L’art du dressage

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Marceau est amateur de maquettes d’avions de combat. À ses enfants, il veut inculquer la discipline militaire, les valeurs d’ordre et de discipline. Son fils Gilles va commencer par le suivre sur cette voie avant de bifurquer. Mais quand il rencontre Nour, sa future épouse et mère de son enfant, il va retrouver L’art du dressage.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Il va falloir resserrer la longe, tirer sur les rênes

Le second roman de Christel Périssé-Nasr décrit les ravages que peut provoquer une éducation virile. Sous couvert de passion, un père va inculquer à ses fils des principes qui finiront par les perdre.

C’est d’abord une histoire de passion. Celle de Marceau pour l’aéronautique qu’il traduit en mettant beaucoup de soin à sa collection de maquettes. Il est en particulier fier des avions de la Seconde Guerre mondiale, comme ces Junkers avec lesquels Hitler ambitionnait de s’imposer sur tous les champs de bataille.
Une passion qu’il transmet à son fils, qui ne peut intégrer l’armée, car il a perdu un œil. Il poursuivra donc son œuvre, tandis que Gilles, son second enfant, portera l’uniforme. Lorsque ce dernier accepte d’intégrer un collège militaire, il se dit que son éducation a payé. Mais à la fois le bizutage et les idées qui règnent du côté de Saint-Cyr auront raison de sa bonne volonté. Gilles jette l’éponge et entend oublier les militaires. Il va choisir de faire son service comme coopérant en Afrique. Puis croise Nour et décide rapidement d’en faire la femme de sa vie. Tandis que le couple s’installe et que la famille s’agrandit avec la naissance d’une fille, Mais tout aussi rapidement, les ennuis commencent et l’orage gronde. Alors Gilles et Nour se séparent, provoquant l’incompréhension d’un mari qui aura su grimper les échelons jusqu’à ce statut social qui lui est dû et qui devrait faire l’admiration de son épouse. C’est du moins ce qu’il pense. Mais peut-être lui a-t-il laissé trop de liberté, oubliant de serrer les rênes.
C’est ce système que dénonce subtilement ce livre. En s’appuyant sur les petites manies et les grands principes, la représentation du pouvoir et la domination des grands mâles. Ici tout tient dans les habitudes et les gestes sournois plutôt que dans les démonstrations de force. Pour être pernicieuse, la violence n’en est pas moins réelle.
Ce roman sur l’emprise, celle du père sur ses fils, celle du mari sur son épouse, pose aussi la question du statut de l’homme, bousculé dans sa virilité. On le sent ici fragilisé et déstabilisé. Alors il répond par la force et par le mépris. Un conte glaçant qui démontre combien le chemin vers une relation équilibrée et apaisée est encore long.

L’art du dressage
Christel Périssé-Nasr
Éditions du sonneur
Second roman
256 p., 00 €
EAN 9782373852707
Paru le 12/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Trop jeune pour avoir connu la Seconde Guerre mondiale, trop âgé pour avoir « fait l’Algérie », Marceau inculque les vertus de la chose militaire à ses fils. Ensemble, on fantasme des combats épiques mais on tue des petits animaux, on rêve de panache mais on soumet des enfants ; quant à la guerre, on ne la fait plus que sur des maquettes de petits garçons…
Authentique conte moral contemporain, L’Art du dressage ausculte les affres familiales tout en sondant les présupposés d’une inaccessible masculinité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Revue Etudes (Antoine Corman)
Ouest-France (Amandine Clévarec)
Blog de Marc Villemain
Blog Joellebooks

Les premières pages du livre
« L’avion Ju 87 trône sur une étagère de la chambre. Derrière lui, vingt-quatre de ses congénères sont alignés au garde-à-vous. Religieusement époussetés chaque semaine, ils pointent leur nez vers la fenêtre. Leur propriétaire en est fier, ce sont des répliques presque parfaites. Leurs détails si authentiques, si savamment reconstitués donnent une certaine tenue à la chambre, rappellent l’Histoire, son grand H. Le Ju 87 est à la même échelle que les autres, mais incontestablement supérieur. Il n’est qu’à contempler ses deux canons BK 37 fixés en gondole sous ses ailes, dérivés du canon antiaérien Flak 18, de calibre identique. Avec cet équipement, la merveille est surnommée Kanonenvogel. L’oiseau-canon. Une splendeur. Blindage amélioré en 1943 avec pour objectif de dézinguer les chars russes directement sur les champs de bataille. L’oiseau pouvait enfourner dans son ventre quatre bombes de cinquante kilos. Il faut imaginer la prouesse que cela représente à l’époque. Il faut imaginer le plein de la guerre et ces oiseaux-là dans le ciel de 1943. La guerre aérienne est une tueuse de premier ordre. Par exemple, fin juillet, les Britanniques bombardent Hambourg et massacrent quarante-deux mille civils en quelques jours. On peut tenter une reconstitution mentale en visualisant des statuettes : une statuette pour un civil tué, une deuxième pour deux civils tués, une troisième pour trois civils tués, etc. On n’ira pas loin. Jusqu’à quelques dizaines tout au plus, puis on perdra la représentation. On reprendra l’exercice d’un bloc, en convoquant directement quelques centaines de statuettes. On ne les voit plus une à une, mais ça tient dans l’esprit, quelques centaines de statuettes. Il y a une forme qui ressemble à cela. On l’appelle une armée. Mais quarante-deux mille, jamais. Quarante-deux mille humains, c’est irreprésentable. Cette extraordinaire donnée de 1943 – les avions de guerre sachant tuer quarante-deux mille personnes en quelques jours – fascine. La fascination, qui signifie « irrésistible séduction », est un terme qui a de très beaux synonymes. Le plus intense est l’envoûtement. Il a des relents vaudou, de la poudre magique, on perd la tête, on rêve. On y revient ; on se documente, on collecte. On dispose sur une étagère l’objet de l’envoûtement, on chérit sa passion. Le B-17 américain côtoie le Lancaster de la Royal Air Force, ce Lancaster qui fut lui aussi à l’œuvre dans le ciel de Hambourg en 1943. Ils sont tous dépoussiérés chaque semaine avec des égards sacrés, mais le Kanonenvogel, lui, suscite un envoûtement particulier : c’est l’oiseau-canon du Führer. C’est son petit nom pour les habitués, parce que son nom entier est Junkers. Une sorte de nom de famille, partagé par de nombreux modèles perfectionnés au fil de la tuerie. De massacre en massacre, l’industrie – ô envoûtement intense ! – du fer et du feu innove et optimise ses bijoux. Elle a donné à ce Junkers-là Gustav comme prénom. Il faut le prononcer à l’allemande pour en goûter la douceur et le feulement. La tête de son hélice avant, affublée de ce prénom qui fait dans le lointain résonner des symphonies, deviendrait presque un nez. On trouve qu’il a une gueule quand même, ce Gustav, une bonne gueule. On le décale sur l’étagère. Gustav. On l’aime, celui-là. On peut le dire, c’est de l’amour.

À dix-huit ans, le collectionneur envoûté décide d’intégrer l’armée française. Il n’est pas gourmand : première classe sera déjà un honneur. Il remplit un formulaire. Il y est honnête, conscient que c’est dans un espace sacré qu’il souhaite pénétrer. Un espace où l’on entre nu et humble. Il ne cache pas qu’il est aveugle d’un œil depuis la naissance. Un œil suffit amplement pour vivre, conduire, aller au cinéma, nager dans la mer, manger des spaghettis, coller des maquettes très délicates et très réalistes. Il les a toutes, les maquettes, elles sont exactes et patiemment constituées, et avec ça consciencieusement disposées sur l’une de ses étagères, toutes : le Ju 87H, le Ju 87K, le Ju 87D-1/To – ce dernier était une version navale torpilleur, finalement abandonnée, mais il en possède la maquette et a modélisé ce possible non advenu, il le note en bas du formulaire qu’il les a toutes, dans le blanc où il est autorisé à parler de lui avec quelque liberté. Il n’a pas pensé à prendre des photos, c’est vrai, un incendie, un vol et tout ce travail minutieux partirait en fumée, ces après-midi de concentration, ce rêve qui a pris forme sous ses mains, oiseaux-canons, danse du feu, symphonie des bombardiers, au rapport soldat, sa joie, sa jouissance, il va prendre des photos, on ne sait jamais, et les punaisera à la caserne. Il a hâte. Le collectionneur aime la vie, pas la mort, qu’on ne s’y trompe pas, c’est justement sa vie qu’il vient d’inscrire dans les cases du formulaire, son désir et la projection de son devenir. Mais le collectionneur n’a qu’un œil, et pour entrer dans le corps sacré, il en faut deux. C’est ainsi. C’est le réel. Parfois le réel affiche quarante-deux mille civils et nous laisse le soin de nous représenter à loisir les tombes, les champs – combien d’hectares de champs faut-il pour ensevelir ce chiffre, et combien de milliers de litres de larmes, combien de lacs, de zéros au nombre des douleurs ? Parfois le réel affiche quarante-deux mille et parfois il affiche deux, comme deux yeux. Mais bravo pour les Junkers, clin d’œil, on se comprend, j’ai les mêmes à la maison, en revanche pour l’enrôlement, c’est non, au revoir loufiat, il te reste les vaisseaux imaginaires, le cinéma, le ressentiment. Le corps sacré rejette le collectionneur, qui n’est pas une machine parfaite. Les honneurs ne seront pas pour lui, l’uniforme non plus, le clairon ne sonnera pas dans sa cour, le lit au carré, tintin, et le fusil d’assaut, c’est mort.

Le collectionneur a restreint sa jeune vie aux quelques mètres qui séparent son étagère-aux-avions de son bureau. L’espace des obsessions est aussi celui qui abrite les possibles. Il dessine. Et de dessin en dessin, de maquette en maquette, une idée lui vient. Il s’intéresse aux ratés, aux déchets. À celui en particulier qui s’appelle l’Inflatoplane. Un avion expérimental et gonflable, américain, des années 1950, sorte de bouée des airs, amusante en temps de paix, mais parfaitement inutile en temps de guerre, puisqu’une simple flèche suffit à le dégonfler en plein vol. Le collectionneur, touché par les machines qui, pour cause de déficience technique, sont disqualifiées par l’armée, jette donc son dévolu sur l’Inflatoplane : cet avion n’est pas une simple et ridicule tentative datée, c’est la voie de son salut. Il se met en tête de réparer au moins une injustice en ce monde. Et décide de perfectionner l’Inflatoplane, d’en déposer le brevet, d’être courtisé par les industries d’armement, de devenir puissant, de venger son œil aveugle, d’être enfin un homme. Et puisqu’il n’aura, sa vie durant, participé à aucun combat, vibré d’aucune adrénaline mercenaire, au moins aura-t-il survolé, grâce à son invention, les plus belles boucheries du monde. Il dessine donc une manière de coque articulée, façon armure du Moyen Âge, repliée sur elle-même tel un éventail fermé, mais qui se déploie sous la pression de l’air jusqu’à former une coque rigide, sorte de suppositoire, qui se cadenasse autour du cockpit gonflable. Les flèches peuvent pleuvoir, l’Inflatoplane est désormais increvable. Il ajoute à cet incroyable tacot deux ailerons déclipsables d’un simple geste d’urgence. Si bien qu’en cas d’amerrissage forcé, les ailerons décrochent l’armure qui s’éjecte au loin, et alors l’Inflatoplane flotte, majestueux cygne noir au bec de feu, comme une bouée sur la mer. Le collectionneur dépose son brevet rapidement, craignant du fond de sa chambre qu’un œil intéressé, russe possiblement, n’observe avec appétit sa petite cuisine. Il s’acquitte du prix qu’il faut pour protéger son œuvre et attend que son invention soit convoitée par le monde entier. Le temps file. Aucune proposition ne lui parvient. Il passe alors à la phase maquette. Les plans ne suffisent pas, ces gens ne savent pas imaginer, il leur faut une modélisation de la machine, une preuve par l’objet miniature. Cette étape est moins évidente qu’il n’y paraît. Il bricole un engin qui ressemble à un mauvais jouet et trépigne au cours de pathétiques soirées qui ne mènent à rien de probant. C’est un prototype qu’il lui faut, construit par des professionnels dans un lieu professionnel. Or le collectionneur est verni. Comme les familles sont bien faites et qu’elles obéissent souvent aux mêmes obsessions, il a ce qu’il lui faut sous la main : un frère aîné, Gilles.

Deux années séparent le collectionneur de Gilles, ainsi que de nombreux points de moyenne générale en classe. C’est donc à l’aîné qu’est dévolu le soin d’entrer à l’école militaire. Le jour de leur naissance, Marceau, leur père, a passé à chacun de ses fils un cordon au travers de la main droite et un autre au travers de la main gauche. Après la période de cicatrisation, les cordelettes, quoique fines au point de devenir invisibles à l’œil nu, solidarisées qu’elles sont avec la chair, deviennent une composante pour ainsi dire naturelle des corps. Ainsi papa Marceau indique-t-il à ses fils quelques menues orientations, aussi simplement qu’on invite un cheval à prendre à droite ou à gauche en lui caressant les rênes ou la longe. À la veille de l’entrée de Gilles en classe de seconde, Marceau lui fait une proposition. Fils, tu as deux ans de plus que le collectionneur, mais tu as surtout une bien meilleure moyenne. Tu ne collectionnes pas les avions de chasse, ni les tanks, ni les porte-avions, ta passion sans doute est moins vive, mais tu goûtes les films de guerre, surtout les américains, que tu regardes chaque soir jusqu’après minuit sans jamais en louper un, et tu es mon fils, fils. Tu sais que je porte dans la poche de ma chemisette, celle qui est du côté du cœur, la carte d’ancien combattant de ton grand-père. Bien sûr je projette de la brandir devant tout agent de police ou de gendarmerie qui souhaiterait m’aligner comme un vulgaire pékin. Je la brandirai sous son nez en disant voyez qui je suis, voyez dans quelles contrées familiales j’ai galopé, sous quel soleil mon propre père a cuit, dans quelle tourmente il a fait ses classes, ne reculant jamais devant un ennemi pourtant féroce. Regardez la date de sa mort. Ton grand-père faisait partie du corps de l’armée de l’air, Gilles, de ce grand corps volant et sacré. Je garde sa carte sur mon cœur, je suis le fils de cet homme avant d’être moi-même, et quand d’autres ont lu tous les livres, moi j’ai loupé toutes les guerres. Bébé d’après la Seconde Guerre mondiale, trop jeune pour Alger. Mal né. Mais je suis père d’un collectionneur qui aligne obsessionnellement des avions de chasse sur une étagère, et j’ai un Gilles qui va me répondre, oui papa, je veux bien, si c’est ainsi qu’il faut être ton fils, je veux bien intégrer une école militaire. À peine Marceau caresse-t-il la longe qu’elle vibre toute seule dans la brise familiale. Ainsi va l’éternité, qu’on recherche bêtement dans la continuation d’un seul individu, quand elle se duplique simplement, mécaniquement, d’un individu à l’autre.
Marceau tapote le tabouret à côté de lui, assieds-toi là, fils aimant. Je sens en toi le goût de la force et des chants militaires. »

Extrait
« Nour veut perdurer dans la corbeille dorée que lui a offerte son papa, ne pas trimer comme nous, n’est-ce pas ? Offre-le lui, ce confort. Tu la tiens par la pelote et on lui pliera doucement l’échine. Elle apprendra à compenser son petit temps et son petit silence, à te les payer au prix fort. Tu l’auras, ta servante. »

À propos de l’auteur
PERISSE-NASR_Christel_DRChristelle Périssé-Nasr © Photo DR – Ouest-France

Christel Périssé-Nasr vit à Nantes, où elle anime des ateliers d’écriture et des formations. Elle a publié un premier roman aux Éditions Rivages, Il n’y a pas de grand soir (2012). (Source: Éditions du Sonneur)

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