Extrême paradis

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  RL_2024

En deux mots
Après le décès de son père en Floride, le narrateur se rend dans cet État qui a fait sécession pour tenter de comprendre ce qui s’est passé dans ce paradis réservé aux personnes âgées. Il va finalement découvrir que derrière les bonnes intentions se cache un monde beaucoup plus sombre. Un monde qui obsédait son père.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le paradis des vieux est un enfer

Clovis Goux imagine la sécession de la Floride pour y établir les VUF, les Villages-Unis de Floride. Dans cet État réservé au plus de 55 ans, le narrateur vient enterrer son père qui avait choisi ce petit paradis. Une dystopie habilement construite, avec humour et suspense.

Quand il apprend la mort de son père, le narrateur, qui est pigiste à Paris, décide de prendre l’avion pour la Floride. Didier, son géniteur, avait choisi de s’installer dans ce nouvel État, baptisé VUF (Villages-Unis de Floride). Réservé au plus de 55 ans possédant un patrimoine conséquent, il promet aux retraités de couler des jours heureux sous le soleil. Ici, pas d’insécurité – pour ne pas qu’elle s’endorme, la police est appelée quand deux voiturettes de golf s’entrechoquent – pas de cimetière, mais des circuits de golf et des barbecues pour entretenir la convivialité. «Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau.»
Arrivé sur place, il apprend que la mort de son paternel serait due à un accident après une mauvaise chute dans son salon, sur un coin de table. Mais comme la législation impose la crémation et la dispersion des cendres, il n’y a pas de cadavre. Ce qui va perturber le journaliste qui décide d’enquêter. Il interroge le chauffeur, un taiseux, et la femme de chambre, un peu plus bavarde. Il va réclamer le certificat de décès et tenter d’en apprendre davantage auprès de l’inspecteur Anderson, chargé des formalités.
Au fil des jours, il va découvrir comment fonctionne la communauté, mais aussi que son père était obsédé par les affaires criminelles au point de rassembler une solide documentation sur tous les faits divers et cold cases de la région: «Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence.» Michelle, l’amante du père, puis bientôt du fils, va pouvoir éclairer un peu sa lanterne.
Les codes du thriller vont permettre à Clovis Goux d’explorer les travers de ce communautarisme bâti sur la peur des jeunes, sur le dangereux repli sur soi. Je me souviens avoir vu, lorsque je voyageais en Floride, des publicités pour un village érigé par la Walt Disney Company et qui promettait un tel petit paradis avec sécurité renforcée, caméras de surveillance empêchant toute intrusion, pelouses au cordeau et personnel de maison à disposition. Cette dystopie élargit le champ et accentue le trait. Ici, on en supporte pas les jeunes pour s’arroger l’illusion d’une éternelle jeunesse. On ne supporte pas la mort pour entretenir l’illusion de l’immortalité.
Les enfants gâtés du XXe siècle, nourris de pop culture (les virées au cinéma proposées par le père à son fils les ont construits tous les deux), ont voulu un monde aseptisé et vont se retrouver dans l’univers de J.G. Ballard et notamment Super-Cannes. La preuve, une nouvelle fois, que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Un enfer que se construit à partir d’une oisiveté voulue – sans penser aux conséquences – et qui va déboucher sur la haine, la violence, le lynchage. D’une extrême à l’autre, en quelque sorte.

Extrême paradis
Clovis Goux
Éditions Stock
Roman
280 p., 20,90 €
EAN 9782234093843
Paru le 17/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, en Floride. On y évoque aussi Paris et une ferme dans les Dombes.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un avenir imminent, la Floride a fait sécession avec les États-Unis afin de fonder une fédération de communautés privées réservées aux seuls retraités: les Villages. Dans ce luxueux paradis artificiel conçu par et pour les seniors, la mort, le crime et la jeunesse ont été éradiqués au profit du divertissement. L’étrange décès d’un résident français vient cependant bouleverser l’équilibre instauré.
Accident? Meurtre? Suicide? Précipité dans l’univers outrancier des Villages-Unis de Floride, le fils du défunt part sur les inquiétants chemins qui ont menés son père à sa perte. En fouillant dans le passé, ce journaliste déboussolé par le deuil réveillera les vieux démons de la région. En cherchant la vérité, il basculera dans l’envers du décor. Alors les Villages dévoileront leur vrai visage.
Satire, dystopie ou anticipation? Avec force et humour Extrême paradis interroge nos ambiguïtés face à la violence comme les dérives communautaristes de nos sociétés: et si la sauvagerie était une nécessité? Et si la vieillesse était le futur de l’humanité?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine mag.
Paris la douce (Caroline Hauer)
Blog Littéraflure
Blog Voyages au fil des pages

Les premières pages du livre
« I Cool Aqua
1
L’école fantôme

La découverte d’une école maternelle au sein des Villages-Unis de Floride fut un véritable choc tant son existence, sa présence même, était une monstrueuse aberration, comparable, si je peux me permettre cette analogie, à la construction d’un abattoir dans un parc d’attractions. Et pourtant, malgré son incongruité, malgré son effrayante absurdité, elle est là, sous mes yeux, cachée du reste de l’humanité par une modeste colline boisée, à quelques mètres seulement d’un des bunkers du golf Harold Schwartz où l’armée des Villageois pratique son swing à l’année comme autant de salutations aux feux d’un soleil éternel que de défis lancés à un ennemi invisible.
L’aube point en dessinant en ombres chinoises une ligne d’horizon hérissée de palmiers lorsque j’approche, lampe torche à la main, du bâtiment. Surmontée du drapeau de l’État sécessionniste – une étoile à cinq branches insérée dans un soleil bleu aux rayons rouges et blancs – qui flotte en haut d’un mât, l’école en briques se déploie sur un seul niveau dont les fenêtres aux cadres clairs sont obstruées par d’épais rideaux. En son centre, l’entrée principale se fait sous un fronton de faux marbre supporté par des colonnes doriques. La porte grillagée n’est pas fermée. Par-delà le portique de sécurité désactivé (je ne suis de toute façon pas armé), le faisceau de la lampe révèle un vaste couloir le long duquel sont disposés en vis-à-vis des casiers et des portemanteaux sur lesquels scintillent de petits cirés jaunes au-dessus de bottes de pluie rouges sagement alignées sous des bancs de bois qui filent en perspective. J’approche des casiers métalliques en faisant grincer ma paire de Converse sur le sombre linoléum. Sur chacun figure une plaquette avec un prénom : Judy, Carolyn, Jason… J’en ouvre un au hasard pour constater qu’il est vide.

J’entre maintenant dans une salle de classe et découvre quatre rangées de pupitres accolés à des chaises d’enfant faisant face au bureau de l’instituteur derrière lequel s’étend un vaste tableau noir. Une carte de la Floride est accrochée à son cadre et l’on peut lire RÉVOLUTION inscrit à la craie blanche sur le noir de l’ardoise. Les murs de la classe sont vert d’eau. On y a punaisé des posters d’animaux ainsi que des peintures enfantines. Il y a une mappemonde dans un angle à côté d’un miroir et d’une bibliothèque. Je m’approche. Le cercle lumineux balaye les livres, en révèle quelques titres : Les Aventures de Tom Sawyer, La Case de l’oncle Tom, Les Quatre Filles du docteur March, Max et les Maximonstres, Charlie et la Chocolaterie, Le Magicien d’Oz, Le Royaume fantôme… Je ne connais pas ce dernier ouvrage et tends la main pour m’en saisir : contre toute attente le rayonnage bascule vers moi lorsque je tente de l’extraire du bout des doigts et je me retrouve avec un ensemble compact, étonnamment léger, dans les bras. Sans un bruit, je remets en place les faux livres en remarquant que le reste de la bibliothèque est également composé de ces mêmes blocs qui d’ordinaire, vendus au mètre, servent à décorer les appartements témoins, les salles d’exposition de marchands de meubles ou les espaces détente de certains fast-foods. En revenant sur mes pas, je constate que les dessins d’enfants sont des reproductions : de simples photocopies couleur.
J’explore à présent la cantine : un réfectoire, des tables rondes et basses entourées de petites chaises, des néons au plafond, un distributeur de plateaux et de couverts, un buffet à bain-marie, un buffet réfrigéré débranché… Ici comme dans tout l’édifice, chaque objet semble à sa place, prêt à l’emploi, mais étrangement orphelin, dénué de sens, soulagé de sa fonction, dans l’attente d’un signal qui déclencherait une série d’actions. Une porte vitrée mène aux cuisines : la pièce est vide. Sur le sol carrelé, il y a seulement un balai à franges gisant à côté d’un seau à essorer.
Dans les toilettes face aux miroirs et aux lavabos, il y a des urinoirs pour adultes et pour enfants, pas de portes aux WC. Je tourne l’un des robinets, mais l’eau ne s’en écoule pas. Plus loin, je pénètre dans une salle de repos avec une dizaine de lits d’enfants. Ils sont faits au carré, à l’identique ou presque : une couette et un oreiller à motifs, voitures pour les garçons, poupées pour les filles. La pièce est aveugle. Il y a un miroir face à l’entrée.

En sortant par la porte arrière qui ouvre sur la cour de récréation, je me retourne vers l’école avec l’étonnante impression qu’à la manière des poupées russes, le bâtiment cache une reproduction de lui-même à échelle réduite. Au-dessus de moi, le soleil tente de dissuader l’arrivée de ténébreux nuages à l’horizon et le ciel se décline en un strident dégradé qui va du pourpre au jaune soufre en passant par le vert cuivré, soit les prémices d’un des fameux cocktail skies vénérés ici-bas. Le brouillard matinal surgi des marais environnants recouvre un périmètre délimité par des grillages et des arbustes. Je pose alors le pied sur le mot Earth, soit la première case d’une marelle peinte sur le sol en caoutchouc, et l’image d’un lutin en ciré jaune sautant à cloche-pied dans un tapis de brume (avec ses petites bottes de caoutchouc rouge !) jusqu’à la case Heaven frappe mon esprit. Devant moi il y a un toboggan et des balançoires. En m’approchant du portique, je constate qu’une des trois balançoires a été décrochée. Et je comprends à cet instant précis que c’est ici que mon père a trouvé la mort.

2
Le Vampire de la Goutte-d’Or

Un mois plus tôt, j’étais à Paris en train de tirer les vers du nez au Vampire de la Goutte-d’Or lorsqu’un numéro inconnu s’afficha sur mon téléphone. Je laissai la messagerie se charger du mystérieux appel. Après quelques années laborieuses dans le monde de l’entreprise où mes seules joies furent les repas thématiques de la cantine (pour le Nouvel An chinois les caissières étaient habillées en geishas et un orchestre de mariachis anima la semaine mexicaine), je me retrouvais au chômage ou plutôt en boîte de nuit. C’est sous les flashes d’un stroboscope qu’un compagnon de boisson me proposa, une nuit particulièrement arrosée, de «piger» pour le journal dont il était le rédacteur en chef adjoint. Je lui opposai le fait que je n’avais jamais pris la plume pour écrire un mot. «Ça tombe bien, moi non plus!» répliqua-t-il dans un grand éclat de rire avant de commander une nouvelle tournée. Et c’est ainsi que je devins journaliste.

Ma mission était simple: interviewer des freaks, déformer leurs propos, inventer des faits et prier pour que mes «sujets» ne trouvent pas mon adresse après avoir lu mon « papier ». Avec le Vampire de la Goutte-d’Or, ça allait être compliqué: il habitait à côté de chez moi, dans des caves aménagées rue Myrha. Longs cheveux noirs ondulés et graisseux, yeux bleus translucides maquillés au khôl, teint verdâtre parsemé de boutons d’acné, toujours vêtu d’une redingote noire moisie, d’un pantalon en velours, de chemises à jabot et de bottes de l’armée allemande, le Vampire dénotait dans ce quartier peuplé en majorité d’immigrés. Il était le seul à faire peur aux hordes de gamins des rues qui avaient fui la misère d’un pays en guerre pour semer la terreur dans les lavomatics du coin ainsi qu’aux mamas en boubou qui faisaient régner l’ordre sur le pavé et se signaient lorsqu’elles le croisaient : la patte de poulet qu’il arborait en pendentif (en exhalant une redoutable odeur de camphre) était le signe certain qu’il pratiquait le vaudou dans son terrier.

Murs tapissés de velours rouge, crânes d’animaux montés en lampes de chevet, mannequin démantibulé en table basse, mandalas d’insectes morts, Christ inversé, Sainte Vierge profanée… Son logis souterrain était un savant mélange entre la caverne d’un sorcier, l’antre d’une goule et la salle à manger d’Ed Gein. Ma première question fut simple: comment faisait-il pour se laver? Sa réponse, expéditive : d’un ongle peint en noir, il me désigna un bac à sable dans un recoin obscur de la cave voûtée avant de me dérouler les grandes lignes de son parcours ; en rupture avec des parents pharmaciens à Rouen, il avait découvert Aleister Crowley et le LSD durant ses années chez les jésuites avant de former Kadaverik Likidator avec deux amis de pensionnat (Lucifred à la basse, Muinomednap à la batterie). Le groupe fit rapidement son trou au sein de la scène black metal hexagonale, leur répertoire se composant d’un seul morceau, Life Is Death, joué ad nauseam sous l’influence de drogues dures, lysergiques de préférence. La légende voulait qu’ils parvinssent ainsi (grâce également à un volume sonore défiant l’entendement) à faire vomir leur public. Le Vampire avait-il des problèmes de voisinage ? « Seulement le jour où la concierge a trouvé un pigeon crucifié sur ma boîte aux lettres. Une déclaration d’amour d’une de mes fans », répondit-il avec un large sourire halluciné qui découvrit des canines limées en pointes. Son surnom lui était-il monté à la tête? Je profitai de cet instant d’incertitude pour lui demander la direction des toilettes. Il me dirigea vers un seau en métal près du bac à sable. Tandis que j’urinais dans le récipient, j’interrogeai mon répondeur. Une voix lointaine m’informa en anglais qu’il était arrivé un terrible accident à mon père. Il était décédé. Il fallait que je rappelle au plus vite. La foudre s’abattit sur moi au moment où je reboutonnais mécaniquement ma braguette, pulvérisant mon crâne, mon cœur et le reste de mon corps en mille particules. Anéanti, je revins au ralenti auprès du Vampire en balbutiant d’une voix blanche : « J’ai… perdu… mon… père… » Il y eut un moment de vertige qui sembla durer une éternité avant qu’il ne réplique d’une voix lugubre: «T’inquiète pas mon pote, t’en trouveras bien un autre.» Sans plus attendre, je regagnai au plus vite la surface de la terre.

3
Les Ailes de l’enfer

1 235 km/h, 10 000 mètres d’altitude, l’Airbus A380 fonçait au-dessus de l’Atlantique alors que je commandais un nouveau bloody mary à l’hôtesse de l’air. J’avais par le passé interviewé l’une de ces belles femmes entre deux âges, perpétuellement en jet-lag, toujours trop maquillées, pour les besoins d’un article sur les films diffusés dans les avions (qui étaient mutilés pour respecter les sensibilités du plus grand nombre, les programmateurs évitant de proposer 747 en péril, Les Ailes de l’enfer ou Des serpents dans l’avion), et j’avais appris que l’une de leurs missions durant les vols était de clouer les passagers sur leurs fauteuils afin d’éviter tout risque d’incident, d’accident et de procès envers la compagnie aérienne. C’est pour cela que les hôtesses offraient suffisamment d’alcool aux voyageurs (mais pas trop) pour calmer leur nervosité (difficile de ne pas penser à la faucheuse en grimpant dans un avion) tandis qu’on les hypnotisait à coups de comédie romantique.

Je n’avais pas le cœur à voir un film avec Sandra Bullock. Labouré par les griffes du chagrin, je sanglotais en regardant la mer de nuages défiler à travers le hublot comme un suaire sans fin ou un rouleau de sopalin. La mort brutale de mon père avait révélé la nature intime des choses : tout était plus vif, plus violent, plus précis, d’une douleur infinie. La dernière conversation téléphonique que j’avais eue avec Didier tournait en boucle dans mon crâne. C’était en novembre, il m’avait appelé pour me proposer de passer Noël en sa compagnie. C’était le seul moment de l’année où les Villages autorisent leurs citoyens à recevoir des membres de leur famille et aux moins de cinquante-cinq ans à résider quelques jours en Floride. « Tu verras c’est le paradis ici, m’avait-il dit avec enthousiasme. On n’a pas le temps de s’ennuyer : on peut jouer au golf toute la sainte journée et il y a de super soirées rock organisées dans les clubs. On va vraiment s’éclater ! Allez viens, je te paye le billet. » La perspective de me retrouver à danser sur Sympathy for the Devil en compagnie de mon père et de retraités cramés aux UV me fit froid dans le dos et je déclinai son offre sous le prétexte d’un « papier » à rendre durant cette période. « Bon, tant pis, dit-il, visiblement déçu. N’oublie pas de m’envoyer ton article quand il sera publié (mon père était mon plus fidèle lecteur, j’en étais à la fois flatté et un peu embarrassé), on remettra ça l’année prochaine. Je t’embrasse, fiston. » Ce fut la dernière fois que j’entendis le son de sa voix et je regretterai à jamais de lui avoir menti ce jour-là. Si j’avais accepté sa proposition, peut-être serait-il en ce moment même en train d’enlacer une splendide sexagénaire sur Hotel California au lieu d’attendre ma visite, les pieds devant, dans la cellule réfrigérante d’une morgue.

Le plus dur avait été d’annoncer son décès à ma mère. Même s’ils s’étaient quittés depuis la nuit des temps (je ne les avais jamais vraiment connus ensemble, l’époque était volage et la fidélité une valeur «bourgeoise» pour les jeunes hippies), un profond attachement les unissait encore. « Mais qu’est-ce qu’il a pu bien se passeeeeeer? hurla-t-elle en éclatant en sanglots au bout du fil. Je n’aurais jamais dû le quitteeeeer… Si j’avais été là rien ne lui serait arrivéééé! Tout ça c’est ma fauuuuute!» Je raccrochai en lui disant que j’en saurais plus une fois sur place.

En regardant le parcours du long-courrier se dessiner en pointillé entre l’Europe et les Amériques sur l’écran face à moi (nous entrions à présent dans le triangle des Bermudes et j’en profitai pour commander un nouveau bloody mary), je me demandais une fois de plus ce qui avait poussé mon père à franchir le pas pour partir vivre là-bas. Après des années dans la fonction publique, la retraite avait sonné quand il m’annonça, lors d’un déjeuner dans un turc de la rue du Faubourg-Saint-Denis où il avait ses habitudes, qu’il quittait Paris pour les Villages-Unis de Floride.

« Je n’ai pas envie de finir ma vie dans cette ville pourrie, me dit-il en attaquant des keftas à coups de fourchette. La seule chose qui me retient ici, ce sont ces boulettes. Et toi bien sûr mon chéri. Mais tu es un grand garçon désormais. Tu voles depuis longtemps de tes propres ailes et tu n’as plus besoin que je te paye ta place de cinéma. »

Le souvenir du premier film qu’il m’avait emmené voir, le King Kong de Cooper et Schoedsack, surgit alors dans ma mémoire et je revis avec émotion le dieu singe combattre furieusement un T. rex pour sauver Fay Wray de ses crocs, au cœur de la mystérieuse île du Crâne. Didier aimait le cinéma et m’inocula le virus des salles obscures, attisa ma curiosité en me racontant les séquences clés de ses films préférés : le carnage final de Taxi Driver, la séance de roulette russe de Voyage au bout de l’enfer, la scène de la douche de Psychose. Il fut l’un des premiers à faire l’acquisition d’un magnétoscope, mais m’interdit de regarder Massacre à la tronçonneuse. Pour m’en faire une idée, je dus me contenter de la jaquette de la cassette vidéo (Éditions René Chateau) où un maboul en costard, portant un masque de chair, me fonçait droit dessus arme à la main, et surtout de la bande-son qui parvenait la nuit jusqu’à mon lit lorsque Didier regardait ce film banni. Entre les grincements du prélude, les rires déments d’un maniaque, les hurlements féminins incessants et le vrombissement démoniaque de la scie mécanique, j’ai ainsi imaginé Massacre à la tronçonneuse avant de le voir quelques années plus tard : le chef-d’œuvre de Tobe Hooper se révéla beaucoup moins violent que dans mon esprit, mais beaucoup plus dérangeant, me plongeant pour la première fois au cœur d’un cauchemar organique, d’une expérience physique comparable à celle d’un bad trip dans la chambre froide d’un boucher. »

Extraits

« Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence, composait un nouveau type de guide touristique invitant non à découvrir les splendeurs du Sunshine State mais bien à en explorer les égouts. À travers la masse d’informations réunies, je vis un point de fuite, je vis une architecture d’os et de viscères s’élever dans le ciel, je vis la dérive d’un esprit qui bascule peu à peu dans le vide, celui de quelqu’un qui perd le fil, qui se retrouve prisonnier du labyrinthe qu’il est en train d’échafauder. Et je sus à ce moment précis que, si je voulais découvrir la vérité, je devais suivre ce guide. » p. 92-93

« Surgis de nulle part, les Villageois affluaient vers une large bâtisse beige aux façades aveugles, le Hollywood Mall, comme si c’était jour de marché en France, dans une petite ville de Provence. Les voiturettes de toutes les couleurs prenaient d’assaut les places de parking et les seniors se retrouvaient sous les palmiers pour former des groupes qui papotaient. Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau. Je consultai le plan du Hollywood Mall dessiné par mon père afin de me diriger sur le parking. » p. 108-109

À propos de l’auteur
GOUX_Clovis_©patrice_normandClovis Goux © Photo Patrice Normand

Clovis Goux est journaliste indépendant. Il a écrit La Disparition de Karen Carpenter (Actes Sud, 2017), et chez Stock Chère Jodie (2020) et Les Poupées (2022). (Source: Éditions Stock)

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God Bless America

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En deux mots
Parti sur les traces de l’Amérique originelle dans un Road trip qui va des Grandes Plaines au Colorado, le narrateur se retrouve dans un motel de Cortez. Là, il va se confronter à l’Amérique profonde, loin du rêve américain. À moins qu’il ne la rêve…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qu’est devenu le rêve américain?

Le premier roman de François Ide nous entraîne à Cortez, Colorado au terme d’un Road trip qui va nous permettre de découvrir l’Amérique d’aujourd’hui, celle qui voit s’effacer le rêve américain derrière une nostalgie factice et le communautarisme gangréner un pays de plus en plus replié sur lui-même.

Quand il arrive sur le parking du motel, le narrateur est saisi par le nom inscrit sur la plaque d’un pick-up aux proportions considérables, Don Chalmers. Un nom qui va lui servir de guide dans cette ville totalement impersonnelle du Colorado. Cortez a en effet tout ce qu’il faut pour offrir à ceux qui s’y arrêtent de quoi continuer leur route.
Mais cette étape va profondément marquer notre Français qui, au volant de sa voiture de location, a choisi de suivre la route des pionniers, depuis les Grandes Plaines jusqu’au Colorado et au Nouveau-Mexique, en passant par les grands parcs nationaux pour finir au Mesa Verde National Park, qui abrite les habitations troglodytiques des Pueblos.
Parti à la recherche de Don Chalmers, il va voir sa quête se compliquer car le parking va peu à peu se remplir de pick-up de même calibre, témoins rutilants de cette Amérique profonde qui se sont donnés rendez-vous là à la veille d’une foire agricole. Les autocollants et slogans fièrement apposés sur leurs véhicules, pour le port d’armes, pour la chasse, pour le Sud et même pour le Klan ne laissant guère de doute sur leurs convictions. «L’âme des fidèles était aussi pure que le canon de leur Colt était parfaitement huilé. À l’image des bielles, engrenages, arbre à cames et soupapes de leurs puissants V8 qu’ils faisaient ronronner tel un murmure divin, affichant la fierté vrombissante et manifeste de leur destinée comme on traînait derrière soi, il y a peu, le corps violé d’une squaw ou le cadavre lacéré d’un esclave chapardeur.»
Le barbecue géant organisé sur le parking va venir confirmer ce sentiment. Parfaitement orchestrée, cette fête est l’occasion de se retrouver entre partisans, mais aussi de faire sentir aux étrangers qu’ils n’ont pas leur place parmi eux. Face à leurs faces rougeaudes et alcoolisées, il vaut mieux faire profil bas et longer les murs.
Réfugié dans sa chambre avec une bouteille de vin et une flasque de whisky, notre narrateur ne trouvera pas vraiment de quoi s’évader en regardant la télévision, les discours du Président Trump semblant relayer le malaise ambiant. Le tout se ponctuant par un mauvais cauchemar.
François Ide dépeint parfaitement cette Amérique qui se réfugie derrière ses légendes, se barde derrière des certitudes de puissance et d’auto-défense, qui rejoue la conquête de l’ouest comme une formidable épopée niant tous les dégâts collatéraux et les massacres perpétrés.
Une Amérique symbolisée par ce monstre sur un parking qu’il va recroiser après avoir repris la route: «Le pick-up de Don Chalmers serait mon talisman, mon parfum de douleur désirée, une vanité moderne, rutilante et bruyante, ténébreuse et vénéneuse, une calandre mortelle, un néant peuplé de fracas, de soupapes huilées et d’armes chargées, de corps avachis et de sexes tendus dans la rumeur enveloppante d’une cavalcade sans fin, cow-boy sans visage, clameur obscure des hautes plaines, désert inconnu qui me révélait à moi-même.»
En refermant ce court mais percutant roman, on ne peut qu’éprouver un sentiment ambivalent, entre fascination et dégoût. Comme si derrière cette Amérique en proie à ses mauvais démons, il restait tout de même quelques poches d’espoir.
On pense bien sûr à inscrire ce livre derrière les œuvres de John Steinbeck, Jack Kerouac, Jim Harrison, Bill Bryson ou encore plus récemment Douglas Kennedy, autres Road trips américains. Mais le titre de ce premier roman God Bless America rappelle aussi le pamphlet corrosif du cinéaste Bob Goldthwait paru en 2016 et la chanson de l’immigré russe, Irving Berlin composée pour exprimer sa gratitude envers les États-Unis. Un hymne dont on ferait bien de se souvenir à la veille d’une année électorale où l’on pourrait à nouveau voir surgir ce visage à la mèche orange au prénom de canard.

God Bless America
François Ide
Éditions Le Dilettante
Premier roman
128 p., 15 €
EAN 9701030801194
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, en partant des Grandes Plaines et en traversant le Wyoming et le Montana, l’Idaho et l’Arizona jusqu’au Nouveau Mexique, en passant par le Nebraska, le Dakota, le Nevada pour arriver à Cortez et Durango, Colorado.

Quand?
L’action se déroule sous la présidence de Donald Trump, entre 2017 et 2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
Se méfier des trous perdus : ils sont souvent sans fond et manifestent une furieuse tendance à avaler ceux qui s’y égarent. Prenez Cortez, dans le Colorado, bourgade-étape se composant d’une highway, d’un motel, de quelques commerces et de quoi faire le plein. De la halte à l’état pur. C’est en tout cas ce que pense le héros anonyme de God Bless America, premier roman de François Ide, qui s’y gare en toute ingénuité. Quand soudain… » Don Chalmers « ! La simple vue de ce nom sur la plaque d’un pick-up, un Minotaure de chrome et d’acier, le fascine. Mais qui est «Don Chalmers», redneck ou Antichrist ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog littéraire de Pamela Ramos

Les premières pages du livre
« Je ne l’ai jamais vu ni rencontré. C’est ce que je veux croire. Une apparition, un fantôme peut-être.
Tout a commencé alors que je manœuvrais au détour d’un parking, à Cortez, Colorado, non loin du parc national de Mesa Verde dans la région des Four Corners reliant les États du Nouveau-Mexique, de l’Utah, de l’Arizona, et du Colorado, donc.
Cortez, une ville de l’Ouest comme il en existe beaucoup, traversée par sa highway, avec de chaque côté ses motels, stations-service, supermarchés, quincailleries, laveries, drogueries, car wash, garages et hangars. Tout ce dont avait besoin l’automobiliste qui ne désirait qu’une chose : poursuivre sa route. Une ville comme les autres, disséminées dans le désert et la rocaille, ou parfois dans le creux d’une plaine herbeuse et jaunie entourée de montagnes, une promesse de civilisation. On se demandait pourquoi là plutôt qu’ailleurs. Une voie ferrée, une mine, un ancien relais de poste, un simple carrefour donnaient un début d’explication.
Tout autour, un même paysage s’étendait et reculait à l’infini sans qu’on sache si l’on pouvait y vivre ou simplement le traverser. Peut-être y planter le décor d’une scène, nourrir l’imaginaire du voyageur qui rêvait de se mesurer au mythe en caressant le volant de sa voiture.
C’est donc sur le parking d’un motel de Cortez que le nom de Don Chalmers me sauta littéralement aux yeux pour pénétrer mon esprit et ne plus le quitter. J’enclenchai la marche arrière de ma voiture de location en me laissant guider par la boîte automatique et les bips de la caméra de recul, lorsque les lettres se détachèrent dans mon rétroviseur pour buter sur ma rétine, entrer dans l’habitacle et envahir tout l’espace. Je ne pus rien déchiffrer sur l’instant, incapable de lire à l’envers, seuls le D de Don et le C de Chalmers m’apparaissaient distinctement, comme en relief, taillés dans la masse d’une plaque d’immatriculation fixée sur les chromes d’une calandre démesurée qui s’avançait à l’avant d’un pick-up que je devinais tout aussi massif.
Une fois garé, je pus vérifier. Les lettres s’étalaient : d’un jaune qui rappelait les herbes brûlées des prairies, sur un fond bleu d’une profondeur de couchant. L’art, si américain, de concentrer l’esprit du lieu dans le rectangle d’une plaque d’immatriculation. Don Chalmers! Quel nom! J’étais séduit par l’équilibre et la force qu’il dégageait. Le « Don » bref et sec, un coup de feu, avec ce « n » prolongé et vibrant dans l’air, semblable à l’éclat assourdi d’un silencieux. Puis le « Chalmers » à la douceur sauvage, susurré comme l’écho d’un fouet dans l’attente d’un cri. Ou alors le chuintement sournois du serpent à sonnette qui avance en cadence vers sa proie : Chalmers… Chalmers… Chalmers… Chalmers… Je répétai ce nom à voix haute mais suffisamment bas pour en apprécier le mystère et la force, comme on fait tourner un alcool en bouche avant d’en avaler une lampée. Autour des lettres, il y avait une nuée d’étoiles du même jaune. Cela aurait pu relever d’un kitsch extrême, en ces lieux où le raffinement de la civilisation n’arrive qu’atténué, mais rien de tout cela. L’ensemble était parfait, le nom, la couleur, les étoiles, et le véhicule qui, à présent, m’apparaissait dans sa splendeur monstrueuse. Une calandre surmontée d’un pare-buffle, des marchepieds et des enjoliveurs chromés. Et le blanc – couleur d’os légèrement nacré – de la carrosserie, un éclat dérangeant, semblable au relief de ces carcasses animales qu’on trouvait sur le bord des routes, nettoyées par les vautours et le vent des hautes plaines. J’en fis le tour à la manière d’un cercle que l’on décrit au pied d’une montagne sacrée, avec respect et précaution. La benne du pick-up m’arrivait à hauteur du visage. Je ressentis un trouble à l’approche de cette puissance, presque surnaturelle, qui pouvait vous écraser à tout moment. Le nom du propriétaire était repris sur la plaque arrière, accompagné cette fois-ci des numéros réglementaires et de la provenance du véhicule : New Mexico, « The Land of Enchantment ». L’association d’un « pays enchanté » à cette brutalité mécanique était surprenante. Mais tout n’était qu’enchantement, précisément, à commencer par ce nom, « Don Chalmers », et ce pick-up aux proportions considérables qui dégageait, derrière sa robe immaculée, une promesse de furie. Il s’agissait d’un Ford F-250 MegaRaptor Super Duty – 6,7 litres de cylindrée – et ses 700 chevaux calfeutrés sous un capot rehaussé pour l’occasion.
L’engin avait été personnalisé et transformé, de telle sorte que sa puissance prenait les allures fluides et menaçantes d’un missile domestique. Les roues gigantesques étaient relevées par des amortisseurs mis à nu tels les organes à vif d’une bête invulnérable.
Avec un peu de hardiesse, on pouvait s’avancer dans le dessin du pneu et passer la largeur d’une main entre les crans de caoutchouc sculptés comme d’épais canyons noirs. Un labyrinthe rude et accrocheur à l’intérieur duquel on se perdait, pourvu que les yeux s’approchent assez près et se laissent attirer par le grain luisant de la matière. Les vitres teintées empêchant de voir l’intérieur, je repris mes distances, intimidé et stupéfait de ma fascination pour cette chose et ce nom, «Don Chalmers». Je regardai, une dernière fois, les contours argentés des quatre pots d’échappement au diamètre appréciable pour entrevoir, au-dedans de leur éclat, la bouche sombre d’un moteur que j’imaginais rauque, impatient de l’entendre résonner dans l’écrin silencieux d’une nuit qui viendrait bientôt.
Je m’étais déjà laissé séduire – aux confins du Nevada, quelques semaines plus tôt – par le son fameux du V8 qui rugissait d’ordinaire dans les entrailles de ces engins. Ce jour-là, au sortir d’un virage, après avoir traversé une ville somnolente abandonnée au désert – et alors que mon attention dérivait, par-delà les brumes de chaleur, vers le trait de la route qui s’élevait à l’horizon –, je perçus ces coups d’accélérateur surgis de nulle part. Ils m’arrivaient dans le dos avec la fureur d’une vague scélérate. Je me grisais du bruit. Une vibration basse agitait mon corps, embrassait ma colonne vertébrale, jusqu’à me hérisser l’échine. Les reprises et les soubresauts d’une calandre menaçante se profilaient dans mon rétroviseur. Je ralentis avec un mélange de peur et d’envie pour laisser passer la bête et jouir en silence du bruit guttural et caverneux qui s’éloignait, grondement d’une puissance retenue, au bord d’une démesure qui ne demandait qu’à se déployer dans l’immensité qui m’entourait.
J’y trouvai une sonorité animale, profonde et intense, semblable à celle que j’avais ressentie au milieu des bisons du Yellowstone, les pieds plantés dans le gravier d’une rivière asséchée de la Lamar Valley. Un sursaut qui prend l’âme, le cœur et le reste, face au tableau préservé d’un temps d’avant les hommes, la prédation et le génocide. En cet instant, au centre du cratère endormi, une communion archaïque se rejoua dans mes tripes offertes à la fureur d’un gros mâle qui s’agitait près de moi. Ses yeux fixes – et son énorme tête encadrée de poils drus, surmontée d’une bosse musculeuse qui roulait vers moi – ne semblaient voir que mon spectre.
Je n’étais qu’une trace à peine visible au-devant de son chemin, qu’il suivait depuis le fond des âges. Dans ce regard animal, aux cornes recourbées et au dos si puissant, je n’existais plus, pris dans une chasse à rebours d’un temps traversé de blessures, de meurtres et de plaintes que personne n’entendait. Un envoûtement qui faisait trembler le sol au rythme des feulements graves que le troupeau répercutait de loin en loin, un appel aux esprits enfouis de la vengeance, bruit de colère sauvage, grondement qui me laissa là, au milieu de cette vallée,
vaincu et fasciné.
Comme je le fus sur cette route du Nevada et comme je l’étais sur ce parking, matador innocent attendant l’encornement d’une meute inespérée, planté devant ce fabuleux pick-up que la lumière déclinante faisait miroiter.
J’étais pris d’un sentiment douloureux et âpre que je ne m’expliquais pas. Don Chalmers m’ensorcelait d’un parfum de sueur animale et d’essence trafiquée, de fluides aux mélanges inconnus qu’on se plaît à explorer et qui pénètrent en profondeur jusqu’à violer l’imaginaire. J’étais subjugué par ce mystérieux patronyme et sa créature d’apocalypse qu’il devait faire mugir sur les sentiers brûlés du Nouveau-Mexique, traçant un panache poussiéreux d’une perfection rectiligne, recouvrant son fief d’une poudre qui retombait aux abords des chemins sur les cadavres de bétail laissés aux coyotes.
Un type qui inscrit fièrement son nom devant sa calandre ne pouvait traverser son territoire qu’avec la fureur d’une mécanique sauvage et létale. Se dessinait un univers sombre et fascinant d’homme brutal qu’on rêve de côtoyer jusqu’à s’y frotter en frissonnant.

Le personnel du motel était comme toujours charmant, au sens américain du terme. L’impression fuyante qu’à cet instant précis, dans ce hall décati et devant ce comptoir usé, vous étiez la personne la plus importante du monde, que tout serait fait pour vous satisfaire dans les moindres détails, jusqu’à ce que vous ayez définitivement disparu de la pièce, muni de votre clé et de votre récépissé. Ma chambre serait donc la meilleure, la plus lumineuse, au bout de la coursive qui pouvait aussi servir de terrasse, juste au-dessus de la piscine qui donnait sur le parking et dont je pourrais profiter comme il me plairait.
En réalité, je devrais me contenter du strict nécessaire. Une télé surdimensionnée, un abat-jour à l’éclairage blafard, un frigo tacheté de petites moisissures et un couvre-lit constellé de trous de cigarette, témoins d’une époque révolue où quelques bandits avaient dû griller leur paquet d’Americana, s’enfilant du mauvais whisky dans l’attente du prochain coup.
À défaut de renégats et de cavale impossible, je posai mon maigre bagage et ouvris une fenêtre pour évacuer l’odeur rancie que le circuit bruyant et défectueux de la clim ne parvenait pas à dissiper. C’était à la hauteur de mes attentes, simple et pratique, banal et triste ; inversement proportionnel, sans doute, à l’espoir qui, en ces lieux jadis inviolés, devait animer les pionniers en quête d’un monde meilleur – ou pour le moins d’une promesse éternelle. Ces hommes que l’idée d’une destinée manifeste guidait comme la flamme pure et rédemptrice d’un feu dévastateur.
Pour l’heure, la vue sur le parking et ses alentours me ramenait sans violence à l’extrême contemporain d’une civilisation accomplie sur les ruines de ce rêve désormais enfui mais qui continuait d’infuser les âmes, semblables à la mienne, esprit flottant sans mesure ni désir, conscience atténuée et sans jugement, ni but ni destin, si ce n’est de se laisser porter par les lieux, en respirer l’atmosphère jusqu’à suffoquer.
J’avais réservé pour plusieurs jours dans l’idée d’explorer les villages troglodytes des anciens Pueblos disséminés dans la région. Des hommes dont on savait si peu avaient vécu là, reculés ou acculés à flanc de falaise, sculptant des labyrinthes de pierre pour se prémunir contre une malédiction dont on ignore la teneur. Qu’avaient-ils fui? Comment avaient-ils disparu et pourquoi? Les explications ne manquaient pas, mais aucune ne me satisfaisait.
J’attendais de voir et préférais en rester au mystère de la fuite éperdue qui m’allait si bien. J’ignorais tout et découvrais le monde à mesure que mon imagination me portait ici ou là au gré de ses fantasmes. À défaut d’en faire un viatique, l’errance climatisée me convenait, délectable et ennuyeuse. Un présent permanent facile à combler dès lors qu’il se chiffrait en miles et gallons d’essence que quelques dollars suffisaient à payer. Mon épopée devait se satisfaire d’une distance, d’un danger à contempler à hauteur de pare-brise, aussi lointain et innocent que ma réserve d’eau fraîche pouvait le permettre.
En retournant à ma voiture chercher quelques affaires, je m’aperçus que le Ford F-250 Mega-Raptor de Don Chalmers n’était que le spécimen le plus impressionnant d’une véritable meute. En effet, une dizaine de ces camions occupaient l’extrémité du parking, qui formait un U. On aurait dit des chariots de colons se dressant pour se protéger des dangers de l’Ouest et mettre à l’abri les familles en quête de richesses et de vies réussies. Il y avait là toute la panoplie de ce que l’industrie US pouvait produire comme véhicules disproportionnés, achetés bien souvent à crédit mais qui, à mon corps défendant, ne laissaient pas de m’intimider. Tous étaient immatriculés au Nouveau-Mexique, constituant un même clan, mais celui de Don Chalmers portait un nom et se dégageait de la meute par sa hauteur et ses dimensions, mâle dominant de ce troupeau mécanique.
Ma chambre avait deux rangées de larges fenêtres formant un coin qui me laissait une vue plongeante sur le parking, la piscine où barbotaient quelques familles, et au-delà, la quatre-voies qui coupait la ville en deux avec son défilé de voitures et de trucks qui se dirigeaient à l’est ou à l’ouest, vers le désert. Je déballai mes affaires de toilette et quelques vêtements propres avant de filer sous la douche pour me laver de la route, de la poussière et de la fatigue. »

Extraits
« L’âme des fidèles était aussi pure que le canon de leur Colt était parfaitement huilé. À l’image des bielles, engrenages, arbre à cames et soupapes de leurs puissants V8 qu’ils faisaient ronronner tel un murmure divin, affichant la fierté vrombissante et manifeste de leur destinée comme on traînait derrière soi, il y a peu, le corps violé d’une squaw ou le cadavre lacéré d’un esclave chapardeur. » p. 60

« L’esprit des lieux, sublime, avait pénétré mon corps, je vacillais alors que les dernières notes du V8 s’évaporaient derrière les sommets. Le pick-up de Don Chalmers serait mon talisman, mon parfum de douleur désirée, une vanité moderne, rutilante et bruyante, ténébreuse et vénéneuse, une calandre mortelle, un néant peuplé de fracas, de soupapes huilées et d’armes chargées, de corps avachis et de sexes tendus dans la rumeur enveloppante d’une cavalcade sans fin, cow-boy sans visage, clameur obscure des hautes plaines, désert inconnu qui me révélait à moi-même. » p. 120

À propos de l’auteur
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François Ide © Photo DR

François Ide écrit et travaille à Lille, où il mène une vie exemplaire. (Source: Éditions Le Dilettante)

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