Acide

DUMIOT_acide

Prix Maison Rouge 2023
En lice pour le Prix Sade 2023
En lice pour le Prix Littéraire de la Fondation de la Vocation

En deux mots
Aussi incompréhensible que révoltant: une jeune femme est victime d’une attaque à l’acide sur un quai de métro. Des années de calvaire s’en suivront pour tenter de lui redonner un visage. Alors que l’enquête piétine, un adepte du darknet découvre une vidéo de l’agression. Ce qu’il voit va dès lors l’obséder.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une vie sans visage

Pour son premier roman Victor Dumiot frappe fort. Il raconte l’attaque à l’acide d’une jeune femme sur un quai de métro et les années qui suivent. Une horreur qui va fasciner un adepte du darknet. Âmes sensibles s’abstenir.

Camille mène une vie sans histoires. La parisienne de 27 ans s’apprête à retrouver des amis pour la soirée lorsque sa vie bascule. Sur le quai de la station de métro Jussieu un homme se dirige vers elle et l’asperge d’acide sulfurique. En quelques secondes la formule H2SO4 ravage son visage, laissant les voyageurs sidérés tandis que le coupable prend la fuite.
Quelques minutes d’horreur et de longues semaines d’hôpital s’enchaînent. La vie de Camille n’est désormais qu’un chemin de croix. Car il devient très vite évident qu’elle ne retrouvera plus jamais son visage et que ce qui est exagérément appelé reconstruction n’est en fait qu’une série d’opérations, de tâtonnements, d’essais de greffe à l’issue aléatoire et de souffrance autant physique que psychologique. Mettez-vous à sa place…
Il est dès lors impossible de ne pas compatir, de ne pas partager son mal-être et de trouver bien dérisoires tous les messages d’espoir que la famille et les médecins tentent de lui transmettre. Peut-être que les enquêteurs de la police sont les plus réalistes de ses interlocuteurs, expliquant qu’ils ne disposent que de peu d’indices et que, s’ils doutent d’avoir affaire à un acte gratuit, n’en piétinent pas moins. Eux aussi sont partis pour une enquête longue et difficile.
Le film de quelques minutes qui circule sur le darknet leur serait sans doute utile. Il montre l’agression et les secondes qui suivent, un visage en train de fondre. Mais Julien semble bien le seul à s’y intéresser. Il ne sent nullement coupable, pas plus qu’il n’a envie de confier sa trouvaille à la police. Il va même regarder en boucle cet enregistrement, fasciné par cette violence, par cette peau en déliquescence. Et chercher ensuite par tous les moyens à retrouver cette jeune femme monstrueusement défigurée, Dont à peine à écrire qu’il tombe amoureux.
En poursuivant en parallèle le récit du combat de Camille et l’obsessionnelle quête de Julien pour retrouver cette victime, Victor Dumiot ajoute de la tension à la tension, du malaise au malaise. Il choque, mais sans doute pour faire agir la catharsis. Lui qui avoue s’être nourri aux polars, à Maxime Chattam, Jean-Christophe Grangé, Franck Thilliez a aussi lu Foucault et Bataille. Acide pourrait donc être en quelque sorte la rencontre entre Les Rivières pourpres et Histoire de l’œil.
Quoiqu’il en soit, le rédacteur en chef de la revue de Yann Moix, Année Zéro, réussit ici une entrée fracassante en littérature.

Acide
Victor Dumiot
Éditions Bouquins
Premier roman
288 p., 20 €
EAN 9782382924129
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé à Paris puis dans des lieux non précisément spécifiés.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un premier roman vertigineux et d’une rare puissance.
Camille voit sa vie basculer un jeudi soir dans le métro. Lorsqu’elle se réveille à l’hôpital quelques mois plus tard, elle n’a plus de visage. Son agresseur a disparu sans laisser de traces.
Julien vit enfermé dans son appartement. Solitaire, il passe l’essentiel de son temps à consommer des images pornographiques et à surfer sur le darknet. Un soir, il télécharge par hasard une vidéo de l’agression. Alors qu’il s’enfonce peu à peu dans une spirale de violence et d’autodestruction, il ne pense plus qu’à une chose : retrouver la jeune femme.
Radioscopie radicale de notre époque, fiction sur l’identité et la reconstruction de soi dans notre société de l’image, exploration de l’addiction sexuelle dans les bas-fonds d’Internet : Acide plonge son lecteur au cœur d’une véritable descente aux enfers.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Règle du jeu (Félix Le Roy)
Zone critique (entretien avec l’auteur)
Hans & Sandor (Fassery Kamissoko)
CNews (Chloé Ronchin)
Blog Tomabooks


Victor Dumiot présente «Acide» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« J’avais un visage, mais il me fut pris.
C’est arrivé un soir, un soir que je pensais comme les autres, que je croyais léger. Un ciel tranquille, noir, endormi s’étendait au-dessus de ma tête. J’aurais dû me méfier.
Ce soir-là, je m’étais fait belle. Je veux dire : plus belle que d’habitude. Seule, devant le grand miroir de la salle de bain, je m’étais appliquée pendant plus d’une heure avec minutie. Je connaissais bien mon visage, nous étions alliés depuis plus de vingt-sept ans. Je savais quel rouge – rouge à lèvres mat, profond et intense, qui donne cette impression de mise à nu tout en habillant – il me fallait utiliser pour rendre mes lèvres désirables. Quel fard à paupières employer pour sublimer mon regard. Quel mascara, quel fond de teint, quel blush… Des années d’expérience.
Belle, je pensais devoir l’être toujours plus. Toujours supérieurement. La beauté condamne à un effort cosmétique perpétuel.
J’avais enfilé une robe verte en satin piquée à ma mère. J’aimais cette robe pour les étranges mouvements qu’elle opérait autour de mon corps. Collant mes hanches, ma poitrine, mes fesses, puis s’en détachant tout à coup avec amplitude : on aurait dit qu’elle dansait autour d’un feu.
Ce devait être un soir d’ivresse. J’étais prête, j’allais rejoindre des amis rue Jean-Jacques-Rousseau. J’imagine que nous aurions ensuite fait la tournée des bars, en commençant par ce cabaret branché, le Lulu, que nous apprécions tant.
Quelles furent les dernières pensées de ma vie d’avant ?
Je me revois descendre la rue Monge d’un pas rapide, la tête haute, écouteurs vissés dans les oreilles – tant pour éviter d’être importunée que pour arriver joyeuse au rendez-vous –, dans la nuit mordue par l’éclairage puissant de la ville. J’étais impatiente. Je pensais, sans doute, aux verres que j’avalerais bientôt, au vin blanc qui coulerait dans ma gorge, se répandrait dans mon sang, me ferait tourner la tête, pétiller les yeux et rire en posant affectueusement la main sur l’épaule de mes amis.
Je devais penser à l’ivresse, car j’avais envie d’être ivre ce soir-là.
M’enfonçant dans la station de métro Jussieu, marchant jusqu’au quai, je ne vis rien venir.
Aucun pas suspect. Aucun homme étrange à proximité. Rien d’anormal. Le métro devait arriver, ça, je m’en souviens bien, dans les cinq minutes. Cinq minutes à attendre. Je fixai, sur l’autre quai, une publicité surprenante qui ordonnait : « Toi, là, arrête les déplacements inutiles ! Fais-toi livrer en un clic ! » Cinq minutes à attendre. Un couple se disputait à côté. Je regardais l’homme qui regardait son mec avec des airs de reproche. Dans le genre : « Tu m’avais promis, et pourtant… Tu ne tiens jamais parole. » Intérieurement, je me disais que j’étais quand même mieux toute seule. Heureuse de ne pas avoir à me justifier. Heureuse et soulagée d’éviter ce genre de regards, ces discussions lourdes qui vous serrent le cœur et vous assèchent la bouche, comme des cristaux de sel, un jeudi soir.
Quatre minutes.
Me reste en mémoire un cri, peut-être inventé. Comme si quelqu’un, au dernier moment, avait cherché à me prévenir. Trop tard. Je tournai la tête. L’homme, j’imagine que c’est un homme – cela me rassure de penser que c’est un homme, bien que je n’en sache rien, et sans doute n’en saurai-je jamais rien –, me lança de l’acide au visage. Acide sulfurique. Formule H2SO4.
Le jet me toucha en pleine face.
Trois minutes.
Au départ, je crus que c’était de l’eau, je ne comprenais pas bien – je dis au départ, mais cela ne dura que quelques secondes, une très courte éternité. J’étais confuse, je me retournai, je devais même sourire par politesse, voilà, sourire un instant, pour ne pas avoir l’air trop ridicule. Je pensai au maquillage qui devait couler, que j’allais devoir refaire, je pensai à ce verre qui s’éloignait, à mes amis, au métro d’en face dont j’entendais le bruissement métallique, le souffle et le sol trembler, qui annonçait son approche.
Très vite, la douleur me terrassa.
Je tombai d’un coup.
Deux minutes.
L’impression de me prendre à toute vitesse un mur tranchant. Comme si mon visage avait percuté des poignards, une planche cloutée. Comme si je traversais le pare-brise de mon véhicule. L’impression que l’on frottait ma figure avec du verre pilé.
Une minute.
Le choc était terrible, j’en avais le souffle coupé, les tripes retournées. J’avais si mal, là, à quatre pattes, qu’aucun mot, qu’aucune parole ne put sortir de ma bouche. Rien. J’étais juste en train d’agoniser comme une conne, tandis que tout – à commencer par mon visage – se dissolvait. Tout ce qui faisait ma vie, d’un coup englouti.
Zéro minute.
Le métro arriva. J’imagine que ses portes s’ouvrirent pour libérer une cohorte d’individus pressés. J’étais à genoux, non loin de la sortie, ne voyant plus rien que des formes s’activer de-ci de-là et, au loin, l’obscurité tenace.
J’étais là, à mourir au milieu du monde. Et le monde s’en foutait.
La douleur me fit crier encore, par saccades. Je poussais une sorte de cri qui m’était inconnu, qui vous écorche vive, un son qui ne vient pas seulement de la gorge, qui vient de plus profond, du profond des tripes, qui vient de tout en bas.
Ce fut sans doute la sidération qui empêcha les dernières personnes présentes dans la station de me porter secours immédiatement. Moi-même, je ne pouvais pas appeler à l’aide, incapable d’articuler ne fût-ce qu’un seul mot. Mes mains tremblantes se perdaient sur un visage déjà perdu, comme pour sauver encore quelque chose. Je n’y pouvais plus rien.
L’acide, ce n’est pas comme un feu. Au moins, avec le feu, on sait ce que l’on peut éteindre. On sait comment. On sait où chercher. On sait à peu près ce qu’il faut faire. Les bons gestes à adopter.
Mais avec l’acide, le mal se déroule à l’intérieur.
L’acide me pénétrait, entrait en moi, il se répandait peu à peu sous ma peau. Il asséchait tout comme une bouche assoiffée. S’enfonçant plus loin encore, il entra soudainement en réaction, faisant éclater les membranes cytoplasmiques. Ma peau se flétrissait. La nécrose alors se propagea en profondeur. Les réactions en chaîne s’amplifiaient, se répondaient. Ma peau changea de couleur, se couvrit de cloques, glabres et rougeâtres, qui se multiplièrent le long de la surface touchée, comme des petites bosses sur les feuilles d’un arbre. On pouvait suivre la trajectoire du fluide, mon corps faisant office de carte des lésions.
C’est ce que je compris plus tard.
J’avais l’impression qu’une armée entière s’acharnait sur moi, le long de mon visage, sur mon nez, mes lèvres, mon front. Une armée d’ennemis invisibles. Je les entends encore hurler : « Il faut tout retirer ! Allez-y ! Poncez, raclez, mutilez ! Qu’il ne reste plus rien. Rien que la peau sur les os. »
Je me rappelle aussi distinctement le bruit.
Remontait, jusqu’à mon oreille droite, le crépitement de ma chair. Ma peau luttait pour évacuer l’acide, impuissante. Je devenais une sans peau. Pour elle, c’était perdu d’avance. Déjà foutu. Mieux valait quitter le navire, échapper aux lambeaux.
La vie est une affaire de contrastes, n’est-ce pas ?
Quelques instants plus tôt, j’allais quelque part. On m’attendait déjà. D’une certaine façon, la soirée était jouée. Je pouvais en prévoir le déroulement et les possibles prolongations dans un bar surchauffé, imaginer nos voix tapageuses, insolentes, l’amitié en mouvement. J’ai souvent pensé à la façon dont les choses se seraient passées si rien ne m’était arrivé. J’ai revécu mille fois cette soirée, un peu par masochisme. Ce trajet en métro n’aurait dû appartenir qu’au domaine de l’utile.
Ce soir-là, si j’avais pu, je serais sortie de mon corps. Mon âme aurait glissé le long de ma langue nécrosée, comme sur ces tobogans que les avions déploient en cas d’atterrissage d’urgence. Puis elle aurait flotté entre les voies, au milieu des rails, jusqu’à arriver sur l’autre quai. Elle aurait alors sauté dans le premier être venu. J’aurais allègrement pris la place d’un autre. N’importe lequel ! Et je me serais assise sur ces fauteuils jaunes en plastique, peu confortables, et j’aurais regardé de loin ce corps arc-bouté, ce corps de femme. La pauvre. J’aurais regardé ce corps courbé, tordu, plié, déchiré, dévasté, le corps d’une étrangère.
Adios la grande cramée.
Je m’abîmais en moi-même, noyée dans ma chair boursouflée, dans mon sang et mes larmes, mutilée par l’acide qui poursuivait sa route. La douleur me prenait entre ses bras, non comme une mère, mais pour me contraindre, me déchirer, pour me réduire en miettes. J’avais mal jusqu’au bout des orteils, jusqu’à la pointe de mes cheveux fumants. J’avais mal jusqu’au fond des orbites. Comme si la douleur me prenait pour me jeter d’une paroi à l’autre de la station. Sur le sol glacé, j’avais l’impression de fondre. Il y avait un volcan, quelque part en moi.
Tandis que l’acide poursuivait son chemin dans le fond de ma gorge, je perdis connaissance. Trou noir en plein feu.

On se plaint parfois de perdre la mémoire ou d’avoir les choses d’une vie sur le bout de la langue. Mais croyez-moi, il y a des choses qu’il vaut mieux oublier. Notre mémoire nous protège par enfouissement, elle va contre le monde.
Les instants trop douloureux finissent en poussière. Tant mieux !

Il n’y a pas que mon corps qui mourut ce soir-là, mais aussi le temps. On l’avait fait flamber comme mon visage. Ce fut le début d’une longue chute, saccadée, discontinue. Le temps ne pouvait plus exister, puisque je n’existais plus moi-même. Chaque seconde qui s’écoulait sur mon corps, chaque craquelure de ma peau, chaque frisson douloureux, répétait ma mort. Je ne cessais plus de mourir. Je n’étais pas morte pour toujours, je mourais toujours, je mourais encore. Monstre dont la mort ne peut cesser. Monstre condamné à se relever pour s’abattre. Une mort sans fin, une trajectoire infinie. On m’avait éjectée hors du monde, comme la capsule d’un vaisseau spatial. Three, two, one… Ejection. Loin des vivants, loin de ceux qui portent encore leurs visages intacts, dans le noir total, au milieu d’une autre galaxie, d’un cercle laiteux où la vie devient silence.
Je me réveillais par intermittence, et le décor tournait, et mes yeux abîmés ne voyaient plus que des formes indistinctes, fondues entre elles, des ombres, quelques couleurs. Des uniformes.
J’aurais préféré mourir. Ce fut ma seule malchance : je n’ai pas été tuée ce jeudi soir. Je fais partie des « survivantes », ainsi que s’en réjouirait plus tard la presse. Vous lisez ce genre de nouvelles, et vous êtes heureux, n’est-ce pas ? Une vie a été sauvée… Quelle joie ! Pensez-vous réellement que l’on jette de l’acide pour tuer ? Pour enlever une vie, il existe mille façons. Un flingue. Une lame. Du poison. On aurait aussi pu me pousser sur les rames du métro. Celui qui m’avait jeté de l’acide au visage espérait que je m’en sortirais. Ce qui le faisait bander, ce n’était pas l’instant de ma mort. Pas l’agression elle-même, mais l’après. Savoir que je serais marquée à vie. La marque de son œuvre.
C’était comme si mon cœur avait cessé de battre ce soir-là. J’étais coincée dans une chute infinie vers la mort, mais celle-ci reculait à chaque mètre gagné. Ma mort ne viendrait pas, je venais de passer à travers.

« Mademoiselle, quand vous êtes arrivée, vous étiez en état d’urgence absolue. Nous vous avons prise en charge immédiatement. Nous avons tout fait, je dis bien tout, pour limiter la pénétration de l’acide et l’aggravation de vos lésions. Mais il faut que vous compreniez… Mademoiselle… Vos blessures sont graves… Très graves… Elles présentent encore des risques d’infection que nous devons surveiller… Et il y a des atteintes fonctionnelles sérieuses, des atteintes esthétiques qui, pour certaines, sont irréversibles. Ce sont des choses difficiles à annoncer, surtout à une personne de votre âge… Mais nous ferons tout pour… »
Je n’ai cessé d’entendre ce genre de phrases ensuite.
J’avais à la fois de la chance – laquelle ? celle de vivre ? celle de ne pas être allée pleinement, totalement, au bout de la gravité, du potentiel maximal des lésions ? celle d’avoir encore quelques maigres et miraculés morceaux de peau sur le visage ? – et très peu de chance. Parce que mon cas était définitif, mon destin, scellé. Certains sont morts avant même de mourir, moi j’étais revenue morte parmi les vivants. Pas de bol.

Les blessures ne laissent aucun répit.
Elles se réveillent, se donnent la main, se relaient. Tout n’est plus qu’une succession de douleurs ininterrompues, du plus infime picotement à la plus atroce déchirure. C’est infini.
Les médecins, les infirmiers, les kinésithérapeutes, les ergothérapeutes, tous avaient l’air grave, avec leurs sourcils froncés. Tous prononçaient leurs phrases bien apprises comme un discours solennel. Avec plus ou moins de sincérité. Je me souviens aussi de leurs silences. Ces longs silences qui exprimaient le reste, le plus important, le vide et la chute qui m’attendaient, et toutes ces autres choses qu’ils ne pouvaient pas dire. Il faut se mettre à leur place, le simple battement de mon cœur ne pouvait pas entièrement, ne pouvait pas, à lui tout seul, les réjouir.
On avait beau le tourner dans tous les sens, mon sauvetage était, en soi, une erreur vitale.
Ce fut ma première pensée, au réveil : les médecins m’ont tuée, sinon qui d’autre ? Y pensaient-ils eux aussi ?
Bien sûr, nous avons tous notre conscience qui parle à l’intérieur de nous, parfois nous aide à tenir, souvent nous perd. Les médecins les plus lucides devaient avoir envie de s’excuser, en m’observant, là, sur le lit d’hôpital, comprenant bien que cette prise en charge « rapide », dont ils saluaient l’efficacité, ne m’avait sauvé la vie que sur leur papier. Eux, devaient avoir besoin de trouver un prétexte – l’après, la vie qui se poursuit, les fameux jours heureux retrouvés – pour justifier mon sauvetage et continuer cette comédie. Moi, malgré les bandes qui protégeaient ma face, tulles gras, compresses stériles et filets, je savais que ma peau n’allait pas survivre, que mon visage, lui, était mort.
Que pouvaient bien se dire les docteurs, en silence, dans les toilettes, à côté de la machine à café ?
— On ne peut ignorer qu’en la sauvant nous maintenons cette jeune femme vivante dans la mort !
— Pour le moment, notre rôle n’est pas d’agir en fonction des possibilités de réadaptation. On fait avec ce qu’on a ! Et puis, sinon, quoi ? Il nous faudrait trier les tétraplégiques, les estropiés, pourquoi pas les aveugles et les sourds ? Sauvable, pas sauvable… Pensez à sa souffrance… Ce serait indigne. Les urgences, ce n’est pas le tri sélectif. Nous sauvons, nous soignons et nous accompagnons. Le futur, c’est du secondaire. Pour y penser, il faut déjà vivre !
Que pouvais-je bien y faire ? Je leur imposais mes blessures, je n’allais pas non plus espérer qu’un soir, tandis que l’on me plongeait dans un coma artificiel, quelqu’un vienne renforcer les doses de sédatifs et d’antidouleurs pour m’éviter de souffrir davantage, comme on euthanasie un chien. Si je m’étais réveillée là, prise en charge sur le bloc… Je n’aurais pas laissé faire. Premier réflexe ? Vomir ma douleur. Oui, j’aurais rattrapé les cris étouffés, tout dégueulé d’un coup, de quoi tacher les blouses vertes, les kimonos ridicules, les masques et l’inox dans la pièce. En foutre partout, le plus possible, pour qu’ils comprennent. J’aurais crié : « Stop, une minute ! Laissez-moi, mais laissez-moi ! J’ai quand même le droit de choisir ! Un coup de scalpel ! Une surdose de morphine ! Faites-moi une petite injection, personne n’en saura rien. Laissez tomber ! Ça ne sert à rien ! Pas d’acharnement ! Laissez-moi mourir. » De rage, je les aurais suppliés, j’aurais essayé de négocier. 24Et sans fin, j’aurais répété : « Tuez-moi ! Tuez-moi ! Finissez le boulot ! Je ne peux pas, je ne peux plus vivre. C’est fini. »
J’ai longtemps eu le sentiment que les médecins avaient profité de mon inconscience, de mon sommeil, pour faire ce qu’ils avaient à faire.
Évidemment, on ne peut demander à ces hommes qui ne parlent jamais de mort, ou toujours par périphrases, tant ils redoutent le pronostic vital, d’achever le travail. Il aurait fallu qu’un aréopage s’exprime sur le sujet, qu’on laisse de vieux hommes, bien installés, des professeurs bien aguerris, bien moustachus, réfléchir des journées entières en confrontant leur éthique à la bonne morale.
Ils auraient au moins pu me filer quelques grammes d’ecstasy, ou bien du LSD, pour faciliter mon voyage. Afin que tout se trouble, que le difforme devienne beauté. Je n’aurais plus été un corps, mais une sorte d’esprit, j’aurais traversé les briques et le ciment, volé loin de l’hôpital. J’aurais gravité entre les lampadaires et plané au-dessus de Paris. De là-haut, j’aurais observé ces milliers de crânes qui flânent, avancent comme des bêtes, éructent sous la lune. J’aurais vu mes amis, un peu plus loin, qui ne m’attendaient plus, qui ne se doutaient de rien, vu les bateaux-mouches glisser comme des limaces et leur flot d’immondes touristes absorbés par la contemplation du paysage. Je serais restée là, mieux qu’ailleurs, pur délire d’opium, à me fondre dans l’existence continue.
Mais il n’y eut rien de tout cela, on me plongea dans le coma.
En me sauvant, on décida à ma place que j’allais vivre.
Sans eux, je serais morte. Avec eux, je devenais un monstre.

Selon le procès-verbal, la première brigade est arrivée environ sept minutes après l’agression.
Sept minutes.
Quatre cent vingt secondes.
Deux métros étaient passés entre-temps. J’avais été vue, aperçue, entraperçue, par une bonne centaine de personnes. La foule horrifiée avait fait un cercle autour de moi. Certains se sont même blessés aux mains en essayant de m’aider. J’étais un cadavre à la robe retroussée.
Quelle fut la réaction de l’équipe médicale ? Le mot « acide » a-t-il été prononcé ? Avant de déterminer la nature exacte du mal qui me frappait, cet incendie sans feu, les pompiers ont dû avoir un mouvement de répulsion, d’angoisse. Je les imaginais reprenant leurs esprits, concentrés, effectuant avec sang-froid ces premiers gestes qui sauvent et préparant en urgence mon transport au centre hospitalier.
J’ai passé et repassé mille fois cette scène dans ma tête.
« Bon, on commence par quoi… Attendez, l’oreille, elle est où, l’oreille ? C’est la flaque, là ! Ramassez la flaque… Voilà, c’est bien. Continuez… Compresses ! Gants ! Oxygène ! Masque ! Seringue ! Brancard ! Brancard, tout de suite ! On se laisse pas avoir ! C’est pas une bête, c’est une femme ! Faut la prendre en douceur, les gars ! » Du courage, du courage… Il faut avoir du courage pour mettre en pratique la procédure habituelle.
J’ai fait de chacun, y compris de ceux qui n’étaient pas présents, qui ne pouvaient pas être présents, les personnages de ce non-souvenir. Tous y jouaient leur rôle. L’horreur. La panique. La nausée. Je les entends crier, pleurer, suffoquer, appeler à l’aide, se blottir les uns contre les autres tout autour de moi. Moi, avec la gueule éclatée, vraiment explosée, rouge, de la chair bien nue, bien dénudée, de la chair et des os, une gueule d’Halloween. Ça a dû les secouer ! Je parie que certains en font encore des cauchemars, que d’autres sont allés voir un psy.

Le mot était lâché : j’étais une victime.
« Victime d’une agression, substance indéterminée, probablement de l’acide… »
Une de plus ! Statistique en flèche. J’allais faire dérailler à moi toute seule la courbe officielle. On devait déjà en suer d’angoisse ou de panique dans les bureaux tranquilles de la place Beauvau ! Là-bas, je n’étais qu’un chiffre qui finirait dans une note. Avec une flèche noire, en gras. Qui serait lu par des imbéciles en costume-cravate ou en tailleur moche. « Monsieur le Préfet… Monsieur le Ministre… Madame la Secrétaire d’État… » La sécurité n’intéresse pas les gouvernants. Ce qui compte pour eux, ce sont les courbes, les indicateurs, les ratios. Ce sont les quotients, des cases remplies par des numéros énigmatiques, retranscrits en graphiques, ce sont les bosses, les hausses, les baisses. Dans l’esprit de ces technocrasseux, je représentais un problème épineux. Un cas d’école. Une emmerde, quoi… « Ça va faire du bruit… Vous me préparez un discours ! » « Oui, Monsieur, bien sûr, Monsieur. » Ce qui compte, pour eux, c’est le respect médiatique, l’apparence télévisuelle, l’aplomb dans l’élocution pour dire que des engagements seront pris, que des politiques seront menées, que des plans de prévention seront lancés, que les choses sont en train de bouger, qu’elles avancent, bien qu’en même temps… Puisque je n’étais pas morte, ils avaient dû trouver des éléments de langage pour me ranger dans une autre catégorie. « Ouf, on a évité le féminicide ! Manquait plus que ça, à deux semaines des élections… »

À partir de quel moment, de quel moment précis, suis-je passée de cette jeune fille d’avant, communicante diplômée d’une école de commerce plutôt moyenne, à cette sorte de femme d’après ? Femme qui n’a plus d’âge.
Cette espèce de métamorphose vers le pire m’intrigue encore. Après tout, il s’agissait de moi, de ma gueule, de ma vie, de ma douleur ! J’aurais aimé me tenir, me coincer dans le temps, marquer une pause, tandis que ma peau était dévastée. Qu’étais-je devenue ? J’ai longtemps cru que je serais incapable de répondre à cette question. Que seule mon imagination colmaterait les brèches.

On pense que le visage avec lequel on naît durera toute la vie. Même si on en est plus ou moins fier, plus ou moins satisfait. (Ne faites pas semblant ! Nous cultivons tous une liste secrète des choses qu’on haït, que l’on essaie de cacher, avec un foulard, du maquillage, en tournant la tête lors des photos, de profil, plutôt de dos, en se cassant la nuque. On se laisse toujours trop contaminer par soi-même.
Moi : mon nez pâteux, mes narines grassouillettes, gonflées et arrondies. Je me disais : « Il n’est pas féminin, ce nez ! » Les mêmes narines que mon père… Le même putain de nez… Comme si on l’avait moulé à l’identique. En me voyant, les amis disaient toujours : « Toi, t’es bien la fille de ton père ! » Mon père… Il était resté silencieux en apprenant l’agression, il n’avait pas accouru à l’hôpital comme dans les films, il n’avait pas non plus cherché à retrouver le salopard qui avait fait ça. Sans doute s’était-il contenté de hocher la tête, l’air vague, comme sachant déjà que ça arriverait un jour. Mon père a toujours été l’excessif de la maison. Drôle parfois, il s’emportait souvent à table ou dans son canapé vieillissant, en parlant de politique, en remuant une à une les idées qu’il avait attrapées dans des livres. L’incomplétude du monde, la révolution qui n’avait pas eu lieu, autant que sa vie d’ouvrier moyen qui avait passé son temps à attendre, le rendaient colérique. Il n’était pas méchant, mais toujours à deux doigts de vous coller une gifle. C’était un buffle. Il pouvait être tendre et attentif, et exploser d’un coup. Attentats domestiques à la parole explosive. Souvent, nos dîners de famille tournaient à l’affrontement. Tandis que nous mangions dans un silence uniquement troublé par la télévision, il me lançait : « Tu ne vas pas sortir comme ça ce soir, c’est pas carnaval. On dirait une pute, tu comprends ? Tu peux pas sortir comme ça. Je ne devrais même pas avoir à te le dire ! Tu imagines ce que les gens vont penser ? Ce que les gens peuvent faire ! Moi, je ne te laisse pas sortir comme ça. » Mon père n’a jamais manqué d’arguments, surtout lorsque sa bouche, encore imbibée d’un vin rouge bon marché (le moins cher possible, règle d’or à la maison) recrachait comme autant de miettes des phrases destinées à me corriger, à m’apprendre à vivre. Je crois qu’il se sentait surtout dépassé, dépassé par ma mère, dépassé par sa femme, dépassé dans son rôle de père, dépassé par sa fille. Par moi, l’adolescente. »

À propos de l’auteur
DUMIOT_victor_©Alexandre_LebracVictor Dumiot © Photo Alexandre Lebrac

Né en 1996, Victor Dumiot a grandi dans le nord de la France. Ancien élève de l’École normale supérieure, il a travaillé sur les œuvres de Georges Bataille et de Michel Foucault. Il est actuellement rédacteur en chef de la revue littéraire Année Zéro. (Source: Éditions Bouquins)

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