État d’ivresse

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Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Une femme prisonnière de l’alcool raconte son quotidien. D’abord dans le déni, elle se voit dans le regard de son fils et de sa voisine la peur, l’incompréhension, la colère. Son mari a déserté, son employeur perd patience. Le piège se referme…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Anatomie d’une addiction

À travers le portrait d’une femme sombrant dans l’alcoolisme, Denis Michelis continue d’explorer les souffrances des plus faibles. «État d’ivresse» est un roman dur, implacable, dérangeant.

Elle est tombée dedans sans que l’on sache exactement pourquoi. Elle est maintenant pieds et poings liés, emprisonnée dans son addiction. Forte, irrépressible, même si elle ne veut pas se l’avouer: «Donne-moi une minute ou deux de réflexion et je nous sortirai de cette mauvaise passe » dit-elle juchée sur son tabouret à la recherche de la bouteille de rhum dédié à la pâtisserie dans le placard de la cuisine. Le résultat de cette réflexion volontaire?
Son fils Tristan la retrouve «avachie sur la table haute de la cuisine, devant une petite bouteille de rhum ambré La Martiniquaise, un sac de farine éventré à ses pieds et un rouleau à pâtisserie sur lequel il a manqué de sa casser la gueule.»
Face aux dérives qui s’accumulent, elle reste d’abord fidèle à sa ligne de conduite. Elle nie et minimise, elle gère l’ingérable, elle ment à tous, mais d’abord à elle-même. Notamment quand elle affirme qu’elle voit quelqu’un, qu’elle veut s’en sortir, qu’elle va s’en sortir.
Il va pourtant falloir très vite se rendre à l’évidence, la spirale infernale est enclenchée. Denis Michelis n’a du reste pas besoin de jouer les moralisateurs ou les donneurs de leçon, il suffit de constater. Comme le fait Celia, la voisine qui se désespère et qui en guise de remerciement va récolter des insultes. Celia qui accepte de lui confier sa voiture pour qu’elle puisse aller faire quelques courses. Elle va en profiter pour acheter quelques bouteilles, sans même se rendre compte qu’elle est partie en robe de chambre. Tristan lui rappelle par ailleurs qu’elle n’a plus le permis de conduire…
Son mari, qui brille par son absence, entend tout de même la mettre en garde. Mais curieusement, elle ne se souvient pas avoir reçu ses messages.
Arrive tout de même une lueur d’espoir dans ce tableau sombre, quelquefois drôle – mais c’est l’ironie du désespoir – et terriblement angoissant: «Sortir de cet enfer, telle est ma devise. M’échapper du labyrinthe dans lequel je me suis moi-même perdue.» Le détail qui tue suit toutefois cette déclaration. «Encore une gorgée».
Entre mythomanie et délire, entre menaces et encouragements, ce roman a quelque chose d’implacable. Comme lorsque vous vous rendez compte que vous êtes dans des sables mouvants et que toute tentative pour vous en sortir n’aura pour conséquence de vous enfoncer encore davantage.

État d’ivresse
Denis Michelis
Les Éditions Noir sur Blanc / Notabilia
Roman
160 p., 14 €
EAN 9782882505453
Paru le 03/01/2019

Où?
Le roman se déroule en France, dans un endroit non précisé.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
État d’ivresse brosse le portrait d’une femme brisée qui, en s’abîmant dans l’alcool, se fait violence à elle-même. Mère d’un adolescent, en état d’ivresse du matin au soir, elle se trouve en errance permanente et dans un décalage absolu avec la réalité qui l’entoure. Épouse d’un homme absent, incapable d’admettre sa déchéance et plus encore de se confronter au monde réel, elle s’enferme dans sa bulle qui pourtant menace de lui éclater au nez.
Comme dans ses deux précédents romans, on trouve sous la plume de Denis Michelis les thèmes de l’enfermement et de la violence conjugués à l’impossibilité d’échapper à son destin.
« Il ne me reste plus qu’à prendre mon élan, qu’à courir pour sortir de cette maison et ne plus jamais y revenir. Mais quelque chose m’en empêche, et cette chose se trouve là, à mes pieds: mon verre tulipe. »

Les critiques
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Denis Michelis présente État d’ivresse © Production Les Éditions Noir sur Blanc

INCIPIT (Les premières pages du livre)
(Lundi.)
Quelqu’un me poursuit, j’ignore si c’est un homme ou une femme, et lorsque je regarde par-dessus mon épaule, je ne distingue presque rien, juste une ombre, véloce, qui se rapproche.
Devant moi un paysage aride, monochrome, si vaste qu’il efface la ligne d’horizon. Le souffle court, le visage mouillé de larmes, je continue ma course même si cette course me semble perdue d’avance.
Trois ou quatre maisons se dessinent au loin. L’ombre, toujours sur mes talons, pousse un drôle de cri. Vite ! La première maison est fermée à double tour ; aux fenêtres, des rideaux ont été soigneusement tirés. Pourtant je ne suis pas seule. De l’intérieur me parvient une douce rumeur, celle d’un repas en famille : le bruit des verres qui s’entrechoquent, les conversations qui s’animent, les rires et leurs échos qui les prolongent à l’infini. De mes poings serrés, je tambourine contre la porte : laissez-moi entrer ! Un peu plus tard, je tente ma chance auprès de la maison voisine, puis d’une autre, mais personne ne me voit ni ne m’entend.
Autre décor. Des falaises aux arêtes aiguisées comme des couteaux s’enfonçant dans mes pieds nus. Je ne veux pas avancer. En contrebas, le fracas des vagues, assourdissant, je les imagine grandes, noires, toutes dentelées de mousse. Tremblante, je parviens à reculer d’un pas, mais je sens le souffle de l’ombre sur ma nuque. Si tu sautes, me dit-elle, ce sera plus simple pour tout le monde.
Je me réveille, désorientée et seule.
À cette heure-ci, la rue de mon quartier est déserte. À part le vent qui s’y promène. Le vent glacé de novembre qui agite les branches des haies de buis soulève les feuilles pourrissant sur le bitume avant de chercher à se faufiler par le battant de ma boîte aux lettres. Je m’approche en serrant le col de ma robe de chambre. De la paperasse inutile, voilà à quoi me sert cette boîte : prospectus, appels aux dons pour sauver les sans-abri, les sans-pain, les sans-famille, les sans-rien. Aucune lettre d’amour, en revanche. C’est idiot, plus personne n’écrit de lettres, et pourtant il m’arrive de me voir à ce même endroit, dans l’avare lumière du matin, décachetant l’enveloppe, fébrile, et me précipitant dans la maison pour y faire mes bagages.
En attendant, c’est d’un pas traînant que je rentre. Le petit vestibule est surchauffé, il y règne une odeur sucrée, vaguement écœurante. Rien ne vaut la douceur du foyer pour chasser le trouble d’une mauvaise nuit, tu ne trouves pas? J’acquiesce timidement et me dirige vers la table haute de la cuisine où trône un bol fumant. À qui appartient ce bol? J’hésite. Des images me reviennent, harcelantes, et que je m’efforce en vain de chasser : la course-poursuite, les maisons indifférentes à ma détresse, le vertige au bord de la falaise, l’ombre à mes trousses…
Concentre-toi sur le bol. Le bol, oui. Le bol de Tristan! Il n’y a que Tristan pour boire du chocolat chaud de bon matin et il n’y a que lui pour oublier de mettre la machine à café en route. (Soupirs.) Sans parler de la vaisselle sale qui s’accumule dans l’évier. Des verres au bord poisseux, des assiettes tout aussi peu ragoûtantes, deux mugs empilés en équilibre instable, je m’y attaquerai sans doute plus tard. Pour le moment, je perçois le grincement aigu et répété de l’escalier: Tristan est sur le point de faire son entrée.
Que faisais-tu dehors? Sa voix résonne depuis le vestibule. Pas de bonjour ni de tu as bien dormi. Ignore-le, tout simplement, de toute manière, on ne peut pas être au four et au moulin : préparer le café et répondre à son fils. Je ne me souviens plus des doses, trois ou quatre cuillerées ? Préparer du café est tout un art.
Que faisais-tu dehors? Tristan aime la réitération, à croire qu’il ne vit que pour elle, il répète encore et encore, l’impatience coule dans sa gorge.
Que faisais-tu dehors? Cette fois je pivote. Tristan et son mètre quatre-vingts, droit comme un soldat, immobile dans l’embrasure de la porte reliant la pièce de vie (un salon-salle à manger et sa cuisine américaine) au vestibule. Peu importe où je me trouve, on me suit à la trace. C’est l’inconvénient de ces grandes pièces ouvertes, conçues au départ pour lutter contre l’obscurité si chère à notre région.
Ne m’oblige pas à répéter. Tristan ne fléchit pas. Mon manque d’inspiration est tel que mon fils en devient plus obstiné, plus intraitable encore, ça n’a pas l’air d’aller, tu as une drôle de tête! Durant l’interrogatoire, il enfile une épaisse doudoune et un bonnet en laine de couleur sombre : tout est sombre chez Tristan, il ne s’habille qu’en noir ou en bleu marine. J’aimerais qu’il me prenne dans ses bras, c’est un garçon robuste, aux épaules charpentées, prendre quelqu’un dans ses bras ne doit pas être une tâche bien ardue et pourtant il reste à distance. Ses gestes tendres, il les réserve à quelqu’un d’autre. Me cribler de questions, en revanche, est dans ses prérogatives. Tout va bien ? Tout va bien tout va bien tout va bien tout va bien tout va bien tout va bien ? J’ai bien envie de faire le perroquet, cela détendrait l’atmosphère ; entre-temps, mes mains se sont mises à trembler, Tristan le remarque sur-le-champ. Dans son regard brillent deux exquises petites flammes.
Tu ne veux pas me répondre? J’ai relevé le courrier. À cette heure-ci? Oui. Tu t’es réveillée avec les poules, on dirait. C’est à cause de toutes ces images qui tourbillonnent dans mon esprit, suis-je sur le point de répondre avant de me raviser. Tristan, de son côté, me rappelle que le facteur ne passe pas avant onze heures. J’improvise une nouvelle fois, évoquant le courrier de la veille. Et tu es sortie habillée comme ça? Je ne suis restée dehors que quelques minutes. C’est rare de te voir levée si tôt: un souci? Je ne parvenais pas à dormir. Quelqu’un t’a vue ? Personne, non. Tu veux que j’appelle le médecin ? Mais tout va bien, mon chéri, je t’assure. (Tristan souffle, s’ensuit un long silence.) Bon, je dois y aller, à plus. À plus, Tristan, dis-je, mais la porte de l’entrée s’est déjà refermée.
Le café coule avec une lenteur insupportable. Ploc. Un vrai supplice. Ploc. Depuis le départ de Tristan, une soif inextinguible ne cesse de me tourmenter. Ploc. J’ai beau boire un verre d’eau après l’autre, rien n’y fait, je suis un arbre sec, dévoré de l’intérieur, bientôt je me briserai et il ne restera qu’un petit tas de sciure sur le carrelage de la cuisine.

Extrait
« Encore un café, noyé de sucre, histoire de me donner un bon coup de fouet. Des heures que je suis debout sans avoir écrit la moindre ligne. Je vois déjà d’ici la scène où mon fils, à grands coups de sous-entendus grossiers, laissera entendre que je me tourne les pouces. D’habitude, j’encaisse. Je courbe l’échine, il m’arrive même de tendre l’autre joue, mais la prochaine fois je l’enverrai peut-être sur les roses, mon Tristan. Comme si tu ne l’avais jamais fait.
Je ne comprends pas. Tu n’es pas très crédible en amnésique, mais nous y reviendrons. Pas plus tard que la semaine dernière, tu as été fortement désobligeante à l’égard de ton fils. Moi, désobligeante ? J’ai peut-être fait montre de sévérité. Je… Ce n’était pas mon jour. Tu ne vas pas recommencer! Recommencer quoi?
Rappelle-moi ce que je lui ai dit? Tu lui as dit dégage. Tu inventes. Tu profites de mon état de faiblesse et du fait qu’en ce moment ma mémoire n’en fait qu’à sa tête…
Dégage ? J’ai du mal à te croire. Ou alors ce mot m’aurait échappé. Comment une mère peut-elle utiliser des mots pareils à l’égard de son fils?
Un fils qui par ailleurs a toujours fait bonne figure : gentil, poli, serviable, le visage fin, de bonnes manières, de belles dents, un sens aigu de l’ironie.
C’est important, l’ironie, ça vous permet de tenir debout. Moi aussi, j’ironise quand je dis dégage à Tristan. »

À propos de l’auteur
Né en 1980 à Siegen en Allemagne, Denis Michelis arrive en France à l’âge de six ans. Après avoir été rédacteur pour des émissions culturelles sur Arte, il publie son premier roman, La chance que tu as, qui paraît chez Stock en 2014. Le bon fils (Notabilia, 2016, prix des lycéens d’Île- de-France 2018) est finaliste du prix Médicis. Il a également traduit plusieurs romans de l’allemand et de l’anglais dont Les pleureuses de Katie Kitamura (Stock, 2017, prix du meilleur roman Points) et Peur de Dirk Kurbjuweit (Delcourt, 2018). (Source : Éditions Noir sur Blanc)

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