Les ailes collées

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  RL_Hiver_2022

En deux mots
En ce jour de mai 2003 Paul épouse Ana. Parmi les invités, il y a Joseph qui partage avec Paul un secret vieux de vingt ans. Alors collégiens, les deux garçons ont vécu un drame qui a laissé des traces indélébiles.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’histoire que tous voulaient oublier

Sophie de Baere revient avec un roman fort, l’histoire d’un amour contrarié, de victimes de harcèlement scolaire et d’une histoire que tous voulaient oublier mais qui finit par tout emporter. Même vingt ans plus tard.

En ouverture de ce beau roman, nous sommes conviés au mariage de Paul Daumas avec Ana. Cette union, célébrée le 17 mai 2003, ne s’accompagne toutefois pas des traditionnelles certitudes, mais bien davantage d’interrogations. Pour comprendre cet état d’esprit, il faut remonter le temps.
Jusqu’en 1983.
À cette époque Paul et sa sœur Cécile tuaient leur ennui devant les séries télévisées. Ils rêvaient leur vie future plus qu’ils ne vivaient.
«Il ne fallait surtout pas se plaindre. Les Daumas étaient beaux, ils possédaient une belle maison à tourelle, une belle situation, une belle vie, et la beauté, on n’a pas le droit de l’endommager, encore moins de la salir. (…) On doit avoir l’air heureux quand on est beau et riche.»
Mais la réalité est toute autre. Durant cet été, celui de ses 14 ans, à la suite d’une dispute entre sa mère et sa tante, il apprend qu’il est né à la suite d’une étreinte très alcoolisée à l’arrière d’une voiture et sa mère, après avoir constaté que son ventre s’arrondissait, a dû épouser le responsable de la chose. Effacée la belle histoire d’amour entre Blanche et Charles. Fort heureusement, c’est aussi l’été où Paul fait la connaissance de Joseph. Un nouvel ami bien plus libre, bien plus décomplexé, avec lequel il va essayer d’oublier le naufrage familial. Car désormais son père néglige et trompe sa mère, qui va se réfugier dans l’alcool jusqu’au coma éthylique. «Peu à peu, cette femme que Charles culpabilisait de négliger depuis tant de temps lui était apparue telle qu’elle était devenue. Mère dépassée, épouse ternie. Une longue plainte silencieuse et insoutenable, Et maintenant qu’il avait décidé de n’aimer quelle et de la sauver d’un alcoolisme dont il était la cause, il n’y parvenait pas.
C’était trop tard.»
Pour Paul, le drame va se nouer un soir de fête. Il est invité, tout comme Joseph, a une soirée dans la propriété d’une copine de classe. Il va boire un peu trop, mais se souvient parfaitement de la fièvre ressentie, du désir qui monte, de l’envie de laisser communier son corps à ses pulsions. Il se souvient aussi de ce terrible moment où il a été surpris, où ses amis ont compris ce qui se tramait. Et de la violence du harcèlement qui a suivi. «La jeunesse peut être une guerre silencieuse, un champ de bataille où des enfants d’à peine quinze ans sont capables de tuer à bout portant leurs camarades. Et cela, sous les yeux des adultes qui sont censés les protéger.»
Sophie de Baere va alors nous raconter ce qui s’est passé durant les vingt années qui ont suivi. En retraçant les parcours respectifs de Joseph et de Paul, elle nous livre les éléments manquants d’une histoire que tous voulaient oublier, mais qui a laissé des traces indélébiles. On peut y lire un plaidoyer contre le harcèlement scolaire et un appel à davantage de tolérance et d’ouverture d’esprit. On peut aussi se dire que cet ancrage en 1983 peut laisser penser que les mœurs ont – bien – évolué depuis, mais je n’en suis pas sûr. Pour ma part, j’y vois d’abord un roman d’amour. Celui d’une passion incandescente qui vous marque à tout jamais et qui, vingt ans plus tard, reste toujours aussi vivace, malgré les barrages, malgré les obstacles. Un amour fou, comme dans Les corps conjugaux, le précédent roman de l’auteure, désormais disponible en poche. Un amour capable de laisser s’ouvrir Les ailes collées.

Playlist

Lilac Wine dans le version de Nina Simone

puis dans la version de Jeff Buckley

et la reprise de

Here comes the sun de Nina Simone.

Summertime Blues de Cochran.

Les ailes collées
Sophie de Baere
Éditions JC Lattès
Roman
384 p., 20,90 €
EAN 9782709669535
Paru le 2/02/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une commune située au bord de la Manche. On y passe aussi des vacances à Nantes, dans l’Aveyron et le Jura en camp scout. Enfin, on y évoque un séjour à Rennes et une maison en construction à Cesson-Sévigné en Bretagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Sa poésie à Paul, c’était Joseph. Et Joseph n’était plus là.»
Suis-je passé à côté de ma vie ? C’est la question qui éclabousse Paul lorsque, le jour de son mariage, il retrouve Joseph, un ami perdu de vue depuis vingt ans.
Et c’est l’été 1983 qui ressurgit soudain. Celui des débuts flamboyants et des premiers renoncements. Avant que la violence des autres fonde sur lui et bouleverse à jamais son existence et celle des siens.
Roman incandescent sur la complexité et la force des liens filiaux et amoureux, Les ailes collées explore, avec une sensibilité rare, ce qui aurait pu être et ce qui pourrait renaître.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Page des libraires (Antonin Barial-Camu Librairie Écriture à Chabeuil)
Blog Valmyvoyou lit
Blog Aude bouquine
Blog Sonia boulimique des livres
Blog La bibliothèque de Juju

Les premières pages du livre
« Prologue
17 mai 2003
La salle du restaurant se met à chanter, le bois de la table bat sous ses doigts. Ana aussi fredonne. Un air de cet été-là. Elle est si belle, si frêle. Les yeux de Paul s’attardent sur la mousseline qui colle à sa peau, sur les taches de sueur qui plissent légèrement le tissu de sa robe blanche et soulignent cette rondeur du ventre qui s’échappe. Depuis quelques minutes, la pluie a cessé sa course molle et le ciel s’éclaircit.
Ana est devenue sa femme.
Ana Daumas, épouse de Paul Daumas.
C’est joli.
Ça sonne.
La chanson s’achève. Les convives se rassoient face à la meringue italienne accompagnée de ses choux pistache et citron vert. Ana et Paul n’ont pas souhaité de pièce montée, ils voulaient un mariage simple.
Depuis la cérémonie à la mairie, il y a bien eu un bref discours de sa sœur Cécile, une chanson écrite par les deux témoins et un poème lu en tremblant par Blanche. Mais rien de plus. Un clapotement. Ils sont seulement douze. Leurs meilleurs amis, sa mère, ses beaux-parents, Cécile, son mari et leurs deux filles.
Paul regarde la mère. Ce matin, son visage hâve est passé entre les mains d’une esthéticienne. Les fards agrandissent son regard, colorent les petits os saillants de ses joues et lui donnent un air vivant, presque gai. Le maquillage comme une manière de voiler la vérité, de s’en défaire. Pourtant, quand Blanche est venue le féliciter tout à l’heure, sa voix, elle, avait l’âpreté d’un chagrin trop longtemps remâché. Paul croit qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher. Penser au père, à son absence. Au refus que Paul, son propre fils, a eu de lui. En ce jour le plus beau de sa vie.

Un serveur élégant et discret débarrasse les assiettes à dessert et propose des cafés. Ana prend la main de son mari.
Son mari. La chair de poule sur ces deux mots.
Il lui sourit.
Les yeux d’Ana sont une promesse et Paul se cogne à la forme de leur désir, les embrasse, baise ensuite ses minuscules phalanges une à une. Il a envie d’elle, voudrait avaler le temps.
La pluie cogne à nouveau contre les baies vitrées. Paul n’aime pas ces étés orageux, il n’aime pas leur côté imprévisible et changeant. Cependant, au même instant, c’est bien une surprise que lui annonce sa femme.
— Chut. Ferme les yeux, Paul. Je te réserve quelque chose d’inattendu. À 3, tu pourras les rouvrir. 1, 2, 3.

Devant lui, un groupe d’une vingtaine de personnes. Des amis. Ceux de la salle de danse, de l’institut de formation des maîtres. Quelques enseignants de l’école dans laquelle il travaille. Les anciens voisins de Rennes chez qui Ana et lui passaient au moins une soirée par semaine à boire des Cosmopolitan. Sylvain, son vieux copain de fac de lettres. Il y a aussi Éléonore, la seule personne de son entourage, à part la mère, qui partage sa passion pour la danse de salon.
Ils viennent tous le serrer contre leur torse, lui dire un mot gentil, tapoter son crâne avec affection. René, son vieux professeur de piano, est même venu jusqu’ici. Ana jubile. Paul comprend qu’il y a longtemps qu’elle prépare son cadeau.
Et soudain, un peu en retrait, il reconnaît Pierre-Henri, son camarade d’école primaire puis de collège, perdu de vue depuis des lustres. Lui reviennent en mémoire son pas lourd, ses dents serrées dans des bagues, ses pulls jacquard en laine qui gratte. Une autre histoire, un recoin du temps. Oubliés. Au fond des os.

Et à côté de lui, il est là. Joseph. Joseph Kahn.
Paul écoute le chant surgissant du passé. Quelque chose d’indéfinissable l’atteint et écrase la lueur du moment. Il pense à ces jours vécus ensemble, ces jours uniques parce qu’ils ne reviendraient plus.

HERE COMES THE SUN
1983 – 1984

On est en 1983. Et pour être plus précis, l’été 83.
En ce mois de juillet, la température pouvait atteindre les 30 degrés. Une chaleur ardente, éreintante. Il est peut-être 22 ou 23 heures et Paul se revoit avec une netteté surprenante : allongé sur son lit, enfermé dans ses quatorze ans et crevant d’ennui. Des jours à rallonge, sans que rien ne survienne. Comme si l’existence n’avait rien prévu pour lui ou alors quelque chose qui le dépassait.
Heureusement, Olivia Newton-John et John Travolta étaient coincés dans une cassette qu’il se passait en boucle. Et puis il savait qu’un jour, il réussirait à danser comme Danny Zuko. Ça le faisait tenir.
2 juillet 1983
Le week-end commençait.
Parées de leur vernis estival, les lumières du petit matin tremblaient sous le grand chêne. Les voisins avaient sorti la tondeuse à gazon, le robot autonettoyant de la piscine et les glaces Miko. On distinguait aussi les cris agacés des mouettes dans les pointes luisantes qui fendaient les nuages.
Comme à son habitude, le père avait délaissé la mère, les couronnes et les bridges dentaires pour son fusil et sa camionnette blanche aux essieux crottés. C’était la période du tir anticipé et Charles Daumas faisait partie des quelques privilégiés détenteurs d’un permis de chasse consenti par le préfet. Sangliers et chevreuils rempliraient bientôt le coffre de son utilitaire puis l’un des deux congélateurs du sous-sol.
Chaque dimanche de la saison, Charles aimait retrouver cette camaraderie virile, l’air qui s’engouffre dans le corps, l’animal à sa merci. Il aimait enfoncer ses bottes de caoutchouc dans l’aurore rose, sentir son humidité goutter dans les cheveux. Odeur d’humus et de boue, muscles tendus et fiers, il rentrait dans les bois et leurs sauvages profondeurs comme on pénètre dans une église, à 11 heures tapantes, pour rencontrer le Tout-Puissant. La forêt est une prière qui sauve, disait-il.

Paul se rappelle que Charles l’y avait emmené une fois. C’était un matin de la fin octobre 1981. Père et fils y étaient allés avec une patrouille de chasseurs. Juste avant de partir, le père avait fait promettre à Paul de rester silencieux. La chasse exige calme et concentration et puis, si ses amis toléraient sa venue, Paul ne devait pas se faire remarquer. Quand Charles avait dit ça, le garçon avait saisi la honte du père. Depuis qu’il sait parler, Paul est bègue. Et même si les choses s’étaient arrangées avec les années d’orthophonie, il lui arrivait encore de buter sur des mots.
Genoux fouettés par les branches et les hautes herbes, corps en avant, les hommes et l’enfant avaient marché un long moment dans les replis forestiers de ce bord de nationale. On approchait de la Toussaint et il faisait froid. On voyait encore la lune. Sa lueur sèche et blafarde s’écoulait sur les bois et Paul avait le sentiment d’être là par effraction. Leurs dos courbés par les carabines, leurs grosses mains plaquées à leurs cuisses, les chasseurs avançaient en silence. À chaque fois que les coudes de Paul frôlaient les feuilles des arbres d’un peu trop près, le père se retournait et lui lançait un regard dur.
Au cours d’une de leurs haltes, Charles avait quand même autorisé Paul à porter son Beretta en bandoulière. Un court instant, le fils avait décelé une once de fierté dans les yeux du père, une sensation qu’il avait tenté de garder en bouche le plus longtemps possible. Pour la première fois sans doute, il se trouvait sur son parcours. Sur la même ligne, le même front, la même lutte. Enfin, il le rejoignait dans son monde.

Il était à peine 6 heures quand ils arrivèrent à l’endroit prévu. Le vent s’était levé et il tordait le cœur du garçon. De la fumée blanche sortait de ses narines, l’air gelé coupait la chair de ses joues. Paul ne voulait pas être ici mais il ne pouvait pas, une fois de plus, décevoir Charles.
Et puis tout à coup, le signal fut lancé et les yeux des uns et des autres se mirent à scruter, dépister, débusquer. Le père et Michel Varauch, le maire dont Charles était le premier adjoint, menaient la traque. Observateurs fiévreux, ils semblaient faire corps avec la forêt, s’infiltrant en elle, remontant la piste noire et mouillée, fondus en un seul et même objectif.
C’était un mauvais moment pour qu’un picotement s’insinue dans la trachée. C’était un mauvais moment et pourtant Paul fut pris d’une longue quinte impossible à retenir. Cette fois, Charles lui adressa un signe de tête qui ressemblait à une morsure. Paul comprit qu’il regrettait.
Le père ne l’emmènerait plus avec lui.
Quelques minutes après, une biche fut tirée et son cri de mourante jaillit dans l’air sombre. Une clameur que Paul n’oublierait jamais, presque une voix. Et tandis qu’ils s’approchaient du corps rouge et dolent de la bête, cette phrase que monsieur le maire lui asséna en souriant :
— Ton père, c’est un tueur-né.
9 juillet 1983
Saleté de fusibles.
Le disjoncteur avait sauté dans la nuit. La mère râlait.
Le compteur n’était plus aux normes, on était samedi et l’électricien demeurait injoignable. Le père était parti pour deux jours en congrès. Invitation annuelle d’un gros fabricant de prothèses dentaires. La télévision ne fonctionnait pas et ça, très précisément ça, Blanche Daumas était incapable de le supporter. C’était au-dessus de ses forces.
Ma sorcière bien aimée, L’âge heureux, Belle et Sébastien, Janique Aimée. Il y avait de longues années déjà, depuis l’enfance peut-être, que la mère ne pouvait plus se passer de leurs personnages, de cet amour sans angles qui les unissait. Elle en savourait la forme ronde, lisse, enveloppante. Une douceur de dragée qui donnait souvent à Paul l’envie de pleurer et qui, il le voyait bien, rougissait aussi les yeux de Blanche.
Mais ce que Cécile et Paul préféraient par-dessus tout, c’était une série américaine qui passait depuis un an sur la première chaîne. Pour l’amour du risque. Ils n’en manquaient pas un épisode. Chacun à leur manière, le frère et la sœur admiraient le couple formé à l’écran par les personnages principaux, des détectives richissimes qui parvenaient à déjouer les plus folles intrigues. Février, leur petit chien gris au long poil soyeux, faisait particulièrement rêver Cécile et à la moindre occasion, la petite sœur suppliait Blanche de lui en offrir un semblable. Paul, lui, était touché par la relation entre les époux, par ce que tour à tour, l’un pouvait susciter d’émerveillement chez l’autre. Il aimait leur prévenance, leur proximité, leurs facéties complices. Il aimait l’idée d’un amour comme celui-là.
Lui aussi, un jour, lorsqu’il serait plus grand, il tomberait amoureux d’une fille comme l’héroïne, Jennifer Hart. Il la choierait, lui offrirait des montagnes de fleurs et de bijoux, lui écrirait des lettres et des poèmes, l’emmènerait dans les restaurants chics où les serveurs ôtent les manteaux des dames avec déférence et délicatesse. Il lui préparerait des petits-déjeuners au lit sur un plateau d’argent. Croissants chauds, orange pressée, café italien avec de la mousse. Et même, il ferait tournoyer sa robe à volants sur la piste de danse d’un immense bateau de croisière. Sa Jennifer serait aussi jolie que Blanche. Mais, lui, il ne la laisserait pas s’étioler comme le faisait Charles avec sa femme, il ne froisserait pas les mots doux du début, il les garderait en vie. La fille qu’il choisirait serait son unique joyau. Il se l’était promis. Il était prêt, il n’attendait plus qu’elle.
Une torpeur sans joie. Il n’y avait pas d’autres mots pour décrire ce début d’été.
Chaque matin, le pied à peine posé sur le parquet, Paul se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire de tout ce jour qui restait. Il n’y avait personne pour réveiller les murs de granit et les fenêtres en berceau de la maison bourgeoise, personne pour ne serait-ce que les entrouvrir, pour brasser un peu d’air et de salive.
Quand il y songe aujourd’hui, Paul dirait que les moments passés ici se résumaient à quelques objets et lieux marquants. Des chaussures qu’on tenait à la main avant de rentrer, des patins glissés sous les chaussons, des portes qu’on se retenait de claquer, un mystérieux bureau toujours fermé à clef, une cuisine qui sentait encore le neuf et abritait des repas silencieux. En vérité, au sein du foyer, il n’existait au mieux que des bruits de pas dans les couloirs, parfois aussi quelques chuchotements. Avec Cécile, à la fenêtre. Leurs regards d’enfants se perdant vers la rue et l’impeccable jardin.
La plupart du temps confinés dans leurs chambres, il arrivait même que, des journées entières, Cécile, Paul et la mère stagnent sur leurs lits. Fixant par la fenêtre le ciel sableux qui rétrécissait doucement. Ou, l’instant d’après, suivant les couleurs mouvantes d’un écran de télé placé sur un meuble haut, comme ceux qu’on colle encore aujourd’hui aux murs des chambres d’hôtel ou d’hôpital.
Des jours et des jours à se dire que rien ne doit déborder.
Des jours et des jours où tout déborde.
Mais il ne fallait surtout pas se plaindre. Les Daumas étaient beaux, ils possédaient une belle maison à tourelle, une belle situation, une belle vie, et la beauté, on n’a pas le droit de l’endommager, encore moins de la salir. Blanche ne l’aurait pas permis. Ses parents l’avaient élevée dans l’idée que beauté et douleur ne pouvaient pas cohabiter alors elle en avait pris son parti. Ses enfants aussi. On doit avoir l’air heureux quand on est beau et riche.
Rien à faire. L’électricien tardait à arriver. Seul avec Cécile, Paul prenait son déjeuner. L’eau du thé se consumait lentement dans une casserole oubliée sur le gaz. La mère, trop préoccupée par cette histoire de panne, avait renoncé à faire à manger et Paul regardait surnager ses corn-flakes en transpirant. Il faisait de plus en plus chaud. On n’était pourtant que début juillet. Pour faire passer les épreuves du BEPC aux troisièmes, le collège avait fermé ses portes depuis quinze jours et renvoyé les élèves chez eux.
Mais pour Blanche, tout ça, c’était du grand n’importe quoi. Un diplôme qui ne valait plus rien, des adolescents contraints à l’oisiveté dès la mi-juin :
— Ça donnera rien de bon. Ah oui, Paul, crois-moi, on s’en mordra les doigts !
Du matin au soir, les mêmes rengaines maternelles roulaient les unes sur les autres. Du remplissage, sans texture ni racine. Des particules d’air qui palpitent.
Toujours un mot aimable pour les voisins, un vocabulaire choisi, le ton patiné, quand elle sortait, Blanche Daumas ressemblait à une bourgeoise de film américain – le genre qui sait dresser une table et tenir des conversations avec des gens importants. Une femme que l’on croise chez le fleuriste et que l’on trouve agréable mais avec qui il semble difficile de rentrer en intimité. Souriante et avenante, mais impénétrable.
Robe droite bleu marine ou beige repassée pli à pli, blazer à épaulettes, chignon serré, ballerines plates aux couleurs assorties : elle n’avait que la trentaine mais s’habillait déjà comme une dame. Et même en ce mois de juillet, tandis que le thermomètre avoisinait les 30 degrés, Blanche continuait de porter collants fins et chemisier à manches longues. Elle n’aurait surtout pas voulu avoir l’air d’une femme légère. Sous le tissu qui couvrait la peau nue et fragile, Paul se demandait parfois si la mère ne cherchait pas à devenir étanche.
En réalité, Blanche était un paradoxe. Elle se prétendait libertaire mais interdisait à ses enfants de toucher à tout, de parler à table, de choisir leurs vêtements. Elle se pensait indépendante mais passait sa vie à obéir aux ordres de son mari et à attendre qu’il lui fasse l’aumône d’un peu de son temps.
Charles le lui avait pourtant promis au début. Un petit hôtel à Montmartre, une gondole à Venise, une valse à Vienne. Ensemble, ils voyageraient. Ils iraient au restaurant, dans les meilleures boutiques des grandes villes, ils prendraient du bon temps. Une vie dorée à l’or fin. Mais Charles ne fermait le cabinet qu’à la nuit tombante et quatorze ans après leur mariage, Blanche n’avait encore jamais quitté la région.
Malgré tout, elle ne semblait pas lui en tenir rigueur. Le soir, lors du dîner que Charles, rentré trop tard, prenait généralement seul dans le salon – il avait l’habitude de dire, d’un air supérieurement moderne, qu’il faisait ses repas « à l’américaine » –, elle se positionnait toujours derrière lui. Et alors, il fallait la voir… Le corps immobile et les yeux en alerte, figée de manière à pouvoir remplir son verre de vin ou à lui débarrasser son assiette au meilleur moment. Une bonniche de luxe. C’est ainsi que la tante Françoise l’appellerait le jour de la dispute.
En ce temps-là, Paul ignorait si ses parents s’aimaient encore ou s’ils s’étaient jamais aimés, mais ce qu’il savait déjà, c’est que Blanche Daumas ne vivait que pour son mari. Lorsque Charles Daumas se retournait, il pouvait être sûr que sa femme se trouvait toujours dans son sillage. Chaque fois que son époux jouait de la trompette dans la fanfare municipale, chaque fois qu’il prononçait un discours officiel devant les quelques notables de la commune, elle se tenait là, juste derrière, rougissant de fierté et d’admiration. Une chaleur inexplicable dans le regard.
Paul la revoit encore, les soirs de la semaine, dès la première seconde où la porte du garage se mettait à coulisser. Se cherchant une posture, les mains dansant dans ses cheveux tout juste gorgés de Shalimar, le corps aspiré par le désir de lui plaire. Flamboyante. »

Extraits
« Mais il ne fallait surtout pas se plaindre. Les Daumas étaient beaux, ils possédaient une belle maison à tourelle, une belle situation, une belle vie, et la beauté, on n’a pas le droit de l’endommager, encore moins de la salir. Blanche ne l’aurait pas permis. Ses parents l’avaient élevée dans l’idée que beauté et douleur ne pouvaient pas cohabiter alors elle en avait pris son parti. Ses enfants aussi. On doit avoir l’air heureux quand on est beau et riche. » p. 26

« Peu à peu, cette femme que Charles culpabilisait de négliger depuis tant de temps lui était apparue telle qu’elle était devenue. Mère dépassée, épouse ternie. Une longue plainte silencieuse et insoutenable, Et maintenant qu’il avait décidé de n’aimer quelle et de la sauver d’un alcoolisme dont il était la cause, il n’y parvenait pas.
C’était trop tard. » p. 83

« La jeunesse peut être une guerre silencieuse, un champ de bataille où des enfants d’à peine quinze ans sont capables de tuer à bout portant leurs camarades. Et cela, sous les yeux des adultes qui sont censés les protéger. » p. 154

À propos de l’auteur
de_BAERE_Sophie_DRSophie de Baere © Photo DR

Sophie de Baere est diplômée en lettres et en philosophie. Après avoir habité à Reims puis à Sydney, elle s’est installée comme enseignante près de Nice. Elle est également auteure, compositrice et interprète de chansons françaises. Elle a publié en 2018 son premier roman, La Dérobée puis Les Corps conjugaux en 2020 et Les Ailes collées en 2022. (Source: Éditions Hachette)

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