Orchidéiste

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En lice pour le Prix Révélation d’automne du premier roman SGDL 2023

En deux mots
Après ses études de botanique, Sylvain découvre une boutique spécialisée dans les orchidées en rendant visite à son frère installé à Paris. C’est là qu’il passera sa vie professionnelle, d’abord comme assistant puis en reprenant l’établissement. C’est là aussi qu’il va développer une clientèle aisée, découvrir les effets de la mondialisation et… rencontrer l’amour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sylvain et la fleur aux trente mille espèces

Vidya Narine réussit son entrée en littérature avec ce roman étonnant, retraçant le parcours d’un orchidéiste. Sylvain va nous raconter l’histoire étonnante de ces fleurs et passer ainsi de ses secrets intimes à la mondialisation.

Racine, sève et pollen. Ce sont les trois parties qui divisent ce premier roman et qui donnent au lecteur le programme qui les attend. Dans la première partie, on découvre Sylvain, l’orchidéiste du titre, et son histoire, ses racines. Il est le petit-fils d’une famille lorraine qui a fait fortune dans le charbon et l’acier. Puis, elle continué à prospérer, ayant su se diversifier avant que les gueules noires ne raccrochent définitivement leur équipement dans la salle des pendus. Mais il n’a pas envie du costume-cravate et des conseils d’administration. En rendant visite à son frère, installé à Paris, il découvre une petite boutique spécialisée dans les orchidées.
Découverte providentielle pour le jeune homme qui, après des études en botanique, cherchait sa voie. Désormais sa vie se déroule aux côtés de Yannick, le propriétaire. Il va lui raconter comment il a créé cette boutique, formé par Vacherot & Lecoufle, les pionniers de l’orchidée française. Même si cette entreprise est déjà sur le déclin, ne pouvant rivaliser avec les nouvelles serres hollandaises, allemandes ou asiatiques. Yannick a pu profiter de leur savoir et de leur savoir-faire pour apprendre «tout ce qu’il sait de la fleur aux trente mille espèces. Il est passé maître dans l’art de l’hybridation en calquant ses gestes sur ceux du discret Philippe Lecoufle, cachemires gris et lunettes rondes, qui repiquait déjà des plants à l’âge de six ans sous l’œil sévère de Maurice Vacherot. Longtemps, Yannick a admiré l’étendue encyclopédique de ses connaissances, l’honnêteté avec laquelle il séduisait les organisateurs de salons, son style de management direct et doux.» Désormais, il peut à son tour transmettre ses connaissances à Sylvain, qui va prendre sa succession. Le nouveau patron efface la particule de son nom pour inscrire «Sylvain Dubois» au fronton de son magasin, car il a compris qu’« il ne faut jamais avoir l’air aussi riche que les riches quand on veut leur vendre quelque chose ». Sylvain travaille d’arrache-pied, ne compte pas ses heures et parvient à conserver, voire à élargir sa clientèle. «Pendant quinze ans, j’ai marché entre les orchidées, mon jardin. En suivant ce chemin pavé de mille nuances, ce tapis de velours, je suis entré dans les plus belles maisons de Paris, mon intérieur. J’y ai pris mes quartiers d’hiver et mes quartiers d’été, j’y ai admiré les nymphéas de Monet, les oliveraies de Van Gogh et les calanques de Signac dans des salons privés. L’orchidée est l’accessoire des privilégiés. Ma boutique, installée à l’exact croisement des arrondissements les plus aisés de la capitale, est leur P.M.U., leur bureau de tabac.»
Racines familiales donc, mais aussi racines végétales, celles de cette plante dont on va découvrir l’incroyable histoire, de sa découverte à son expansion mondiale, car cette fleur s’établit vite comme un signe extérieur de richesse. «Les firmes créent des emplois, leurs succursales débordent de dizaines de milliers de plantes, parfois toutes d’une même espèce, tel le plumage entier d’un oiseau qu’on aurait arraché à son nid, traîné au bout d’un sentier entre des arbres abattus. Les écorces craquent, les xylophages s’agitent, l’herbe est une flaque de sève, d’hémolymphe et de nectar. Avant de lever l’ancre, les chasseurs brûlent les plants qu’ils n’ont pas la place de rapporter, ça flambe aussi fort que du kérosène. Derrière eux, en Amérique du Sud, en Asie, gisent des sols auxquels on a fait la guerre. Cap sur l’Europe.»
La sève, la seconde partie du roman, sera consacrée à la chronique des années passées dans la boutique, des rencontres marquantes et souvent décevantes avec des clients aussi fortunés qu’incultes, mais aussi avec quelques passionnés et avec l’amour.
Puis viendra le temps du mal de dos récurrent, de l’usure, de ce bilan difficile: «Ce jardin est parfaitement entretenu, il sent bon, mais je m’y suis perdu, je ne saurais dire quand exactement.»
Alors il faudra songer à passer la main. À semer à son tour. C’est le pollen. Mais il reste cette malédiction familiale, cette blessure intime, l’impossibilité de dire, de transmettre, surtout depuis qu’il vit avec blessure, son père s’étant donné la mort. Un deuil impossible à faire. Vidya Narine réussit admirablement ce grand écart entre l’intime et la mondialisation, entre belles surprises et terribles désillusions.

Orchidéiste
Vidya Narine
Éditions Les Avrils
Premier roman
144 p., 18 €
EAN 9782383110248
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé en France, à Paris. On y évoque aussi Nancy, Toulouse et La Réunion.

Quand?
L’action se déroule du XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sylvain est orchidéiste. Chaque jour, il prend soin de ses fleurs pour une clientèle exigeante. Des orchidées, il sait tout : la symbolique, l’aventure de leur découverte et les ravages sur la nature de leur commercialisation massive. Aujourd’hui, il aimerait céder sa boutique. Mais dans sa famille, une dynastie d’industriels lorrains, on n’a pas su comment transmettre. Alors, pour mieux habiter l’avenir, Sylvain répare les racines abîmées du passé.

Les critiques
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Vidya Narine présente «l’Orchidéiste » à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« PARTICULE
Du côté de mon père, tous les hommes sont ingénieurs, médecins, hauts gradés, hommes d’affaires, politiciens. Sauf lui. Un jour, quand j’étais enfant, les grilles du domaine familial se sont fermées devant nous. De l’autre côté du portail, j’ai vu s’éloigner mes grands-parents, mes oncles et mes tantes, le jardin à la française et les montagnes de cadeaux de Noël ; notre petite nation en forme d’arbre, dans laquelle chaque citoyen habitait une branche.
Sur notre blason figurent trois abeilles. C’est Napoléon qui a choisi cet insecte comme symbole de la noblesse, parce qu’il surmonte les obstacles et produit des ressources avec les fleurs d’autrui, et puis il voulait concurrencer le lys. J’adorais sentir le relief des abeilles sur la chevalière de mon père, j’appuyais jusqu’à ce que les pattes et les ailes d’or s’impriment en creux sur la pulpe de mon pouce. Je ne sais pas où est passée cette chevalière. Sur le blason, il y a aussi un croissant, pointes vers le haut, il représente l’accroissement des richesses. Moi, je suis passé du côté des fleurs.
Mon père a été déménageur, camionneur, cariste, chômeur. Il avançait sans autre plan que de ne pas mener celui qu’on attendait qu’il mène. Parfois, il attrapait mon bras d’enfant et me soufflait à l’oreille, avec dans l’œil un feu mal éteint : « Vivre, c’est savoir être un caméléon ! » Mais j’avais beau chercher, je ne voyais, chez le petit reptile, que le strabisme comique et la langue rose engluée sur une mouche. Doucement, je me dégageais pour faire reprendre à ma voiture rouge son trajet sur les motifs du tapis, lui retournait s’enfoncer dans les profondeurs du canapé.
Applaudissements de jeu télévisé, bruits de vaisselle dans la cuisine. Par la fenêtre, la pluie fine sur les coteaux de Lorraine et, perçant les cimes des chênes sur la colline, les tourelles Renaissance du château de mon grand-père.

Les écailles recouvrent le corps du caméléon jusque sur ses paupières et ses globes oculaires, sortis de leurs orbites afin d’amplifier son champ de vision. Au sommet des globes, les lentilles des yeux se déplacent indépendamment l’une de l’autre pour capter deux fois plus d’images qui n’auront pas besoin de fusionner dans son esprit. Pour mes treize ans, mon père est mort.

Au collège, je ne voulais rien, à part faire couler du ciment à l’intérieur de moi ; de colère devenir pierre. Je me suis fait renvoyer. J’ai posé ma tête sur les genoux de ma mère, je me suis enroulé autour d’elle, prêt à remonter le temps jusqu’au noir de l’univers et à vivre dans l’odeur de ses mains, les yeux fermés. Assise sur le bord de mon lit, elle m’a caressé les cheveux et m’a demandé : « Qu’est-ce que tu voudrais faire maintenant ? », puis elle s’est précipitée vers la fenêtre pour planquer ses larmes dans les coteaux. Rien. Je ne voulais rien puisque mon père ne voulait plus.

De temps en temps, entre mes cils mouillés comme des toiles d’araignées de sous-bois, j’apercevais des aurores possibles. On m’a dit : « Choisis un métier », on m’a indiqué deux écoles d’horticulture à proximité, « Ça serait pratique ». Alors j’ai ouvert ma bouche desséchée : « Paysagiste. » Je voulais bien ça, voir se lever des soleils orange sur la terre humide, et les falaises glacées se coiffer de brume. Mais les meilleurs dossiers occupaient déjà le terrain, restait CAP pépiniériste.

Au centre de formation, les élèves se moquaient de la particule à mon nom. Ils me vouvoyaient, levaient le petit doigt en me tendant l’ébrancheur, riaient entre eux. Ils étaient fils de paysans, d’horticulteurs, ils avaient les mêmes références, le dos et les mains larges, ils allaient vite. Un jour, j’ai failli me faire un copain, Aurélien, l’aîné d’un maraîcher « fierté d’Occitanie » avec ses laitues et ses chicorées à perte de vue. Avec lui, j’ai recommencé à parler, mais souvent il m’interrompait, fronçant les sourcils comme pris d’un mal de crâne : « Attends, parle plus simplement, là. » Il trouvait mes phrases trop longues, alambiquées. J’ai essayé de raccourcir, de simplifier, peut-être que j’étais trop excité par cette nouvelle vie, par l’existence d’un possible nouvel ami, que je parlais trop, et trop vite. J’ai essayé. De fermer ma bouche, d’y mettre un mot sur deux, mais Aurélien s’est lassé, il est retourné rire avec les autres. Pour eux, j’étais un gosse de riche qui n’était pas à sa place et convoitait la leur.

On m’a enseigné à nourrir la terre, et au printemps j’y ai planté ma particule. Elle est devenue noisetier, rosier, agapanthe. La nuque brûlée, j’ai appris à la protéger des charançons en été, je l’ai bouturée en automne et vendue sous le soleil blanc de l’hiver, les lèvres gercées par l’autan.
Lors d’un stage à la Jardinerie Toulousaine, je me suis intéressé aux allées et venues de Vincent, le responsable des achats. Tapi derrière les lauriers en fleur, j’écoutais ses conversations, précises, j’étudiais son allure, rapide, nette entre les sacs d’engrais et les rangées de citronniers. Les mains dans la terre par moins dix degrés et les pieds dans des chaussures de ville, il devinait la santé d’un cèdre à la nuance du bleu de ses aiguilles. Ses achats de tulipes perroquets, groseilliers à maquereau et bougainvilliers donnaient leurs couleurs de saison aux rayons de la pépinière. Je regrettais ses départs, j’attendais ses retours. Devenir pousse-brouette, je ne le voulais pas, alors à condition que j’excelle, Vincent a accepté de m’apprendre son métier. Pour lui, j’ai obtenu mon CAP, intégré un BTS action commerciale. Mais de retour aux études, je dérivais encore comme un bois flotté. J’ai quitté l’école sans passer mon diplôme.
J’avais davantage de notions commerciales qu’un pépiniériste et connaissais mieux les arbres que n’importe quel commercial, je devais bien pouvoir trouver un travail. Pourtant, devant les dirigeants cravatés, ma vue se brouillait, mon savoir disparaissait. Dans mon esprit, le temps suspendait sa course tel un cerf dans les phares d’une voiture, on me parlait framboisier, je répondais cassis.
Entre deux entretiens ratés, mon frère m’hébergeait à Paris. Lui avait bien réussi déjà, il commençait à ressembler à ces hommes devant lesquels j’échouais, le costume bleu, perpendiculaire au bureau. Distraitement, j’écoutais ses conseils, puis repartais dans les rues admirer les cariatides haussmanniennes.

C’est ainsi que je l’ai découverte, dissimulée entre le jardin du Palais-Royal, la Comédie-Française et la place des Victoires : la petite boutique de l’orchidéiste. Un secret qui abrite quelques pépites, comme tombées d’une météorite dans un estuaire.
Je marchais depuis Les Halles, avec, à la main, des baskets soldées dans un sac Foot Locker, quand ils m’ont arrêté. Trois Brassias d’un mètre chacune dans une vitrine sombre, leurs fleurs blanches édifiées telles des architectures. Les arcs gothiques de la cathédrale de Metz en miniature. J’aurais pu saisir entre deux doigts ses voûtes du XIVe siècle, élancées pour toujours à quarante-deux mètres du sol, et quoi de plus solide, quoi de plus éternel qu’une voûte ? Avec un pistil en guise de clé pour envoyer ses forces aux extrémités des pétales, et grâce auquel tout l’édifice se tient. Des araignées d’ivoire au galop sur leurs hampes, douées de volonté, d’instinct ou de désir et dont je n’arrivais pas à détacher le regard.

Moi, je peux comprendre l’environnement d’un arbre, sa place entre la terre et les nuages. En touchant le tronc rugueux, j’entends le rythme de sa respiration, je visualise son biotope, la danse des diptères sous l’écorce. De l’orchidée je ne savais rien, rien de ses trente mille espèces suspendues à la canopée d’Amazonie, aux falaises des plages noires d’Islande et à toutes les caisses des Leroy Merlin.
Leur légion, déployée partout sur la planète sauf aux pôles, m’intéressait peu, je trouvais même l’orchidée obscène avec sa gueule de sexe béant maquillé comme un camion volé, plus racoleuse qu’un masque de carnaval, l’air embaumée tant sa floraison paraît immuable. Pourtant j’ai poussé cette porte, et l’orchidéiste a planté ses yeux sauge dans les miens. Tout autour de moi, dans son parfum vert et moite, cette inconnue avec qui j’allais passer les prochaines années de ma vie affichait ses colifichets de séductrice, ailes de soie mouchetée, vulves orange comme des cris ou tendres comme le poitrail du colibri, feuilles en sucre d’orge et bulbes doux comme des malléoles.

Cinq ans plus tard, l’orchidéiste m’a tendu la clé du magasin, le regard confiant, et ce matin-là c’est moi qui ai ouvert la grille. J’en avais appris assez sur les orchidées et sur nos acheteurs pour la reprendre, j’étais maintenant chez moi.
C’était il y a dix ans, mais je me souviens encore du poids de la clé dans ma paume. Quand il a fallu faire peindre mon nom sur la devanture et recouvrir celui de l’ancien propriétaire, j’ai supprimé ma particule. Sylvain Dubois a remplacé Sylvain du Bois des Aulnays. Il ne faut jamais avoir l’air aussi riche que les riches quand on veut leur vendre quelque chose.

HÉRITAGE
Ces derniers temps, il y a, dans ma tête, comme de la neige à la télé. Mon programme déraille. Les clients rentrent de vacances d’été, de pays que je n’ai jamais visités et dont certaines de mes fleurs sont originaires. Ils me disent qu’il fait aussi chaud ici que là-bas. Hier, l’un d’eux m’a posé une question des plus banale et je n’ai pas su lui répondre. C’est épuisant de travailler avec le vivant. Bientôt, il faudra que j’arrête.

« Ne laissez pas le cache-pot quand vous arrosez, sinon l’eau stagne et les racines pourrissent. »
« Pour arroser ? Rien de plus simple, baignez votre orchidée dans l’eau. Comment ? C’est facile, vous remplissez le fond de la baignoire et hop ! Vous déposez l’orchidée dedans. »
« Surtout, rempotez-la quand ses racines commenceront à sortir du pot. Sphaigne, fibres de coco, écorces de pin : chaque orchidée a ses préférences. »
« Oui bien sûr, je pourrai vous le faire, vous me direz vos disponibilités et je viendrai vous voir. »
Je répète les mêmes mots chaque jour, mais la fatigue prend de plus en plus de place. Je la cache à Hugo, mon assistant, à mes acheteurs, j’ai peur qu’ils la voient.

Pendant quinze ans, j’ai marché entre les orchidées, mon jardin. En suivant ce chemin pavé de mille nuances, ce tapis de velours, je suis entré dans les plus belles maisons de Paris, mon intérieur. J’y ai pris mes quartiers d’hiver et mes quartiers d’été, j’y ai admiré les nymphéas de Monet, les oliveraies de Van Gogh et les calanques de Signac dans des salons privés. L’orchidée est l’accessoire des privilégiés. Ma boutique, installée à l’exact croisement des arrondissements les plus aisés de la capitale, est leur P.M.U., leur bureau de tabac.
Ce jardin est parfaitement entretenu, il sent bon, mais je m’y suis perdu, je ne saurais dire quand exactement. J’ai trébuché sur une margelle et je suis tombé dans le bassin des nymphéas, je me débats dans la terre brune des oliveraies et fuis en toussant les calanques en feu.

Partout où je marche, un gouffre me suit. Je le connais, je l’ai déjà vu, mais la dernière fois je savais pourquoi il était là. Est-ce le même ? Il lui ressemble. Quand mon père est mort, j’ai hurlé à l’intérieur et mis un temps fou à étouffer ce cri. Un jour, il s’est éteint et je n’y ai plus pensé. Je l’avais rempli de sphaigne, de fibres de coco et d’écorces de pin.
Peut-être que la mort, quand on la rencontre, creuse un trou sous les pieds des vivants hébétés, et les accompagne ensuite comme une ombre. Une ombre qui, même si elle diminue avec la fréquence de nos rires ou s’élargit selon la taille de la lune, reste là pour toujours. Je m’en étais bien tiré alors, mais on ne sait pas quelle place elle peut reprendre, jusqu’où elle compte s’étendre.

Avant les orchidées, il y avait juste ma racine cassée. À tâtons dans le noir j’en cherchais l’extrémité perdue. Tout ce qu’il y a dans ma boutique, ce sont les couleurs que j’ai mises dans mes yeux de jeune homme, afin de pouvoir les ouvrir adulte et me tenir bien droit.
Si je quitte cet endroit, si je n’ouvre pas cette porte chaque matin, le film de ma vie s’arrête. Qu’est-ce qu’il me restera ? Je me sonde. À l’intérieur de moi, je ne vois rien. Comme ces lapins de Pâques qui sourient indéfiniment : deux coques moulées devant derrière, et à l’intérieur un vide en forme de vertige.
Mon commerce me constitue, c’est tout ce que je possède. Pas seulement les murs, les meubles, les fleurs, mais aussi ce que l’on m’a appris, avec ou sans mots. Je suis devenu ma culture d’entreprise. Un savoir, un magma immatériel, la volonté de ceux qui ont désiré plus fort que les autres que cette beauté vive, génération après génération. Une connaissance dont j’ai hérité, qui coule dans le nectar et les racines de mes orchidées.
Cette expérience ne peut pas mourir. Je dois la transmettre, m’assurer que mon successeur soit comme moi et ceux qui m’ont précédé. Je lui dirai mon histoire, il y nouera ses propres fils tels de solides amarres. Ou peut-être qu’elle sera incluse dans la vente, livrée clé en main ? Comment se transmet la mémoire ? Peut-être sans que l’on ait besoin d’expliquer. Dans un sens (vers l’avant, toujours), et debout, de la racine jusqu’aux fleurs.

Ensuite, je partirai. À Hugo, à mes clients, je dirai : « Je suis allé me baigner au fond de l’œil du geai. C’est un cénote, je n’y vois pas mes pieds. Ici, il n’y a personne, j’écoute le clapotis de l’eau. Ici, tout se tient sans discuter, horizontalement et verticalement. Les sédiments, les vies anciennes, la terre, le vent, les buildings, la fleur, l’enfant. Si l’on observe attentivement l’œil du geai, on peut voir dans les plis de sa paupière le dinosaure qu’il a été, et même, au fond de son dôme d’obsidienne, le carbonifère. » Devant leur air déconcerté, j’ajouterai : « Je suis parti lire les écritures gravées sur le dos des baleines. Vous n’avez jamais remarqué ? Sur leurs dos, des coquillages et des pierres ont pris des notes, composé des symphonies fiévreuses, ou griffonné des mémos, et moi je suis parti les déchiffrer. »
Il faudrait pour cela que quelqu’un accepte de recevoir mon histoire, ma tapisserie. Qu’il accepte de la dérouler et d’en déchiffrer les signes, identifier ses personnages principaux et apprendre leurs hauts faits. À leur suite, il tissera son meilleur profil, poursuivra mon mille-fleurs de Dame à la licorne. Si je ne trouve pas de successeur, je devrai me résoudre à remiser ma tapisserie dans un coin sombre pour toujours, et moi avec.
Je la dépoussière, l’inspecte. Ses fils enchevêtrés se révèlent plus solides que je ne le pensais. Botanistes, explorateurs, clients, avec eux j’ai réparé les accrocs, dissimulé les repentirs. En faisant miens leurs récits, je choisis d’autres pères : ceux qui m’ont transmis ce qu’ils savent et dont je voudrais que l’on se souvienne.
Je poursuis le motif de cette fleur qui pousse accrochée aux branches, descends le long de sa tige vers le nœud des origines, y trouve un fil rompu, celui de mon père. Malgré mes efforts, la sève perle encore au pied de mon arbre. J’avance un doigt pour cautériser la plaie. Tout ce que je sais de cet arbre-ci, c’est qu’il n’aurait jamais été le même s’il n’y avait pas eu la forêt. »

Extraits
« Pendant quinze ans, j’ai marché entre les orchidées, mon jardin. En suivant ce chemin pavé de mille nuances, ce tapis de velours, je suis entré dans les plus belles maisons de Paris, mon intérieur, J’y ai pris mes quartiers d’hiver et mes quartiers d’été, j’y ai admiré les nymphéas de Monet, les oliveraies de Van Gogh et les calanques de Signac dans des salons privés. L’orchidée est l’accessoire des privilégiés. Ma boutique, installée à l’exact croisement des arrondissements les plus aisés de la capitale, est leur P.M.U., leur bureau de tabac.
Ce jardin est parfaitement entretenu, il sent bon, mais je m’y suis perdu, je ne saurais dire quand exactement. J’ai trébuché sur une margelle et je suis tombé dans le bassin des nymphéas, je me débats dans la terre brune des oliveraies et fuis en toussant les calanques en feu.
Partout où je marche, un gouffre me suit. Je le connais, je l’ai déjà vu, mais la dernière fois je savais pourquoi était là. Est-ce le même? Il lui ressemble. Quand mon père est mort, j’ai hurlé à l’intérieur et mis un temps fou à étouffer ce cri. Un jour, il s’est éteint et je n’y ai plus pensé. Je l’avais rempli de sphaigne, de fibres de coco et d’écorces de pin. » p. 20

« Avec leurs quatre petites serres en bois à la peinture blanche écaillée, des ferronneries bouclées sous les faîtes et des vitres branlantes, Vacherot & Lecoufle ne faisaient déjà plus le poids face aux nouvelles serres hollandaises, allemandes ou asiatiques dont on estime depuis les surfaces en Stades de France. Pour cultiver sa différence, Vacherot se concentrerait sur la création de nouvelles variétés.
Cela n’a pas empêché Yannick d’y apprendre tout ce qu’il sait de la fleur aux trente mille espèces. Il est passé maître dans l’art de l’hybridation en calquant ses gestes sur ceux du discret Philippe Lecoufle, cachemires gris et lunettes rondes, qui repiquait déjà des plants à l’âge de six ans sous l’œil sévère de Maurice Vacherot. Longtemps, Yannick a admiré l’étendue encyclopédique de ses connaissances, l’honnêteté avec laquelle il séduisait les organisateurs de salons, son style de management direct et doux. » p. 32

« L’orchidée tropicale restera pour toujours un signe extérieur de richesse. Comme l’hôtel particulier, le petit personnel, les bijoux, les vêtements de luxe ou la jeunesse éternelle. Mais sa beauté qui semblait invincible flétrit brutalement, alors les marchands repartent labourer les océans à l’assaut de fleurs fraîches.
Les firmes créent des emplois, leurs succursales débordent de dizaines de milliers de plantes, parfois toutes d’une même espèce, tel le plumage entier d’un oiseau qu’on aurait arraché à son nid, traîné au bout d’un sentier entre des arbres abattus. Les écorces craquent, les xylophages s’agitent, l’herbe est une flaque de sève, d’hémolymphe et de nectar. Avant de lever l’ancre, les chasseurs brûlent les plants qu’ils n’ont pas la place de rapporter, ça flambe aussi fort que du kérosène. Derrière eux, en Amérique du Sud, en Asie, gisent des sols auxquels on a fait la guerre. Cap sur l’Europe. » p.39

« On ne sait pas pourquoi les pieds mères sont capables de générer d’autres orchidées, accrochées à leurs hampes comme des greffons après la floraison. Tantôt, c’est parce que l’orchidée a manqué d’eau, ou au contraire, qu’elle en a trop reçu: stress hydraulique, engrais inadapté, air trop sec. Les pieds mères valent de l’or, et certains connaisseurs les recherchent.
Il y a deux ans, j’en ai repéré un chez Hans, mon producteur hollandais de Bergschenhoek. Un vieux type solitaire qui possède une serre décatie de la taille de mon premier studio à Châtelet-Les Halles. À l’intérieur poussent les plus beaux Cymbidiums d’Europe, une orchidée qui fleurit à l’origine sur les pentes de l’Himalaya jusqu’en Australie. » p. 82

À propos de l’autrice
NARINE_vidya_©Chloe_Vollmer-LoVidya Narine © Photo Chloé Vollmer-Lo

Diplômée de l’École du Louvre, Vidya Narine a travaillé dans l’industrie de la mode avant de se consacrer à l’écriture. Elle publie régulièrement de la poésie, des formes courtes, et dirige Sève, une revue liant création littéraire et écologie. Avec Orchidéiste, ce premier roman entrelaçant l’histoire fascinante de l’orchidée tropicale et celle d’une blessure intime, elle pose un regard singulier sur l’héritage, le travail, le capitalisme mondialisé, le rapport au vivant.

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Une réflexion sur “Orchidéiste

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