands dissimulaient mal. Il servait déjà de souffre-douleur à la moitié des gamins de Sunflower – surtout à Jack, le fils d’un courtier en assurances taciturne que toute la ville savait cocufié par sa femme. Tout prédisposait mon ami au rôle ingrat de victime expiatoire : sa pâleur et sa silhouette filiforme, ses vêtements d’occasion, son hygiène douteuse, et un trouble de l’élocution à mi-chemin entre le bégaiement et le zozotement, qui ne l’affligeait qu’en présence des autres, jamais quand nous étions seuls. Kip « incarnait » Kiowa, sa splendide décadence, son ennui tourbillonnant. Rien de surprenant, donc, à ce que ses rejetons lui pissent dessus.
Kip était mon aîné de quelques mois mais avait tellement besoin d’une grande sœur que je me comportais comme telle. Je l’escortais sur le chemin de l’école, partageais mon sandwich avec lui à la cantine lorsque Jack lui volait sa gamelle, l’aidais à faire ses devoirs, lui lisais des contes des frères Grimm pour lui donner du courage. Un soir d’hiver, alors que nous parcourions Hansel et Gretel à la lueur d’une chandelle, ses yeux se sont illuminés. Il m’a implorée d’adapter cette histoire pour lui, pour nous. Je ne m’en croyais pas capable, mais comment trahir cette confiance qui frôlait la foi ?
Uwe et Elke fut mon premier texte. Cette petite fable relatait les aventures d’un frère et d’une sœur de sang royal qui s’évadaient d’un château noir gouverné par leur oncle, un roi fou qui avait usurpé leur trône, après avoir appris que ce dernier avait l’intention de les assassiner avant leur majorité. Kip adorait cette histoire – surtout le passage où le roi finit par se noyer dans un étang gelé que nos héros l’avaient convaincu de traverser en imprimant dans la neige fraîche, à l’aide d’une chaussure suspendue à une branche, de fausses empreintes de pieds. « Quel couillon ! » avait pouffé Kip lors de ma première lecture. J’ai peu à peu découvert le pouvoir vengeur de la littérature en redressant les torts faits à maints opprimés. Que j’aimais leur donner le dernier mot !
Plus la situation familiale de Kip empirait, plus nous nous abritions dans ma cabane pour rêvasser. Depuis les cimes, les esclandres venus de sa maison ne semblaient qu’un écho déclinant. Là-haut, nous nous croyions hors de portée des lois des adultes, jusqu’à ce que leur juridiction universelle nous rattrape. Une fin d’après-midi – je devais avoir dix ou onze ans –, j’ai trouvé Kip recroquevillé dans la pénombre, en pleurs. Il ne sanglotait pas comme mon père le faisait parfois dans son garage. Ses larmes étaient étrangement calmes ; une goutte tombait lentement, puis une autre, comme autant de concessions à la gravité. Je l’ai pris dans mes bras jusqu’à ce qu’il m’apprenne que sa mère avait quitté le foyer.
« Kip, c’est pas la première fois, ai-je tempéré.
— Non, mais cette fois c’est pour de bon, a-t-il articulé. Olivia m’a dit qu’elle m’aimait. »
Kip avait hélas souvent raison lorsqu’il s’agissait d’interpréter les augures. Sans que mes parents le sachent, je l’ai aidé à s’installer dans la cabane. Dès que mes parents avaient le dos tourné, j’apportais à Kip de quoi manger, des vêtements de rechange, des comics. Au bout d’une semaine environ, après un signalement de notre école, deux policiers qui empestaient la cigarette sont venus interroger mes parents. Une fois assis autour d’un café, papa leur a appris que nous ne l’avions pas vu depuis quelque temps, tout en gardant les yeux posés sur moi. Maman, elle, serrait un coussin brodé contre sa poitrine. Après nous avoir demandé si Kip prenait du crack – ma mère a écarquillé les yeux –, les agents nous ont dit de ne pas nous inquiéter. Les fugueurs revenaient presque toujours. Leur attitude dénotait une indifférence blasée. Kiowa se dépeuplait. Que pouvions-nous y faire, hein ? Quand ils ont pris congé, ma mère leur a offert une boîte de biscuits, comme si elle espérait les motiver à faire leur travail.
Kip a voulu décamper le soir même. « J’peux pas rentrer chez moi, Charlie me tuerait. J’dois aller chercher Olivia.
— Mais tu sais même pas où elle est ! ai-je objecté.
— Olivia adore les couchers de soleil, plus que tout, plus que moi. Je la retrouverai en suivant le soleil. »
Kip a essayé de me dissuader de l’accompagner, mais rien n’y a fait. En suivant l’exemple de Uwe et Elke, nous avons planifié notre fuite. J’ai volé trois jours de provisions dans la cuisine et une carte routière dans le garage. Les premières vingt-quatre heures allaient être cruciales. Il nous faudrait mettre le plus de distance possible entre nos poursuivants et nous. Nous nous sommes donc résolus à passer par Blue Hills, le quartier malfamé, afin de rejoindre la gare de marchandises, dans l’espoir de sauter dans un train à destination de la Californie.
Nous avons pris le large juste avant l’aube. Après avoir longé la frontière sinueuse entre Sunflower et la campagne environnante, nous avons traversé en courant la route 400, qui séparait notre quartier de Blue Hills. À première vue, cette zone était bien loin des histoires effrayantes que les adultes racontaient à son sujet. À cette heure matinale, les rues désertes ressemblaient à celles de notre quartier, quoique un peu plus sales, il est vrai. Les bennes à ordures débordaient. Un peu plus tristes, aussi, puisqu’une maison sur quatre était condamnée et couverte de graffitis. Juste une question de nuances. Mais plus nous nous rapprochions de la gare, plus Blue Hills se peuplait d’ombres, des indigents qui vivaient sous des tentes de bâche bleue ou dormaient sur un bout de carton, à même le sol. Un vieux clochard afro-américain drapé dans deux manteaux d’hiver malgré la chaleur ambiante nous a apostrophés : « Hé, les mômes ! Vous auriez pas un penny ?
— Non, monsieur, désolée », me suis-je excusée.
Le mendiant a saisi une bouteille de vodka vide dans son caddie rempli de détritus et nous l’a jetée à la figure, nous manquant de peu.
« Sale fils de pute ! a protesté Kip.
— Tu crois pas si bien dire, mon pote, haha ! » a ricané le vagabond, avant de passer son chemin.
Un peu plus loin, une prostituée latina d’une cinquantaine d’années qui n’avait pas encore fini sa nuit alors que le soleil s’était levé depuis une heure a hélé Kip à son tour : « Chéri, t’as pas envie de devenir un homme ?
— Euh… Ben, si, a-t-il admis, un peu gêné, en tirant sur son tee-shirt.
— Viens voir maman, lui a-t-elle dit en lui faisant signe de se rapprocher.
— T’es pas ma mère, sale conne ! s’est écrié Kip.
— Qu’est-ce que t’en sais, mon lapin ? »
Nous avons ensuite traversé un vaste terrain vague en louvoyant entre des canapés éventrés et des carcasses de voitures brûlées, pour arriver enfin à la gare de marchandises. Celle-ci paraissait abandonnée. Les fenêtres du bâtiment principal étaient soit brisées, soit barricadées. Nous nous sommes faufilés par un trou dans le grillage de clôture qui interdisait l’accès aux voies de garage. Deux ou trois trains rouillés étaient stationnés là. Nous avons trouvé un wagon vide où nous cacher mais un vigile nous a aperçus, nous obligeant à prendre nos jambes à notre cou. Dépités, nous avons passé le reste de la matinée et une partie de l’après-midi à parcourir des champs de maïs vers l’ouest. À bonne distance de Kiowa, nous avons bifurqué vers le sud pour rejoindre la route 400. Quand nous avons enfin distingué une station Texaco, le visage de Kip s’est éclairé. « On va faire de l’auto-stop !
— Mon père m’a toujours dit de ne jamais monter dans la voiture d’un inconnu, ai-je bredouillé piteusement.
— Pas une voiture, un camion. Olivia travaillait dans un bar pour routiers, tu te souviens ? Je sais comment leur parler, c’est des mecs bien. »
Angoissée, j’ai prétexté un besoin pressant pour aller réfléchir aux toilettes. Lorsque j’en suis ressortie une dizaine de minutes plus tard, l’un des deux policiers qui m’avaient interrogée m’a attrapée par les épaules. L’autre passait des menottes à Kip, un peu plus loin, sur le parking. Kip et moi avons fait le trajet du retour sur la banquette arrière de leur voiture de patrouille, en silence, sirènes éteintes. Une fois au commissariat, le shérif Brown, sans doute frustré par sa cote de popularité déclinante auprès d’une populace qui blâmait son supposé laxisme, nous a fait jeter en cellule puis nous a passé un savon depuis derrière les barreaux. Nos pères sont venus nous récupérer. Ils ont dû promettre au shérif de nous donner une correction pour qu’il accepte de nous relâcher. Papa est parvenu à garder son calme jusqu’à ce que, une fois chez nous, ma mère se mette à me couvrir de baisers.
« Mais qu’est-ce qui t’a pris, Lauren ? a-t-il explosé.
— Je voulais juste aider Kip à retrouver sa maman.
— J’ai toujours su que c’était un oiseau de malheur, ce gosse ! Je ne veux plus que tu le voies ! C’est compris ?
— Mais Kip est comme mon frère ! » ai-je protesté, outrée.
Mon père m’a giflée, sèchement, pour la première fois de ma vie. Dans le silence qui a suivi, nous avons entendu d’horribles appels de détresse depuis la maison mitoyenne. Ma mère a couiné « Kip ! » et esquissé un mouvement instinctif vers la porte de la cuisine, avant que mon père la rattrape par le bras. Maman l’a supplié de la laisser s’en charger, car Charlie l’écouterait, elle. Mais il lui a rétorqué que certains problèmes devaient se régler d’homme à homme. Comme pour appuyer son propos, papa s’est armé de la batte de base-ball qu’il réservait aux « camés » qui auraient eu la mauvaise idée de s’inviter chez lui.
Les hurlements ont cessé dès que mon père est entré chez les voisins, faisant place à un calme inquiétant, indéchiffrable. Après une attente interminable, papa est rentré à la maison, le visage fermé.
« Qu’as-tu fait, Harry ? s’est inquiétée ma mère.
— J’ai réglé le problème. Régler des problèmes, c’est mon métier. »
Quelques jours plus tard, Kip était de retour à l’école, apparemment indemne. J’ai cherché à l’aborder, mais il a réussi à m’éviter en accélérant le pas. Lors d’une récréation, j’ai fini par le coincer au détour d’un couloir. Il m’a lancé un regard d’animal pris au piège. Quand j’ai avancé une main maladroite vers sa joue, il a reculé d’un bond. Je lui ai dit que nous pouvions passer outre l’interdiction de mon père et nous rencontrer en secret, ici, ou mieux encore à Lemon Park, jusqu’à ce que tout revienne à la normale.
« Je… J’peux pas, a-t-il bégayé.
— Tu es puni toi aussi ?
— Je… je… j’dois y aller. Mon co… cours co… co… mmence.
— Attends ! Je t’écrirai une histoire, hein ? Et je la laisserai dans ton casier.
— U… U… Uwe et El… Elke se sont noyés dans le la… la… lac. End of story. »
Kip s’est ainsi éloigné de moi sans explication, malgré mes efforts répétés pour rétablir le contact. Je le voyais encore presque tous les jours à l’école, mais nous évoluions dorénavant dans des univers parallèles, chacun régi par ses lois. Au fil des ans, le souvenir de notre amitié est devenu de plus en plus difficile à distinguer de ces contes que j’écrivais autrefois pour lui – des récits qui m’avaient émue, changée même, mais dont j’avais oublié le thème.
Le reste de mes années de collège a défilé comme mes parents l’avaient souhaité, sans heurts, dans cette banalité anonymement placide de Sunflower, jusqu’à ce que mon enfance finisse dans un murmure. Le matin de mon premier jour de lycée, ma mère a oublié de traîner son vieux câble électrique quand elle m’a accompagnée au car scolaire. J’ai tout d’abord été soulagée, car j’avais eu peur d’être placardée « fille à sa maman » par mes camarades. Mais lorsque le bus a négocié son premier virage, congédiant l’image de cette femme aux bras ballants, j’ai versé une larme pour une époque qui venait de s’achever.
Chaque fois que j’essaie de me remémorer mon adolescence, les premières images qui me reviennent ressemblent à ces scènes de film en time lapse où une foule effrénée court autour d’un protagoniste parfaitement inerte au milieu du cadre. On pressent que l’action véritable se déroule ailleurs, en dehors du champ de la caméra. Le décor, en lui-même, n’avait rien de très exceptionnel. Mon lycée, Liberty High, se situait dans la zone limitrophe entre Sunflower et Lemon Park, mais du côté de ce dernier. C’était, avec l’Indian Springs Mall qui venait d’ouvrir ses portes dans la zone commerciale, l’un des rares lieux où les adolescents « sudistes » se mélangeaient, sans aller jusqu’à inclure les « nordistes » de Blue Hills, qui avaient leur lycée à eux, Washington High. Si la majestueuse façade en pierre de Liberty créait l’illusion d’une vénérable institution, ses larges couloirs tapissés de casiers bleus où les élèves cadenassaient leurs identités incertaines et ses murs couverts de maximes bariolées qui dissimulaient mal le vide d’esprits incurieux étaient plus conformes à Kiowa. Il ne s’agissait pas de l’un de ces « lycées à problèmes », comme Washington High, où les élèves devaient montrer patte blanche en traversant des portiques de sécurité ; juste un endroit où une jeunesse ingrate venait hurler son mal de vivre devant les victoires anecdotiques de son équipe de football sur la pelouse vert amer d’un stade.
Ma première rentrée des classes m’a fait penser à un triage médical en temps de guerre. À peine avaient-ils mis un pied dans le vestibule que les bizuts se sont fait catégoriser en quatre groupes – vert, jaune, rouge ou noir – selon la gravité de leur état. On leur assignait ensuite un rôle laissé vacant par la classe précédente : surdoué, brute, perdant, salope, etc. Je me serais satisfaite bien volontiers d’une étiquette rouge, « sans intérêt ». On vit cependant en moi l’une des grandes gagnantes de cette loterie, destinée à remporter une multitude de titres lors des concours de popularité, un honneur normalement réservé aux demoiselles bien habillées de Lemon Park. Des filles que je ne connaissais que de vue se sont mises à me suivre partout, jusqu’aux toilettes, pour solliciter mon opinion sur des sujets qui m’étaient étrangers et, par ailleurs, m’indifféraient. Lizzie, une jolie brune qui habitait à deux rues de chez moi et voyait dans un bon mariage le seul moyen de monter dans l’échelle sociale, me demanda par exemple : « Laurie, Steve vient de me faire passer un petit mot qui dit : Quoi de neuf ? Tu crois qu’il a cassé avec Brittany ?
— Steve ?
— Steve Harding, le fils du maire ET le wide receiver des Bulldogs !
— Ah, ok. Réponds-lui : Rien de spécial, et toi ? Comme ça tu verras ce qu’il a à te dire. »
Deux secondes plus tard, Emma, la fille du juge Paulson, un chrétien évangélique qui aurait aimé pouvoir prononcer la peine de mort pour des infractions mineures du code de la route, me consulta à son tour : « Laurie, j’ai pris trois kilos. Tu crois que je devrais faire le régime Atkins avant de ressembler à une vache ? Sinon Jack ne s’intéressera jamais à moi.
— Tu devrais plutôt rejoindre l’équipe d’athlé. Une place vient de se libérer. Quant à Jack, euh, je te recommande de l’éviter.
— Parce qu’il vient de Sunflower ?
— Non, bien sûr que non, lui ai-je répondu en rougissant.
— Oh ! J’oubliais que tu viens de là aussi ! Désolée. C’était ton mec au collège ?
— Certainement pas ! C’est juste que, enfin, fais attention quoi », l’ai-je avertie, ce qui n’a fait que piquer sa curiosité, car Emma aimait s’encanailler.
Une partie de moi mourait avec chacun de ces bavardages inutiles. Je lisais – voulais ! – du Jane Austen mais m’étais malencontreusement retrouvée coincée dans une sitcom. Les garçons, eux, n’allaient pas jusqu’à me suivre aux W.-C., mais me faisaient passer des Quoi de neuf ? auxquels je me contentais de répondre Rien de spécial sans ajouter de Et toi ? aguichants. Ma vie lycéenne avait la saveur d’additifs alimentaires, trop sucrée, trop salée pour être saine. Mes nouvelles « amies » et moi pouvions passer des journées entières à arpenter l’allée centrale du mall en slalomant entre les tipis en plastique qui étaient censés la décorer, dans un aller-retour perpétuel du stand de friandises au Wendy’s, sans jamais rien acheter à manger car l’odeur qui en émanait suffisait à nous sustenter. William Blake croyait que « le chemin de l’excès mène au palais de la sagesse ». Je doute qu’il ait jamais mis les pieds en Amérique, où l’excès ne mène qu’à l’obésité.
Alors que ma mère se laissait facilement berner par mes bonnes notes et mes soirées pyjama, papa, lui, savait reconnaître un écran de fumée.
« Quelque chose ne va pas, ma chérie ? Des problèmes au lycée ?
— C’est juste, hum, tu sais, cette période du mois.
— N’en dis pas plus ! »
Quand mon père m’ouvrait ainsi la porte de son confessionnal, j’étais tentée de tout lui dire, d’avouer une mélancolie qui ressemblait de plus en plus à une inaptitude au bonheur. Lui m’aurait comprise sans explication de texte. Mais je ne m’en sentais pas le droit, au vu des espoirs placés en moi. Papa n’insista jamais assez. Les personnes qui taisent de vrais chagrins ont, peut-être, trop de respect pour les silences coupables.
Sans que je ne m’en rende vraiment compte, mes mensonges par omission se sont peu à peu transformés en mensonges par affirmation. Je crois que cette mutation a débuté le jour où Steve m’a invitée à aller voir un film. Ne pouvant me défausser sur Lizzie, qui préférait feindre un manque d’intérêt à son encontre, je lui ai répondu que j’avais un copain – un étudiant plus âgé – en lui faisant promettre de garder le secret. Dès le lendemain, j’ai fait face à un barrage de questions dans les toilettes du lycée.
« Il a quel âge ? m’a interrogée Emma.
— Euh… dix-neuf ans.
— Dix-neuf ans ! a piaffé Lizzie. Il s’appelle comment ?
— Hum, Kevin. Mais vraiment, je vous supplie de ne pas…
— Quand est-ce que vous vous êtes rencontrés ?
— Il y a quelques mois. Vous vous souvenez de la dernière fête foraine à Dodge City ? Il a de la famille là-bas.
— Et ton Kevin, il est mignon ?
— Très, mais dans un genre mauvais garçon, ai-je précisé pour faire plaisir à Emma.
— On veut tout savoir ! »
Pour une première, je m’en suis plutôt bien tirée. Je me suis donc mise à utiliser Kevin comme excuse quand je voulais m’économiser un navet au cinéma, un match de football ou une beuverie dans les bois – surtout ces dernières, parce que j’étais effrayée par ce qui arrivait aux filles lorsqu’elles s’éloignaient un peu trop de la clairière où les lycéens de Liberty faisaient la fête autour d’un feu. J’ai bientôt commis un faux pas qui aurait pu me coûter cher quand Emma et Lizzie m’ont demandé pour la énième fois quelle matière Kevin étudiait.
« Anglais et littérature.
— Pas les sciences politiques ?
— Il vient de changer de majeure. C’est encore possible en deuxième année. »
Cette gaffe m’a incitée à professionnaliser mon approche en consacrant un journal intime à ma relation fictive avec Kevin. J’y décrivais sa vie, son apparence physique, nos rendez-vous et tout ce qui pouvait me passer par la tête. Dans un premier temps, Kevin s’est conformé au stéréotype de l’artiste écorché, un romantique attentionné dans ses bons jours, mais qui devenait agressif dès qu’il avait trop bu. Petit à petit, je me suis néanmoins prise d’affection pour lui. J’ai étoffé son personnage de complexités et contradictions attachantes, jusqu’à l’aimer suffisamment pour lui donner ma « virginité » le jour de mes dix-sept ans. Je n’ai jamais perdu de vue le fait que Kevin n’était que le produit de mon imagination. Cela dit, la fiction a une faculté surprenante d’occuper les espaces laissés libres par la monotonie du quotidien. Notre idylle n’était hélas pas destinée à durer. Un jour, Emma m’a informée que son cousin étudiait lui aussi la littérature à l’université de Chicago et a suggéré une rencontre. « Carrément ! » me suis-je exclamée. Quelques jours plus tard, Kevin me quittait pour une autre – une étudiante, elle – avec un SMS laconique pour tout adieu : Bébé, c’est fini pour nous. À plus. K
Le vendredi suivant, je suis allée à une fête qu’Emma avait organisée chez elle, une énorme maison de style victorien, en l’absence du juge Paulson, bien évidemment. Sans l’ombre protectrice de Kevin, je me suis sentie vulnérable au bord d’une piscine où les filles barbotaient seins nus ; puis dans un salon où une vingtaine de garçons se rentraient dedans en beuglant : « If you’re under eighteen you won’t be doing any time / Hey, come out and play » sur un morceau des Offspring ; dans une cuisine où Jack et son équipe de football s’écrasaient des canettes sur la tête pour un peu plus s’abrutir ; ou dans une salle de bains où Lizzie et Emma vomissaient tour à tour en pleurnichant : « Où est Steve ? » et « Mon père va me tuer ». J’ai trouvé une chambre libre à l’étage et me suis allongée sur un lit à baldaquin. Sans que je l’aie vu entrer, Steve s’est assis à mon côté.
« J’ai la tête qui tourne, m’a-t-il avoué.
— C’est le monde qui tourne, idiot, et nous qui restons immobiles dans ce trou à rats. »
Par dépit, par épuisement, j’ai laissé le fils du maire Harding me débarrasser pour de bon d’une innocence qui semblait bien superflue sur le matelas du juge Paulson. Mon manque d’allant lui a vite fait perdre ses moyens. Steve n’a cessé de s’excuser pendant les dix minutes qu’il lui a fallu pour me dévêtir, me pénétrer, se retirer et sortir de la chambre après avoir vérifié trois fois que personne ne se trouvait dans le couloir. Bye Kevin.
La semaine suivante, j’ai passé toutes mes pauses enfermée dans les toilettes de peur que Steve m’ait dénoncée. Quand j’ai eu vent des rumeurs qui circulaient à propos de mon « trouble alimentaire », j’ai dû me résoudre à quitter cet abri de fortune et ai plongé à nouveau dans le marécage de la vie lycéenne, mais j’ai suffoqué bien vite sans l’échappatoire fournie par Kevin. À la cantine, j’observais les gothiques, les intellos et les gays blottis dans les recoins les plus reculés de la cafétéria avec une certaine jalousie. Une erreur de casting avait été commise à mon entrée au lycée car ma place était là-bas, à la périphérie.
« Laurie, surtout ne te retourne pas, mais le monstre n’arrête pas de te mater, m’a chuchoté Emma un jour.
— Le monstre ?
— Ouais, à ta droite. Le mec avec un tee-shirt de Korn. Sois discrète surtout.
— C’est juste Kip, Emma. On est dans le même cours de chimie.
— On m’a dit qu’il tue des chatons, genre, pour le plaisir.
— C’est juste un fan de metal…
— Ouais, comme j’te dis. Sois prudente, hein ? S’il t’emmerde dis-le-moi de suite et je demanderai à Jack de lui donner une leçon.
— N’en fais rien, d’accord ? Kip ne ferait jamais de mal à une mouche. »
Kip et moi n’avions pas échangé un mot depuis plus de six ans. J’avais, moi aussi, remarqué qu’il m’épiait depuis quelque temps. J’avais l’habitude des regards insistants des garçons, mais celui de Kip me rendait mal à l’aise. Je n’y détectais aucune luxure ou malveillance – seulement une certaine ironie, ce qui était bien pire.
Que je sache, Kip n’avait jamais rien fait pour mériter sa réputation au lycée. Ses cheveux longs, ses yeux cernés, sa peau d’une pâleur extrême, sa voix éraillée et sa passion pour la musique hurlante indiquaient simplement qu’il se trouvait au bas de l’échelle. Je ne lui connaissais aucun ami, aucune tribu. Kip traînait son spleen dans les couloirs – une solitude contagieuse qui maintenait tout le monde à distance, même nos professeurs. Son arrivée dans une classe suffisait à la réduire au silence ; son départ, à déclencher des soupirs de soulagement. S’il y avait quelque chose de monstrueux chez lui, c’était au sens étymologique du terme. La masse des lycéens se trouvait d’un côté de la ligne, et lui de l’autre. Kip m’a affirmé plus tard que « parfois les lieux humains créent des monstres inhumains(2) ». Mes camarades, chacun d’eux, avaient besoin d’un paria pour renforcer leur sentiment d’appartenance. Je suis peut-être une merde, mais au moins, moi, je ne suis pas un taré.
Pendant toutes ces années, Kip n’avait jamais fait la moindre tentative pour reprendre contact avec moi. Il évoluait dans mon angle mort, là où les formes ne sont plus visibles mais où les mouvements sont encore perceptibles. Jusqu’à ce qu’il en sorte de manière fortuite. Lors de mon dernier semestre, je suis arrivée en retard pour le déjeuner et n’ai trouvé aucune chaise libre à la cafétéria. Les seules places encore disponibles se trouvaient à la table de Kip. Personne d’autre n’osait s’y asseoir. J’ai oublié un instant l’ordre établi et me suis attablée face à lui. J’étais loin de me douter à l’époque que ce choix par défaut changerait le cours de ma vie, et de bien d’autres. Sans lever les yeux de son plateau, Kip a grommelé : « C’est bon, c’est fini tes conneries, Laurie ?
— Je fais juste une petite pause, Kip. Rien de permanent.
— Si ça te fait plaisir de croire ça. »
Kip et l’art divinatoire. Dès la fin du sixième cours, Jack et trois de ses gros bras de l’équipe de football lui ont fracassé le crâne contre un casier, puis l’ont roué de coups de pied. Tout le lycée a rappliqué comme un seul homme. Rien de mieux qu’un lynchage pour tromper l’ennui.
Lorsque Kip a cessé de se débattre, Jack a déchargé sa bile : « Laisse Lauren tranquille, sale chien ! J’te bute si tu lui adresses la parole encore une fois ! »
J’ai dû me frayer un chemin dans la cohue en jouant des coudes. « Jack, arrête ça tout de suite ! l’ai-je supplié.
— Te mêle pas de ça, Lauren. Je fais ça pour ton bien. »
Cette remarque machiste m’a fait sortir de mes gonds. J’ai giflé Jack, avec une force insoupçonnée, comme si j’étais possédée par une autre.
« Salope ! Il te baise, hein, c’est ça ?
— Dis un mot de plus et je raconte tout – tout ! – au proviseur. »
Jack a levé la main mais Emma s’est interposée juste à temps. Le visage tordu de haine, Jack a persiflé : « On se reverra très bientôt, vous deux », avant de se laisser entraîner par sa copine vers la bibliothèque.
Nos camarades, éberlués par ce renversement soudain de l’ordre naturel, nous encerclaient encore.
« Fichez le camp ! ai-je fulminé. Tous ! Le show est terminé. »
Les vautours s’en sont allés en maugréant et nous ont enfin laissés seuls. Je me suis agenouillée au côté de Kip et ai tâté son visage, ses bras, ses jambes avec précaution, afin de confirmer qu’il n’avait rien de cassé.
« T’aurais pas dû te mêler de ça, a-t-il toussoté entre deux gémissements.
— Laisse-moi t’accompagner à l’infirmerie. Tu pourrais avoir une commotion.
— Nan, pas besoin ! Ces connards tapent comme des fillettes.
— Je peux au moins te raccompagner chez toi ? J’ai la voiture de ma mère aujourd’hui.
— Tu t’souviens d’où j’habite ? » m’a-t-il répliqué, moqueur, avant de cracher du sang par terre.
Nous avons rejoint ma voiture en titubant, bras dessus, bras dessous. Dès que nous nous sommes engagés dans notre rue, nous avons repéré la Dodge de Charlie, garée devant chez lui.
« Merde. Mon père est encore à la maison. Son quart commence à 8 heures les jeudis. Il ne peut pas me voir comme ça. Tu connais la Colline solitaire, à l’est de la 61 ?
— Kip, je devrais t’amener à l’hôpital. Tu n’as pas l’air bien, vraiment.
— J’ai juste besoin d’un peu d’air frais. »
Le lieu-dit « Colline solitaire » était le point culminant du comté, un îlot pelé qui surplombait des champs. La légende locale voyait en elle un tumulus indien protégé par une malédiction ancestrale, alors qu’il ne s’agissait que d’un simple accident géologique, un rocher qui résistait mieux à l’érosion que le reste du paysage. Les Kiowas ne nous avaient laissé en héritage que leur nom et leur mystère.
J’ai garé la voiture sur un chemin de terre à la base de la butte et servi de béquille à Kip jusqu’à son sommet. Sous l’effet du soleil couchant, la platitude des plaines en ce début de printemps s’est animée de mille nuances de rouge, de rose, d’orange et de gris.
« Ça te plaît, Laurie ?
— C’est splendide. On se croirait sur une île. Tu viens ici souvent ?
— Non, juste de temps en temps. »
Kip m’a confessé plus tard qu’il s’y rendait au moins une fois par semaine pour contempler le coucher de soleil.
« L’infini ! me suis-je émerveillée.
— À cette altitude, tout ce que tu peux distinguer autour de toi se trouve à une distance maximale de cinq kilomètres et demi. L’horizon n’est qu’une simple équation, tu sais. » Il a écrit d≈√2hr du bout du doigt dans la terre sèche et repris : « Plus haut tu te trouves, plus tu vois loin. Mais même en haut de l’Everest ton horizon ne se situera qu’à deux cent trente kilomètres. Notre comté est plus large que ça. C’est triste, non ? Depuis que j’ai appris ça, j’ai l’impression que l’horizon n’est qu’une ruse pour rednecks.
— Une ruse ?
— Ouais, pour nous faire croire que nous aussi on a le droit de rêver, alors que la fin de notre monde est là, juste au bout de notre nez. »
Le soleil a commencé à disparaître sous l’horizon.
« Je préfère me dire que notre liberté est à portée de main », lui ai-je dit en poussant de l’index l’astre vers le bas, jusqu’à ce qu’il s’efface totalement.
Les couleurs de mon adolescence ont changé dès que Kip est rentré en scène, comme si j’avais appliqué un filtre. Avant nos retrouvailles, ma vie était teintée de bleu, un bleu pâle et froid, telle la lumière d’un néon après avoir rebondi contre un mur d’hôpital. En sa compagnie, ma palette a tourné au jaune, le jaune des Grandes Plaines, de l’or couvert de poussière, de la poussière couverte d’or. Nous passions le plus clair de notre temps à sillonner le comté dans sa voiture ou la mienne, autant par choix que par nécessité, car nous ne pouvions pas prendre le risque d’être vus ensemble en ville. Jack n’aurait pas toléré ce défi de plus à son autorité. Alors que je considérais les Grandes Plaines comme rien de plus qu’un no man’s land qu’il me faudrait traverser un jour pour m’évader, Kip, lui, voyait dans leur immensité irréelle le seul avant-goût de divin auquel il aurait jamais droit. Le moindre point de repère sur ce panorama sans relief le fascinait.
« Regarde ça, Laurie ! me lançait-il souvent en me signalant un arbre esseulé au milieu d’une mer d’herbes hautes.
— Cet arbre, là ?
— C’est pas incroyable qu’il ait survécu si longtemps, tout seul, comme ça ? »
La plus paumée et déprimante des bourgades de l’ouest du Kansas lui évoquait des contrées lointaines. Il est vrai que leur nom avait souvent la poésie qui manquait à leur architecture.
« C’est Moscou, ça ? lui disais-je, désappointée.
— T’as pas froid, tout d’un coup ? »
Kip n’avait absolument rien à voir avec l’image qu’il projetait au lycée – celle d’un ado inadapté qui passait ses nuits à occire des démons sur Doom. Sa curiosité d’autodidacte était sans limites – joyeuse, bordélique, vorace. Il se moquait complètement de toute hiérarchie des savoirs, des pratiques culturelles. William Faulkner et Stephen King, Beethoven et Rage Against the Machine se trouvaient tous sur un plan d’égalité. Seul Shakespeare trônait au-dessus du lot. Kip pouvait passer des nuits entières à lire et relire, encore et encore, les mêmes volumes écornés qu’il avait dérobés à la bibliothèque municipale. Quand je m’en suis étonnée, il m’a exposé ses raisons : « C’est juste qu’il avait tout compris au destin, le mec.
— Hum, je ne supporte pas l’idée que notre sort soit prédéterminé par un dieu capricieux, les étoiles, les méfaits de nos ancêtres.
— Faut que tu relises ses pièces, alors, parce que c’est pas du tout ce qu’il dit. La destinée de ses personnages est dictée par leurs propres faiblesses. Quoi qu’ils fassent, ces pauvres cons finissent toujours par se faire rattraper par eux-mêmes. »
Son univers n’était pas plus joyeux que le mien, mais certainement plus riche, plus contrasté. En son absence, je m’étais réfugiée dans l’indifférence, droguée à l’ennui comme d’autres se shootent à l’opium, afin de m’épargner les souffrances qui accompagnent nécessairement toute métamorphose. Devenir femme dans cette société patriarcale – donc un trophée ou une servante, au choix – me faisait peur. Je ne pourrai vraiment exister qu’en m’exilant, pensais-je. N’ayant pas le niveau requis pour entrer à l’université, Kip, lui, n’avait d’autre option que de fouiller les ruines environnantes pour s’y trouver une vie, ou quelque chose y ressemblant. Un jour, par exemple, nous avons visité une bourgade fantôme abandonnée après qu’une tornade l’eut ravagée, un demi-siècle auparavant. Les rares maisons encore debout étaient recouvertes d’une végétation lépreuse.
« Pourquoi m’as-tu amenée ici ? Ce bled est lugubre.
— Quoi, lugubre ? Na ! Te fie pas aux apparences, tu vaux mieux que ça. Les rues bruissent encore des souvenirs des pionniers. Prête-leur l’oreille une seconde. Tu verras bien.
— Oui ! Je les entends ! »
Les colons arpentaient les trottoirs de la grand-rue et vaquaient à leurs affaires, sans se soucier de notre présence.
« Tu vois toujours le fer derrière la rouille.
— J’vois pas quel est le problème avec un peu de rouille. »
Comme lorsque nous étions enfants, nous pouvions passer des heures à ne rien faire. Nous nous allongions dans l’herbe au sommet de la Colline solitaire, ma tête appuyée sur sa cuisse, et regardions le temps passer. Kip me prenait parfois par la main pour m’empêcher de dériver sur l’océan de nos silences. J’ai résisté le plus longtemps possible à la tentation de nous cataloguer, mais je me doutais parfois de ce que Kip ressentait quand ses longs doigts malhabiles caressaient mes cheveux ou s’égaraient sur mon cou. Avec le recul, il serait facile de m’en vouloir de ne pas avoir reconnu et déçu ses espoirs plus tôt. Mais la confusion des sentiments est consubstantielle à l’adolescence.
Pendant toute une saison, nous avons erré dans ce labyrinthe sans murs ; pris des virages à droite et à gauche qui nous ont menés vers autant de culs-de-sac.
« Tu sais où on va, Kip ?
— Plus ou moins. J’essaie de retracer mes pas, même si j’suis jamais passé par ici. »
Kip faisait souvent ce type de remarques qui n’avaient aucun sens mais que je comprenais malgré tout. J’ai appris grâce à lui à accepter que des vérités puissent fleurir sur un terreau de contradictions. Je voulais l’aimer, vraiment. Je l’ai voulu si fort que j’ai cru l’aimer. À cette époque, je savais déjà que la vie était injuste, mais j’avais encore du mal à admettre que mon cœur le soit aussi. Un après-midi, alors que nous nous trouvions sous le gigantesque Meccano des gradins du stade, notre sanctuaire sur le campus, je l’ai laissé m’embrasser. Ce fut mon premier baiser. Steve avait souillé chaque parcelle de mon corps de son haleine alcoolisée, sauf ma bouche, la seule partie de moi qui ne l’avait pas intéressé. Mon premier baiser eut un goût de cigarette, d’eau salée, de fin de printemps. Je fus enfin certaine que j’aimais Kip, mais pas comme il l’aurait souhaité, hélas.
« Je t’aime, Elke.
— Moi aussi, Uwe. »
Je venais d’être admise à l’université de Columbia, et espérais que mon départ pour un job d’été à New York quelques semaines plus tard m’épargnerait la responsabilité de devoir ajouter : comme un frère.
Le surlendemain, mon père m’a intimé de le rejoindre dans son garage à mon retour du lycée. Il a refermé la lourde porte derrière lui et a jeté une pile de photographies sur son établi. La première montrait la scène susmentionnée ; le reste, nos escapades en voiture, prises au téléobjectif. J’ai immédiatement compris que Jack et ses acolytes se cachaient derrière cette sournoiserie. Ils avaient dû nous filer pendant des mois – raison pour laquelle ils ne s’étaient pas attaqués à nous frontalement. Je me suis sentie plus blessée par ma propre négligence que par ce que ces clichés révélaient.
« Et alors ? ai-je osé.
— Mets fin à cette ab… à tout ça, sur-le-champ, m’a ordonné mon père sans préambule.
— Mais c’est ma vie, papa !
— À dix-sept ans on n’a pas de vie, Lauren, juste un futur. Et ce futur te tend les bras. Ne gâche pas tout pour…
— Un moins que rien comme Kip ? On n’a même pas… »
Mon père a frappé son établi du poing avec une telle violence qu’un marteau a sauté en l’air et est retombé sur le sol en ciment en produisant un clac aussi sec que la décision d’un juge.
« Je ne veux rien savoir, bon sang !
— Maman est au courant ?
— Ça la tuerait, Lauren ! Tu sais bien que ta mère a le cœur fragile.
— Elle n’a pas à savoir, papa.
— Nous vivons à Kiowa ! Tout se sait. Quitte-le avant qu’il ne soit trop tard. Kip n’est pas la personne que tu crois. Fais confiance à ton vieux père, je t’en prie.
— Papa, tu commences vraiment à me faire peur. Je suis désolée mais c’est absurde. Notre fugue, c’était il y a si longtemps. »
Mon père s’est laissé tomber à terre, a pris mes jambes dans ses bras et enfoui sa tête dans mon ventre. Je ne l’avais jamais vu dans un tel état. Ce n’est pas son désarroi qui m’a fait plier, mais le fait qu’un homme aussi fier puisse s’abaisser à implorer une ado de la sorte. Il m’a tendu le combiné du téléphone. J’ai composé le numéro de Kip sans réfléchir, tel un automate dépourvu de faculté de jugement.
« Kip ?
— Oui, m’a-t-il répondu d’une voix glaciale.
— Jack nous a pris en photo… Il les a envoyées à mes parents. Ils ne veulent pas qu’on… Enfin, je ne pourrai plus…
— Ok », m’a-t-il interrompue, sans affect apparent, avant de raccrocher.
Papa me serra contre lui jusqu’à ce que je me libère de son emprise et coure vers ma cabane en bois, où je ne m’étais pas abritée depuis bien longtemps. Je ne me suis autorisée à pleurer qu’une fois là-haut. Ce n’est pas ma rupture avec Kip, en tant que telle, qui m’a fait le plus de mal, mais le soulagement répréhensible que j’éprouvais. J’avais saisi la première excuse qui s’était offerte à moi pour ne pas avoir à être la « méchante » de cette histoire. Notre séparation était la faute de mon père, de Jack, de Kiowa, de la jeunesse, de la vie. Pas la mienne. Je me haïssais de m’exonérer ainsi, exécrais ma lâcheté, mon laisser-faire.
Le lendemain matin, une foule compacte se pressait devant mon casier au lycée, subjuguée par une photo montrant deux parias enlacés sur un tumulus. Une deuxième année que je ne connaissais pas déclara : « Malgré ses airs de princesse, j’ai toujours su que c’était une salope. » Après l’avoir bousculée au passage, j’ai déchiré le cliché en morceaux. À ma droite, Kip fixait son propre casier, où un autre exemplaire avait été placardé. Il a ouvert la porte sans rien dire, saisi un manuel de mathématiques puis a rejoint sa salle de cours sans même prendre la peine de le décrocher. Après m’être chargée du sale boulot, j’ai passé le reste de la journée dans une sorte de brouillard. Je me souviens d’avoir contemplé les branches d’un érable rouge caresser les vitres de ma salle de classe et créer un théâtre d’ombres sur le tableau blanc. Peut-être n’étais-je que l’une de ces ombres, la projection de quelque chose de plus réel, de plus tangible qui se trouvait au-dehors, de l’autre côté des fenêtres.
À mon retour chez moi, maman m’a accueillie en frappant des mains. Mon père se tenait derrière elle, l’air sombre.
« Ma puce ! Tu es prête ? s’est-elle enquise, trépignante.
— Prête pour quoi ?
— Pour quoi ? Mais pour ton bal de fin d’année, bien sûr ! J’ai hâte de te voir dans ta robe ! »
Après tout ce qu’il s’était passé, ce fichu bal était la dernière de mes préoccupations.
« Maman, je n’ai plus vraiment envie d’y aller.
— Tu plaisantes ou quoi ? Dis-moi que tu plaisantes !
— Je n’ai même pas de cavalier pour m’accompagner.
— Oh, mais tu ne vas pas te laisser abattre pour si peu ! Je n’avais pas de cavalier non plus, et alors ? Je me suis amusée comme une folle ! Le bal, c’est toujours une nuit magique. Toutes tes copines seront là. Et tu seras sans doute élue reine.
— Hum, j’en doute… »
Papa a froncé les sourcils, pour me rappeler à quel point ma mère tenait à ces rites de l’Americana. J’ai donc fini par céder. Maman m’a entraînée vers leur chambre à coucher, où m’attendait la robe de soirée rouge écarlate que nous avions achetée en solde à Indian Springs, bien à plat sur le lit, tel un linceul. Elle m’a coiffée et maquillée tout en babillant à propos de ses jeunes années.
« Tu n’avais pas de copain au lycée, maman ?
— Si, le même pendant trois ans. J’étais éperdument amoureuse de lui. C’était le running back des Bulldogs ! Et le plus beau garçon de Kiowa ! N’en dis surtout pas un mot à ton père. Il est un peu jaloux, même du passé.
— Promis. Et pourtant tu es allée au bal toute seule ?
— Oui, a-t-elle lâché. Il y est allé avec une autre. Une jolie fille de Lemon Park. Il a été élu roi, et elle reine, à ma place. Mais je ne vais pas te rebattre les oreilles avec mes vieilles histoires, surtout quand elles sont tristes. Regarde-toi, ma chérie. Comme tu es belle ! »
Il est vrai que cette robe m’allait bien. Maman m’a fait promettre de profiter de chaque instant, de danser jusqu’à en avoir le tournis, de ne pas être « moi », en somme. Mon père, lui, m’a conduite à l’échafaud. Nous n’avons pas échangé un mot lors du trajet.
Comme tous les ans, le bal se tenait dans le gymnase du lycée, par mesure d’économie. Le comité d’organisation avait fait de son mieux pour cacher la misère derrière une profusion de ballons et banderoles aux couleurs criardes. De la mauvaise pop retentissait jusque sur le parvis. De toute évidence, personne ne s’était attendu à ce que j’aie l’insolence de me montrer en public après ma disgrâce. Tous les regards se sont tournés vers moi dès que j’ai fait mon entrée. J’ai même eu l’impression que le volume sonore avait baissé d’un cran. La masse murmurante s’est écartée sur mon passage. J’ai trouvé une table libre, au fond de la salle, où broyer du noir. Emma et Lizzie m’épiaient de loin, mais se sont abstenues de me saluer.
Au bout d’une heure, Steve s’est assis face à moi. Manifestement ivre, il a cherché à m’amadouer : « Je suis contrarié par ce qui t’arrive, Lauren.
— Ta copine nous observe, Steve. Va la rejoindre, ok ? J’ai eu suffisamment d’emmerdes comme ça. »

Extraits
« Le temps est la plus précieuse des monnaies. Alors, vous devriez vous renseigner sur le taux de change. J’aurais aimé savoir ça avant d’atterrir ici — qu’au final du final, la vie humaine se mesure en souvenirs. » p. 13

« Le mariage, encore plus que la guerre, m’a enseigné que les mensonges sont parfois plus utiles à la survie que la vérité. Seul le regard attristé de notre médecin de famille lors d’une consultation de routine m’a fait vraiment douter. Lui n’était pas dupe. J’ai changé de praticien. » p. 119

« En tout état de cause, Lieux a survécu à cette période hasardeuse qu’est la genèse d’un projet. L’idée de base de ce scénario était relativement simple. L’histoire tournerait autour de quatre protagonistes, des antihéros esquintés par leur enfance, et de leur quête de l’âme sœur, cet «autre moi» fantasmé, seul à même de les arracher à leur spleen. Une sorte de quête baudelairienne, où l’Idéal et le Beau seraient incarnés par une figure distante et fugitive qui manifesterait ce gouffre croissant entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils auraient été capables d’être, la malédiction de l’espoir. Rien de bien original, Sa particularité résiderait dans le fait qu’il ne serait destiné qu’à un unique «spectateur», Stanley. Nat Bridge finirait bien par réapparaître, tôt ou tard. Mon script lui serait adressé, mais seul Stanley, s’il existait vraiment, serait capable de suivre les indices dont il était parsemé, comme autant de petits cailloux blancs jusqu’à un point de rendez-vous, où je l’attendrais. » p. 322

À propos de l’auteur
RODIER_Renaud_@Abigail_AuperinRenaud Rodier © Photo Abigail Auperin

Renaud Rodier est diplômé de Sciences Po Paris. Il parcourt le monde depuis une vingtaine d’années pour fournir une aide humanitaire aux victimes de guerre. Les Échappés est son premier roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Fantastique histoire d’amour

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En lice pour le Grand Prix RTL-Lire

En deux mots
Maïa est journaliste scientifique au sein d’un magazine qui périclite et un peu tête en l’air. Bastien est inspecteur du travail à Lyon et combat sa solitude avec ses collègues et l’alcool. S’ils se croisent au parc de la Tête d’Or à Lyon, ils vont se retrouver dans des circonstances très particulières.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

À la recherche du cristal scintillateur

C’est sous un air de thriller que Sophie Divry raconte la rencontre entre un inspecteur du travail et une journaliste scientifique. En embarquant les lecteurs dans une enquête riche en rebondissements, à la manière d’une série, elle n’oublie ni la satire sociale, ni l’histoire d’amour promise dès le titre.

Bastien Fontaine, 41 ans, est inspecteur du travail. Son addiction au tabac a détruit sa vie de couple et depuis deux ans, il se débrouille seul. Avant d’aller travailler, ce Lyonnais a pris l’habitude d’aller au Parc de la Tête d’Or où il observe une jeune fille donner à manger aux mésanges qui n’hésitent pas à se poser sur son bras.
Cette jeune femme s’appelle Maïa. À 38 ans, elle est journaliste scientifique pour le magazine Comprendre qui subit une érosion de son lectorat et se retrouve en difficultés financières. À la suite de la défection d’un pigiste, elle part au CERN retrouver sa tante qui doit l’aider à rédiger un article sur les «matériaux magiques» et plus particulièrement sur les cristaux scintillateurs . À son retour, elle est victime du mal qui l’affecte depuis bien longtemps, la «disparitionnite». Cette fois, c’est son ordinateur professionnel qui a disparu. Après le savon passé par son patron, elle décide d’agir, de lister dans un cahier tous les objets perdus. «Ce cahier était le début de sa reconquête. Elle avait l’impression de reprendre un peu de pouvoir. Chaque ligne écrite lui permettrait de circonvenir sa disparitionnite, de lui donner des règles. C’était comme si une autre dimension s’ouvrait à elle. Peut-être que tout
s’expliquerait.» Sauf que pour l’instant, cette bévue lui vaut d’être licenciée. Florence, son amie et ex-collègue, la soutient comme elle peut dans son épreuve.
C’est au moment où elle tente de rebondir en tant que pigiste, que sa tante Victoire vient lui confier un secret sur ses recherches et lui confier une mission un peu délicate.
Bastien aussi va être confronté à une mission délicate. Un accident du travail à Vénissieux a causé la mort d’un homme, retrouvé broyé par la compacteuse de la société Plastirec. Il se voit confier l’enquête sur ce tragique fait divers. Fort heureusement, il peut compter sur ses collègues pour l’aider, à commencer par Guilaine, qui va donner de sa personne pour lui remonter le moral. Henri, son ami libraire, quant à lui, reste un compagnon de beuverie irremplaçable, même s’il boit moins que Bastien ou en quantités plus étalées dans le temps. Mais la dépression le guette et le médecin va finir par lui prescrire un arrêt-maladie.
Sophie Divry, qui alterne les chapitres consacrés à Bastien (à la première personne) et à Maïa (à la troisième personne), va finir – on l’aura compris – par réunir ses deux personnages principaux. Sous des airs de thriller avec tentative de meurtre, cambriolage, pressions multiples et une touche de fantastique, – «Cette compacteuse, elle n’est pas normale, elle va vous rendre fou» – la romancière va remplir la promesse énoncée par le titre. Mais avant cela, que de rendez-vous manqués, d’atermoiements, de non-dits. Comme si l’évidence de l’amour le rendait aveugle.
En situant son roman dans le monde du travail et dans celui de la recherche scientifique, elle n’oublie de faire de donner à ce vrai-faux thriller une dimension de satire sociale, renouant ainsi avec Cinq mains coupées et sa vision du mouvement des gilets jaunes. On se régale des épisodes successifs de ce roman qui emprunte aux codes de la série. Jusqu’à l’épilogue tant attendu.

Fantastique histoire d’amour
Sophie Divry
Éditions du Seuil
Roman
512 p., 24 €
EAN 9782021538090
Paru le 05/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Lyon et environs, notamment à Villeurbanne, Vénissieux, Parilly. On y voyage aussi à Genève, Clermont-Ferrand, à Seyssel-Corbonod, à Arent dans l’Ain, à Draguignan ainsi qu’à Fribourg-en-Brisgau et Glottertal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Bastien, inspecteur du travail à Lyon, est amené à enquêter sur un accident : un ouvrier employé dans une usine de traitement des déchets est mort broyé dans une compacteuse.
Maïa, journaliste scientifique, se rend au CERN, le prestigieux centre de recherche nucléaire à Genève, pour écrire un article sur le cristal scintillateur, un nouveau matériau dont les propriétés déconcertent ses inventeurs.
Bastien apprend que l’accident est en réalité un homicide. Maïa, elle, découvre que l’expérience a mal tourné. Sa tante, physicienne dans la grande institution suisse, lui demande de l’aider à se débarrasser de ce cristal devenu toxique.
Ce roman addictif qui emprunte aux codes de la série et du thriller est aussi une histoire d’amour. Une rencontre inattendue entre un homme, vaguement catholique et passablement alcoolique, et une femme, orpheline et fière, qui a érigé son indépendance en muraille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Les midis de culture)
La Vie (Marie Chaudey)
Culture vs News

Les premières pages du livre
Chapitre 1
Bastien
J’ai de la chance, ce matin elle est là. Le teint mat, un air sérieux, des cheveux bruns. Elle est protégée des pieds à la tête contre le froid, elle porte un bonnet. Pour ne pas la déranger, je me suis caché derrière un arbre. À vrai dire, ce n’est pas elle qui m’intéresse mais ce qu’elle fait. Oh, ce n’est presque rien,
un geste, un détail, mais il fait passer un brin de lumière dans la grisaille de ma vie. Alors chaque fois que je me rends tôt le matin au parc de la Tête d’Or, je viens voir près du cèdre du Liban si elle est là.
C’est comme une cérémonie, toujours la même.
De sa poche elle sort ce qui doit être des graines, qu’elle place sur sa main droite. Elle lève la main à hauteur de son épaule, elle ouvre la paume bien à plat. Puis elle se fige, le menton haut, sans bouger. Elle attend une ou deux minutes mais guère plus. Soudain une mésange jaillit du cèdre et vient se poser sur le bout de ses doigts. De son bec elle attrape une graine et repart. J’ai le cœur à l’arrêt, toutes pensées suspendues. Un autre oiseau s’approche. Il se sert et repart.
Cela dure à peine une seconde mais cette seconde me bouleverse. Peut-être que cette fille a un secret pour attirer ainsi les oiseaux. Au parc, les mésanges ne s’approchent jamais de moi ; elles sont sauvages et c’est bien normal. Avec cette fille, c’est différent. Je ne sais par quel mystère elles lui font confiance. Elle a dû mettre des années pour gagner cette seconde de contact. Quel contact il me reste, à moi, alors que plus personne ne me prend par la main dans un parc ?
Si je n’avais pas arrêté de fumer, Isabelle serait peut-être toujours avec moi. Mon sevrage tabagique rendit plus exécrable encore mon caractère. Mais je compris trop tard une chose trop simple : une femme qu’on ne rend pas heureux vous quitte.
L’aspiration au bonheur individuel est supérieure à la force de l’amour – peut-être pas à l’amour filial, mais à l’amour conjugal, c’est sûr. Pourquoi est-on amené à choisir entre le bonheur et l’amour ? Quand cela a-t-il commencé pour nous ? Depuis deux ans, je suis seul et je n’ai pas de réponse à ces questions. Les placards de mon appartement sont restés à moitié vides ; ils ressemblent à ces nids secs qu’on trouve sur les branches basses des arbres. Je me suis fait plaquer. Je mange des plats surgelés.
Mais je n’ai pas repris la cigarette, je suis un homme fier. Maintenant je bois.
On a tous besoin de drogues. Les gens paraissent normaux comme ça, mais ils ne le sont pas. L’un dort avec des couteaux sous son oreiller, l’autre est persuadée que dans trois ans les élections seront interdites en France, le troisième a des sueurs froides si un placard reste entrouvert. Dès qu’on gratte un peu, on s’aperçoit que les gens ont des failles terribles, des béances qui les rongent et qu’ils essaient de contenir. Ils y arrivent à peu près tant qu’ils sont jeunes mais, au fil des années, la résistance s’affaiblit et ils craquent.
Sans parler des traumatismes abominables qu’on découvre quand on les fait parler de leur enfance.

Voilà comment nous vivons tous. Quelque chose cogne à la porte durant des années, mais nous ignorons ce qui cogne.
Cette angoisse que je porte en moi, je la vois partout en ville. Sur ces bâches publicitaires où une jeune fille béate lape un yaourt vanille, dans ces dojos où s’étirent les femmes en âge de cancer, dans ces salles de sport où se réfugient les cadres.
Jusque dans cette manière de saisir notre téléphone pour pallier l’absence la plus brève… N’est-ce pas la preuve de l’angoisse dans laquelle nous vivons tous ? Je ne suis pas plus malin qu’un autre. Personne en avançant en âge ne peut en être exempt – et comment, sans drogues, pourrais-je m’en prémunir ?
Ce jour-là je m’étais réveillé peu après 4 heures du matin. Depuis qu’Isabelle était partie, je dormais mal. J’avais pris le premier métro et fait l’ouverture du parc de la Tête d’Or.
De la brume s’échappait de la surface du petit lac ; l’eau était restée plus chaude que l’air. Les arbres avaient perdu leurs feuilles. Ils attendaient dans leur immobilité le soleil prévu dans la journée ; ils attendaient la neige qui viendrait peut-être cet hiver. La vue de la neige est une des rares choses qui me rendent heureux. Mais nous n’étions que début décembre et j’avais peu d’espoir.
Quand j’avais 20 ans, je croyais que toute souffrance était guérissable. Depuis que je me suis fait plaquer, j’ai toujours des anxiolytiques sur moi et des bières dans mon frigo. Cela dit, les levers de soleil au parc restent le meilleur rempart contre ce qu’on appelle pudiquement les « pensées noires ».
Autour des berges du lac, des petits plis apparaissaient sur l’eau, telles des rides qu’on pourrait enlever d’un simple revers de la main. Un joggeur avec des oreillettes Bluetooth courait sur l’allée goudronnée. Un retraité promenait un chien jaune.
De la buée s’échappait de ma bouche.

C’est toujours le matin que mes pensées noires sont les plus accablantes. Le matin, rien ne vaut la peine, je suis l’homme le plus nul du monde, la vie m’apparaît comme un long dimanche pluvieux. Mais nous n’étions pas dimanche. Nous étions jeudi, une journée de travail m’attendait. J’étais content de la commencer avec la fille aux mésanges. Je la regardais sans bouger – je ne suis pas du style à aborder les femmes dans un espace public.
Les mésanges voletèrent encore quelques minutes autour d’elle.
Puis, comme chaque fois, elle se frotta les mains l’une contre l’autre, replaça son bonnet et partit pour son jogging.
J’avançai et me plaçai à mon tour sous le cèdre. Mais les oiseaux avaient disparu. Ils m’ignoraient comme Isabelle m’ignorait à présent. Les idées noires revinrent s’agripper à moi. Il était presque 8 heures. Les promeneurs de chien se faisaient plus nombreux. Deux cyclistes s’embrassaient devant la sculpture de faune avant de partir chacun de son côté. Un père remettait des gants sur les mains de son enfant. Il reste de l’amour dans nos villes, mais il n’est pas pour moi.
Je repris le chemin du métro. Je bus un café dans un bistrot, mangeai un croissant, feuilletai les journaux. La ville bruissait de moteurs ; les voitures et les vélos se disputaient la place sur le bitume. Les parents amenaient leurs enfants à l’école,
les mères tirant sur leurs bras en disant Dépêche-toi. Et les enfants passeraient de la tyrannie de leurs parents à celle de la classe. Qu’on laisse les enfants tranquilles. Ma misanthropie me reprenait tel un liquide corrosif. Je suis content de ne pas avoir d’enfants. J’aurais été un père mauvais.

Je m’appelle Bastien Fontaine, j’ai 41 ans et je suis inspecteur du travail. Mon métier consiste à faire respecter le Code du travail dans les entreprises. Nos bureaux sont situés à Villeurbanne dans un immeuble dont la moquette ne s’est jamais remise du passage à l’euro. J’ai trois collègues, Guilaine, Éric et Ludivine, à qui je n’avais guère l’habitude de parler avant de me faire plaquer, mais depuis je fais des efforts pour ne pas rompre tout lien avec le grand brocoli de l’espèce humaine.
Cette journée aurait dû être une journée ordinaire. Une journée de décembre plutôt ensoleillée, et même agréable, avec une promenade au parc le matin, la routine des contrôles, deux à trois bières le soir. Il en fut autrement.
Il était 17 heures. J’étais en train de faire le point avec Guilaine quand le commissariat central m’appela. Un accident du travail mortel venait d’avoir lieu dans une entreprise de Vénissieux – sur mon secteur. Un ouvrier s’était fait broyer dans une compacteuse hydraulique. Je quittai mes collègues dans la minute ; rien qu’à leur réaction lorsque je leur répétai ce que m’avait dit la police je sus que j’allais passer une soirée abominable.
Inspecteur du travail, c’est un métier solitaire, quelque chose entre shérif et assistante sociale – au vu de la flotte de véhicules qu’on met à notre disposition, je pencherais plutôt pour la seconde proposition.
La Renault démarra sans problème ce soir-là. Au premier embouteillage, je jetai un œil rapide sur le dossier de l’entreprise. La boîte s’appelait Plastirec et faisait du recyclage industriel. À partir de bouteilles plastiques vides qu’elle compactait, Plastirec créait des balles de deux mètres cubes qu’elle revendait à d’autres industriels. Je ne l’avais jamais contrôlée malgré la dangerosité de ces compacteuses. Comme toujours dans ces cas-là, quand survient l’accident, je me sentais coupable.
Pourtant je ne peux pas aller partout. Dans le département du Rhône, il y a un inspecteur pour dix mille salariés. J’ai beau en faire le plus possible, mes contrôles restent aléatoires.
Le contrôle, c’est la base de mon travail. On débarque dans une entreprise à l’improviste. On examine les postes, les ateliers, on relève les noms des salariés présents. On vérifie que les équipements sont réglementaires, que les salariés ont bien été embauchés dans les règles et ont été formés. Les inspecteurs du travail (ou plutôt les inspectrices, car les femmes sont devenues majoritaires dans le métier) passent au hasard – ou si on nous a signalé des abus majeurs.
Sans prévenir, de jour comme de nuit, sans autorisation, j’entre partout, je vois tout. Peu importe que je sois en costard cravate ou en jean-baskets. J’entre. Évidemment, il ne faut pas s’attendre à être bien accueilli. J’ai appris avec le temps à adopter le bon comportement. Rester calme et éviter le contact visuel. Ne pas mettre d’affect. Et, surtout, les laisser dire.
J’ai déjà été traité de collabo et de salopard… Les filles sont traitées de salopes et de mal-baisées. On entend aussi beaucoup d’histoires de couilles: Vous nous cassez les couilles, Je m’en bats les couilles, Vous n’avez pas de couilles… Les patrons déversent sur nous une colère longtemps accumulée. Contre l’instituteur qui les a humiliés, contre le flic qui leur a mis une amende sur la route, contre le facteur qui n’a pas déposé leur colis, contre le maire et que sais-je encore. En tant que fonctionnaire, je prends pour l’ensemble. Mais je reste impassible.
Quand je contrôle, l’État c’est moi. C’est gratifiant.
Je crois être un bon inspecteur. Dans le genre froideur légaliste plus que vengeur marxiste. Je n’ai pas de pitié, ni de connivence, ni d’acharnement spécifique. Mais si je veux contrôler dix fois l’hypermarché où un manager martyrise ses caissières, c’est mon droit. Je fais partie des fonctionnaires les plus libres de France. Je suis pratiquement immutable. Personne ne peut faire obstacle à mon travail, personne n’a le droit de m’interdire quoi que ce soit, même pas mon supérieur. En l’occurrence ma supérieure à l’époque, c’était Guilaine. On s’entendait bien, et, malgré les grilles d’évaluation infantilisantes mises en place par le ministère, la confiance régnait entre nous. On avait passé un deal, on s’entraidait et, surtout, on se fichait la paix.
Après un contrôle il faut rédiger des courriers qui seront adressés en recommandé aux employeurs. C’est moi qui les signe. Pas Guilaine, pas le ministre du Travail, moi. Souvent ce sont des « lettres d’observations » qui listent les problèmes constatés, parfois un arrêté de travaux quand les zingueurs se baladent sur le toit sans garde-fous. Dans les cas les plus graves, comme les accidents ou les harcèlements, il faut rédiger des procès-verbaux. Il s’agit alors de décrire en termes juridiques les planches pourries, les remarques racistes ou la suite de négligences qui a conduit à l’accident. L’essentiel de mon métier tient dans ces écrits. Je constate. Que les douches sont inaccessibles. Que les salles de pause sont inexistantes. Que le délégué syndical a été privé de l’autorisation de distribuer ses tracts. Sans notre regard et sans ces lois, la majorité des employeurs exploiteraient leurs salariés jusqu’à épuisement ainsi qu’on le faisait au XIXe siècle. Certes, les enfants ne travaillent plus dix heures par jour dans des filatures. N’empêche qu’aucune de mes visites, aucune, ne finit sur un « Bravo, rien à dire ». Il y a toujours quelque chose à signaler, et parfois en montant le ton.
Quand ça dégénère, nous pouvons menacer l’employeur de poursuites pénales. Il m’arrive de le faire. Mais le plus souvent, c’est du bluff. Car la plupart des PV sont classés par les tribunaux. Les procureurs se fichent de la délinquance patronale, ils sont obsédés par d’autres formes de violences. J’ai beau avoir un arsenal juridique à ma disposition, je reste un bas fonctionnaire. Quand, par miracle, mon PV permet d’intenter un procès contre un patron, sa condamnation sera symbolique.
Mais je ne me décourage pas. J’applique le Code du travail.
Je suis payé pour ça.
L’ironie est que mes parents étaient de vrais chiens de garde de la bourgeoisie. Quand ils m’ont inscrit en droit à Lyon 3, ils espéraient que je devienne avocat d’affaires. À cette époque, j’avais 18 ans. Je cherchais une issue. Les amphithéâtres de la fac étaient peuplés de crétins en chaussures bateau, pull sur les épaules, des blondinets qui avaient planifié leur carrière, leur nombre d’enfants et leur voyage aux States. Je ne me fis aucun ami. Mais contre toute attente, dans le noir désordonné de ma tête, où la notion de bonheur n’a jamais été crédible, où l’idée
de loisir m’inspire du mépris mais où la vérité garde son importance, entrer dans la logique juridique m’apporta un immense plaisir. Il n’était plus question de rhétorique ou de violence pour imposer son pouvoir. Je découvrais la force de la loi.
Le cours sur le droit du travail n’était pourtant pas très prisé ; il se tenait dans un sous-sol. Le professeur était captivant. Il nous révéla une mémoire insoupçonnée, ces couches de lois votées pour protéger les faibles, notre Constitution, nos règles de sécurité. Ces lois sont un filet invisible tendu sous nos existences, car nous passons le plus gros de notre temps à travailler.
J’ai voulu prendre ma place dans cette histoire, une place à l’opposé de celle de mes parents. Aujourd’hui mon métier consiste à rendre visible ce filet de protection, à défendre ces travailleurs.
Je suis un bas fonctionnaire mais j’incarne. Chaque jour je le rappelle aux patrons: Non, votre salarié n’a pas à vous demander une pause, ce n’est pas comme ça que ça se passe.
La loi oblige. Ça n’a rien à voir avec être sympa ou avec l’épaisseur de votre carnet de commandes : un patron doit accorder des pauses à ses ouvriers et leurs durées sont strictement précisées par le Code du travail.
Car nos tonnes d’angoisse n’ont pas toujours été sublimées par de l’alcool, du yoga ou des anxiolytiques. Des députés plus nombreux dans des temps plus anciens ont réussi à imposer des règles protectrices. Et tant que ces lois ne seront pas abolies, l’État doit les faire respecter. J’étais jeune quand je pénétrai à l’intérieur de cette forêt de textes, d’amphithéâtres, à travers ces articles buissonnants et les épines des premiers chagrins – car j’ai toujours été attiré par les femmes qui me font souffrir – mais j’avais trouvé ma voie, et malgré le scandale qu’il provoqua dans ma famille, je ne m’en suis pas détourné. Certes, je sais qu’il y a une part de leurre. Que l’exploitation capitaliste a besoin d’un paravent juridique pour que perdure l’inégalité entre la classe laborieuse et la classe possédante. Je sais que nos PV seront classés. Beaucoup de mes collègues se découragent et quittent le métier. Les mecs deviennent charpentier en écoconstruction ou avocat aux prud’hommes, les femmes maraîchère bio ou institutrice ; quand elles reviennent prendre un café dans les bureaux, elles disent Je ne sais pas comment vous faites pour tenir.
Moi je tiens.
Même si mes mains se crispaient sur le volant en allant à Vénissieux. Un homme était mort dans une compacteuse. J’avais l’impression que les phares des voitures étaient comme des bougies funèbres traçant des lignes dans l’obscurité. Mort broyé. J’aurais dû inspecter cette entreprise. C’est la base de ma mission, de porter attention aux métiers dangereux. Sauf que c’est le tonneau des Danaïdes. Il y a trop de demandes, trop d’infractions. Je klaxonnai hargneusement une voiture qui n’avançait pas assez vite. Pour un peu, j’aurais voulu me battre.
Isabelle me reprochait de détester tout le monde. Mais tout le monde se déteste. Ce n’est pas ma faute. Dans les entreprises,
on ne voit que ça, de la haine entre salariés et patrons, entre collègues et entre services. À croire que c’est une production naturelle. Je la vois partout. La haine se secrète à la machine à café comme une huile jaune. Il y en a tant qu’on pourrait en faire une énergie de combustion. Les jeunes insultent les vieux.
Les voisins de bureau se haïssent. On se hait à l’université, on s’humilie à l’armée. Les profs veulent tous la mort du suractif pénible et toute coiffeuse a désiré très fort enfoncer ses ciseaux dans votre gorge.
Isabelle ne comprenait pas qu’avec une telle misanthropie je sois catholique. Que je croie en la résurrection du Christ et tout le tralala. Mais si je n’allais pas à la messe le dimanche, la haine me submergerait. Il faut bien que je m’arme, que je mette quelque chose en face de cette violence. Il n’y a qu’à la messe que je peux entendre mon curé dire Ne répondez pas à la haine par la haine, sinon jusqu’où la haine ira-t-elle ? Seul, je n’ai pas les moyens moraux de contrer ces flots jaunes. Isabelle
me disait d’un air condescendant Tu as encore besoin de ça.
Elle voyait mon besoin de religion comme un handicap – alors que moi je le considère comme une dimension supplémentaire de mon âme. Une des rares choses que j’aime en moi. Quelque chose de bon. J’ai besoin de Dieu, un besoin noble, qui m’aide à me prémunir de la haine. Isabelle ne pouvait pas se passer de son tapis de yoga. Je ne vois pas en quoi c’est supérieur.
Jésus-Christ nous met au défi d’aimer nos ennemis, de prier pour ceux qui nous persécutent: c’est tout de même un objectif plus élevé que de savoir faire le poirier.
Pour le reste, il n’y a que les athées qui s’imaginent que les chrétiens croient à tout en bloc. Que nous sommes vraiment consolés. Je ne suis consolé de rien. Je ne me confesse pas, mon catéchisme est approximatif et l’Immaculée Conception
une vaste blague. Mais je vais à l’église le dimanche, et en entrant dans l’édifice séculaire je m’inscris dans une histoire d’angoisse plus belle que la vôtre. Quelque chose alors est possible, malgré les ouvriers tués au travail, malgré les guerres et les chagrins d’amour. Peut-être qu’un jour je comprendrai ce que signifie être aimé de Dieu mais pour l’instant je ne suis aimé de personne. Pour l’instant, du matin au soir, je souffre et je demeure – comme Isabelle me l’a assez répété – un lâche, un misanthrope et un égoïste. Mais dans ce monde privé de beauté, dans ce monde privé d’espérance, le Christ est ressuscité et je vous emmerde.

Extraits
« Dans les institutions de type CERN, CNES ou CNRS, deux sortes de personnels se côtoient: les scientifiques et les ingénieurs. Deux professions qui doivent travailler ensemble alors que tout les oppose. D’un côté il y a les scientifiques. Ils ont beau avoir des titres universitaires, ils sont comparables à des poètes ou des enfants. On attend d’eux des intuitions géniales, mais leur comportement est incohérent. Les scientifiques arrivent en retard, portent des pulls troués et des lunettes fêlées. Ils téléphonent avec des Nokia et ne savent pas étendre le linge. De l’autre côté il y a les ingénieurs, en grande majorité des hommes. Ils fabriquent et règlent les machines, dessinent des plans, huilent des mécanismes. Ils savent résoudre avec un calme olympien des problèmes concrets comme l’introduction d’une fouine dans les tunnels du LHC. Les ingénieurs ont des voitures propres. Ils savent nouer leurs lacets. Ils sont rasés. Ils ont acheté le dernier iPhone et arrivent à l’heure. Le scientifique a besoin de l’ingénieur pour donner corps à ses idées ; l’ingénieur a besoin du scientifique pour savoir quelle machine construire. » p. 52

« Ce cahier était le début de sa reconquête. Elle avait l’impression de reprendre un peu de pouvoir. Chaque ligne écrite lui permettrait de circonvenir sa disparitionnite, de lui donner des règles. C’était comme si une autre dimension s’ouvrait à elle. Peut-être que tout s’expliquerait. » p. 88

À propos de l’autrice
DIVRY_Sophie_©Benedicte_RoscotSophie Divry © Photo Bénédicte Roscot

Sophie Divry est née à Montpellier en 1979 et vit actuellement à Lyon. Elle a reçu la mention spéciale du prix Wepler pour La Condition pavillonnaire et le prix de la Page 111 pour Trois fois la fin du monde. Fantastique Histoire d’amour est son septième roman. Avec sensibilité, elle allie l’art du récit et une exploration de nos sociétés contemporaines. (Source: Éditions du Seuil)

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Les Monuments de Paris

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En lice pour le Grand Prix RTL-Lire

En deux mots
«Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais. Tu as beaucoup regretté notre éloignement au cours des deux décennies que j’ai passées en Amérique». Violaine accompagne les derniers jours de son père et, en fouillant les archives familiales, décide de raconter sa vie. Ce faisant, elle va remonter jusqu’à son grand-père Georges, son œuvre et sa tragique destinée.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Mon père et son père

Violaine Huisman rend hommage à son père Denis, décédé en 2021, ainsi qu’à son grand-père Georges dans ce roman qui retrace leur histoire, rappelle le destin tragique des familles juives dans la France occupée, et nous fait découvrir la naissance du festival de Cannes et le marketing associé à la philosophie.

Nous avions découvert Violaine Huisman en 2018 avec Fugitive parce que reine, le portrait sensible et délicat de sa mère. Poursuivant l’exploration de sa famille, elle se penche cette fois sur son père Denis, décédé le 2 février 2021 et celle de son grand-père Georges.
Après des décennies passées en Amérique, Violaine rentre au pays. «Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais.» Une crainte que la pandémie va raviver, mais finalement sa fille sera bien aux côtés de son père à l’heure où il rend son dernier souffle. Désormais, elle peut en dresser le portrait :
«L’outrance, le trop, le toujours plus, l’hubris a été ton mode opératoire, ton équilibre. Tu avais déjà cinquante ans quand je suis née, tu étais alors riche et célèbre, débordant d’activités, tu te distinguais par ta flamboyance et ta façon de n’être jamais parfaitement dans les clous. Ton énergie foutraque s’assortissait d’une rigueur intellectuelle sévère; à ta soif d’argent répondait une sainte horreur de la spéculation; et ainsi de suite. Tu incarnais la contradiction avec brio et flegmatisme. Pour décrire ta profession, tu t’autodésignais comme universitaire-homme d’affaires. Le trait d’union devait suffire à expliquer ta double casquette. Tu étais à la fois professeur de philosophie et fondateur d’écoles qui avaient fait florès. Tu étais entrepreneur et enseignant, mais aussi auteur, directeur de collection, producteur d’émissions de télévision, père de huit enfants de quatre lits, ex-mari de trois femmes, et séducteur invétéré. À mes yeux, tu étais invincible, omnipotent ; tu étais ailleurs, trop grand, trop imposant, trop tout. Ta panse de bon vivant, mes bras ne parviendraient jamais à en faire le tour. Ton ventre était toujours plein d’un autre enfant, d’une autre histoire – de ceux, de celles qui m’avaient précédée.»
C’est donc sur les pas de cet homme qu’elle nous convie, parcourant le Paris des Trente Glorieuses et, ce faisant, explicite le titre du roman: «Mon père avait vécu, depuis sa naissance, comme au milieu d’une carte postale, dans un rayon de moins de trois kilomètres autour de la tour Eiffel. Petit garçon, il avait grandi au palais de l’Élysée, où son père avait été secrétaire d’État sous Paul Doumer. L’ancien président de la République était avant tout pour moi le nom d’une avenue du seizième arrondissement qui partait de la place du Trocadéro, ou plus précisément du palais de Chaillot dont mon grand-père avait supervisé la construction, en tant que directeur général des Beaux-Arts, face au salon de thé Carette, à l’angle opposé, entre l’avenue Kléber l’avenue Poincaré.»
C’est avec ce style classique, soucieux de trouver le mot juste et bien loin de l’hagiographie que l’on chemine aux côtés de cet homme qui a sûrement brûlé sa vie de peur de la perdre. En 1940, il est aux côtés de son père, à bord du Massilia, quand ce dernier décide de gagner Alger aux côtés de nombreuses personnalités et hauts fonctionnaires. Un paquebot qui finira par aborder à Casablanca, au milieu d’une foule hostile et vaudra à nombre de ses passagers un destin tragique. Car on traque les juifs, car on traque ceux qui entendent continuer le combat et ne pas rejoindre Pétain, considérés comme des traîtres.
Aussi bien durant sa vie professionnelle que privée, on sent ce besoin d’en faire toujours plus. Il se mariera trois fois, aura huit enfants – Violaine étant la petite-dernière – et passera notamment à la postérité pour la publication d’un manuel de philosophie qui a accompagné des milliers d’élèves. Mais il est aussi à l’origine de la création de nombreuses grandes écoles.
À ce portrait sans complaisance, mais avec beaucoup d’amour, vient s’ajouter en filigrane celui de sa mère – «aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’aura éternellement maman au fond de mon cœur, je me surprends à retrouver ses mains en regardant les miennes, et la douleur qui me saisit alors déchire le réel d’un coup de griffe» – mais surtout celui de son grand-père Georges dont on se dit qu’il aura peut-être aussi un jour «son» roman, tant sa personnalité est riche. Créateur du Festival de Cannes, ce haut-fonctionnaire a aussi beaucoup fait pour la préservation du patrimoine et pour les beaux-arts. Il a notamment organisé la mise en lieu sûr d’œuvres majeures lorsque l’Allemagne nazie a déferlé sur la France. Après l’épisode du Massilia, il parviendra à rester caché et à échapper aux rafles.
On l’aura compris, Violaine Huisman a réussi, une fois encore, en plongeant dans ses racines familiales, à nous raconter la France du siècle passé. Avec élégance, avec style, avec passion.

Les monuments de Paris
Violaine Huisman
Éditions Gallimard
Roman
288 p., 00 €
EAN 9782073044228
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, Bordeaux, Marseille, Valmondois, L’Arcouest dans les Côtes d’Armor, Chaumont-sur-Loire, Albi, Vaison-la-Romaine ainsi qu’à Casablanca, New York et Washington.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière jusqu’au sortir de la Première Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Mon père était un homme d’une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l’arrogance, dont l’affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l’excentricité ou expliquait en partie l’attachement qu’il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J’étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l’intimité, il m’appelait son petit ange.»
Après avoir mis en scène le personnage de sa mère dans Fugitive parce que reine, Violaine Huisman se penche sur celui de son père, à la fois philosophe et businessman, figure hors norme, emblématique des Trente Glorieuses. Mais du portrait d’un iconoclaste follement attachant surgit un autre livre : une enquête familiale autour de Georges Huisman, le grand-père de l’autrice. Haut fonctionnaire juif, le directeur des Beaux-Arts du ministre Jean Zay joua un rôle central dans la création du Festival de Cannes en 1939, avant de connaître la traque durant la Seconde Guerre mondiale.
Avec émotion, l’écriture de Violaine Huisman transforme dans Les monuments de Paris la matière de la mémoire et du temps. L’intimité du souvenir s’y conjugue à l’autorité de l’histoire pour ressusciter les destins oubliés.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le blog de Gilles Pudlowski


Bande-annonce du roman © Production éditions Gallimard

Les premières pages du livre
« Te voir avachi devant la télé en plein après-midi me sidère et me brise le cœur. Je coupe le son. Merci, silence.
Le reflet des images diapre les murs comme les vitraux d’une chapelle. Par la fenêtre, à ta gauche, un rayon de soleil dessine autour de ta chevelure un halo d’or. En arrière-plan, des étagères de livres reliés en cuir châtain forment un paysage vallonné, des collines où se dressent en lettres scintillantes tes auteurs-phares. J’ai poussé ta chaise roulante pour me frayer un passage jusqu’à toi. J’ai déplacé ton repose-pied pour m’installer à côté de ton fauteuil inclinable. J’entrelace mes doigts aux tiens. Ma chérie adorée, c’est drôlement gentil de passer voir ton vieux père. Tu portes mon poignet à tes lèvres pour y déposer une pluie de baisers. Ton si vieux père, un pauvre vieillard cacochyme ! Tout de suite les grands mots. Je lisse ton front inquiet. D’une caresse, j’époussette dans ta barbe inégalement rasée des petits bouts de nourriture. Je baisse mon masque chirurgical pour plonger mon visage au creux de ton cou. Je retiens mes larmes – à peine. C’est ton parfum qui me manquera le plus. Ton salon exhale une odeur de saumure, de soins, de pisse. Tu reçois mes marques de tendresse avec une béatitude lasse ou peut-être enfin une forme d’ataraxie.
Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais. Tu as beaucoup regretté notre éloignement au cours des deux décennies que j’ai passées en Amérique. Tu me téléphonais régulièrement, souvent la nuit. Maintenant tu ne m’appelles plus, mon pauvre papa, tu ne sais plus comment. Ta crinière blanche dénote une élégance que le reste de ta mise contredit cruellement. Sur ton front, tes tempes, je retrouve ce parfum des petites brosses rondes en plastique que tu as toujours affectionnées. Tu les achetais en pharmacie, avec ton éternelle bouteille de Schoum, ton spray Ricqlès extrafort, une Eau de Cologne Impériale, des tas d’autres bricoles à la fois inutiles et essentielles à ton quotidien. La merveilleuse alchimie de ces notes boisées sur ta peau se répandait dans tes écharpes en cachemire, tes pardessus. Tes costumes distingués, en lin ou en laine vierge, anthracite, marine ou camel, tes cravates et tes pochettes, ont été remisés au placard. Sans doute n’en auras-tu plus l’usage, mais je préfère penser qu’ils t’attendent, comme tu m’as si souvent fait attendre.
Dans la quiétude qu’imposent tes fréquentes somnolences, j’admire ton port distingué malgré ton pull taché, la couche qui dépasse de ton jogging. Tu gardes les jambes croisées, les tibias entourés d’un élastique assez lâche pour ne pas te pincer les mollets, les pieds emballés dans d’énormes bandages. Tes plaies ne guérissent pas, ne guériront pas. Sous le pansement, ton pied gauche ressemble à une sculpture cubiste. Des angles se sont formés sous les métatarses, tes orteils sont tout racornis, le gros est entièrement noir. Cet orteil de géant était déjà pourri quand j’étais enfant : un globule de chair enflée autour d’un reste d’ongle de la taille d’une dent de lait.
En ces instants que je passe à ton chevet, je me fous que tu ne te rappelles rien : ni l’âge que j’ai, ni l’existence de mes filles, ni le suicide de ma mère. La guerre est à peu près tout ce dont tu te souviennes, alors je te demande une énième fois de me raconter l’invasion des nazis, l’exode, la spoliation des tiens sous Vichy. De ton lit médicalisé, tu me mènes à bord du Massilia en juin 1940 ; je te suis sur le pont comme dans un théâtre. J’entends à travers les battements de ton cœur les applaudissements du public qui retarde le moment de quitter la salle, et qui scande, les mains jointes, cette prière impossible : Pitié, faites que le temps demeure suspendu. Pitié, que le présent dure l’éternité.
Mon père était un homme d’une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l’arrogance, dont l’affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l’excentricité ou expliquait en partie l’attachement qu’il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J’étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l’intimité, il m’appelait son petit ange. De la même mère j’ai une sœur, Elsa, de deux ans mon aînée. Les autres enfants de notre père, de trois lits différents, s’échelonnent sur trente ans.
J’ai expliqué à mes filles au printemps 2020, après des mois de confinement avec son lot d’école à la maison, que nous allions emménager en France pour nous rapprocher de leur vieux grand-père. George et Sissi étaient nées à New York, elles parlaient un français fantaisiste et appelaient leur aïeul Doggy, sobriquet hérité des générations antérieures. Ce surnom semblait à mes filles d’autant plus saugrenu que l’anglais était leur première langue, et que Doggy, à ce stade de sa vie, se trouvait dans une situation de dépendance telle que le comparer à un chien n’était pas sans fondement. En outre, il possédait avec sa femme un yorkshire très envahissant, dont la place au sein du foyer confinait à la pathologie. La femme de mon père, celle qu’il avait épousée après ma mère, faisait une fixation sur ses chiens, lesquels s’étaient succédé à l’identique au fil des décennies, chacun remplacé tel un multiple industriel. Ils n’avaient pas eu d’enfants mais donc un animal de compagnie, que mon père appelait son fils-chien.
Une infirmière envoyée par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris vient plusieurs fois par jour surveiller tes pansements. Ta femme tient à te garder à la maison, ce dont nous, tes enfants, lui savons gré. Une auxiliaire de vie te permet de voyager de ton lit au salon à bord d’une chaise roulante aux heures des repas ou des visites. Tu as pour elle une courtoisie exemplaire, un brin ampoulée. Tu la remercies avec effusion, elle te répond avec componction, à la mesure de la grâce avec laquelle tu manies la langue française. Toutefois, il arrive que tu t’indignes. Cette femme t’importune. Pourquoi diable t’empêche-t-elle de profiter de ta fille ? Tu supplies qu’on la fasse partir, qu’on te laisse tranquille ! Tu pourrais en pleurer de rage, d’humiliation. Qu’on parle de te changer ? Est-on tombé sur la tête ? Tu insistes pour m’emmener au restaurant. J’essaie de t’apaiser, j’esquive ta proposition. J’en profite pour te rappeler que les lieux publics sont fermés jusqu’à nouvel ordre. Tu as toujours préféré manger au restaurant. Midi et soir, en vacances comme à Paris. Bientôt ta femme t’apportera un plateau-repas que je t’aiderai à avaler à la petite cuiller.
Dans ce renversement des rôles, nous avons l’âge indécis d’un amour insolvable ; nous vivons en sursis, dans un hors-champ hors du temps.
Mes filles adorent m’écouter te mettre en scène dans des récits où elles partagent le plaisir que je prends à évoquer ta folie douce. Ainsi se déclinent, entre autres aventures rocambolesques en diable, nos courses chez les commerçants du quartier. C’est-à-dire quand, exception qui confirmait la règle, tu avais prévu que nous mangerions à la maison plutôt qu’au restaurant. Nous appelons ce conte : Doggy fait son marché. Alors voilà, Doggy arrive à la boulangerie, mais comme il est déjà vieux, il a une chaise qui l’attend à l’entrée de la boutique. C’est la chaise de M. Huisman.
Doggy s’installe, sa canne à la main, il salue chaleureusement madame la boulangère, et toutes les dames qui travaillent là – Bonjour madame, bonjour mesdemoiselles, comment allez-vous ce matin ? –, et il commence à énumérer sa commande : Ma bonne dame, je vais vous prendre, s’il vous plaît, six croissants, huit pains au chocolat, et, eh bien, quatre pains aux raisins, et mettez-moi… Là, effarée, j’essaie de l’arrêter : Mais papa, enfin, c’est pour qui tout ça ? Eh bien pour tout le monde ! Mais qui tout le monde, papa ? On est juste trois, Elsa, ta femme et moi ; toi, avec ton diabète, tu n’y as pas droit, personne ne va manger tout ça ! Mais si, mais si, ne me contrarie pas ! Reprenons. Ah je vois que vous avez de bien belles pâtisseries aujourd’hui !
Vous allez nous mettre une grande tarte, elle est à quoi celle-ci ? Aux abricots, formidable, on la croirait sertie d’émeraudes avec ces petites choses qui brillent dessus. Ah ce sont des pistaches ! C’est très réussi. Et puis cette magnifique forêt-noire, c’est votre mari qui l’a faite ? Vous le féliciterez de ma part ! Un bien brave homme, et talentueux comme tout. Et quelques religieuses au café, oui deux, non trois, et vos fameux sablés, ils sont excellents, et… Les filles,
vous croyez qu’il va s’arrêter là ? Non, vous avez raison, ça ne lui suffit toujours pas. Papa, c’est vraiment beaucoup trop ! On ne va jamais manger tout ça, je te jure, c’est trop !
Et vous croyez qu’il m’écoute ? Non, vous avez raison, il ne m’écoute absolument pas. Quand finalement nous sortons du magasin, je porte six cartons de pâtisseries en équilibre qui manquent de chavirer, quatre sacs de viennoiseries que
je peine à tenir d’une main, j’ai trois baguettes calées sous le bras, et là, les filles, là, vous savez ce qu’on fait ? On se dirige vers le boucher-charcutier-traiteur ! Est-ce que vous devinez ce qui va se passer là-bas ?
Je leur ai demandé si elles voulaient m’accompagner voir Doggy en arrivant en France. Elles m’ont répondu avec enthousiasme que oui, oh oui, ça leur ferait très plaisir. J’ai pensé qu’elles en rajoutaient. Lors de notre dernière visite – quand la pandémie n’était encore qu’un cauchemar du futur –, mon père avait demandé dix fois à George de lui rappeler qui elle était au juste. Tu me demandes encore ? avait-elle gémi, incrédule. Mais je t’ai dit! Lots of times! Je suis George! Ta petite-fille George! Doggy avait ri aux éclats de la voir se récrier avec la candeur de ses sept ans révolus. Mais bien sûr, ma belle George. Tu as raison, c’est aberrant d’être un tel vieillard cacochyme. Ah gaga ah gaga papa, je suis complètement gâteux ! avait-il dit en déposant sur son poignet une pluie de baisers. Petit ange! (Petit petit ange!) Ah là là, c’est moche de vieillir… Nous avions ri tous les trois, puis j’avais pris la main de mon père adoré dans les miennes, sa main noueuse et bleutée aux ongles jaunes et écaillés comme les ligules du pissenlit en voie de métamorphose. Ne te tracasse pas, mon papa, c’est bien normal que tu perdes un peu la mémoire après tant d’années à retenir tant de choses. Maman, m’a dit George, solennelle, en réponse à ma proposition: I swear, I’m très contente de voir Doggy. Even if he doesn’t know who I am! Ma fille a hérité de mon père des orbes d’obsidienne que les émotions nacrent d’une brillance insolite. La joie ou l’angoisse y perlent abruptement. À chaque instant de leurs échanges, j’ai senti dans les gestes empressés de ma fille pour ce vieil homme édenté, dans les caresses et le regard fasciné de mon père sur ce visage poupin qui lui rappelait très fort un autre, l’intensité de la filiation. Cette chambre de malade tenait aussi du sanctuaire : l’amour y régnait en novice, candide et sublime.
Dans tes moments de lucidité, tu évoques, de manière chaotique et parcellaire, des épisodes de ta vie qui ont précédé ma naissance. Tu te promènes, contemplatif, parmi les paysages de ton histoire : tu déambules, flânes, reviens sur tes pas. Les yeux dans le vague, tu t’engages sur un boulevard, t’égares dans un dédale de rues, empruntes un raccourci ; tu digresses, tu te perds, tu tournes en rond. Tu ne dialogues pas, tu soliloques. Tu ne me laisses intervenir que lorsque tu cherches un mot, un nom, une adresse.
Impossible de poursuivre tant que tu n’as pas trouvé le terme exact qui te permet d’enchaîner. Pas imperméable, mais fermé, ha, tu sais… pas étanche, hermétique, c’est ça bravo! La tige d’un fruit, enfin ça porte un nom : pédoncule!
Phalanstère, paléontologue, rodomontade… Je ne connais que lui, mais enfin tu sais bien, place de la Madeleine, la salade de homard, voilà : Lucas Carton, ouf! Depuis petite, t’aider à retrouver le mot perdu est mon jeu préféré. Ton vocabulaire se repaît d’hyperboles, tu enjolives le réel avec ivresse et désinvolture, mais ton français ne tolère aucune approximation. Tu as la voix qui porte et le ton professoral ; où que tu sois, tu donnes un cours magistral, y compris en tête à tête avec ton agonie. Tu peux de but en blanc déclamer un poème de Hugo ou une tirade de Corneille.
En philosophie, tu es incollable, intarissable. Tu sembles avoir tout lu, tout retenu. Tu convoques une sarabande de noms, des noms de pontifes poussiéreux, de personnalités aujourd’hui insignifiantes, des noms de rues, beaucoup. Tu as fréquenté le Tout-Paris. Dans cette galerie de portraits, je ne visualise aucun visage mais les lettres blanches sur fond bleu nuit aux carrefours de nos enfances. Je vois des caractères alphabétiques sillonner la nébuleuse toponymie de ton histoire.
Mon père avait vécu, depuis sa naissance, comme au milieu d’une carte postale, dans un rayon de moins de trois kilomètres autour de la tour Eiffel. Petit garçon, il avait grandi au palais de l’Élysée, où son père avait été secrétaire d’État sous Paul Doumer. L’ancien président de la République était avant tout pour moi le nom d’une avenue du seizième arrondissement qui partait de la place du Trocadéro, ou plus précisément du palais de Chaillot dont mon grand-père avait supervisé la construction, en tant que directeur général des Beaux-Arts, face au salon de thé Carette, à l’angle opposé, entre l’avenue Kléber l’avenue Poincaré. Si c’est rond, ce n’est point carré ! plaisantait invariablement papa, pour ajouter qu’il ne fallait pas confondre Henri Poincaré – éminent mathématicien, membre de l’Académie des sciences, puis de l’Académie française, auteur de La Science et l’Hypothèse, dont Einstein admirait énormément les travaux – avec Raymond Poincaré, son cousin, pas la moitié d’un nul non plus ce Raymond Poincaré, lui-même de l’Académie française, ancien président de la République, dont le bilan était plutôt mitigé après 14-18, on lui reprochait d’avoir été un peu va-t-en-guerre, Si vis pacem, para bellum, avait-on dit de son alliance avec la Russie ; ce même Poincaré avait déclaré: Une France diminuée… ta ta ta… attends, c’était quoi déjà la formule… Une France diminuée, une France exposée… il y avait encore autre chose avant la chute… ne serait plus la France ! Clemenceau avait rétorqué : Il ne suffit pas d’être des héros. Nous voulons être des vainqueurs ! Bref, cette Première Guerre mondiale dont on promettait qu’elle serait pliée en quelques semaines avait duré quatre ans, une boucherie insensée, plus d’un million et demi de morts, un quart des hommes de la génération de 14, la génération de papa, qui, lui, avait été épargné parce qu’il était dans l’aéronautique, ce qu’on appelait alors l’aéronautique, qui deviendrait l’aviation, mais lui était au sol, en poste d’observateur, d’ailleurs il avait refusé la Légion d’honneur juste après la guerre parce qu’il trouvait qu’il ne la méritait pas, qu’il avait été embusqué comme on disait alors, résultat il l’attendrait quinze ans de plus, cet imbécile! Carette, donc, où papa s’arrêtait immanquablement les jours de départ en vacances pour avoir de quoi pique-niquer dans le train, parce que, à cette époque reculée, la restauration rapide n’avait pas encore été massivement introduite en France, et quoi qu’il en soit, pour mon père, la seule adresse où s’approvisionner convenablement en sandwichs était ce salon de thé des années 20, où les en-cas étaient présentés sous forme de petits rectangles de pain de mie emballés dans un papier transparent à l’enseigne de la boutique.
Les noms des grands personnages historiques du XXe siècle, Paul Doumer, entre autres, avaient ainsi le goût du sandwich parisien par excellence, le jambon-beurre, mais pas n’importe quel jambon-beurre, pas une malheureuse demi-baguette servie sur un comptoir en zinc, non, il s’agissait d’un sandwich avec des faux airs d’entremets, une saveur confuse de banalité et d’exception. Ainsi j’entendais ces noms prononcés par la voix tonitruante de papa, quelque part entre le Petit Palais et le pont Alexandre-III, dans un entrelacs de digressions où l’intime servait de toile de fond aux anecdotes qui concernaient les autres, c’est-à-dire ce que d’autres appelaient communément l’Histoire. À trois ans, il était entré dans le bureau de son père à l’Élysée et lui avait demandé de but en blanc: Dis, papa, t’as des nouvelles de Pierre Laval ?
Si j’aimais la jubilation avec laquelle mon père racontait cet épisode de son enfance, sa signification semblait néanmoins compromise à force d’être répété, comme un mot scandé jusqu’à dissolution du sens. Il y avait quelque chose de burlesque à imaginer un bambin prendre des nouvelles d’un homme politique, et j’en déduisais – cette situation ne m’étant guère étrangère – que son père était pressé, terriblement occupé, et qu’il fallait que son fils l’interroge sur les affaires de l’État pour qu’il s’intéresse à lui. Néanmoins, ce Pierre Laval, qui n’avait pas de rue à son nom, n’était-il pas aussi ce salaud qui avait vendu les femmes et les enfants juifs aux nazis ? N’était-ce pas à lui, avec le concours de Pétain, que nous devions la rafle du Vél’ d’Hiv ? Mon père, mon grand-père, moi-même, n’étions-nous pas juifs ? Mais Pierre Laval avait été un homme de gauche ! me répondait papa en reprenant un petit sandwich au jambon. Comme Benito Mussolini, d’ailleurs ! Pas mal le jambon, mais vraiment le meilleur c’est celui à l’œuf dur, je ne sais pas comment ils font cette mayonnaise, elle est remarquable. Enfin Laval, jamais un cheveu de nos têtes ne se serait imaginé qu’il deviendrait une ordure pareille ! C’était compter sans l’antisémitisme des Français… Mon pauvre père disait d’un de ses anciens camarades de régiment en 14-18, qu’il avait derrière lui quarante siècles d’hypocrisie chrétienne et d’avarice bourgeoise. Perplexe, je reformulais ma question.
Nous sommes juifs, rétorquait papa, oui, évidemment, mais enfin ça dépend pour qui! Pierre Laval avait absolument été de gauche, je te promets. Il avait occupé un peu tous les
postes : ministre de la Justice, du Travail. C’est là qu’il avait fait passer la loi sur les assurances sociales, à l’origine de la Sécurité sociale, quand même ! Ministre des Affaires étrangères aussi, de l’Économie. Et patatras, il avait été victime de sa politique déflationniste, qui s’était révélée catastrophique, en pleine récession, il y avait eu le krach boursier, etc., et le Front populaire avait été élu, à la plus grande joie de mon père, qui était un grand admirateur de Léon Blum… Alors, il n’est pas remarquable ce petit sandwich à l’œuf dur? Moi qui déteste les crudités, je dois dire que le concombre est délicieux.
Au palais présidentiel, tu jouais à faire voler des avions en papier depuis les grandes fenêtres qui surplombaient les jardins, d’où tu admirais la relève de la Garde nationale. Mme Paul Doumer, qui avait perdu ses quatre fils à la guerre, te choyait comme l’un des siens et t’avait même organisé une surprise-partie pour ton troisième anniversaire. Quelques jours après cette fête féerique, tu avais laissé tomber du balcon de ta chambre un coupe-papier, celui avec lequel tu t’étais taillé une braguette dans ton bas de pyjama. L’arme avait chuté à deux doigts de la tête du président ! Quel savon ton père t’avait passé ! Près d’un siècle plus tard, tu te sentais encore responsable d’avoir inconsciemment, innocemment, préfiguré l’assassinat de Paul Doumer. Tu as été élevé dans des appartements de fonction au faste désincarné, entouré de ministres, et d’une grand-mère, du côté de ton père, qui se revendiquait appartenir à la classe des petites gens. Nous autres petites gens, se targuait-elle. Enfin pourquoi ces boniments ? Vous n’étiez pas du tout des petites gens ! clamais-tu. Vous étiez des êtres illustres, bien au-dessus du lot ! Puis la guerre t’avait donné tort. Vous aviez tout perdu : la splendeur de vos intérieurs bourgeois, la reconnaissance de vos contemporains, votre position sociale, vos moyens de subsistance, vos titres, votre nationalité, et enfin votre nom. Vous aviez dû vivre cachés pour échapper aux rafles. Ça tu ne l’as pas oublié. Quand disparaîtra en toi jusqu’à la conscience de notre lien, restera dans ta chair la meurtrissure de la spoliation, de la traque, de la débâcle.
Mon père était parmi les derniers témoins vivants de cette tragédie collective. Sa famille avait survécu, mais le climat de persécution auquel il avait été confronté, enfant, avait laissé en lui des séquelles irréparables. Elles étaient nombreuses, éparses, ces séquelles, et elles étaient aussi devenues ma façon d’interpréter l’extravagance de papa: ce passé terrible et incompréhensible devait pour moi panser le présent. Bientôt ces récits n’appartiendraient plus qu’aux livres, aux archives. L’indignité du régime de Vichy ne se révélerait plus dans la fièvre de ses discours ; sa réalité resterait figée, inscrite. Aussi, tant que mon père vivait, je voulais l’écouter encore me transmettre ce drame historique dans l’invérifiable désordre de l’intime.
Tu as retenu de cette calamité la nécessité de profiter de la vie, d’en jouir au maximum, à l’excès. Tu détestes le gâchis mais tu hais la modération. Entre deux maux, il faut choisir le moindre ! m’as-tu souvent répété. Tu devais te résoudre à gaspiller, à jeter ton argent par les fenêtres, et, si contrariant soit-il, à balancer ces piles de gâteaux avariés à la poubelle. Chez toi, il fallait entrouvrir le frigo prudemment. Quiconque connaissait tes habitudes savait qu’il risquait de se prendre une douzaine de yaourts sur le coin de la gueule, de voir dégringoler des barquettes de plats périmés, ou pire, une tasse de café coincée entre des vieux fromages mal emballés. En toute chose, tu convoitais la quantité. Tu te vantais, lors des années les plus fastes de ta carrière, que ta notice dans le Who’s Who dépasse celle du général de Gaulle ! À l’exception de grand-croix de la Légion d’honneur, une dignité à laquelle tu te résignais à ne pas avoir été élevé, tu avais accumulé les décorations en collectionneur. Quand les gens s’étonnaient de ton incroyable panoplie de médailles, tu répondais non sans autodérision que si tu ne les avais peut-être pas toutes méritées, tu les avais demandées. La plupart des gens attendent qu’on leur donne, expliquais-tu. C’est complètement con!
Si on ne demande rien, on n’obtient rien – ou si peu. Moi je me suis beaucoup fatigué à demander, et en contrepartie j’ai effectivement obtenu pas mal de choses. Cette rosette rouge sur le revers de ton veston intriguait énormément les enfants, toutes générations confondues. À quoi ça sert ? te demandait-on à tour de rôle. À rien mon pauvre amour ! Strictement à rien, sinon à flatter la vanité des vieux croulants comme moi. Ou plutôt si, ça sert à une chose : à partir du grade de grand officier, un vulgaire gendarme ne peut pas vous convoquer au poste, c’est le commissaire de police en personne qui doit se rendre à votre domicile pour vous arrêter. Je ne voyais pas en quoi ce privilège t’aurait été utile. On ne se retrouve pas en garde à vue pour gloutonnerie ou achats compulsifs ! À la rigueur, maman, elle, se faisait assez souvent épingler pour excès de vitesse ou vol à l’étalage. Maman n’avait pas de décorations, elle appelait tes médailles des hochets, elle parlait comme une charretière et insultait allégrement les gendarmes qui la verbalisaient. Mais toi, tu étais un honnête homme, tu t’adressais aux forces de l’ordre comme aux commerçants, avec une courtoisie exemplaire qui témoignait de l’éducation parfaite que tu avais reçue. Seulement tu avais eu le malheur d’être un petit garçon juif en 1940.
Maman, pourquoi Doggy’s dog s’appelle Loup? Loup is not a wolf? me demande timidement ma Sissi. Excellente remarque, mon amour adorée. Ça doit être une manie chez nous de confondre les espèces. Je retrouve dans le regard interloqué de ma plus jeune fille la confusion dans laquelle, enfant, me plongeait la vie des adultes. Moi-même j’essaie encore de comprendre, je m’abstiens de lui dire pour ne pas l’inquiéter. Ma Sissi, je lui réponds, toi ton lapinou, tu l’as bien appelé Wawa comme un toutou. Alors ?
Au restaurant, quand tu ne parvenais pas à finir les douze plats que tu avais commandés, tu buvais au goulot une bonne rasade de Schoum, puis tu proposais d’emporter les restes, mais tu refusais de sauter le dessert, tu ne pouvais pas conclure le repas sans au moins un petit chocolat. Nous étions toujours les derniers à sortir de table. Dans ces établissements d’un chic anachronique où jamais on ne nous aurait mis dehors, tu traînais jusqu’à des heures indues,
repu, heureux, la bonne chère décuplant ta faconde. Nous autres enfants, accablés d’ennui, trouvions des moyens de nous distraire en roulant les miettes de pain en boulettes
que nous lancions à travers la salle. Tu nous intimais d’arrêter nos conneries avec si peu de conviction que nous prenions tes récriminations pour des encouragements. Nous vidions le château Margaux pour le mélanger à nos soupes de sorcières, avec le sucre, le sel, la moutarde, dans un verre à pied en cristal. Goûte, papa ! Ça c’est une grosse bêtise, disais-tu distraitement, rebondissant sur l’importance du jeu dans le développement humain, les castrations symboligènes dans la diachronie du vécu infantile exposées par Françoise Dolto. Toi-même avais été terriblement brimé.
Nous n’étions pas à l’abri que tu enchaînes avec le Massilia. Pendant que les adultes s’éternisaient, nous descendions nous cacher dans la cabine téléphonique du sous-sol, d’où
nous passions des appels anonymes au hasard des pages de l’annuaire, deux volumes de Pages Blanches posés par terre en guise d’escabeau pour atteindre les touches du cadran.
Tu devais te douter que nous faisions encore de grosses bêtises ; tu t’en foutais royalement. Cette anecdote figure en bonne place parmi les contes et légendes de Doggy. Je m’aperçois à leurs questions que je dois expliquer à mes filles qu’autrefois il existait des espaces fermés pour téléphoner, appelés cabines téléphoniques ; qu’il existait aussi des livres dans lesquels étaient recensées les coordonnées des abonnés du téléphone, appelés bottins. Sébastien Bottin
a une rue à son nom à Paris. Il s’agissait d’abord d’une petite impasse au bout de la rue de Beaune, à quelques pas de la Seine. Une partie fut rebaptisée rue Gaston-Gallimard, en l’honneur du fondateur des Éditions Gallimard. C’est là, dans le discret hôtel particulier au numéro 5, que j’ai signé les contrats de mes deux premiers romans. Ma chérie, Gallimard ! t’es-tu écrié quand je t’ai annoncé la nouvelle. Gallimard ! Mais c’est l’Olympe ! Tu m’as envié ce triomphe. Tu aurais aimé toi aussi être publié chez Gallimard, ou y être éditeur, ou les deux, parce que tu aurais aimé tout faire, tout posséder.
Ta volubilité et tes dispendieuses habitudes n’avaient d’égale que ta prodigalité – une largesse hors norme, fantasque, inconsidérée. De la poche gauche de ton veston, tu sortais à tout bout de champ un portefeuille de cuir en un mouvement spontané et grandiose qui donnait corps à l’expression : avoir le cœur sur la main. Tu distribuais sans compter, l’argent était fait pour être dépensé, et tu le dépensais. Tu faisais livrer des bouquets de fleurs gigantesques, des boîtes de chocolats de cent vingt pièces en échange d’un service, d’un rendez-vous galant ou pour rien, pour la beauté du geste. Je t’ai connu très peu d’amis. Tes fréquentations se limitaient à des relations mondaines. Si jadis tu avais partagé des amitiés sincères, elles s’étaient étiolées.
Depuis, il n’y avait de place dans l’univers que tu t’étais construit que pour des renvois d’ascenseur. Je n’ai jamais vu personne d’autre que toi s’assurer que le lift retourne aux rez-de-chaussée une fois parvenu à l’étage. C’était pourtant une règle de courtoisie élémentaire ! Tout comme tenir la porte à une femme, incliner la tête pour lui baiser la main, appeler un docteur docteur, et un professeur monsieur le professeur, dire bonjour et au revoir madame, jamais bonjour tout court. Tes formules de politesse se déclinaient en une fastidieuse cérémonie grammaticale – Je vous prie d’agréer virgule – dans les missives que tu dictais à maman quand elle avait à faire des courriers administratifs ou des mots d’excuse pour ses filles. Elle les recopiait diligemment, et nous les enseignerait scrupuleusement à son tour quand Elsa et moi serions en âge d’imiter sa signature. Toi en tant que président-directeur général de ton entreprise derrière les Champs-Élysées, tu appréciais qu’on t’appelle monsieur le président, ou à défaut monsieur le directeur.
Professeur t’allait aussi puisque tu étais docteur en philosophie, PhD disent les Américains, un titre qu’un ami new-yorkais t’avait permis d’obtenir et en contrepartie de quoi tu lui avais renvoyé de nombreux ascenseurs chargés de superbes présents. Dans ta jeunesse, les camarades s’interpellaient d’un sympathique mon vieux, vestige de la génération de ton père. J’ai retrouvé cette expression dans les fragments de vos correspondances, des feuilles jaunies dans des cartons qui avaient échappé à la purge des ans, au feu ou à l’éparpillement. Cher ami, je t’entendais dire au téléphone, ou en serrant la main de tes compagnons de route.
Une intimité distante se dressait entre ton interlocuteur et toi, vous étiez proches sans engagement, sans prise de risque ; votre amitié était un pacte de convenance, un gage d’échange de bons procédés. Tu n’allais jamais dîner chez personne, tu invitais les gens au restaurant et commandais pour eux toute la carte pour mieux piocher dans leur assiette. Tu ne demandais à personne de te donner son avis, hormis pour t’approuver, te plébisciter. Toi-même tu flattais avec épanchement, ne craignant jamais le ridicule de la flagornerie. Flatouillez, flatouillez, il en restera toujours quelque chose ! claironnais-tu. Tu donnais des exemples de lettres que tu avais envoyées à des confrères, des écrivains ou des critiques littéraires, dont tu redoutais qu’elles ne se retournent contre toi : tu avais tout de même poussé le bouchon en comparant un philosophe assez médiocre à Kant ! On te répondait avec empressement qu’on se sentait enfin compris. Tu supportais difficilement la contrariété. Ces enfants ne tiennent aucun compte de ma psychologie! t’écriais-tu quand nous t’indisposions pour une raison quelconque. À tes maîtresses ou à tes femmes, tu offrais des cadeaux mirobolants pour te faire pardonner ton caractère de cochon. »

Extraits
« L’outrance, le trop, le toujours plus, l’hubris a été ton mode opératoire, ton équilibre. Tu avais déjà cinquante ans quand je suis née, tu étais alors riche et célèbre, débordant d’activités, tu te distinguais par ta flamboyance et ta façon de n’être jamais parfaitement dans les clous. Ton énergie foutraque s’assortissait d’une rigueur intellectuelle sévère ; à ta soif d’argent répondait une sainte horreur de la spéculation ; et ainsi de suite. Tu incarnais la contradiction avec brio et flegmatisme. Pour décrire ta profession, tu t’autodésignais comme universitaire-homme d’affaires. Le trait d’union devait suffire à expliquer ta double casquette. Tu étais à la fois professeur de philosophie et fondateur d’écoles qui avaient fait florès. Tu étais entrepreneur et enseignant, mais aussi auteur, directeur de collection, producteur d’émissions de télévision, père de huit enfants de quatre lits, ex-mari de trois femmes, et séducteur invétéré. À mes yeux, tu étais invincible, omnipotent ; tu étais ailleurs, trop grand, trop imposant, trop tout. Ta panse de bon vivant, mes bras ne parviendraient jamais à en faire le tour. Ton ventre était toujours plein d’un autre enfant, d’une autre histoire – de ceux, de celles qui m’avaient précédée. » p. 31-32

« À dix-neuf ans, j’étais partie pour un stage à New York qui devait durer l’été. J’y étais restée. J’avais commencé à gagner ma vie à vingt ans, certes très modestement, mais tout de même, je m’étais trouvé un poste dans une maison d’édition. Mon expatriation m’avait permis de m’émanciper, me débrouiller seule, me fabriquer une carrière loin des systèmes de papa, de mon histoire familiale et de ses fantômes et de son fardeau. » p. 38

« Quand je te parle d’elle, tu peux encore faire apparaître sa silhouette dans la pénombre de tes souvenirs. Ah, elle était magnifique, Catherine ! D’une beauté à couper le souffle. La fascination qu’exerçait sur toi sa splendeur relevait du fantasme. Tu n’en revenais pas d’avoir pu posséder une femme aussi sublime, de lui avoir fabriqué deux filles aussi belles qu’elle ! Elles ont l’intelligence de leur papa et la beauté de leur maman, répétais-tu à l’envi. Tu n’as jamais compris pourquoi cette déclaration l’offensait. Vous étiez à égalité : elle avait le physique, toi l’érudition ; elle le sensuel, toi le mental ; elle l’inné, toi l’acquis. Votre couple bariolé s’assortissait de l’éclat de la foudre, du frisson d’un désir subjuguant. Vous incarniez chacun un mirage inaccessible et menaçant, une altérité irréductible. Vous partagiez une attraction sauvage et volatile, et une ardeur commune à brûler la chandelle par les deux bouts. Votre amour était du genre qui ne fait pas bon ménage avec la vie domestique, les emmerdements du quotidien. Fonder un foyer à partir de ce brasier ne pouvait qu’être combustible. » p. 56

« C’est mon père. Précisément à l’âge que j’ai aujourd’hui, soit huit ans avant ma naissance. Je ne connais pas cet homme. Et si nos moi successifs se sédimentent en nous telles des strates géologiques, si ce bouffon insupportable était bien encore en lui lorsqu’il était devenu mon père, il avait fini par céder sa place à un moi moins conquérant, plus magnanime, plus aimable. Quarante-deux ans, c’était l’âge qu’avait le père de papa lorsqu’il entrait à l’Élysée comme secrétaire d’État à la présidence de la République. C’était l’âge qu’avait maman quand elle avait été internée de force, à Sainte-Anne, l’année de mes dix ans. C’est l’âge de son visage tel que je l’ai cristallisé en moi, et aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’aura éternellement maman au fond de mon cœur, je me surprends à retrouver ses mains en regardant les miennes, et la douleur qui me saisit alors déchire le réel d’un coup de griffe. » p. 63

À propos de l’autrice
HUISMAN_Violaine_©Beowulf_SheehanViolaine Huisman © Photo Beowulf Sheehan

Née en 1979, Violaine Huisman est l’autrice de Fugitive parce que reine (2018), prix Françoise Sagan et prix Marie Claire, sélectionné dans la première liste de l’International Booker Prize, de Rose désert (2019) et de Les Monuments de Paris (2024). (Source: Éditions Gallimard)

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Rose museau

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En deux mots
Urbain a choisi de mettre de côté son rat le plus doué, car il l’a senti lui échapper. Modard, qui a suivi le numéro du dresseur de ces rongeurs, a peut-être trouvé une solution. Il va proposer d’allier ses talents de trapéziste à ceux du rat pour réussir un numéro époustouflant. Mais désormais le temps lui est compté, car son propriétaire le menace d’expulsion.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un numéro époustouflant

Un rat qui nous livre ses confidences est la vedette de ce premier roman. Jean-Pierre Ancèle, qui retrace la genèse d’un numéro de cirque jamais tenté à ce jour, réussit son entrée en littérature avec un conte plein d’humanité et des dialogues joliment ciselés.

Ce matin au marché, Urbain, un dresseur de rats, propose son numéro au public. À son affaire, il réussit à récolter quelques piécettes dans la soucoupe qui circule parmi les spectateurs. Mais, il faut le souligner, la prestation du jour n’a rien d’exceptionnelle, d’autant que le rat le plus doué de la troupe est laissé au repos. Accusé d’avoir attaqué violemment à un chat, il est séparé de ses congénères.
Mais Modard, qui a assisté avec gourmandise au spectacle, reste convaincu du potentiel de cet animal. L’ancien trapéziste va se rapprocher d’Urbain et, après lui avoir raconté sa tragique destinée – il a perdu sa compagne et son gagne-pain quand son partenaire a laissé échapper sa compagne d’un trapèze situé à 8 m du sol – va lui proposer de s’associer pour créer un spectacle totalement inédit. Un numéro d’acrobatie associé à un rat.
Un projet qu’il va pouvoir détailler au dresseur qui a accepté de le prendre dans sa camionnette et de l’inviter chez lui.
Enfin, chez lui, c’est aller vite en besogne. La maison, le hangar et la cave où se trouvent les cages des rats sont à Bourfre, un homme peu commode qui peut chasser la petite compagnie à la moindre occasion. Mais pour l’heure Urbain et sa fille Paulette, que tous appellent Belette, peuvent encore profiter du domaine, même si l’entourage n’aime pas savoir tous ces rats à proximité.
La belle idée de ce roman, c’est de donner la parole au rat. Une sorte de contrepoint aux certitudes du dresseur, persuadé de son talent et d’un savoir-faire hors du commun, affirmant même qu’il était parvenu à décrypter le langage de ses bêtes de concours. La version de l’animal est bien différente, soulignant les défauts des uns, les préjugés des autres. Ce faisant, il va aussi faire état de suffisance, mais après tout, il reste l’acteur principal de cette tragi-comédie.
Soulignons que pour son premier roman, Jean-Pierre Ancèle fait montre d’une belle habileté à tricoter des dialogues qui entraînent le lecteur avec bonheur dans cette fête foraine. On s’amuse, on s’indigne, on se laisse emporter d’une émotion à l’autre tout au long de cette quête d’un numéro qui fera date dans les annales des arts du cirque.

Rose Museau
Jean-Pierre Ancèle
Éditions Fugue
Roman
232 p., 18 €
EAN 9782494062351
Paru le 5/01/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
Au temps où la banlieue était à la campagne, on rencontrait parfois sur les marchés des dresseurs de rats. C’est le métier d’Urbain, qui habite un petit pavillon avec sa fille Paulette, surnommée Belette. Sa rencontre avec Modard, acrobate de cirque, et leur complicité scellée autour de quelques bouteilles de sauvignon vont infléchir leur destin: sauront-ils ensemble déjouer les affreuses manœuvres qu’un voisin ourdit au fond de son hangar? Élucider la mystérieuse attaque perpétrée par le plus agile des rats, au museau d’un rose si tendre qu’il réconcilierait presque les hommes avec sa race? Apprendre pour de bon les secrets de la conjugaison à Belette? Savoir, enfin, où disparut un jour la maternelle Félie?
Entre les tortillons attrape-mouches, les grenouilles baromètre, les herbes folles et les hercules de foire, Rose museau est un roman noir tendre et hilarant. Mi-nostalgique mi-fantaisiste, l’univers de Jean-Pierre Ancèle révèle, à travers des dialogues savoureux et virtuoses, une humanité pudique et gouailleuse, une galerie de personnages aussi fêlés qu’attachants.

Les critiques
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Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Trames

Les premières pages du livre
« CHAPITRE UN
Indécis toujours, Modard fit un pas en avant. Pantalon noir collant à ses maigres jarrets avec, aux pieds, semblables à des chaussons de danse, de fines chaussures de toile noire, l’homme, qu’il voyait de trois quarts, semblait d’un autre temps. Une tignasse rousse, serrée, presque rase, lui tapissait le crâne et la nuque puis se perdait dans le col élimé d’une redingote grise boutonnée jusque sous le menton. À ses chevilles en grosse pelote de poils, trois rats blottis les uns contre les autres attendaient qu’on ouvre leur cage. La couleur de leur pelage évoquait celle de la redingote. Un quatrième, séparé de ses compagnons par un solide grillage, semblait profondément endormi.
Autour du dresseur, une dizaine de badauds, nez en l’air, suivaient la progression de deux rats le long d’une étroite planche longue d’environ trois mètres, posée à chacune de ses extrémités sur la petite plateforme de deux escabeaux de bois. Sûrs de leur affaire, les rats avançaient sans hâte. Le premier faisait quelques pas, s’arrêtait, regardait devant lui, sur les côtés, vers le sol, semblait d’un bref coup de museau évaluer la distance à parcourir puis reprenait sa progression. Il ne se retournait jamais. Non loin derrière, le second rat suivait sans impatience. Il n’avait pas à se préoccuper d’éventuelles embûches, l’autre s’en chargerait.
Aussi pouvait-il considérer tout à loisir les spectateurs en dessous.
Comme la fois précédente, Modard ressentait un curieux malaise. Aucun doute, le rat passait les spectateurs en revue, comme s’il avait eu l’intention de se souvenir d’eux.
À quoi est-ce que ça peut penser un rat avançant en équilibre sur une planche au-dessus des gens?
Est-ce que ça pense? tentait de se rassurer Modard.
Soudain, le premier rat glissa, faillit tomber entraîné vers le bas par son cul qu’il avait gras, mais, enfonçant ses griffes dans le bois, il réussit un habile rétablissement. Il se hissa de nouveau sur la planche, reprit l’aplomb et se remit en marche, toujours suivi de son compère plus curieux qu’inquiet.
Alors là, on peut dire que ça a été moins une. Je leur ai pourtant montré. Combien de fois ? Bon, enfin, y a pas de bobo. Heureusement qu’il l’entretient, sa planche. Pour ça, on ne peut pas dire, il est sérieux, Urbain.
En dessous, les badauds s’étaient reculés. Pas envie de se prendre un rat sur la gueule.
Parvenus à l’extrémité de la planche, les deux rats s’assirent sur la plateforme. Immobile jusque-là, le dresseur plaça devant eux un morceau de quelque chose qu’ils se mirent aussitôt à lacérer et dont il ne resta bientôt plus trace. Ils ont fait des progrès. Faut dire, je les ai fait bosser ces deux-là. Les autres aussi, mais eux, ils passent en premier, alors, hein, pas de faux pas.
Prêts à entrer en scène à leur tour, trois autres rats sortirent alors de la cage, gravirent rapidement à la queue leu leu les barreaux et rejoignirent les deux autres sur la petite plateforme.
Seul dans la cage au pied de l’échelle demeurait derrière la grille de séparation le rat qui semblait dormir, museau dans le ventre.
La consigne ne tarda pas. Modard entendit le dresseur adresser aux trois rats quelques sons gutturaux mêlés de brefs sifflements aigus. Rien là d’un véritable langage, pourtant il ne faisait aucun doute que le dresseur communiquait avec ses bêtes. Immobiles, oreilles et moustaches tendues, museau pointé vers le dresseur, les animaux lui accordaient toute leur attention. Le dresseur se tut et tira de la poche de sa redingote une guimbarde qu’il pressa contre ses incisives. Oreilles et moustaches semblèrent frémir davantage. Les vibrations de la lamelle d’acier montèrent crescendo des dents du dresseur tandis qu’il esquissait un pas de danse. Reprenant ce pas, les cinq rats entamèrent sur la plateforme une curieuse chorégraphie qui s’ouvrit sur une ronde, puis le premier tourna sur lui-même avant de sauter par-dessus les quatre autres arc-boutés côte à côte, en appui sur le museau et les pattes arrière. La figure achevée, les rats firent le tour de la plateforme pour finir assis comme des enfants jouant à la chandelle.
En bas, les gens applaudirent avec enthousiasme ce numéro impeccablement réglé. Impassible, le dresseur ramassa près de la cage une soucoupe de faïence ébréchée qu’il fit lentement passer parmi les spectateurs. De son bras tendu, il écarta bientôt ceux du premier rang pour permettre à tous de déposer pièces ou rares billets.
Franchement, il est bien ce numéro. Je suis sûr que les gens ne se rendent pas compte du boulot qu’il faut pour ça. Et pendant ce temps, moi, je me fais chier dans cette cage, tout seul, derrière la séparation. Mais c’est moi qui devrais y être là-haut pour leur faire voir de la vraie voltige, pour leur en mettre plein les yeux. Mais non, à attendre que ça passe, à ronger ce bout de grillage, plus pour passer le temps qu’autre chose. Si ça continue, je le coupe le grillage et alors là, alors là…
Modard s’était glissé jusqu’au second rang. Il déposa deux pièces dans la soucoupe et examina le visage de l’homme. Parmi les taches de rousseur, deux yeux gris sous un front étroit et d’épais sourcils roux, un nez court et pointu, une bouche à peine dessinée. Sous la mince lèvre inférieure, au-dessus du menton pointu aussi, on devinait une mouche couleur de rouille.
Quel âge pouvait-il avoir ? Trente ans ? Quarante? Il faut qu’il ait un âge, quand même, songea Modard, sans bien savoir si c’était nécessaire.
La quête achevée, l’homme empocha la soucoupe et son contenu, puis adressa un imperceptible signe de tête aux rats toujours assis, immobiles. Ils descendirent illico l’échelle jusqu’à la cage. Les badauds commencèrent lentement à se disperser.
Bon, c’est bien, ils ont bien bossé. Urbain va être content de la soucoupe. Évidemment, c’est pas comme quand je faisais mon numéro. Là, ça sonnait et ça trébuchait dans la porcelaine. Mais bon sang, qu’est-ce qu’il a bien pu venir lui raconter, le vieux des oiseaux ? C’est depuis ce coup-là, depuis qu’il est venu lui parler que je suis tricard. C’est quand même moi le clou, c’est moi qui fais les grosses soucoupes au marché. Alors ?
En dépit de l’heure matinale, le spectacle était fini, mais sur la vaste place cerclée de hauts marronniers, le marché aux animaux du dimanche achevait son installation, offrant aux curieux d’autres points d’intérêt – marchands de bonbons, de gâteaux, de savon, et la cheminée fumante et noircie de la grosse machine d’un brûleur de cacahuètes.

Pourquoi donc part-il si tôt ? se demanda Modard.
Le dresseur replia les deux escabeaux qui supportaient la planche, appuya l’ensemble contre un arbre et souleva à deux mains la cage aux rats. Il se dirigea vers une petite camionnette blanche garée à deux pas le long du trottoir, posa la cage et ouvrit la portière arrière.
— Beau spectacle, dit Modard en s’approchant, remarquable comme ils vous obéissent. On ne voit pas ça tous les jours. Vous partez déjà ? La matinée commence à peine.
Le dresseur se retourna et considéra en silence cet intrus et sa question.
— Reculez, ordonna-t-il soudain. Modard fit deux pas précipités en arrière.
— Des sandalettes, dit le dresseur, et sans chaussettes… Non, vraiment… Les rats, ça raffole des pieds. Surtout les orteils. C’est charnu, les orteils, croquant, que de la viande et du cartilage. Et juste à portée.
Baissant les yeux, Modard vit contre le grillage cinq rats agglutinés, une masse compacte de poils gris foncé parsemée du rose tendre de leurs museaux. Les mailles de la cage se hérissaient de longues incisives.
— Ils n’avaient pourtant pas l’air bien méchant sur la planche.
— L’air ? Ce sont des rats, répondit le dresseur, ils n’ont pas d’air, juste leur nature.
— De rats.
— De rats. Saleté de grillage. Je m’en serais bien tapé un. Deux ? Peut-être. Un amuse-gueule, pour me consoler un peu de rester attaché dans la cage. L’orteil, c’est du cartilage, bien tendre, pas tout à fait de l’os, ça se mordille, et ça se suçote, une friandise, on peut faire durer. Bien sûr, ça n’est pas nourrissant, juste du plaisir. Il n’y est pour rien, ce type, mais des sandalettes, franchement…
Le dresseur plaça la cage à l’intérieur de la camionnette, enfourna les deux escabeaux repliés et la planche avant de refermer sans bruit la portière.

CHAPITRE DEUX
— Je ne peux pas traîner. Qu’est-ce que vous voulez ? demanda le dresseur sans cesser de jeter des regards furtifs autour de l’endroit où Modard et lui se tenaient.
Sa main n’avait pas lâché la poignée de la portière qu’un homme s’approchait d’eux, dans l’espèce de trottinement que lui permettaient son grand âge et la canne sur laquelle il s’appuyait. La chaîne d’une montre à gousset se perdait dans la poche d’un gilet de gros velours noir assorti à son costume.
— Faut y aller, monsieur Urbain, lança-t-il au dresseur. Ce n’est pas prudent d’être venu ce matin.— Il est déjà là ?
— Non, mais il ne va pas tarder. S’il vous trouve, ça peut mal tourner.
— Il ne va pas finir par me foutre la paix, celui-là? Ils doivent être réparés depuis le temps, ses chats. Un accident, ça peut arriver tout de même. Et d’abord, qu’est-ce qu’il faisait lui pendant ce temps, hein ? Où il était ?
— Ben, je vous ai dit…
— Ouais, il n’avait qu’à prendre ses précautions avant. On ne laisse pas sa place comme ça, sans surveillance, juste parce qu’on a envie. Je rentre, père Mistol, mais demain je reviens, et pas de si bonne heure, c’est férié demain, il y aura du monde. Pas question de perdre la recette. Tiens, on fera même deux représentations.
— Deux, eh bien dites donc. Évidemment, la recette…
Ça n’empêche, elle lui a salement esquinté, sa marchandise, votre bestiole.
Pour le père Mistol qui, jusqu’à un passé récent, avait élevé et vendu des poules, le règne animal n’était composé que de bestioles.
— Si vous aviez vu ça, ajouta-t-il à l’adresse de Modard. À votre place, monsieur Urbain, je ne traînerais pas dans le coin. Bon, je voulais juste vous prévenir. Faut que je retourne aux miennes, de cages.
L’homme reparti, le dresseur rajusta le col de sa redingote et passa au volant de sa camionnette.
— J’y vais, lança-t-il à Modard, si vous voulez qu’on parle, montez. Modard prit place à côté du dresseur. À l’arrière, pas de siège ; juste une épuisette, les deux escabeaux, la planche et, à distance de la cage, un sac fermé par une ficelle sur lequel une main enfantine avait inscrit à l’encre noire le mot « croquettes ».
Une odeur âcre et chaudasse vint se coller à Modard comme une entraîneuse trop grasse dans une boîte de strip-tease bon marché à l’heure de la fermeture. Il eut la sensation qu’elle se glissait contre sa peau par le col ouvert de sa chemise.
— Les fenêtres sont bloquées, dit Urbain. Moi aussi je préférerais les ouvrir, mais presque tout est déglingué, là-dedans. L’odeur, c’est normal, les rats.
— C’est fort, fit Modard, mais j’imagine que vous êtes habitué, vous ne la sentez plus.
— Si, répondit le dresseur en démarrant, je la sens. Beaucoup. Au début, ça vous colle à la peau, un peu comme une entraîneuse trop grasse dans une boîte de strip-tease bon marché à l’heure de la fermeture. Mais ensuite, on n’y pense plus. On la sent, c’est tout. Salopard, ajouta-t-il pour lui-même.
Si elle ne lui plaît pas l’odeur, il n’a qu’à descendre, celui-là. Non, c’est vrai quand même, c’est pas nous qui lui avons demandé d’y monter, dans la camionnette. Quelle odeur, d’abord ? Je ne sens rien moi, et les autres non plus, je pense. Si, bien sûr, ça sent l’homme, pas franchement ce qu’on préfère, mais bon, on supporte, on ne se plaint pas, alors il n’a qu’à faire comme nous.
— Salopard, grinça à nouveau le dresseur entre ses dents.
— Pardon ?
— Bourfre. Encore une journée foutue. Salopard, il se permet de louer trois espaces. Quand il est installé, on ne voit que ses chats sur la place. Il fait les plus grosses recettes du marché. Ah, c’est qu’il ne les donne pas, ses chats, Bourfre, et pourtant les gens payent sans compter, sans compter, vous m’entendez. Comme si l’idée d’avoir un chat devait vous faire oublier votre arithmétique. Entre nous, je me demande bien pourquoi. Vous savez, vous ?
— Les goûts, dit Modard… Mais je suis d’accord, sur les chats on en a toujours beaucoup fait.
— Là aussi on se demande pourquoi. Toujours à se faufiler, à se frotter, et que je te saute sur les genoux, et que je te lèche un doigt…
— Sûr qu’un rat qui vous frotterait les mollets ou qui vous sauterait sur les genoux, ça serait une autre paire de manches, remarqua Modard.
— Les rats, ça ne lèche pas. Ça sait se tenir, les rats. Pas un jour de marché sans qu’on vienne lui en acheter de ses chats, au Bourfre. Et pas un, cinq, six…. Au prix qu’il les vend, il ne les perd pas, ses dimanches.

Qu’est-ce qu’il a contre vous ?
Urbain regarda Modard.
— C’est à cause de l’autre jour.
— Ah ?
— Un mois de ça. Un de ceux-là, derrière, celui que j’ai isolé, vous voyez ? Il est sorti de la cage pendant que je m’occupais des autres sur l’escabeau. Je laisse toujours une ouverture au pied de l’échelle pour qu’ils puissent monter ou redescendre, un bon numéro, ça demande des entrées et des sorties.
— Tout à fait d’accord, dit Modard, très important, le mouvement.
— Comment vous savez ça, demanda Urbain, vous êtes de la partie ?
En dehors de quelques banalités échangées avec des spectateurs à la fin des représentations, le dresseur rencontrait peu de monde. Ce type-là commençait à l’intriguer. Qu’est-ce qu’il lui voulait avec ses questions ?Qu’est-ce qu’il lui veut à Urbain, avec toutes ses questions ? Je la sens venir encore une fois l’histoire du vieux.
— Et alors, dit Modard, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Lui, c’est le clou du spectacle. Il ne se produit qu’à la fin. D’habitude en attendant son tour, il dort, alors bien sûr je ne me suis pas méfié. Je n’ai rien vu venir. Il a attendu que je sois occupé et il a filé en douce.
— Filé ? … En douce ?
— Personne ne l’a vu. Comment il s’y est pris, j’en sais rien. Un vrai courant d’air. Droit sur le stand à Bourfre, à l’autre bout de la place.
— Mais ça fait bien cent mètres. Personne ne l’a vu, vous dires.
— C’est pas ordinaire, hein, vous êtes d’accord. Faut vous dire que lui, derrière, il est tout sauf ordinaire.
Le dresseur marqua une pause pensive avant de reprendre :
— Bourfre, ses chats il les assied dehors, exposés si vous voyez, sur des coussins pour que les gens puissent venir les caresser. Le b.a.-ba, dans le commerce du chat. Un chat caressé, c’est un chat vendu, surtout s’ils sont avec des gosses, bien rare qu’ils repartent sans. Bourfre, il connaît les ficelles, avec les chats, ça n’est pas bien difficile.
— Celles-là, tout le monde les connaît, abonda Modard.
— Pour dire qu’il n’a pas grand-chose à faire, le Bourfre, ils se vendent tout seuls, ses chats… Pas comme moi, toujours à m’escrimer pour trouver du nouveau… Bref, une fois rendu devant son stand, le mien, là derrière, il prend le temps de leur passer sous le nez, tranquillement, comme à la revue. Pas mieux pour les exciter, il le savait. Les chats, au quart de tour, ils démarrent.
— Tous ?
— Tous. Le chat, ça en a plus dans la griffe que dans la tête. De vraies furies, les voilà qui se mettent à essayer de l’alpaguer. Mais Bourfre, ses chats, il ne veut pas risquer qu’ils se carapatent, alors il les retient par une laisse. Au prix que ça coûte, il ne faudrait quand même pas qu’ils prennent le large. Le rat, ne me demandez pas comment, mais pour la laisse, il savait.
— Il s’était renseigné ?
— D’après vous il s’est lancé à l’aveuglette ? Il improvisait ?
— Vous venez ici depuis longtemps ?
— Dans les trois mois. Si on reste plus longtemps au même endroit, on risque de lasser son public. Pas facile, le badaud du dimanche, il veut de la nouveauté.

— Ah, pour ça… Et en semaine ?
— Pas d’animaux sur les marchés en semaine. Sauf ceux qui se mangent, les morts. En semaine, les marchés c’est que ménagères et vieux. Ça ne fait pas un public. Alors nous, on se réserve le dimanche. Et aussi les jours fériés, comme demain, tiens. Sauf quand il pleut, quand il pleut le monde ne vient guère. Et la planche est vite glissante, il pourrait y avoir de la casse.
— Ah, la casse… répéta Modard en un écho presque inaudible.
— Je dis ça, mais les rats, ça sait tomber, rectifia le dresseur. Même pas besoin de leur apprendre.
— Oui, approuva Modard, les rats, c’est connu, ça tombe bien.
— Vous êtes connaisseur ?
— Pas plus que ça…
— Tenez-vous bien, il se retourne et il se met à pisser sur les moustaches d’une paire de siamois qui s’apprêtaient à lui sauter dessus. À deux, ensemble, faut du vice, non ? Mais question vice, le siamois, c’est le chat du chat. Sauf que…
Captivé, Modard en avait oublié la strip-teaseuse.
— Sauf que lui, reprit le dresseur, il les avait repérés. Bien sûr, ils bondissent, ces deux cocus. Mais je t’en fous, trop courte, la laisse. Alors, il ne bouge pas. Il finit d’arroser. Sur les moustaches, tranquille. Eux, ils tirent, ils en manquent de s’étrangler, ces deux furieux. Et là, ça a été à son tour de sauter. Une sacrée fête, il leur a faite, aux siamois. Ah s’ils l’ont dansée la tonkinoise ! Et pas qu’à eux. Ils y sont tous passés, les chats de Bourfre, au bout de leur laisse. Une sacrée corrida.
— J’imagine. Un rat, ça mord, non ? Et ça griffe.

Un rat, c’est du danger. Toujours. J’en sais quelque chose.
Le dresseur releva la manche droite de sa redingote. Une boursouflure violacée filait du poignet au coude comme une vipère endormie sous la peau diaphane.
— S’il s’était contenté de les mordre, on pourrait comprendre. Mais lui, ce n’est pas un rat ordinaire. Il avait une autre idée.
— Ah ? fit Modard, c’était quoi son idée ?
C’est vrai ça, c’était quoi son idée ? Qu’est-ce que ça peut bien mijoter, un rat qui s’attarde devant un banc de chats juste après leur avoir distribué plaies et bosses et copieusement arrosé les moustaches ? s’interrogeait Modard.
— Écoutez, depuis le temps, je croyais les connaître, les rats, et depuis j’y ai bien réfléchi, avoua Urbain, mais une idée comme ça… pour l’avoir, il faut qu’il soit spécial, celui-là. Figurez-vous que le rat, les chats à Bourfre… Non, vous n’allez pas me croire.
— Dites…
— Les chats, il a sauté par-dessus, et une fois derrière…
— Non !
— Si ! Ni une ni deux, il les a baisés. Là sur leur banc, en ligne, allez hop, les derniers outrages, tous à la casserole.
— Les mâles aussi ? fit Modard incrédule.
— Déchaîné, je vous dis. Ça vous en bouche un coin, avouez.
— J’avoue, avoua Modard.
— Remarquez que moi aussi. Une chose comme ça, j’en avais jamais entendu parler. En tout cas pas chez les rats. Comme quoi, on croit les connaître et puis…
— Vous parlez d’une histoire…
— Ah, s’ils se sont mis à miauler, les greffiers. Les siamois, déjà que d’habitude ça pousse des cris à vous arracher les oreilles, là vous imaginez, avec les autres sur le banc, une vraie chorale de damnés. Les chats crachaient, criaient, sifflaient, essayaient de se détacher, mais la laisse tenait bon. Et mon rat, pas plus pressé que ça, qui passait de l’un à l’autre, et vas-y que je te fourre, que je te saute. Une vraie bacchanale, d’après le père Mistol.
— Mistol ?
— Le marchand d’oiseaux, celui qu’est venu me prévenir. Moi de ce côté-ci, je n’ai rien vu, j’étais trop loin. Il surveillait le stand pendant que Bourfre était parti à la pissotière et au marchand de saucisses. C’était l’heure de sa prostate et de son casse-croûte, à Bourfre. Mistol, il ne savait pas quoi faire pour arrêter le rat. Il avait peur d’approcher. Faut comprendre, et d’une il n’est plus tout jeune, Mistol, et puis quand il s’agit de choisir entre être mordu par un rat en rut ou se faire arracher la peau par des chats hystériques, on hésite. Il a traversé la place pour venir m’avertir, mais agité comme il était et tout essoufflé, il m’a fallu un moment pour comprendre ce qu’il voulait. Je me suis précipité avec l’épuisette pour attraper le rat, comme ça, voyez, un coup à prendre.
Le dresseur esquissa un geste du poignet si preste que Modard fut incapable de le saisir.
— Vous l’avez eu?
— Pensez donc. Il avait filé.
— Alors?
— J’ai couru partout. Heureusement, Bourfre n’avait la tête qu’à ses chats. Finalement je l’ai retrouvé. Vous ne devinerez jamais où.
— Où?
— Je vous le donne en mille. Dans la cage.
— Pas possible…
— Exactement ce que je me suis dit. Le dernier endroit où je l’aurais cherché. Et l’air de rien, avec ça. Juste d’attendre son tour de sortir faire son numéro là-haut. Mais je ne suis pas resté là à me poser des questions, hein, je n’allais pas attendre que Bourfre rapplique. D’accord, il lui faut du temps pour pisser, et il y avait de la réparation urgente, mais tout de même… J’ai remballé en vitesse et salut la compagnie. Je ne suis pas revenu depuis, le temps que ça se calme, mais on ne peut pas rester sans travailler, hein?
— Quelle histoire…
Bon, et voilà, ça y est. Il l’a racontée, Urbain, l’histoire.
— Que voulez-vous, les rats, c’est comme les gens, conclut le dresseur, c’est pas parce qu’on les fréquente qu’on les connaît…
— Comme les gens, comme les gens…, voulut objecter Modard.
— Des fois il n’y a pas de différence. Tenez, cette histoire de baiser tout le monde, si on y réfléchit, c’est plus des manières d’hommes que de bêtes, non ? Qu’est-ce qu’ils faisaient les barbares, Attila et sa bande, les Vikings à peine débarqués, et les uhlans en 70, et tous les autres, hein, vous n’allez pas me dire que c’est des rats, tous ceux-là.— Eh non, admit Modard, pas de rats là-dedans.

CHAPITRE TROIS
Le dresseur arrêta sa voiture à un feu, vérifia sa cargaison d’un coup d’œil dans le rétroviseur et redémarra.
— Un rat échappé, ça arrive. Les miens, sans me vanter, jamais. Avant ce coup-là, je veux dire. Qu’est-ce qu’ils iraient faire ailleurs, je vous le demande. On s’entend bien, eux et moi. Et puis je les ai à l’œil. Mais celui-là, il m’avait piégé à faire semblant de dormir. Pendant que j’étais parti lui courir après, les autres attendaient. Mettez-vous à leur place, ils ne savaient pas s’ils devaient continuer ou s’interrompre jusqu’à mon retour. Ils faisaient la gueule quand je suis revenu, surtout qu’en plus il a fallu remballer dare-dare avant la fin du numéro.
— Mais, les circonstances… concéda Modard.
— Arrêter un numéro en plein milieu, vous imaginez ?
— Ça, il faut des circonstances…
— On est d’accord, et là, question circonstances, j’étais servi. Ça ne fait rien, ils n’étaient pas contents. Conscience professionnelle. C’est qu’ils travaillent dur, vous savez. Et ils ont leur fierté, leur fierté d’artistes. Mais le père Mistol avait entendu Bourfre dire qu’il allait me crever, et mes rats aussi. C’est un sanguin, ce type-là. Remarquez, ça se comprend, avec ses chats tout bancals, plus un seul qui pouvait tenir seulement assis. Et impossible de les approcher. Même après lui, ils en avaient. D’après Mistol, ils n’étaient plus jolis à regarder ses chats. Son banc et ses coussins non plus. Il pouvait les remiser, Bourfre.
— J’imagine.
C’était plutôt manière de dire. L’histoire que le dresseur était en train de lui raconter ne laissait pas beaucoup de place à l’imagination. De plus, les détails du récit d’Urbain suffisaient à captiver Modard.
— Partir si tôt, vous vous rendez compte. Un bon numéro, ça ne se gaspille pas. Alors moi, je vous le dis, un mois, ça suffit. Aujourd’hui c’était manière de tâter le terrain, mais demain c’est décidé, je reviens et je reste, Bourfre ou pas. Des jours fériés, il n’y en a pas tant que ça, faut pas les perdre, les jours fériés, c’est là que le badaud sort.
Les jours fériés, c’est connu, le badaud abonde.

À propos de l’auteur
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Jean-Pierre Ancèle © Photo DR

Jean-Pierre Ancèle, né en 1953, a longtemps enseigné la littérature anglaise en classes préparatoires et en région parisienne. Aujourd’hui, il pratique assidûment le kinomichi, écoute Bob Dylan et déguste chaque jour à petites lampées le sirop de la rue. Son premier roman, Au rendez-vous des Pas-Pareils, est paru aux éditions Phébus en 2022. Avec Rose Museau, il signe son second roman (Source: Éditions Fugue)

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