Brûlez tout!

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En deux mots
Le journaliste Rodolphe Darzens se voit confier la mission de retrouver Arthur Rimbaud, un jeune poète qui a suscité l’attention avant de disparaître mystérieusement. Menant sa difficile mission avec abnégation, il va finir par retrouver l’homme et l’œuvre et contribuer à la gloire de ce prince des poètes.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’homme qui a sauvé Rimbaud de l’oubli

Pour son premier roman, Henri Guyonnet a choisi de réhabiliter Rodolphe Darzens. C’est à ce journaliste, émigré russe, que l’on doit la (re)découverte d’Arthur Rimbaud et de son œuvre. Oubliant la biographie et l’hagiographie, son roman est une passionnant enquête, romanesque en diable.

C’est par le plus grand des hasards que Rodolphe Darzens va se voir confier la mission de retrouver Arthur Rimbaud. Lui qui s’intéresse plutôt aux sports et aux courses va se battre en duel avec un collègue. Son patron, qui veut l’éloigner, lui demande de retrouver le poète.
Muni des seules informations à sa disposition, «Il a eu une liaison avec Paul Verlaine et a disparu depuis vingt ans, déterrez-moi des témoins, des révélations, et où se trouve Rimbaud, c’est clair? Et surtout pas de vagues, c’est compris?», le voilà lancé dans une enquête qui va s’avérer aussi difficile que passionnante.
Il commence par se rendre dans une librairie et y déniche un exemplaire des poètes maudits. Sous la plume de Verlaine, il apprend que «que la plupart des œuvres du poète n’ont jamais été publiées ou ont disparu. Une Saison en enfer, parue en 1873, sombra corps et biens dans un oubli monstrueux, l’auteur ne l’ayant pas lancée du tout. Il avait bien autre chose à faire. Il courut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement…»
Il décide alors de rendre visite à Verlaine, mais leur entrevue ne l’avance guère. Peut-être que l’éditeur pourra davantage le renseigner, lui fournir une adresse?
Comme dans un polar, on va suivre ses pérégrinations à la fois sur les pas du poète et de son œuvre. Car fort heureusement ses ordres de tout brûler n’ont pas été suivis.
Henri Guyonnet a eu la bonne idée de faire alterner les chapitres consacrés à l’enquête avec ceux qui suivent Arthur Rimbaud au même moment. De retour d’Afrique, amputé et aigri, il a trouvé refuge chez sa mère et ses sœurs dans les Ardennes où il va essayer de se soigner pour repartir vers le continent noir. Des éléments biographiques qui donnent au récit toute sa vraisemblance et offrent au lecteur de (re)découvrir l’homme et son œuvre, de mieux comprendre certains de ses poèmes ici placés dans leur contexte.
Au plaisir de la lecture s’ajoute alors la furieuse envie de se plonger dans les recueils désormais passés à la postérité. Voilà encore une vertu de ce premier roman très réussi!
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Brûlez tout
Henri Guyonnet
Éditions Anne Carrière
Roman
368 p., 20 €
EAN 9782380822489
Paru le 10/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris, à Marseille, dans les Ardennes, du côté de Charleville-Mézières. On y évoque aussi la Russie et l’Abyssinie, Aden et Douai.

Quand?
L’action se déroule de 1885 à 1938.

Ce qu’en dit l’éditeur
Fin du XIXe siècle. Depuis vingt ans, le silence d’Arthur Rimbaud interroge le Paris artistique. Rodolphe Darzens, jeune pigiste aventureux, se voit confier l’enquête sur sa disparition. Le journaliste infiltre le milieu littéraire d’avant-garde et part à vélo sur la route des Ardennes pour retrouver la trace du poète. Il découvre chez l’un de ses anciens amis vingt-deux poèmes autographes inédits, et décide de les publier dans un recueil intitulé Le Reliquaire. Darzens s’attire les foudres de Verlaine, seul protecteur des œuvres de Rimbaud.
Pendant ce temps, Arthur Rimbaud est rentré d’Abyssinie, malade et amputé. Il séjourne à Roche, dans la ferme familiale, et questionne sa vie, ses amours, sa quête spirituelle et poétique.
Dans un chassé-croisé haletant, Brûlez tout ! mêle la traque du journaliste à la poésie prophétique de «l’homme aux semelles de vent».

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diversions mag.
Publik’Art

Blog Calliope Pétrichor


Valentin Roten, libraire, présente «Brûlez tout» de Henri Guyonnet lors d’un entretien avec Isabelle Bratschi © Production Librairie Payot

Les premières pages du livre
« Avant-propos
À la fin du XIXe siècle, Rodolphe Darzens, jeune immigré russe, est chroniqueur dans différents périodiques littéraires et revues. Grâce à Jean-Louis Forain, célèbre caricaturiste, il découvre la poésie d’Arthur Rimbaud et en tombe amoureux. À cette époque, le poète est pratiquement inconnu, et il a disparu depuis près de vingt ans. Darzens entreprend alors une enquête pour reconstituer la vie de Rimbaud et retrouve chez l’un de ses anciens amis vingt-deux poèmes autographes inédits. Ces poèmes auraient dû être brûlés, selon la volonté de leur auteur.
Darzens décide de publier ces textes originaux dans un recueil intitulé Reliquaire. Quelques jours avant le décès ¬d’Arthur Rimbaud, dans l’anonymat à Marseille, le livre paraît.
Le Reliquaire révèle le poète au grand public et lance le mythe du génie des Ardennes.
À partir de cette intrigue historique, l’auteur a laissé libre cours à son imagination pour proposer cette exofiction mêlant la poésie prophétique de « l’homme aux semelles de vent » à la traque du journaliste, tel un voyage initiatique en Rimbaldie.
Ce livre n’est ni un récit historique, ni une biographie sur Rimbaud, mais un hommage au poète, et à celui sans qui certains de ses poèmes célèbres comme « Le dormeur du val », « Ma bohème » ou « Sensation », n’auraient peut-être jamais été connus.
Pour les besoins de l’intrigue, l’auteur a pris des libertés avec certains éléments historiques et personnages, dont Verlaine, qui n’a jamais été impliqué dans l’affaire du Reliquaire.

Prologue
Cimetière de Neuilly-sur-Seine, 1938

Par cette belle matinée d’hiver, le cortège avançait lentement le long des allées du cimetière.
En accompagnant la veuve et sa famille, le froid piquant serrait les témoins dans une assemblée insolite. Journalistes, écrivains, sportifs, industriels, hommes de théâtre, poètes bohèmes, connus ou anonymes ; ils étaient venus nombreux rendre hommage à Rodolphe Darzens.
Un peu à l’écart, une délégation de gens du voyage suivait le convoi. Leurs tenues bigarrées égayaient un peu le tableau.

Dans son testament, le défunt avait souhaité être conduit à sa dernière demeure en corbillard hippomobile. Toquade d’un vieillard sénile ou souvenir de sa jeunesse, son vœu exaucé donnait à la cérémonie ce panache désuet réservé aux personnages célèbres.
Soudain, le cheval noir surmonté d’un toupet blanc, sans doute dérangé par les cris de corbeaux matinaux, claqua du sabot sur l’allée, secoua son licol, hennit et prit le petit trot. Le cocher, sidéré, tirait sur les rênes. On entendit quelqu’un prononcer : « Il a toujours été impatient », et la procession hâta le pas pour se réchauffer.
Arrivés au caveau, certains s’étonnèrent qu’il s’agisse d’une sépulture commune déjà peuplée de quatre journalistes. Ils apprirent que Darzens, chevalier de la Légion d’honneur, ancien directeur du Théâtre des Arts, membre de la Société des gens de lettres, avait fini sa vie dans la misère et que l’Association des journalistes sportifs, en témoignage de ses hauts faits rédactionnels, lui avait réservé une place dans cette sépulture à la gloire des chroniqueurs.

Après la bénédiction du prêtre orthodoxe, Julien Le Cardonnel, du Journal, s’approcha, une feuille à la main et prononça cet éloge : « Ce fut l’une des figures les plus intéressantes du journalisme, des lettres et du théâtre. Darzens fut l’un des créateurs du journalisme sportif et l’un des premiers apôtres du sport en France. Par-dessus tout cela, il fut un grand directeur de théâtre, que le théâtre n’enrichit pas. On emploie, souvent à la légère, l’expression de personnage balzacien, mais s’il est un homme auquel elle convient, c’est bien à l’homme extraordinaire que fut Rodolphe Darzens, dont la personnalité fut diverse, riche, variée comme un personnage de la Renaissance… »
À cet instant, le miaulement guttural d’un chat de gouttière planqué derrière une stèle interrompit le panégyrique. L’orateur fit une pause, eut un sourire discret et reprit : « Né à Moscou de commerçants d’origine basque, il vint à Paris avec une troupe de cirque et commença une carrière journalistique étonnante. Darzens, grand amoureux de la vie, a dirigé vers l’action une imagination qu’il eût pu utiliser pour une grande œuvre littéraire… »
Le public écoutait dans le recueillement l’allocution hagiographique. Certains pourtant se lançaient des œillades sarcastiques.
S’ensuivirent l’homélie du prêtre orthodoxe et le scellement du caveau, ensuite le cortège prit le chemin du retour. Par familles, les petits groupes se reformèrent naturellement. Un bel homme emmitouflé dans un manteau brun au col fourré s’approcha de l’un d’eux.
« C’est qui ? chuchota une femme.
— Marcel Pagnol », répondit son amie.
Pagnol salua le discours mais regretta que l’apologie n’ait pas évoqué l’enquête passionnante sur Rimbaud que Darzens avait initiée le premier.
Son interlocutrice, surprise, lui avoua qu’elle n’avait jamais eu connaissance de cette affaire. Pagnol prit un air entendu et, dans un sourire, de sa voix chaude teintée de l’accent du Midi : « C’est très mystérieux, en fait… mais il gèle ici, je vous raconterai tout cela dans la voiture, si vous voulez bien. » Ils pressèrent le pas.
Les derniers à quitter le cimetière furent les Gitans.

La Grande Russie
Moscou, 1885

Une nuit d’orage. Les éclairs qui déchirent la voûte obscure et profonde révèlent avec brutalité l’horreur sur terre. Des piles de livres que les militaires russes jettent dans un bûcher monstrueux. Les flammes affolées lancent aux fronts des lumières pourpres et fugaces, des cendres étincellent dans l’obscurité. Le fracas du tonnerre ajoute à la terreur, le ciel prend part aux événements. Les uniformes cuirassés tranchent sur les corps mous des pauvres gens, couverts de laines grises comme les cendres. C’est tout ce que voit Rodolphe Darzens du haut de son mètre quatre-vingts, l’autodafé, les livres gémissants, les uniformes et le peuple soumis. L’odeur de livres qui brûlent est particulière, l’encre des mots semble alourdir l’air et le charger d’une vérité à jamais perdue. Rodolphe s’agite derrière le cordon de sécurité des gardes.
Une rixe éclate devant le libraire. Darzens l’apprécie beaucoup, ce M. Bloomfield, l’homme le plus aimable de la rue Arbat. Quand Rodolphe était petit, il lui avait offert son premier abécédaire. Quinze ans qu’ils se connaissent et le voilà sous ses yeux molesté, battu par ces brutes, ces cosaques ! Darzens profite de la mêlée devant l’échoppe pour se frayer un passage dans la foule qui manifeste sa haine du Juif.
Au moment d’enjamber la corde des sentinelles, une main de fer se pose sur son épaule. Il arme déjà son poing, quand il reconnaît son camarade Igor.
« Ne fais pas le con, Rodolphe.
— Laisse-moi, Igor. Tu vois bien ce qu’ils font ! » Il se dégage de la poigne de son ami.
Igor le retient par le bras. « Tu crois que tu vas les arrêter en te battant avec tes poings ?
— Je fais ce que j’ai à faire, lâche-moi !
— Calme-toi, il y a d’autres moyens de lutter. Rentre chez toi et retrouve-moi demain chez Dimitri. On en parlera avec les autres. »
Un officier les observe dans la lumière des torches. Rodolphe, la rage au cœur, se retire.

Le lendemain, dans sa modeste datcha, la famille Darzens est réunie pour le dîner. Rodolphe fait allusion au libraire. Son père, un petit homme rond à moitié chauve, est désolé que ce soit arrivé mais il rapporte, à mi-voix, que Bloomfield vendait des livres interdits…
« Lesquels ? demande vivement le jeune Darzens.
— Je n’en sais rien, et cela ne nous regarde pas ! » réplique le père, qui en profite pour reprocher à Rodolphe ses fréquentations et ses idées révoltées. Il craint pour son commerce de vin. La mère essaie timidement de défendre son fils. Le père s’emporte : « Il n’y a jamais eu de hors-la-loi chez nous ! » appuie-t-il d’un poing sur la table.
Rodolphe jette sa serviette et monte dans sa chambre. La tête dans les mains, assis sur son lit, il se demande s’il est vraiment son fils…
Plus tard, après avoir enjambé le garde-corps de sa fenêtre, il s’accroche à la vigne sauvage et saute dans la rue.
Chez Dimitri est un lieu de rendez-vous clandestin dans le quartier des tanneurs. La maison délabrée ne présente aucune entrée accessible et semble abandonnée. On y pénètre en passant par le jardin derrière la bâtisse, ensuite il faut descendre à la cave.
Rodolphe, après s’être assuré qu’il n’est pas suivi, s’approche de la maison. Il ouvre la trappe, s’engouffre furtivement et retrouve son ami Igor au bas des marches. Celui-ci lui donne l’accolade et le félicite d’avoir su garder son calme. Il faut se faire respecter en restant unis. Plusieurs cerveaux valent mieux qu’un. Il le présente aux nouveaux membres du groupe La Phalange.
L’endroit humide sent le vert-de-gris et la vieille barrique. La seule lumière, blanche et oblique, provient d’un bec de gaz et aboutit sur la dalle poussiéreuse au centre de la pièce. Au fond de la salle voûtée, encombrée de chaises, un comptoir rassemble les invités à la fin des réunions.
L’assistance est composée de jeunes gens, d’intellectuels et d’ouvriers, mais elle reçoit aussi des artistes et des moines orthodoxes. Igor y prend ses missions. Il a introduit Rodolphe dans ce mouvement anarchiste, sentant chez lui la même flamme de révolte contre le pouvoir. Les deux amis se sont connus au collège de Saint-Pancrace au sud de Moscou. Rodolphe, plus jeune que lui de trois ans, le voit comme un modèle. Igor le Magnifique, son surnom au collège, impressionne par ses reparties, sa culture et son allure princière. Darzens rêve de devenir un jour aussi populaire que lui. Il répond toujours présent à ses appels et l’accompagne dans des campagnes clandestines d’affichage.
Le débat porte ce soir sur le pogrom des Juifs et des Gitans. À la suite des votes, l’option pour l’information directe a été préférée à l’affrontement. La non-violence, plutôt que l’imitation des brutes au pouvoir. Cette opération devra se réaliser pendant le discours du voïvode, le représentant du tzar, dimanche prochain sur la place Alexandre-II.
Rodolphe et Igor lèvent la main pour signifier qu’ils en seront. La réunion se termine au comptoir servant de buvette. Dans les échanges concernant l’organisation, ils apprennent que d’autres groupes d’opposants au gouvernement doivent les rejoindre au cours de la manifestation.

Quelques jours plus tard, un cortège officiel décoré de gerbes de fleurs blanches escorte le gouverneur militaire à travers les rues en liesse. Certains pourtant regardent passer le défilé la haine dans les yeux.
À deux pas de la place Alexandre-II, dans l’arrière-salle d’un bistrot discret, se tient une réunion de jeunes activistes russes. Igor et Rodolphe sont désignés pour tracter dans les rues qui mènent à la place. Ils récupèrent leurs paquets d’imprimés, ronéotypés la veille, et attendent les ordres. La consigne est claire : diffuser le maximum de pamphlets et éviter toute arrestation.
Ils sortent sur l’esplanade et se mêlent au flux qui converge vers la tribune, distribuant sous le manteau leurs tracts aux passants. Rodolphe va pour s’engager dans une rue mais Igor le retient : « On reste ensemble. »
Des policiers en civil, un peu à l’écart, surveillent la foule. Rodolphe et Igor ont été repérés. Ils se retrouvent pris à partie par des sbires du tzar, qui essaient de leur arracher les pamphlets. Ils résistent et s’enfuient. Soudain, des cris, des jurons, des bras se lèvent… Une bousculade renverse des femmes, qui hurlent… Un objet noir décrit une trajectoire au-dessus des têtes et atterrit sur la tribune. Panique générale. La bombe, dans un sifflement interminable, tourne sur elle-même, fait long feu mais n’explose pas. Le voïvode, livide, est évacué dans la confusion totale.
La police encercle les manifestants. Rodolphe et Igor se débattent dans la cohue, arrivent à s’échapper et s’enfuient dans les rues désertes. Mais des militaires les poursuivent. Au coin d’une artère, ils les mettent en joue. Des coups partent. Igor titube et s’effondre, touché dans le dos. Darzens essaie de le secourir, son ami le supplie de se sauver. Le regard d’Igor se fige dans ses yeux. Les gardes approchent.
Rodolphe, affolé, prend ses jambes à son cou et détale dans la première traverse. L’officier retient ses hommes : « Laissez-le, on sait où le trouver. »

Darzens déboule chez lui. Il se jette sans un mot dans les bras de sa mère, qui comprend que quelque chose de grave vient d’arriver. Elle lui saisit le visage et le regarde avec son cœur. Il tremble. « Igor est mort, maman. » Elle le serre dans ses bras.
Un moment plus tard, son père entre dans la pièce. « Que se passe-t-il dans cette maison ? » La mère de Rodolphe l’informe doucement que l’ami de son fils vient d’être abattu par la police. « C’est bien triste mais c’est le sort de ceux qui défient l’autorité. Désolé pour toi, mon fils, mais cela vaut mieux ainsi, peut-être. Quelle vie misérable aurait-il mené, ce garçon, toujours dans la lutte, le complot ?… »
Rodolphe se relève d’un bond et court à l’étage en dissimulant à grand-peine sa fureur et son dégoût. Dans sa chambre, il jette quelques affaires dans un sac, sa montre, un médaillon de saint Thomas et saute par la fenêtre pour ne pas affronter son père qui l’appelle : « Rodolphe ! »

Darzens erre pendant des jours et des nuits par les routes et les chemins déserts. Se nourrissant de cueillette ou mendiant sa pitance, il couche où il peut. Effrayé au moindre galop dans son dos, sur ses gardes constamment, il s’épuise sur la route de l’exil. Sa cavale dure sept jours. Il entre enfin dans une petite ville. Un cirque s’est installé sur la place avec un attroupement autour d’une belle Gitane montreuse d’ours…

Retour au Terrier des Loups
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre,
l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte.
J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent
ces féroces infirmes retour des pays chauds.

Sur le quai de la gare Saint-Charles à Marseille, en cette fin juillet 1891, l’horloge indique 12 h 30. Dans la chaleur du Midi, les monstres d’acier crachent leurs vapeurs blanches. Au milieu des voyageurs, masses sombres en mouvement ou immobiles, se détache un infirme. Grand, maigre, coiffé d’un casque colonial à large bord, vêtu de cotonnades blanches, le burnous sur les épaules, il est amputé de la jambe droite.
Deux employés de la Compagnie des chemins de fer l’aident maintenant à se hisser dans le train.
L’œil noir, encombré de ses cannes anglaises, il arpente le couloir exigu. Il trouve son compartiment, s’installe sur la banquette de velours mauve et dépose ses béquilles près de lui, afin de dissuader quiconque de s’asseoir à son côté.
Il ouvre le journal. Le Temps annonce la prochaine Exposition universelle. Je devrais me présenter, songe-t-il ironiquement, les yeux brillants de fièvre. Je suis sûr qu’ils n’ont jamais vu une espèce comme la mienne.
Le train s’ébranle. Le regard d’acier du voyageur déchire la foule et le quai disparaît peu à peu. Bientôt, le roulis charitable de l’express apaise l’amputé, qui s’assoupit.

Le lendemain, sur le quai de la gare de Lyon à Paris, un individu vêtu d’une livrée rustique pousse un fauteuil à roues. Il cherche un unijambiste. Il le trouve assis sur ses malles, dissimulé sous un large chapeau colonial. « Vous êtes M. Rimbaud ? »
L’amputé au burnous relève la tête et dévisage le quidam. Il acquiesce après une seconde d’hésitation. Le gars l’aide avec ses bagages, Rimbaud lui recommande de manipuler avec précaution la boîte à chapeaux.
Le domestique le conduit à une calèche. Le voyageur étrange fait abaisser la capote. Il ne veut pas être importuné pendant la traversée de Paris.
Le fiacre se dirige vers l’est, vers la Marne. Par le carreau, Rimbaud observe la vie parisienne. Toutes ces transformations, tout ce changement depuis son départ, sa période, sa saison. Haussmann a fini son œuvre de démolisseur du passé, nous sommes dans une ère nouvelle, se dit-il, songeur. Tout en souplesse, la voiture glisse sur le nouveau ruban d’asphalte des boulevards. Des automobiles se croisent en klaxonnant gaiement. Le coche s’engage dans une rue pavée, Rimbaud retrouve ses sensations cahotantes. Il se penche au carreau, mais rien ne le surprend, le passé est loin derrière. Il esquisse un sourire pourtant quand un facteur de Paris sur un deux-roues dépasse son fiacre.

Oh ! la science ! On a tout repris. […] Et les divertissements
des princes et les jeux qu’ils interdisaient ! […] Géographie,
cosmographie, mécanique, chimie… !
La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde
marche !
Pourquoi ne tournerait-il pas ?
C’est la vision des nombres. Nous allons à l’Esprit.

Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez. Toujours pleins
du Nombre et de l’Harmonie, les poèmes seront faits pour rester.

Après un voyage pénible d’ennui, il est de retour dans ses Ardennes. L’envol de corbeaux criards sur un champ de labour détrempé accueille l’enfant du pays.

Seigneur, quand froide est la prairie
Quand dans les hameaux abattus,
Les longs angélus se sont tus…
Sur la nature défleurie
Faites s’abattre des grands cieux
Les chers corbeaux délicieux.
[…]
Sur les fossés et sur les trous
Dispersez-vous, ralliez-vous!…

Les chemins qui sillonnent la campagne, les étangs, les sources claires et au loin les sombres forêts bleues ne recèlent aucun mystère pour lui.
La calèche couverte traverse la Meuse. L’averse mouille le carreau de la portière. Sur les chaussées cabossées, les secousses tourmentent un Rimbaud recroquevillé sur lui-même.
Le coche passe dans une petite ville de Champagne. Une enseigne attire l’attention du voyageur : Bonneterie de belle façon. Rimbaud songe à ce que pourrait rapporter un ballot de dentelles à Aden, transport compris. Les affaires reviennent vite à l’esprit du fils de famille.
Malgré lui, il scrute aux carrefours une trace de son passé. Au détour d’un chemin, un autre Arthur peut-être…

[…] assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur!

La calèche arrive enfin, sous une pluie battante, à la ferme des Rimbaud, près de Roche, « Le Terrier des Loups ».
La grande maison de pierres corrodées avec le toit à pignons et son colombier attenant impose le respect dans la région. Gravé au-dessus de la porte cochère, « 1791 » rappelle glorieusement le centenaire de la grande Révolution.
Une solide paysanne de noir vêtue, raide comme un arbre calciné, attend, immobile sur le seuil de la porte. À son côté, Isabelle, la trentaine vieillissante, trépigne, impatiente de retrouver son frère.
Le fiacre entre dans la cour et achève son voyage. Rimbaud en descend avec peine, ses douleurs ont décuplé pendant le trajet. Il cherche ses appuis. Isabelle veut se précipiter à son aide, sa mère l’en dissuade : « Vous n’irez que s’il vous fait signe. »
Après une courte hésitation, Isabelle accourt néanmoins à la rencontre de son frère. Elle passe son cou sous l’aisselle d’Arthur, pour le soulager. Ils se regardent.
« Salut, sœurette.
— Mon Arthur. Enfin toi ! »
Elle lui sourit. Il répond à son enjouement dans une grimace d’épuisement. Puis s’approche de sa mère qui reste impassible, mais d’un regard bleu intense le dévisage.
Elle est consternée par son état : amputé, les traits tirés, des cheveux grisonnants, si mat de peau qu’il ressemble à un Arabe. Ses yeux fiévreux, d’un bleu métallique, sont d’autant plus pénétrants.
La mère l’accueille d’un fort accent ardennais : « Bonsoir, l’Arthur. T’as l’air bien darne, mon fils, alors, tu viens te requinquer au Terrier ? Je ne te demande pas si tu as fait bon voyage. Tu ne nous as pas ramené du soleil en tout cas. Entre. »
Rimbaud désigne une aile du bâtiment : « Tu as agrandi, on dirait ?
— On verra ça plus tard, tu grelottes. Viens te réchauffer à l’intérieur. »
Le vestibule donne sur le salon et plus loin la chambre de la mère. Un escalier de chêne part sur la gauche, à son pied un guéridon supportant un bassin d’argent. De la cuisine, à droite, Jeanne la bonne salue le fils de famille. Un grand crucifix trône au-dessus de la cheminée. Tout est à sa place. Ça sent bon le vieux chêne et l’encaustique mêlés aux relents de cuisine. Une atmosphère épaisse que Rimbaud reconnaît aussitôt.
« C’est Versailles ici ! » s’exclame-t-il en toussant.
La mère lui demande s’il veut boire quelque chose. Il la remercie : fatigué du voyage, il préfère aller se reposer.
Des images tremblantes de sa jeunesse glissent dans l’esprit embrumé du voyageur. Il revoit les sempiternelles séances de récitation en latin devant la table du repas, la lecture quotidienne des saints livres au salon, la destruction de sa Saison en enfer dans l’âtre… Le cratère d’argent.
« Vous avez vendu le piano ?
— Tu sais, Arthur, on n’a pas trop le temps de s’amuser, ici », dit la mère dans un rictus.
Rimbaud ouvre la malle à chapeaux : « Je vous ai apporté du moka et des fioles de parfum. On se verra tantôt. Tu m’as préparé la chambre du haut, mère ? »
Isabelle, qui le dévore des yeux : « Oui, tout est prêt. »
Il ajuste son moignon dans la jambe de bois, hésite devant l’escalier et enfin se décide. Il monte dans sa chambre comme un pirate, la canne cadence son ascension, l’horloge sonne six heures.
La mère le regarde gravir les marches une à une et songe à voix haute : « Le pauvre, c’est affreux ce qui lui arrive, mais il l’a bien cherché après tout. »
Isabelle fait mine de ne pas avoir entendu : « Comme il est impressionnant. Il a gardé sa fière allure et ses beaux yeux.
— Pour les yeux je veux bien, mais pour ce qui est de l’allure, il va en faire une belle dans les Allées… tiens !
— Vous êtes injuste, mère, le pauvre a tellement souffert, loin de tout… Et personne pour le soutenir.
— Personne ? Et moi ! Vous ne savez pas la moitié de ce que j’ai fait pour lui. Et voilà ma récompense : un infirme. Allez, Isabelle ! Ne restez pas là plantée comme une asperge, allez surveiller le déballage de ses malles. Je vais prier pour lui. »
La sœur cueille son cadeau, encore sous le charme et l’angoisse de retrouver son frère, dix ans après son départ en Afrique, une jambe en moins. Elle va rejoindre les domestiques.
La mère écoute le silence de la demeure un instant, se saisit de la fiole, la débouche et hausse les sourcils dans une stupéfaction chagrine. Si elle n’est pas certaine d’avoir rien senti d’aussi étrange, elle est bien sûre de ne jamais s’en servir. Un attire-poussière de plus…

La pièce est mansardée, une table-bureau devant la fenêtre ouverte, les volets tirés. Rimbaud allume le bec Auer et retrouve sa chambre, celle où il a composé sa Saison, où il a trouvé refuge après les coups de feu de Bruxelles, dans l’état où il l’avait quittée des années auparavant. Des livres partout, un globe, des cartes jaunies accrochées aux murs, un canapé défoncé, un buffet de chêne et le lit rustique en noyer.
Il repousse la porte. Une étrange sensation, pourtant prévisible, l’envahit. Il prend une grande inspiration et ferme les yeux. L’intensité du passé rejaillit, incontrôlable, et lui donne le vertige. Les meubles semblent s’adresser à lui et lui reprocher son absence. Les formes se mettent à danser dans une valse macabre. Le vieux buffet salue sa présence en ouvrant ses portes noires grinçantes.

C’est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;
Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries […]

Rimbaud, épuisé, s’allonge dans le lit et murmure :
Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires.

Après une journée harassante, dans le demi-sommeil qui précède la perte de conscience volontaire du corps, l’esprit vaque librement. Celui de Rimbaud ne retient, parmi les ombres du passé, que cette vision du bassin d’argent aperçu au bas des marches et qui le ramène trente ans plus tôt…
*
Le tic-tac sonore de l’horloge emplit le silence de la demeure. Arthur enfant, allongé sur son lit, étudie son gros dictionnaire qui le recouvre presque entièrement.
Frédéric, son frère de deux ans son aîné, arpente le couloir sur la pointe des pieds. Tout à coup il se rue dans la chambre d’Arthur et se jette sur lui. Il lui écrase le livre sur le nez, Arthur se défend, envoie les genoux, les jambes. Frédéric crie : « Aïe ! » Il saigne du nez. L’encyclopédie chute dans un bruit sourd sur le sol.
La mère en prière sous le grand crucifix s’est redressée. Elle scrute l’étage, terrible, et se signe. Elle passe devant les deux jeunes sœurs de Rimbaud occupées à jouer à la poupée et prend l’escalier.
Au rez-de-chaussée, le père pousse du pied la porte de son bureau. La mère le voit et hausse les épaules. À l’étage, les deux frères épient, inquiets, la réaction maternelle.
Frédéric chuchote : « Abruti ! C’est malin. »
Arthur (sur le même ton) : « C’est toi qui l’as cherché. »
La mère pousse la porte de la chambre d’Arthur : « Qu’est-ce que c’est que tout ce raffut ! »
Les enfants essaient de justifier leur maladresse.
« Vous, Frédéric, vous êtes au pain sec. Vous, Arthur, vous me réciterez, avant de dîner, tous vos devoirs. » Elle redescend et frappe à la porte du père. Pas de réponse, elle entre dans le bureau et, tout en faisant mine de ranger : « Mon ami, vous pourriez un peu vous préoccuper de votre progéniture. Arthur et Frédéric n’en font qu’à leur tête. Je vous rappelle que c’est toujours moi qui vaque à l’ordre dans cette maison. Ce sont des garçons, bon sang. Pour un capitaine d’infan¬terie, avouez que vous n’en…
— Je travaille.
— Et moi, je me tourne les pouces ?
— Il ne semble pas que vous étiez si occupée tout à l’heure », réplique le militaire.
Elle arrête subitement son activité et le fixe : « De quoi, grand Dieu, parlez-vous ?
— Grand Dieu justement !
— Pardon ! La raison vous abandonne, mon ami. » Elle le querelle d’un ton menaçant : « Vous n’allez pas me reprocher, tout de même, d’être une bonne chrétienne ! Ah ça ! »
Le père reprend sa lecture : « Loin de moi cette pensée, je disais simplement que, tout à l’heure, pendant que j’écrivais mon traité sur les déplacements de troupes en Algérie… » Il se retourne et, dans un sourire carnassier : « Tu sais que c’est un peu mon métier, que de rédiger des rapports et des plans pour l’armée… Donc pendant que je travaillais et que les enfants chahutaient, toi, tu priais, de toute évidence. Et vu l’état dans lequel tu es rendue, je n’ai pas l’impression que tes vœux aient été exaucés. » Il se repenche sur ses copies et prend son air détaché : « Si vous voulez mon avis, priez moins et occupez-vous plus de votre progéniture. Tout le monde s’en portera mieux. Sur ce, laissez-moi, je vous prie. Et fermez la porte. »
La mère, dont le visage s’est empourpré d’indignation, vocifère : « Monstre, misérable, abominable athée, comment ai-je pu t’épouser ? Mais va, tu ne l’emporteras pas au paradis ! » Elle claque la porte et se précipite vers la cuisine.
Dans sa chambre, Arthur repose son gros livre et se lève de son lit. Il s’accroupit en haut de l’escalier et attend à travers les barreaux la suite des événements.
Le père sort de sa chambre. Il porte une robe de chambre soyeuse, sa haute taille lui donne un air de grand seigneur. Il se saisit du cratère de métal étincelant installé sur le guéridon d’acajou et se place au centre de l’entrée sous le lustre. Là, il laisse tomber la coupe sur le carrelage de grès. Bing wong-wong-wong tac-ga-da-tac-tac-tac…, fait le bassin d’argent qui danse dans un bruit de spirale. Des éclairs de lumières vives flamboient en virevoltant sur les murs.
Arthur, les mains sur les oreilles, sourit, fasciné ; il attendait ce moment. Le père interrompt les circonvolutions du cratère et le dépose sur son socle, avant de retourner, satisfait, dans sa chambre.
La mère sort illico de la cuisine la tête haute et envoie le bassin répéter la même chorégraphie ! Elle repose ensuite la vasque à sa place, sans manquer de l’essuyer de son tablier, pour retourner dans sa cuisine engueuler la bonne.
*
Ce rituel de la discorde amusait beaucoup l’enfant, mais aujourd’hui l’homme blessé, blotti dans la tiédeur de son lit, songe à tout cela avec amertume. Il s’endort enfin.

Un pigiste russe à bicyclette
Sur la place des Abbesses à Paris, par cette chaude ¬journée d’été 1891, Rodolphe Darzens adossé à l’ombre d’un frêne parcourt le journal Le Gaulois à la rubrique des courses. Sa crinière noire laisse dépasser des mèches en bataille sous un feutre mou, gris sale. Un paletot d’un autre temps recouvre sa liquette au col droit et un foulard chamarré dissimule une croix byzantine en sautoir.
Il consulte sa montre sans arrêt et lève la tête dès qu’une demoiselle passe. Enfin, une élégante jeune femme se glisse dans son dos et lui pose ses doigts gantés sur les yeux. Ils s’embrassent et filent. Elle lui reproche sa tenue débraillée, et lui son allure de coquette.
Un peu plus tard, Rodolphe descend à grands pas le boulevard de Clichy. À son bras, sa petite amie trottine sur ses bottines à talons. Elle semble essoufflée, mais il l’entraîne, jovial, en la guidant par le coude.
« Pas si vite, Rodo, je n’en peux plus.
— On est presque arrivés, Sarah, le magasin va fermer. »
Ils débarquent dans une boutique de vente et de réparation de cycles. Rodolphe se présente au comptoir, un grand espoir dans les yeux.
« Oui, monsieur Darzens, elle est arrivée, elle est là, derrière. Bonjour, madame. »
Sarah remarque tout de suite la jolie caissière Angèle.
La boutique-atelier exhale le caoutchouc, le cuir et la graisse cuite. Ancien maréchal-ferrant, Albert, le patron, a senti le vent tourner et s’est mis à la vente de bicyclettes.
Une nausée monte à la gorge de Sarah. Elle se détourne pour crachouiller une toux sèche dans son mouchoir de batiste. Angèle a un sourire discret. Darzens soutient sa petite amie tandis que le patron les accompagne vers l’arrière-boutique.
Là, suspendu à des crochets, parade un magnifique deux-roues : la dernière création des Manufactures Mercier brille de mille feux. Darzens l’inspecte sous toutes ses brasures, admiratif et connaisseur. Albert ne tarit pas d’éloges sur sa conception moderne : le cadre « diamant » en acier galvanisé parfaitement géométrique, la courbe étudiée de la fourche pour plus de sûreté, le cintre rabaissé, aérodynamique. « C’est très ingénieux », précise le patron. Un braquet de neuf mètres ! Le système de freinage, lui aussi révolutionnaire grâce aux nouvelles chambres à air de Michelin, beaucoup plus confortables que les boyaux. Monsieur Albert lui vante pour finir une dernière innovation : un grand pignon pour les côtes et en retournant la roue, hop, un petit pour la course !
Darzens, courbé sur la machine, un large sourire aux lèvres, fait tourner la roue arrière. Sans quitter des yeux la perfection de la superbe bicyclette, il sort une liasse de billets de sa poche et la tend au patron.
Sarah ne peut réprimer une stupéfaction muette devant la somme incroyable que Rodolphe est prêt à dépenser pour une « machine à courir ».
Le couple quitte le magasin de cycles. Darzens, très fier, guide sa nouvelle conquête par la potence et sa petite amie par le bras. Puis soudain, n’y tenant plus, il embrasse Sarah sur la tempe et saute sur sa bécane rutilante avant de dévaler la rue, en zigzag, heureux… « Je te retrouve chez toi demain ! » lance-t-il à Sarah, et il est déjà loin.
Elle fronce les sourcils et lui envoie un : « Tu me le paieras, ça, mon coco ! », en se dirigeant vers un magasin de nouveautés.

Le soir même, dans une ruelle tortueuse du quartier des Halles encombrée de barriques, des becs de gaz éclairent l’enseigne Au Tord-Boyaux. Darzens débarque sur son vélo étincelant. Il l’attache d’une chaîne à la devanture de la salle, salue le portier et lui glisse une pièce pour surveiller sa machine. Il entre dans le caboulot.
Dès qu’on pénètre dans ce cloaque, l’odeur âcre de tabac et de bière vous saute à la gorge. La fumée empêche de voir à plus d’un mètre. Des numéros miteux de music-hall se succèdent sur la scène.
Darzens rejoint au fond du bouge un homme tatoué sur l’avant-bras d’une ancre prise dans une tête de mort. Il le congratule d’une grande bourrade dans le dos pour son tuyau aux courses. Le bookmaker lui en a pris cinquante, mais il a levé un joli magot sur « Rose des Sables » à 7 contre 1. Il en a profité pour se faire plaisir : la bécane dernier cri de chez Mercier qui l’attend dehors.
Le Tatoué, bougon, se moque de Darzens et le traite de « pédale ». Darzens tique à ce genre de sous-entendu et le fait savoir d’un geste vif et suspendu. Néanmoins, il se rapproche du Tatoué et essaie de le convaincre : c’est le nec plus ultra du progrès, l’alliance de la force, de l’élégance et de la technique, la liberté sur le cheval, l’homme-machine, le surhomme ! En plus, fini le crottin, l’avoine, tous les besoins de l’animal, bref, l’avenir !
Ils trinquent aux temps modernes. Le Tatoué lui demande pourquoi il n’invite pas sa régulière. Darzens montre le plafond enfumé, Sarah ne supporterait pas ce genre d’atmo¬sphère. Il en profite pour lui réclamer les cigarettes indiennes qu’il lui a commandées. Le Tatoué lui remet discrètement un paquet.
Sonneries : on installe une tombola géante avec sa roue chiffrée pour le clou du spectacle. Le premier numéro tombe. Un homme en goguette se lève devant Darzens en criant : « J’ai gagné ! » Son portefeuille dépasse de la poche, Rodolphe fait un signe à son comparse. Il bouscule le client tandis que le Tatoué en profite pour le délester. Tous deux sortent en plaisantant pendant que le badaud va chercher son lot. Ils se partagent la monnaie et jettent le larfeuille dans le caniveau avant de se séparer.
En récupérant son vélo, Darzens entend un miaulement famélique. Il se dirige vers une remise sombre encombrée de cageots et de barriques abandonnés. Alors qu’il essaie d’y voir quelque chose, il sent la pression d’un petit chat roux qui se frotte à ses jambes. L’animal se laisse prendre dans les bras du jeune homme qui l’observe. « Tu me sembles affamé, toi. Tu veux bien devenir mon ami ? Je vais t’appeler… Polo. Je te donnerai du lait et un peu de mou de temps en temps. D’ac ? » lui dit-il de sa voix roucoulante de Slave. Il le serre contre sa poitrine, referme son paletot et fait démarrer sa bécane. Polo ronronne d’aise…

Le lendemain, Darzens déboule à vélo dans la « République du Croissant », ce quartier de la rive droite, entre la butte Montmartre et les rues Réaumur et Richelieu, siège des grands titres parisiens. Là se trouvent les locaux du Gaulois.
Le Gaulois a alors la réputation d’un quotidien plutôt républicain, populaire et satirique. Sa ligne éditoriale phare couvre les affaires de cœur des célébrités. Il entretient avec son lectorat une relation particulière faite d’attraction et de répulsion. Un style quelque peu direct, mais toujours avec délicatesse pour ne pas heurter le public féminin.
Depuis dix ans que la liberté d’expression, et de fait celle de la presse, a été votée, la frénésie des chroniqueurs à débusquer les travers de l’élite n’a pas cessé. Le fameux « bon goût à la française » représente la seule censure au Gaulois. Le rédacteur en chef, le grand « Mondanitaire » comme on l’appelle, Arthur Meyer, y veille de près.
Les rubriques les plus appréciées sont assurément La chronique mondaine, L’écho de la vie des salons et Le carnet du jour, avec ses faits divers qui ravissent les curieux.
La vaste salle de la rédaction ressemble à un gymnase, l’effort cérébral remplaçant l’effort physique. Les bureaux des différentes rubriques s’étagent de chaque côté de l’allée centrale traversée par des journalistes et commis affairés. Sur son pupitre, chaque rédacteur a son organisation et ses manies. Certains, prolixes, remplissent des corbeilles de papier froissé et hèlent sans cesse le commis – « Va me chercher un tel », « Trouve-moi des feuillets »… Les uns travaillent sur un coin de table tandis que d’autres, rejetés en arrière sur leur siège, rêvassent de la tournure d’une expression. Ailleurs, des groupes se forment pour discuter avec volubilité un point capital. Une véritable ruche de messieurs en ébullition.
La banque des faits divers, sous le bureau de la direction, tout au fond, se distingue des autres desks. Une succession d’employés à visières de celluloïd, debout sous les becs de gaz, trie les billets bleus, les télégrammes des reporters de terrain, les comptes rendus d’audience, les petites annonces, et tamponne les reçus. Cela donne à l’ensemble l’aspect insolite d’un travail à la chaîne, rythmé par le tambourinement des cachets.
Juxtaposées au hangar de la livraison des journaux, la « presse » et la salle de rédaction du journal sont mitoyennes pour faciliter le circuit de l’information.

Rodolphe Darzens arrive en sifflotant sur sa bécane rutilante au journal. Il fonce sur un groupe de jeunes saute-ruisseau devant les entrepôts. D’un dérapage acrobatique, il les évite.
« Hourra, monsieur Darzens ! » s’exclament-ils en se précipitant. Ils veulent tous faire un tour. Le journaliste a bien du mal à attacher son engin futuriste au bec de gaz. Ils lui crient : « Le manège, monsieur Rodolphe ! »
Darzens, souriant, sélectionne trois jeunes qui n’ont pas encore eu ce plaisir. Il retire son galure, s’accroupit et les enfants se cramponnent aux longues mèches de sa tignasse. Il se relève et se met à pivoter sur lui-même en faisant tournoyer les gamins en l’air dans les éclats de rire. Il faisait ce numéro quand il bossait pour le cirque qui l’avait accueilli et fait sortir de Russie. Les gosses ovationnent une nouvelle fois leur grand frère Rodolphe.
Une casquette à visière bleue émerge de la porte du journal. On l’appelle. Au boulot ! Darzens donne des conseils aux crieurs sur les meilleurs endroits où vendre le papier et rejoint le Gaulois.
Il se met à trier le courrier avec Pierre Lefranc, le chef du service des faits divers. Le Mondanitaire descend de son bureau, Darzens se précipite vers lui et l’aborde de sa voix chaude à l’accent slave : « Monsieur Meyer, écoutez-moi, je sais, je vous en ai déjà parlé, mais je vous promets qu’une rubrique sportive…
— On en a déjà une, mon cher, occupez-vous plutôt de vos traductions, je n’ai pas vu beaucoup de papiers sur mon bureau, ces derniers temps…, réplique le patron, absorbé par son inspection des rédactions.
— Il n’y a pas d’infos intéressantes dans le Journal de Pétersbourg ces jours-ci, alors je donne un coup de main à M. Lefranc au classement des courriers, monsieur Meyer… », se justifie Darzens en le suivant.
Le patron hausse les épaules et continue son tour des services. Accroché aux basques du Mondanitaire, Rodolphe reprend : « Et puis, dans la rubrique sportive du Gaulois, si je peux me permettre, monsieur Meyer, on ne trouve que le turf !… Moi, je vous propose une vraie chronique d’aujourd’hui avec des articles sur les nouveaux sports à la mode : le cyclisme, l’aéronautique, l’automobile… »
Il poursuit son exposé avec exaltation, mais le patron s’en moque. « Ces fichus sports mécaniques finiront par tous nous tuer un de ces jours… » Seules les nouvelles des vedettes de l’art ou de la politique intéressent Meyer, qui laisse Darzens en plan.
Rodolphe s’en retourne, dépité, au bureau des chiens écrasés, ce qui ravit certains journalistes qui n’apprécient pas du tout l’ambitieux jeune journaliste à l’accent russe. Ce dernier reprend son tri sous le regard compatissant de Pierre Lefranc, quand Ferdinand fait une entrée fracassante.
La cinquantaine bedonnante, le célèbre grand reporter des arts harangue les employés de sa voix nasillarde en tendant au-dessus de sa tête Le Petit Parisien : « Un attentat de Juifs russes anarchistes déjoué à Montreuil ! Hourra pour les services du renseignement qui sauvent la République ! » Il se pavane dans l’allée et se lance dans la lecture de l’article comme s’il en était l’auteur. L’ensemble du journal salue le prêche de Ferdinand.
Devant l’attitude indifférente de Darzens, qui continue de tamponner ses billets bleus, le grand reporter le toise : « N’est-ce pas, Darzinnsky ? » lance-t-il perfidement.
Pierre surveille Rodolphe, qui ne bronche pas et se concentre sur son travail. Ferdinand monte dans le bureau de Meyer après avoir jeté un regard méprisant sur le pigiste immigré de Russie.

Le repas de famille

Les calculs de côté, l’inévitable descente du ciel et la visite
des souvenirs et la séance des rythmes occupent la demeure,
la tête et le monde de l’esprit1.

Rimbaud sort de sa chambre à midi. Il a passé la matinée à se reposer et à écrire à ses associés en Abyssinie. Il descend avec appréhension les marches jusqu’au vestibule. Sur son socle, le bassin de métal poli et cabossé le nargue de ses reflets. Il entre dans la salle à manger. La mère et Isabelle patientent chacune derrière leur chaise.
Rimbaud prend sa place en bout de table et déplie sa serviette : « Et Frédéric, toujours pas de nouvelles ? » La mère s’assoit et assène d’un air méprisant : « Il doit cuver son gueuleton avec ses amis de la Compagnie… »
Rimbaud reprend, comme pour l’excuser : « Il a toujours préféré la troupe. »
Un souvenir lui traverse l’esprit pendant que la mère touille la soupe.
*
Il va sur ses seize ans et bouquine comme à son habitude dans le silence de la demeure familiale. Soudain, des bruits suspects venant de la chambre de son frère le surprennent. Il s’y rend sans faire de bruit.
Frédéric est en train d’enjamber sa fenêtre. Arthur se précipite. « Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Je me taille, frangin !
— Tu vas où ?
— À la guerre, mon ami, à la guerre, défendre la patrie et toucher la solde ! » Il passe la jambe dans le vide et se retourne vers Arthur, il a l’air plus vieux : « Prends soin de notre famille, Arthur, c’est toi l’aîné maintenant. Souhaite-moi bonne chance.
— Et maman ?
— Ne lui dis rien. J’ai laissé un mot… Tu corrigeras les fautes… »
Il s’accroche à la descente de pluie et saute dans la rue, des recrues le rejoignent ; ils s’enfoncent dans la nuit. »

Extraits
« Rodolphe a une semaine de mise à pied, s’il ne trouve rien d’intéressant avant la fin, il sera viré. Il le rappelle, il lui faut un pseudo: ce sera. Lardenay, et le congédie d’un geste en reprenant ses lectures.
Darzens, satisfait et un peu surpris, reste sur place et lui demande le sujet de l’enquête. Interloqué, le patron répond: «Rimbaud.
— Rambot? répète Rodolphe, dérouté.
— Rimbaud Arthur, le poète! articule Meyer, agacé. Il a eu une liaison avec Paul Verlaine et a disparu depuis vingt ans, déterrez-moi des témoins, des révélations, et où se trouve Rimbaud, c’est clair? Et surtout pas de vagues, c’est compris?» Ses yeux transpercent le journaliste à travers ses binocles.
Darzens acquiesce, comme absent. Il réalise dans quel traquenard il vient de se fourrer. Tout ce qu’il ne supporte pas: les poètes, homosexuels en plus! Disparus depuis vingt ans, tant qu’à faire.
Rodolphe sort du bureau accablé. En passant, il fait signe à son ami Pierre de ne pas s’inquiéter et quitte le journal sous les regards plissés des sympathisants de Ferdinand.
De retour chez lui, dans son petit garni sous les toits, le journaliste tourne en rond avec cette enquête improbable. «Un poète, en plus! Disparu depuis vingt ans! Que personne ne connaît, à part quelques intellectuels ou pseudo-artistes, pour sûr! À mettre tous dans le même panier, comme Moréas! J’aurais été verni que je serais tombé sur un sculpteur, au moins ceux-là ils transpirent. » p. 73

« Darzens, étourdi, a perdu ses repères, il se pose sur le lit pour reprendre sa lecture. Verlaine révèle que, incompris dès sa jeunesse, Rimbaud en vrai maudit a rejeté les valeurs de la société. Il s’est conduit de manière provocante, dangereuse, asociale ou autodestructrice. Le journaliste apprend aussi que la plupart des œuvres du poète n’ont jamais été publiées ou ont disparu.
Une Saison en enfer, parue en 1873, sombra corps et biens dans un oubli monstrueux, l’auteur ne l’ayant pas lancée du tout. Il avait bien autre chose à faire. Il courut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement.., écrit Verlaine.
Poursuivant le recueil, les louanges dithyrambiques de Verlaine sur son amant n’étonnent plus le journaliste, mais la destinée troublante de ce poète inconnu commence à l’intriguer. » p. 88-89

À propos de l’auteur
GUYONNET_Henri_DRHenri Guyonnet © Photo DR

Enfant de Marseille, Henri Guyonnet fonde des groupes de rock avant de s’installer à Paris, où il écrit et met en scène pour le théâtre. Brûlez tout! est son premier roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Le rire des autres

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En deux mots
Trouver un emploi avec diplôme de philo est quasi impossible. Sa conseillère pôle-emploi offre à Anna un poste de «chauffeuse de salle» pour une émission de télévision. Elle et son copain Lulu doivent faire avec leur situation précaire jusqu’au jour où il se met à cracher des euros.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’homme qui vomissait des euros

C’est vers le fantastique que penche le premier roman d’Emma Tholozan. En imaginant un jeune homme crachant des euros, elle nous offre un conte saisissant sur le statut social, la soif de réussir, le pouvoir de l’argent.

C’est à Pôle emploi, rebaptisé aujourd’hui France travail, que commence ce roman vif et joliment construit. On y croise Anna, diplômée en philosophie, face à une conseillère qui lui explique que sa formation ne l’aidera pas dans sa recherche d’emploi. Le mieux qu’elle puisse lui proposer est un poste de chauffeuse de salle pour une émission de télévision. Sans vraiment savoir de quoi il en retourne, elle se présente aux studios d’enregistrement et comprend qu’elle doit faire applaudir et rire le public de l’émission. Une tâche épuisante – on enregistre quatre émissions à la suite – mais dont elle s’acquitte avec assez de talent pour conserver son job.
C’est dans les bras de Lulu, son compagnon, qu’elle va pouvoir se consoler. Le jeune homme d’un naturel optimiste avait emménagé chez elle et mettait un point d’honneur à payer la moitié du loyer, même si son travail ne lui rapportait pas beaucoup. «Il réparait un tas de bidules hétéroclites. Autoentrepreneur de la débrouille. Le matin, après avoir pris son café, il mettait de la musique classique et je voyais ses grandes mains s’agiter. Pince. Mozart. Tournevis. Schubert. Perceuse. Beethoven. Ponceuse. Mahler, C’était un vrai arsenal. Lulu n’avait pas de spécialité. Un touche-à-tout. Aucune machine ne lui résistait. Parfois, il rapportait un truc qui n’avait plus d’apparence. Méconnaissable. J’allais me doucher et quand je revenais, je m’apercevais que c’était un grille-pain. Comme neuf.»
Une situation précaire, mais qui va brutalement changer quand une chose insensée se produit: Lulu a craché un billet de banque. Une fois séché et contrôlé quant à son authenticité, ledit billet va offrir de nouvelles perspectives au couple. Car il suffit à Lulu de vomir pour que les euros s’accumulent. Anna ne se pose pas trop de questions et encourage Lulu à rendre des sommes de plus en plus importantes afin de pouvoir céder aux sirènes de la consommation. Autant profiter de cette aubaine tant qu’elle dure!
Ce conte sur la place de l’argent dans un couple vire alors de la comédie au drame. Entre les envies d’Anna et les interrogations de Lulu, entre des besoins de plus en plus importants de l’une et la peur d’un problème de santé pour l’autre.
Emma Tholozan a construit son premier roman comme un conte fantastique qui nous offre de réfléchir à la place de l’argent et au-delà, aux valeurs qui guident – ou pas – notre existence. Avec humour, elle raconte ce délitement progressif, ce fossé qui se creuse entre les aspirations d’une jeune femme qui entend se prouver qu’elle est quelqu’un – une intellectuelle – qui mérite sa place dans les hautes sphères de la société et un jeune homme pragmatique – le manuel – qui se satisfait parfaitement de ce qu’il a et de ce qu’il construit de ses mains. Deux conceptions qui, jusqu’à l’épilogue, vont s’affronter avec des arguments plus ou moins convaincants. Un premier roman réussi.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Le rire des autres
Emma Tholozan
Éditions Denoël
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782207179079
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et en banlieue.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai fait un rêve formidable. Je naviguais sur une rivière, dans un bateau aux rames de bois. Assoiffée, je me suis penchée par-dessus l’embarcation. J’ai formé une petite coupe avec mes mains pour recueillir de l’eau et, quand je les ai remontées à la surface, elles étaient remplies d’argent. La rivière m’en offrait une source intarissable. J’ai avalé ces billets. De pleines poignées. Ça me bourrait de bonheur.»
Anna rêve de devenir quelqu’un. Pourtant, le jour où sa conseillère Pôle emploi lui annonce que ses études de philosophie ne valent rien sur le marché du travail, elle accepte un emploi alimentaire sur le plateau d’une émission télé. Comme son copain Lulu, smicard lui aussi, elle se met à défier fièrement la société de consommation.
Tout change quand Lulu se met subitement à vomir des billets de banque à une cadence soutenue. Pendant qu’il expulse de sa trachée de quoi lui acheter des sacs de luxe et un appartement à moulures, Anna s’interroge: doit-elle s’alarmer pour la santé de Lulu ou plutôt s’assurer que le flux précieux ne tarisse jamais? Jusqu’où est-elle prête à aller pour gagner sa place parmi l’élite?
Avec ce premier roman à l’humour décapant, Emma Tholozan brosse le portrait cru, et infiniment singulier, d’une génération privée d’idéal.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Christine Pinchart)
BXFM (À la page)
Flair.be (Laura Vliex)
Actualitté
Blog de Gilles Pudlowski
Blog Les lectures d’Antigone
Blog Domi C Lire
Blog Joëlle Books
Blog Tu vas t’abîmer les yeux

Les premières pages du livre
« C’était l’époque où je cherchais du travail. Ou, plutôt, le moment où j’en ai trouvé un. Avec l’arrêt des études, plus de bourse. Sitôt mon diplôme récupéré, je m’étais dirigée vers Pôle emploi. Sans réfléchir. J’avais suivi la cohorte. Tout le monde savait que c’était un passage obligé après le master.
Ça faisait quelques semaines que j’attendais le prochain rendez-vous. L’œil toujours fixé sur le téléphone. L’oreille tendue au cas où l’appel retentirait. Le fameux, libérateur, salvateur même ! Mais chez moi, ça ne sonnait jamais. L’écran restait noir. Finalement, une employée m’avait contactée. Je devais y retourner pour rencontrer ma nouvelle conseillère.
Je me suis levée tôt, je voulais arriver à l’agence avant l’ouverture. Sur place, j’ai constaté qu’on était beaucoup à avoir eu la même idée. Les grands esprits ! La file s’étendait jusqu’à l’angle de la rue. L’homme derrière moi s’adressait à un ami : « Sur mon CV, j’ai mis “maîtrise de Facebook” pour montrer que je m’y connaissais en informatique, j’ai bien fait, non ? » Une certaine fébrilité zébrait l’air. De temps à autre, quelqu’un se hissait sur la pointe des pieds, sortait sa tête du rang pour voir par-dessus les autres crânes si le rideau métallique montait enfin. On se serait cru devant un centre commercial le premier jour des soldes. Peut-être que certains allaient se jeter sous les grilles. Entre les clopes sur lesquelles on tirait avec avidité et les pochettes en carton qui contenaient nos dossiers, on se demandait où pouvait bien se planquer le plein emploi. Maintenant, il fallait tout un arsenal pour espérer obtenir un job. Photocopie de la carte d’identité, photocopie de l’attestation de logement, photocopie du certificat de participation à la journée de citoyenneté, photocopie des diplômes. Des dizaines de feuilles en veux-tu en voilà pour la seule possibilité du peut-être, la virtualité du si jamais j’ai de la chance. On s’y accrochait tous, alors tant pis pour les arbres.
Le rideau a percé le silence de sa mécanique enrayée. Même lui était las. Personne n’a rampé en dessous pour rejoindre la salle le premier, mais on a quand même joué des coudes.
J’ai pris un ticket. Numéro 56. Patience. Jambes qui lancent. Impatience. Plein de chiffres qui défilent, jamais le mien. Faut dire qu’on était vraiment toute une ribambelle. La farandole des miséreux. On se conformait presque tous à la même attitude, le regard fixé sur nos baskets en toile. On se toisait en silence, discrètement. Depuis combien de temps il cherche, lui ? Et celle-là, est-ce qu’elle est en fin de droits ? L’ancienneté se mesurait surtout au degré d’inclinaison du corps. Les petits nouveaux paraissaient toujours les plus embarrassés. Le dos voûté, repliés sur eux-mêmes. Dépités d’être là. Avec l’expérience, la colonne vertébrale se redressait. C’est pas parce qu’on est au chômage qu’on ne peut pas être fier. On les reconnaissait à ça, les vieux de la vieille. Décontraction à son apogée. Ils appelaient les dames de l’accueil par leur prénom, s’inquiétaient de la santé de leurs enfants. Mais jamais de paroles échangées avec les autres demandeurs. C’était une règle tacite.
La salle regorgeait d’affiches. Dessus, des personnes avaient l’air très heureuses de travailler trente-cinq heures par semaine pour un salaire de misère. Je regardais cet étalage d’optimisme avec un mélange de dégoût et d’espoir. Numéro 56 : c’était à moi.
Dans le bureau, j’ai découvert Marjorie, ma nouvelle conseillère. Elle s’est présentée. Elle était là pour mon bien. Ensemble, on allait y arriver. C’était une petite dame à l’allure de bouledogue français, grosses lunettes aux verres épais et cheveux coupés droit. Elle suffoquait dans son chemisier fleuri : apparemment, la climatisation était en panne, si tant est qu’elle ait fonctionné un jour. Marjorie est entrée dans le vif du sujet. Il fallait recommencer le dossier depuis le début. Je lui ai tendu le bout de papier sur lequel figurait en gras la mention très bien. Elle l’a retourné plusieurs fois. La face qui se décompose. Mine dubitative. « La philo… » Elle n’a pas terminé sa phrase. Puisqu’elle me voyait ici, elle en déduisait que j’avais renoncé à l’enseignement. Elle m’a demandé si j’avais des compétences particulières. J’étais spécialiste de l’ontologie contemporaine, mémoire de cent cinquante pages à l’appui. En plus, je connaissais par cœur les dix premiers axiomes de l’Éthique de Spinoza. Un peu gênée, Marjorie a coché la case « aucune compétence particulière ». Les tap-tap du clavier devenaient frénétiques. Elle a soupiré, frotté ses lunettes. Éclaircissement de voix. Raclement de gorge. Elle déployait une énergie folle pour chercher un poste qui ne nécessitait aucune compétence. La tâche était ardue. Ses doigts pianotaient à une vitesse impressionnante, une virtuose, les cliquetis aussi élaborés qu’une sonate. Après ces longues minutes de concert, elle a soufflé de satisfaction. Marjorie a pris un stylo Bic : « Présentez-vous demain, à 9 heures, à l’adresse indiquée – elle me tendait une feuille recouverte d’une écriture appliquée –, ça devrait faire l’affaire. Ce sera difficile, mais au moins vous serez payée. » Ensuite, elle a débité plein de mots compliqués sur la conjoncture économique, comme « saturation du marché de l’emploi », « compétitivité », « productivité exponentielle ». Je sentais bien qu’elle souhaitait que je réagisse, mais la seule réplique que j’aie trouvée était une citation de Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. » Grand silence. Immédiatement, le sentiment de honte a suivi. Ringarde, je me suis dit. Pédante. Mais à Marjorie, ça lui a plu. Ses yeux se sont éclairés d’une jolie lueur. Elle m’a demandé qui avait écrit cette phrase : un vieil homme qu’on a forcé à s’ouvrir les veines.
J’ai quitté le bureau sans même regarder la feuille que Marjorie m’avait remise. C’est seulement un peu plus tard, dans la rue, que je l’ai dépliée. Chauffeuse de salle. Un grand courant d’air a sifflé entre mes deux oreilles : j’ignorais ce que cela signifiait. Peu importe, j’avais un travail. En tout cas, ils devaient me prendre à l’essai. J’ai appelé mon père pour lui annoncer la nouvelle. Il s’est montré très content. Il a voulu savoir quel job j’avais décroché. Quand j’ai prononcé l’intitulé du poste, il s’est inquiété :
— C’est pas porno, au moins ?
— Non, enfin, je crois pas…
— Ah bon, super alors ! Et donc, tu seras payée ?
— Oui, j’espère.
— C’est formidable, Anna, bravo ! On pourrait fêter ça ? Je vais faire des crêpes !
Il ne m’a pas laissé le choix : en arrière-plan, je l’entendais déjà s’affairer à la préparation de la pâte.
— Et toi, papa, comment ça va ?
— La routine… Bon, t’arrives à quelle heure ? J’ai hâte.
*
Le soir même, Sophie organisait une fête. Je ne sais pas trop ce qu’on célébrait. La fin de quelque chose, sûrement. Je n’avais pas envie de m’y rendre et de me retrouver dans un appartement rempli d’une bande de dégénérés en pull à col roulé noir, porté malgré les trente-cinq degrés en extérieur pour plus de sérieux et de crédibilité. Excités par l’alcool. Secoués d’hormones. Les pupilles dilatées de bonheur. Platon, Kant, Deleuze et la French Theory : tout allait y passer, pour sûr. J’avais promis pourtant, alors j’y suis allée.
Robe. Rouge à lèvres. Métro. J’ai interphoné, escalié, bisé. La chaleur était étouffante. Fin juillet. À travers les vapeurs de rhum et les volutes de fumée qui embrumaient la pièce, j’ai aperçu le sourire de Sophie.
— C’est pas trop tôt ! On n’attendait plus que toi.
— Désolée, j’étais avec mon père…
— Et tu ne nous as pas rapporté de crêpes ?

Une goutte de sueur a perlé sur mon front, je l’ai épongée avec une serviette en papier et je suis immédiatement allée me chercher un verre. J’ai discuté avec les autres. Chacun avait fait la même chose cette semaine-là. Pôle emploi était sur toutes les lèvres. Déprimant. Mais, avec charme, on en rigolait. Élégance du désespoir. Et puis la solidarité des perdus. On se touchait l’épaule. On se réconfortait comme on pouvait. Frères et sœurs de bancs de bois durs qui font mal au dos. Trois heures de cours par semaine à essayer de comprendre les synthèses disjonctives nous avaient donné l’illusion d’être devenus une famille. Alors, comme en famille, on prenait des nouvelles de chacun. Élodie s’était inscrite sur un site de garde d’enfants, Mehdi avait un entretien pour travailler dans un fast-food.
— T’étais pas communiste, toi ?
— Oh bah, faut bien manger.

Touché. Pour tous, l’horizon était fait de petits boulots, mais ça nous convenait. La philo nous avait appris à mépriser les biens matériels. Chaque année, pour mon anniversaire, mon père se creusait la tête. Une belle montre ? Une nouvelle paire de chaussures ? Mais non, papa, tu sais bien, je n’ai pas besoin de ça. Offre-moi des livres, des livres et encore des livres. C’est plus pur. Tout plutôt que devenir esclave du capital ! On se gargarisait de notre grandeur d’âme, même si c’était pour retourner des steaks hachés sur une plancha. Moi, je ne disais rien. Je n’ai pas parlé de la perspective de chauffer des salles. J’ai la pudeur facile, l’étalage compliqué. Je préférais écouter. Entre deux verres, Sophie m’a agrippée.
— Dis, Anna, tu crois que tu pourrais m’aider à réviser pour le CAPES ? Me faire réciter les cours, tout ça?

Elle débordait d’enthousiasme, comme une petite fille qui entre à la grande école. Je me suis sentie obligée de la mettre en garde.
— T’es sûre que c’est une bonne idée ? Tu vas être envoyée n’importe où en France. T’auras un emploi du temps horrible avec une tonne de copies à corriger toutes les semaines. Il paraît même que, parfois, ils te paient avec un retard de trois mois.
— T’es toujours défaitiste. Et la joie de transmettre, t’y as pensé ? Le bonheur de voir des lycéens s’épanouir ? Et puis de toute manière, je sais rien faire d’autre…

J’ai pensé à la phrase de Malraux : « L’amitié, ce n’est pas d’être avec ses amis quand ils ont raison, c’est d’être avec eux même quand ils ont tort. » Si Sophie avait envie de se fracasser contre un mur, j’appuierais sur l’accélérateur avec elle. J’ai dit : « OK, si t’es motivée, on s’y met dès que j’aurai pris mes marques au boulot ! » Sophie a quand même dû sentir que je n’étais pas très emballée, alors elle a tendu son petit doigt en l’air pour que je l’attrape (elle savait que ça m’attendrissait toujours), et le pacte était scellé.
Entre-temps, l’ambiance, déjà moite, était devenue lourde. Un épais couvercle s’était posé sur la cocotte-minute de nos vies, les fenêtres étaient nappées d’une buée dense : je cuisais à petit feu.
Quand la conversation s’est faite trop pesante, je me suis mise à danser. Ça a commencé par un soubresaut. Ridicule. Une légère flexion des jambes, plus ou moins en rythme. Plutôt moins que plus, d’ailleurs. Très vite, l’alcool aidant, les bras s’y sont joints. Mouvements saccadés et grands cercles. Alterner. Les hanches qui se déploient, ankylosées depuis trop longtemps. Je fermais les paupières et battais des cils, secouais la tête. J’avais l’impression d’être sensuelle, alors que je devais ressembler à un asticot accroché à un hameçon. Je ne dansais pas, je me débattais. La féminité des magazines de mode était loin, Axelle Red aussi. L’enceinte continuait à cracher des chansons entraînantes, du rap et de la pop, du français et de l’américain. On faisait semblant de connaître les paroles, on chantait en play-back. Puis la musique a ralenti.
Comme je pouvais m’y attendre, la discussion s’est envolée vers le ciel des idées. Ça développait des grandes notions, l’amour, la liberté, la mort. Des mots mille fois remâchés dans des bouches différentes, j’avais l’impression d’écouter un disque rayé. La même comptine en boucle depuis l’Antiquité, on nous aurait foutu des toges que ç’aurait été pareil. J’étais écœurée. On nous avait vendu le concept du philosophe-roi, une place de choix dans la société, mais Platon s’est planté. T’es capable d’expliquer la nuance entre justice et équité ? C’est bien, en revanche, on a simplement besoin d’une personne pour faire de la mise en rayon, donc ça t’aidera pas. Au suivant ! Une sensation pâteuse tapissait ma langue. J’enchaînais les verres de mauvais alcool en faisant mine de m’intéresser au débat. Acquiescement du menton. Moue circonspecte. Lèvres pincées.
C’est à cet instant qu’un type a planté ses deux émeraudes droit dans mon iris. Je l’ai tout de suite vu, même de loin. Au milieu de cette galaxie absurde, je l’ai tout de suite vu. Il est devenu le centre. Beau comme un soleil. Une figure blanche qu’encadraient des cheveux noir de jais. De hautes pommettes sur lesquelles reposaient deux yeux d’un vert hallucinant, presque translucide. De ceux qu’on voit seulement sur Photoshop. Il avait une gueule à tourner dans un film, mais je ne savais pas trop de quel genre. Il racontait une anecdote à propos d’une file d’attente et d’une caissière. La fille en face de lui riait à gorge déployée. Elle basculait sa tête en arrière puis remettait sa frange en place d’un geste faussement négligé. Blond éclatant. Une pub pour du shampoing.
La voix du type n’arrivait pas à couvrir celle de Sting que Sophie avait mise en fond. Alors j’entendais, par bribes, le début de ses blagues, sans les chutes, mais j’étais quand même happée. Une boule à facettes étoilait son visage de taches argentées. Les spots lumineux dansaient une valse à trois temps, le jaune, le violet et le rose. Tout s’est solidifié d’un coup. Le sang avait du mal à passer, il paraissait soudain très épais. Le cœur qui s’arrête un instant.
Après s’être installé sur le canapé, un peu plus loin, il m’a fait signe d’approcher. La force d’attraction était très importante, mais j’étais complètement saoule. J’employais toute mon énergie à mettre un pied devant l’autre sans tituber. Concentration à son paroxysme. Allez, Anna, fais un effort. Le gauche, puis le droit. Le droit, puis le gauche, c’est ça, perds pas le rythme. J’avais un mal de ventre terrible et la vue qui se brouillait. Je me suis affalée à côté de lui comme si je ne m’étais pas assise depuis des siècles. Il m’a interrogée pour savoir si j’étais plutôt philosophie continentale ou analytique. Je l’ai fixé avec méfiance. Les ténébreux qui citent du Nietzsche, j’en avais eu ma dose à la fac. « Je te taquine. On s’en fout de tout ça, non ? » Oui, on s’en foutait de tout ça.
Je me suis étonnée de ne pas l’avoir croisé à l’université. C’était normal, puisqu’il n’y était jamais allé. Lui, il réparait des trucs. C’est de cette manière qu’il avait rencontré Sophie, par le biais d’un ami qui connaissait un ami qui le connaissait. Elle avait des problèmes avec son ordinateur. Étudiante fauchée, pour le dédommager, elle l’avait invité ici. J’ai immédiatement regardé ses mains. Automatisme. Réflexe d’intello. Elles étaient calleuses. Solides. Quelques éraflures. Des doigts qui font autre chose que de tenir un stylo pour une dissertation. Il a remarqué mon insistance et serré le poing si fort entre ses cuisses que ses jointures sont devenues blanches. J’étais gênée. J’ai essayé de faire une blague.
— C’est Descartes qui entre dans un bar. Le gars derrière le comptoir lui lance : « Vous prendrez bien quelque chose ? » Il répond : « Je ne pense pas », et là, il disparaît.
Wouah. Cinq ans d’études pour ça. Elle était franchement nulle, pourtant j’y ai mis tout ce que j’avais, dans cette vanne. J’ai senti l’urgence. Je ne crois pas qu’il ait compris, mais ça a fonctionné, il a souri. Le cœur qui s’arrête un deuxième instant. Là, j’ai remarqué une petite fossette qu’il avait sur la joue droite. Droite, j’en suis sûre parce qu’on se tenait côte à côte. Ça faisait comme une virgule. Ça lui allait bien, la virgule, parce que sa parole se déversait en flot continu, sans point. Pas d’arrêt entre ses histoires, l’une succédait à l’autre avec un naturel déconcertant.
— Moi aussi, je connais des blagues moyennes. T’en veux une ? Quelle est la différence entre un dollar et un rouble ?
— Je sais pas.
— Un dollar !

Là, c’est moi qui n’ai rien compris, mais je buvais ses paroles, je riais à tout ce qu’il disait. Dents blanches et nuque relâchée vers l’arrière. D’un coup, j’ai repensé à l’autre fille, celle de la pub de shampoing, et ensuite j’ai gardé la tête bien droite. On discutait et je sentais mon estomac se serrer. Main invisible qui me retournait les boyaux. Crampes. Gargouillements. Remontées. Que du glamour. Il s’est intéressé à ce que j’allais faire dans la vie, enfin si ça m’allait d’en parler, ce n’était peut-être pas le lieu ni le moment, peut-être que je préférais retourner avec les autres ? Et là, j’ai vomi. Sur ses chaussures. Une substance rose et pétillante : du gin-tonic à la fraise, erreur de débutante.
Il ne s’est pas vexé du tout, au contraire. Il a ri de nouveau. De manière tonitruante cette fois. Il se tenait les côtes tout en secouant son pied au-dessus du tapis. La fille blonde me regardait d’un air hautain. Il s’est levé, m’a tirée par la main et a murmuré dans mon oreille : « Je crois qu’il est temps d’aller se coucher. » On est partis comme ça, plantant les kantiens.

La rue avait changé de texture. Les façades d’immeubles paraissaient confortables, j’avais envie de m’y adosser. Le sol n’exhalait plus la chaleur emmagasinée la veille. Finis, le goudron fumant et le plastique des semelles qui colle un peu. L’air s’était rafraîchi. Je respirais mieux. Au loin, une petite aube se réveillait tranquillement, teintant les toits de nuances orangées. J’ai regardé sa montre qui reposait avec son avant-bras sur mon épaule. Je devais me lever trois heures plus tard. Il ne parlait pas. Moi non plus. Mais c’était doux. Une sensation enveloppante. Du réconfort à chaque enjambée. Le tintement de ses bottines sur l’asphalte rythmait notre marche. Nous avancions cahin-caha. Bras dessus, bras dessous. Lui, mon sac sur le dos. Moi, le cœur en bandoulière. On ne croisait que des éboueurs et des vieux insomniaques qui promenaient leur chien. Il y avait de la tendresse dans leurs regards. Accrochée à mon compagnon comme une moule à son rocher. Le pas chancelant. Le parcours zigzagant. Que pouvaient-ils penser de nous ?
J’ai fini par reconnaître le bout de ma rue. Un peu de familiarité, ça faisait du bien. Point d’ancrage dans cette ville qui semblait tournoyer autour de moi. Le tangible qui tangue. Ça m’a remis les idées en place. Quand nous sommes arrivés devant la porte d’entrée, il m’a vue hésiter sur le digicode. Le doigt suspendu. Dans l’attente. 3948. Non. 9348. Non. La troisième tentative a été la bonne. Je n’ai pas pensé à lui proposer de monter. J’ai bredouillé un merci à l’haleine fétide. Il a attendu que je sois bien rentrée, et même un peu après. Quand j’ai voulu tirer les rideaux pour dormir, il était encore là, dehors, droit et serein. Je lui ai fait un signe depuis la fenêtre. J’ai vu sa silhouette changer de trottoir, s’enfoncer dans les rayons ocre et disparaître totalement. La lumière l’avait avalé.

Extrait
« D’ailleurs, Lulu aussi travaillait, très dur même. Il réparait un tas de bidules hétéroclites. Autoentrepreneur de la débrouille. Le matin, après avoir pris son café, il mettait de la musique classique et je voyais ses grandes mains s’agiter. Pince. Mozart. Tournevis. Schubert. Perceuse. Beethoven. Ponceuse. Mahler, C’était un vrai arsenal. Lulu n’avait pas de spécialité. Un touche-à-tout. Aucune machine ne lui résistait. Parfois, il rapportait un truc qui n’avait plus d’apparence. Méconnaissable. J’allais me doucher et quand je revenais, je m’apercevais que c’était un grille-pain. Comme neuf. Notre appartement à commencé à accueillir des quantités astronomiques d’objets. Ça s’amoncelait dans les coins, il y en a même dans les toilettes. On retrouvait des vis dans des endroits inattendus.
Dans l’espoir d’élargir sa clientèle, Lulu a collé une affiche dans le hall de l’immeuble en indiquant qu’il réparait porte quel machin, électrique, électronique ou mécanique pour un tarif unique de trente euros. Dans les jours suivants, on a vu défiler chez nous toute la résidence. C’était drôle, les possessions incongrues des voisins. Thérèse du troisième lui a même apporté un vibromasseur. Elle nous a suppliés de ne rien révéler à son mari. Pour lui faire plaisir, Lulu a augmenté la puissance. Devant tant de débrouillardise, certains voisins lui donnaient un peu plus d’argent ou bien nous apportaient des lasagnes. Et même si c’était difficile avec le peu de sous qu’il récoltait, Lulu mettait un point d’honneur à payer la moitié du loyer. » p. 40-41

À propos de l’autrice
THOLOZAN_emma_DREmma Tholozan © Photo DR

Emma Tholozan a vingt-six ans et travaille dans l’édition. Le Rire des autres est son premier roman. (Source: Éditions Denoël)

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La descente à la plage

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En deux mots
Ce matin-là, en se réveillant Dario ne trouve pas d’eau pour étancher sa soif. Avec un jeune garçon à ses basques, il va parcourir l’île de Panarea, où il séjourne régulièrement, pour trouver une bouteille d’eau. Une quête qui va devenir de plus en plus étrange.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’homme qui voulait étancher sa soif

Pour son premier roman, Alexis de Mouillac a choisi de mettre en scène un misanthrope venu se réfugier à Panarea. La soif va l’obliger à quitter sa chambre et à parcourir l’île jusqu’à cette plage qu’il abhorre. Un périple qui va peu à peu se teinter de fantastique.

Ce matin, quand Dario se réveille dans sa chambre d’hôtel, il a les idées un peu floues, mais surtout la langue pâteuse, sans doute à cause des excès de la veille dont il ne se souvient pas. Tout juste constate-t-il que son lit est entouré de bouteilles vides. Et comme il a demandé à ce qu’on ne le dérange pas, il va bien être obligé de se lever, de sortir chercher l’eau dont il a besoin.
Sur l’île de Panarea, où il trouve refuge depuis une quinzaine d’années, il sait qu’il n’aura pas à aller très loin puisque La superette Da Filippo est à côté. Il n’aura qu’à prendre son pack et pourra retourner se coucher. Sauf que le magasin est fermé et que son gérant a disparu.
Virgilio, le gamin d’une dizaine d’années, croisé en sortant de l’hôtel et qui lui a emboîté le pas, va alors lui suggérer d’aller au bar du Cincotta, l’un des hôtels de l’île.
Comme le Da Pina, l’autre supermarché, est aussi fermé, il s’exécute. En entrant dans le vieil hôtel, il se rappelle le von temps passé avec Cinzia qui faisait bien davantage que les chambres de ses clients. Mais la jeune femme ne pourra pas le contenter cette fois, même pas pour un simple verre d’eau. L’eau qui semble avoir disparu de cette île qu’il lui faut encore arpenter jusqu’à la plage, cette «cuvette des chiottes de l’île. Des îles en général. Du monde entier. La source la plus attractive d’eau non potable, le carrefour de toutes les angoisses.»
Entre temps, il aura croisé Cosimo et Guido, Pina et Lucrezia, se sera remémoré quelques souvenirs et aura chercher à comprendre qui est ce garçon qui l’accompagne durant cette «journée de merde»: «T’u apparais de nulle part, tu sais les choses avant qu’elles n’arrivent, en plus tu ne parles même pas comme un vrai enfant. Et puis ton obsession de la plage, là, d’où ça sort? Je suis fatigué de ne pas comprendre. Donc je n’irai pas plus loin si je n’ai pas de réponses.»
Si la réponse est laconique – «rien, c’est juste pas ton jour» – elle va offrir à Dario l’occasion de se conforter dans sa misanthropie, son malaise gagnant en intensité. Car les autochtones qu’ils croisent dressent un tableau fantasmagorique dans lequel leurs habitudes et leurs traits viennent faire grandir les angoisses de Dario.
Alexis de Mouillac est franco-italien. En le lisant, on s’imagine qu’il a dû lire Buzzati et surtout Italo Calvino pour mener son lecteur sotto voce vers le fantastique. Cette descente à la plage, c’est le chemin vers l’enfer, celui de Dante avec ses différents cercles, mais avant tout celui qu’il a vécu là, le traumatisant sans doute à jamais. Voilà comment ce court roman, parti sur le ton de la comédie, va prendre des allures de drame existentiel. Alors la raison vacille…

La descente à la plage
Alexis de Mouillac
Éditions Buchet-Chastel
Roman
160 p., 17 €
EAN 9782283038871
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement sur l’île de Panarea.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une journée d’été sur l’île de Panarea. Dario, misanthrope notoire, vient tous les ans s’isoler dans le calme familier d’un hôtel. Ce matin-là, obligé de sortir de sa chambre, tout va prendre une étrange tournure.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Fflo la Dilettante
Blog Joëlle Books
Blog Kitty la mouette
Blog Domi C Lire

Les premières pages du livre
« J’ai soif. D’eau. En tendant le bras pour atteindre une bouteille, mes doigts n’en frôlent que des couchées. Je les secoue pour deviner leur contenu, sachant très bien que mon lit est à l’orée d’une forêt de San Pellegrino vides. Bouteilles dans lesquelles je trébuche en voulant me lever vers le minibar. Les gling qui s’ensuivent achèvent ce qu’il me restait de sommeil avant d’ouvrir mes yeux plus qu’à moitié. Je fais face à mon auditoire de verre aux fonds tièdes. Il est souvent très varié, parfois encore pétillant, parfois aplati par le temps, parfois plein d’une urine oisive.
Il doit faire un soleil radieux dehors, si l’on en croit les entrebâillures des volets mal fermés zébrant de lumière les mosaïques de la chambre. Ça fait combien de temps déjà ?
Ah oui, longtemps. Mais pas suffisamment. Jamais suffisamment. J’avais un accord avec les femmes de chambre de ne jamais venir me déranger. De toute façon Lina est au courant. Elle tient l’hôtel depuis plus de trente ans, elle a dû en voir des tarés, un de plus un de moins, quelle différence ? « Non mi di’, non domandero 1 », m’avait-elle dit en me filant la clef, la moue complice mais l’œil inquiet.
C’est la chambre la plus éloignée de tout l’hôtel, presque au sommet de l’île. En temps normal elle la loue à sa famille ou ses amis. Faisant partie de la deuxième catégorie, j’en héritais pour nourrir le loup solitaire en paix. Il n’y a que des riverains autour de moi, eux savent respecter la vie privée. Contrairement aux touristes zélés, qui adorent tremper leur truffe dans le potage des autres pour se donner un genre culturellement curieux. Et moi le genre qui prétend vouloir savoir ce que je fous là pour me parler de la raison de son voyage à lui, ça me gonfle.

Je ne suis moi-même pas un local, encore moins un insulaire, alors mon point de vue sur les touristes peut paraître hypocrite. Mais j’ai au moins la décence de ne pas faire semblant. Je les connais bien ici. Depuis quinze ans ils me supportent tous les étés, avec mes sales manies. Et c’est exactement pour ça que je reviens tous les ans.
Il y a un truc sur cette île. Je ne saurais pas expliquer exactement ce que c’est. Peut-être que ce sont les gens. Un shaker où l’on mélange les locaux poisseux et les fêtards chics, et le goût reste le même. Peut-être que c’est la cuisine, ou la flore encore sauvage. Quelque chose de très simple que beaucoup aiment compliquer, comme le fameux Là où va la jet-set pour fuir la jet-set, qui pourrait laisser penser que ce n’est qu’un énième ersatz méconnu de Saint-Tropez ou de Porto Ercole.
C’est un exercice difficile. C’est un peu une question bête, comme choisir son plat ou son film préféré, mais si on ferme les yeux et qu’on accepte les allégories idiotes, Panarea est une figue de Barbarie en pantalon de lin blanc, qui sent l’espadon grillé et qui marche pieds nus.
Et chaque année, je viens mouiller mes os avec elle.
Mais cette fois c’est différent.
Merde, aucune bouteille pleine et le minibar est vide. Pas même une mignonnette qui traîne pour me donner un genre de poète maudit à huit heures du matin.
Bon, direction la salle de bain, ça m’apprendra à finir mes réserves trop vite. J’enfonce ma tête ensommeillée dans le lavabo en cuivre pour anticiper le flot d’eau moyennement potable du mitigeur que je viens de tourner. Rien. Pas même cette unique goutte comique suspendue au bord du robinet en guise de provocation cartoonesque.
Là, on a un problème. Téléphone. Je vais appeler Lina. Elle m’enverra quelqu’un pour déposer des bouteilles devant ma porte. Mais pas de réponse. J’appelle le standard, même punition. Quelle ironie, j’allais dire que je n’ai que mes yeux pour pleurer. Si seulement, au moins je boirais mes larmes pour étancher ma soif.
Que faire. Attendre la femme de chambre ? Elle ne passera jamais, sur mes consignes. Merde. Je vais être obligé de… sortir. Merde. Cazzo. Merde.
1. « Ne me dis pas, je ne demanderai pas. »

Soif
Le premier truc sympa ici, c’est le sol. Quand je disais que les gens marchent pieds nus, c’est surtout parce que les mosaïques gardent bien la chaleur, sans pour autant cramer nos plantes. Ça fait partie de l’expérience. Et puis je déteste les tongs. C’est donc la première fois depuis… Depuis combien de temps déjà ? C’est la première fois depuis des lustres que mes pieds foulent ces dessins siciliens tièdes.
Je bouge bien mes orteils dessus, ce pas est important. Il marque ma première coupure avec le monde de ma chambre. Celui que je m’étais construit maladroitement, comme une cabane d’enfants faite avec des draps.
Et je viens de l’ouvrir, on m’y a obligé.
Rien n’a vraiment bougé dehors. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, peut-être que le monde ait changé en mon absence ? Une étendue de cactus desséchés, de la fumée s’élevant des villas blanches, des navires échoués sur Dattilo, le gros rocher en dent de requin au large ? L’apocalypse.
Un pas après l’autre, je rentre dans mon monde d’après. Et il commence par un « hey ! ».
Je tourne légèrement la tête et il est là. Un jeune garçon d’une dizaine d’années, en train de dodeliner sur un rebord de rue. Il mouline avec ses pieds et me regarde fixement.
Exactement ce que je cherchais à éviter, des contacts. Et pour couronner le tout, il fallait que ce soit un gosse. Il a un truc spécial, cela dit. C’est sur son visage. Il a les yeux plissés à cause du soleil, des petites lunettes rondes, un marcel blanc taché et des traces de chocolat au bord des lèvres. L’archétype du sale mioche. C’est certain, il va me poser des questions, ou pire, me suivre. Il va me coller aux basques, c’est écrit sur sa gueule.
Je fais mine de l’ignorer et entame mon périple vers les commerces plus bas. On va commencer par Da Filippo, la supérette. Il aura sûrement ce qu’il me faut, c’est à deux pas. Voilà, je lui prendrai un pack de bouteilles, je rentrerai et basta. Mission rapide, ce n’est qu’un mauvais moment à passer.
« C’est fermé », dit le garçon.
Je m’arrête. Je vais devoir lui demander, n’est-ce pas ? Je vais devoir accepter sa présence et lui accorder une existence à côté de moi ? C’est pas vrai…
Je l’ignore de nouveau. J’ai dû mal entendre, impossible.
Je me retourne vaguement en m’éloignant, il ne me suit pas, tout va bien. Ça doit être la déshydratation, ça me rend parano. Je garde mon cap.
Je me fais à peine la réflexion que les rues sont vides. Pas trop de touristes lève-tôt cette année on dirait. Ça attriste l’amoureux du coin que je suis, mais ça arrange beaucoup le sociopathe. On n’entend même pas le moteur électrique des voiturettes de golf d’Angela, seul moyen de locomotion de l’île. Là, mon premier et dernier arrêt se trouve juste à l’angle. Sauf qu’il est fermé. Je reste comme un imbécile devant l’entrée barrée, à chercher Filippo ou l’un de ses sbires du regard. Personne. Pas une âme. Sur la porte, un message manuscrit avec une rature au stylo : « Torno fra un’orà ». Il me pose dramatiquement problème pour deux raisons, ce message.
La première c’est la formulation, qui n’indique en rien une heure de retour. Je reviens dans une heure, mais est-il parti il y a cinq minutes ou cinquante-cinq ? Vais-je attendre ici à l’aveugle le retour incertain de cette andouille ?
La deuxième c’est qu’il commence à faire chaud pour une matinée. Et les maisons sont basses, donc trouver de l’ombre va devenir compliqué.
Ma bouche se fait pâteuse comme celle d’un labrador. N’ayant en revanche pas la patience légendaire de l’animal, je dois partir trouver de l’eau au plus vite.
Mais j’entends une voix familière derrière moi.
« Je te l’avais dit que c’était fermé. »
Le petit garçon de tout à l’heure est de nouveau ici, dans la même position, comme téléporté.
Je me retourne et décide de lui parler.
« Comment tu as deviné que j’allais ici ?
– L’intuition j’imagine.
– Tu me suis ?
– Non, je me balade.
– Tu te balades drôlement près de moi. Tu ne veux pas aller voir ailleurs ? »
Au même moment, je remarque qu’il tient une petite bouteille d’eau à la main.
« Dis-moi gamin, je te donne cinq euros pour cette bouteille et cinq pour que tu disparaisses de ma vue, ça te va ?
– Je viens de la finir, désolé.
– Tu sais où je peux en trouver ?
– Au bar du Cincotta je crois. Ils sont ouverts tôt le matin pour le petit déjeuner.

Extraits
« — Je déteste la plage, blondin
— Pourquoi?
La plage, la cuvette des chiottes de l’île. Des îles en général. Du monde entier. La source la plus attractive d’eau non potable, le carrefour de toutes les angoisses. Qu’il soit blanc Comme à Porquerolles, ou noir comme à Stromboli, vous qui enfoncez vos pieds dans ce sable, abandonnez tout espoir. Personnellement, je n’ai pas eu ce besoin. Dans cette litière bouillante, de l’espoir, je n’en ai jamais eu. » p. 48

« Rien ne se passe normalement. Tout est trop gros, trop évident, le hasard fait trop bien les choses. Je passe une journée de merde. T’u apparais de nulle part, tu sais les choses avant qu’elles n’arrivent, en plus tu ne parles même pas comme un vrai enfant. Et puis ton obsession de la plage, là, d’où ça sort? Je suis fatigué de ne pas comprendre. Donc je n’irai pas plus loin si je n’ai pas de réponses.
– C’est quoi ta question ?
– Qu’est-ce qui se passe sur cette foutue île ?
– Rien, c’est juste pas ton jour. » p. 79

À propos de l’auteur
MOULLIAC_Alexis_deAlexis de Moulliac © Photo DR

Alexis de Moulliac est un auteur franco-italien né à Paris. Il travaille dans les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle. C’est néanmoins son goût pour la littérature qui l’anime. La Descente à la plage est son premier roman. (Source: Éditions Buchet-Chastel)

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Depuis toujours nous aimons les dimanches

SALVAYRE_depuis_toujours_nous_aimons  RL_2024  coup_de_coeur

En deux mots
De la volupté d’un réveil tout en douceur un dimanche matin aux cadences infernales de la femme de chambre qui se tue au travail toute la semaine, il y a un monde. Face aux ayatollahs de la valeur travail, voici un plaidoyer subversif pour la paresse. Pour se réapproprier sa vie, pour penser, pour lire. Pour s’émanciper.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Guide pratique pour habiter sa vie

Avec sa verve coutumière, Lydie Salvayre s’attaque à la «valeur-travail» qu’elle dézingue avec une joyeuse et féroce ironie. Son plaidoyer pour la paresse est un essai revigorant qui nous pousse à nous poser la question essentielle du sens de la vie.

Lydie Salvayre éprouve un malin plaisir à jeter des pavés dans la mare de la bienséance. Après son Irréfutable essai de successologie, la voilà partie en guerre contre les «apologistes-du-travail-des-autres», ces employeurs qui ne jurent que par les la production, la surconsommation. Ceux qui nous font trimer pour leurs profits et nous empêchent de profiter de la vie. Alors, comme des hamsters s’échinant à tourner dans leur roue, on se tue au travail. On ne trouve même plus le moyen de réfléchir. Obnubilés par ce temps qui passe et que des sollicitations permanentes nous accaparent, il ne nous est plus possible de nous arrêter.
Mais peut-être est-il temps d’appuyer sur pause. De nous poser la seule question qui vaille: que voulons-nous faire de notre vie? Et si la réponse était tout simplement: rien!
Cette provocation a en tout cas une vertu cardinale, braquer les projecteurs sur nos instants de bonheur, sur ces moments où nous nous sommes sentis si bien. Comme quand nous traînons au lit le dimanche matin et que nous (re)découvrons les plaisirs de l’oisiveté. Oui, «la paresse est un art subtil, discret et bienfaisant. Une manière heureuse et chérie des poètes de résister aux mandements que le monde marchand nous inflige avec son ventre énorme et ses dents carnassières. Un instrument de charme et de volupté calme.
Une musique douce. Une façon légère, gourmande et infiniment libre d’habiter le monde (…) La paresse est ni plus ni moins qu’une philosophie.»
L’illustration de cette philosophie passe par… un travail, mais un travail choisi, voulu, aimé. À la manière de Proust qui n’a rien fait pendant des décennies que de profiter de la vie qui lui avait été offerte avant de se lancer dans la rédaction de la Recherche, Lydie Salvayre a expérimenté sa théorie, travailler moins pour lire plus. Comme en témoigne la bibliographie qui clôt ce texte, elle a lu «immodérément, insatiablement, jouissivement, certains diraient vicieusement, certains diraient dangereusement» pour convoquer à ses côtés Sénèque et Nietzsche, Virgile et Baudelaire, Verlaine et Rabelais, Boris Vian et Saint Matthieu, sans oublier les penseurs du travail, de Fourier à Marx. L’occasion aussi de constater que cette fameuse valeur-travail est un concept tout récent dans notre histoire et qu’elle n’a rien d’intangible.
Ajoutons encore un mot sur le style, toujours aussi enlevé, et le choix du nous pour inclure le lecteur et la communauté des hommes dans ce plaidoyer, mais aussi pour permettre d’interpeller une inconditionnelle de la paresse, Lydie Salvayre elle-même, avec toute sa mauvaise foi et ses envolées lyriques. C’est drôle, impertinent, documenté et iconoclaste. On se régale!

Depuis toujours nous aimons les dimanches
Lydie Salvayre
Éditions du Seuil
Roman
144 p., 16,50 €
EAN 9782021554557
Paru le 1/03/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
« Depuis toujours nous aimons les dimanches.
Depuis toujours nous aimons nous réveiller sans l’horrible sonnerie du matin qui fait chuter nos rêves et les ampute à vif.
Depuis toujours nous aimons lanterner, buller, extravaguer dans un parfait insouci du temps.
Depuis toujours nous aimons faire niente,
ou juste ce qui nous plaît, comme il nous plaît et quand cela nous plaît. »
En réponse aux bien-pensants et aux apologistes exaltés de la valeur travail, Lydie Salvayre invite avec verve et tendresse à s’affranchir de la méchanceté des corvées et des peines. Une défense joyeuse de l’art de paresser qui possède entre autres vertus celle de nous ouvrir à cette chose merveilleuse autant que redoutable qu’est la pensée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France culture (Le Book Club – Marie Richeux)
France Inter (L’invitée du week-end)
France Inter (Grand canal)
Huffpost (Valentin Etancelin)

Lydie Salvayre présente «Depuis toujours nous aimons les dimanches» © Production Librairie Mollat


Lydie Salvayre présente son nouveau roman dans l’émission «La Midinale» © Production Regards

Les premières pages du livre
« Depuis toujours nous aimons les dimanches.
Depuis toujours nous aimons nous réveiller sans l’horrible sonnerie du matin qui fait chuter nos rêves et les ampute à vif.
Nous aimons rester longuement les yeux fermés dans la pénombre et enlisés dans la douceur des draps.
Nous aimons nous déplier lentement,
lentement nous ouvrir,
nous déployer,
nous répandre.

Nous aimons retrouver la douceur de la main qui dort sur notre épaule
et sentir que notre corps est chaud, sensuel, qu’il bat, qu’il est vivant, encore ensommeillé mais vivant,
et parfaitement improductif.

Nous aimons constater qu’une longue semaine de bonheurs et de voluptés rudement refoulés à présent nous reviennent et rendent notre corps heureux, plus vrai, plus dense et plus abandonné.
Nous aimons vérifier que ce corps renaissant n’est en rien empêché,
entravé,
sanglé dans ses costumes,
soumis aux gestes radotés qui, chaque jour, le jettent au dehors,
dans le bruit,
dans le froid,
dans le jour criard,
dans la foule bousculé,
dans les mâchoires du métro,
à l’usine happé par la vitesse broyeuse des machines,
somnambule au bureau la tête emplie de chiffres et soumis aux logiques du profit à tout prix,
mis à disposition.
Prenez-le.
Usez-le.
Harassez-le.
Essorez-le comme un torchon.
Actionnez-le. Et pour ce, nul besoin de menaces, ni de flashball, ni de 49.3.
Il suffit d’appuyer sur : ON.

Depuis toujours nous aimons, les dimanches matin, ouvrir les yeux puis les fermer, puis les ouvrir et les fermer, et nous assoupir à nouveau.
Nous aimons boire paisiblement notre café.
Caresser le chat Arthur qui s’étire.
Ou la chienne Nana qui s’ébroue.
Écouter la maison qui s’éveille, le parquet qui gémit au-dessus de nos têtes, les premières rumeurs qui annoncent la naissance du jour, et les chuchotements de nos jardins secrets.
Nous aimons observer les fissures au plafond qui dessinent d’étranges figures par où la mélancolie, quelquefois, s’aventure. Elles dessinent, ce matin, un grand bateau à voile où l’on peut s’embarquer.

Depuis toujours nous aimons demeurer longtemps plongés dans nos pensées, et sur les passants pressés qui pensent voir en nous de parfaits imbéciles, nous posons un regard suprêmement idiot qui les fait s’éloigner en courant.

Nous aimons vaquer dans la maison, en chaussons éventrés et pyjama informe. Et ce total insouci du paraître nous est, à lui seul, une délectation.

Depuis toujours nous rêvons de revivre le bonheur de ces journées d’enfance où une fièvre providentielle nous forçait à garder le lit.
Bonheur d’échapper au contrôle de math ou au cours détesté de gymnastique.
Bonheur de ressentir la fraîcheur de la main maternelle se poser sur nos fronts, puis remonter nos draps d’un geste aussi caressant qu’un baiser.
Bonheur surtout de découvrir les plaisirs de la lecture, le dos calé sur de mols oreillers, parfaitement indifférents à tout le reste, et happés, emportés, fascinés par l’histoire du marin Yann Gaos racontée par Loti dans son roman Pêcheur d’Islande. Yann Gaos qui s’absentait de longs mois loin de sa bien-aimée pour s’en aller pêcher, et devenait bientôt, dans un grand souffle marin, notre porte-drapeau, notre héros, notre idole, notre prince prolétaire, notre âme sœur. Nous-mêmes. Enflammés d’amour. Assoiffés d’absolu. Avides de sublime. Enivrés d’infini – la peur du ridicule par l’emploi de grands mots ne nous atteindra que plus tard.
Ou fascinés par les aventures du petit Rémi narrées par Hector Malot. Le petit Rémi et sa chance inouïe de grandir Sans famille, sans un de ces chefs de famille qui pètent sans vergogne, avalent leur bouillon en faisant de grands fllchss, et vous gueulent assieds-toi (car les chefs de famille ressemblent étonnamment à tous les autres chefs : d’escadron, d’entreprise, de produit, de stratégie ou de ce qu’on voudra : même jouissance abjecte à dominer et à user de la baffe éducative, et même plaisir atroce à vous foutre la trouille).
Autant de bonheurs livresques, autant de révélations délicieuses dont nous souhaitions que toute notre vie soit faite et que nous désespérions de devoir abandonner.
Autant de voluptés indicibles que nous ne cesserons de chercher le restant de nos jours, mais qui n’atteindront que rarement l’enchantement, l’émerveillement, la plénitude, la grâce de ces heures d’enfance durant lesquelles, sillonnant la mer à la proue d’un bateau-livre, ou bringuebalés dans la roulotte du signor Vitalis, nous faisions de la paresse l’un des plus hauts plaisirs de l’âme.
Nous nous sommes laissé dire, à ce propos, qu’il existait des écrivains et écrivaines chez qui le ressac de ces souvenirs était si intense que, devenus adultes et pris du désir éperdu de rallumer ces heures bienheureuses, ils travaillaient couchés ! Comme Socrate !

Depuis toujours nous aimons lanterner, buller, extravaguer dans un parfait insouci du temps.
Depuis toujours nous aimons faire niente,
ou juste ce qui nous plaît, comme il nous plaît et quand cela nous plaît.
Quels insensés ceux-là qui méconnaissent cet art !

Car, vous l’avez compris, la paresse est un art.
La paresse n’est pas mollasserie poisseuse, n’est pas intoxication cannabique, n’est pas délectation morose, n’est pas léthargie postprandiale, n’est pas neurasthénie chronique, n’est pas détachement veule, n’est pas dédain romantique, n’est pas morne prostration, n’est pas je-m’en-foutisme mufle, n’est pas indolence blasée, n’est pas dandysme las, n’est pas ce que communément on appelle glande, ou glandouille, ou flemme, ou flemmingite, ou feignardise, ou feignasserie, avec lesquelles souvent on feint de la confondre.
La paresse est un art subtil, discret et bienfaisant.
Une manière heureuse et chérie des poètes de résister aux mandements que le monde marchand nous inflige avec son ventre énorme et ses dents carnassières.
Un instrument de charme et de volupté calme.
Une musique douce.
Une façon légère, gourmande et infiniment libre d’habiter le monde et d’y « cueillir le jour », comme nous y exhortait un certain Horace.
(Carpe diem, quam minimum credula postero : « Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain », Odes, I, 11, à Leuconoé.)

La paresse est ni plus ni moins qu’une philosophie.

En ce monde furieux et plein de turbulences, le recours à sa grâce nous est une bonté.

Depuis toujours nous aimons, le dimanche, à cette heure indécise où la nuit se dissout et où le jour commence (nous avons un penchant pour tout ce qui commence), nous aimons laisser nos rêves glisser indolemment avant de mettre pied à terre,
puis se mêler à nos pensées,
et se fondre en elles,
nous procurant cette impression si rare de
dormir éveillés.
Nous aimons méditer sur la chaise de cuisine sans surveiller anxieusement les aiguilles de l’horloge qui hachent le temps menu,
nous prélasser à la fenêtre en écoutant la pluie jouer sa partition sur le bitume,
ou, plus oisifs qu’un moine, observer le frisson qui parcourt le feuillage du chêne, dans la cour.

Nous aimons nous sentir en amitié avec nous-mêmes que nous détestions, hier, d’être à ce point nerveux, agités, serviles, abattus par le sentiment de ne plus nous appartenir,
d’inexister,
en habit de travail avec personne dedans,
privés de toute possibilité de nous concevoir autres,
sans cause commune et sans commune appartenance sur quoi nous appuyer,
amers de constater que le monde pour lequel nous œuvrions n’était nullement nôtre, et que ses obsessions, sa langue et ses valeurs n’étaient nullement nôtres,
accablés de ne pouvoir agir en rien sur le temps
et les règles qu’on nous fixait,
de ne pouvoir jouir en rien des richesses que nous créions,
et affreusement privés des paroles pour le dire.
Pris dans la boue du gouffre (Psaume 69,3-5),
et comme pétrifiés,
ou pire, envahis du dégoût de nous-mêmes
et rompus à ce dégoût,
à cette honte,
à cette résignation,
à cette capitulation sans gloire.

Depuis toujours nous aimons baguenauder, première fois que nous usons du mot.
Nous aimons les dimanches qui nous donnent le temps d’user de certains mots qui sont neufs à nos bouches (nous sommes tombés, ce matin, en ouvrant au hasard le recueil d’un poète, sur le mot coquecigrue) et de nous approprier librement, joyeusement, voluptueusement cette langue qui, si nous n’y prenons garde, risque de s’anémier, de s’atrophier et de mourir d’ennui, à force de ne servir qu’à communiquer – jeu de mots d’un goût douteux, mais qui nous a été proposé avec insistance par notre amie Salvayre connue pour ses plaisanteries d’une incorrigible grossièreté.

Extraits
« Nous, nous vous parlons d’un temps à soi, un temps de liberté intérieure, un temps de pause intime, un temps de paix essentielle, disait Paul Valéry, s’il faut vous impressionner par des citations illustres,
un temps pendant lequel, notait-il, l’être, en quelque sorte, se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues el des attentes embusquées… » p. 60

« Travailler moins pour lire plus, puisque la lecture s’acoquine merveilleusement à la paresse, puisque les bons et vrais lecteurs sont très souvent, sinon toujours, de fieffés paresseux. Travailler moins pour lire immodérément, insatiablement, jouissivement, certains diraient vicieusement, certains diraient dangereusement, voir la pauvre Bovary citée par Salvayre pour faire genre. » p. 66

À propos de l’autrice
SALVAYRE_lydie_DRLydie Salvayre © Photo DR

Lydie Salvayre a écrit une douzaine de romans, traduits dans de nombreuses langues, parmi lesquels La Compagnie des spectres (prix Novembre), BW (prix François-Billetdoux) et Pas pleurer (prix Goncourt 2014). (Source: Éditions du Seuil)

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L’origine des larmes

DUBOIS_lorigine_des_larmes  RL_2024  coup_de_coeur

En deux mots
Paul Sorensen part à Montréal récupérer la dépouille de son père. Mais à son retour, il est arrêté pour avoir mutilé le cadavre. Ayant écopé d’une peine de prison avec sursis et soumis à des soins, il va raconter sa vie à son thérapeute.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Vengeance sur un corps déjà froid

En retraçant le parcours de Paul Sorensen, coupable d’avoir tiré sur un cadavre, Jean-Paul Dubois explore l’origine de l’identité, les liens tissés dès la naissance et dont on ne peut se défaire. Une confession mélancolique, une sombre comédie.

«Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.»
Cet homme, qui est au cœur de cette sombre comédie, va prendre deux balles dans la tête. Un geste qui peut sembler n’avoir guère d’importance, car il était déjà mort depuis bien longtemps. Mais il lui fallait accomplir ce geste, cette vengeance post-mortem. Rapatrié à Toulouse, Paul doit s’expliquer devant les policiers et magistrats venus recueillir ses aveux.
On apprend alors qu’une jurisprudence existe pour de tels cas. Qu’il convient de différencier les actes exécutés sans savoir que la victime était morte et ceux qui sont commis sciemment sur des cadavres. Dans ce cas, la peine encourue est minorée. Paul pourra compter sur la mansuétude du juge et bénéficie du sursis, avec obligation de soins.
C’est alors que le Dr Guzman entre en scène. Le thérapeute prescrit douze séances, une par mois, pour faire la lumière sur cette affaire. Au fil des chapitres, il va tenter de cerner la personnalité de cet homme cerné par la mort, le vide, l’absence depuis son enfance. «Ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi.» Et le moins que l’on puisse dire, c’est que son père ne fait rien pour le combler. Il efface toute trace de cette femme et la remplace très vite par une nouvelle épouse, Rebecca. Cette dernière va bien essayer de combler cette béance, mais elle va être à la fois emportée par le caractère de cochon de son homme, ses malversations qui vont le pousser à prendre la fuite sans prévenir et par une maladie héréditaire aussi rare que grave. Paul, qui a fini par retrouver l’adresse de son père réfugié à Montréal va alors lui téléphoner toutes les semaines. «Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître.»
Après Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, Jean-Paul Dubois a choisi un registre un peu plus noir encore, proche de ses sujets et thèmes de prédilection, la famille, la mort, la transmission. L’occasion aussi pour le Toulousain de parcourir à nouveau la planète autour des lieux qu’il affectionne comme le Canada et la Suède. L’occasion aussi de rappeler à ses inconditionnels que Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’ONU et Prix Nobel de la paix, qui va tenir dans ce roman un rôle étonnant, était l’objet de sa dernière nouvelle publiée en 2022 dans le recueil collectif 13 à table! Et sobrement intitulée Dag Hammarskjöld.
Si l’humour se fait ici plus sous-jacent, il demeure aussi l’une des marques de fabrique d’un auteur rare qui, à l’image de son personnage, n’aspire qu’à un bonheur simple, selon sa formule «devenus ce que nous pouvions, étant ce que nous étions». Encore une belle réussite pour celui qui déclarait avant l’obtention de son Prix Goncourt à l’OBS où il a longtemps travaillé, «je réclame le droit à la paresse, au bonheur et à la dépression».

L’origine des larmes
Jean-Paul Dubois
Éditions de l’Olivier
Roman
256 p., 21 €
EAN 9782823620795
Paru le 15/03/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Toulouse, à Montréal puis en Suède, à Uppsala et au Pays basque, à Hendaye et environs.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paul a commis l’irréparable: il a tué son père. Seulement voilà: quand il s’est décidé à passer à l’acte, Thomas Lanski était déjà mort… de mort naturelle. Il ne faudra rien de moins qu’une obligation de soins pendant un an pour démêler les circonstances qui ont conduit Paul à ce parricide dont il n’est pas vraiment l’auteur.
L’Origine des larmes est le récit que Paul confie à son psychiatre: l’histoire d’un homme blessé, qui voue une haine obsessionnelle à son géniteur coupable à ses yeux d’avoir fait souffrir sa femme et son fils tout au long de leur vie. L’apprentissage de la vengeance, en quelque sorte.
Mélange d’humour et de mélancolie, ce roman peut se lire comme une comédie noire ou un drame burlesque. Ou les deux à la fois.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Scrotum et Stramentum
Il pleut tellement. Et depuis tant de temps. Des averses irréversibles qui semblent surgir de partout, la nuit comme le jour. Parfois une accalmie laisse entrevoir une parcelle du ciel d’autrefois, bleu lavé, mais très vite assombri par de sombres vagues de nimbocumulus. Cela fait deux années que le temps s’est graduellement détrempé, transformant cette ville de briques sèches en une vallée lessivée par un régime de pluies. Tantôt ce sont de brusques et violentes tempêtes qui décoiffent les toits, tantôt de longues et patientes averses épuisent les arbres et font enfler les fleuves. La punition des eaux épure les rues, accable les charpentes et habite nos vies.
Je suis à la maison, devant la fenêtre de mon bureau, et je regarde les bourrasques qui bousculent les arbres. Cela fait des années que je n’ai pas ressenti autant de calme au fond de moi. Je sais que ces instants sont précieux car ils ne reviendront pas avant longtemps. Après ce que j’ai fait, et cela me surprend à peine, je n’éprouve pas de regret ni d’angoisse. En dépit du déluge, je suis apaisé, comme un homme fatigué qui a fini sa journée. Je sais que l’on va bientôt venir me chercher et m’interroger. Je suis là, prêt à dire ce qui doit l’être. Je ne redoute rien de ce qui vient. J’attends et je profite humblement de cette pluie robuste et têtue qui détrempe nos vies.
Oui, je regarde et j’attends. Je n’ai plus que cela à faire. Je regarde le ciel de cette aube vagissante, je pense à cette maison qui sait tout, à ces murs qui ont tout vu, à toutes ces choses familières qui m’entourent et qui ont tout entendu durant tant d’années. Mais elles ne me seront d’aucun secours. Elles ne diront rien, ne témoigneront pas. Elles demeureront à leur place, me laissant le soin de faire face à ces heures et ces jours et ces nuits qui m’attendent. À ces questions inutiles, ces interrogations déplacées. Se défendre n’est jamais chose facile quand on est seul et que l’on ignore le remords. D’une certaine façon je suis indéfendable et d’ores et déjà condamné à perpétuité à porter la dépouille souillée de l’aïeul. Et peu importe que ce vieillard fût un diable.
J’attends que l’on vienne me chercher.
Mon père, Thomas Lanski, est mort voilà deux semaines, à l’Hôpital général de Montréal, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Mutique, paralysé, il a passé la dernière année de sa vie dans cet établissement. Après son décès, son corps a été conservé durant six jours dans le dépositoire de cette institution. Lorsque j’en ai été officiellement informé, j’ai pris l’avion pour le Canada afin de faire rapatrier sa dépouille et régler les démarches administratives auprès du consulat de France à Montréal. La semaine dernière, lui en soute et moi en cabine avons embarqué sur le vol Air France AF349 à destination de Paris. Quarante-huit heures plus tard, débarqué à l’aéroport de Toulouse et transféré nuitamment, le corps de mon père a été déposé dans une morgue de banlieue, vissée dans un ancien abattoir réhabilité, proche d’un des centres hospitalo-universitaires de la ville.
Durant le vol de Montréal à Paris, une dame assise à mon côté est morte pendant le trajet. Émergeant dans la pénombre climatisée d’un sommeil qui paraissait paisible, sa tête s’est tournée vers moi semblant vouloir saisir une idée qui la fuyait, puis a pris une lente inclinaison vers l’avant, et c’était fini. Le personnel de bord a signalé que le vol allait devoir dévier de sa trajectoire et faire une escale technique pour se poser, au cœur de la nuit, à Shannon, dans le comté de Clare, en Irlande. Sans en préciser le motif, mais insistant pour que chacun demeure à sa place.
C’est là que le corps fut débarqué sur une civière. L’éclairage au sodium du tarmac surlignait la silhouette des hommes qui s’affairaient autour de l’ambulance portes grandes ouvertes. Ils rangeaient calmement leurs accessoires comme les remballent des ouvriers à la fin de leur journée. À cet instant j’ai songé à la famille de cette passagère qui à cette heure-là, blottie au creux d’un autre fuseau horaire, dormait encore dans la quiétude de l’ignorance.
Le fait que j’aie fréquenté plus de morts que de vivants durant ma vie a sans doute contribué à ce que cet événement, pourtant rare dans un avion de ligne, ne m’ait pas surpris ni bouleversé outre mesure. Dans la soute, je suis convaincu que Thomas, lui, a dû s’amuser de la situation en voyant son fils sans qualité côtoyer au plus près une nouvelle fois un corps sans vie. Dans notre famille, et dans l’entreprise Stramentum qu’elle dirige, il faut bien convenir que la mort est sans conteste notre égérie, notre actionnaire principale, que je suis le fade héritier de cette firme macabre et très certainement, aussi, le continuateur de la sombre génétique qui l’inspire.
Je m’expliquerai longuement là-dessus.
En attendant ceux qui doivent venir, j’écoute avec attention le bruit régulier de l’eau ruisselant dans les chenaux, je respire le pétrichor, cette odeur froide, organique, de la pluie se mêlant à la terre, et regarde passer les heures qui, elles aussi, avec lenteur, s’écoulent. Parfois, il m’arrive de me dire que je ne vaux peut-être pas mieux que mon père, ce Thomas Lanski-là. Si tant est que cet infâme nom fût véritablement le sien.
Ils sont arrivés tout à l’heure, vers 6 heures et quart. Trois hommes ruisselants, souillés par l’averse. Des visages interchangeables. Ils se sont présentés à moi et, après avoir vérifié mon identité, m’ont signifié le début de ma garde à vue avant de me demander de les suivre.
Je range quelques affaires dans un petit sac de voyage. J’ignore tout de la durée et de l’itinéraire de celui que j’entreprends. Je vais devoir traverser tellement de pans de mémoire, arpenter tant d’années. Revisiter sa vie, en répondre, est une expédition incertaine, périlleuse et lointaine.
Avant de monter dans la voiture de mes gardiens, je regarde la maison et, à cet instant, je sais qu’elle aussi me dévisage. Elle me murmure la phrase que m’avait dite la seconde femme de mon père vers la fin de son existence : « Il n’y a que deux dates qui comptent dans une vie. Celle de ta naissance et celle de ta mort. »

La clarté du jour n’est plus la même qu’avant. Sous le poids des nuages d’orage, mois après mois, la lumière a décliné. Il n’est pas rare, certains jours, de devoir allumer l’électricité dès le milieu de l’après-midi. L’humidité habite en chacun de nous, pèse sur nos poitrines et une atmosphère de chancissure imprègne l’air que nous respirons.
Les pneumatiques de la voiture, menée bon train dans les rues détrempées, font éclater les flaques en gerbes d’eau. À l’intérieur nul ne parle et seule la radio de bord égraine par moments des messages de patrouille qui se désagrègent dans l’indifférence des fonctionnaires.
Une odeur de tissus moisis tapisse les couloirs réglementaires de l’hôtel de police.
Je suis assis devant une table administrative plaquée d’un faux bois maladroit qui a depuis longtemps renoncé à donner le change.
Face à moi, un homme hésitant s’exprime à tâtons. Il s’est présenté. Comme une ombre. Sa voix éraillée fabrique des mots qu’il semble extirper péniblement de sa gorge. Il n’y a pas si longtemps il était encore jeune. Aujourd’hui son visage présente déjà des traces fugaces de lassitude et de renoncement. Dans le dos de cet inspecteur, une porte de verre, opaque et sablée, barrée d’une plaque noire gravée qui révèle la nature de notre rencontre : « Interrogatoires, salle no 1 ».
L’homme a des yeux cernés de noir, des yeux de mineur qui remonte du fond. Il n’est pas sans conséquence d’archiver ainsi chaque jour les minutes du dégât des hommes. Le hasard nous a mis face à face dans ce que j’appellerais une intimité procédurale. Nos rôles sont assez convenus. Je dois parler, et lui, transcrire.
D’abord les faits, bien sûr. Ceux qui ont motivé la garde à vue. Commencer par ça. Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, on verra.
Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.
Hier soir, 17 mars 2031, aux alentours de 23 heures, je me suis rendu à la morgue qu’il m’arrive de fréquenter occasionnellement en raison de mes activités professionnelles. Malgré l’incongruité de l’horaire j’ai demandé à l’un des préposés de garde de me conduire jusqu’à la dépouille de Thomas Lanski, mon père. L’homme, qui m’avait reconnu, ne fit aucune difficulté. Et lorsque je lui révélai le but de ma visite, déposer le corps de mon père dans une des housses mortuaires que nous fabriquons chez Stramentum, il m’offrit même son aide pour glisser le cadavre congelé de Lanski dans son nouveau body bag familial. Une fois le transfert accompli, et le cadavre à nouveau déposé dans son tiroir de conservation, il se retira, me laissant me recueillir devant Lanski. J’emploie son nom seul à dessein, ce nom souillé, car il m’est très difficile de prononcer le mot de « père » le concernant. On se fait tout un monde de ce que je vais maintenant raconter. Mais non. Les choses se font naturellement, presque paisiblement, elles s’enchaînent dans une quiétude mentale alimentée par une haine sereine, une sauvagerie légitime couvée depuis l’enfance. J’ai donc baissé la fermeture éclair de notre Stramentum modèle 3277 jusqu’à ce que le corps nu et vieilli de Lanski soit à nouveau dévoilé. J’ai regardé ces vieilles chairs, viandes fripées d’où saillaient quelques os. Son sexe reposait en arc de cercle sur l’une de ses cuisses. De ses couilles, déjà avalées par l’entrecuisse, plus aucune trace. Pourtant, mon frère mort-né et moi venions de cet endroit-là. J’ai regardé ce bas-ventre, ce canal conjonctif qui nous avait propulsés vers la vie, cet appendice flétri qui ce jour-là s’était mis en tête de fonder ce qui allait tout détruire, une vie de famille.
L’inspecteur me demande de lui accorder un instant. Puis se lève et sort de la salle. Cet homme est peut-être trop jeune pour entendre ce genre de choses. L’odeur du commissariat est si forte qu’elle finit par déposer comme un goût dans la bouche, qui évoque les vapeurs d’un voile cryptogamique. Le policier est revenu et dépose deux verres d’eau sur notre table. Il réajuste la caméra qui enregistre ma déposition et me demande de bien vouloir répéter que je refuse la présence et l’assistance d’un avocat.
Je poursuis. Maintenant, remonter la fermeture de façon à ce que seul le visage de mon père émerge de son emballage familial. Glisser la main dans ma poche, armer le revolver acheté quelques heures plus tôt, appliquer le canon à même la peau et tirer deux balles. Le premier projectile traverse l’os frontal de la boîte crânienne, l’autre, tiré de biais, brise le sphénoïde, avant de s’enliser dans la vase cérébelleuse et nauséabonde où pourrissent les archives et les méfaits de toute une vie. Deux coups de feu, deux claquements qui résonnent dans l’environnement glacial et métallique des tiroirs funéraires. J’ai scruté les conséquences de mon tir sur le visage de Lanski. Elles étaient peu spectaculaires. Deux trous, un peu de sang mort réfrigéré et c’est tout. J’ai essuyé une petite éclaboussure qui souillait un pan de notre 3277. Puis j’ai remonté la fermeture éclair et, d’un geste sans remords, renvoyé Lanski dans ses ténèbres à coulisses. J’ai pensé très fort à mon frère, puis, sans rencontrer personne, quitté l’endroit en traversant le long couloir par lequel j’étais venu.
Voilà pour les faits. C’est bien moi, son fils Paul, qui, cette nuit, ai abattu Lanski. Une quinzaine de jours après sa mort.
Ce que je ne pourrai jamais dire à l’enquêteur, c’est que tout à l’heure, dans cette morgue, se tenant en retrait dans la pénombre, j’ai aperçu la silhouette de mon frère. Il était revenu pour moi, pour être à mes côtés. Sa présence était en chaque chose, à chaque instant. Il n’eut pas un regard pour notre père, mais ses yeux que j’avais cherchés toute ma vie étincelaient et me répétaient : « Si tu ne l’avais pas fait c’est moi qui m’en serais chargé. » Qui pourrait croire une chose pareille ?
L’homme encore jeune m’observe professionnellement en s’efforçant de ne pas laisser transparaître la moindre émotion. Mais il ne peut s’empêcher parfois de baisser les yeux.
Qui que nous soyons, quelle que soit notre place en ce monde, nous portons en nous trop de choses douloureuses ou déshonorantes. En silence, elles nous embarrassent et, un jour, elles nous trahissent.

Le visage de l’enquêteur se voile maintenant d’un air embarrassé. Son assurance a été de courte durée et je vois bien qu’il ne sait plus quoi penser à mon sujet. C’est sans doute la première fois de sa vie qu’il a à prendre une déposition d’une telle nature. Nous sommes, assis face à face, à pouvoir nous toucher. J’essaye de répondre à ses interrogations avec loyauté, mais mon récit est sans doute trop frontal. Je lui confie alors qu’il faudrait tellement de temps et de nuances pour rendre justice à cette histoire. Mettre de l’ordre en moi-même, trier dans la honte et la douleur des souvenirs. À commencer par l’intimité du désastre originel. Celui d’un enfant né d’une mère morte.
L’enquêteur me fait répéter cette phrase. Je devine qu’elle le surprend, le met sans doute, une nouvelle fois, mal à l’aise. Il la transcrit avec fidélité sans parvenir à dissimuler une forme d’embarras.
Je continue. En entrant dans la salle d’accouchement cette nuit-là, nous étions trois. Intimement liés par le cœur et le sang. Marta Sorensen, ma mère, mon frère jumeau, et moi. Nous vivions des mêmes eaux et en quelques minutes le malheur nous a désossés. Je fus le seul à survivre. Amputé des miens, il me fallut apprendre à aimer une seconde mère, à endurer la folie, la perversion et les raptus d’un père malfaisant. Celui-là même que je viens d’abattre post mortem. Le moment venu, je reviendrai sur ce geste étrange ainsi que sur la jurisprudence qui l’éclaire. D’autant qu’il m’en souvienne, ce père a toujours été un être désaxé, dangereux, pervers, irrigué en permanence d’un flux malveillant. Dans cet univers inversé, mon seul et unique projet fut de grandir contre lui.
À cet instant j’observe que l’enquêteur a du mal à concevoir l’idée que l’on puisse ainsi grandir contre quelqu’un, a fortiori lorsqu’il s’agit de son géniteur. Mais comment saurait-il que, pour mon sixième anniversaire, cet homme m’offrit un canari dont il venait d’arracher la tête avec les dents ?

Ce que je vais dire maintenant peut sembler singulier, sans rapport direct avec ce qui précède, mais reflète pourtant l’architecture, le tissu profond de ma réalité : dans cet enclos familial, dès le début de mon existence, j’ai confusément ressenti que la mort cheminerait toujours à mes côtés, me témoignerait une bienveillance distante, veillerait sur moi à sa façon, allant, plus tard, jusqu’à subvenir à mes besoins en m’offrant un emploi pour le moins singulier et un certain confort financier. Les premiers mots de mon père à mon endroit, furent : « Tu es marqué par la mort. Tu devras toute ta vie apprendre à vivre avec elle. »
Cette dernière précision rassure l’enquêteur, même si sa compréhension générale de l’affaire, loin de progresser, semble au contraire s’effilocher au fil de notre conversation.
Nul ne peut prétendre raconter le récit de sa naissance. Pourtant, je me souviens, disons, de l’essentiel. Je ne saurais dire par quel canal d’enregistrement ces moments se sont inscrits en moi. La mémoire n’y est évidemment pour rien. C’est autre chose. Une capture de sensations, de la peur panique, un froid glacial et, sans doute, la découverte d’une peine primaire, un chagrin animal, une détresse archaïque. Comme si les chairs et les os avaient fait le travail d’archivage. Comme s’ils avaient classé chaque moment, chaque molécule. Et dans l’air, ce vide, cette solitude glaciale, ce goût aride du sang de la naissance.
Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L’origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n’aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m’ensevelir au côté de mon frère. Ce ventre qui m’a expulsé au dernier moment vers la vie sans que je demande rien ni que je sache pourquoi. De l’air est entré dans mes poumons pour la première fois au moment même où leurs cœurs ont arrêté de battre.

Je ne parle jamais de ces choses-là. Ce sont les circonstances de l’interrogatoire qui m’amènent à convenir de ce qui suit : j’ai en moi l’inconcevable conviction d’avoir été présent cette nuit-là, debout, dans un coin de la salle d’accouchement, déjà vieux, témoin brisé et pétrifié de mon avènement, scrutant les derniers instants d’un marché odieux, de l’échange insensé qui était en train de se jouer dans cette maternité, devant moi : deux morts contre ma vie. Je suis le fruit de cette rançon. Je sais ce que je dis. Je connais l’origine des larmes.
L’enquêteur se bloque sur cette phrase, marque un temps, se raidit. Son visage se crispe d’un rictus fugace, évoquant le frisson d’un homme pénétrant dans de l’eau froide. Ses doigts s’éloignent lentement du clavier comme si son contact s’avérait soudain désagréable. Il cherche une issue pour dissimuler ce malaise. Il se ressaisit et me demande de lui confirmer que j’ai bien déclaré que je connaissais « l’origine des larmes », même si, selon lui, cette curieuse affirmation n’a rien à voir avec les faits qui précèdent et encore moins avec l’affaire qui nous occupe.
Je ne réponds pas. Je ressens simplement qu’il m’appartient d’imposer et de définir les contours du silence et des mots qui nous enferment dans cette pièce. Il faut que ce jeune homme se mette bien en tête que je n’ai tué personne.
Dehors, la luminosité décline et les averses fouettées par les bourrasques malmènent les vitrages. Après des années de sécheresse, d’aridité et de chaleurs abrasives qui faisaient craquer les corps et les écorces, la pluie s’est installée. Elle s’infiltre en nous, change nos vies, et nul ne sait dire pourquoi. Elle m’obsède. Je suis hanté par ces eaux. Depuis plusieurs années nous vivons ainsi sous des régimes insensés de brutales bascules météorologiques. Depuis deux ans, à des degrés divers, le fleuve marche sur les terres, déborde dans nos existences et, patiemment, envahit tout ce qui peut l’être.
Je regarde le visage de mon interlocuteur. Outre les soixante-cinq pour cent d’eau qui irriguent son corps, j’essaye de deviner ce qu’il y a à l’intérieur de cet homme. Et je n’y trouve rien de bien différent de la mécanique des fluides qui m’anime. Nous sommes assis face à face, pareils à des animaux domestiqués, sans animosité réelle l’un envers l’autre, et sachant au fond de nous que nous sommes plus ou moins condamnés à nous entendre. Une sorte de couple occasionnel d’usage courant.
En pensant à l’étendue de ma tâche, j’éprouve une fatigue vertigineuse et demande à faire une pause.
Si l’enquêteur pouvait lire dans mes pensées, sans doute m’opposerait-il que sa tâche à lui est de mener un interrogatoire, non d’animer une conversation, et que, juridiquement, rien ne justifie que l’on puisse ôter la vie à un cadavre. Je poserais alors mon regard las sur ses yeux de mineur fatigué et je dirais simplement : « Bien sûr que si. »

La nuit en garde à vue
Que la nuit fut longue. Dans cette petite cellule individuelle où les heures écorchent le temps et torturent la mémoire, je me suis efforcé de conserver en moi le plus longtemps possible la douceur et la bienveillance du regard de mon frère. Il me manque depuis le premier instant, il m’a manqué toute une vie. Comme notre mère. Je n’ai jamais vu son visage et je ne sais absolument rien d’elle. Mon père a fait disparaître toute trace de son existence. Il n’a jamais voulu répondre à la plus innocente question de ma part la concernant. Il n’existe aucune photo d’elle, et dans les armoires, aucun vêtement, aucune paire de chaussures. Je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi elle ressemblait ni de ce que fut sa vie avant de rencontrer Lanski. Mon père utilisa cependant la jeunesse suédoise de son épouse pour échafauder à mon intention un scénario vertigineux, incroyablement malsain, sans doute la pire histoire que l’on puisse raconter à un enfant orphelin. Tout cela sera consigné plus tard si nécessaire. La seule chose que je sache aujourd’hui de Marta c’est qu’elle est morte au moment de me prendre dans ses bras. Je ne sais même pas où elle a été enterrée et mon père n’a jamais fait le moindre effort pour guider ma recherche. Le corps de mon frère, sans existence légale ni prénom – car lui n’a jamais respiré –, a été jeté aux ordures hospitalières. Mon père ne s’est jamais intéressé à sa dépouille. J’ai du mal à croire que tout ceci ait encore un sens. J’ai du mal à croire que j’aie pu séjourner, ne serait-ce que quelques instants, dans les testicules et le scrotum de Thomas Lanski, mon père. J’ai du mal à croire que ma mère, Marta Sorensen, Suédoise native d’Uppsala, ait pu, un jour, pour quelque raison que ce soit, l’accueillir en elle et jouir de ses impatiences. J’ai du mal à croire que je sois parvenu à survivre à cet éjaculat. Et toujours je me demanderai pourquoi le destin ne m’a pas fait partager ce soir-là le sort de millions de mes frères emportés dans le vortex d’un vieux bidet d’aisances et le frottis vaginal d’un coton de linge de toilette.
À chaque tentative, une caille émet cinq cents millions de spermatozoïdes par millilitre. Un dindon, dix milliards. Mon père ? Allez savoir.
Mon frère jumeau et moi, gamètes aveugles de trois microns de large et soixante de long, éparpillés dans cette nuée brouillonne, avons survécu et sommes malencontreusement sortis du lot. Ce fut là notre péché originel.

Toute la nuit, dans cette cellule rectangulaire, mon esprit a tourné en rond. Comme un chien derviche essayant de se mordre la queue.
Je suis encore dans le ventre de Marta, tout à côté de mon frère jumeau. Nous avons toujours vécu l’un contre l’autre. Jamais nous n’avons éprouvé l’inquiétude d’être seuls. La voix de notre mère était douce et calme. Même si nous ne comprenions pas ce qu’elle disait, l’entendre, toujours, nous apaisait durant notre longue nuit commune. Je me souviens aussi de ceci, qui est parfaitement clair dans mon esprit: j’ai toujours aimé mon frère. Je ne l’ai jamais vu, mais je l’ai toujours aimé. Profondément.
Je pense que je suis né les yeux ouverts. Grands ouverts. En pleine nuit. Je suis né les yeux ouverts pour comprendre ce qui se passait. Ce qui était en train d’arriver autour de moi. J’en suis certain. On dit que les nouveau-nés ne distinguent pas la lumière. C’est faux. Je suis persuadé que dès la première seconde, dès les premiers instants, j’ai compris et senti que n’importe quelle lueur valait mieux que l’obscurité. L’enfant vient de naître. Il vient de naître d’entre les morts. Peut-être en a-t-il déjà conscience. D’ailleurs il ne crie pas, il ne dit rien.

Extraits
« Selon le compte-rendu du docteur Van Nuwenborg, la mort est due à une «ELA, embolie du liquide amniotique, complication imprévisible de l’accouchement associant un collapsus cardio-vasculaire sévère, un syndrome de détresse respiratoire aiguë et une hémorragie avec une coagulation intravasculaire disséminée (CIVD). L’un des deux enfants que portait la patiente est également décédé sans avoir réellement vécu. Dépourvu d’identité, non enregistré, nous ne savons pas ce qu’est devenu son corps. Il a pu être traité en tant que “pièce anatomique” ou alors comme “déchet” selon les définitions en usage. Dans tous les cas il a été détruit. Son jumeau, lui, a survécu».
La mémoire médicale, clinique, s’arrête là. Ensuite j’ignore par quel mécanisme la mienne a pris le relais, comment j’ai pu ressentir ce froid glacial se plaquer sur ma peau sitôt que l’on m’a retiré du ventre de ma mère, comment l’absence soudaine de mon frère m’a plongé dans le vide et l’effroi. Je ne vais pas revenir sur les mécanismes mémoriels que j’ai déjà évoqués dans ma déposition, et qui ne sont qu’une hypothèse sans doute maladroite pour tenter d’expliquer les arcanes de cet archivage, mais ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi. Parfois je le sens, il bouge, change de position ou prend toute la place. Il patiente, il a tout son temps. Il attend que je tombe dedans. Et alors il se refermera. Pourquoi je dis cela? Parce que tout a commencé ainsi. À l’instant même de ma naissance, j’ai senti cette béance s’ouvrir en moi. » p. 61-62

« Une maladie à prions, dite Gerstmann-Sträussler-Scheinker. Maladresse, instabilité de la marche, difficulté pour parler, perte de coordination musculaire, démence progressive, atteinte des muscles respiratoires. En général le calvaire ne dépasse pas cinq années. «Votre mère souffre d’un GSS.» Le médecin m’a ensuite demandé si d’autres personnes de la famille en sont ou en avaient été affectées, car il s’agissait là d’une maladie héréditaire. Je n’osai pas lui dire que j’ignorais tout de cette famille, tant du point de vue génétique que généalogique. Je n’étais pas l’enfant de Rebecca, mais celui de Marta.
En apprenant la nouvelle, les premiers mots de ma mère furent : «Tu crois qu’il reviendra quand il saura?»
Par un de ses amis, en lui spécifiant bien les raisons de ma demande, j’obtins les coordonnées de mon père. Trois ans durant je lui ai téléphoné toutes les semaines. Écrit chaque mois. J’ai essayé de faire intervenir des proches. Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître. » p. 81

« Il est quand même à noter, au-delà de l’aspect symbolique et maladroitement mythologique de cette histoire, que j’aurai passé toute ma vie professionnelle à travailler pour la mort et donc à être nourri par elle. Et je me dis que c’était peut-être cela les termes de l’échange initial et odieux: la vie de mon frère et de ma mère contre l’assurance d’un gîte, d’un couvert puis d’un rassurant bulletin de paye avec en prime, endormies au fond d’un tiroir du bureau maternel, une épaisse liasse d’actions de la Standard Oil, célèbre compagnie pétrolière appartenant à la galaxie rockefellerienne, dissoute depuis 1914 pour ne pas s’être conformée à la loi antitrust édictée par l’administration américaine. » p. 122

« L’amour s’apprend par capillarité. Au jour le jour. En un goutte-à-goutte silencieux qui se délivre sous nos yeux. L’enfant apprend avec les yeux. En reniflant les molécules qui flottent dans l’air, quand il voit la main de son père caresser la nuque de sa mère, la bouche de sa mère embrasser le cou de son père, quand il observe tout cela, il sait que c’est bien, que c’est bon, qu’on peut appeler ça l’amour ou comme l’on veut, mais que c’est agréable d’être avec quelqu’un qui un soir vous dit: « T’u es mon amour et moi le tien, ça tombe bien. » » p. 166

À propos de l’auteur

PARIS: "La Grande Librairie" sur France 5
Jean-Paul Dubois © BALTEL / SIPA

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse où il vit actuellement. Journaliste, il commence par écrire des chroniques sportives dans Sud-Ouest. Après la justice et le cinéma au Matin de Paris, il devient grand reporter en 1984 pour Le Nouvel Observateur. Il examine au scalpel les États-Unis et livre des chroniques qui seront publiées en deux volumes aux Éditions de l’Olivier: L’Amérique m’inquiète (1996) et Jusque-là tout allait bien en Amérique (2002). Écrivain, Jean-Paul Dubois a publié de nombreux romans (Je pense à autre chose, Si ce livre pouvait me rapprocher de toi). Il a obtenu le prix France Télévisions pour Kennedy et moi (Le Seuil, 1996), le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française (Éditions de l’Olivier, 2004) et le Prix Goncourt 2019 pour son livre Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (Source: Éditions de l’Olivier)

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Vues d’intérieur après destruction

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En deux mots
Après la mort de son ami Gabriel qui n’a pas pu tenir sa promesse et lui faire découvrir son Liban natal, la narratrice décide partir pour Beyrouth sur les traces de la maison qu’il voulait lui faire découvrir. Le temps et la guerre ont laissé de lourds stigmates, mais elle va finir par retrouver tout ce que Gabriel a laissé derrière lui.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une maison au Liban

Dans ce court et bouleversant roman, Arielle Meyer MacLeod raconte la douleur de l’exil autour du voyage de la narratrice au Liban. Après la mort de son ami, elle part pour Beyrouth afin de retrouver son histoire, sa maison.

Ce roman est né d’une pulsion, d’une envie soudaine, sans doute un besoin. Après les obsèques de son ami Gabriel, mort après avoir lutté en vain contre sa maladie, la narratrice prend un billet à destination de Beyrouth. Elle entend tenir post-mortem la promesse qu’il lui avait faite, lui faire découvrir son pays natal et sa maison. Des lieux qu’il n’a jamais revus depuis son exil en France. Cet exil qui les avait tous deux rapprochés: «Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.»
En arrivant à Beyrouth, elle est à la fois triste de découvrir une ville défigurée par la guerre et l’explosion du port qui ont laissé de douloureux stigmates et heureuse de humer l’air de ce pays fantasmé depuis la France et qui a gardé une part de sa beauté, de ses parfums. Peut-être aussi ce goût de l’enfance qui laisse à l’imagination la liberté de s’appuyer sur des rêves. Comme celui de Gabriel décrivant sa maison, son palais. Mais comment retrouver une construction plus imaginaire que réelle, re-construite des dizaines de fois pour son amie? Car, il y a «des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir.» Pour les trouver, il faut laisser sa part au hasard et la chance guider vos pas. Elle va se personnifier dans Nassim, un chauffeur de taxi à l’optimisme chevillé au corps. Lorsqu’il s’engage sur les routes de montagne vers le village de Bhamdoun, il est sûr de parvenir à retrouver cette belle demeure. Promesse tenue, même s’il ne reste que quelques murs, quelques pierres, quelques traces de la demeure. À l’image de Gabriel, elle retourne à la poussière, ne vit plus que dans le souvenir de ceux qui ont pu la contempler.
Comme l’avait fait son père, parti trop vite, c’est avec les mots que Gabriel avait réussi à conserver la splendeur de sa maison, à adoucir son exil. Les mots qui disent la douleur de l’exil en sublimant la beauté du lieu. «Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes». Et si quelques clichés accompagnent le texte, c’est parce qu’ils réussissent, comme l’affirme la citation de W. G. Sebald en exergue du livre, à faire apparaître «sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs qui surgissent en nous au milieu de la nuit».
C’est en creusant l’intime dans ce qu’il a de plus fort qu’Arielle Meyer MacLeod atteint l’universel. Avec une écriture toute en pudeur et en finesse, elle donne ses lettres de noblesse à une humanité qui conserve par-delà les drames un souffle de vie. Alors souffle le vent de l’espoir, des montagnes du Liban jusqu’au cœur des exilés.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Vues d’intérieur après destruction
Arielle Meyer MacLeod
Éditions Arléa
Roman
96 p., 17 €
EAN 9782363083623
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman part de France pour aller jusqu’au Liban, à Beyrouth et dans les environs jusqu’au village de Bhamdoun. On y évoque aussi Genève, Tel-Aviv et le Vaucluse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, sur un coup de tête, sans avertir personne – je n’ai envoyé un texto à ma fille qu’une fois arrivée sur place – j’ai pris un billet sur internet, fourré quelques affaires dans une valise, rédigé une réponse automatique sur mon mail professionnel, un laconique Absente je ne répondrai que dans quelques jours, et je suis partie, seule, pour Beyrouth.
Gabriel, l’ami de toujours, meurt sans avoir tenu sa promesse: emmener la narratrice au Liban, où il est né, où il a grandi, où il n’est jamais retourné. Mue par un élan qu’elle ne comprend pas elle-même, elle entreprend alors seule ce voyage, à la recherche de la maison d’enfance de Gabriel dont elle ne sait que ce qu’il lui en a raconté.
Ce voyage sur les traces d’un passé dont ne subsistent que des ruines, d’une affolante beauté, va la mener face aux non-dits de sa propre histoire.
Ce roman est une enquête intime qui, de lettres en photographies retrouvées, fait émerger des maisons marquées par l’exil et le déracinement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Vertigo)
Actualitté (Sean Rose)
Mare Nostrum (Jean-Jacques Bedu)

Les premières pages du livre
« En jetant une pivoine blanche dans le trou béant où le cercueil venait d’être déposé, une pivoine charnue, en pleine maturité, sa fleur préférée – Gabriel en tapissait son intérieur pendant les quinze jours annuels de la floraison, des gerbes de pivoines blanches partout dans des vases chinés ici et là dont il faisait collection, de celles qui ne cessent de se déplier et se déplier encore, découvrant de nouveaux pétales alors qu’on les pense tous éclos, leur cœur d’une générosité inépuisable les multipliant à foison –, en jetant cette dernière pivoine dans la fosse où maintenant il gisait j’entendais cette phrase, promesse non tenue, ultime dérobade, Tu verras, quand nous irons ensemble à Beyrouth, je te montrerai la maison de mon enfance. Gabriel avait quitté le Liban en 1978 et n’y était jamais retourné. Il m’en parlait des soirées entières, les histoires devenant de plus en plus abracadabrantes avec le nombre de margaritas ingurgitées. Histoires de vie et de guerre, de fêtes hallucinantes, elles se transformaient, un détail ici un autre là – fruits de son imagination sans doute mais je m’en fichais, j’aimais les histoires de Gabriel. Je le prenais parfois en flagrant délit d’incohérence, il trouvait toujours la parade et s’en sortait d’une pirouette qui me faisait rire bien sûr – Gabriel était drôle – mais qui avait aussi le don de m’exaspérer, cette façon bien à lui de vous filer entre les doigts. Au cœur de ces histoires se tenait, immuable, la maison de famille où il passait ses étés. La maison de la montagne. Elle en était l’horizon immobile, le point de fixation. Le foyer vers lequel toujours le récit revenait. Ses aventures avaient beau l’en éloigner, les péripéties s’accumuler, le dénouement, invariablement, l’y ramenait. Une maison pleine de souvenirs dont il avait fait le leitmotiv décliné à l’envi d’une épopée dont il était à la fois le dépositaire et le conteur infatigable. Gabriel était mon ami. Il était sculpteur. Gabriel est mort sans revoir Beyrouth, où il a grandi, où il ne m’a jamais emmenée. Beyrouth dont le seul nom – ses inflexions molles mâtinées de rugosité – me touchait, évoquant un lieu inabordable, un territoire de légendes auréolé d’une aura mystérieuse, connu des seuls initiés. Un mirage – une image, floue. Beyrouth la magnifique – Paris levantine au cœur de la Suisse du Moyen-Orient. Beyrouth la massacrée, dont j’entendais les échos de la guerre lorsque, enfant, je vivais en Israël, n’en saisissant pas grand-chose. Un nom où résonnaient des bruits d’obus. Et dans les yeux des soldats revenus de cette guerre, l’effroi de Sabra et Chatila que j’ai mieux compris en voyant des années plus tard Valse avec Bachir. Beyrouth dont j’avais croisé la violence et l’attachant murmure dans les livres, des récits marquants. Beyrouth la résiliente, qui s’était relevée de ses cendres et dansait à nouveau dans les quartiers branchés vantés par les magazines.

Après sa mort, il y eut d’abord le temps arrêté, ce temps du deuil où l’intensité des émotions le dispute à la peine, une parenthèse pendant laquelle je m’étais retrouvée dans la sidération d’un événement que je savais pourtant inéluctable – je l’invoquais même tant sa souffrance, les derniers jours, était devenue intolérable. Sa mort me frappait néanmoins avec la violence d’un coup que je n’aurais pas vu venir. À l’hôpital je répétais les mêmes gestes – humecter ses lèvres desséchées, tenir sa main piquée d’un cathéter, gérer le flux de morphine quand la douleur déformait ses traits et augmentait les râles. Lui parler aussi, évoquer nos souvenirs communs, les moments drôles surtout et cette soirée où, étudiants encore, nous nous étions rencontrés. Le Moyen-Orient – nous avions chacun le nôtre – nous avait immédiatement rapprochés.
Le sentiment de l’exil aussi, cet état de flottement que nous connaissions bien, qui nous maintenait en permanence sur le côté, au bord, à la marge – tout désir d’appartenance (à un clan, une chapelle, une bande, une communauté) se doublant aussitôt d’un mouvement de retrait. En être et ne pas en être. Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.
Mais lui, Gabriel, avait un port d’attache, un endroit où revenir en pensée et s’ancrer depuis l’exil – cette maison dont il m’avait tout de suite parlé – alors que je suis, moi, une exilée de nulle part. Les amis – nombreux, Gabriel connaissait un nombre incalculable de gens – étaient venus de partout. Certains logeaient à la maison. Pour les uns Gabriel était le camarade d’enfance, pour les autres l’amour fou, la sensualité d’une nuit, la passion impossible, pour d’autres encore le frère réincarné, l’artiste admiré ou le compagnon de fête. Gabriel habitait mille vies et sans doute plus. Des vies publiques, d’autres secrètes. Il avait le goût de la nuit dans laquelle parfois il m’embarquait, et je l’accompagnais dans les hauts lieux de la culture gay où il rejoignait ses amants, toujours différents, je n’arrivais pas à suivre la valse des amants de Gabriel, il y avait les rencontres d’un soir ou d’une heure parfois, les amants de passage et les grandes romances toujours intenses et compliquées, le plus souvent platoniques celles-là, semées d’embûches qu’il semblait rechercher autant qu’elles le faisaient souffrir.
Gabriel se moulait dans le désir de l’autre tout en restant insaisissable. Il avait la faculté de se mouvoir avec la même aisance dans les milieux les plus disparates vers lesquels sa curiosité le menait et partout, quelles que soient les circonstances, il exerçait aussitôt une séduction dont il jouait, avec malice parfois. Tu es une surface de projection sur laquelle chacun vient plaquer son propre fantasme, je lui disais, stratégie assez efficace qui te permet d’échapper à tout le monde. Il riait.
Et puis l’enterrement. L’atmosphère lourde et dense, oppressante. Le soleil n’avait pointé le bout d’un rayon qu’au moment de la mise en terre, immobilisant soudain la pluie qui n’avait cessé depuis le matin, une pluie fine et sale qui bavait sur les yeux et fanait toutes les fleurs, les gerbes de fleurs recouvrant son cercueil. Mes mots d’adieu devant la tombe encore ouverte, une oraison que je n’ai pu terminer, où la maison forcément apparaissait – comment parler de Gabriel sans l’évoquer. Les larmes, la pluie, la morve coulaient sur mon visage, je m’essuyais du revers de la main. Et cette boule compacte dans ma gorge, étouffant mes derniers mots ravalés en un galimatias inaudible. »

Extraits
« Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes. Je ne sais quel fil, lien, corde, pourrait les tenir ensemble — feuille caillou ciseaux, un deux trois, je me souviens de ce jeu d’enfants, la feuille désarme la pierre en l’enveloppant. » p. 49

« Il y a des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir. Toutes me fascinent, toutes me sont étrangères. » p. 85

À propos de l’autrice
MEYER_MACLEOD_Arielle_DRArielle Meyer MacLeod © Photo DR

Après avoir été formée comme comédienne à l’École de la Rue Blanche à Paris, Arielle Meyer MacLeod a poursuivi ses études de Lettres à l’Université de Genève, où elle a décroché un doctorat en 1999. Avant de revenir au théâtre en se spécialisant en dramaturgie, elle a enseigné dans deux universités. Autrice de plusieurs articles ainsi que du Spectacle du secret (Droz, 2003) et de Tourner la page (avec Balzac), elle réside et travaille à Genève. Vues d’intérieur après destruction est son deuxième roman. (Source: Éditions Arléa)

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Marguerite et le mont Blanc

SIBONY_marguerite-et-le-mont-Blanc  RL_2024  Logo_premier_roman

En lice pour le Prix littéraire des Sciences Po

En deux mots
Depuis son enfance, le narrateur a été fasciné par la haute-montagne, découverte en accompagnant sa famille du côté de Chamonix. Lorsque ce musicien revient sur les flancs de la montagne pour grimper vers les sommets, il essaie de faire le deuil de sa sœur Marguerite.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La montagnothérapie

En liant la passion pour la montagne et le deuil, Michaël Sibony retrace le parcours d’un homme qui entend soigner sa peine en gravissant les montagnes. Un roman d’une grande sensibilité, un chemin vers l’apaisement.

Tout commence par une course en montagne offerte à un garçon de cinq ans. Nous sommes au-dessus de Chamonix sur la ligne du tramway du Mont-Blanc. Dans ce cadre prestigieux le narrateur se construit des souvenirs et s’imprègne d’un climat qui le marquera toute sa vie. Il reviendra souvent explorer les sentiers, escalader l’un après l’autre les sommets environnants, jusqu’à connaître les lieux comme sa poche: «Je sais avec exactitude le cheminement des trains, et pas seulement leur destination. Je ne peux ouvrir les yeux sur un détail du paysage sans l’associer à une image, un point sur la carte, un nom: chaque grincement de rail, chaque sonnerie de barrière qui se ferme, chaque toit neigeux, chaque piste discrète qui s’évanouit dans l’ombre des conifères.… Dans ce train, mes sens me hurlent que je ne suis pas un étranger.»
Mais cette fascination pour le Mont-Blanc va vite s’accompagner de nouvelles envies. Celles de grimper dans un autre décor, puis sur un autre continent. Multiplier les courses, accumuler les expériences, apprendre et découvrir.
Au fil des ans, il va aussi assister aux effets du réchauffement climatique, au recul des glaciers, à la fragilité accrue de pentes soumises aux aléas d’une météo changeante ainsi qu’à l’exploitation touristique. Un signe aussi du dévoiement de notre rapport à la nature. Ce qui fait dire à son oncle Ajzik, lui aussi amoureux de cette région qui lui rappelle Smolensk d’où il a dû fuir, «la montagne se consume, elle aussi, dans une autre temporalité.»
Un constat qui se double d’un symbole fort, quand la montagne libère des objets perdus ou relâche des cadavres jusque-là enserrés dans la glace.
Car, comme beaucoup d’alpinistes, ce conquérant de l’inutile cherche d’abord à conjurer la mort. À commencer celle qui entoure l’histoire familiale et qui a emporté sa sœur. Il va choisir de lui donner le nom de l’une des locomotives du tramway du Mont-Blanc, Marguerite, car elle symbolise pour lui cette quête vers des sommets immaculés.
Alors se conjuguent le deuil et l’ascension, comme une manière de conjurer ce sort funeste.
Voici l’alpiniste entouré de fantômes. Dans ses ascensions, il est désormais accompagné de ceux qui ont disparu. Ces hommes et femmes qui n’auront pu eu la chance de l’oncle Ajzik.
Michaël Sibony trace avec beaucoup de sensibilité ce chemin qui combine la vie et la mort, l’exploit et la douleur, la beauté et les horreurs. Il montre combien une passion, fut-elle obsédante, peut conduire à davantage de sérénité. Pour la montagne, mais aussi pour la musique, l’autre corde à l’archet du narrateur et dont je vous laisse découvrir les beaux passages qui lui sont consacrés.

Marguerite et le mont Blanc
Michaël Sibony
Éditions de l’Aube
Premier roman
192 p., 18,90 €
EAN 9782815958677
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Chamonix et dans la région, à Paris et en région parisienne ainsi qu’à Tulle. On y évoque aussi des expéditions vers les sommets du côté de Rio de Janeiro, dans le Sinaï, en Arménie, en Israël, en Suède ou encore au Vietnam. Côté histoire familiale, c’est la Russie et l’exil depuis Smolensk qui sont rappelés.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans cette histoire, il est d’abord question de montagne, et plus précisément du massif du Mont-Blanc, aussi envoûtant que majestueux. Il y a ensuite Marguerite, à la fois sœur non-née et locomotive du Tramway du ¬Mont-Blanc. De la musique – beaucoup –, des tours de manège – seulement quelques-uns –, un oncle, Ajzik, qui dit des choses comme «Faut-il se priver de sauter d’un train en marche quand il nous embarque vers une mauvaise destination?» Et un garçon amoureux d’une montagne, qui va devoir se construire entre deuil ¬impossible et passion obsédante. Une trame complexe et sensible, que Michaël Sibony dénoue avec subtilité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Le livre du week-end)
Blog La livrophage
Blog Un livre dans ma baignoire

Les premières pages du livre
« Chapitre 0
Nous marchons dans le petit tunnel pentu percé dans la roche. Il fait sombre, nous distinguons à peine les aspérités de sa voûte de pierre. Seuls des reflets luisants sur les rails nous guident par intermittence. Le reste du temps, nous nous fions au brouhaha saccadé émis par le frottement de nos pas sur les cailloux du sol. Des petits cailloux gris, tranchants, mélangés à quelques pierres, plus grosses et polies.
Au niveau du Nid d’Aigle – le terminus –, le train n’a pas pu redémarrer. Il est resté à l’entrée du tunnel, suspendu entre ciel et terre. Il est dix-huit heures trente. Les voyageurs, forcés de descendre de la montagne à pied, engorgent les voies. En convoi, à la queue leu leu, ils flanquent la ligne ferroviaire des deux côtés des rails comme on s’accroche à une ligne de vie. Après quelques dizaines de mètres, à la sortie du tunnel, la montagne nous expulse de ses entrailles et nous sommes tous aveuglés par la lumière : touristes en hordes familiales, solitaires du dimanche, alpinistes confirmés et jeunes rêveurs. Ébloui moi aussi, exalté, tout au plaisir de la situation singulière, je scande en continu : « Tchou-tchou, tchou-tchou. » Juché sur un rail, je pose mes pieds l’un après l’autre sur la tranche métallique et continue de progresser en équilibre, les bras tendus à l’horizontale. J’avance, tchou-tchou, tchou-tchou. Je suis le train. J’ai cinq ans.
Un barbu en uniforme, tenant dans ses mains des outils de mécanicien imprégnés de cambouis, surgit des flancs de la montagne. Il m’observe, attendri par l’enfant qui imite un train, puis il dit :
« Écoute. »
Je déraille et j’écoute.
« Sur la ligne du Tramway du Mont-Blanc, dit-il, on a trois trains. Le patron leur a donné le prénom de ses trois filles : Jeanne, Anne et Marguerite. Ils ont tous une motrice et un wagon, mais ils sont peints de couleurs différentes.
— À la montée, notre train était rouge et crème. Il s’appelait comment ?
— Ce devait être Marguerite.
— Marguerite ? »
Je cours vers le ventre arrondi de ma mère.
« Maman ! On pourrait appeler une des deux jumelles Marguerite ? C’est joli, Marguerite. »
Ma mère m’a laissé dire, amusée.
« Oui, c’est joli. »

Chapitre 1
Plus tôt ce même jour, avant de tomber en panne, le train nous a acheminés au Nid d’Aigle, à 2 372 mètres d’altitude. Il est bourré d’alpinistes encombrés de leur sac de montagne, épais comme deux hommes. Quand ils descendent des wagons, ils font rebondir leur paquetage contre les parois des portes. Un piolet menaçant est sanglé au dos d’un sac, la pointe vers le ciel. Parfois, un casque coiffe l’ensemble, suggérant la présence d’un enfant recroquevillé sur le dos du grimpeur.
Je pense à une histoire que mon père m’a racontée la veille.
« Dieu dit à Abraham : “Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, amène-le en haut du mont Moriah et offre-le-moi en sacrifice.”
— Et il a fait cela ? Il a tué son fils ?
— Abraham voulait apporter à Dieu une preuve d’amour. Il emmène Isaac en haut de la montagne et le ligote. Il lève son couteau. Mais à ce moment, un ange arrête la main du père et lui dit : “Épargne ton fils, tue le bélier qui est là à sa place.” Ce non-sacrifice marque la fin des sacrifices humains, il distingue le judaïsme des religions païennes. »
J’imagine, sur le dos des alpinistes, des enfants en partance vers le haut de la montagne.
Du quai, je fixe les yeux vers les chaussures aux semelles sculptées et aux longs lacets bicolores, entortillés autour de la languette, prêtes à me piétiner : les grimpeurs ne me voient pas, ma tête affleure le bas de leur sac. Je me faufile entre eux et j’esquive la bousculade avec toute l’habileté de mes petites jambes. Ils partent.
Du Nid d’Aigle démarre la « voie Normale » de l’ascension du mont Blanc, le chemin le plus fréquenté. Les prétentieux l’appellent la « voie Royale » au mépris de l’évidence : la route ne présente aucune difficulté technique, et aucun roi ne l’a empruntée. Ils veulent peut-être dire qu’on a une paix royale quand on la prend. Vu la quantité d’hommes harnachés, j’en doute.
Certains montagnards portent des cordes épaisses, du diamètre d’une bague, qu’ils enroulent avant de les accrocher sous le rabat de leur sac. Les boucles des cordages, violettes, roses ou d’autres couleurs vives, s’épanouissent de chaque côté en forme d’ailes de papillon. Elles lieront les membres du groupe entre eux quand ils atteindront le glacier de Tête Rousse, après deux heures de marche. Le plus souvent, un guide s’attache à deux clients et forme avec eux une seule entité solidaire : une cordée. Celle-ci comporte rarement plus de trois individus. Si l’un chute, les autres le rattrapent, sauf dans les cas rarissimes où ils tombent tous à la fois, car la corde ne casse jamais. Les prétendants au mont Blanc les moins expérimentés affichent un visage inquiet. L’idée de faillir les hante, et ils se donnent une contenance en scrutant les sommets.
Face à moi, un homme contraint par son guide de vider son sac se fait sermonner :
« Il est beaucoup trop lourd, votre sac !
— Je n’ai mis que le minimum, j’ai suivi à la lettre vos recommandations. »
Il le vide sur le coin d’un banc occupé par quelques marcheurs contemplatifs.
« Et ça ? Mais non, on ne sabre pas le champagne à 4 800 mètres d’altitude !
— Mais, dans ce cas, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue !
— Quand on grimpe, on ne porte que le strict nécessaire. L’eau, le casse-croûte et le matériel de montagne. Un change si vous voulez. Rien d’autre. Plus haut, le poids sera amplifié par la fatigue. Quant à l’effet de l’alcool, il sera décuplé. Sur certaines lignes de crête très étroites, pas plus larges qu’une coudée, un faux pas est fatal ; mieux vaut marcher droit ! »
Je me remémore le contenu de mon sac Polochon bleu et jaune – pas l’oreiller, le meilleur ami poisson d’Ariel, la petite sirène. J’y ai mis le strict nécessaire : une barre chocolatée, de l’eau et ma petite locomotive en bois rouge.
J’entends parler anglais, allemand, et d’autres langues que je ne reconnais pas. Beaucoup de nationalités sont représentées parmi les alpinistes. Le désir de monter sur le mont Blanc fait venir des citoyens du monde entier. Qu’est-ce qui les unit dans ce désir de grimper ?
L’homme rabroué remet avec une moue déçue son sac allégé sur le dos. À ses côtés, son guide, souriant après la séquence d’autorité, finit de lover sa corde et la place autour du cou, en bandoulière. À quelques mètres, une femme au visage tanné fixe un bout de caoutchouc élimé sur la pointe de son piolet. Une autre s’acharne pour la seconde fois sur ses longs lacets et les serre bien fort, en faisant un triple nœud. La préparation à laquelle j’assiste m’impressionne. Tiraillé entre l’envie de les rejoindre et la peur du danger, le froid et l’effort qu’ils s’apprêtent à réaliser, j’entends au fond de ma tête une chanson que ma mère fredonne parfois :
Donna donna donna
Tu regretteras le temps
Donna donna donna
Où tu étais un enfant

Il est trop tôt pour regretter. Je tourne la tête. Mes parents commencent à marcher et m’arrachent au spectacle des alpinistes bossus, effrayants et captivants. Le rythme saccadé de mes petites foulées rattrape vite les lentes enjambées de mes parents.
« Le Tramway du Mont-Blanc ne va pas jusque tout là-haut, il s’arrête là où démarre le sentier, au Nid d’Aigle. Un jour, moi, j’irai. Tout là-haut là-haut là-haut, dis-je en pointant le ciel du doigt et en me hissant sur la pointe des pieds. Oui, sur le mont Blanc.
— Là, tu désignes l’aiguille de Bionnassay. Le mont Blanc, lui, est encore caché, rectifie mon père.
— Il est plus haut mais on ne le voit pas ?
— Parfaitement. Les choses les plus hautes ne sont pas toujours les plus visibles. »

En attendant d’avoir l’âge de la grande ascension, je traîne des pieds sur le sentier monotone qui mène du Nid d’Aigle à un point de vue sur le glacier de Bionnassay. La marche, d’une durée de trente minutes à peine, se pratique en famille avec des enfants.
« Pourquoi je dois marcher si on ne verra même pas le mont Blanc ?
— Tu dois t’entraîner dès maintenant.
— Mais pourquoi ? »
Une bifurcation scinde notre route en deux. Point de vue glacier de Bionnassay – 30 minutes à droite, Refuge Tête Rousse – 3 heures à gauche. Je m’arrête. Mon père, qui a continué vers le glacier, se retourne et m’appelle.
« Qu’est-ce que tu fais ? Avance ! »
Des randonneurs dévalent du chemin de gauche, poursuivis par un nuage de poussière.
« Eux, ils reviennent du mont Blanc ? »
Ils ont le maillot et les cheveux tout mouillés, comme s’il avait plu de l’eau chaude et de l’eau froide sur leur tête. Même leurs yeux sont brillants de transpiration, et d’autre chose, je ne sais pas quoi.
Je montre à mon père la sente de gauche :
« La voie Normale est par là ?
— Normale ou Royale, tu as le choix. »
Ceux qui en reviennent n’ont rien de normal, avec leurs yeux fiévreux, leurs joues piquées de rouge sombre et leurs jambes chancelantes. »

Extraits
« Elle connaît ma relation intime avec cette œuvre; j’en ai enregistré chaque note avec la même précision que le tracé du réseau ferroviaire de la vallée de Chamonix. Je sais avec exactitude le cheminement des trains, et pas seulement leur destination. Je ne peux ouvrir les yeux sur un détail du paysage sans l’associer à une image, un point sur la carte, un nom: chaque grincement de rail, chaque sonnerie de barrière qui se ferme, chaque toit neigeux, chaque piste discrète qui s’évanouit dans l’ombre des conifères.… Dans ce train, mes sens me hurlent que je ne suis pas un étranger. » p. 49

« La montagne se consume, elle aussi, dans une autre temporalité. » p. 93

À propos de l’auteur
SIBONY_michael_DRMichaël Sibony © Photo DR

Michaël Sibony trentenaire, déambule dans les rues de Paris quand il ne sillonne pas les sentiers de montagne. Marguerite et le mont Blanc est son premier roman. (Source: Éditions de l’Aube)

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Extrême paradis

GOUX_extreme_paradis

  RL_2024

En deux mots
Après le décès de son père en Floride, le narrateur se rend dans cet État qui a fait sécession pour tenter de comprendre ce qui s’est passé dans ce paradis réservé aux personnes âgées. Il va finalement découvrir que derrière les bonnes intentions se cache un monde beaucoup plus sombre. Un monde qui obsédait son père.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le paradis des vieux est un enfer

Clovis Goux imagine la sécession de la Floride pour y établir les VUF, les Villages-Unis de Floride. Dans cet État réservé au plus de 55 ans, le narrateur vient enterrer son père qui avait choisi ce petit paradis. Une dystopie habilement construite, avec humour et suspense.

Quand il apprend la mort de son père, le narrateur, qui est pigiste à Paris, décide de prendre l’avion pour la Floride. Didier, son géniteur, avait choisi de s’installer dans ce nouvel État, baptisé VUF (Villages-Unis de Floride). Réservé au plus de 55 ans possédant un patrimoine conséquent, il promet aux retraités de couler des jours heureux sous le soleil. Ici, pas d’insécurité – pour ne pas qu’elle s’endorme, la police est appelée quand deux voiturettes de golf s’entrechoquent – pas de cimetière, mais des circuits de golf et des barbecues pour entretenir la convivialité. «Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau.»
Arrivé sur place, il apprend que la mort de son paternel serait due à un accident après une mauvaise chute dans son salon, sur un coin de table. Mais comme la législation impose la crémation et la dispersion des cendres, il n’y a pas de cadavre. Ce qui va perturber le journaliste qui décide d’enquêter. Il interroge le chauffeur, un taiseux, et la femme de chambre, un peu plus bavarde. Il va réclamer le certificat de décès et tenter d’en apprendre davantage auprès de l’inspecteur Anderson, chargé des formalités.
Au fil des jours, il va découvrir comment fonctionne la communauté, mais aussi que son père était obsédé par les affaires criminelles au point de rassembler une solide documentation sur tous les faits divers et cold cases de la région: «Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence.» Michelle, l’amante du père, puis bientôt du fils, va pouvoir éclairer un peu sa lanterne.
Les codes du thriller vont permettre à Clovis Goux d’explorer les travers de ce communautarisme bâti sur la peur des jeunes, sur le dangereux repli sur soi. Je me souviens avoir vu, lorsque je voyageais en Floride, des publicités pour un village érigé par la Walt Disney Company et qui promettait un tel petit paradis avec sécurité renforcée, caméras de surveillance empêchant toute intrusion, pelouses au cordeau et personnel de maison à disposition. Cette dystopie élargit le champ et accentue le trait. Ici, on en supporte pas les jeunes pour s’arroger l’illusion d’une éternelle jeunesse. On ne supporte pas la mort pour entretenir l’illusion de l’immortalité.
Les enfants gâtés du XXe siècle, nourris de pop culture (les virées au cinéma proposées par le père à son fils les ont construits tous les deux), ont voulu un monde aseptisé et vont se retrouver dans l’univers de J.G. Ballard et notamment Super-Cannes. La preuve, une nouvelle fois, que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Un enfer que se construit à partir d’une oisiveté voulue – sans penser aux conséquences – et qui va déboucher sur la haine, la violence, le lynchage. D’une extrême à l’autre, en quelque sorte.

Extrême paradis
Clovis Goux
Éditions Stock
Roman
280 p., 20,90 €
EAN 9782234093843
Paru le 17/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, en Floride. On y évoque aussi Paris et une ferme dans les Dombes.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un avenir imminent, la Floride a fait sécession avec les États-Unis afin de fonder une fédération de communautés privées réservées aux seuls retraités: les Villages. Dans ce luxueux paradis artificiel conçu par et pour les seniors, la mort, le crime et la jeunesse ont été éradiqués au profit du divertissement. L’étrange décès d’un résident français vient cependant bouleverser l’équilibre instauré.
Accident? Meurtre? Suicide? Précipité dans l’univers outrancier des Villages-Unis de Floride, le fils du défunt part sur les inquiétants chemins qui ont menés son père à sa perte. En fouillant dans le passé, ce journaliste déboussolé par le deuil réveillera les vieux démons de la région. En cherchant la vérité, il basculera dans l’envers du décor. Alors les Villages dévoileront leur vrai visage.
Satire, dystopie ou anticipation? Avec force et humour Extrême paradis interroge nos ambiguïtés face à la violence comme les dérives communautaristes de nos sociétés: et si la sauvagerie était une nécessité? Et si la vieillesse était le futur de l’humanité?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine mag.
Paris la douce (Caroline Hauer)
Blog Littéraflure
Blog Voyages au fil des pages

Les premières pages du livre
« I Cool Aqua
1
L’école fantôme

La découverte d’une école maternelle au sein des Villages-Unis de Floride fut un véritable choc tant son existence, sa présence même, était une monstrueuse aberration, comparable, si je peux me permettre cette analogie, à la construction d’un abattoir dans un parc d’attractions. Et pourtant, malgré son incongruité, malgré son effrayante absurdité, elle est là, sous mes yeux, cachée du reste de l’humanité par une modeste colline boisée, à quelques mètres seulement d’un des bunkers du golf Harold Schwartz où l’armée des Villageois pratique son swing à l’année comme autant de salutations aux feux d’un soleil éternel que de défis lancés à un ennemi invisible.
L’aube point en dessinant en ombres chinoises une ligne d’horizon hérissée de palmiers lorsque j’approche, lampe torche à la main, du bâtiment. Surmontée du drapeau de l’État sécessionniste – une étoile à cinq branches insérée dans un soleil bleu aux rayons rouges et blancs – qui flotte en haut d’un mât, l’école en briques se déploie sur un seul niveau dont les fenêtres aux cadres clairs sont obstruées par d’épais rideaux. En son centre, l’entrée principale se fait sous un fronton de faux marbre supporté par des colonnes doriques. La porte grillagée n’est pas fermée. Par-delà le portique de sécurité désactivé (je ne suis de toute façon pas armé), le faisceau de la lampe révèle un vaste couloir le long duquel sont disposés en vis-à-vis des casiers et des portemanteaux sur lesquels scintillent de petits cirés jaunes au-dessus de bottes de pluie rouges sagement alignées sous des bancs de bois qui filent en perspective. J’approche des casiers métalliques en faisant grincer ma paire de Converse sur le sombre linoléum. Sur chacun figure une plaquette avec un prénom : Judy, Carolyn, Jason… J’en ouvre un au hasard pour constater qu’il est vide.

J’entre maintenant dans une salle de classe et découvre quatre rangées de pupitres accolés à des chaises d’enfant faisant face au bureau de l’instituteur derrière lequel s’étend un vaste tableau noir. Une carte de la Floride est accrochée à son cadre et l’on peut lire RÉVOLUTION inscrit à la craie blanche sur le noir de l’ardoise. Les murs de la classe sont vert d’eau. On y a punaisé des posters d’animaux ainsi que des peintures enfantines. Il y a une mappemonde dans un angle à côté d’un miroir et d’une bibliothèque. Je m’approche. Le cercle lumineux balaye les livres, en révèle quelques titres : Les Aventures de Tom Sawyer, La Case de l’oncle Tom, Les Quatre Filles du docteur March, Max et les Maximonstres, Charlie et la Chocolaterie, Le Magicien d’Oz, Le Royaume fantôme… Je ne connais pas ce dernier ouvrage et tends la main pour m’en saisir : contre toute attente le rayonnage bascule vers moi lorsque je tente de l’extraire du bout des doigts et je me retrouve avec un ensemble compact, étonnamment léger, dans les bras. Sans un bruit, je remets en place les faux livres en remarquant que le reste de la bibliothèque est également composé de ces mêmes blocs qui d’ordinaire, vendus au mètre, servent à décorer les appartements témoins, les salles d’exposition de marchands de meubles ou les espaces détente de certains fast-foods. En revenant sur mes pas, je constate que les dessins d’enfants sont des reproductions : de simples photocopies couleur.
J’explore à présent la cantine : un réfectoire, des tables rondes et basses entourées de petites chaises, des néons au plafond, un distributeur de plateaux et de couverts, un buffet à bain-marie, un buffet réfrigéré débranché… Ici comme dans tout l’édifice, chaque objet semble à sa place, prêt à l’emploi, mais étrangement orphelin, dénué de sens, soulagé de sa fonction, dans l’attente d’un signal qui déclencherait une série d’actions. Une porte vitrée mène aux cuisines : la pièce est vide. Sur le sol carrelé, il y a seulement un balai à franges gisant à côté d’un seau à essorer.
Dans les toilettes face aux miroirs et aux lavabos, il y a des urinoirs pour adultes et pour enfants, pas de portes aux WC. Je tourne l’un des robinets, mais l’eau ne s’en écoule pas. Plus loin, je pénètre dans une salle de repos avec une dizaine de lits d’enfants. Ils sont faits au carré, à l’identique ou presque : une couette et un oreiller à motifs, voitures pour les garçons, poupées pour les filles. La pièce est aveugle. Il y a un miroir face à l’entrée.

En sortant par la porte arrière qui ouvre sur la cour de récréation, je me retourne vers l’école avec l’étonnante impression qu’à la manière des poupées russes, le bâtiment cache une reproduction de lui-même à échelle réduite. Au-dessus de moi, le soleil tente de dissuader l’arrivée de ténébreux nuages à l’horizon et le ciel se décline en un strident dégradé qui va du pourpre au jaune soufre en passant par le vert cuivré, soit les prémices d’un des fameux cocktail skies vénérés ici-bas. Le brouillard matinal surgi des marais environnants recouvre un périmètre délimité par des grillages et des arbustes. Je pose alors le pied sur le mot Earth, soit la première case d’une marelle peinte sur le sol en caoutchouc, et l’image d’un lutin en ciré jaune sautant à cloche-pied dans un tapis de brume (avec ses petites bottes de caoutchouc rouge !) jusqu’à la case Heaven frappe mon esprit. Devant moi il y a un toboggan et des balançoires. En m’approchant du portique, je constate qu’une des trois balançoires a été décrochée. Et je comprends à cet instant précis que c’est ici que mon père a trouvé la mort.

2
Le Vampire de la Goutte-d’Or

Un mois plus tôt, j’étais à Paris en train de tirer les vers du nez au Vampire de la Goutte-d’Or lorsqu’un numéro inconnu s’afficha sur mon téléphone. Je laissai la messagerie se charger du mystérieux appel. Après quelques années laborieuses dans le monde de l’entreprise où mes seules joies furent les repas thématiques de la cantine (pour le Nouvel An chinois les caissières étaient habillées en geishas et un orchestre de mariachis anima la semaine mexicaine), je me retrouvais au chômage ou plutôt en boîte de nuit. C’est sous les flashes d’un stroboscope qu’un compagnon de boisson me proposa, une nuit particulièrement arrosée, de «piger» pour le journal dont il était le rédacteur en chef adjoint. Je lui opposai le fait que je n’avais jamais pris la plume pour écrire un mot. «Ça tombe bien, moi non plus!» répliqua-t-il dans un grand éclat de rire avant de commander une nouvelle tournée. Et c’est ainsi que je devins journaliste.

Ma mission était simple: interviewer des freaks, déformer leurs propos, inventer des faits et prier pour que mes «sujets» ne trouvent pas mon adresse après avoir lu mon « papier ». Avec le Vampire de la Goutte-d’Or, ça allait être compliqué: il habitait à côté de chez moi, dans des caves aménagées rue Myrha. Longs cheveux noirs ondulés et graisseux, yeux bleus translucides maquillés au khôl, teint verdâtre parsemé de boutons d’acné, toujours vêtu d’une redingote noire moisie, d’un pantalon en velours, de chemises à jabot et de bottes de l’armée allemande, le Vampire dénotait dans ce quartier peuplé en majorité d’immigrés. Il était le seul à faire peur aux hordes de gamins des rues qui avaient fui la misère d’un pays en guerre pour semer la terreur dans les lavomatics du coin ainsi qu’aux mamas en boubou qui faisaient régner l’ordre sur le pavé et se signaient lorsqu’elles le croisaient : la patte de poulet qu’il arborait en pendentif (en exhalant une redoutable odeur de camphre) était le signe certain qu’il pratiquait le vaudou dans son terrier.

Murs tapissés de velours rouge, crânes d’animaux montés en lampes de chevet, mannequin démantibulé en table basse, mandalas d’insectes morts, Christ inversé, Sainte Vierge profanée… Son logis souterrain était un savant mélange entre la caverne d’un sorcier, l’antre d’une goule et la salle à manger d’Ed Gein. Ma première question fut simple: comment faisait-il pour se laver? Sa réponse, expéditive : d’un ongle peint en noir, il me désigna un bac à sable dans un recoin obscur de la cave voûtée avant de me dérouler les grandes lignes de son parcours ; en rupture avec des parents pharmaciens à Rouen, il avait découvert Aleister Crowley et le LSD durant ses années chez les jésuites avant de former Kadaverik Likidator avec deux amis de pensionnat (Lucifred à la basse, Muinomednap à la batterie). Le groupe fit rapidement son trou au sein de la scène black metal hexagonale, leur répertoire se composant d’un seul morceau, Life Is Death, joué ad nauseam sous l’influence de drogues dures, lysergiques de préférence. La légende voulait qu’ils parvinssent ainsi (grâce également à un volume sonore défiant l’entendement) à faire vomir leur public. Le Vampire avait-il des problèmes de voisinage ? « Seulement le jour où la concierge a trouvé un pigeon crucifié sur ma boîte aux lettres. Une déclaration d’amour d’une de mes fans », répondit-il avec un large sourire halluciné qui découvrit des canines limées en pointes. Son surnom lui était-il monté à la tête? Je profitai de cet instant d’incertitude pour lui demander la direction des toilettes. Il me dirigea vers un seau en métal près du bac à sable. Tandis que j’urinais dans le récipient, j’interrogeai mon répondeur. Une voix lointaine m’informa en anglais qu’il était arrivé un terrible accident à mon père. Il était décédé. Il fallait que je rappelle au plus vite. La foudre s’abattit sur moi au moment où je reboutonnais mécaniquement ma braguette, pulvérisant mon crâne, mon cœur et le reste de mon corps en mille particules. Anéanti, je revins au ralenti auprès du Vampire en balbutiant d’une voix blanche : « J’ai… perdu… mon… père… » Il y eut un moment de vertige qui sembla durer une éternité avant qu’il ne réplique d’une voix lugubre: «T’inquiète pas mon pote, t’en trouveras bien un autre.» Sans plus attendre, je regagnai au plus vite la surface de la terre.

3
Les Ailes de l’enfer

1 235 km/h, 10 000 mètres d’altitude, l’Airbus A380 fonçait au-dessus de l’Atlantique alors que je commandais un nouveau bloody mary à l’hôtesse de l’air. J’avais par le passé interviewé l’une de ces belles femmes entre deux âges, perpétuellement en jet-lag, toujours trop maquillées, pour les besoins d’un article sur les films diffusés dans les avions (qui étaient mutilés pour respecter les sensibilités du plus grand nombre, les programmateurs évitant de proposer 747 en péril, Les Ailes de l’enfer ou Des serpents dans l’avion), et j’avais appris que l’une de leurs missions durant les vols était de clouer les passagers sur leurs fauteuils afin d’éviter tout risque d’incident, d’accident et de procès envers la compagnie aérienne. C’est pour cela que les hôtesses offraient suffisamment d’alcool aux voyageurs (mais pas trop) pour calmer leur nervosité (difficile de ne pas penser à la faucheuse en grimpant dans un avion) tandis qu’on les hypnotisait à coups de comédie romantique.

Je n’avais pas le cœur à voir un film avec Sandra Bullock. Labouré par les griffes du chagrin, je sanglotais en regardant la mer de nuages défiler à travers le hublot comme un suaire sans fin ou un rouleau de sopalin. La mort brutale de mon père avait révélé la nature intime des choses : tout était plus vif, plus violent, plus précis, d’une douleur infinie. La dernière conversation téléphonique que j’avais eue avec Didier tournait en boucle dans mon crâne. C’était en novembre, il m’avait appelé pour me proposer de passer Noël en sa compagnie. C’était le seul moment de l’année où les Villages autorisent leurs citoyens à recevoir des membres de leur famille et aux moins de cinquante-cinq ans à résider quelques jours en Floride. « Tu verras c’est le paradis ici, m’avait-il dit avec enthousiasme. On n’a pas le temps de s’ennuyer : on peut jouer au golf toute la sainte journée et il y a de super soirées rock organisées dans les clubs. On va vraiment s’éclater ! Allez viens, je te paye le billet. » La perspective de me retrouver à danser sur Sympathy for the Devil en compagnie de mon père et de retraités cramés aux UV me fit froid dans le dos et je déclinai son offre sous le prétexte d’un « papier » à rendre durant cette période. « Bon, tant pis, dit-il, visiblement déçu. N’oublie pas de m’envoyer ton article quand il sera publié (mon père était mon plus fidèle lecteur, j’en étais à la fois flatté et un peu embarrassé), on remettra ça l’année prochaine. Je t’embrasse, fiston. » Ce fut la dernière fois que j’entendis le son de sa voix et je regretterai à jamais de lui avoir menti ce jour-là. Si j’avais accepté sa proposition, peut-être serait-il en ce moment même en train d’enlacer une splendide sexagénaire sur Hotel California au lieu d’attendre ma visite, les pieds devant, dans la cellule réfrigérante d’une morgue.

Le plus dur avait été d’annoncer son décès à ma mère. Même s’ils s’étaient quittés depuis la nuit des temps (je ne les avais jamais vraiment connus ensemble, l’époque était volage et la fidélité une valeur «bourgeoise» pour les jeunes hippies), un profond attachement les unissait encore. « Mais qu’est-ce qu’il a pu bien se passeeeeeer? hurla-t-elle en éclatant en sanglots au bout du fil. Je n’aurais jamais dû le quitteeeeer… Si j’avais été là rien ne lui serait arrivéééé! Tout ça c’est ma fauuuuute!» Je raccrochai en lui disant que j’en saurais plus une fois sur place.

En regardant le parcours du long-courrier se dessiner en pointillé entre l’Europe et les Amériques sur l’écran face à moi (nous entrions à présent dans le triangle des Bermudes et j’en profitai pour commander un nouveau bloody mary), je me demandais une fois de plus ce qui avait poussé mon père à franchir le pas pour partir vivre là-bas. Après des années dans la fonction publique, la retraite avait sonné quand il m’annonça, lors d’un déjeuner dans un turc de la rue du Faubourg-Saint-Denis où il avait ses habitudes, qu’il quittait Paris pour les Villages-Unis de Floride.

« Je n’ai pas envie de finir ma vie dans cette ville pourrie, me dit-il en attaquant des keftas à coups de fourchette. La seule chose qui me retient ici, ce sont ces boulettes. Et toi bien sûr mon chéri. Mais tu es un grand garçon désormais. Tu voles depuis longtemps de tes propres ailes et tu n’as plus besoin que je te paye ta place de cinéma. »

Le souvenir du premier film qu’il m’avait emmené voir, le King Kong de Cooper et Schoedsack, surgit alors dans ma mémoire et je revis avec émotion le dieu singe combattre furieusement un T. rex pour sauver Fay Wray de ses crocs, au cœur de la mystérieuse île du Crâne. Didier aimait le cinéma et m’inocula le virus des salles obscures, attisa ma curiosité en me racontant les séquences clés de ses films préférés : le carnage final de Taxi Driver, la séance de roulette russe de Voyage au bout de l’enfer, la scène de la douche de Psychose. Il fut l’un des premiers à faire l’acquisition d’un magnétoscope, mais m’interdit de regarder Massacre à la tronçonneuse. Pour m’en faire une idée, je dus me contenter de la jaquette de la cassette vidéo (Éditions René Chateau) où un maboul en costard, portant un masque de chair, me fonçait droit dessus arme à la main, et surtout de la bande-son qui parvenait la nuit jusqu’à mon lit lorsque Didier regardait ce film banni. Entre les grincements du prélude, les rires déments d’un maniaque, les hurlements féminins incessants et le vrombissement démoniaque de la scie mécanique, j’ai ainsi imaginé Massacre à la tronçonneuse avant de le voir quelques années plus tard : le chef-d’œuvre de Tobe Hooper se révéla beaucoup moins violent que dans mon esprit, mais beaucoup plus dérangeant, me plongeant pour la première fois au cœur d’un cauchemar organique, d’une expérience physique comparable à celle d’un bad trip dans la chambre froide d’un boucher. »

Extraits

« Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence, composait un nouveau type de guide touristique invitant non à découvrir les splendeurs du Sunshine State mais bien à en explorer les égouts. À travers la masse d’informations réunies, je vis un point de fuite, je vis une architecture d’os et de viscères s’élever dans le ciel, je vis la dérive d’un esprit qui bascule peu à peu dans le vide, celui de quelqu’un qui perd le fil, qui se retrouve prisonnier du labyrinthe qu’il est en train d’échafauder. Et je sus à ce moment précis que, si je voulais découvrir la vérité, je devais suivre ce guide. » p. 92-93

« Surgis de nulle part, les Villageois affluaient vers une large bâtisse beige aux façades aveugles, le Hollywood Mall, comme si c’était jour de marché en France, dans une petite ville de Provence. Les voiturettes de toutes les couleurs prenaient d’assaut les places de parking et les seniors se retrouvaient sous les palmiers pour former des groupes qui papotaient. Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau. Je consultai le plan du Hollywood Mall dessiné par mon père afin de me diriger sur le parking. » p. 108-109

À propos de l’auteur
GOUX_Clovis_©patrice_normandClovis Goux © Photo Patrice Normand

Clovis Goux est journaliste indépendant. Il a écrit La Disparition de Karen Carpenter (Actes Sud, 2017), et chez Stock Chère Jodie (2020) et Les Poupées (2022). (Source: Éditions Stock)

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Un animal sauvage

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En deux mots
Sophie et Arpad ont tout du couple modèle, une bonne situation, une belle maison dans la banlieue genevoise, deux enfants. Mais quand le vernis se craquèle et que leur passé refait surface, l’image devient nettement plus sombre, avec en point d’orgue un braquage qui va tout faire exploser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vie cachée d’un couple modèle

Toujours aussi machiavélique, Joël Dicker nous revient avec un roman savamment construit autour d’un couple modèle jalousé par ses voisins pour sa réussite insolente. Mais peu à peu, leur lourd passé va les rattraper.

Deux couples s’installent à Cologny, la banlieue chic de Genève. Mais si tous deux passent d’un appartement en ville à une maison avec jardin, leur perception de leur nouveau chez soi est bien différente. Sophie et Arpad se sentent parfaitement à l’aise dans leur villa contemporaine aux larges baies vitrées, la dernière de la rue avant la forêt. Le banquier et l’avocate, entourés de leurs deux enfants ont tout du couple parfait. Pour Karine et Greg le déménagement s’avère un peu plus difficile. Grâce à un héritage, Greg a pu s’offrir l’un des pavillons en construction. Mais ces constructions ne plaisent pas trop au voisinage qui va les surnommer la verrue, une appellation qui accentue le malaise de Karine. La vendeuse dans une boutique de vêtements de la rue du Rhône et l’agent des forces spéciales se sentent un peu marginalisés. Mais fort heureusement, à l’occasion des 40 ans d’Arpad, ils sont invités à la fête et vont nouer des liens d’amitié avec leurs séduisants voisins. Sophie va régulièrement voir Karine qui travaille tout prêt de son cabinet et l’emmène en ville à chaque fois qu’elle la voit attendre son bus.
Sophie qui fascine Greg au point d’adapter ses séances de jogging et ses promenades avec son chien pour pouvoir l’épier, s’imaginer à la place d’Arpad. Ses petites séances d’espionnage vont se multiplier jusqu’au jour où Sophie comprend que quelqu’un la regarde et donne l’alerte. Greg réussira à s’enfuir avant de pouvoir être reconnu.
Comme à son habitude, et avec une précision de montre suisse, Joël Dicker agence son roman entre passé et présent, dévoilant au fur et à mesure de nouveaux aspects de chacun des protagonistes. Des erreurs de jeunesse aux obsessions qui les hantent, de serments trop vite oubliés aux arrangements avec la loi, sans oublier les pulsions sexuelles, on va petit à petit voir se modifier l’image un peu trop lisse que chacun veut donner de lui-même.
Machiavélique, cette histoire qui tourne autour d’un braquage annoncé dès les premières pages et qui nous tiendra en haleine jusqu’à l’épilogue, offre au romancier une nouvelle occasion de nous prouver sa virtuosité à agencer avec soin ses mécaniques de précision. Jusqu’à nous entraîner sur des chemins de traverse, par exemple quand il s’agit de retrouver l’origine de la panthère tatouée sur la jambe de Sophie jusqu’à remonter les siècles jusqu’à un excentrique aristocrate italien ou encore lorsqu’il nous suggère de relire Le Maître et Marguerite de Boulgakov.
Une fois encore, on se régale!

Un animal sauvage
Joël Dicker
Éditions Rosie & Wolfe
Roman
416 p., 23 €
EAN 9782889730476
Paru le 27/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Suisse, à Genève et Cologny. On y évoque aussi des séjours à Saint-Tropez, Nice, Menton, Fréjus, Draguignan, Paris, San Remo, Saragosse et Londres pour finir sur un ferry entre la Finlande et l’Estonie.

Quand?
L’action se déroule de 2007 à 2022.

Ce qu’en dit l’éditeur
Braquage à Genève
2 juillet 2022, deux malfaiteurs sont sur le point de dévaliser une grande bijouterie de Genève. Mais ce braquage est loin d’être un banal fait divers…
Vingt jours plus tôt, dans une banlieue cossue des rives du lac Léman, Sophie Braun s’apprête à fêter ses quarante ans. La vie lui sourit. Elle habite avec sa famille dans une magnifique villa bordée par la forêt. Mais son monde idyllique commence à vaciller.
Son mari est empêtré dans ses petits arrangements.
Son voisin, un policier pourtant réputé irréprochable, est fasciné par elle jusqu’à l’obsession et l’épie dans sa vie la plus intime.
Et un mystérieux rôdeur lui offre, le jour de son anniversaire, un cadeau qui va la bouleverser.
Il faudra de nombreux allers-retours dans le passé, loin de Genève, pour remonter à l’origine de cette intrigue diabolique dont personne ne sortira indemne. Pas même le lecteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Brut media
France TV culture
Les Échos (Isabelle Lesniak)
20min.ch (Marie Prieur)
Paris match (Pierrick Geais)
ELLE.ch (Julie Vasa)
Ça m’intéresse
CNews (Anne Fulda)
Blog Culture vs News
Femme Actuelle (Lorine Paccoret)
ArcInfo


Joël Dicker présente «Un animal sauvage» sur Télématin © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Les faits
Le 2 juillet 2022, à Genève, un braquage retentissant défraya la chronique.
Ce livre raconte l’histoire de ce hold-up.

PROLOGUE.
Le jour du braquage.
Samedi 2 juillet 2022
9 heures 30.

Les deux braqueurs venaient de pénétrer simultanément dans la bijouterie par deux accès différents.
Le premier par l’entrée principale, comme un client ordinaire. Sa tenue élégante avait donné le change à l’agent de sécurité, la casquette et les lunettes de soleil étant de mise en ce mois de juillet.
L’autre, encagoulé, était passé par l’entrée de service, forçant une employée à lui ouvrir la porte sous la menace d’un fusil à canon scié.
Rien n’avait été laissé au hasard : ils avaient eu accès aux plans du magasin, aux horaires du personnel.
Une fois à l’intérieur, la Cagoule avait attaché l’employée dans l’arrière-boutique et avait rapidement rejoint son complice. La Casquette, dès qu’il l’avait aperçu, avait brandi le revolver qu’il gardait à la ceinture et s’était mis à hurler : « C’est un braquage, personne ne bouge ! » Puis il avait sorti un chronomètre de sa poche et l’avait enclenché.
Ils disposaient exactement de 7 minutes.

PREMIÈRE PARTIE.
Les jours qui précédèrent son anniversaire

Chapitre 1.
20 jours avant le braquage
→ Dimanche 12 juin 2022
Lundi 13 juin
Mardi 14 juin
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

C’était une maison moderne. Un grand cube, tout en verre, qui se dressait au milieu d’un jardin impeccable, avec piscine et grande terrasse. La propriété était entourée par la forêt. L’endroit était une oasis, un petit paradis secret à l’abri des regards, auquel on accédait par un chemin privé. À l’image de leur maison, ceux qui vivaient ici faisaient rêver : Arpad et Sophie Braun étaient le couple idéal et les parents comblés de deux enfants merveilleux.
Ce matin-là, Sophie ouvrit les yeux à 6 heures pile. Depuis quelque temps, elle se réveillait systématiquement à la même heure. À côté d’elle, Arpad, son mari, était plongé dans un sommeil profond. C’était dimanche, elle aurait voulu dormir encore un peu. Elle se retourna dans le lit, sans succès. Finalement, elle se leva discrètement, passa une robe de chambre et descendit à la cuisine pour se faire un café. Elle allait avoir quarante ans dans une semaine et n’avait jamais été aussi belle.
Depuis l’orée des bois, on voyait parfaitement l’intérieur du cube de verre. Un homme, qui se savait invisible dans ses vêtements de sport sombres, était accroupi derrière un tronc, les yeux rivés sur Sophie, dans sa cuisine.
Sophie, son café à la main, observait la lisière de la forêt qui marquait la fin de son jardin. C’était son rituel du matin. Elle embrassait du regard son petit royaume, sans se douter qu’on l’épiait.
À quelques kilomètres de là, au centre de Genève, une Peugeot grise aux plaques françaises roulait sur une avenue déserte. Dans le jour naissant, on ne distinguait pas son conducteur à travers le pare-brise. Le véhicule attira l’attention d’une patrouille de police. Des gyrophares bleus illuminèrent les façades des immeubles alentour. Les policiers procédèrent au contrôle de la Peugeot et de son conducteur. Tout était en ordre. L’un des policiers demanda au conducteur ce qu’il venait faire à Genève. « Une visite de famille », répondit-il. Les policiers, visiblement satisfaits, repartirent. Le conducteur se félicita de cette voiture d’occasion, achetée à très bon prix et surtout en toute légalité. C’était le meilleur moyen de passer inaperçu.
Sophie, à la fenêtre, continuait d’observer son jardin. Parfois, elle surprenait un renard qui vagabondait sur la pelouse. Il lui était même arrivé de voir un chevreuil. Elle adorait cette maison, acquise avec son mari une année auparavant. Ils vivaient jusqu’alors dans un appartement au cœur de Genève, dans le quartier de Champel. L’idée d’une maison, avec un jardin pour les enfants, leur trottait dans la tête depuis un moment. La hausse des prix de l’immobilier les avait décidés à vendre leur appartement avec une belle plus-value et à se mettre à la recherche d’une maison. Lorsqu’ils avaient visité cette villa d’architecte située dans la commune huppée de Cologny, ils n’avaient pas hésité une seconde. Ils se réveilleraient tous les matins dans ce cadre enchanteur, tout en étant à quatre kilomètres du centre de Genève où ils travaillaient tous les deux. Quelques arrêts de bus, douze minutes de voiture, quinze minutes de vélo électrique pour les bobos, il n’en fallait pas plus pour passer d’un univers à un autre.
L’homme, caché dans les taillis, observait à présent Sophie à l’aide d’une petite paire de jumelles militaires. Il scrutait son corps élancé que dévoilait sa robe de chambre courte et s’arrêta sur le haut de sa cuisse où apparaissait le tatouage d’une panthère.
Quelques dizaines de mètres derrière lui, son chien attendait patiemment, attaché à un arbre. L’animal, couché sur un tapis de feuilles, semblait habitué à cette routine qui durait depuis maintenant plusieurs semaines. Son propriétaire venait ici tous les matins. À l’aube, il s’installait là et observait Sophie à travers les baies vitrées. Les Braun dormaient les stores ouverts, et il voyait tout : il la regardait se lever, descendre dans la cuisine se faire un café et le boire à la fenêtre. Elle était tellement désirable. Il était obnubilé par elle. Obsédé.
Son café bu, Sophie monta à l’étage et rejoignit la chambre conjugale. Elle se déshabilla et se glissa nue dans le lit où son mari dormait encore.
Depuis la forêt, l’homme la regardait avec envie. La réalité se rappela bientôt à lui. Il devait filer, il devait être de retour chez lui avant que Karine et les enfants ne se réveillent.
Il détacha son chien et repartit comme il était venu : en courant. Il prit le chemin forestier, retrouva la route principale et atteignit rapidement le village de Cologny. Il rejoignit un petit bloc de maisons mitoyennes. Un groupe d’habitations identiques, une résidence bon marché pour familles de la classe moyenne, qui avait fait jaser dans cette commune chic habituée aux villas de luxe.
En franchissant la porte de chez lui, il entendit sa femme l’appeler :
— Greg ? C’est toi ?
Il trouva Karine dans le salon, en train de lire tout en buvant son thé. Les enfants dormaient encore.
— Déjà debout, ma chérie ? s’étonna-t-il, jouant faussement le détachement.
— Je t’ai entendu te lever et je n’ai pas réussi à me rendormir.
— Désolé, je ne voulais pas te réveiller. Je suis allé courir avec le chien.
Greg, qui n’avait que Sophie en tête, rejoignit sa femme sur le canapé et se colla contre elle. Mais Karine n’était visiblement pas d’humeur à ça.
— Arrête, Greg, les enfants vont se réveiller. Pour une fois que je peux bouquiner tranquille.
Greg, déconfit, monta à l’étage prendre sa douche dans la salle de bains attenante à leur chambre à coucher. Il resta un long moment sous le jet d’eau tiède. Ses escapades matinales pourraient lui coûter cher si on le découvrait. Il risquait son boulot. Karine le quitterait. Lui-même éprouvait de la honte à épier ainsi une femme chez elle. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher. C’était tout le problème.
Sa fascination pour Sophie avait commencé un mois plus tôt, au cours d’une soirée donnée chez les Braun. Depuis ce soir-là, il n’était plus le même.
*

Un mois plus tôt.
Samedi 14 mai 2022.

Greg et Karine auraient pu venir à pied, mais le temps maussade les avait incités à prendre la voiture. Depuis chez eux, le trajet dura à peine trois minutes. De leur maison, ils remontèrent la route de la Capite puis, en suivant l’indication du GPS, ils bifurquèrent sur le petit chemin privé bordé par les bois, qui menait à la maison des Braun.
— C’est fou, releva Greg en découvrant le trajet, je viens souvent courir par ici avec le chien, mais je ne savais même pas qu’il y avait une maison au bout de ce chemin.
C’était la première fois qu’ils venaient chez Sophie et Arpad. L’occasion était une fête organisée pour le quarantième anniversaire d’Arpad. À en juger par les nombreuses voitures garées le long du chemin, il y avait déjà du monde. Greg prit l’un des derniers espaces libres du replat herbeux et ils marchèrent en direction du portail laissé ouvert, dont le dessin métallique détonnait dans la végétation environnante.
Arpad et Greg avaient fait connaissance au club de football local au sein duquel leurs fils, d’âge similaire, jouaient ensemble. Les deux pères de famille faisaient partie de l’équipe des bénévoles en charge de la buvette attenante au terrain de foot qui, les jours de match, permettait de renflouer un peu la caisse du club. Ils avaient rapidement sympathisé.
Karine, elle, ne connaissait pas les Braun. Elle se sentait nerveuse. Elle était facilement mal à l’aise quand elle se trouvait en terrain inconnu. Pour se donner une contenance elle se mit à parler :
— C’est sympa qu’ils nous aient invités.
Greg acquiesça.
— Ils ont invité combien de personnes? demanda-t-elle.
— J’en sais rien.
— Arpad ne te l’a pas dit ?
— Non.
— Mais plutôt une dizaine de personnes ? Une trentaine ? À quoi est-ce que je dois m’attendre ?
— Je ne sais pas. Je ne suis pas le régisseur de la soirée.
— Arpad aurait pu le mentionner au détour d’une conversation.
— Il ne l’a pas fait.
— Vous parlez de quoi quand vous tenez la buvette du club ensemble ?
Greg haussa des épaules :
— Des enfants, de la vie, des banalités… Mais certainement pas des détails de sa fête d’anniversaire.
— En tout cas, dit Karine pour clore cette conversation qui ne menait à rien, c’est sympa qu’ils nous aient invités.
Ils continuèrent de marcher en silence. Il y avait beaucoup de silences entre eux en ce moment. Karine avait la conviction que leur déménagement à Cologny, une année auparavant, ne leur avait pas fait de bien. Jusque-là, ils avaient vécu dans un appartement de location au centre de Genève, dans le quartier des Eaux-Vives. Une rue animée, des commerces à proximité, le lac Léman tout à côté. Un appartement dans lequel ils étaient bien, certes un peu étroit pour leur famille de quatre, mais au loyer imbattable. Et puis il y avait eu ce petit héritage du côté de Greg (sa grand-mère). Depuis qu’il avait touché cet argent, Greg s’était mis à parler comme un petit-bourgeois. Il fallait investir, de préférence dans la pierre, plus sûre que les marchés boursiers. Et puis les banques prêtaient 80 % de la somme nécessaire, avec des intérêts historiquement bas. Il s’était donc mis à éplucher les annonces immobilières et il était tombé sur ce projet à Cologny : des jolies petites villas mitoyennes, à acheter sur plan. C’est vrai que les images faisaient rêver. Une maison à soi, avec un petit morceau de jardin. Une vie à la campagne, à quelques minutes de la ville. Greg affirmait qu’ils ne pouvaient pas se tromper : le marché immobilier n’avait cessé de monter depuis des décennies. Ils avaient donc franchi le pas. Tout s’était enchaîné très facilement. La banque avait prêté l’argent, ils avaient signé l’acte de vente chez le notaire. Et voilà comment, une année plus tôt, ils étaient arrivés dans la très chic commune de Cologny. Mais dès son installation, Karine ne s’était pas sentie à sa place. D’abord, elle avait trouvé que la maison était plus petite qu’elle ne l’avait imaginé : il y avait une grande différence entre les pièces qu’elle s’était représentées sur les plans et la réalité. Elle s’y sentait un peu à l’étroit, alors que la surface était nettement plus grande que celle de leur ancien logement. Elle avait fini par comprendre que son malaise tenait surtout à son nouvel environnement. Car dans cette opulente banlieue de Genève, la plupart des habitants affichaient un succès financier et social insolent : avocats, banquiers, chirurgiens, hommes d’affaires, grands patrons. Les voitures et les villas en disaient long sur la réussite de leurs propriétaires. Karine se demandait sans cesse ce qu’elle et Greg fabriquaient ici, elle vendeuse dans un magasin de mode, et lui fonctionnaire. Son sentiment s’était accentué lorsqu’au détour des conversations elle s’était rendu compte que, parmi les propriétés pour millionnaires, la résidence pour classe moyenne dans laquelle elle et sa famille s’étaient installées faisait tache. Elle avait même découvert, horrifiée, que les habitants de Cologny surnommaient cette petite grappe de maisons la verrue et que le conseil municipal avait été jusqu’à tenir une séance spéciale et approuvé un arrêté pour empêcher à l’avenir toute construction de ce genre.
Tous les jours, après avoir déposé les enfants à l’école, située à quelques minutes à pied, Karine sautait dans le bus A, qui reliait la campagne au centre-ville. En chemin, le bus traversait son ancien quartier des Eaux-Vives. Elle éprouvait alors une pointe de nostalgie. Elle descendait du bus au rond-point de Rive pour rejoindre la rue du Rhône où se trouvait la boutique qui l’employait. Se fondant dans la foule, elle se sentait apaisée.
Greg et Karine franchirent enfin le portail et découvrirent l’intérieur de la propriété. Une cour pavée donnait sur un garage vitré à l’intérieur duquel on pouvait voir deux Porsche. Juste derrière, la maison, toute en verre et au design moderne.
— Ils ne s’emmerdent pas ! siffla Karine. Qu’est-ce qu’ils font déjà dans la vie ?
— Arpad travaille dans une banque, Sophie est avocate.
Ils se présentèrent devant la porte et Greg sonna. Au travers des baies vitrées, ils pouvaient voir la fête battre son plein. Des quadragénaires au look BCBG s’agitaient gentiment sur de la musique du moment, une coupe de champagne à la main.
Karine observa son reflet dans une vitre : elle était classe et élégante, habillée comme toujours avec goût. Pourtant, elle ne se trouvait pas à la hauteur de la soirée. En ce moment, rien n’allait plus. Elle avait quarante-deux ans et le sentiment que sa jeunesse était derrière elle. Son miroir le lui répétait chaque matin.
Puis la porte s’ouvrit et, aussitôt, tant Greg que Karine furent frappés par un électrochoc en découvrant devant eux ce couple extraordinaire venu les accueillir : Sophie et Arpad. Ils représentaient tout ce qu’ils n’étaient plus : amoureux, souriants, rieurs, bras dessus bras dessous. Un duo. Des alliés.
Arpad, splendide, chic et décontracté en même temps, vêtu d’un pantalon italien parfaitement coupé et d’une chemise à la blancheur éclatante, dont les derniers boutons, restés ouverts, laissaient deviner un torse musclé.
Sophie, elle, portait une robe noire divine, courte sur les cuisses, sexy en diable, qui sculptait sa poitrine ferme, tout en révélant ses jambes magnifiques qu’allongeaient davantage ses escarpins Saint-Laurent.
Voir Sophie et Arpad, ce soir-là, c’était recevoir la foudre.
Karine et Greg furent accueillis chacun par une accolade joyeuse suivie d’embrassades, avant d’être entraînés à l’intérieur de la maison et présentés aux autres invités. Arpad leur servit du champagne, puis Sophie attrapa Karine par la main pour aller la présenter à ses amies. Karine, soulagée et soudain parfaitement à l’aise, but d’un trait sa coupe. Sophie la lui remplit aussitôt. Elles trinquèrent ensemble.
Karine était sous le charme. Quelques minutes plus tôt, devant la porte d’entrée, elle condamnait d’avance Sophie et Arpad pour le crime de leur maison, de leurs voitures, de leurs existences. Elle avait été trompée par les apparences. Elle les avait imaginés hautains, cassants, puants. Ils étaient tout le contraire. Ils dégageaient une chaleur et une douceur sans pareilles.
Ce soir-là, pour la première fois depuis qu’elle était arrivée à Cologny, Karine fut véritablement heureuse. Elle dansa, elle s’amusa, elle se trouva belle. Elle se sentit à sa place. L’espace d’une soirée, elle s’aima à nouveau.
Mais cette rencontre était en réalité une collision. Un choc frontal. Un accident dont personne n’avait saisi l’ampleur. Sauf Greg, et pour cause. Depuis qu’il était entré dans cette maison, il ne pouvait plus détacher son regard de Sophie. Il était électrisé. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il la voyait, mais il la découvrait sous un jour nouveau. Au bord du terrain de football ou à la boulangerie du village, il n’avait pas pris la mesure de sa beauté, de cette animalité qui se dégageait d’elle.
Tandis que Karine s’amusait et enchaînait les coupes de champagne, Greg, parfaitement sobre, passa la soirée à épier Sophie. Tout ce qu’elle faisait le fascinait : sa façon de parler, de sourire, de danser, de toucher l’épaule de son interlocuteur. Aux alentours de minuit, lorsque ce fut le moment du gâteau, il la regarda regarder Arpad et il aurait voulu être lui. Elle s’accrocha à son cou, l’embrassa longuement et l’aida à couper les premières parts. Puis, devant tout le monde, elle lui apporta un paquet-cadeau. Arpad sembla surpris, il le fut encore plus lorsqu’il découvrit, sous l’emballage, un coffret Rolex. Il l’ouvrit et en sortit une montre en or. Elle la lui enfila autour du poignet. Il regarda la montre, totalement stupéfait. Puis il murmura quelque chose à l’oreille de sa femme et l’embrassa encore. Leur complicité faisait rêver.
Vers une heure du matin, alors que la fête était à son apogée, Greg ne vit plus Sophie dans la petite foule des convives. Il se mit aussitôt en chasse et la débusqua dans la cuisine, où elle mettait des verres dans le lave-vaisselle. Il voulut l’aider, mais dans un geste maladroit il heurta un verre qui se brisa sur le sol. Il se précipita pour ramasser les morceaux épars, et comme elle s’accroupissait à côté de lui pour faire de même, sa robe remonta et dévoila, sur sa cuisse, un tatouage de panthère. Greg était complètement envoûté. Pire : il venait de tomber amoureux.
— Je suis vraiment désolé, lui dit-il. Je voulais aider et voilà le résultat…
— Il n’y a pas de mal, le rassura-t-elle en souriant.
*
Sous la douche, un mois après cette soirée d’anniversaire, Greg repensait à ce que Sophie lui avait dit : « Il n’y a pas de mal… », mais le mal était en lui. Le lendemain de la fête, en se promenant dans la forêt avec Sandy, leur golden retriever, il avait découvert qu’il pouvait rejoindre la propriété des Braun en passant par les bois. De là, on avait une vue imprenable sur l’intérieur du cube de verre. Greg n’avait pas pu s’empêcher d’observer la famille Braun installée dans son salon. Il était revenu le lendemain à l’aube, à la faveur de son jogging avec le chien. Il avait vu Sophie debout à la fenêtre. Depuis, il revenait tous les matins.
Sa douche terminée, Greg s’habilla et descendit à la cuisine. Entre-temps, ses enfants s’étaient levés et prenaient leur petit-déjeuner. Il les embrassa, s’installa à table et s’efforça, comme tous les matins depuis un mois, de se convaincre que tout irait bien et que sa place était ici, avec eux.
Mais dans exactement vingt jours sa vie allait basculer.

Samedi 2 juillet 2022.
Le jour du braquage.
9 heures 31
La Cagoule repoussa le vendeur et le directeur du magasin dans l’arrière-boutique. La Casquette força l’agent de sécurité à verrouiller la porte du magasin avant de l’entraîner à son tour à l’abri des regards. Si quelqu’un passait devant la vitrine, il ne verrait qu’un magasin vide.
Encore 6 minutes.

Chapitre 2.
19 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
→ Lundi 13 juin 2022
Mardi 14 juin
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

7 heures 30, à la Maison de verre.
Tandis que Sophie achevait de se préparer à l’étage, Arpad, aux fourneaux, confectionnait une pile de pancakes sous le regard amusé de ses deux enfants, installés au comptoir de la cuisine. Visiblement de très bonne humeur, il leur servait l’un des numéros dont il avait le secret, envoyant les crêpes voler en l’air, d’une poêle à l’autre, les rattrapant tout en faisant des grimaces qui déclenchaient l’hilarité de sa progéniture.
— En général, on mange des pancakes seulement le week-end, fit remarquer Isaak, du haut de ses presque sept ans. Il y a une occasion spéciale ?
— C’est la fête ! s’enthousiasma Léa, quatre ans.
— La vie est une fête, fit remarquer Arpad.
Sophie apparut dans la cuisine.
— Votre père a raison, dit-elle. La vie est une fête. Ne l’oubliez jamais.
Elle embrassa ses enfants puis enlaça son mari qui lui tendait une tasse de café. Blottie contre lui, elle contemplait avec bonheur son petit monde.
— Si la vie est une fête, pourquoi faut-il aller à l’école ? interrogea Isaak.
— Nous avons un philosophe parmi nous, s’amusa Arpad.
— Ça veut dire quoi un phisolophe ? demanda Isaak.
— Tu le sauras si tu continues d’aller à l’école, répliqua Sophie.
— Qui nous emmène à l’école ? s’enquit Léa.
— Je peux les emmener, proposa Arpad à Sophie.
Arpad était en tenue de sport, visiblement pas du tout prêt à rejoindre la banque.
— Tu as perdu ton travail ? demanda Sophie avec humour.
Il éclata de rire :
— Je devais prendre le petit-déjeuner avec un client anglais qui a raté son vol hier soir. Je vais en profiter pour faire un footing et arriver un peu plus tard.
Sophie regarda l’heure.
— Je veux bien que tu déposes les enfants. Ce matin j’ai une réunion importante que je dois encore préparer.
Elle déposa sa tasse fumante sur le comptoir, puis embrassa tendrement chacun des siens. Elle emprunta le couloir vitré qui menait directement au garage, monta à bord de sa voiture et quitta son petit paradis.
Quelques minutes plus tard, elle passait devant l’école primaire de Cologny. Il était tôt et les lieux étaient déserts. Elle ralentit à la hauteur de l’arrêt de bus à la recherche de la silhouette de Karine. Grâce à l’anniversaire d’Arpad, non seulement les deux femmes avaient sympathisé, mais elles avaient découvert qu’elles travaillaient à proximité l’une de l’autre, rue du Rhône. La boutique de mode se situait à quelques dizaines de mètres de l’immeuble qui abritait le cabinet d’avocat de Sophie. Depuis la fête, celle-ci embarquait Karine dans sa voiture chaque fois qu’elle la repérait à l’arrêt de bus. Ce moment de covoiturage offrait aux deux nouvelles amies l’occasion d’un plaisir partagé. Sophie s’en rendit compte lorsque, ce matin-là, n’apercevant pas Karine, elle éprouva une pointe de déception. Elle aimait sa compagnie. C’était une femme directe, sans fard et sans calcul. Ses anecdotes savoureuses transformaient le trajet jusqu’au centre-ville en un moment sympathique.
Sophie garait sa voiture dans le parking souterrain du Mont-Blanc, où elle louait une place à l’année. Les deux femmes en ressortaient par les escalators qui donnaient sur le quai du Général-Guisan, face au lac Léman et aux nuées de mouettes et de cygnes blancs que nourrissaient des passants. Elles faisaient encore quelques pas ensemble et se quittaient sur la rue du Rhône.
Ce matin-là, au moment où Sophie se garait dans le parking du Mont-Blanc, à Cologny, dans la cuisine de la Verrue, Karine faisait une scène à Greg, sous le regard des garçons qui avalaient leurs céréales. Le motif de la dispute était les nouveaux horaires des joggings de Greg : jusqu’alors, il ne courait qu’occasionnellement le matin, et quand c’était le cas, il partait dès potron-minet et revenait à temps pour être prêt avant le réveil des enfants. Or, depuis un mois, non seulement il courait tous les matins sans exception, mais surtout il avait décalé le moment de sa course, si bien que Karine se retrouvait systématiquement seule avec les deux enfants et finissait immanquablement par arriver en retard au travail.
— Tu vas courir trop tard ! reprocha-t-elle à son mari.
— Je suis parti à 5 heures 45 ce matin ! se défendit Greg.
— Et le temps que Monsieur se douche, se prépare et vienne prendre tranquillement son petit-déjeuner, moi je dois gérer tout le reste ! Pourquoi tu as changé d’horaire ? Quand tu partais courir à 5 heures, ça fonctionnait très bien. Et tu disais que tu aimais ça, sortir tôt.
— C’était trop tôt, je suis crevé. J’ai le droit de dormir un peu !
— Et moi, j’ai le droit d’avoir un peu d’aide !
— Il faut bien que quelqu’un promène le chien, objecta Greg.
Sandy, le chien, était arrivé avec l’inauguration de la maison : très mauvaise idée. Le minuscule jardin de la Verrue ne lui offrait pas l’espace suffisant pour se dépenser.
— Sandy n’a pas besoin de courir dans les bois pendant une heure !
— Mais moi, j’ai besoin de m’aérer le matin, avant toute la pression du boulot.
— Eh bien, aère-toi le soir, quand tu ne mets pas tout le monde en retard ! Je vais encore arriver à la bourre à la boutique. Tu veux que je me fasse virer ?
Greg s’efforça de calmer le jeu :
— File, dit-il. Je m’occupe des enfants. Je peux arriver un peu plus tard au boulot.
Karine embrassa ses garçons, ignora délibérément les lèvres de son mari, et s’en alla.
L’air frais lui fit du bien. Elle marcha d’un pas pressé jusqu’à l’école et rejoignit l’arrêt de bus, espérant voir arriver Sophie. Elle aimait son côté facile et décontracté. Elle admirait l’aisance avec laquelle Sophie glissait sur la vie, alors qu’elle-même avait l’impression de trébucher sur chaque obstacle. Et ce n’était pas une question d’argent, mais de personnalité.
La voiture de Sophie n’était toujours pas en vue quand le bus arriva. Karine monta à bord. Elle prit place à l’arrière et sortit de son sac un petit paquet, une babiole achetée la veille à l’intention de Sophie. Elle défit le papier d’emballage et dévoila un gobelet isotherme pour le café, idéal pour les trajets en voiture. Sophie disait qu’elle n’avait jamais le temps de finir son café avant de quitter la maison. Karine se trouva soudain un peu ridicule, assise dans son bus, son cadeau à la main. Elle manquait terriblement de confiance en elle.
Peu après le passage du bus, Arpad, toujours en tenue de sport, déposa Léa et Isaak à l’école de Cologny. Au moment de s’élancer pour son jogging, il tomba sur Greg, qui venait lui aussi d’accompagner ses enfants en classe.
— Tu as le temps pour un café ? proposa Arpad.
Greg jeta un regard à sa montre pour mesurer son retard, puis décréta, dans un sourire malicieux :
— Allez, avec plaisir. Au point où j’en suis… Mais je ne veux pas empiéter sur ta course à pied…
— J’irai en fin de journée.
— Ta femme te laisse courir quand tu veux ?
— Oui, pourquoi ?
— Pour rien.
Les deux hommes s’installèrent au tea-room tout proche et commandèrent deux expressos. Greg se sentit soudain particulièrement bien. C’était lié à la présence d’Arpad, à sa décontraction, à sa faculté déconcertante de planifier un jogging en matinée de semaine pour finalement s’installer devant un café. Le quotidien de Greg était, lui, tout en rigueur et contraintes. Entre les enfants et le boulot, il avait l’impression de n’avoir le temps pour rien. Et quand il pouvait prendre quelques jours de congé pour récupérer des heures supplémentaires, Karine s’arrangeait pour l’envoyer faire des courses, lui demandait de réparer un meuble ou d’emmener Sandy chez le vétérinaire.
Arpad, entre deux gorgées de café, parlait à Greg mais celui-ci ne l’écoutait pas, trop occupé à l’observer. En dépit des apparences, Arpad et Greg se ressemblaient. Tous les deux étaient de bons pères de famille, des maris attentifs. Mais pour Greg, il était évident qu’Arpad avait quelque chose en plus. Une forme de supériorité naturelle. Il l’enviait pour cela. Il l’enviait surtout pour Sophie.
— Tu en penses quoi ? interrogea Arpad, ramenant Greg à la conversation.
Greg n’avait aucune idée de ce dont parlait Arpad. Il répondit :
— Qu’il me faudrait être un peu plus comme toi.
Arpad rit :
— C’est-à-dire ?
— Une vie avec des horaires plus flexibles, mieux payé, tout ça quoi !
— T’inquiète pas, j’ai aussi mon lot d’emmerdes, nuança Arpad. Crois-moi, à la banque l’essentiel de mes clients sont des enquiquineurs, jamais contents. Ils te demandent de faire des investissements pour eux, tu endosses toutes les responsabilités. Quand ça se passe bien, c’est normal à leurs yeux. Et quand les marchés sont chahutés, c’est de ta faute.
— Je ne parlais pas seulement du boulot. La famille aussi…
— Tout n’est pas toujours rose non plus. Qui dit enfants, dit soucis. Et il m’arrive de me prendre la tête avec Sophie.
Tu parles, songea Greg, je sais comment elle te réveille le matin.
Arpad poursuivit :
— D’ailleurs Sophie va avoir quarante ans dans exactement une semaine, et je ne lui ai pas encore trouvé son cadeau. Toute suggestion est la bienvenue.
Greg, désignant au poignet d’Arpad la Rolex en or offerte par Sophie, lui dit :
— Il faudra faire aussi bien que ça.
Arpad ne répondit rien.
— Vous allez organiser une fête chez vous ? reprit Greg.
— J’en sais rien. Sophie prétend qu’elle ne veut pas en faire une montagne. On va passer le week-end chez ses parents à Saint-Tropez pour le fêter en famille. On verra pour le reste.
Greg, ayant constaté l’heure au cadran de la Rolex, se leva.
— Faut que je file, dit-il.
— Moi aussi. Vas-y, les cafés sont pour moi.
Arpad paya l’addition, puis s’imposa malgré tout un jogging. Il rentra ensuite à la Maison de verre, prit une douche, revêtit un costume parfaitement coupé, et quitta son domicile à bord de sa Porsche. Cela faisait un moment qu’Arpad se creusait la tête à propos des quarante ans de Sophie : il voulait marquer le coup avec un cadeau unique, original, dont le symbole dépasserait la valeur pécuniaire. Mais depuis cette foutue Rolex, il se demandait s’il ne devait pas offrir à Sophie un bijou malgré tout ? Tracassé, il décida de faire un détour rapide par la rue du Rhône, l’artère de Genève qui concentrait toutes les bijouteries et les marques de luxe : un coup d’œil aux vitrines l’inspirerait peut-être. Il laissa sa voiture à la hauteur de la place Longemalle et remonta la rue du Rhône à pied, espérant ne pas tomber sur Sophie. Il passa rapidement les magasins de montres, puis ralentit devant les devantures des joailliers. Un bracelet ? Un pendentif ? Il n’était pas convaincu. Dans la vitrine de la boutique Cartier, il vit une bague en forme de tête de panthère, sculptée dans de l’or, sertie de diamants et dont les yeux étaient deux petites émeraudes. Arpad resta subjugué par la beauté et la perfection de l’objet. La panthère, c’était elle. Il entra aussitôt dans le magasin. Il ne pouvait pas, en cet instant, imaginer les conséquences de sa trouvaille.
À la fin de cette journée, lorsque Sophie quitta l’immeuble qui abritait ses bureaux, elle ne remarqua pas l’homme qui la guettait depuis plusieurs heures. C’était le conducteur, arrivé la veille au volant de la Peugeot grise d’occasion aux plaques françaises. Elle rejoignit d’un pas pressé le parking du Mont-Blanc pour y récupérer sa voiture. L’homme la suivit discrètement, en prédateur.
La chasse pouvait commencer.

Samedi 2 juillet 2022.
Le jour du braquage.
9 heures 33

C’était un ballet parfaitement orchestré.
La Cagoule tenait en respect les otages du bout de son fusil à canon scié, tandis que la Casquette passait des colliers de serrage en plastique autour des poignets et des jambes du vigile et du vendeur. Le seul à ne pas être saucissonné était le directeur du magasin. Les braqueurs savaient exactement ce qu’ils faisaient.
La Casquette l’entraîna avec lui et l’emmena jusqu’au coffre principal, tandis que la Cagoule surveillait les deux otages dans la pièce.
Il restait encore 4 minutes.

Chapitre 3.
18 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
Lundi 13 juin
→ Mardi 14 juin 2022
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

19 heures 30, à Cologny.
À son arrêt du centre du village, le bus déposa une habituée : Karine. Elle marcha en direction de la Verrue, d’un pas fatigué. La journée avait été longue, passée debout la plupart du temps, à présenter des vêtements à ses clients, ou accroupie pour les aider à enfiler des chaussures. Ses pieds, son dos et son crâne lui faisaient mal. Pour couronner le tout, le trajet du retour avait été particulièrement désagréable : le bus était bondé et elle s’était retrouvée écrasée au milieu des autres voyageurs, ballottée au gré des coups de frein et d’accélérateur. À l’époque de leur ancien appartement, elle pouvait rentrer à pied chez elle. Quinze minutes de marche en longeant les rives du lac Léman. Toujours un moment agréable, quelle que soit la météo. Mais ce satané bus… Sophie lui avait bien proposé de la ramener en fin de journée, mais elle finissait toujours trop tard, la boutique fermant ses portes à 19 heures.
En arrivant à la Verrue, Karine constata que la voiture de Greg n’était pas encore là : il avait dû faire des heures supplémentaires. Pour changer… Cela signifiait que le dîner n’était pas prêt. Elle eut un instant de découragement devant la porte de sa maison. Puis elle entra. Dans le petit salon en désordre, ses deux garçons hurlaient et s’écharpaient, sous l’œil impuissant de Natalia, la nounou.
Natalia, vingt ans, passait l’essentiel de son temps à se prendre en photo. Elle ne rangeait pas, ne nettoyait pas, ne faisait pas à manger (je suis là pour m’occuper des enfants) mais, comme disait Greg : « Elle est de confiance, c’est le plus important. » Surtout, elle acceptait un salaire horaire incroyablement bas qui contentait tout le monde : Karine et Greg pouvaient se le permettre et Natalia était payée pour jouer sur son téléphone pendant que les enfants tournaient en rond jusqu’au retour de leurs parents.
Karine libéra Natalia, envoya les garçons à la douche et entreprit de cuisiner. Après avoir inspecté le frigo, elle renonça à tout épluchage, nettoyage, découpage et opta pour des lasagnes surgelées. Il y avait une bouteille de vin ouverte, elle s’en servit un verre. Il n’était plus très bon, mais tant pis. Pendant que le four préchauffait, elle vida l’évier de son lot de vaisselle sale (merci, Natalia). Puis elle nettoya le gobelet isotherme qu’elle avait acheté pour Sophie et qu’elle avait finalement utilisé, elle. Son téléphone portable sonna : c’était précisément Sophie. Karine décrocha avec empressement.
— Je t’ai ratée ce matin à l’arrêt de bus, regretta Sophie.
— Je suis de nouveau partie à la bourre, soupira Karine. Les enfants et tout ça. Greg et sa foutue course à pied…
Karine perçut de la musique en arrière-fond, elle imagina Sophie à un concert. Peut-être à l’Opéra. Elle demanda :
— Je te dérange ?
— Non pas du tout, c’est d’ailleurs moi qui t’appelle, fit remarquer Sophie.
— C’est parce que j’entends de la musique classique derrière toi, je me disais que…
— C’est Arpad qui nous inflige ça, expliqua Sophie en lançant un clin d’œil amusé à son mari affairé à ses casseroles.
Elle dégustait un verre de vin, lovée dans le canapé du salon. Arpad, depuis le comptoir de la cuisine, rappela à l’attention de sa femme et de son interlocutrice : Celui qui fait le dîner choisit la musique !
— Ton mari cuisine ? demanda Karine.
— Il dit que ça le détend.
— L’homme parfait, décréta Karine.
Tout en parlant, elle contemplait son intérieur en désordre et ses lasagnes industrielles. Ses garçons déboulèrent de l’étage en hurlant de plus belle. Elle n’était qu’à l’autre bout du fil, mais elle se sentait dans un autre monde.
— Il faut que je te laisse, dit Karine à Sophie, j’ai deux enfants à moitié nus et affamés dans mon salon.
— Je connais ça, dit Sophie en souriant.
— J’en doute, répondit Karine. Toi, tu as un orchestre symphonique dans ton salon, moi j’ai un zoo.
Sophie éclata de rire :
— Je te prends demain matin ? demanda-t-elle.
— Si je suis prête à temps…
— Je te prends chez toi. Je klaxonne quand je suis là, et tu n’as qu’à laisser Greg se débrouiller. À demain, ma belle.
Sophie l’avait appelée ma belle. Personne ne lui avait dit ça depuis bien longtemps. Karine s’empara du gobelet isotherme et décida de l’emballer à nouveau. Elle avait bu dedans, mais elle pouvait le lui offrir quand même, non ?
Ce soir-là, à la Maison de verre, la famille Braun dîna du repas préparé par Arpad. Puis Léa et Isaak partirent se coucher et ce fut le rituel du soir : les enfants et Sophie se serrèrent dans le lit d’Isaak, et Arpad leur lut théâtralement quelques chapitres du livre qu’ils avaient commencé quelques soirs auparavant. La lecture du soir était toujours un moment de grande connivence familiale. Arpad ne se lassait jamais de voir sa petite troupe suspendue à ses lèvres. Et plus son auditoire était pris dans l’histoire, plus il redoublait d’efforts et d’effets dans sa narration. Le temps pouvait s’arrêter.
Ce soir-là, à la Verrue, la famille Liégean dîna tardivement des lasagnes qui avaient trop cuit. Puis, au moment où les enfants étaient enfin sur le point de se coucher, l’aîné avoua en pleurant qu’il n’avait pas fait ses devoirs et qu’il aurait des ennuis en classe. Greg dut l’aider pour ses maths. Il y eut des agacements, des cris et les devoirs furent finalement faits par Greg lui-même. Après cet épisode, les enfants étaient très agités et leur père dut déployer des trésors de patience pour les mettre au lit. Lorsqu’ils furent enfin endormis, Greg rejoignit Karine dans la cuisine. Elle terminait la vaisselle. Le silence froid qui régnait dans la pièce était l’indice de la mauvaise humeur ambiante. Greg s’efforça de lancer la conversation :
— Tout le monde dort enfin. Natalia aurait quand même pu contrôler les devoirs.
— Je te laisserai le lui dire, répondit Karine d’un ton sarcastique. La dernière fois que je lui ai fait une remarque, elle s’est vexée.
— Il faudrait quand même vérifier les devoirs avant le dîner, suggéra Greg.
— Est-ce que le il faudrait s’adresse à moi ? demanda Karine, qui contenait difficilement son agacement. Il faudrait peut-être aussi que tu ne rentres pas aussi tard à la maison, non ?
— Je t’ai envoyé un message…
— Si tu crois que je vois mes messages avec les garçons qui crient autour de moi. Je n’ai même pas le temps d’aller aux toilettes !
— Je suis désolé, dit Greg qui voulait à tout prix éviter une nouvelle dispute. La prochaine fois j’appellerai. Je devais absolument terminer des rapports. Tout est devenu tellement bureaucratique, c’est fatigant. Comme si on n’avait pas déjà assez de paperasse. Le prochain que j’entends dire que les fonctionnaires ne fichent rien, je lui en colle une !
Karine, qui voulait elle aussi désamorcer la tension, acquiesça pour montrer de l’intérêt à ces propos insipides. Elle s’en fichait de ces histoires de paperasse et de ces intrigues de bureau. Elle voulait un peu plus de rêve dans sa vie. Au fond, elle ne pouvait pas le dire à son mari, mais elle voulait une vie comme celle d’Arpad et Sophie. La vaisselle terminée, Greg s’installa au salon devant la télévision.
— Je vais vite prendre une douche, dit Karine. On peut continuer notre série ensuite.
Mais lorsque Karine réapparut dans le salon, en robe de chambre, Greg avait déserté le canapé. Il était sur le pas de la porte, en train d’enfiler son manteau, la laisse du chien à la main.
— Tu vas où ? s’étonna-t-elle.
— Promener Sandy.
— À cette heure-ci ? Il peut parfaitement aller faire pipi dans le jardin.
— Est-ce que quelqu’un a promené Sandy depuis ce matin ? demanda Greg en connaissant déjà la réponse.
— Non, concéda Karine.
— Alors il faut bien que quelqu’un s’y colle. Si je ne le promène pas, personne ne le fera.
— C’est un reproche ? s’agaça Karine.
— Non. Un simple constat.
— C’est toi qui voulais un chien, rappela-t-elle.
— Ce sont les enfants qui voulaient un chien, nuança Greg.
— Les enfants veulent aussi un poney. Est-ce que cela veut dire que nous aurons bientôt un poney dans notre salon ?
Greg haussa les épaules. Inutile d’ergoter. Il siffla Sandy et disparut avec lui dans la nuit.
Il avait quitté la maison en pensant ne faire que le tour du pâté de maisons. Mais un pas en entraînant un autre, il se retrouva sur la route de la Capite et continua jusqu’au chemin privé qui menait à la Maison de verre. C’était plus fort que lui. Il pénétra dans la forêt et se faufila entre les rangées d’arbres, comme il l’avait déjà fait le matin même. Arrivé à proximité de la lisière, Greg enroula la laisse de Sandy autour d’un tronc : le chien, familier de la manœuvre, se coucha placidement sur un tapis de feuilles mortes. Greg disparut dans les taillis, guidé par les lumières de la maison. Il se tapit dans les branchages pour observer l’intérieur du grand cube dont les baies vitrées offraient une impressionnante vue de coupe. Et quel spectacle il découvrit dans le salon ! Sophie, nue sur le canapé, s’offrait à son mari, qui, derrière elle, imprimait en elle son mouvement.
Greg les dévorait du regard. Après la scène du salon, il les épia jusque dans leur chambre. Il les devina prenant une douche, puis il les vit se promener nus dans la pièce, aller et venir avec leur brosse à dents dans la bouche, avant de se blottir dans le lit l’un contre l’autre. Ils lurent pendant un moment. Lorsque la lumière s’éteignit, Greg rentra chez lui et se glissa dans le lit conjugal aux côtés de Karine qui dormait déjà.
À la Maison de verre, une fois que Sophie fut endormie, Arpad se releva et descendit à la cuisine. Il était incapable de fermer l’œil. Il ruminait. Il attrapa son téléphone portable et fit défiler sur l’écran les photos qu’il avait prises le matin même à la boutique Cartier. Il contempla longuement cette bague en forme de tête de panthère. Pour l’enfiler, on glissait le doigt à travers la gueule de l’animal. C’était un travail d’orfèvrerie extraordinaire. Il était convaincu que cette panthère représentait le cadeau d’anniversaire parfait pour Sophie. Mais, au vu du prix astronomique du bijou, il avait eu une hésitation et avait dit au vendeur qu’il reviendrait.
Il était tourmenté. Il savait qu’il devait renoncer à ce bijou.
Il était temps de tout avouer à Sophie. De cesser cette mascarade.
Mais il ne pouvait pas lui faire ça à une semaine de son anniversaire.

15 ans plus tôt.
Septembre 2007.
Saint-Tropez

Il ne reviendrait plus jamais à Saint-Tropez.
Cet endroit qu’il avait tant aimé, il le quittait pour toujours. Il ne pouvait plus rester ici, c’était trop risqué.
En quelques heures, Arpad venait de tirer un trait sur une partie de sa vie. Il allait disparaître vite et bien, sans laisser de traces.
Il avait commencé par son appartement. À la petite vieille qui lui louait un meublé au-dessus de chez elle, il avait fait valoir un « impératif familial ». Elle n’avait pas posé de questions et s’était surtout empressée d’accepter les deux mois de loyer qu’il lui avait apportés dans une enveloppe en guise de préavis. Puis il avait vidé les lieux et entassé tout ce qu’il possédait dans sa petite voiture.
Il s’était ensuite rendu au Béatrice, l’un des hauts lieux de la nuit tropézienne, où il travaillait depuis une année. Il supervisait toute la partie bar et accueil de ce restaurant branché qui se métamorphosait en club au fil de la soirée. Au gérant de l’établissement, il raconta qu’il venait de décrocher un emploi dans la finance : une offre qu’on ne pouvait pas refuser. Le gérant avait été très compréhensif. « Arpad, tu n’as pas à t’excuser. Tu as été à l’université pendant cinq ans. Je n’avais encore jamais vu un responsable du bar diplômé en économie. Tant mieux pour toi. Mais j’aurais aimé que tu me dises que tu cherchais un job en parallèle, que je puisse commencer à recruter un remplaçant. »
Au Béatrice, il espéra voir Sophie, mais elle n’était pas encore là. Comme il ne parvenait pas à la joindre par téléphone, il arpenta les rues de Saint-Tropez à sa recherche. En vain. Tant mieux, au fond : elle n’aurait avalé aucun de ses mensonges. Il devrait peut-être renoncer à elle pour la protéger.
Son dernier arrêt dans la région fut dans une station-service où il fit le plein. Pendant qu’il remplissait le réservoir d’essence, il copia dans un calepin deux numéros : celui de Sophie et celui de Patrick Müller, un banquier suisse, rencontré au Béatrice, qui pourrait certainement lui être utile. Lorsque ce fut fait, il détruisit sa carte SIM et se débarrassa de son téléphone en l’abandonnant dans une poubelle. On ne le retrouverait plus.
Il rejoignit ensuite l’autoroute. Direction nord.
Il ne reviendrait plus.
C’est ce qu’il croyait.

Chapitre 4.
17 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
Lundi 13 juin
Mardi 14 juin
→ Mercredi 15 juin 2022
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

5 heures 45 du matin, à Cologny.
La campagne était encore plongée dans l’obscurité. Greg courait à un bon rythme sur la route de campagne, son chien filait à côté de lui. Les deux silhouettes, qui venaient de quitter la Verrue, rejoignirent rapidement la forêt. Greg s’arrêta au milieu des bois, attacha Sandy à un arbre et alla s’installer dans les taillis pour observer la Maison de verre. Tout était encore éteint.
Greg s’assit par terre et sortit de son sac à dos un thermos de café. Il se servit une tasse et attendit le début du spectacle. Une lumière s’alluma soudain dans la cuisine. Sophie y apparut et se fit un café. Greg rangea sa gourde et s’empara de ses jumelles. Il nota qu’elle était de plus en plus matinale.
Sophie se posta devant la baie vitrée, sa tasse à la main. Elle était vêtue d’un t-shirt et d’un short. Greg admira ses jambes, les examinant longuement au travers de ses jumelles. Il remonta lentement le tracé de ses chevilles, ses mollets, ses genoux puis ses cuisses, et s’arrêta sur le tatouage de panthère. Une sonnerie retentit dans sa poche, brisant le silence tranquille des bois. C’était son téléphone. Merde ! pesta Greg. Il s’empara de l’appareil et comprit, au numéro qui s’affichait sur l’écran, que c’était le boulot. Il décrocha – il n’avait pas le choix – et s’adressa à son interlocuteur en chuchotant, comme il l’aurait fait si sa femme dormait à côté de lui.
Il faisait encore sombre dehors, aussi le regard de Sophie fut-il immédiatement attiré par un bref faisceau de lumière à l’orée de la forêt. Cela n’avait duré qu’un instant, mais elle avait parfaitement identifié une lueur artificielle. Elle ouvrit la porte-fenêtre et crut percevoir une voix d’homme. Son cœur bondit dans sa poitrine : il y avait quelqu’un dans la forêt, juste là. Elle poussa un cri et alluma toutes les lumières.
Greg comprit qu’il avait été repéré. Il détala jusqu’à son chien pour le détacher, mais la laisse, au gré des mouvements de l’animal, s’était enroulée en un nœud que Greg n’arrivait plus à défaire. Il commença à paniquer. Il pouvait entendre Sophie qui appelait Arpad à la rescousse. La lumière de la chambre s’alluma.
Greg s’acharnait sur la laisse. Plus il tirait, plus le nœud se serrait. Cet imbécile de chien ! Il n’avait pas de couteau, impossible de couper l’épaisse lanière de cuir. Il se retourna vers la Maison de verre et aperçut Arpad qui déboulait de la cuisine dans le jardin en hurlant Qui est là ?
Le nœud de la laisse résistait toujours. Greg était en proie à la panique. Il voyait la lumière d’une lampe de poche approcher dangereusement et entendait les cris d’Arpad, qui devait être aussi effrayé que lui. Encore quelques mètres et il serait pris. Ne pouvant faire autrement, il décrocha la laisse du collier de son chien et détala à toute allure, entraînant l’animal avec lui et laissant la lanière autour de l’arbre. Arpad arriva à l’orée des bois et balaya les troncs du faisceau de sa lampe. Il vit une ombre s’enfuir. Stop ! s’écria-t-il, le cœur dopé par l’adrénaline. Arrêtez-vous !
Greg courait aussi vite qu’il pouvait. La peur lui donnait des ailes. Son chien avait de la peine à le suivre. Sur la route, il accéléra encore la cadence et prit la direction de la Verrue.
Arpad avait renoncé à poursuivre la silhouette. Il retourna à la maison et appela la police.
Greg, de retour chez lui, abandonna le chien au rez-de-chaussée et se précipita dans la chambre pour prévenir Karine. Le bureau m’a appelé, je dois partir tout de suite. Elle dormait encore, mais la phrase de Greg la fit se dresser immédiatement dans son lit. Sois prudent, lui dit-elle d’une voix douce. Appelle-moi quand ce sera terminé. Il acquiesça et quitta la maison en tenue de sport. Comme le voulait le protocole, il fallait, en cas d’appel urgent, rejoindre le quartier général le plus vite possible. Il sauta à bord de son Audi de fonction garée devant la maison et démarra en trombe. En pleine accélération, tenant le volant d’une main, il ramassa de l’autre le gyrophare posé sur le tapis de sol côté passager et le colla sur le toit du véhicule. Puis il enclencha les lumières et la sirène de son véhicule banalisé.
Dans la Maison de verre, l’agitation avait réveillé Isaak et Léa. Arpad et Sophie s’étaient efforcés de calmer le jeu pour ne pas traumatiser les deux enfants.
— Rien de grave, mes chéris, leur assura Sophie. Sans doute un promeneur. Je ne m’y attendais pas, ça m’a surprise.
— Si c’était un promeneur, pourquoi vous avez appelé la police ?
— Quand on a un doute, il vaut mieux vérifier, la police est là pour ça, répondit Arpad comme si c’était parfaitement normal.
Sophie s’enferma avec les enfants dans sa chambre et leur mit un film à la télévision. Isaak, enchanté, demanda si on ne pouvait pas appeler la police tous les jours et Léa voulait savoir si, en raison des évènements, l’école était annulée.
— C’est mercredi, lui rappela Sophie, il n’y a pas école, ma chérie.
— Est-ce qu’on pourra prendre le petit-déjeuner au lit ? demanda Léa.
— Bonne idée, approuva Sophie.
— Est-ce qu’on pourra voir les policiers ? espéra Isaak.
— Certainement, confirma Sophie qui peinait à dissimuler sa préoccupation.
Léa saisit sa chance :
— Est-ce qu’on peut manger des bonbons pour le petit-déjeuner ?
— Non, répondit Sophie avec une inflexion agacée qu’elle regretta aussitôt.
Son ton trahissait sa nervosité. Elle avait un mauvais pressentiment.
Dans le jardin, Arpad sillonnait le gazon, à la lisière de la forêt. Il n’y avait pas de barrière, ni de haie. La nature faisait la démarcation, c’était d’ailleurs le charme particulier de cet endroit. Il songea qu’il avait peut-être été naïf de s’y croire à l’abri.
Greg, à bord de sa voiture de police, filait à toute allure sur la rampe de Cologny et rejoignit les quais du bord du lac Léman. Les voitures des travailleurs matinaux se rangèrent sur le bas-côté pour laisser place au véhicule d’urgence qui fonça jusqu’au rond-point de Rive puis continua sa route jusqu’au quartier des Acacias, où se trouvait le quartier général de la police.
Quelques minutes plus tard, Greg entrait dans les vestiaires du groupe d’intervention où ses collègues étaient déjà en train de s’équiper. Comme toujours dans ces moments-là, l’ambiance était tendue mais calme. L’heure était au sérieux et à la concentration. Greg, comme les autres policiers, revêtit son uniforme noir, son gilet pare-balles, et posa sa cagoule sur la tête sans la dérouler encore. Puis, en tant que commandant de permanence, il donna le briefing général sur la base des informations reçues un peu plus tôt par téléphone. « Départ pour la rue des Pâquis. La brigade criminelle a voulu cueillir un individu chez lui. Grosse résistance du mec, qui a repoussé les inspecteurs et qui est maintenant enfermé chez lui. À nous d’aller le déloger. On en saura davantage sur place. »
La dizaine de policiers monta à bord de trois véhicules qui partirent en file indienne. Ils traversèrent la ville, projetant sur les façades des immeubles les lumières de leurs gyrophares. Greg, sur le siège passager de la voiture de tête, se dévisageait avec malaise dans le rétroviseur. Il avait eu chaud. Lui, le chef d’équipe du groupe d’intervention, respecté et apprécié de tous, avait manqué de se faire prendre comme un vulgaire voyeur.

7 heures, à la Maison de verre.
Deux véhicules de patrouille de police-secours étaient garés devant le portail des Braun. À l’intérieur de la maison, un agent prenait la déposition de Sophie, tandis que les trois autres policiers sur place inspectaient l’orée des bois, accompagnés par Arpad. À l’étage, Léa et Isaak regardaient la télévision.
Dans la forêt, les policiers ne savaient plus guère où regarder. Leur ronde ne les avait menés à rien. Ils avaient examiné attentivement la partie limitrophe du sous-bois sur toute la longueur de la propriété des Braun sans trouver d’indices. Il y avait bien cette laisse attachée à un arbre. Mais il y avait aussi, à proximité, un vélo pour enfant complètement rouillé, et des emballages en plastique par-ci par-là. Même ici, les forêts étaient des poubelles.
— Et vous dites que l’individu était derrière ce buisson ? demanda encore un policier à Arpad pour montrer qu’il prenait la situation au sérieux.
— Oui.
Par acquit de conscience, le policier s’accroupit pour observer le sol une énième fois, mais la terre sèche était vierge de toute trace.
— Malheureusement, il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire, expliqua-t-il à Arpad. C’était peut-être un rôdeur, ou un cambrioleur en repérage. Si ça peut vous rassurer, je doute qu’il s’agisse de quelqu’un qui voulait pénétrer chez vous : les cambrioleurs n’entrent pas dans les maisons à l’heure où tout le monde se lève. Ils préfèrent opérer quand les lieux sont vides, ou la nuit quand tout le monde dort.
— C’est rassurant, dit Arpad.
— Vous avez une alarme chez vous ? demanda le policier.
— Non.
— Vous devriez. De nos jours, ce n’est pas un gros investissement.
— Vous allez faire venir la police scientifique ? demanda Arpad.
— Pour quoi faire ? On n’a pas trouvé d’empreintes.
— Est-ce que ce n’est pas justement à eux de trouver les empreintes ? fit remarquer Arpad. Il y a cette laisse, attachée à un arbre. C’est quand même étrange, non ?
— Laissez-moi appeler la brigade des cambriolages pour les informer, indiqua alors l’agent d’un ton faussement concerné.
Le policier s’éloigna de quelques pas pour téléphoner à la centrale. Il demanda à parler à l’inspecteur de permanence de la brigade des cambriolages, rattachée à la police judiciaire. Il se doutait bien que son interlocuteur l’enverrait sur les roses, mais il voulait être irréprochable : on ne savait jamais à quoi s’en tenir avec ces types des quartiers huppés qui connaissaient tous du beau monde et qui n’hésitaient pas à se plaindre en haut lieu lorsqu’ils considéraient ne pas avoir été pris suffisamment au sérieux.
L’inspecteur décrocha et l’agent de police-secours lui fit un rapide exposé des faits.
— Donc, si je résume, tu as quoi ? demanda l’inspecteur.
— Au mieux, une laisse de chien attachée à un arbre sur la voie publique.
— Une laisse attachée à un arbre, tu es sérieux ? Par quel moyen sont-ils entrés dans la maison ?
— Non, personne n’est entré dans la maison, précisa l’agent. Il n’y a pas eu d’effraction. »

À propos de l’auteur
DICKER_joel_©markus_lamprechtJoël Dicker © Photo Markus Lamprecht

Joël Dicker est né en 1985 à Genève où il vit toujours. Ses romans sont traduits dans le monde entier et sont lus par des millions de lecteurs. Son œuvre a été primée dans de nombreux pays. En France, il a reçu le Prix Erwan Bergot pour Les derniers jours de nos pères, puis le Prix de la vocation Bleustein-Blanchet, Le Grand prix du roman de l’Académie française et le Prix Goncourt des lycéens pour La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Ce roman a aussi été élu parmi «les 101 romans préférés des lecteurs du monde» et a été adapté en série télévisée par Jean-Jacques Annaud. Il a publié en 2015 Le livre des Baltimore, en 2018 La Disparition de Stéphanie Mailer, en 2020 L’Énigme de la chambre 622 et en 2022 L’Affaire Alaska Sanders. Un animal sauvage, paru en 2024 est son second roman publié au sein de sa propre maison d’édition Rosie & Wolfe.

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D’or et de jungle

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En deux mots
Une agence privée se propose de mettre la main sur un État afin d’offrir aux maîtres de la tech la souveraineté qui lui manque pour pouvoir échapper aux cadres législatifs trop contraignants. À la tête d’une équipe de choc, elle choisit le sultanat de Brunei.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le coup d’État clés en main

Dans son nouveau roman, Jean-Christophe Rufin nous offre le mode d’emploi du coup d’État moderne. Ce faisant, il souligne la fragilité de nombreux pays, la volonté des Gafam de s’affranchir de pouvoirs qui restreignent leur champ d’action et nous sert de guide à Brunei. Un formidable roman d’anticipation et d’espionnage.

C’est après Valparaiso, du côté des Galapagos, que débute ce formidable roman. Sur un paquebot de croisière où des personnes âgées entretiennent le mythe des aventuriers, sous la houlette de Flora, une spécialiste de la plongée. Elle part avec son petit groupe à la découverte de la riche flore et faune sous-marine. Mais l’expédition ne va pas tout à fait se dérouler comme prévu. Fascinée par un monstrueux requin rose, elle va laisser ses clients se débrouiller pour batifoler avec la bête. Et se voir débarquer.
À des milliers de kilomètres de là, Ronald a rendez-vous avec Marvin. Des retrouvailles qu’il a soigneusement préparées afin de mettre toutes les chances de convaincre son interlocuteur de le suivre dans son projet. Il faut dire qu’en quelques années son ami est devenu l’un des hommes les plus influents de la planète.
Ce grand sportif est passé à la postérité pour avoir créé le moteur de recherche Golhoo et engrangé des millions de dollars, comme ses collègues des Gafam. En 1995, il a épousé Kathleen, prof à Stanford. Le couple a deux enfants, Sandy et Matthew. Aujourd’hui, Marvin «régnait sur un empire de la tech, qui employait des centaines de milliers de personnes à travers le monde et avait transformé la vie des milliards d’individus devenus ses clients, était un des personnages les plus puissants et les plus respectés non seulement de Californie, mais du monde entier.»
Autour d’un verre, Ronald tente d’amadouer son ami en lui racontant quelques-uns de ses exploits, lui qui après avoir travaillé pour l’armée s’était retrouvé au sein d’une agence privée de mercenaires. Grand spécialiste du renseignement, il cache soigneusement à son interlocuteur qu’il sort de prison après une opération qui a tourné au fiasco à Madagascar. En revanche, il lui dévoile qu’il a désormais sa propre entreprise et qu’elle pourrait fort bien se mettre au service des géants du numérique. Car si jusqu’à présent les Gafam avaient pu prospérer à l’ombre ou même avec le soutien des États, elles avaient désormais atteint des limites, tant en termes de puissance qu’en termes de limites éthiques. C’est notamment le cas dans le domaine de la biotechnologie, de l’homme augmenté, la nouvelle marotte de Marvin après le décès d’Edward, son cousin schizophrène, suicidé à 22 ans.
Ronald lui explique alors que la meilleure façon de contourner un État, c’est d’en créer un. Ou, ce qui sera moins compliqué, de prendre le contrôle d’un État existant. C’est l’objectif qu’il s’était fixé avec un groupe de libertariens.
Fasciné autant qu’ébahi par le projet, Marvin va donner à son ami les moyens de ses ambitions.
C’est là que nous retrouvons Flora, engagée par Marvin pour mener à bien l’opération autour de spécialistes en géostratégie, d’un groupe de hackers et de mercenaires triés sur le volet.
Après avoir soigneusement étudié les cibles possibles, ils ont fini par désigner le sultanat de Brunei comme la cible idéale.
C’est sur ce petit confetti au nord de Bornéo qu’un petit groupe de touristes débarque pour les premiers repérages. L’occasion aussi pour le lecteur de découvrir ce coin d’Asie du Sud-Est et la famille qui y règne sans partage depuis des années.
Alors que s’enclenchent les phases de ce coup d’État préparé avec de la haute technologie plutôt qu’avec des armes et des troupes, on constate avec un certain effroi combien un pays, même riche, peut être fragile.
Jean-Christophe Rufin est ici au meilleur de sa forme. Il peut s’appuyer sur une solide documentation, mais aussi sur son expérience de diplomate et de médecin humanitaire, sans oublier ses voyages à Brunei. Le tout rend ce roman très vraisemblable. Du coup, derrière cet habile scénario – quasiment le mode d’emploi du coup d’État 2.0 – on peut lire ce roman d’anticipation comme une mise en garde. Attention à l’appétit des grandes entreprises dont le budget dépasse de loin celui de nombreux États, attention aussi aux fake news qui se multiplient avec l’amélioration des technologies et l’utilisation accrue de l’intelligence artificielle. Si l’on n’y prend pas garde, la réalité dépassera bientôt la fiction!

D’or et de jungle
Jean-Christophe Rufin
Éditions Calmann-Lévy
Roman
400 p., 22,50 €
EAN 9782702187548
Paru le 7/02/2024

Où?
Le roman est situé au Chili, à Valparaiso et Santiago, aux îles Galapagos, en Californie, puis à Nice et au sultanat de Brunei. On y évoque aussi Madagascar, la Somalie, l’Afrique du Sud et, beaucoup plus étonnant, ma ville natale de Sarreguemines.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Aveuglés par le grand soleil, les rescapés se répandirent dans le parc en s’éloignant le plus possible du palais. Flora dévisageait avec angoisse les personnes qui sortaient. Enfin, elle aperçut Jo, apparemment indemne.»
Sur les rivages de la mer de Chine méridionale, le sultanat de Brunei, petit pays d’or (noir) et de jungle, mène, dans un décor des Mille et Une Nuits, une existence prospère et en apparence paisible. Pourtant, un coup d’État d’un nouveau type va s’y dérouler et le livrer «clefs en main» à une grande entreprise californienne du numérique.
Flora est la petite-fille d’un célèbre mercenaire qui a passé sa vie à renverser des pouvoirs établis. Fascinée par son exemple, elle s’engage dans le milieu dangereux des agences de sécurité privées. Elle se retrouve plongée au cœur de cette opération de subversion sans précédent.
Ce grand roman d’aventures contemporain met en scène à la fois le basculement d’un pays et le parcours d’une femme, habitée par un irrépressible goût de l’action, de l’interdit et du danger.
Jean-Christophe Rufin déploie dans ce nouvel ouvrage toute la puissance narrative qui a fait son succès (Rouge Brésil, Le Parfum d’Adam, Check-Point…). Mais aussi son expérience internationale et sa capacité à saisir les enjeux de demain. Dans un monde où l’inimaginable devient réalité, le destin de Brunei pourrait bien être un jour le nôtre…

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Jean-Christophe Rufin présente «D’or et de jungle» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Prologue
Une dispute ne manque jamais d’éclater, à l’agence Providence, chaque fois que quelqu’un entreprend de raconter cette histoire. Il se trouve toujours un parti pour affirmer qu’elle ne débute pas en mer de Chine méridionale, où elle se déroule pour l’essentiel, mais dans l’océan Pacifique, au large du Pérou.
Il est vrai que cette aventure aurait suivi un autre cours si Flora, ce jour-là, n’avait pas rencontré un requin-baleine.
À bord du navire de croisière Prairial, cette blonde de trente-deux ans avait autant d’importance que le capitaine, même si elle était payée trois fois moins que lui. C’était sur elle que reposait toute l’escroquerie intellectuelle qui avait fait la fortune de la compagnie. Grâce à la présence de cette ancienne championne de plongée, une croisière de retraités arthritiques, intéressés par la bonne chère et gâtés par un personnel aux petits soins, pouvait s’intituler « navigation d’aventure ».
Cette réputation flatteuse était d’abord due aux conférences quotidiennes de Flora, consacrées à la faune marine. Elles étaient illustrées par des diapos colorées mais Flora ne se faisait aucune illusion. Pour l’essentiel, l’assistance était composée d’hommes seuls qui portaient moins leur attention sur les anémones de mer que sur ses formes harmonieuses de sportive. Le responsable du personnel avait été clair avant le départ. N’hésitez pas à vous habiller court. Le client est roi.
Mais la principale contribution de Flora au programme sportif du bateau était les sorties en mer et ce que le catalogue appelait pompeusement les « plongées découvertes ».
Ces épreuves étaient réservées à un groupe d’élite, cinq ou six passagers tout au plus sur deux cents, qui pouvaient se prévaloir de la forme physique et de l’intrépidité nécessaires pour aller barboter une heure dans les eaux chaudes des tropiques.
Les jours où se déroulaient ces sorties, les participants, le torse bombé tels des gladiateurs, traversaient le navire et se rendaient au pont 3 pour enfiler leur combinaison personnelle. Il n’était pas toujours facile de rapprocher les bords en caoutchouc pour parvenir à remonter la fermeture Éclair ventrale. Flora feignait de considérer les bourrelets de graisse comme des signes flatteurs de maturité et même, sans insister, de virilité.
Elle était en mer depuis six mois et enchaînait les croisières. Ce travail l’avait bien dépannée quand elle s’était retrouvée sans ressources l’année précédente. Sur le CV qu’elle avait transmis à la compagnie, elle n’avait mentionné que sa première place aux championnats d’Europe de plongée libre. Bien que son titre remontât à dix ans, la responsable DRH ne lui avait posé aucune question sur ce qu’elle avait fait depuis. C’était tant mieux. Si elle avait dû tout raconter, il est plus que probable qu’ils ne l’auraient pas engagée.
À bord, Flora était logée à l’étage du personnel, au ras de l’eau, juste à côté du secteur des officiers. Mais faute de place, elle devait partager sa cabine avec une autre femme. Pendant quatre mois, elle avait cohabité avec une danseuse australienne. Cette Judy assurait les activités de réveil musculaire des passagers et faisait partie de la troupe qui donnait chaque soir des spectacles dans le grand salon. Flora l’aimait beaucoup. Malheureusement, Judy entretenait un flirt avec un officier mécanicien et ils avaient décidé de quitter le navire à l’escale de Valparaiso.
Elle avait été remplacée par Marika, une Polonaise mal soignée qui fumait en cachette près du hublot. Cette promiscuité mettait constamment Flora sur la défensive, d’autant plus qu’elle soupçonnait Marika de fouiller ses affaires quand elle ne les surveillait pas. Elle dormait mal et se montrait de plus en plus sujette à des réactions agressives. Un soir qu’elle arpentait les coursives, elle avait sèchement rembarré un passager du pont 6, celui des cabines de luxe qui donnaient droit à tous les égards. L’homme chauve et ventripotent lui avait fait une remarque à peine plus appuyée que celles auxquelles les femmes du bord étaient habituées.
Flora était trop irritable pour se contenir. Les mots « gros porc » avaient été rapportés au directeur de croisière et lui avaient valu un premier avertissement.
Elle abordait la session de plongée aux Galápagos avec une sourde inquiétude.
La sortie se présentait pourtant sous les meilleurs auspices. Le temps était magnifique, la mer translucide et chaude, étale et sans houle.
Les cinq intrépides du jour embarquèrent dans le Zodiac sous les encouragements bruyants des autres passagers, alignés le long du bastingage.
La plongée commença à moins d’un mille nautique, sur le rebord d’un plateau sous-marin. Retrouver l’eau produisait toujours un effet intense sur Flora. Elle se sentait envahie par un calme voluptueux et regagnait d’un coup l’aisance, la grâce dans les gestes, la puissance de concentration et de mouvement qui lui faisaient défaut dans l’atmosphère sèche et violente du monde aérien.
Malgré l’envie qu’elle en avait, elle ne pouvait s’abandonner complètement à cette jouissance. Il lui fallait surveiller sa petite troupe de plongeurs, car, en dépit des exploits qu’ils s’attribuaient dans les conversations de table, ils manquaient d’expérience et de technique. Ils palmaient lentement, tripotaient anxieusement le bouton de réglage du débit d’oxygène et prenaient garde à ne pas descendre trop en profondeur.
Sur les pentes sous-marines, le fond rocheux dessinait des reliefs spectaculaires dans lesquels s’abritaient quantité d’espèces de poissons et de mollusques. Ce décor somptueux et débonnaire parut calmer les angoisses du groupe. Les gestes se firent moins précipités, les trajectoires plus harmonieuses.
Apaisés par cette entrée en matière rassurante, les plongeurs n’en ressentirent que plus brutalement le choc.
En tournant l’angle d’une sorte de crête sous-marine, ils virent apparaître tout à coup une énorme masse pâle, rose et blanc. Ils crurent d’abord être tombés sur la coque d’un navire. Mais ils se trouvaient déjà trop loin de la surface pour que ce fût vraisemblable. Rapidement, la forme ne leur laissa plus aucun doute. Par un mouvement brusque de sa nageoire caudale, elle leur présenta son flanc. C’était un gigantesque être vivant. Une bête.
Elle devait peser plusieurs tonnes. Sa masse était encore agrandie par l’effet de loupe du milieu aquatique. Même les moins expérimentés comprirent qu’il ne s’agissait pas d’un mammifère. Quand l’animal tourna la tête, ils reconnurent, béante et sombre, la gueule d’un monstrueux requin.
La panique s’empara du groupe, déclenchant des réactions incohérentes. Un des plongeurs, en faisant brutalement volte-face, perdit son masque. Un autre s’enfuit si vite qu’une de ses palmes se détacha de son pied. Un autre encore nagea en fermant les yeux de terreur et se heurta de plein fouet à l’hélice heureusement arrêtée du Zodiac, qui lui déchira néanmoins la joue.
Flora observa cette débandade sans réagir. Elle avait conscience que son devoir était d’intervenir, de porter secours au groupe qui lui était confié. Elle savait ce qu’il lui en coûterait de ne pas assumer ses responsabilités. En même temps, une force irrésistible l’immobilisait.
Le plus étonnant était que cette force, loin de l’accabler, avait une vertu libératrice. Elle sentait en elle une forme de soulagement et même de revanche à voir disparaître ces gens qui lui gâchaient son plaisir.
Elle resta seule avec le requin-baleine, une espèce inoffensive et rare, impressionnante de puissance et de calme, d’une beauté stupéfiante. Dans ces eaux cristallines, des pinceaux de lumière posaient des touches colorées sur la peau soyeuse du poisson géant. Flora se tenait devant lui et le regardait. Il lui sembla remarquer dans son œil un éclat de connivence et elle s’approcha. Lorsqu’elle arriva à moins d’un mètre du requin, il fit demi-tour et Flora sentit contre son visage les remous qu’avaient provoqués les nageoires.
En quelques battements de palmes, elle alla se placer sur le dos de l’animal et posa la main sur lui.
Doucement, il se mit à nager, entraînant sa cavalière. Il lui fit faire de longues voltes dans l’eau, plongea et remonta, tandis que Flora, comme dans une fête foraine, riait de ces jeux, criait d’émotion quand il accélérait.
Elle aurait voulu rester toujours ainsi, que cet instant n’eût pas de fin. Elle se voyait entreprendre un long voyage sur sa monture ondoyante. Peut-être eût-il mieux valu pour elle qu’elle y parvînt.
Mais son destin était autre. Le requin, comme s’il avait finalement saisi à quel monde elle appartenait, la déposa près du Zodiac où gisaient les rescapés gémissants. Leurs yeux étaient pleins de haine pour celle qui les avait abandonnés. Flora lâcha le requin et nagea vers le bateau.
Elle ignorait encore de quel prix elle allait payer ces inoubliables moments de bonheur.

1
Lorsqu’on s’apprête à rencontrer un des hommes les plus riches du monde, il est vivement conseillé de se composer une attitude digne et même conquérante, surtout si on vient de sortir de prison.
Ronald Daume savait qu’il pouvait compter sur sa cinquantaine élégante, sa haute taille et ses cheveux poivre et sel, coupés court. À tout cela s’ajoutait une carrure d’athlète, car il n’avait rien eu d’autre à faire les mois précédents que de soulever des haltères en ciment entre quatre murs.
Il se tenait immobile au milieu de l’immense salon désert où il avait été introduit par deux gardes du corps, à peine plus baraqués que lui. Un subtil parfum d’intérieur, sur des notes de cuir et de vétiver, emplissait l’espace.
La lumière du couchant déclinait sur le Pacifique. Les collines de Los Angeles s’assombrissaient, mais un dernier rayon soulignait d’ocre jaune la ligne régulière de la baie. Les grues de port vibraient dans les lointains et des voiliers blancs se pressaient de regagner la côte, griffant d’écume le violet presque noir de l’océan.
Ronald regardait l’horizon à travers la baie vitrée. Une main dans la poche de sa veste et l’autre pinçant son col, il avait pris naturellement ce déhanchement imperceptible qui, joint à son sourire énigmatique, lui donnait un air nonchalant, décontracté, à la limite de l’insolence.
— Monsieur ne va pas tarder. Puis-je vous servir quelque chose à boire ?
La femme de chambre s’était approchée sans un bruit sur la moquette épaisse. Elle avait un accent latino, les paupières un peu bridées et la peau cuivrée des métis de la côte caraïbe.
— Venezuela ? demanda Ronald en plongeant son regard dans celui de la fille.
À cause de la modestie de ses origines, il avait échappé à la tyrannie des orthodontistes et sa denture était irrégulière. Une incisive plantée légèrement de travers donnait à son sourire un attrait particulier, dont il faisait consciemment usage. Ses yeux noirs, profondément enfoncés dans leurs orbites, son nez fin et ses traits aigus conféraient à son visage une force virile qu’atténuaient une peau soyeuse et un tapis de barbe taillée ras qui lui couvrait jusqu’au milieu des joues. Il faisait penser à un fauve, mais dans la version apprivoisée, celle qui se caresse et rassure les enfants.
— Oui, Maracaibo, répondit-elle en se troublant comme s’il avait arraché son tablier bleu à liseré blanc.
Ils rirent tous les deux.
— Comment vous appelez-vous ?
— Rigoberta.
— Eh bien, non, Rigoberta, merci. Je n’ai besoin de rien.
Ronald, dans les moments décisifs, avait besoin de ces fulgurances de séduction. C’était une manière de vérifier la puissance de son charme, comme s’il avait passé le doigt sur le fil d’un couteau, pour s’assurer de son tranchant.
La fille salua avec une petite révérence embrouillée et s’enfuit. Il la regarda disparaître dans l’enfilade interminable des salons puis reprit son guet solitaire, en observant le décor. Près de lui, entre deux baies vitrées, un gigantesque tableau de Jackson Pollock donnait le ton à tout l’ameublement. Les canapés, les tables basses, les lampes étaient signés par les plus grands designers des années soixante. L’ensemble était disposé dans une harmonie totalement impersonnelle. Marvin y était-il pour quelque chose ? Il était plus probable que l’aménagement avait été sous-traité à un décorateur à la mode et très cher. Dans toutes les directions s’ouvraient de nouveaux espaces. Çà et là étaient ménagés des puits de verdure, encombrés de plantes tropicales. Quelle taille pouvait avoir la maison ? Ronald ne l’avait pas vue de l’extérieur, car le taxi l’avait déposé devant un mur qui cachait le bâtiment et les jardins. C’était certainement une des plus grandes propriétés de Santa Monica.
L’attente durait et l’obscurité gagnait au-dehors. Dans les salons, les éclairages s’allumèrent doucement, déclenchées sans doute par un savant programme domotique. Il était tenté de s’assoir, mais la mise en scène qu’il avait prévue exigeait qu’il restât debout. Il se tourna vers la baie et regarda scintiller dans le lointain le semis lumineux de la ville. Peut-être parce que le soleil avait disparu, il lui sembla que la température que maintenait l’air conditionné dans la maison avait baissé. Il frissonna et resserra les pans de sa veste.
Soudain, il perçut dans le reflet de la vitre de petits mouvements derrière lui. Des silhouettes furtives se distribuaient discrètement dans les salons. Une garde rapprochée se mettait en place ; le maître des lieux n’allait pas tarder à apparaître. Daume continua à fixer l’obscurité.
— Ronald ! Toi ici… Quel bonheur !
Le visiteur ne réagit pas tout de suite. Il attendit que celui qui l’appelait avance encore et répète son nom. Marvin tendait les deux mains devant lui, paumes ouvertes, comme un pasteur bénit ses ouailles. Il se figea en voyant Daume, qui le dominait d’une tête, se retourner et le dévisager de ses yeux brillants.

Marvin Glowic, le créateur du moteur de recherche Golhoo, l’homme qui régnait sur un empire de la tech, qui employait des centaines de milliers de personnes à travers le monde et avait transformé la vie des milliards d’individus devenus ses clients, était un des personnages les plus puissants et les plus respectés non seulement de Californie, mais du monde entier. Sur son visage se lisait d’habitude l’air de colère indignée qu’affichent les faibles quand ils ont l’habitude d’être obéis. Mais en retrouvant Ronald, il avait d’un seul coup abandonné sa superbe et repris l’attitude soumise et admirative qu’il avait toujours eue devant lui dans l’adolescence. Il était redevenu le gringalet timide, à la tignasse rebelle, mal à l’aise avec ses semblables, qui bricolait jadis dans le garage de ses parents. Ronald avait vécu son enfance parmi les animaux et c’étaient eux qui lui servaient de référence pour juger les humains. Il avait toujours associé Marvin à une espèce d’écureuil, avec son petit visage pincé, son nez perpétuellement frémissant, ses incisives écartées et une grosse touffe de poils d’un brun roux rabattue sur le front. Ses bras courts et ses mains jointes sur la poitrine lui donnaient l’air de tripoter une noisette invisible. Le temps avait un peu dégarni sa mèche, un début de calvitie lui dénudait le haut du crâne et lui qui dans le temps était très maigre avait maintenant un début de ventre. Mais son petit nez, ses grosses joues et sa peau grasse le faisaient encore ressembler à un adolescent.
Le principal changement était dans son regard. Il avait remplacé ses lunettes de myope par des lentilles et ses yeux, naguère tournés vers un ciel d’algorithmes et d’équations, étaient devenus froids et même cruels.
Signe que son pouvoir était absolu et ne lui imposait aucune convention sociale, il portait encore son éternel T-shirt, à la seule différence que celui-ci, griffé d’une grande marque, devait coûter très cher. Il n’avait même pas renoncé à son bermuda de surfeur, décoré d’oiseaux exotiques. Il était chaussé de Nike mais devait en posséder désormais toute une collection, car elles n’étaient pas défoncées et boueuses comme autrefois mais propres et d’un modèle rare.
Un long instant, il contempla Ronald de haut en bas, détailla son costume d’alpaga léger, sa chemise blanche au col ouvert et ses mocassins en daim, et l’émotion fit perler des larmes à ses paupières. Ronald écarta les bras. Alors, obéissant à une pulsion archaïque venue du fond de la préhistoire, Marvin se dépouilla d’un coup de sa fortune, de sa célébrité, de tous ses pouvoirs, pour redevenir le copain fasciné et soumis qu’il avait été à l’époque de leur jeunesse. Ils se donnèrent une accolade bruyante qui ressemblait davantage à la capture d’un insecte par une mygale qu’à une étreinte virile.
Marvin entraîna son visiteur jusqu’à un canapé en cuir blanc et ils s’assirent chacun à un bout, le dos appuyé contre un accoudoir. La femme de chambre réapparut, les yeux baissés, plus pour éviter le regard de Ronald que par déférence à l’égard du maître de maison.
— Qu’est-ce que tu bois ?
— Un double scotch sans glace, s’il vous plaît, Rigoberta, dit Ronald en se tournant vers la fille.
— Et moi un Coca zéro.
La femme de chambre s’éclipsa.
— Elle s’appelle Rigoberta ?
— Oui. Tu ne le savais pas ? Elle vient de la côte est du Venezuela. Je connais bien son pays.
— Tu n’as vraiment pas changé ! fit Marvin en secouant la tête. Cinq ans qu’elle travaille ici et je ne lui ai jamais demandé son nom. Toi, en quelques minutes…
Marvin éclata d’un rire bruyant et carnassier, qu’il avait dû étudier pour l’accorder avec son pouvoir. Ronald l’accompagna mais silencieusement, sans faire bouger ses traits. Leur courte pavane de mâles avait définitivement produit son effet, rétablissant entre eux la hiérarchie secrète de leur adolescence.
— Ton message m’a fait vraiment plaisir. Une riche idée, le mot manuscrit ! Je ne lis jamais les mails. J’en reçois des milliers par jour… Et tous les appels sont filtrés par mes secrétaires. Mais les lettres écrites à la main, c’est devenu si rare que ça les impressionne encore. Elles n’osent pas les ouvrir elles-mêmes.
— Ah, oui ? Quelle chance !
En vérité, ce succès ne devait rien au hasard. Ronald avait enquêté soigneusement auprès de diverses sources, avant de choisir ce moyen pour reprendre contact. Il tenait à ce que son interlocuteur l’ignore et n’y voie qu’une bizarrerie de plus, comme ses costumes de coupe italienne ou ses boutons de manchettes en nacre.
— Voilà, commença-t-il en feignant d’improviser, comme je te l’ai écrit, j’ai eu un accident assez sérieux cette année et j’ai repassé toute ma vie dans ma tête…
— Rien de grave ? Tu es guéri ?
Malgré ses efforts, Marvin appartenait à la catégorie décourageante des hommes sans masque. Tous ses sentiments se lisaient à livre ouvert sur ses traits juvéniles. Il était sincèrement désespéré à l’idée que son ami pût être en danger.
— Non, heureusement. Tout va bien maintenant.
Inutile de lui expliquer que l’accident en question avait la forme d’une cellule sans fenêtre, avec trois autres détenus.
— Tant mieux… tant mieux !
Rigoberta revenait avec les boissons sur un plateau. Pendant qu’elle posait les verres sur la table basse, le regard de Marvin allait du visage de la fille à celui de Ronald, avec l’excitation d’un gamin qui espionne un couple par le trou d’une serrure. Il en fut pour ses frais, car Ronald n’accorda aucune attention à la domestique et elle repartit sans laisser rien paraître.
— Tu ne peux pas savoir comme j’ai plaisir à revoir les copains d’avant. D’avant tout ça.
Il fit un geste circulaire de la main et jeta un regard mauvais vers l’enfilade des salons.
— Surtout toi…, ajouta-t-il en soupirant. Viens, on va se mettre dehors. On gèle ici. Je vais leur dire de couper la clim.
Ils sortirent par une des baies vitrées et se retrouvèrent sur une terrasse immense décorée de pots d’Anduze, où poussaient des hibiscus. L’océan, au loin, était argenté par la lumière d’une lune presque pleine. Marvin marcha jusqu’au parapet de pierre et ils s’assirent dessus. Ronald tenait son verre à la main tandis que Marvin avait emporté la canette.
— Je me souviens comme si c’était hier du jour où tu es arrivé dans notre école à San Francisco.
— La Darwin School !
— Tu débarquais de la brousse, dit Marvin. On aurait cru que tu avais passé ton enfance à chasser l’ours !
— C’était presque vrai. Mon père m’apprenait à tirer sur les coyotes et à piéger les fennecs dans le désert…
— Vous étiez où avant ? En Arizona ?
— Oui, et au Nebraska aussi. En fait, on vivait dans une caravane et on changeait souvent de ville.
— Et moi, j’étais un petit Juif de Californie, avec un grand-père tailleur arrivé de Pologne et qui n’avait pas bougé du quartier. Je n’ai jamais osé te demander pourquoi vous vous étiez fixés à San Francisco. Je dois t’avouer…
Il hésita et rougit imperceptiblement.
— … que tu me faisais un peu peur.
— Mes parents vivaient comme des hippies, dit Ronald en souriant avec bienveillance. D’ailleurs, c’est ce qu’ils étaient, de vrais hippies, et ils avaient fait connaissance comme ça, dans un festival de rock. Mon père venait d’un petit bled du Midwest. Il avait perdu un œil au Vietnam et ne perdait jamais une occasion de manifester contre la guerre.
— Pourtant, j’ai rencontré ta mère. Elle avait l’air assez classique et même un peu austère.
— Elle était fille de bourgeois et, un jour, le naturel est revenu. Elle a fini par en avoir assez de la vie en caravane, surtout avec un homme qui lui tapait dessus quand il était camé. L’année de mes quatorze ans, elle a hérité la maison de son oncle Benjamin, à Frisco. Alors elle a laissé mon père fumer ses pétards dans le désert et m’a emmené en ville.
— Elle était française ou je me trompe ?
— D’origine. Mais lointaine. Je crois que son arrière-grand-père était arrivé de Bretagne au moment de la ruée vers l’or.
— En tout cas, nous, on t’appelait « le Français ».
— À cause de mon nom, sans doute. Mes parents ne s’étaient pas mariés et j’ai toujours porté celui de ma mère.
Tandis qu’ils parlaient, ils gardaient l’un et l’autre les yeux tournés vers la mer. Un paquebot de croisière avec toutes ses cabines allumées remontait lentement vers le port.
— On voulait changer le monde, dit pensivement Marvin, tu t’en souviens ? On discutait le soir pendant des heures, assis sur l’escalier en bois devant chez moi.
— Oui, je vois encore le vieux tram qui montait la côte…
Ronald se forçait un peu à s’attendrir mais il sentait que c’était le passage obligé pour faire tomber complètement les défenses de Marvin. Il y avait toujours eu un fond de méfiance en lui et ça ne s’était certainement pas arrangé avec le temps et le succès.
— Tu n’arrêtais pas de parler d’Alexandre le Grand, de Mao, de Napoléon, de De Gaulle. Ton truc, c’était l’histoire.
— Et toi, tu t’intéressais à la musique, aux maths. Tu bricolais des petits moteurs, tu lisais des revues de science.
La lune avait fini par se hisser au milieu du ciel. Sa lumière blafarde blanchissait les dalles de la terrasse comme si une fine poussière s’y était déposée.
— En fait, c’est toi qui avais raison, dit Ronald en levant son verre. Le vrai changement du monde est hors du monde.
Marvin avait les yeux gonflés de larmes. L’évocation de sa réussite ne suscitait d’habitude en lui qu’une forme de mépris teinté de méchanceté. Mais quand elle était exprimée par celui qu’il avait tellement admiré, il se sentait déborder de reconnaissance. Il sauta à bas du parapet et se donna de grandes claques sur les fesses pour les épousseter.
— Tu restes dîner ? cria-t-il d’une voix trop forte, pour reprendre contenance.
La question n’appelait pas de réponse. Sur le bristol qu’il avait fait parvenir à Ronald figuraient déjà les mots « lui faire l’honneur de dîner ».
— Viens, tu vas m’expliquer ce que tu as fait pendant toutes ces années et pourquoi tu nous as abandonnés comme ça…

2
Ils traversèrent plusieurs salons et une salle à manger d’apparat bizarrement meublée de chaises dorées, à la mode des Émirats, pour arriver finalement dans une pièce minuscule. Elle était garnie d’une bibliothèque neuve en palissandre aux trois quarts vide. Sur une des étagères trônait un chandelier à sept branches en acier noir. Un écran éteint occupait un mur et des revues traînaient en désordre sur une table basse. C’était la première fois, depuis qu’il avait pénétré dans la maison, que Ronald découvrait les traces d’une présence humaine. Les fauteuils avaient été poussés dans un coin pour faire place à une table à jeu. Deux couverts étaient dressés sur le feutre vert.
Ils s’installèrent face à face.
— Vous vivez vraiment dans cette maison ?
— Dans celle-ci et dans quelques autres, dit Marvin d’un air las. J’en ai une à Cape Code et une aux Bahamas. Plus un chalet en Suisse et quelques baraques où je ne mets jamais les pieds.
Il énumérait ces possessions comme un condamné qui vide ses poches avant d’être incarcéré.
Un serveur philippin au visage lisse s’approcha et, sans demander l’avis de personne, remplit les verres avec du vin blanc tiré d’une carafe en cristal.
— C’est un château-machin-chose. En tout cas, j’ai demandé un vin français. Goûte-le et dis-moi s’il est convenable.
Ronald saisit son verre à pied, le huma, le fit tourner et observa le liquide le long des parois. Puis il en dégusta une gorgée et différa son verdict.
Marvin paraissait sincèrement anxieux du résultat. Sur cela comme sur le reste, Ronald le tenait à sa merci et prenait son temps pour le soulager.
— Corton-charlemagne. Grand millésime des années quatre-vingt-dix. J’hésite sur la date précise.
Marvin claqua dans les mains et le serveur apparut.
— Apporte la bouteille.
Elle devait être posée sur une desserte dans le couloir, car le Philippin revint presque immédiatement. L’étiquette était décollée et en lambeaux mais, en la brandissant devant lui, Marvin parvint à lire avec l’accent américain : kortone-tcharlmaigne, 1997.
— Incroyable ! Tu me sidères.
Ronald prit l’air modeste et trinqua.
— Un des meilleurs vins blancs du monde. Félicitations.
Il but une nouvelle gorgée tandis que Marvin enfilait son verre cul sec.
— Franchement, comment fais-tu ? Je n’ai jamais compris.
— Comment je fais quoi ?
— Connaître tous ces trucs. Les vins, les produits de luxe, l’élégance… Et ce n’est pas d’aujourd’hui. Tu as toujours été comme ça. À part pour faire du sport, je t’ai toujours connu en costume avec des vraies chaussures, alors que tu avais été élevé au fond des bois.
Ronald se tut un long instant. Élevé au fond des bois… Comment expliquer la terreur qu’il avait ressentie en arrivant en ville et comment l’exemple de la vie sauvage avait été son seul secours ? Pour effrayer, se cacher ou combattre, les bêtes font usage de leur parure comme d’une arme. À San Francisco, dès ses premiers jours au milieu des humains, il avait décidé qu’il ne serait jamais pris en défaut sur sa vêture. Pour tenir les autres à distance, pour forcer leur respect, pour obtenir leur confiance et surtout pouvoir la tromper, il fallait porter les habits des maîtres du monde, ceux qu’on voyait à la télévision, à Wall Street et au Capitole. Il avait copié ses premiers modèles dans des revues chipées dans le garage des voisins. Sa grand-mère maternelle, qui vivait deux blocs plus loin, les lui avait cousus sur sa vieille machine.
— Mon côté français, sans doute…
L’explication était celle qui pouvait le mieux satisfaire la curiosité de Marvin.
— Je regrette que Katleen n’ait pas été libre. J’aurais aimé te la présenter. Elle enseigne la physique à Stanford et, malheureusement, c’est la période des conseils de classe.
Dans leur adolescence, Marvin était terrorisé par les filles et il admirait Ronald pour ses succès féminins. Comment s’y était-il pris pour en rencontrer une ? Il était probable qu’elle avait fait tout le travail d’approche et qu’il s’était laissé séduire.
— Dommage, en effet. Je serais heureux de la connaître. Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?
Au cours des semaines qui avaient précédé, Ronald avait préparé cette rencontre comme il le faisait pour recruter un agent, même s’il s’agissait cette fois d’autre chose. Il avait lu tout ce qu’on pouvait trouver sur Marvin, sa carrière, sa fortune, sa famille. Il se souvenait, mieux que lui peut-être, de la date de son mariage (13 octobre 95) et de l’âge de ses deux enfants, Sandy (vingt-six ans) et Matthew (vingt-quatre ans). Mais rien ne devait altérer le caractère prétendument spontané de ces retrouvailles. Il laissa Marvin lui expliquer cela et accueillit ces révélations avec un intérêt mêlé de surprise.
— Voilà, tu sais tout ce qui me concerne. Maintenant, j’aimerais bien en apprendre un peu sur toi. Marié ?
— Non.
— Jamais ? insista Marvin avec un sourire un peu grivois.
— Strictement jamais, dit Ronald comme s’il faisait état d’une allergie alimentaire.
— Ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont dû te manquer.
— Défaut de persévérance, peut-être…
— Des enfants ?
— Pas à ma connaissance.
Marvin hocha la tête d’un air désapprobateur. Il respectait les choix de chacun mais, au fond de lui, ne comprenait pas comment on pouvait passer toute une vie sans être entouré d’une famille.
— Je sais que ce n’est sûrement pas facile à résumer mais, bon Dieu, qu’est-ce que tu as donc fait pendant ces trente ans ?
Ils en arrivaient au point délicat. Ronald y avait beaucoup réfléchi. Comment présenter sa vie ou, à défaut, une version de sa vie qui non seulement ne provoque pas de la déception chez Marvin, mais préserve et si possible augmente sa fascination ? Ronald avait été formé à se construire des légendes ; cependant, dans ce cas précis, les recettes habituelles du monde secret ne s’appliquaient pas. Personne n’était mieux placé que Marvin, avec ses gigantesques moyens de recherche, pour faire voler en éclat n’importe quelle couverture. Ronald devait s’en tenir à la vérité. Ou du moins à une partie de la vérité, et surtout l’entourer de mystère.
Il commença par une figure rhétorique.
— Ma vie n’a rien d’exceptionnel. Comparée à tout cela…, dit-il en jetant un regard vers les salons illuminés.
— Tout ça quoi ? Le fric ? Tu crois que ça m’importe ? Au stade où j’en suis, ça ne veut plus rien dire. Une maison ou dix… De toute manière, on ne peut pas toutes les habiter en même temps. Regarde : je vis dans un palais mais je me terre dans trois chambres et une salle de sport. Je travaille autant qu’avant et Katleen aussi. J’ai juste assez de temps pour suivre un peu les résultats de basket, faire une heure de vélo d’intérieur et regarder une série le soir. Mes enfants font des études et bossent comme tous les autres. Je me suis occupé de mes parents jusqu’à leur mort. D’accord, j’ai du kortone-trucmuche dans ma cave mais, pour tout t’avouer, je préfère le Coca.
Il fit signe au serveur de lui apporter une canette.
— Si ! reprit-il avec une expression mauvaise. Tu veux que je te dise ce que ça m’apporte d’être riche ? Eh bien, je suis entouré de gens qui en veulent à ma fortune et cherchent à me faire la peau. Je ne peux plus faire un pas sans un garde du corps, je circule en voiture blindée et mon fils Matthew a échappé à une tentative d’enlèvement quand il avait quatre ans. Alors estime-toi heureux de ne pas connaître ce bonheur.
— Tant mieux si tu vois les choses de cette manière, parce que pour moi l’argent n’a jamais été un but non plus. En fait, je suis entré dans l’armée.
— Dans l’armée ! Génial ! Ah, ça ne m’étonne pas. Tu as toujours été fasciné par les conquérants.
— Je crois que c’était surtout en réaction à mon père qui haïssait tout ce qui portait un uniforme.
— Et physiquement, continua Marvin qui égrenait ses souvenirs avec enthousiasme, tu étais bâti à toute épreuve. Tu te rappelles les olympiades interuniversitaires, justement l’année où tu as disparu ? Tu avais tout gagné : le sprint, le marathon, le saut à la perche. Même le lancer du poids. Et qu’est-ce que tu as fait, alors, dans l’armée ? Tu dois être au moins général.
— En vérité, ma spécialité, c’est le renseignement, l’action clandestine. Et je ne suis pas resté dans l’armée.
— Ça alors ! Barbouze… C’est fascinant. Raconte-moi comment ça se passe, quelles missions tu as remplies… Tu as tué des gens ? Tu t’es fait tirer dessus ? On t’a pris en otage ?
Ronald eut un sourire indulgent.
— Je ne peux pas trop entrer dans les détails. Tu dois le comprendre.
— Bien sûr. Je ne te demande pas des secrets d’État, mais tu peux quand même m’en dire un peu plus.
Voyant que le Philippin rôdait toujours dans le couloir, Marvin crut que Ronald craignait d’être écouté.
— On va monter sur le toit. Personne ne pourra nous entendre.
Ils grimpèrent par un escalier métallique en colimaçon et se retrouvèrent dans un espace planté d’arbres qui occupait toute la surface de la maison. De discrets éclairages étaient disséminés dans les bosquets. Une brise de mer salée et chargée d’odeurs de pin soufflait du large et faisait bruire les feuillages de la terrasse.
— Alors ? Vas-y, raconte.
— J’ai d’abord essayé la politique. Quand j’ai quitté la Californie, j’ai suivi des études dans une université de la côte est, assez médiocre, à vrai dire. Je ne tenais pas à m’en vanter. Ensuite, j’ai travaillé avec un congressiste. En fait de conquérant, c’était magouilles et compagnie. J’ai vite compris qu’il me fallait autre chose. Un véritable engagement, de vrais risques. À ce moment-là, je me suis enrôlé dans les rangers. Au 75e.
Le nom de ce régiment de prestige faisait toujours son petit effet. Marvin le regardait avec des yeux brillants.
— Tu t’es battu ?
— Je te l’ai dit, ma spécialité, c’est le renseignement. On m’a formé pour ça à Fort Bragg. Ensuite, j’ai participé à des missions extérieures, au Kosovo notamment. Mais il y a eu le 11 septembre, cette foirade lamentable. On m’a envoyé en Afghanistan. L’opération Gecko, ça te dit peut-être quelque chose ? Tous les tuyaux étaient faux. Les djihadistes avaient déguerpi quand on a débarqué. La honte totale. J’ai décidé de quitter l’armée.
— Pour faire quoi ?
— La même chose, mais dans le privé.
— C’est vraiment sérieux, les agences de renseignement privées en Amérique ? Je croyais que c’était plutôt un truc des Russes pour couvrir les saloperies du Kremlin. Wagner, tout ça…
— À vrai dire, on trouve un peu de tout. Des agences, il s’en est créé beaucoup ici, après la chute du communisme. Tu te souviens, la mode, c’était la réduction des dépenses de sécurité. L’État fédéral s’est mis à sous-traiter à tour de bras à des officines privées. Elles étaient moins chères et pouvaient travailler sans avoir les parlementaires sur le dos. Certaines ont disparu et beaucoup ne sont pas très solides. J’ai rejoint la plus ancienne et qui reste la meilleure, l’agence Providence.
— Joli nom.
— Fondée au Rhode Island, capitale : Providence. Créée et dirigée par un homme exceptionnel prénommé Archibald. Tout le monde l’appelle Archie.
En marchant sur le toit arboré, ils étaient arrivés dans une sorte de clairière, un camp en plein air. Au milieu d’un cercle de ciment qui formait une cuvette brûlait un feu de bois. Un tas de bûches était empilé sur le côté pour l’alimenter. Marvin en jeta une dans le foyer et les deux hommes s’assirent en tailleur en bordure du cercle.
— Allez, on est bien ici et personne ne viendra nous déranger. Raconte-moi tes missions. Il n’y a rien qui m’excite plus. J’ai un cousin qui est commandant dans l’armée israélienne. Je l’écouterais pendant des heures.
— Ton cousin est dans l’active. Les opérations spéciales, c’est autre chose. On peut faire tomber des gouvernements, liquider des mafieux, infiltrer des groupes terroristes. Il n’y a qu’une chose qu’on n’ait pas le droit de faire.
— Laquelle ?
— En parler.
Une grimace de déception déforma le visage de Marvin.
— C’est vraiment dommage. Je trouve ça tellement plus excitant. Je regarde tous les films d’espionnage. Franchement, si c’était à recommencer, je crois que je choisirais ce métier-là.
Cette proclamation sonnait faux. Il était évident que Marvin était trop fier de sa vie pour en préférer une autre. Pourtant, c’était sans doute un rêve secret, comme la nostalgie d’un domaine qu’il ne connaîtrait jamais et qui manquait à sa toute-puissance. Il avait l’air vraiment déçu. Ronald laissa la mélancolie s’installer, puis versa le contrepoison qu’il avait préparé.
— Console-toi. Tu pourrais bien être rattrapé par ce monde-là un jour.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Ronald eut un rire gêné, donnant à croire que ses propos avaient dépassé sa pensée. Finalement, il se décida à répondre mais en regardant par terre et en paraissant hésiter.
— Eh bien, j’ai ma petite idée sur la manière dont les choses vont tourner pour ta boîte et pour les GAFAM en général.
— Et alors ?
— Alors je ne serais pas surpris que, d’ici peu, nous ayons l’occasion de travailler ensemble.

3
Le vent était tombé. La fumée montait droit dans le ciel californien et semblait se fondre dans la Voie lactée, au milieu d’une infinité d’étoiles. Ronald leva les yeux et, en cet instant, se recommanda à celle qui, parmi toutes les autres, dirigeait son destin. C’était le moment.
— Tu m’as demandé ce que je pense. Je te l’ai dit en toute amitié, comme au bon vieux temps, mais, en fait, ça n’a aucune importance.
— J’aime ça, mais explique-toi vraiment. Je ne comprends pas bien ce que tu veux me dire.
Ronald affecta encore de se faire prier. Puis il se décida, comme à regret, et développa sa pensée.
— C’est pourtant simple. Je pense que nos deux manières de changer le monde sont en train de converger. Jusqu’à présent, toi et tes collègues, les pionniers de la révolution numérique, vous avez pu vous développer sans vous occuper de politique. Vous êtes américains et l’Amérique vous a laissés tranquilles. Elle avait besoin de vous. Ni l’État de Californie ni le gouvernement fédéral ne vous ont trop embêtés. Ils vous ont permis de patauger librement dans l’eau tels des marcassins dans un marigot et le monde entier a applaudi à chacune de vos trouvailles.
— On peut dire ça, concéda Marvin, sans pouvoir cacher qu’il n’aimait pas trop être comparé à un cochon dans une souille. Et alors ?
— Mon opinion est qu’aujourd’hui, ce n’est plus le cas et cela le sera encore moins demain. Vous étiez hors de l’histoire, à l’abri dans votre monde. Maintenant, vous allez être obligés d’y entrer et de vous battre.
— Tu parles des taxes qu’ils veulent nous faire payer ?
— D’abord, mais ce n’est pas le plus important.
— Pourtant, c’est déjà un vrai sujet. Pas plus tard que lundi dernier, notre D.G. a dû batailler avec une commission sénatoriale. Ces imbéciles de démocrates ne savent faire que ça : dépenser et taxer. Ils emboîtent le pas aux Européens et à tous ceux qui veulent leur part du gâteau. Heureusement, ce n’est pas à moi de me coltiner tout ça. Je paie des gens très cher pour traiter les questions de fonctionnement.
— Tu t’occupes des nouveaux projets, du développement de la boîte, c’est cela ?
— En effet, il n’y a que ça qui m’intéresse. J’ai toujours pensé que maîtriser les technologies de l’information était une aventure qui nous conduirait au-delà de l’imaginable. Nous y sommes. Ça devient vertigineux, affreusement complexe et stressant, avec la concurrence mondiale dans ces domaines. Mais il n’y a rien de plus excitant. Tu n’imagines pas tous les projets qu’on a dans les cartons.
— C’est toi qui les conçois ?
— Impossible. Tout va trop vite. Moi, on me propose des idées. Plus elles sont folles et plus elles m’excitent. Les petits programmes sans envergure, je les laisse aux ingénieurs. Mon boulot, c’est de repérer le truc impossible, énorme et de mettre un paquet d’argent dessus pour le réaliser.
— Tu t’intéresses à un secteur en particulier ?
— Les biotechs. La santé, la biologie, le corps humain, si tu préfères. On a tous nos marottes. Musk veut aller sur Mars, ce nigaud de Zuckerberg claque tout son fric pour créer un métavers. Moi… comment t’expliquer ?
Il hésita puis reprit à voix basse, presque en chuchotant, signe qu’il allait aborder un sujet intime.
— J’avais un petit-cousin schizophrène qui vivait chez nous, tu te souviens de lui ?
— Bien sûr. Attends… Laisse-moi me rappeler. Il s’appelait… Edward.
— Extraordinaire ! Tu ne l’as pas oublié. Ça me touche.
Retrouver ce prénom avait été pour Ronald une des étapes les plus difficiles dans la préparation de cet entretien. Marvin avait parlé de ce cousin dans une interview mais sans le nommer. Ronald s’était douté qu’il y avait là une clef secrète et que Marvin aborderait le sujet.
— C’est à lui que je pense quand je cherche à orienter le développement de ma boîte. Les outils que nous avons créés devraient permettre de comprendre enfin pourquoi il était comme ça, comment on aurait pu l’aider. Le guérir peut-être. En tout cas, éviter qu’il se suicide à vingt-deux ans.
Il avait les yeux brillants de larmes.
— Mon truc à moi, c’est la vie, la maladie, la mort, l’intelligence, la souffrance.
Ronald hocha la tête et prit l’air contrarié. Mais il gardait le silence. Il tenait à montrer qu’il hésitait et même qu’il regrettait d’avoir orienté la discussion sur ces sujets.
— Vas-y ! l’encouragea Marvin. N’aie pas peur de me dire ce que tu penses. On est entre nous. On discute.
Tendant le bras, Ronald attrapa une bûche et la lança dans le feu. Elle fit jaillir une gerbe d’étincelles.
— Ce que je pense, c’est qu’au stade où vous en êtes, vous allez toucher le dur. Tous autant que vous êtes mais surtout toi, avec le domaine que tu as choisi. Tant que vous vous amusiez à cartographier le monde ou à créer des applis pour reconnaître les plantes ou trouver l’origine d’un meuble, vous ne gêniez personne. Je caricature, évidemment. Mais tu comprends ce que je veux dire. Aujourd’hui, vous vous attaquez à l’essentiel : l’humain et ses limites. D’après ce que je sais, vous travaillez sur l’allongement de la vie, sur l’interface entre le biologique et la machine, vous développez des outils d’intelligence artificielle qui pulvérisent le savoir humain.
— Exactement. Et alors ?
— Alors, vous allez avoir tout le monde sur le dos. L’État va se dresser devant vous, avec ses normes, ses limites éthiques et légales, sa volonté de tout contrôler. Je ne suis pas un spécialiste, mais toi, tu dois bien comprendre ce dont je parle.
En réalité, Ronald avait travaillé le sujet à fond et aurait pu donner mille exemples de programmes sensibles, depuis la société Altos Labs créée par Jeff Bezos pour lutter contre le vieillissement, jusqu’aux projets d’implants bioniques dans le cerveau ou de manipulation du génome. Il préférait néanmoins que Marvin remplisse lui-même les blancs.
— Il est vrai que nous voyons tout comme des ingénieurs. On résout les problèmes et après on fait.
— Sauf que vous n’êtes plus seuls. Aujourd’hui, il vous faut prendre en compte les jeux d’intérêt, les lois, la politique. Tous les groupes de pression, économiques, religieux, professionnels, écologiques, vont vous tomber dessus. « Préserver l’humain », « ne pas rompre les grands équilibres », « ne pas jouer les apprentis sorciers », ce genre de choses… L’État était jusqu’ici votre allié ; il va devenir votre pire ennemi. Tu te souviens de l’histoire de la première greffe du cœur ?
— C’était en 68, quelque chose comme ça ? Je n’étais pas né.
— Renseigne-toi, c’est intéressant. Les Américains avaient une énorme avance à l’époque sur les techniques chirurgicales. Il y avait un type à New York, le professeur Shumway, qui avait tout inventé. Il aurait dû faire la première greffe du cœur chez un humain. Malheureusement, les lois aux États-Unis ne le lui permettaient pas. Si le patient mourait, et il était inévitable qu’il meure, on l’aurait mis en taule pour meurtre. Résultat, il avait un stagiaire sud-africain, un certain Christiaan Barnard. Le gars a volé la technique. Il est reparti chez lui, dans un pays où la loi n’était pas aussi protectrice de la vie humaine. Et il a réalisé la première mondiale. Voilà exactement ce qui vous pend au nez.
— Avec les Chinois.
— Entre autres.
— On se bat.
— Vous perdrez, trancha Ronald.
Marvin était superstitieux. Il ne pouvait s’empêcher de toucher le bouclier de David qu’il portait autour du cou avant de signer un contrat, de chercher une étoile filante au moment de prendre une décision importante, de consulter secrètement le verdict du jeu de Yi King caché dans un tiroir de son bureau avant de monter dans un avion pour un voyage à l’étranger. Il avait confié ces manies à plusieurs journalistes qui avaient fait des portraits de lui. Ronald le savait. C’est la raison pour laquelle il prenait ce ton péremptoire. Il voulait que Marvin soit convaincu que le retour de son ami après trente ans d’absence était un signe et qu’en somme, pour le dire d’une façon plus spirituelle, Ronald était un prophète.
Après avoir lâché son oracle, il fit mine de vouloir passer à autre chose.
— Quelles études suivent tes enfants ?
Mais, comme il l’espérait, Marvin était ébranlé par sa prédiction et revint sur le sujet.
— Toi qui connais la politique, qu’est-ce que tu penses qu’il faudrait faire ?
— Je te l’ai dit, je ne suis pas un spécialiste de votre domaine. J’exprime seulement ce que je sens…
— Quand même, tu dois bien avoir une idée derrière la tête.
— Tu veux vraiment l’entendre ?
— Oui, je te fais confiance.
— D’une façon générale, je pense que la seule façon, demain, de vous protéger contre l’État, ce sera d’en avoir un.
Habitué aux équations qui tombent juste, Marvin était excité par les paradoxes. Quand il en rencontrait un, il prenait l’air terrifié et fasciné d’un gamin qui découvre une méduse échouée sur une plage. Il resta un long moment silencieux.
— Il faut que je te raconte quelque chose, dit enfin Marvin. Mais c’est vraiment confidentiel. Je participe à un petit groupe informel, à Palo Alto. On se réunit de temps en temps, rien de régulier, mais on est en contact les uns avec les autres, une vingtaine de personnes tout au plus. Il y a des dirigeants de boîtes de la Silicon Valley. Musk vient parfois et Bezos aussi. Mais il y a aussi des gens moins connus qui occupent des postes importants dans nos secteurs. Des hommes et des femmes. Leur point commun, c’est que ce sont tous des libertariens convaincus. Ils croient à la liberté absolue et pensent que l’État n’a pas le droit de la limiter. Leur conviction est qu’il faut le contrôler pour l’empêcher de nuire.
Ronald attendait la suite, tel le chasseur qui a tendu un piège et voit sa proie avancer lentement vers le collet.
— La dernière réunion, c’était juste après la défaite de Trump. Tous les participants étaient abattus. Ils affirmaient qu’on avait perdu notre dernière chance de changer le rapport de force avec l’État fédéral. À ce moment-là, deux types ont pris la parole l’un après l’autre pour dire à peu près la même chose.
Marvin parut hésiter. Il but une gorgée de Coca et s’essuya la bouche avec le dos de la main avant de continuer.
— On les connaît bien, ces deux-là. Ils avaient déjà fait parler d’eux il y a quatre ou cinq ans. Là, ils pensaient que leur heure était venue et ils sont repartis à la charge.
— Pour dire quoi ?
— Leur idée, c’est que la seule solution, c’est… l’indépendance de la Californie.
Le petit rire de gorge de Marvin faisait penser à un adolescent qui a lâché une obscénité en public. Ronald savait exactement qui étaient les deux personnes en question. Il avait lu leurs déclarations qui, à l’époque, avaient été considérées comme une provocation. Il en connaissait parfaitement le contenu et c’étaient-elles qui lui avaient donné l’idée de contacter Marvin pour lui proposer son projet.
— Franchement, personne n’a pris l’idée très au sérieux.
— Et vous avez eu bien raison ! confirma Ronald. Ce serait une nouvelle guerre de Sécession et les fédéraux la gagneraient plus facilement encore que la première.
— On est d’accord. Mais ça nous a fait réfléchir. Certains d’entre nous se sont groupés pour acheter des terrains dans le comté de Solano.
— Pour quoi faire ?
— Construire une ville à nous. Ne plus rester englués en Californie, qui est en train de devenir un enfer. L’immigration, la pauvreté, la violence et ce crétin de gouverneur qui aggrave les choses et nous fait cracher pour payer ses erreurs.
Ronald écouta sans rien dire puis secoua la tête.
— Une ville ne vous servira pas à grand-chose. Vous serez toujours soumis aux lois, à la fiscalité, aux lobbies. Votre problème, c’est l’État. Aussi bien la Californie que l’État fédéral. Et pour se soustraire à l’État, il faut en avoir un.
Marvin était assez fier de son argumentation et, en constatant qu’il n’avait pas convaincu son interlocuteur, il ne cacha pas sa déception.
— Alors, se rebiffa-t-il, explique ce que tu entends par « avoir un État » ?
Ronald différa sa réponse. Il avait l’air de rassembler ses idées, comme si la question l’avait pris de court. Marvin tournait pensivement la canette dans sa main. On aurait dit qu’il y cherchait un millésime.
— Il y a cent quatre-vingt-treize États à l’ONU, commença Ronald. Plusieurs d’entre eux ont un budget annuel de moins d’un milliard de dollars. Rappelle-moi quel est le chiffre d’affaires d’une boîte comme la tienne.
— Près de trois cents.
— Voilà.
— Où veux-tu en venir ?
— Je dis simplement que ton entreprise est de l’ordre de grandeur de nombreux États dans le monde. Et même de la plupart, si vous vous y mettez à plusieurs, avec les autres GAFAM. Pourtant ces États, si pauvres qu’ils soient, possèdent quelque chose que vous n’avez pas et qui vous manquera de plus en plus cruellement.
— Quoi ?
— La souveraineté.
Marvin prenait un plaisir visible à cette discussion. Pour l’alimenter, il mettait son point d’honneur à formuler des objections.
— Excuse-moi mais nous ne sommes pas un peuple. Nous sommes des entreprises. Une entreprise ne peut pas posséder un État.
— Tout le monde peut posséder un État. Une mafia peut posséder un État, un groupe terroriste peut posséder un État, même un service de renseignement peut en posséder un, regarde la Russie. Et rappelle-toi ce qu’on disait de la Prusse au temps de Frédéric II : « Ce n’est pas un État qui a une armée. C’est une armée qui a un État. »
Ils n’avaient pas remis de bois depuis un moment, accaparés par la discussion. Un tapis de braises rougeoyait, traçant les lignes mouvantes de continents de feu.
— En somme, tu me conseilles d’acheter un État ?
Le visage rougi par le brasier, Marvin ne pouvait cacher l’excitation que provoquait en lui cette idée.
— Je te parle du principe, coupa Ronald. Les modalités, c’est autre chose. Les relations internationales forment un réseau complexe d’intérêts et d’interdépendances. Il y a des zones d’influence. Il faut aussi tenir compte des peuples, malgré tout. On ne peut pas se pointer avec un paquet de fric et dire « j’achète ».
— Je suis heureux de te l’entendre dire.
— Ce n’est pas impossible pour autant. Prendre le contrôle d’un pays, c’est un métier. Il faut choisir judicieusement sa cible, analyser les forces en présence et mettre en œuvre toutes sortes de techniques de subversion. Dans notre jargon, on appelle ça un coup d’État clefs en main.
Marvin se figea, frappé d’une sorte de stupeur voluptueuse, un peu comme le jour où on lui avait annoncé qu’il avait gagné son premier million avec ses algorithmes.
— Un coup d’État clefs en main ! répéta-t-il, les yeux dans le vague. Génial. J’adore.
Il se leva d’un bond et se dirigea vers un auvent couvert de tavaillons.
— Un coup d’État clefs en main, répétait-il en fouillant dans l’obscurité, jusqu’à trouver un frigo sous le bar.
Il en sortit deux petites bouteilles de soda puis vint se rassoir.
— Un coup d’État clefs en main… C’est ce que vous faites, alors, dans votre officine, à Providence ?
— Entre autres. Mais…
— Mais quoi ?
— En vérité, j’ai quitté Providence. Pour monter ma propre agence.
Ronald saisit un tisonnier qui traînait près du foyer et se mit à fourrager dans les braises, libérant des effluves de résine brûlée.
— Franchement, reprit-il en laissant paraître sa gêne, cette discussion me met un peu mal à l’aise. C’est mon pain quotidien, ces histoires de politique et ces opérations secrètes, et c’est pour cela que j’en ai parlé. Mais je ne voudrais surtout pas que tu croies que je suis venu te vendre mes services…
Marvin but une grande rasade de soda.
— Quelle idée ! Franchement, ça ne m’a pas effleuré l’esprit. J’aime les discussions stimulantes. J’ai si rarement l’occasion de parler avec des gens qui ne travaillent pas dans mon domaine… La plupart des personnes que je vois ont le nez dans le guidon, comme moi. Ça fait du bien de prendre de la hauteur. Il y a longtemps que je n’ai pas eu de conversation comme celle-là, avec de grandes idées et des projets visionnaires. Au fond, il n’y a que cela qui m’intéresse.
Il jeta sa bouteille vide sur les braises et regarda le plastique se tordre sous l’effet de la chaleur. Il reprit sur un ton plus grave.
— On a une nouvelle réunion bientôt, avec les libertariens. Le groupe s’étoffe, à ce qu’il paraît. On est tous concurrents mais on a des problèmes communs, et le principal, c’est celui qu’on vient d’aborder. Je vais leur parler de ton idée. Sûr que ça va les emballer autant que moi.
— Comme tu voudras, mais méfie-toi quand même. On vous accuse déjà de tous les vices. Si quelqu’un venait à apprendre que vous avez de tels projets, ce serait la catastrophe. C’est le genre de sujets qui doivent rester absolument secrets et être sous-traités à des professionnels de confiance.
— Laisse-moi faire.
Ils parlèrent encore longtemps dans la nuit silencieuse. Ils évoquèrent leurs amis d’autrefois. Comme tous les grands affectifs, Marvin gardait en mémoire le nom de leurs professeurs et des anecdotes insignifiantes sur leur vie d’adolescents.
— Tu ne peux pas savoir comme je suis heureux de t’avoir retrouvé, conclut-il en posant la main sur l’épaule de Ronald.
Bien qu’il eût toujours horreur du contact physique, il se garda de tressaillir. Il en remit même une couche à propos du bonheur que ces retrouvailles étaient censées provoquer en lui.
Ils avaient laissé mourir le feu, et les braises ne les réchauffaient plus. La fraîcheur venue de la mer faisait frissonner Marvin sous son T-shirt. Il proposa à Ronald de redescendre.
La centrale domotique avait fait diminuer l’intensité de toutes les lampes pour la nuit. Les salons plongés dans la pénombre paraissaient encore plus inhumains que de jour.
— Tu es venu comment ?
— En taxi.
Marvin appela un de ses chauffeurs. Une limousine noire se gara devant eux en crissant sur le gravier de la cour. Deux vigiles guettaient dans l’ombre, à la lisière des bosquets de buis. Ronald monta à l’arrière et Marvin se pencha à l’intérieur par la vitre ouverte.
— Rappelle-moi comment elle s’appelle, ton agence.
— Ne cherche pas, répondit Ronald, qui avait remis ses lunettes noires malgré l’obscurité. C’est mon agence, point final. Tu ne la trouveras nulle part. Discrétion d’abord. Il suffit de t’adresser à moi.
— Tu n’as laissé qu’une adresse postale sur ta lettre.
Ronald sortit de sa poche de veston une petite carte de visite sur laquelle figuraient son nom, un numéro de portable et une adresse mail.
— J’ai compris, murmura Marvin, trop heureux d’entrer, si peu que ce fût, dans le monde du secret. Je te donne des nouvelles bientôt.
Et il ajouta, avec une mimique de conspirateur :
— Discrètement.
Il était trois heures du matin. Le chauffeur reconduisit Ronald sans desserrer les dents. Il le déposa à cent mètres d’un hôtel trop minable pour qu’il eût osé en donner l’adresse. »

À propos de l’auteur
RUFIN_jean_christophe_Steeve_juncker_gomezJean-Christophe Rufin © Photo Steeve Juncker Gomez

Jean-Christophe Rufin est médecin. Il fut l’un des pionniers du mouvement humanitaire et, à ce titre, a parcouru de nombreux pays en crise. Il a exercé des fonctions diplomatiques (attaché de coopération au Brésil, ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie). Romancier, il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages qui ont tous conquis un large public en France et à l’étranger: Rouge Brésil (prix Goncourt 2001), Immortelle randonnée, Le Tour du monde du roi Zibeline, ainsi que la série des aventures d’Aurel le consul… Il est membre de l’Académie française depuis 2008. (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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