Guyanes

Jean-Paul Delfino
Guyanes

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Prix du livre de plage 2023

En deux mots
Clara, une Parisienne condamnée au bagne après la Commune de Paris, Mané un esclave brésilien qui entend se libérer de ses chaînes et Alphonse de Saint-Cussien, un arriviste endetté vont se retrouver en Guyane. Trois destins qui se croisent , trois histoires qui se mêlent dans un récit historique qui pourrait bien être le pavé de l’été.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique
Clara, Mané et Alphonse font route vers la Guyane

Le souffle romanesque de Jean-Paul Delfino nous entraîne en Guyane à la fin du XIXe siècle. On y suit trois personnages bien décidés à ne pas subir le funeste sort qui leur est réservé, le bagne, l’esclavage et la ruine. Vous n’oublierez pas de sitôt Clara, Mané et Alphonse !

Le jury du Prix du livre de plage, présidé par Jean-Christophe Rufin, a eu l’excellente idée de choisir Jean-Paul Delfino comme lauréat 2023. Souhaitons que ce coup de projecteur, à la veille de l’été, permette à Guyanes de devenir LE roman de cet été. Il serait bien dommage en effet de le voir disparaitre des étals à la rentrée sans avoir trouvé son public, car ce roman entier, total plaira, j’en suis sûr, à tous ceux qui l’ouvriront. Ne vous effrayez pas de ces quelque 600 pages et laissez-vous entraîner dans ce récit historique plein de bruit et de fureur, page turner par excellence.
On commence par ici croiser Clara qui a eu la malchance de croire aux rêves nés sur les barricades de la Commune et qui a fini, à la suite d’une parodie de procès par être condamnée au bagne. On la retrouve, au milieu de ses compagnes d’infortune, sur la route qui la mène d’Aix-en-Provence au bagne de Toulon. Là elle fera la connaissance d’Amandine qui va lui insuffler un peu d’espoir au moment d’embarquer pour la Guyane. Ceopndant, lors de l’escale d’Alger les deux femmes vont être séparées. Amandine prendra la direction de la Nouvelle-Calédonie.
Au même moment, à des milliers de kilomètres de là, on fait la connaissance de Mané. Enrôlé dans l’armée brésilienne, il rentre de la guerre du Paraguay avec la promesse d’être affranchi. Mais pour le frère de son Maître disparu, il n’est pas question d’honorer cette promesse. Il a besoin de ses esclaves et surtout de la force de travail de Mané. Mais ce dernier va faire une rencontre qui va changer sa vie. Au marché de São Luís, il fait la connaissance de la pétulante Matilda, qui va l’aider à se délester de ses chaînes. En lui offrant quelques heures de liberté, il va pouvoir s’enfuir et trouver un refuge provisoire sur la côte avant d’embarquer pour la Guyane. La France ayant aboli l’esclavage, il peut rêver de jours meilleurs.
Toujours au même moment, Alphonse de Saint-Cussien, le rejeton d’une famille ayant réussi à s’extraire de la misère par le négoce et un mariage bien arrangé, essaie de suivre la même recette. Il épouse la fille d’un riche propriétaire, mais ne tarde pas à dilapider sa nouvelle fortune au jeu. Acculé par les dettes, il entrevoit la possibilité de se refaire en fuyant ses créanciers. Muni d’un titre de propriété en Guyane, il embarque à Bordeaux pour ce nouvel Eldorado. Ses compagnons de voyage ne vont pourtant pas tarder à doucher ses espoirs, lui décrivant plutôt un enfer sur terre.
On l’aura compris, Clara, Mané et Alphonse vont finir par se croiser. Mais il aura fallu pour cela bien des péripéties. Clara, qui se refusait au marin qui la reluquait, a failli mourir avant de poser les pieds à Saint-Laurent du Maroni. Mané a trouvé Mariki lors de son voyage le long des côtes brésiliennes et en a fait sa femme. Il pensait s’arrêter en chemin et fonder une famille jusqu’au jour où il a assisté impuissant à l’assassinat de son amour par un groupe de soldats. Il a alors repris la route vers la Guyane et finira lui aussi à Saint-Laurent. Alphonse aura voyagé plus calmement jusqu’à Cayenne où il comprendra vite que son titre de propriété n’est que le résultat d’une escroquerie. Fort heureusement pour lui, on va lui offrir un poste d’administrateur.
Dans la seconde partie du roman, Jean-Paul Delfino va déployer son roman autour de ces trois destins, montrer combien la force de caractère – et les circonstances – peuvent transformer une vie, surtout sur des terres certes hostiles, mais où tout reste à écrire. Il faut aussi souligner qu’au fil des années et des difficultés rencontrées, chacun des trois personnages principaux de ce roman foisonnant aura mûri, beaucoup subi et sera passé très près du gouffre. Alors, lorsqu’enfin leurs chemins se croisent, ils ont appris de leurs erreurs passées. Et à profiter des circonstances. Loin de Paris, ils savent combien les décisions politiques sont susceptibles de se heurter au terrain et comment le besoin de développer la colonie française peut servir leur ambition, quitte à oublier les grands principes moraux. À moins qu’ils ne finissent par les rattraper…
Depuis Au bagne d’Albert Londres, on sait combien les conditions de détention et la vie des condamnés est difficile. Avec le Papillon d’Henri Charrière, on sait aussi combien il faut de force mentale pour se sortir d’un tel enfer. Si Jean-Paul Delfino s’appuie sur ces récits, il nous propose d’élargir la focale et d’ancrer son roman dans la plus vaste réalité de l’environnement extérieur, du voisin brésilien aux rêves de gloire des responsables politiques qui entendent profiter et développer un Empire qui est alors encore en développement. Avec lui, on comprend mieux les enjeux et on se retrouve, près d’un siècle et demi plus tard, à constater l’actualité des questions soulevées ici. Pour passe run excellent moment et pour ne pas bronzer idiot, pensez à Guyanes !

Guyanes
Jean-Paul Delfino
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
592 p., 23,50 €
EAN 9782350878874
Paru le 11/05/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Aix-en-Provence, Toulon et Bordeaux ainsi qu’à Paris. On y parle aussi du Brésil, notamment de São Luís aux côtes guyanaises. Enfin, en Guyane, principalement à Saint-Laurent du Maroni et Cayenne.

Quand?
L’action se déroule de 1872 à 1879.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paris, 1870. Clara, gamine de quinze ans, est cueillie sur les barricades de la Commune et condamnée comme pétroleuse à huit ans de bagne. Au même moment, Mané, esclave, rentre de la guerre qui a opposé le Brésil au Paraguay. L’empereur Dom Pedro II lui a promis la liberté. Il n’a pas tenu parole. Mané s’enfuit donc vers cette terre de liberté voisine, une terre nommée Guyane. Alphonse de Saint-Cussien, rejeton d’une famille de parvenus, multiplie les frasques. Joueur invétéré, il accumule les dettes et se voit contraint de quitter la France pour échapper à ses créanciers.
Au fil de cette flamboyante saga, Jean-Paul Delfino confirme son immense talent de conteur. Son tableau sans concession de la politique coloniale française en Guyane entremêle ces trois destins, trois affluents qui n’auraient jamais dû se croiser, mais que le cours de l’Histoire a réunis en un seul fleuve, puissant et tumultueux comme le Maroni.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Point de vue (Jessica Louise Nelson)
TV Outremer la Première

Les premières pages du livre
Chapitre I
« Les riches font ce qu’ils veulent. Les pauvres font ce qu’ils peuvent. » Proverbe guyanais

« Silence, Dans les rangs! La prochaine que j’attrape à parler, je lui colle trois jours de mitard. Vous m’avez bien compris? Le mitard, avant la cale et le pays des singes verts. Vous ferez moins les bravaches que sur les barricades. Allez, garces! On file, on file! On file et on se tait!»
Les mots de l’argousin avaient claqué dans le matin comme autant de gifles sèches. Sur la petite route qui menait d’Aix-en-Provence à Toulon, la cohorte des bagnardes replongea aussitôt dans son mutisme. En ce mois déjà étouffant de juin 1872, l’on n’entendit plus alors que les galoches de bois sur le chemin de pierres. Ces bêtes de somme, une trentaine tout au plus, piétinaient sous la surveillance étroite de soldats placés à intervalles réguliers.
Après avoir essuyé la sueur qui coulait de son front, le gardien enfouit son mouchoir dans la poche de sa veste et reprit, cette fois pour lui-même: « Et dire que c’est cette chienlit qui voulait faire la révolution. Même le bagne, pour ces gredines, c’est encore trop bon.– Salopard… »
Malgré la crainte du cachot, Clara n’avait pas réussi à emprisonner dans sa gorge ces trois syllabes hérissées de mépris. Le maton, en réalité un bon papa dans le civil, ne les entendit d’ailleurs pas – ou peut-être fit-il seulement semblant. Il avait trop de métier pour répondre à la première provocation. Pour lui, ces femmes-là ne comptaient pas plus qu’un simple troupeau de chèvres. Son rôle était de les conduire d’Aix-en-Provence jusqu’au bagne de Toulon, avec le moins de casse possible.
Sur le même ton martial, il jappa une nouvelle fois: «On avance ! Et en silence !»
À main gauche, la silhouette lourde du massif de Sainte-Victoire semblait s’être assoupie, pelotonnée en gros chat. À droite, sur l’éperon rocheux du village de Fuveau, se détachait en contre-jour l’église Saint-Michel, que les paroissiens du cru désignaient volontiers, avec une fierté non feinte, sous l’appellation de basilique. Entre les deux, une plaine fertile où les parcelles d’oliviers, de blé et de vignes se disputaient le moindre mètre carré. L’angélus de sept heures avait sonné depuis longtemps déjà et, courbés sur leurs travaux de peine, les quelques paysans disséminés de part et d’autre de la route ne levèrent pas même les yeux sur ce convoi de poussière qui ne faisait que passer. Depuis la fin de la Commune, près de deux années s’étaient écoulées. Au début, le spectacle des bagnards, hommes ou femmes, avait bien un peu excité la curiosité. On avait délaissé les outils et la tâche pour les voir se traîner dans la pierraille, eux qui tiraient la chaîne jusqu’à Toulon avant d’embarquer pour la Guyane ou la Nouvelle-Calédonie. On leur avait lancé des insultes, des quolibets. Puis, à force d’habitude, l’on n’y avait même plus prêté attention. Chacun portait sa croix. Celle de la terre à enfanter n’était guère plus légère que celle de la justice à rendre. Qu’il pleuve ou qu’il vente, les cohortes des réprouvés avaient continué à se succéder. Il n’y avait plus désormais que les enfants les plus jeunes qui, parfois, s’asseyaient sur les talus herbeux des bas-côtés afin de profiter tout à leur aise de ce spectacle gratuit, celui de la désespérance en marche.
Placée en tête de la chaîne processionnaire, Clara se retourna tandis que le convoi obliquait vers le Sud, en direction du hameau de la Bouilladisse. D’un seul regard, elle embrassa le ciel pur de Provence, le moutonnement des champs grillés par le soleil, l’échine blanche et indigo de Sainte-Victoire.
Sous leurs masques de peine et de souffrance, elle reconnut le visage de chacune des filles qui lui emboîtaient le pas. Toutes étaient passées par le même calvaire, toutes arboraient des rictus douloureux figés par la colère, indifférentes à la honte, à la chaleur. L’enthousiasme de la Commune et les espoirs fous d’un nouveau monde à naître, les réunions enfiévrées des cercles, les amitiés et les amours naissantes sur les flancs des barricades, la confraternité d’une classe se soulevant contre le capitalisme, tout cela était désormais loin. Presque une autre vie. La cruauté imbécile d’Adolphe Thiers avait tranché dans le vif. Paris s’était dressée contre Paris ? Il avait répondu au peuple par le feu, la poudre et le sang. Chacun en avait eu son compte. Clara non plus n’avait pas abandonné sa part aux chiens. Clara, mais aussi toutes ces bagnardes qui la suivaient. Blanchisseuses, dentellières, brodeuses, piqueuses de bottines, cigarières, simples journalières ou paysannes montées à la capitale pour inventer un nouveau monde sur les cendres encore chaudes du précédent : toutes y avaient cru. Elles avaient joué, elles avaient perdu. Le coup avait été dur, mais régulier. Dans le train pénitentiaire qui les avait conduites de Paris à l’étang de Berre, puis de celui-ci à Aix-en-Provence, il n’y avait eu ni soulèvement ni tentative d’évasion. Aucune plainte ne s’était élevée – sinon pour maudire les maladroites qui, d’un coup de pied, manquaient parfois de renverser le pot d’aisance, plein jusqu’à la gueule. Celles qui avaient eu besoin de pleurer l’avaient fait en silence. Pour l’heure, elles étaient encore des femmes. Parvenues à Toulon, elles savaient de façon confuse qu’elles deviendraient autre chose. La Cour de Versailles leur avait assez rabâché qu’elles étaient la lie de la société. À Toulon, elles entreraient, de gré ou de force, dans la peau de leur nouvelle existence.
Ce ne fut qu’une fois étendue sur son bat-flanc, le corps brisé par une marche qui avait duré deux jours entiers, que Clara prit le temps de se remémorer les raisons pour lesquelles, à pas même dix-huit ans, elle avait atterri au bagne de Toulon. Celles-ci ne possédaient rien de rare. Si la Commune n’était pas venue pousser de la corne dans son quotidien de misère, Clara n’aurait jamais tâté de la chaîne. Elle était née le 16 décembre 1854, à Aix-en-Provence, le jour même de la mise en service du barrage François Zola. Son père, terrassier né à Bari, s’était crevé la paillasse afin que cet ouvrage pût voir le jour et que les Aixois, hiver comme été, pussent boire jusqu’à plus soif. Deux ans plus tard, imitant le concepteur du barrage, il était mort d’une mauvaise pleurésie, abandonnant dans leur taudis de la ruelle La Baratanque une femme noueuse comme un pied de vigne et une ribambelle d’enfants malingres, méchants et pétris de vices, passés maîtres dans l’art du chapardage.
«Dame… Il fallait bien manger.»
À la mort du père, la mère prénommée Giuseppina avait fait de son mieux, plaçant plusieurs de ses filles à l’usine de savon. Les garçons, eux, avaient trouvé à se louer dans les campagnes des alentours, du côté des Granettes ou du Val de l’Arc. Elle, avait redoublé d’efforts dans la minuscule échoppe de passementerie qui l’employait depuis déjà une dizaine d’années, rue Fabrot. Là, en compagnie de sa fille Clara dont elle avait obtenu l’embauche en tant qu’apprentie, elle ne comptait plus ses heures, tirant sur le fil jusqu’à la nausée, le front bas, les lèvres scellées. Dès le premier jour, la patronne lui avait dit son fait, sans haine et sans mépris, comme la chose la plus naturelle du monde. Elle n’était qu’une Italienne, une immigrée venant voler le travail et le pain des Français et, si elle tenait à garder sa place, ce n’était que justice qu’elle fut taillable et corvéable à merci. Giuseppina n’avait pas répondu. Puisque Dieu lui avait donné ces cartes, quand bien même étaient-elles mauvaises, il ne lui restait plus qu’à les jouer. Ses enfants, peut-être, se bâtiraient une vie meilleure, si elle acceptait de souffrir pour eux. Ses enfants ou, plus sûrement, les enfants de ses enfants.
À l’hiver 1868, une porte avait semblé s’ouvrir sur le quotidien de la veuve. Une lointaine cousine issue de son village natal, Caraglio, avait croisé sa route sur le cours Mirabeau, lors de la procession mariale de l’Immaculée Conception. Cette parente possédait une sœur, Francesca, qui avait poussé le voyage depuis l’Italie jusqu’à Paris afin de s’y établir. Sur la butte Montmartre, elle avait ouvert une petite gargote pour les ouvriers du bâtiment qui, contre une pièce ou deux, pouvaient s’offrir une chopine de vin et une assiette de ragoût trempé de pain bis. Avec les travaux incessants décidés par le baron Haussmann, Paris était devenu un immense chantier, les manœuvres et les gâcheurs de plâtre avaient afflué de l’Europe entière et l’affaire de Francesca s’était agrandie en conséquence. Elle avait alors eu besoin de bras. Giuseppina n’avait pas hésité une seconde. La semaine suivante, Clara partait pour la capitale avec, en poche, quelques mots de recommandation et l’adresse du caboulot – au Tabouret percé – griffonnés sur un bout de papier. Au moment de quitter la cité du Roy René, les derniers conseils maternels avaient sonné à ses oreilles: il lui fallait se méfier des hommes qui étaient tous des porcs. Seul Dieu pouvait la sauver des flammes de l’enfer. Et, si cette Francesca acceptait de l’embaucher, sa reconnaissance se devrait d’être éternelle.
« Ma pauvre maman… »
Dans les gémissements des taulardes ne parvenant pas à trouver le sommeil, au bord de la suffocation à cause des odeurs fortes, animales, produites par les corps trempés de transpiration et de crasse, Clara ouvrit les yeux sur la nuit, tout juste trouée par un quinquet à huile qui grésillait, à l’autre bout du dortoir. Elle se revit en train de poser son sabot sur le marchepied de la voiture. Elle n’était alors qu’un moineau, une mésange. Toute de nerfs et d’os, avec une chevelure abondante d’un noir de jais et de grands yeux charbonneux. Clara n’était pas ce que l’on pouvait appeler une belle fille, non. Elle faisait plutôt songer à une ombre, une rescapée de naufrage, tant ses joues étaient creusées, ses lèvres amères, ses membres grêles.
Lorsque Francesca, dans le petit matin de Paris, avait ouvert les portes de sa gargote, elle avait failli la laisser sur le seuil. Après avoir lu le mot de billet que celle-ci lui avait tendu, elle avait fait le tour de ce drôle de petit oiseau qui ne portait, pour tout bagage, qu’un baluchon de toile grossière. Un long moment, sans prononcer la moindre parole, elle l’avait toisée. Sûrement lui aurait-elle interdit l’entrée si Clara, soudain, n’avait redressé la tête pour lui adresser un sourire. Brusquement, ce visage émacié avait paru s’illuminer de l’intérieur et Francesca, convaincue qu’une gamine avec un aussi bon sourire ne pouvait être complètement mauvaise, s’était effacée devant la porte. Sans discours inutile, l’affaire avait été conclue.
« C’était l’autre temps, le temps d’avant… »
Contre douze à quatorze heures de travail quotidien, Clara avait obtenu un salaire modeste, la certitude de ne pas dormir dans la rue, de ne pas grossir l’armée des pierreuses qui tapinaient à tous les coins des rues ouvrières et crevaient le visage de Paris d’autant de cicatrices que l’on eut dites abandonnées par une vérole endémique. Le petit atelier de la rue Fabrot avait été oublié dès qu’elle avait passé sa blouse de bonne à tout faire. Là, au Tabouret percé, il n’était plus question de franges ni de festons, de mètre ruban, de craie à tissu, pas plus que d’aiguilles plantées en pelotes. En lieu et place des ciseaux et dés à coudre, Clara nageait désormais du haut de ses quinze ans dans les épluchures, les abats, l’huile de friture. Du lever au coucher du soleil, elle devait peler, émincer, rôtir, saisir, malaxer la pâte, faire le ménage, mais aussi tirer sans fin des chopines et des litres aux bondes des tonneaux afin de rincer la dalle aux terrassiers comme aux maçons, tous couverts de peinture et de poussière. Le vin était clair, peu alcoolisé. C’était un vin pour la soif, pas pour s’étourdir ni faire la noce. Les ragoûts, eux, nageaient dans l’huile ou le saindoux. Ils vous retapaient un peintre ou un manœuvre en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire.
«Quelle chienne de vie, tout de même…»
En quelques mois, Clara s’était métamorphosée. Elle ne s’était pas transformée en une matrone plantureuse à l’image de Francesca, non. Elle était encore très loin de ce corps de femme accomplie dont la sensualité débordait volontiers du corsage. Parfois, un habitué s’aventurait à tirer des pinces à la patronne ou à lui chatouiller le bas des reins. Aussitôt, la tenancière du Tabouret percé jouait les offensées, les outrées, les mères-la-pudeur. Quelques reproches fleurissaient sur ses lèvres, histoire de marquer le coup, puis, très vite, elle éclatait d’un grand rire de gorge et le polisson en était quitte pour une tape sur les doigts. Une fois, l’un de ces beuglards de la truelle avait osé glisser une main brûlée par le plâtre dans le corsage de Clara. Elle n’avait rien dit. À la place, elle avait saisi une fourchette qui traînait sur une table et, toujours sans prononcer la moindre parole, elle l’avait plantée dans la cuisse de l’imprudent. L’homme, après un hurlement qui avait fait sursauter toute la salle, n’avait pas porté plainte pour si peu. Le lendemain, la cuisse bandée, il était revenu au Tabouret percé. Aussitôt, Francesca lui avait offert une bouteille de vin bouché et personne, jamais, n’avait plus osé aventurer ses battoirs dans le chemisier de Clara, cette sauvage venue du fin fond du sud de la France.
« C’est déjà de l’ancien temps, tout ça…»
Le seul qui avait eu, un jour, le droit de caresser un peu de sa peau – et encore, il ne s’était alors agi que du revers de la main –, avait été un homme répondant au sobriquet de Bamboche. Blond comme une gerbe de blé, les yeux bleus et d’un calme que rien ne semblait pouvoir distraire, il possédait des paumes noires d’encre qu’aucune brosse ni aucun savon n’étaient parvenu à nettoyer. Ouvrier imprimeur de huit ans l’aîné de Clara, Bamboche avait décidé en son for intérieur qu’elle serait sienne et qu’il attendrait, pour cela, le temps qui serait nécessaire à l’accomplissement de la chose. De fait, chaque soir, il venait en solitaire dévorer son haricot de mouton, sa soupe au lard ou sa salade de pommes de terre et anchois. Dès l’ultime fourchetée engloutie, lorsque le pain ne trouvait plus rien à saucer, il passait alors vingt minutes à fumer sa pipe à gros culot et à déguster un cordial dans l’atmosphère braillarde de la gargote. Aimanté par Clara, son regard ne lâchait jamais la silhouette souple et nerveuse de la jeune femme qui se démultipliait de table en table, la sueur au front, ses longs cheveux retenus par un chignon d’où parvenait, toujours, à s’échapper une mèche folle.
Un soir, surmontant sa propre frayeur de pouvoir essuyer une rebuffade, Bamboche osa l’inviter à le rejoindre, après son service, pour une promenade sur les grands boulevards. Sans même le regarder dans les yeux, trop occupée à débarrasser le plateau de la table sur laquelle il venait de dîner, elle refusa. Comme il se levait, le rouge au front, Clara ajouta qu’elle ne sortait jamais avec la clientèle, pas plus qu’avec quiconque d’autre d’ailleurs, mais qu’elle ne serait pas contre un cornet d’oublies, le lendemain matin. Encore plus rougissant que l’instant d’avant, l’ouvrier imprimeur régla son écot et s’enfuit du Tabouret percé bien plus qu’il ne le quitta, bousculant sur son passage quelques clients qui se disputaient la dernière tournée aux dominos. Dans sa gorge, il sentit monter un rire de bonheur, un rire de plaisir mêlé à.…
«Et toi ? T’as pris combien?»
Comme prise sur le fait d’une mauvaise action, Clara se crispa sur son bat-flanc. Par une reptation silencieuse, la Martiniquaise s’était presque collée à elle. De la même voix qu’elle s’efforçait de rendre atone et inaudible par les sœurs qui jouaient à Toulon le rôle de gardiennes, la nouvelle venue reprit: « Alors ? C’est perpète?»
La Martiniquaise était une grande bringue malingre, aux épaules en dedans, aux dents d’une blancheur inquiétante dont les canines supérieures, par un caprice de la nature, semblaient s’être trompées de bouche. Trop longues, trop aigües, elles débordaient sur la lèvre inférieure à la façon de deux éclats de silex. Seule Négresse du voyage, elle avait passé les trois jours de train et de marche à se plaindre, à pleurnicher, à se lamenter sur son sort, à tirer les gendarmes par leurs basques. Dès que, excédés par ses jérémiades, ils lui tournaient le dos, elle leur adressait des bras d’honneur bien sentis, des majeurs en rafale tendus vers le ciel. Puis, elle se lançait dans toute une série de grimaces et de borborygmes qui laissaient à penser que, soit elle était hystérique, soit elle était retombée en enfance.
De sa voix grave, elle répéta: «T’as pris perpète, Blanchette?»
Comme Clara ne répondait pas, la Martiniquaise prit le temps d’une longue respiration, avant de lui confier: « Moi, je suis innocente. Faut pas croire tout ce qu’ils racontent, les argousins et les baveux. Moi, tu peux me croire: j’ai rien fait.
– En prison, il n’y a que des innocents. C’est bien connu.»
Ignorant le sarcasme, elle reprit:
«Toi aussi, t’es innocente. Pas autant que moi, bien sûr. Mais je le jure sur la sainte Bible: ça se voit que t’as rien fait.
– À quoi ça se voit?
– Ça se voit, c’est tout. »
Au premier étage de l’hôpital du bagne, quai de la Vieille Darse, dans une pièce trop exigüe et confite par le soleil de la journée, la trentaine de bagnardes continuait à dormir d’un sommeil agité. Se redressant sur un coude, la Martiniquaise finit par grogner: « Moi, ils m’ont piquée à la Butte, la Butte-aux-Cailles. Ils m’ont dit que j’avais saigné un soldat, un Versaillais. Mais c’est pas vrai. C’est des mensonges.
– Si tu le dis…
– En tout cas, je l’avais pas fini. Il bougeait encore et il gueulait comme un veau quand ils m’ont passé les chaînes. J’avais du sang sur les mains, j’ai rien à redire là-dessus. Alors, ils ont décidé que j’étais coupable.»
Faisant crisser sa paillasse en tentant d’y incruster son corps toujours plus profondément, la Martiniquaise gloussa: «Le sang sur mes mains, c’était celui d’une poule. Le pandore a voulu me la carotter, tout juste comme je venais de lui faire le sourire sous le bec. Moi, j’ai fait que me défendre. Alors, peut-être que oui, je lui ai refait la boutonnière, à ce voleur. Du coup, ils m’ont collé dix-huit ans. Mais je m’en fous, si tu veux tout savoir. À cette heure, j’attends plus qu’une chose. C’est qu’on me mette sur le bateau pour la Guyane.
– T’es si pressée que ça?»
Dans la nuit, la trentenaire écarquilla de grands yeux incrédules. Puis, sur le ton de l’évidence, elle expliqua: « La Guyane, c’est plus près de la Martinique que Toulon.
– Et alors?
– Dès qu’on sera à Cayenne, je me ferai un peu oublier, je jouerai ma “Négresse”. Puis, le moment venu, je me ferai la belle, par les grands bois. De là, je passerai au Suriname, à Paramaribo. Et c’est bien le diable si je trouve pas une barque pour me mener jusque chez moi. J’ai tout calculé, je suis pas bête. D’abord, Cayenne. Ensuite, Paramaribo et, de là, jusqu’à Port-d’Espagne, à Trinité. Après, ce sera le grand saut : droit devant jusqu’à la Pointe d’Enfer. Et je serai chez moi.
– T’es déjà allée en Guyane?
– Non. Aux Antilles, tout le monde sait que c’est un pays de sauvages, personne y va jamais. Mais si c’est comme en Martinique, les grands bois et les marais me font pas peur. J’ai connu ça, quand j’étais petite. Et moi, contrairement à vous, ils me rattraperont pas.
– Pourquoi ?»
Avec un petit rire nerveux, la bagnarde pérora: «Je connais la jungle, moi. Et je suis une Négresse. Les soldats de là-bas, à ce qu’on m’a dit, ils courent pas après les Négresses. Ils disent qu’ils trouvent ça dégradant, mais en fait c’est que ça paie moins.»
La Martiniquaise s’accorda le temps de sourire à cette bonne nouvelle qu’elle avait pêchée dans son imagination ou bien aux lèvres d’un quelconque pilier de bar, un marin en veine de parlottes. Puis, tout en fourrageant de ses longs doigts secs dans sa chevelure crépue envahie par les poux, elle répéta: « Et toi, alors? T’as pris perpète, ou quoi?»
Pour toute réponse, Clara se retourna sur le flanc, faisant maintenant dos à sa voisine. La petite Aixoise au sang italien, la fille à tout faire du Tabouret percé, subitement prise par une vague de tristesse qui lui bloqua la poitrine, se sentit au bord des larmes. Voilà ce qu’elle était devenue: une bagnarde, une réprouvée, un gibier de potence. Elle n’avait pas été condamnée à perpétuité, non. Quoique…
Après avoir attendu plus d’une année, trimballée de prison en prison, elle avait finalement été jugée à Versailles, en avril 1872, par le sixième Conseil de guerre. L’affaire n’avait pas traîné. Les juges, en grande majorité des royalistes, l’avaient chargée de leur mieux et les chefs d’accusation avaient été égrainés d’une voix de stentor, métallique et criarde. Ils l’avaient accusée d’excitation à la guerre civile, cris et menaces dans des réunions publiques, aide à l’édification de barricades dans les rues de Paris, participation active aux rassemblements des insurgés, port d’uniforme et de médailles pris aux ennemis versaillais. Sans compter toute une liste de délits, parmi lesquels celui d’incendie dont elle aurait facilité la propagation sur la butte Montmartre.
Elle n’avait égorgé aucune poule et de soldat encore moins. Elle aurait dû s’en tirer avec un an ou deux. Hélas, le juge avait soudain brandi, à l’attention de l’assemblée tout acquise à la cause du gouvernement, son dossier judiciaire. Celui-ci portait deux mentions. L’une concernait le vol d’une pièce de viande à l’étalage, l’autre disait qu’elle avait été ramassée sous une porte cochère en train de mendier et d’importuner la bourgeoisie. Pour le premier chef, la cour d’Aix-en-Provence l’avait condamnée à quatre mois. Pour le second, cela avait été six mois. Elle était donc récidiviste. Et la perquisition de son réduit de bonne, sous les toits du Tabouret percé, n’avait rien arrangé. Dans ce bout de grenier où Francesca lui avait installé une espèce de paillasse, entre ces murs lépreux où les vents jouaient aux quatre coins avec la misère, les gendarmes avaient mis la main sur un bidon de pétrole presque vidé. Elle était récidiviste. Elle était communarde. Elle avait du pétrole. Elle était donc une pétroleuse et devait être punie comme telle. «On va se débrouiller pour être à la même chaîne sur le bateau, tu veux?» murmura encore la voix de la Martiniquaise qui s’assoupissait peu à peu.
Pour finir, Clara avait pris huit ans. À l’énoncé du verdict, elle n’avait ni hurlé ni pleuré. Elle s’était sentie vidée de son sang. Pendant que les cognes la reconduisaient au fourgon cellulaire, elle avait pensé à Bamboche. À sa patronne Francesca aussi, elle qui n’avait même pas voulu témoigner à la barre de sa bonne moralité. Mais c’était surtout à Bamboche, à son amoureux, qu’elle avait réservé ses premières pensées. Huit ans. C’était une éternité. Et le pire était peut-être à venir. L’un des gendarmes qui l’avait raccompagnée au camp des prisonniers de Satory – que Parisiennes et Parisiens visitaient comme un zoo afin de voir les bêtes fauves de la Commune enfin matées par le bras et le glaive de la Justice – lui avait tenu un discours sibyllin. Il lui avait expliqué qu’elle n’avait pas eu de chance : huit était un chiffre bancal, par les temps qui couraient. Comme elle n’avait pas réagi, il avait grommelé que la double peine était tout de même une belle saloperie que Napoléon III avait laissée derrière lui – et que Thiers s’était empressé de ne surtout pas abroger, ni même modifier. Celles et ceux qui héritaient d’une peine de moins de huit ans, et étaient envoyés aux colonies, devaient y effectuer leur punition. À leur sortie, ils devaient encore à l’État français de demeurer sur le sol de Guyane ou de Nouvelle-Calédonie l’équivalent du temps passé en prison. Pour ceux qui avaient écopé de plus de huit ans, la musique était différente. Ils étaient tout simplement interdits de retour en France ad vitam æternam. Clara? Elle avait pris huit ans. Juste huit ans.
«Alors, on voyagera ensemble. Ce qui est dit est dit…»
Clara n’avait pas pu croire à cette abomination. Durant les jours, les semaines et les mois qui avaient suivi, elle avait posé la question à ses compagnes d’infortune. Ce qu’avait marmonné le gendarme était-il vrai? Une récidiviste qui était tombée pour plus de huit ans de bagne était-elle réduite à l’exil jusqu’à la fin de son existence ? C’était absurde, voyons! Démesuré! Et pourtant… Elle se souvenait que, lorsque le maton, en veine de confidences, l’avait remise à ses geôliers de Satory, il avait ajouté, fataliste, que le monde devenait fou: d’après lui, certains juges ignoraient même que la double peine existât.
Quant à Bamboche, il n’avait même pas su que…
«T’es d’accord, Blanchette?
– Fous-moi la paix. J’ai sommeil.
– Comme on s’aime bien, on fera la traversée ensemble?
– On verra. Mais si j’accepte, ce sera à une condition.
– Laquelle?
– C’est que tu m’emmènes avec toi, quand tu te feras la belle.»
«Ne te fais pas d’illusion, ma fille. La double peine, on ne va pas y couper. Pas plus toi que moi.
– Tu es sûre? C’est la loi?
– Ces salauds-là font ce qui leur chante, de toute façon. La loi, elle existe déjà. Ils ne vont pas se gêner pour l’appliquer puisqu’ils ont le droit pour eux.
– Et qu’est-ce qu’il va nous arriver?
– On est des révolutionnaires, mais ils nous ont jugées comme des droits communs, des assassins. Pas comme des prisonniers politiques. On peut s’estimer heureuses de ne pas avoir écopé des travaux forcés à perpétuité. Nos hommes, ceux de la Commune, ils y ont eu droit. Mais pas nous. Quant à toi, avec tes huit ans tout juste, je suppose que ça dépendra du directeur du bagne. Il n’y a que lui qui pourra te dire si tu es bannie à vie ou si tu pourras, un jour, rentrer au pays…»
Les chaînes aux pieds, Clara avançait à petits pas, sa blouse sale collant par plaques de sueur à sa poitrine. Près d’elle, dans la même tenue d’infamie, Amandine Idéïous l’accompagnait à l’occasion de la promenade du matin. Derrière ce duo tout cliquetant d’anneaux et de manilles, parlant seule et mâchonnant sans fin des clous de girofle qu’elle s’était procurés Dieu seul savait où et comment, la Martiniquaise suivait à une distance de quelques mètres.
Le regard inflexible, fixé sur les murs d’enceinte de la cour, dans cet hôpital où elles tournaient sans fin, Amandine reprit: «En abattant la Commune, les bourgeois de Versailles ont abattu le peuple de Paris, le peuple de France. Nous, on voulait un autre monde. Pas un monde où les riches font ce qu’ils veulent et les pauvres, hélas, ne font que ce qu’ils peuvent. Mais c’est eux qui ont gagné. Et comme l’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs, va-t’en savoir ce qu’il restera de nous, pour les générations qui viendront après qu’on sera parties…»
Clara avait immédiatement été séduite par Amandine. Vieillie avant l’heure, la peau sur les os, elle était, du haut de ses quarante-trois ans, la plus âgée des bagnardes. Près d’elle, Clara se sentait encore une petite fille. Au-delà de la différence d’âge, le respect et l’admiration s’étaient rapidement imposés. La serveuse de gargote, dès les premiers mots de l’insurgée, avait compris de quel bois dur celle-ci était faite. Son engagement dans la Commune n’avait rien dû à une exaspération épidermique, une colère passagère. Elle connaissait, pour les avoir analysées, les raisons profondes qui avaient jeté dans la rue des milliers de personnes. Aussi, lorsqu’elle parlait, elle n’élevait jamais la voix. D’un ton froid, Amandine exposait, démontrait, expliquait, tout en se gardant de jouer à la maîtresse d’école. Elle n’était pas une donneuse de leçons, elle n’écrasait pas les autres avec des mots savants. Elle offrait son avis. Si l’on était d’accord avec elle, cela était bien. Dans le cas contraire, elle ne vous retirait pas la parole pour autant.
Sous les regards éteints, fatigués par trop de chaleur, de deux gendarmes postés en faction et munis de fusils, mais aussi sous la surveillance d’une bonne sœur qui, tout en marchant, écoutait comme à confesse une détenue en larmes, agrippée à son bras, du repentir plein la bouche, Clara relança: «Qu’est-ce que ça va devenir, la Commune?»
Avec un soupir baigné de fatalisme, Amandine grogna: «La Commune? Mais c’est fini. Disparu. Tous les communards sont tombés. Les plus enragés se sont fait trouer la peau sur les barricades. D’autres ont fini contre le mur, au Père-Lachaise. Pour les moins chanceux, c’est-à-dire pour nous, ce sont les colonies qui nous attendent. Casser des cailloux, pour les hommes. Espérer une amnistie et compter les jours, pour les femmes. Ne pleure pas sur notre sort, ma fille. On a fait un rêve, peut-être un rêve démesuré. Et ça, dis-toi bien que personne ne nous le prendra. Jamais.»
Amandine Idéïous, une Cévenole qui avait grandi sur les pentes du mont Aigoual, avait vécu les événements des soixante-douze jours au plus près. Elle avait traversé cette parenthèse de liesse et de mort, de victoires et de désillusions, en pleine conscience, forte d’une histoire familiale qui s’était chargée de lui tanner le cuir. À l’âge de Clara, elle avait vu son père se faire embrocher par les soldats, à Alès, lors de la révolution de 1848. Cela lui avait forgé une conviction politique, en même temps qu’une certitude: se battre pour des idées, lorsque l’on ne possédait rien, permettait de continuer à vivre en espérant des jours meilleurs. L’année suivante, elle était partie pour Paris et avait trouvé de l’embauche comme vendeuse des quatre saisons, tout d’abord au marché des Innocents, puis dans l’un des pavillons Baltard tout juste édifiés. En 1869, elle avait été de toutes les grandes grèves, celles des mégissiers, des tisseurs, des brossiers et autres doreurs sur bois.
«Tu comprends, ma fille, déjà on sentait qu’il allait se passer des choses. C’était dans l’air et il ne fallait pas être clerc de notaire pour savoir que la coupe était pleine. En fait, la vie n’est pas très compliquée, et elle l’est en tout cas beaucoup moins qu’on voudrait nous le faire croire. Dans l’existence, il y a le peuple et les ennemis du peuple. Le peuple, c’est nous. Les ennemis, il n’y en a pas cinq cents. Il y a les spéculateurs, les politiciens de profession ou d’opportunités, les curés en robes d’or, les profiteurs. Nous, nous travaillons. Nous nous écorchons les mains pour que tous ces inutiles puissent péter dans la soie et rouler carrosse. Et qu’est-ce que nous avons, en retour? Rien. Pas une miette de gratitude, pas même de quoi manger à notre faim. Pendant qu’ils s’empiffrent avec des boudins, du gibier et de la truffe, nous, on suce des pierres.»
Sur le même ton amer et déterminé, la maraîchère poursuivit, plissant avec application une profonde ride du lion qui séparait son front en deux: «C’est pour ça que, depuis 1789, les luttes et les grèves se multiplient. Et nous continuerons à faire sauter les pavés, tant qu’ils n’auront pas compris. La France de ceux qui travaillent étouffe. Il ne faut pas s’étonner si, de façon régulière, elle se met à rugir. C’est pour purger le mauvais sang. Sur ce que j’ai de plus cher, j’ai bien cru que la Commune allait parvenir à faire changer les choses. Avec l’Internationale, j’ai pensé que le grand jour était arrivé. Si seulement on n’avait pas eu peur d’attaquer la Banque de France, si les indécis avaient suivi Vallès, Rimbaud, Verlaine ou même Hugo. Et pas Flaubert, Sand, Dumas ou Zola… Et si on avait attaqué Thiers et Versailles, dès le début, si on avait moins parlé et un peu plus agi, on n’en serait pas là, aujourd’hui…»
Amandine s’interrompit, le temps que la bonne sœur tout occupée à sermonner sa bagnarde croisât sa route. Puis, elle murmura, des étincelles dans ses yeux délavés par la lassitude: « La Commune, ma fille… La Commune, c’était comme un feu de la Saint-Jean. Neuf cents barricades, dans tout Paris ou presque. Des femmes et des hommes, main dans la main. Des rêves à se faire éclater la tête et qui ont commencé à devenir réalité. Le jour où Thiers a capitulé devant Bismarck et les Prussiens, à l’instant où il leur a ouvert les portes, le peuple s’est soulevé. Cette ordure a laissé violer Paris parce qu’il haïssait la révolution. C’est Vallès qui l’a écrit. Il a autorisé trente mille Prussiens à envahir la capitale, à défiler sur les Champs-Élysées. Qu’est-ce qu’on pouvait faire, à part se battre? Thiers a appelé au calme, à la résignation. Il nous a demandé de nous mettre à genoux, pas devant le capital cette fois, mais devant les soldats ennemis. Ça a fait comme une poignée de poudre sur des braises vives. Tout Paris, d’un seul coup et comme un seul homme, s’est levé et…»
Comme la maraîchère ne terminait pas sa phrase, Clara la pressa: « Et quoi ?
– Et… rien. Ça ne sert à rien de parler dans le vide. Puis, tu étais sur les barricades, non?
– Oui. Enfin, je…
– Bien sûr que tu y étais. Sinon, tu ne serais pas ici. Tu en sais donc autant que moi.»
À cet instant, la cloche annonçant la fin de la promenade retentit dans la chaleur encore étouffante du mois d’août. Depuis près de deux mois qu’elles étaient parquées là, les bagnardes avaient été mises au pli et, avec docilité, elles vinrent se regrouper devant la bonne sœur pour le comptage. Du temps que celle-ci égrainait les matricules provisoires, Clara repensa aux derniers mots d’Amandine. Non, elle n’en savait pas autant qu’elle. Et comment aurait-il pu en être autrement? À l’époque, elle n’avait que dix-sept ans. Bien sûr, elle avait grimpé sur les barricades et secouru les blessés, même au plus fort des combats. Le 28 mars 1871, elle avait été aux premières loges de la proclamation officielle de la Commune, à l’Hôtel de Ville. Elle avait pris le pouvoir avec les blanquistes, l’Association internationale des travailleurs, les jacobins, les républicains radicaux, les collectivistes, les proudhoniens, la légion italienne des tirailleurs de Tibaldi et tous les autres. Serrée à la taille par Bamboche, elle avait applaudi chaque discours, chaque victoire, mais elle l’avait fait à la façon d’une enfant que l’on emmène à la fête foraine, sans bien comprendre la réalité des choses. Mars, avril et jusqu’à la fin mai. Avec son amoureux, elle avait traversé Paris mille fois. Lui était plus âgé, plus sérieux, mais aussi plus instruit qu’elle. Il connaissait le poids de chaque escarmouche remportée sur l’ennemi. Il lui expliquait avec des mots simples l’importance de cette page d’Histoire que, tous deux, participaient à tourner. Elle l’écoutait, ravie, ses grands yeux qui semblaient toujours un peu tristes fixés sur ces lèvres qui faisaient chanter et danser des mots fabuleux: solidarité, lutte, droit au bonheur, égalité, partage. Elle avait bu ses paroles. En retour, c’était elle qui lui avait fait l’amour pour la première fois dans la chambre que le jeune homme habitait, au maquis de Montmartre. Puis, à la lumière d’une chandelle, en sirotant du vin chaud abondamment sucré, Bamboche lui avait expliqué ce qu’était une république concrète, la possible révocation à tout instant des élus du peuple, l’instruction obligatoire des enfants en dehors des institutions religieuses, ou encore l’amélioration des conditions de travail, la réduction nécessaire des journées de labeur à dix, et peut-être même neuf ou huit heures ! Entre les nuits d’amour et les bagarres quotidiennes, Paris était devenu pour Clara un manège ininterrompu, un carrousel de flonflons, un cornet d’oublies, une romance délicieuse où la seule volonté du peuple semblait capable d’exaucer les moindres rêves. Elle avait hurlé avec la foule les mêmes revendications que son Bamboche: du pain, la séparation de l’Église et de l’État, la réquisition des logements vides, mais aussi celle des usines lorsque les propriétaires avaient fui. Elle avait applaudi des deux mains lorsque Eugène Pottier, à qui l’on devait les paroles de L’Internationale, avait créé la Fédération des artistes de Paris. Au comble de l’excitation, elle avait même dansé, au son de la Carmagnole, sur les ruines encore fumantes de l’hôtel particulier de Thiers, que la colère des Communards avait détruit avec une rage proche de l’extase. Peu après, Bamboche l’avait emmenée en direction des…

« Ne sois pas triste, ma fille. Et, si tu l’es quand même, cache-le. Ne leur fais pas ce cadeau, ne leur montre jamais que tu perds pied ou que tu as peur. Ça leur donnerait trop de plaisir… murmura Amandine à sa petite protégée.
– Je suis pas triste. C’est le soleil qui fait briller mes yeux.»
Oui, Clara avait vécu tout cela. Elle avait connu la mélodie irrésistible de la révolution en marche, ses gros coups de tambour et ses trilles flûtées. En revanche, elle ne s’était pas vraiment penchée sur la signification des paroles qui se mariaient avec ce chant. Elle avait remplacé, dans son cœur qui aimait pour la première fois, les revendications par des mots de tendresse, des serments et des promesses qui prenaient son Bamboche pour seule cible. Il était son amour, son amant, sa révolution à elle. Auprès de lui, elle était heureuse et se sentait capable de renverser le monde. Pourtant, dans un coin de sa tête, elle se reprochait de ne pas avoir pu ni su faire plus pour la cause, pour la Commune. Elle devinait, de façon tout aussi désagréable qu’insistante, qu’elle n’avait pas compris l’importance réelle de cette guerre civile. C’était la raison pour laquelle, dès qu’elle le pouvait, durant les trente minutes de promenade du matin ou de l’après-midi, et lors des heures infinies où on la forçait à effilocher de l’étoupe ou à confectionner des chaussons idiots, elle venait se pendre aux lèvres d’Amandine Idéïous. Celle-ci savait. Clara voulait apprendre, apprendre pour comprendre. Lorsqu’elle fut passée, tête basse, devant la bonne sœur, elle entendit la voix de la Martiniquaise qui se faufilait jusqu’à son oreille: «Ce soir, on commence ce qu’ils appellent l’expectative. C’est un maton qui me l’a dit. Ça veut dire qu’on met les voiles pour la Guyane. Et ce sera pour dans moins de deux semaines. On sera bientôt libres, Blanchette…»

À propos de l’auteur
DELFINO_jean_paul_©Philippe_MatsasJean-Paul Delfino © Photo Philippe Matsas

Né en 1964 à Aix-en-Provence, où il réside, Jean-Paul Delfino est romancier et scénariste. Auteur d’une vingtaine de romans (dont plusieurs sagas sur le Brésil), ses derniers romans parus aux éditions Héloïse d’Ormesson sont Assassins ! (Étoile 2019 du meilleur roman français Le Parisien – Aujourd’hui en France), Isla Negra et L’Homme qui marche. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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