Le Château des Rentiers

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En deux mots
Le Château des Rentiers est l’immeuble parisien des grands-parents d’Agnès Desarthe où elle a passé une grande partie de sa jeunesse. Des familles juives qui ont survécu aux camps de la mort y habitaient, profitant de ce surcroit de vie qui leur avait été octroyé. L’occasion d’évoquer des souvenirs, mais aussi de rêver à un projet de maison communautaire qui rassemblerait tous les amis de longue date.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Maisons communautaires

Du Château des Rentiers où vivaient ses grands-parents à son projet de maison communautaire pour affronter la vieillesse, Agnès Desarthe a construit un roman autobiographique foisonnant. Souvenirs d’enfance, liens familiaux, expériences de romancière et de traductrice ainsi que réflexions sur la vieillesse et la mort forment une riche trame narrative.

Et si finalement, c’était Agnès Desarthe elle-même qui parlait le mieux de son roman si original? Quand, par exemple, elle écrit « Ce roman est un peu comme le Château des Rentiers; il constitue pour moi un réservoir inépuisable de réconfort et d’interrogations. À la façon du phalanstère spontané créé par mes grands-parents, il recèle plusieurs trésors, dont un qui a à voir avec ce qui se passe après la mort. » Cet endroit, situé dans le XIIIe arrondissement de Paris, n’était en fait qu’un bâtiment moderne. Mais il abritait Boris et Tsila, «papi et mamie Jampolski, mes grands-parents, qui m’avaient transmis le goût de la langue russe, de la pâte brisée, des noix, des foies de volaille hachés, des graines de pavot et d’une littérature peuplée de personnages aux noms changeants».
Les voisins formaient une communauté tout aussi fascinante pour la future écrivaine. Le couple Grobo, Marianne, Tania, «la poétesse aux cheveux courts raides et blancs, et son mari, le très beau, le très élégant David» ou encore Froïm. Ayant échappé à la mort et à la folie nazie, ils débordaient d’une impressionnante énergie vitale.
Si bien qu’aujourd’hui Agnès rêve de construire une maison sur ce modèle, sorte de phalanstère qui rassemblerait tous les amis qui allaient vers le troisième âge et au-delà. Une belle idée qu’elle va essayer de concrétiser tout au long de ce roman fourre-tout qui nous vaut de splendides digressions. Sur le temps qui passe. Sur la Shoah et le devoir de mémoire, avec cette sentence définitive: «L’expérience concentrationnaire est incommunicable. C’est une histoire racontée à des sourds par des muets.», Sur la vieillesse, avec notamment cette galerie d’auditeurs venus à la rencontre de la romancière: «Buissons de cannes, forêt de potences, lianes de perfusions, floraison d’exosquelettes, pétales en bavoirs, ballet de couvertures, exposition de souliers orthopédiques, dents de travers, absences de dents, regards égarés, yeux humides, doigts boudinés, doigts maigres, mains tremblantes.» et qui nous vaudra une belle leçon d’humanité.
Au fil des pages, on en apprendra aussi davantage sur sa famille, de son patronyme qui vient «de Sarthe» aux ramifications de son arbre généalogique, des valeurs aux saveurs transmises: «Je ne conserve que ce qui m’importe. (…) les oreilles d’Aman, pâtisseries aux graines de pavot préparées à l’occasion de Pourim, la fête d’Esther), le gâteau aux noix, le gâteau à l’ananas, la tarte au fromage blanc et aux herbes.» Faisons ici une digression dans la digression pour souligner que ce passage devrait ravir Élise Goldberg qui nous rappelait en cette rentrée que Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie.
Et revenons au roman pour en souligner une fois encore la foisonnante richesse. Voici encore une liste de réflexions sur l’âge rassemblées auprès de dizaines témoins, une rencontre avec l’au-delà à la faveur d’une traduction d’un roman de Cynthia Ozick, des voyages à travers la France emprunts de mélancolie. Mais le tout en fait une ode à la vie. En le refermant, on se dit que les plus belles réalisations sont sans doute celles qui semblent irréalisables. L’utopie a, avec Agnès Desarthe, encore de beaux jours à vivre!

Signalons pour ceux qui ont la chance d’être à Paris le 30 septembre, la rencontre organisée à la Maison de la poésie

Le Château des Rentiers
Agnès Desarthe
Éditions de l’Olivier
Roman
220 p., 19,50 €
EAN 9782823619515
Paru le 18/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et dans un village de Seine-Maritime. On y évoque aussi Aubervilliers et Pantin, l’Yonne, Besançon et Baume-les-Dames, Fécamp et la Sarthe, Londres et le Kent, San Sebastián ainsi que les camps de la mort.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
En levant les yeux vers le huitième étage d’une tour du XIIIe arrondissement de Paris, Agnès rejoint en pensée Boris et Tsila, ses grands-parents, et tous ceux qui vivaient autrefois dans le même immeuble. Rue du Château des Rentiers, ces Juifs originaires d’Europe centrale avaient inventé jadis une vie en communauté, un phalanstère.
Le temps a passé, mais qu’importe puisque grâce à l’imagination, on peut avoir à la fois 17, 22, 53 et 90 ans : le passé et le présent se superposent, les années se télescopent, et l’utopie vécue par Boris et Tsila devient à son tour le projet d’Agnès. Vieillir ? Oui, mais en compagnie de ceux qu’on aime.
Telle est la leçon de ce roman plein d’humour et de devinettes – à quoi ressemble le jardin d’Éden ? quelle est la recette exacte du gâteau aux noix ? qu’est-ce qu’une histoire racontée à des sourds par des muets ? –, qui nous entraîne dans un voyage vertigineux à travers les générations.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Laurence Houot)
France Info (Culture d’été)
Les Échos (Isabelle Lesniak)
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
Page des libraires (Betty Duval-Hubert, librairie La Buissonnière à Yvetot)
RTS
Slate (Thomas Messias)
L’éclaireur FNAC (Édouard Lebigre)
La Vie (Marie Chaudey)
Non-Fiction (Anne Coudreuse)
La Grande Librairie (Augustin Trapenard)
Blog Froggy’s delight
Blog Vagabondage autour de soi

Les premières pages du livre
« Le château
Mes grands-parents maternels, Boris et Tsila Jampolski, avaient 65 ans lorsqu’ils ont acheté, sur plan, un appartement de deux pièces avec balcon au huitième étage d’une tour, dans le XIIIe arrondissement de Paris. J’ai écrit leur adresse – 194 rue du Château des Rentiers 75013 Paris – sur des enveloppes et des cartes postales pendant près de trente ans.
Château.
Rentiers.

Pas une fois je ne me suis interrogée sur le sens, le poids que possédaient peut-être ces mots pour deux juifs immigrés en France au début des années 1930 – mon grand-père de remplacement, ancien communiste ayant connu les camps de prisonniers, ma grand-mère de sang, devenue veuve après la déportation et l’assassinat de son premier mari par les nazis –, issus l’un comme l’autre d’un milieu populaire et n’ayant jamais perdu leur accent.
Un château, ose-t-on seulement en rêver lorsque l’on a vécu l’exil et les privations ?
Rentier, n’est-ce pas le statut que l’on réprouve, tout en l’enviant, quand on a porté autrefois le petit foulard rouge des pionniers ?
Le hasard des noms de rue et un marché immobilier à la baisse ont fait de mes grands-parents les habitants d’un château qui n’était pas peuplé que de rentiers, un château en béton plaqué pierre de taille, avec des portes d’ascenseur orange, des dalles en pierre de Bourgogne industrielle, d’immenses miroirs dans lesquels je me suis vue grandir, d’interminables couloirs revêtus de moquette, des portes en bois contrecollé et de larges balcons pourvus de balustrades en fer, d’où l’on pouvait voir et entendre les élèves du CES rue Yeo-Thomas, le collège où il ne fallait pas aller si on voulait faire des études plus tard, le collège où il y avait des blousons noirs (disait-on), des voyous – n’était-ce pas l’un d’eux qui avait volé la montre à cristaux liquides que mon frère avait reçue à l’occasion de sa bar-mitsva parmi une armée de stylos à plume et un bataillon de radios-réveils ?
La rue du Château des Rentiers était une de celles que j’empruntais pour me rendre à la piscine en primaire et, plus tard, pour aller au collège et au lycée. Je lisais, sans y prendre garde et plusieurs fois par jour, les mots inscrits sur la plaque métallique bleue dans son cadre vert. Et ces mots ne signifiaient rien pour moi. Ou alors : cheveux mouillés, bonnet oublié, paquet de chips acheté au distributeur à la sortie du vestiaire, contrôle de physique insuffisamment révisé, rendez-vous à 13 h 30 sur les marches du lycée avant l’orchestre, et, bien sûr, papi et mamie Jampolski, mes grands-parents, qui m’avaient transmis le goût de la langue russe, de la pâte brisée, des noix, des foies de volaille hachés, des graines de pavot et d’une littérature peuplée de personnages aux noms changeants (Alexandre était aussi Sacha, Dimitri Mitia, Nastasia Nastia, Elena Yolka) et interminables, car couplés à leurs patronymes en ov ou en ovna, en ski ou en skaïa ; une onomastique si riche qu’elle fonctionna pour moi comme une initiation à la musique, à la complexité des identités, à la généalogie.
Cette rue, si on mettait de côté son nom, n’avait rien pour évoquer les vieilles et nobles pierres d’un château, pas plus que les revenus, générés non par le travail mais par l’argent lui-même, dont jouissent les rentiers. Le quartier avait été presque intégralement rasé au début des années 1970 et les vieilles bâtisses de travers, dignes d’un décor d’Alexandre Trauner, avaient laissé la place à des immeubles modernes, disparates, jaillis sans harmonie de l’asphalte.
Moi qui ne connaissais de Paris que cette portion située à l’est et au sud-est de la place d’Italie, je me demandais comment les touristes pouvaient considérer cette ville comme la plus belle du monde. Vraiment ? me disais-je en levant les yeux vers les façades hideuses aux fenêtres toujours trop petites et apparemment impossibles à ouvrir, les crépis bon marché et vite écaillés, les matériaux si synthétiques et les proportions si inélégantes que l’on aurait pu s’interroger sur le genre de faute qui méritait pareille punition. Pourquoi habiter là ? me disais-je à l’âge où l’on considère qu’une maison est un carré surmonté d’un triangle.
Quant aux rentiers, où étaient-ils ? Qui étaient-ils ? Les parents de mes camarades de classe étaient, pour la plupart, employés de bureau, artisans, secrétaires, postiers, infirmières.

Pourquoi y revenir aujourd’hui, alors que cet immeuble et cette rue ont déjà été la toile de fond d’un, voire de deux de mes livres ? Pourquoi retourner en pensée dans ces avenues sans charme que je n’ai jamais pris plaisir à arpenter ? Peut-être est-ce plus une histoire de temps que de géographie.
Dans moins de dix ans, j’aurai l’âge qu’avaient mes grands-parents quand ils sont devenus propriétaires du petit appartement de la rue du Château des Rentiers.

À portée de pensée
Récemment, ma grand-mère Tsila est venue me rendre visite en rêve.
Elle vient aussi me voir en pensée.
Elle ne fait que passer. Elle ne me parle pas. Ne semble pas avoir de message particulier à me délivrer. Elle se contente d’être là, et je songe que ce n’est pas elle qui tente de se rapprocher de moi, mais plutôt moi qui, sans m’en apercevoir, sans le vouloir, rien qu’en vieillissant, me rapproche d’elle. Je retourne au moment de notre première rencontre. Moi, bébé aux grands yeux bleus, elle, femme de petite taille, au squelette menu, aux traits fatigués par la maladie, aux yeux d’un bleu moins gris que les miens.
Kak krassivaïa ! (Comme elle est belle !) A-t-elle parlé en russe ou en français, penchée sur moi dans mon berceau ou au creux des bras de ma mère ? A-t-elle prononcé la formule yiddish propre à détourner le mauvais œil, Kein ayin hora ? Il est plus probable qu’elle n’ait rien dit, qu’elle ait simplement pensé : vivantes, toutes les deux, sa fille et la fille de sa fille. Soulagement, surprise, sidération. Je ne crois pas avoir été accueillie dans la joie. C’est sans doute ce qui a fait de moi un bébé, une enfant et une femme joyeux. Il me semble que personne avant moi n’avait eu l’idée ou le loisir d’occuper ce terrain.
J’écris « bébé » et je revois les lieux de mon enfance. L’appartement dans lequel mes parents se sont installés juste avant ma naissance, trop grand, trop vide, qui résonne un peu, les meubles en faux bois couleur acajou, mes couvertures, celle au crochet d’un joli blanc crème, et dont les bords étaient garnis d’un galon de satin brillant, ma courtepointe surpiquée en tissu synthétique bleu très clair, et mon poupoune (ainsi appelais-je mon doudou) qui fut alternativement un débris d’édredon en nylon jaune pâle et une ancienne capuche molletonnée d’un blanc douteux, ayant vraisemblablement appartenu à mon grand frère et qui procurait, lorsque l’on en pressait l’étoffe entre deux doigts pour la faire glisser sur elle-même, une sensation enivrante, un bien-être fou.
En écrivant, je me souviens de tout. Je fais semblant de me souvenir de tout. Peut-être est-ce la même chose. Exactement la même chose.
Je continue : le couloir très très long, le visage de ma mère, sa bouche enfantine, les cernes sous ses yeux vert clair en amande, la grosse tête de mon frère, les cils noirs de mon père, les robes de chambre en nylon matelassées à grand col, les mains aux ongles larges et impeccables de mon père, la porte d’entrée à double battant, les épaules rondes de ma mère, les savates en faux cuir, les savates en tissu, une chaise à armature métallique. Tout est là, à portée de pensée. C’était il y a longtemps. C’était il y a très peu de temps. Ainsi – j’en tiens la preuve – mon avenir, ma vieillesse sont, eux aussi, à portée de pensée. Si ma grand-mère me rend visite, c’est pour me le confirmer. Le temps de vivre deux ou trois choses et je me retournerai vers l’instant où j’écris aujourd’hui, en me disant : c’était hier. Et je n’aurai pas vu le temps passer. Si je ne prends pas un peu d’avance, je me retrouverai au seuil de la mort sans avoir rien prévu, sans avoir rien choisi.

Un projet d’avenir
À 8 ans, je rêvais à la jeune fille que je serais à 17. Elle aurait des cheveux raides et blonds, elle serait mince et musclée, au volant d’une voiture décapotable et ses longs cheveux blonds (c’est si agréable de l’écrire deux fois, de l’imaginer deux fois) voleraient à l’horizontale dans son dos, soulevés par la vitesse et le vent. Ce portrait évoque par bien des aspects, je dois le reconnaître, la publicité pour Barbie-voiture qu’on voyait alors à la télévision. Je ne crois pas que j’établissais le lien entre les deux à l’époque. Quand, neuf ans plus tard, j’ai atteint l’âge rimbaldien, j’avais les cheveux bouclés, châtains et courts, j’étais joufflue, plus souple que musclée, et je ne conduisais aucun véhicule, pas même un vélo.
Je n’ai pas pensé pour autant que j’avais trahi mon rêve, que j’avais mal évalué mes chances de devenir blonde, mince, et de passer mon permis avant l’âge légal. J’ai été portée par cette vision que j’avais eue enfant jusqu’à la veille de mon dix-septième anniversaire, entraînée chaque matin par l’envie de conquérir ce futur radieux. Au moment du bilan, le constat ne s’est teinté d’aucune amertume.
À 17 ans et un jour, j’ai modelé un nouvel idéal en m’inspirant cette fois d’une amie que je trouvais plus jolie, plus intelligente et plus mûre que moi. Je m’achetais les mêmes vêtements qu’elle. Toutefois, comme nos morphologies différaient, ce qui la sublimait – faisant d’elle tantôt une princesse bulgare, tantôt une ballerine de Degas – faisait de moi une brave fille de ferme. Le constat de ce nouvel échec aurait pu mettre fin à ma manie de l’idéalisation. Mais non. J’aimais et j’aime toujours admirer. C’est mon moyen de transport fétiche. Je veux être ce que je ne suis pas. Je veux être là où je ne suis pas. Peu importe que j’y parvienne ou non, car le plaisir est garanti par le trajet.
À 19 ans, je me suis tournée vers la chanteuse du groupe de pop-rock anglais, Eurythmics. Annie Lennox et moi partagions la même coupe de cheveux (rasée sur les côtés, amorce de crête punk au sommet du crâne), des yeux bleus et… c’était déjà plus qu’avec Barbie-voiture. Je m’imaginais, jeune agrégée d’anglais, vêtue de cuir noir, cheveux peroxydés et yeux soulignés d’eye-liner, faisant cours à des élèves de troisième fascinés par mon allure. Quelques années plus tard, j’ai effectivement passé l’agrégation. J’avais les cheveux mi-longs, teints en roux, pas de vêtements en cuir. Je n’ai que très peu enseigné. Mes élèves avaient trois ans de moins que moi et je m’ingéniais à les faire rire car, en chemin, j’avais changé d’objectif. Je préférais amuser plutôt que fasciner.
Une fois encore, comme face à un miroir à trois pans, je me suis livrée à mon jeu des comparaisons. Miroir de gauche : mon avenir tel que je l’avais imaginé quelques années plus tôt ; miroir central : ce que j’étais devenue ; miroir de droite : comment je serais plus tard.
À 22 ans, le projet était moins centré sur l’apparence physique, j’étais comme j’étais, il y avait peu de chances, me disais-je, que je m’améliore, que je me transforme. J’envisageais l’arrivée des rides avec sérénité, songeant qu’elles étaient préférables à l’acné. J’allais devenir écrivain. C’était surtout cela qui comptait.
À partir de ce moment, les projections se sont faites de manière plus désordonnée. Je crois que j’ai cessé de m’intéresser à moi. La formule semble radicale. Elle est peut-être exagérée, mais pas inexacte. Le tourbillon du travail, des rencontres, des livres à écrire, de l’argent à gagner, de la maison à ranger, des enfants, je n’avais plus une seconde pour me rêver en mieux, et c’est sans méfiance que j’ai laissé filer le temps. À 24 ans, je suis devenue mère. À 24 ans, je suis devenue traductrice. À 24 ans, je suis devenue écrivain. Tout en même temps. Tout ce que je voulais, d’un coup et tout de suite. Cela ne m’a pas abattue, je ne m’en suis trouvée ni rassasiée, ni blasée. J’ai suscité de la jalousie, sans doute aussi de la haine, son corollaire.
Plus de trente ans se sont écoulés depuis et je continue d’avoir l’impression que cela vient de commencer. Je viens d’arriver sur terre. Pourtant, ma vie d’enfant a été très longue. C’est ma vie d’adulte qui est courte.
Il est temps, puisque seule une horloge aléatoire et plus molle qu’un cadran de Salvador Dalí décide de mes révolutions, d’établir un nouveau plan, un plan d’avenir. Et Tsila Jampolski, ma grand-mère, que mes enfants ont toujours appelée Petite mamie parce qu’elle était minuscule, pensais-je, mais aussi parce qu’elle était douce et discrète, va m’y aider.

MAPI
Dans les années 1990, nous formions, avec une dizaine d’amis, un genre de bande (même si nous détestions ce mot car chacun d’entre nous était, à sa façon, une pièce unique). Nous faisions tout ensemble. Nous regardions beaucoup de matchs de football à la télévision, nous partions en week-end, en vacances, nous allions au cinéma, ensemble. Nous habitions plus ou moins le même quartier, disons le nord-est de Paris. Il arrivait à certains de jouer au tennis sur un court municipal. C’était un de nos lieux de rendez-vous. Nous nous y retrouvions pour aller déjeuner dans les cafés des environs. Nos emplois du temps étaient peu contraignants. Encore étudiants, déjà enseignants, ou intermittents et apprentis, nous avions des journées élastiques. Juste à côté des courts, de l’autre côté de la rue, se trouvait une maison de retraite dont le nom nous enchantait : MAPI. Comme une contraction de mamie et papi. Nous aimions lire ce nom. Nous aimions plaisanter à propos de la réservation qu’il nous faudrait faire dès maintenant dans cet établissement afin de pouvoir continuer à nous fréquenter, une fois devenus vieux, car nous nous aimions beaucoup. Nous nous aimions tant qu’à 25 ans, nous envisagions de passer la fin de notre vie ensemble. Des années durant, même après que nous eûmes déménagé, que certaines amitiés s’étaient effilochées, que d’autres s’étaient nouées, MAPI continuait, en silence, sans que nous en parlions, à jouer le rôle de destination ultime, du moins pour moi.
Parfois, alors que je n’habite plus à Paris, je me transporte en pensée dans le futur et le XXe arrondissement et je m’imagine vivant là, chez MAPI, avec O., avec I., avec D., avec T., avec Y. et les autres. Nous circulons de chambre en chambre. Nous jouons au Scrabble, nous recevons la visite de nos enfants, de nos petits-enfants et, pourquoi pas, soyons ambitieux, de nos arrière-petits-enfants. Nous écoutons de la musique. Certains font des mots croisés, d’autres lisent le journal. Nous nous aimons toujours. Ce que la vie a éparpillé, MAPI le rassemble. Suis-je la seule à poursuivre cette rêverie ? Mes amis d’autrefois y songent-ils aussi de temps à autre ? Il me serait facile de les joindre pour le leur demander. Je m’abstiens. Je préfère supposer.
C’est à cause de mes grands-parents, Tsila et Boris, que cette vision, ce fantasme d’une vie communautaire du grand âge persiste en moi. Je crois n’avoir aucun mauvais souvenir lié au deux pièces de la rue du Château des Rentiers. Je sens au bout de mes doigts la puissance des aimants aux portes des placards de la cuisine, et c’est en souriant que je me remémore ce détail. Je revois les voisins. Marianne et ses lèvres maquillées d’un rose pailleté qu’elle appliquait avec plus de soin ou de réussite que ne le faisait madame Grobo avec le rouge, plus vermillon, qui débordait souvent sur ses dents. Je revois Tania, la poétesse aux cheveux courts raides et blancs, et son mari, le très beau, le très élégant David, dont le large ceinturon à la boucle surdimensionnée ceignait les hanches étroites. Je revois Froïm et sa grande tête, ses dents remarquables, peut-être parce que son sourire les découvrait entièrement, ses sourcils noirs et fournis. Madame Grobo avait les paupières enduites d’un joli fard turquoise qui me plaisait beaucoup. Était-ce monsieur Grobo qui l’accompagnait ? Elle, petite, ronde, les joues rebondies, des taches brunes masquées par la poudre, et des yeux à fleur de tête, boursouflant ses paupières et comme prêts à jaillir des orbites – tout cela m’évoquait un crapaud, un très joli crapaud, et j’adorais la contempler ; et lui, petit aussi, maigre, avec un minuscule visage, des traits fins, des yeux doux, un nez pointu, des lèvres minces et toujours un peu humides – il me faisait penser à un grillon. C’est son portrait qui me vient aussitôt à l’esprit quand je prononce le mot « timide ».
Combien étaient-ils en tout ? Je tente de les dénombrer. Je convoque les visages depuis si longtemps disparus. Soudain, je me rappelle Esther. Elle possédait une voix plus traînante que ses camarades, des cheveux gris mal peignés. Il me semble que c’était la sœur de Froïm, mais peut-être ma mémoire défaille-t-elle. Esther aurait aussi bien pu être sa belle-sœur ou la cousine de mon grand-père. L’une ou l’autre, ou encore l’une et l’autre.
Si elle ne m’est pas apparue immédiatement, c’est peut-être parce qu’elle est morte plus tôt que ses voisins, ou encore parce qu’elle était seule de son espèce. Quel qu’ait été son statut, je me souviens que, pensant à Esther alors que j’étais une petite fille chérissant son frère, sa sœur et ses nombreux cousins, je m’étonnais que l’on pût être la sœur ou la cousine de qui que ce soit à un âge aussi avancé. Comment, me demandais-je, peut-on être sœur ou cousine avec tant de rides, avec ce trémolo persistant dans la voix, avec ces dents de travers ? Mes frère et sœur ainsi que mes nombreux cousins étaient, comme moi, des enfants ou des adolescents. Nous avions la chair rebondie des abricots de juillet, des chevelures vigoureuses et fournies. Nous jouions à cache-cache, les grands grattaient les cordes de leurs guitares, les yeux masqués par une mèche qu’on ne pouvait que leur envier. »

Extraits
« Je ne conserve que ce qui m’importe. Je ne garde que ce que j’étais réellement capable de comprendre sur le moment. Les oumen tashen (les oreilles d’Aman, pâtisseries aux graines de pavot préparées à l’occasion de Pourim, la fête d’Esther), le gâteau aux noix, le gâteau à l’ananas, la tarte au fromage blanc et aux herbes. Parfois — c’est toujours une surprise, un hasard — ma pâte brisée a exactement le même goût que celle de ma grand-mère. Salut, Tsila, dis-je dans ma tête. Ses autres préparations, je ne les maîtrise pas. » p. 28

« Comme elle achève son petit mot de présentation, je contemple l’auditoire. Buissons de cannes, forêt de potences, lianes de perfusions, floraison d’exosquelettes, pétales en bavoirs, ballet de couvertures, exposition de souliers orthopédiques, dents de travers, absences de dents, regards égarés, yeux humides, doigts boudinés, doigts maigres, mains tremblantes. Sur les paupières d’une femme au deuxième rang, le fard turquoise que j’aimais tant admirer, enfant, sur les paupières de madame Grobo. Un monsieur à droite, en retrait, est venu coiffé de sa casquette, pour pouvoir l’enlever, me dis-je, marques d’élégance et de courtoisie mêlées. Ils sont disparates, certains dévastés, l’air à moitié morts, d’autres semblent vifs, presque costauds, et je me dis : Tous aphasiques, vraiment ? » p. 87

« Les vieux qui s’adressent aux jeunes sont trop rarement écoutés, me dit-on. C’est peut-être vrai, mais ce n’est pas seulement parce que le respect que l’on devait aux anciens s’est perdu. C’est aussi parce que si l’on n’a pas vécu un événement, sa matérialité nous échappe. On reconstitue bravement, grâce à un mélange d’empathie et de spéculations, l’expérience que l’on tente de nous transmettre, mais on finit par s’ennuyer à force de buter sur l’absence d’éprouvé. On tire un savoir théorique — et ce n’en déjà pas si mal — des récits et des témoignages. Mais qu’est-ce qu’un savoir théorique du grand amour, du deuil, de la douleur physique, du fou rire, de la maternité ?
L’expérience concentrationnaire est incommunicable.
C’est une histoire racontée à des sourds par des muets. » p. 118

« Ce roman est un peu comme le Château des Rentiers; il constitue pour moi un réservoir inépuisable de réconfort et d’interrogations. À la façon du phalanstère spontané créé par mes grands-parents, il recèle plusieurs trésors, dont un qui a à voir avec ce qui se passe après la mort. » p. 196

À propos de l’autrice
DESARTHE_agnes_©celine-nieszawerAgnès Desarthe © Photo Céline Nieszawer

Agnès Desarthe est née en 1966. Traductrice de l’anglais, elle a reçu en 2007 pour Les Papiers de Puttermesser de Cynthia Ozick le prix Maurice-Edgar Coindreau et le prix Laure-Bataillon. Romancière, outre de nombreux ouvrages pour la jeunesse, elle a publié notamment : Un secret sans importance (prix du Livre Inter 1996), Dans la nuit brune (prix Renaudot des lycéens 2010) ou encore Une partie de chasse. Elle est également l’auteur d’un essai consacré à Virginia Woolf avec Geneviève Brisac, V.W. Le mélange des genres, d’un essai autobiographique, Comment j’ai appris à lire (Stock, 2013), qui a connu un grand succès critique et public, et d’une biographie consacrée à René Urtreger, Le Roi René, (Éditions Odile Jacob, 2016). En 2015, Ce cœur changeant (L’Olivier) a remporté le Prix Littéraire du Monde. Son dernier roman La Chance de leur vie (L’Olivier, 2018) a connu un beau succès de librairie. (Source: Éditions de l’Olivier)

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