Tant de neige et si peu de pain

WILMOS_tant_de_neige_et_si_peu_de_pain  RL_2024

En deux mots
Quand éclate la Révolution russe, la poétesse Marina Tsvetaïeva se retrouve seule avec ses deux petites filles. Son mari a rejoint l’armée blanche et la poétesse n’a plus de nouvelles. Face aux bouleversements et à la grande famine, elle essaie de survivre, tente de conjurer les malheurs par l’écriture.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Marina, danseuse de l’Âme

Béatrice Wilmos revient sur les années noires vécues par Marina Tsvetaïeva à Moscou. Confrontée à la Révolution russe et à la famine, seule avec ses deux filles, la poétesse va tenter de sauver sa famille et essayer de trouver un salut par l’écriture. Un roman déchirant.

Marina Tsvetaïeva, née le 8 octobre 1892 à Moscou, va vivre les plus grands bouleversements qu’a connu la Russie à l’aube du XXe siècle. Fille de la grande bourgeoisie, elle suit des études à Lausanne, puis à la Sorbonne, après avoir appris l’italien, le français et l’allemand. Le roman s’ouvre en 1906, au moment où elle vient d’enterrer sa mère. Un deuil qui est aussi un funeste présage, même si les années qui suivent sont sans doute ses plus heureuses. En Crimée, où elle séjourne, elle rencontre Sergueï Efron, son Serioja. Ils se marient en 1912. La même année, elle met au monde sa fille Alia. «Elle composait alors ses poèmes avec une facilité exaltée, les relisait comme s’ils n’étaient pas d’elle, s’en étonnait, les reprenait en traquant le mot le plus juste, s’en remettait à Dieu, non qu’elle implorât auprès de lui la rime qui lui manquait mais bien plutôt la force de la chercher. Elle savait ce qui relevait de son talent et de ses efforts, elle ne demandait que le courage de s’y plier sans faillir. Jamais elle ne doutait de son don poétique et de sa gloire future – Je ne connais pas de femmes plus douées que moi en poésie. Un «second Pouchkine» ou bien «le premier poète-femme», voilà ce que je verrai peut-être de mon vivant!» écrivait-elle alors, bien déterminée à réussir dans son entreprise littéraire.
Mais la Révolution qui couve va en décider autrement. Irina, sa seconde fille, naît en 1917 sans que son père ne puisse assister à l’heureux événement. Serioja s’est engagé en 1914 et a choisi, au début des troubles, de rejoindre l’armée blanche. Il ne donnera plus de nouvelles pendant des années.
Ces années moscovites, qui forment le cœur de ce roman, sont dramatiques, marquées par une terrible famine. «En cette fin d’hiver 1917, au marché noir, dans les queues devant les magasins vides, dans les journaux, on ne parle que des grèves dans les usines et des manifestations, des combats de rue, des crimes crapuleux, de la mutinerie des soldats et des exécutions sommaires des officiers, des incendies dans les campagnes, des anciens maîtres battus à mort, des enlèvements en pleine rue, des fosses communes. Pour elle, un quotidien harassant, la peur des mouchards, l’angoisse à cause de Serioja, les courses dans la ville à la recherche de lait, de pommes de terre et de pain. L’espoir de trouver un morceau de viande, pas le plus beau, ni le plus tendre. Elle n’est pas exigeante. Elle se contenterait d’un de ces morceaux qu’il faudra faire bouillir des heures pour l’attendrir et donner du goût au bouillon.»
En 1919, Marina ne sait plus comment elle va pouvoir nourrir ses filles, et décide de confier Irina à un orphelinat. Elle y mourra, laissant sa mère inconsolable: «Il aurait suffi de si peu pour la sauver. Une tartine. Une pomme. Un petit morceau de viande, une tasse de lait, un bol de gruau, quelques légumes bouillis. Une poignée de sucre candi. Une crêpe de son comme elles en avaient mangé – mais pas Irina – il y a si longtemps chez Balmont.
– Oh ! Irina ! Si tu étais encore en vie, je te nourrirais du matin au soir. Irina! S’il y a une chose que tu sais: c’est que je ne t’ai pas envoyée à l’orphelinat pour me débarrasser de toi, mais parce qu’on m’avait promis qu’il y aurait du riz et du chocolat.»
Béatrice Wilmos, qui s’est solidement documentée, raconte avec force détails ces journées harassantes, ce drame à la fois collectif et individuel, cette «fatigue de vivre parfois si violemment éprouvée. La solitude comme un joug sur les épaules et le cou.» Alors, reviennent ces vers de Pouchkine que Marina connaît par cœur et qui sont en exergue du livre :
« Le repos de la nuit avive la morsure
des remords, intimes serpents ;
ma rêverie s’affole ; mon cœur, tenaillé par le spleen, déborde de noirs sentiments;
le souvenir, sans un mot, à mes yeux déroule sans fin son volume et, relisant ma vie avec horreur,
je la maudis en frémissant… »
Si aujourd’hui on peut se brûler à la lecture de son œuvre, cela tient du miracle. Car les carnets de la poétesse ont disparu ou ont été disséminés. Il faudra toute la ténacité de sa fille pour parvenir à les retrouver et à tenter de les mettre en forme.
Car Marina avait depuis longtemps oublié ses rêves de gloire. «Elle était fourbue, d’âme et de corps, sans ressort ni force pour écrire, ou à peine quelques phrases brèves, jetées sur la page.» Sa dernière confession est déchirante – Personne ne sait quel désert est ma vie. À peine ai-je plongé dans la journée que je relève la tête et c’est la nuit. Je sais ce que je suis: une Danseuse de l’Âme.»

Tant de neige et si peu de pain
Béatrice Wilmos
Éditions du Rouergue
Roman
160 p., 18,90 €
EAN 9782812625473
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Russie, à Moscou et en Crimée, à Feodossia. On y évoque aussi Lausanne, Paris et Berlin.

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
En 1919, Marina Tsvetaïeva a vingt-sept ans lorsque, en pleine guerre civile, elle se retrouve seule à Moscou avec ses deux filles. Son mari s’est engagé dans les armées blanches et elle ignore s’il est toujours en vie. Dans une ville sous le joug du froid et de la famine, les difficultés matérielles la contraignent à laisser ses fillettes dans un orphelinat. Alia a sept ans. C’est une enfant d’une intelligence exceptionnelle. Irina a deux ans. Mal aimée et sans doute atteinte de troubles mentaux, elle va mourir de faim. Un drame qui pousse Marina à revenir sur sa vie passée pour essayer de comprendre comment elle en est arrivée à laisser périr son enfant dans un orphelinat, alors qu’elle en avait sorti l’aînée quelques jours plus tôt.
Avec ce roman fervent, Béatrice Wilmos nous fait traverser deux années d’une vie percutée par la Révolution. Dans un dénuement extrême, Marina Tsvetaeva vole de l’encre pour écrire des poèmes, raconte dans ses carnets la douleur comme les joies dérobées aux désastres du temps, se retient de s’effondrer lorsque la tragédie la frappe. Poétesse, mère, femme amoureuse, Marina Tsvetaeva nous bouleverse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« Samedi saint, 28 mars 1920. Veille de Pâques. Marina note la date sur son carnet. La fenêtre dans le toit est ouverte. Déjà le soleil réchauffe le bois de la table sur laquelle elle écrit. Alia dort encore. Irina aurait eu trois ans le 13 avril prochain.
Elle a très peu pensé à elle ces derniers jours. Vivante, elle était si souvent absente que cette absence-là, celle de la mort, inéluctable, définitive, ne lui semble pas si différente. Qu’Irina fût là, dans le palais-grenier, ou à Bykovo, dans la maison de campagne de Lilia, ne changeait rien. Elle ne fut jamais pour
elle une réalité. En fait, elle n’a même jamais cru qu’elle grandirait. Elle ne pensait pas à sa mort. Elle n’imaginait pas qu’elle mourrait dans l’enfance. Ce n’était pas cela, non. Simplement, c’était une créature sans avenir. Elle l’avait toujours su. Elle ne l’avait jamais aimée au présent, toujours en rêve. Elle ne la connaissait pas, ni ne la comprenait.
Elle regarde les trois photos qui ont été faites d’elle. Sur la première, prise par Lilia, elle a un petit visage rond, encadré de boucles, un immense front un peu bombé, des yeux sombres, profonds. Elle était tout juste revenue à la maison, pleine de santé et les joues rosies par le grand air après deux semaines à Bykovo. C’était au début de l’automne dernier. Il faisait encore beau à Moscou. Elle chantonnait d’une voix si juste
et bouleversante les premiers mots d’une comptine, « Pipeau zoue Pipeau zoue Pipeau fus’lé Pipeau doré ». Elle caressait la tête de Marina en disant « a-i-i, a-i-i-, a-i-i », ce qui voulait dire « gentille » avait traduit Lilia. Elle souriait, d’un sourire pudique, comme embarrassé, d’un sourire si rare comme rares étaient les fois où Marina l’avait prise sur ses genoux. Elle le faisait au retour d’une longue absence qui lui avait laissé croire qu’elle allait aimer Irina. Mais l’attrait de la nouveauté passait, l’amour tiédissait. Ne demeurait plus que la stupide et étrange Irina qui ne comprenait rien à rien, la gloutonne qui salissait sa robe, qui mâchouillait son chiffon et cachait son visage dans son bras replié. – Elle se cache pour échapper à tout, elle se fait son nid, disait Nadia, la nourrice à laquelle Irina s’était attachée. Elle se nichait dans ses bras, la tête enfouie contre son épaule, abandonnant son chiffon, laissant courir ses petites mains dans son cou et sur ses joues. Nadia la serrait contre elle, soufflait sur ses yeux, faisait mine de la dévorer de baisers. Irina riait. Marina n’en éprouvait aucune jalousie. Au contraire ! L’amour que Nadia portait à Irina la dispensait, elle, de l’aimer. Elle observait de loin les gestes précis et tendres qu’elle avait pour savonner Irina, l’essuyer doucement avec la serviette et recoiffer ses beaux cheveux souples et dorés.
Elle se réjouissait de n’avoir pas à le faire elle-même. Elle était incapable de cette tendresse, elle le savait. Elle lavait Irina en la brusquant et l’enfant gémissait, la tête détournée, son torse maigre et ses petits bras raidis sous l’eau froide et le linge rêche avec lequel elle la frottait. Elle détestait plus que tout la
mettre sur le pot, ordonnait à Alia de le faire, voyait sa mine apeurée et dégoûtée, et se détournait.
Nadia ne couchait jamais Irina sans lui chanter une berceuse. Parfois, un petit sanglot interrompait le chant. Il se faisait un silence puis la berceuse reprenait. – Il faut lui caresser la tête, disait-elle en sortant de la chambre, sinon Irina ne s’endort pas.
Alia pose avec sa petite sœur sur les deux autres photos, prises dans le studio du photographe de la rue Bolvanovka. C’était juste après l’anniversaire des sept ans d’Alia, fêté avec une poignée de sucre candi et des crêpes de son sur lesquelles Alia avait fiché deux cierges à moitié consumés que lui avait
donnés la vieille femme de l’église Boris-et-Gleb.
Est-ce vraiment ses filles, ces visages mornes, ces poses figées dans un décor artificiel ? Irina avec ses yeux comme des billes, écarquillés et d’encre noire, sa petite bouche serrée, la couronne duveteuse de ses cheveux au-dessus de son grand front, une expression d’attente et d’incompréhension dans le regard. Alia apparaît toute frêle dans une robe trop courte qui dévoile ses jambes maigres, chaussée de grosses bottines bien peu enfantines. Ses yeux cernés semblent démesurés. Ses cheveux sont coupés au bol. Sur la première photo, elle a appuyé sa tête contre celle d’Irina. Un geste de tendresse et de protection peut-être. Mais non. Alia n’aime pas vraiment Irina, elle en a un peu peur. Le photographe a dû dire – Rapprochez vos
têtes mes petites, sinon vous n’entrez pas dans le cadre. Alors elle a incliné sa tête pour obéir et l’a bien vite redressée quand tout a été terminé. Sur l’autre photo, Irina est juchée sur un tabouret et Alia se tient debout à côté d’elle, un livre ouvert à la main. Le photographe a enroulé le pied du tabouret dans une étoffe qui lui donne l’aspect d’un rocher factice. Irina a ce même regard grave et interrogateur, une esquisse de sourire apeuré. Ses petites mains sont posées dans les plis de sa robe, une robe blanche toute chiffonnée. Marina avait fait tirer ces photos pour les envoyer à Serioja. Elle voulait qu’il voie combien ses filles avaient grandi. Mais elle avait renoncé. Elle ignorait où il était.
Irina, telle qu’elle l’a vue pour la dernière fois à l’orphelinat, ne ressemblait à aucune de ces photos. Elle déambulait entre les lits du dortoir, amaigrie, son cou tendu comme celui d’un oisillon, les cheveux en bataille, ses yeux sombres, immenses, vides. – Irina ! Regarde qui est venu te voir ! a crié une surveillante. Mais Irina s’est détournée, sans un sourire, et elle a continué son chemin, chancelante dans sa robe d’indienne rose raidie de crasse, un croûton de pain serré dans sa main. – Marina ! Excusez-moi mais elle ressemble affreusement à un phoque ! Affreusement ! a dit Alia.
À qui parler d’Irina ? À personne ! Alia ne sait pas. Elle ne lui a pas dit qu’Irina était morte. Elle a repoussé dans le débarras le fauteuil où elle dormait. Alia n’a posé aucune question et elle ne paraît pas s’étonner de l’absence de sa petite sœur. Sans doute la croit-elle encore à l’orphelinat.
Marina retarde sans cesse le moment de lui dire la vérité.
À Lilia et à quelques rares amis, elle a raconté qu’Irina était morte d’une pneumonie et leur a fait comprendre qu’elle ne voulait plus aborder le sujet.
« Ne pleure pas sur moi, ô Mère, toi qui m’as mis au tombeau… » Cette prière que chantaient les Flagellantes, moniales sans monastère errant par les chemins, résonne dans sa tête. C’était à Taroussa, à la Maison des Sables, au matin du Samedi saint. Elle courait hors de son lit et se précipitait à la barrière du jardin. Les femmes se tenaient là, avec de grands rameaux de saule aux chatons gris, cueillis dans les bois. Impatiente et excitée, elle attendait qu’arrivât sa mère qui donnerait des œufs, de la farine et des fruits
confits pour que les Flagellantes puissent confectionner le koulitch de Pâques. Elles la bénissaient et l’invitaient à rompre le jeûne avec elles. Sa mère refusait d’une voix sèche et l’entraînait vers la maison. Il faisait encore froid. La rivière Oka se libérait à peine de la glace. Les bancs de sable et les roseaux étaient couverts de neige. Au-dessus des champs dépouillés tournoyaient les milans.
Une première strophe jaillit.
Deux mains reposent doucement
Sur la tête du petit enfant
Elles m’étaient données
Une pour chaque tête.
La poésie comme une urgence pour attester de ce qui existe, l’arracher à l’indifférence, empêcher l’effacement. Car – écrire, c’est vivre. C’est vouloir que quelque chose soit, et soit, peut-être, de manière éternelle. Quand ce n’est pas vivre, la main se refuse à la plume.
Deux mains reposent doucement… Un poème rendra-t-il Irina plus vivante dans sa mémoire ? Ne pas croire à sa mort, ce n’est pas pour autant l’imaginer vivante et en bonne santé. C’est plutôt, comme les ronces du chemin tiraillent et arrachent le bas de la robe, garder accrochés à la conscience, en dépit de la volonté, la petite silhouette d’Irina recroquevillée dans le couloir de l’orphelinat de Kountsevo et le détour qu’elle a fait pour qu’elle ne la retienne pas, puisque de toute façon elle existe si peu alors qu’Alia est malade, seule dans l’immense dortoir, et pleure de rage et de peur.
Malgré les deux mains serrées
Les plus hargneuses possible
J’ai arraché aux ténèbres l’aînée
Je n’ai pu protéger l’autre !
Habillée de sa robe en laine à carreaux, Alia était allongée sous une mince couverture d’une repoussante saleté, le crâne rasé et les yeux irrités d’avoir pleuré. Elle poussa un cri de désespoir à la vue de Marina – Oh! Marina! Que de malheurs! Que de malheurs! Et sortant de sous son oreiller une mèche de ses cheveux, elle dit en sanglotant – Je l’ai gardée pour vous, en souvenir.
Dans les lits voisins, des petits gémissent ou somnolent, couchés tête-bêche, à peine couverts. Tous ont les cheveux rasés. À cause des poux, a expliqué la directrice.
Deux mains pour lisser, caresser
Les deux têtes sublimes
Deux mains et voilà qu’une
Est en trop, en une nuit !
Elle a emporté Alia loin de l’orphelinat et laissé Irina.
J’ai arraché aux ténèbres l’aînée
Je n’ai pu protéger l’autre !
Comme la mort fait peu de bruit, comme elle est simple.
– Ni tonnerre, ni éclairs, ni « ça commence !!! » Mais simplement et tout à coup : la personne ne respire plus. Sans crier gare !
Sans crier gare ? Vraiment ?
Le jour de la mort d’Irina et peut-être même à l’heure de sa mort, un oiseau est entré dans la chambre où dormait Alia et trois petites bougies ont roulé sur le plancher. Marina y a vu un signe du destin mais elle s’est trompée sur sa signification.
Pas un instant, elle n’a songé à Irina. Seule Alia occupait son esprit. L’oiseau et les trois bougies étaient signes de guérison. Elle en était d’autant plus heureuse que le 2 février, on célébrait la Présentation du Seigneur au Temple, fête aimée entre toutes. Avec Alia, qui ce matin-là, précisément, se sentait mieux, elle est allée à l’église Boris-et-Gleb pour allumer les trois petites bougies devant l’icône de la Présentation. Au retour, pleine d’une force rayonnante, elle a rangé et nettoyé le palais-grenier, lavé les rideaux, et vidé la cendre du poêle. Elle a coupé des bûchettes pour le feu et poussé contre le mur
le bois mort ramassé dans les squares.
Claire et sur le cou très fin
Sur la tige légère
Je n’ai encore pas du tout compris
Que mon enfant est en terre…
Le destin l’aura flouée. L’oiseau et les petites bougies roulées au sol étaient signes de mort et non de guérison. Ils étaient là pour Irina et non pour Alia.
La nuit dernière, elle a rêvé d’elle. Vivante ! Elle est debout devant elle, dans la robe rose trop longue, et tient un croûton dans sa main. Elle est restée morte pendant deux jours, constate-t-elle dans son rêve. Sommeil léthargique. Maintenant, elle est bien vivante. Pâle et maigre certes mais encore assez vive pour
attraper un croûton de pain et le grignoter en déambulant dans la chambre. – Irina ! Tu veux du lait ? Et dans la semi-conscience du réveil, ces mots prononcés à voix haute – Je savais bien qu’elle n’était pas morte !
Par la fenêtre ouverte, elle entend les notes d’un piano. Alia est réveillée. Montée sur une chaise, elle observe la course des nuages et rêveusement dit – Marina, il y a un nuage qui passe.
Peut-être est-ce la fumée du bûcher de Jeanne d’Arc ? Peut-être est-ce l’âme de votre mère ?
– Ou celle d’Irina, murmure-t-elle et son cœur se serre quand elle pense à la trop courte vie de sa petite fille. – Pourquoi es-tu venue sur terre ? Connaître la faim, chanter « aïe doudou aïe doudou », te balancer, essuyer des rebuffades… Étrange, incompréhensible, mystérieuse créature, étrangère à tous, avec des yeux si magnifiques ! Et une robe rose si horrible !

Personne ne les a invitées à rompre le jeûne. Bien sûr, Marina aurait refusé. Mais l’invitation aurait été le signe qu’elles n’étaient pas totalement seules, qu’on pensait à elles dans une maison au moins. Elle-même n’a fait aucune course pour fêter Pâques. Tout est trop cher. Les œufs, la farine, les raisins secs, la paskha… Le café a encore augmenté.
Est-ce possible un jour de Pâques sans la paskha, sans le koulitch, sans amour, dans une solitude totale?
Chez les autres, elle en est sûre, le téléphone sonne, les visiteurs frappent à la porte. On entre, on sort. Il y a du thé chaud et des craquelins, peut-être même des fruits. N’en arrive-t-il pas de temps en temps de Crimée ? – La vie va, tout le monde est au cœur de quelque chose. Alia et moi, nous sommes en dehors
de la vie, des parias. Que faire d’autre qu’écrire ? Elles pourraient aller se promener mais elle n’en a pas le courage malgré le soleil et l’air léger de ce début de printemps. Elle n’a pas plus envie d’aller voir des amis. Pourquoi aller quémander leur présence quand, elle en est sûre, ils n’éprouvent pour elle que de la pitié ? « Son enfant est mort, et son mari combat au loin, et Alia qui est si maigre… »
La journée est finie et nul coup frappé à la porte n’a rompu leur solitude et le silence du palais-grenier. Lassitude, tristesse, abandon… Il lui semble que son âme en est submergée, et c’est à peine si elle supporte la vision d’Alia, perdue dans le grand lit, ses yeux marqués de bistre fixés sur le plafond, immobile, rêvant certainement à d’étranges fantaisies. Elles ne fêteront pas Pâques. – Alia ! Quand on est aussi abandonné de tous que nous le sommes, toi et moi, inutile d’aller importuner
Dieu! Nous irons nous coucher comme des chiens! – Oui, oui, bien sûr ma gentille Marina ! Des comme nous, Dieu doit les visiter lui-même! Car nous sommes des mendiants timides, pas vrai ? Et qui ne veulent pas gâcher sa fête.
Un pas dans l’escalier, venu du premier étage. La voisine, Elizaveta Goldman, frappe à la porte. Elle tend un petit morceau de beurre enveloppé dans une gaze. Puis c’est au tour de la femme du cordonnier Grandski, arrivée de la maison d’à côté, d’offrir un grand bol de soupe.
Comme il suffit de peu pour retrouver le goût de se lever et d’aller quelque part ! Peu importe où. De remercier. Peu importe qui. La vie, Dieu, le hasard, les bolcheviques mêmes qui, à force de la dépouiller de tout, lui ont appris à s’émerveiller d’un rien.
L’heure de l’office des matines a été fixée à deux heures trente dans la nuit, a dit la femme du cordonnier. Marina et Alia iront toutes les deux à la cathédrale du Saint Sauveur. – Marina ! Je vous l’avais bien dit que Dieu viendrait nous chercher!
Il n’est pas impossible qu’on les aime après tout. À Bykovo, Lilia ne les oublie pas, ni Assia, là-bas en Crimée, dont Marina est sans nouvelles depuis si longtemps – deux sœurs inséparables pourtant, éloignées maintenant l’une de l’autre, avec entre elles l’immensité de la Russie en guerre, comme une infranchissable muraille. Et quelque part, s’il est vivant, Serioja pense sûrement à elles.
Dans la rue, des gens se hâtent, emmitouflés dans leurs manteaux, par petits groupes ou solitaires, suivant la ligne jaune des réverbères – cette ligne qui fuit et nous conduit, et qui déjà parle de résurrection et d’immortalité, pense Marina en leur emboîtant le pas, la main d’Alia serrée dans la sienne.
Devant la cathédrale, une femme attend avec ses deux petits garçons. L’un d’eux lui échappe et court vers le parapet qui surplombe la Moskva. Marina lâche la main d’Alia, saisit le garçon dans ses bras et, le tenant étroitement, le juche sur la pierre. Elle tremble à l’idée qu’il ne tombe. La mère lui sourit.
L’enfant éclate de rire. Il a l’âge qu’aurait Irina. Elle sent sous ses côtes la dure balustrade. L’eau est noire, le ciel est noir, un grand silence s’est fait autour d’elle.
À l’orphelinat, Irina s’approchait dangereusement de l’escalier. Raide, avec de hautes marches, des arêtes dures, immense pour elle, si frêle qui, soudain, se penche vers le vide et vacille. – Irina, sors de là, tu vas tomber, lui crie-t-elle. Une petite fille, assise sur une marche, observe et chantonne – Pas tombée, pas tombée… et va tomber… et se casser !
En un éclair, un sentiment aigu de tendresse pour Irina lui brûle le cœur, une ardente et insupportable tendresse, gaspillée, inutile désormais, jetée dans le cours indifférent du fleuve en contrebas. »

Extraits
« Elle composait alors ses poèmes avec une facilité exaltée, les relisait comme s’ils n’étaient pas d’elle, s’en étonnait, les reprenait en traquant le mot le plus juste, s’en remettait à Dieu, non qu’elle implorât auprès de lui la rime qui lui manquait mais bien plutôt la force de la chercher. Elle savait ce qui relevait de son talent et de ses efforts, elle ne demandait que le courage de s’y plier sans faillir. Jamais elle ne doutait de son don poétique et de sa gloire future – Je ne connais pas de femmes plus douées que moi en poésie. Un « second Pouchkine » ou bien « le premier poète-femme », voilà ce que je verrai peut-être de mon vivant! » p. 38

« la fatigue de vivre parfois si violemment éprouvée. La solitude comme un joug sur les épaules et le cou. » p. 42

« Ces vers de Pouchkine qu’elle connaît par cœur et qui sont en exergue du livre
Le repos de la nuit avive la morsure
des remords, intimes serpents ;
ma rêverie s’affole ; mon cœur, tenaillé par le spleen, déborde de noirs sentiments ;“
le souvenir, sans un mot, à mes yeux déroule sans fin son volume et, relisant ma vie avec horreur,
je la maudis en frémissant… » p. 43

« Elle était fourbue, d’âme et de corps, sans ressort ni force pour écrire, ou à peine quelques phrases brèves, jetées sur la page. – Personne ne sait quel désert est ma vie. À peine ai-je plongé dans la journée que je relève la tête et c’est la nuit. Je sais ce que je suis: une Danseuse de l’Âme. » p. 76

« Il aurait suffi de si peu pour la sauver. Une tartine. Une pomme. Un petit morceau de viande, une tasse de lait, un bol de gruau, quelques légumes bouillis. Une poignée de sucre candi. Une crêpe de son comme elles en avaient mangé – mais pas Irina – il y a si longtemps chez Balmont.
– Oh ! Irina ! Si tu étais encore en vie, je te nourrirais du matin au soir. Irina ! S’il y a une chose que tu sais : c’est que je ne t’ai pas envoyée à l’orphelinat pour me débarrasser de toi, mais parce qu’on m’avait promis qu’il y aurait du riz et du chocolat.» p. 92

« En cette fin d’hiver 1917, au marché noir, dans les queues devant les magasins vides, dans les journaux, on ne parle que des grèves dans les usines et des manifestations, des combats de rue, des crimes crapuleux, de la mutinerie des soldats et des exécutions sommaires des officiers, des incendies dans les campagnes, des anciens maîtres battus à mort, des enlèvements en pleine rue, des fosses communes. Pour elle, un quotidien harassant, la peur des mouchards, l’angoisse à cause de Serioja, les courses dans la ville à la recherche de lait, de pommes de terre et de pain. L’espoir de trouver un morceau de viande, pas le plus beau, ni le plus tendre. Elle n’est pas exigeante. Elle se contenterait d’un de ces morceaux qu’il faudra faire bouillir des heures pour l’attendrir et donner du goût au bouillon. Le retour à la maison avec des carottes, des pommes de terre, une ration de lait pour Irina, sans viande. Elle chauffe le lait et en donne une part à Alia. Il est vite bu. Il faudra donc repartir demain matin, encore plus tôt pour ne pas rater la distribution, montrer à temps ses tickets qui lui donnent droit à une ration supplémentaire. » p. 105

À propos de l’autrice

BEATRICE JAULIN, AUTRICE, PARIS, LE 4 OCTOBRE 2023

Béatrice Wilmos © Photo J. Balague

Journaliste, écrivain, Béatrice Wilmos est l’autrice de trois romans parus chez Flammarion (La Dernière Sonate de l’hiver et L’Album de Menzel) et Belfond (Le Cahier des mots perdus). En janvier 2024, elle a publié au Rouergue Tant de neige et si peu de pain consacré à la poétesse russe Marina Tsvetaeva. (Source: Éditions du Rouergue)

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