Nos mains dans la nuit

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En deux mots
Émilie est revenue. Avec cette amie d’enfance, née à quelques jours d’intervalle, elle va partager toute sa jeunesse, un peu comme leurs mères respectives. Pourtant leurs caractères sont très différents et, mystérieusement, un beau jour ces voisines vont disparaître sans laisser de traces.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une si longue absence

Avec son second roman Juliette Adam replonge en enfance. Bouleversée par le retour d’Émilie, cette «meilleure» amie si fascinante et si mystérieuse, elle va tenter de comprendre comment sa vie s’est construite à l’aune de celle de sa voisine.

Pour parler de Zoé et d’Émilie, il vaut peut-être mieux commencer par dire quelques mots de leurs mères. Lisa avait 18 ans lorsqu’elle a fait la connaissance de Morgane. À compter de ce moment, les deux femmes ne sont plus quittées, même si leur parcours professionnel était bien différent. Elles ont trouvé une colocation dans un appartement situé dans une ville côtière de Bretagne et tandis que Lisa partait à Rennes pour y suivre des cours de journalisme, Morgane travaillait à Bricorama. Quand un homme est entré dans leurs vies respectives, elles ont trouvé deux pavillons qui se faisaient face. Mariage et enfants ont suivi. Et Zoé est née avec une semaine d’écart d’Émilie, dans le même hôpital. Les deux filles ont alors grandi ensemble, même si là encore, leurs personnalités étaient bien différentes. Pour Zoé, la fille et la mère ont quelque chose de fascinant, d’étincelant. «Elle portait une telle lumière en elle. J’avais l’impression qu’elle pouvait venir à bout des ténèbres les plus tenaces, éclairer les profondeurs, tenir à distance la noirceur. Morgane me faisait l’effet d’un ange qui errait sur terre depuis bien trop longtemps et qui pourtant n’arrivait toujours pas à s’en lasser. Elle me montrait qu’on pouvait vivre autrement, qu’un ailleurs était possible, sans même avoir à partir.» Ajoutons que l’aura d’Émilie gagne encore un intensité grâce à son don de voyance. Ses prémonitions s’avéraient souvent justes, annonçant le décès prochain d’une grand-mère ou encore la catastrophe de Fukushima. Mais au fil des jours les liens se distendent entre la première de classe et la marginale. Jusqu’à ce jour où, de retour de voyage, Zoé découvre un panneau «maison vendue» sur le pavillon d’en face et apprend que ses voisines sont parties «dans le sud».
Commence alors une longue période sans nouvelles. Malgré tous les efforts déployés par Zoé, elle n’entendra plus parler de son ami, ni de sa mère.
Et soudain, comme le chapitre initial nous l’a appris, Émilie est de retour, comme si elle avait toujours été là, retrouvant son ami dans le salon de thé où elle travaille régulièrement.
Juliette Adam rend parfaitement bien l’état d’esprit de sa narratrice, entre l’émerveillement et l’incompréhension. Elle sent qu’elle est manipulée, mais veut croire que leurs liens sont très forts. En fait, elle est aveuglée par un attachement qui vire à l’obsession, qui l’empêche de construire une vie qui ne tiendrait pas compte d’Émilie. Le tout sur fond de mystère, de ce trou noir – cette si longue absence – dont elle va tenter de comprendre la cause.

Nos mains dans la nuit
Juliette Adam
Éditions Fayard
Roman
356 p., 20,90 €
EAN 9782213723372
Paru le 05/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une ville côtière qui n’est pas précisée, ainsi qu’à Rennes et Nantes. On y évoque aussi des vacances à Hendaye.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Le secret, c’est de s’inquiéter pour quelqu’un. » Entre Raphaël, son frère abîmé, sa mère, qui semble lui cacher quelque chose d’essentiel, et son père, avec qui elle n’est jamais parvenue à communiquer, Zoé ne manque pas de sujets de tourments. Travaillant le temps d’un été dans la ville côtière où elle a grandi, elle tente tant bien que mal de rassembler les éléments disparates de son existence. Mais c’est la réapparition d’Émilie, la fille étrange qui l’a toujours fascinée et l’obsède encore, qui va créer un véritable séisme dans sa vie. La jeune femme sera-t-elle capable, cette fois, de retenir celle qui n’a jamais cessé de lui échapper ?
Avec Nos mains dans la nuit, Juliette Adam signe un roman poignant sur l’entrée dans l’âge adulte, où les projets sont suspendus aux souvenirs, et la confiance dans l’avenir à l’élucidation du passé.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Les lectures d’Antigone

Les premières pages du livre
« 1
Je te connais depuis que je suis née. Je ne pense pas que tu t’en sois vraiment rendu compte. Tu m’as toujours donné l’impression que ta vie était ailleurs. Que tu évoluais dans ton monde, un lieu caché, quelque part dans les plis des draps ou le vide d’un double vitrage, ce genre d’endroit inaccessible où tu te trouvais à l’abri de moi, à l’abri de tout. Mais moi, je ne voyais que toi. Tu étais si saisissante avec ton air grave. Si magnétique. Tous tes gestes respiraient la majesté, un seul mot de toi suffisait à me fasciner et je passais des semaines à y repenser, à faire tourner en boucle tes paroles dans ma tête. Elles devenaient prophétiques à force d’être répétées. Tu ne pouvais pas t’empêcher de rendre solennel ce qui ne l’était pas. Tu creusais de minuscules sépultures au beau milieu du potager, y enterrais avec soin les fourmis que tu avais écrasées par inadvertance, du bout de tes sandales roses. Tu lançais des avions en papier pour prévenir les oiseaux de l’arrivée de l’hiver. Tu guettais le facteur chaque matin, assise sur une minuscule chaise que tu installais sous le pommier, juste derrière la barrière en fer rouillé de ton jardin. Quand tu l’apercevais enfin, tu t’autorisais à sourire, et lui remettais en soupirant un bouquet de mourons rouges, lui lançant qu’aujourd’hui encore, grâce à lui, le soleil n’allait pas s’écrouler. Ma mère jugeait toujours comiques tes saillies théâtrales, mais moi, je demeurais désarmée devant tes rituels, devant tes règles qui n’obéissaient à rien de ce que je connaissais. Je détestais ça. Ne pas savoir. Ne pas comprendre. À cet âge, être la plus brillante de ma classe, même en première année d’école primaire, était devenu une donnée que je tenais pour dérisoire, mais à laquelle j’étais secrètement accrochée. Tout ce qui pouvait me démontrer que les adultes se trompaient sur mon compte me terrifiait. Et tu en étais la preuve vivante. Toi et tes mystères. Toi et ta peau transparente. Toi et tes yeux de fantôme. J’avais peur. Peur pour toi, peur qu’il t’arrive quelque chose. Tu étais du genre à tomber d’une falaise par inadvertance, trop occupée à poursuivre une aigrette de pissenlit dansant dans le vent. Du genre à ouvrir la portière de la voiture en pleine autoroute, juste pour avoir un peu plus d’air. Du genre à proposer de jouer à qui tiendrait le plus longtemps la main à plat sur une plaque chauffante, sans y voir aucun danger. J’en faisais des cauchemars. Tu mourais, sans cesse, tu mourais, mourais, mourais sous mes yeux, et je ne pouvais rien faire à part te regarder souffrir en silence et écouter ta mère m’accuser de ne pas avoir été à la hauteur, de n’avoir été qu’une déception pour tout le monde. Pourtant, à l’époque, j’aurais fait n’importe quoi pour te sauver. Tu dois me croire. Chaque fois que je posais mes yeux sur toi, une part de moi me disait que je te voyais pour la dernière fois. Je t’observais avec la plus grande attention, mémorisais chaque centimètre de peau, chaque plissement autour des yeux, chaque tressautement de sourcils, je m’abreuvais de toi comme si je voulais imprimer ton visage pour toujours et me promettre de ne jamais l’oublier. Je m’attendais à tout de toi. Tu avais tes coups d’éclat venus d’une autre planète, mais tu passais la majorité du temps à te taire, en fixant le vide. Et je pense que c’était ça qui m’inquiétait, me poussait à être constamment sur le qui-vive. Je te savais capable de commettre une connerie à n’importe quel moment. Je ne compte plus le nombre de fois où tu as été à deux doigts de te tuer. La fois où tu as traversé la route les yeux fermés. Celle où je t’ai fait recracher les pilules contraceptives de ta mère. Celle où tu as trouvé un cadavre de lapin dans le jardin et lui as arraché le cœur, avec un air étonné. Tu te mettais continuellement en danger. Tu courais dans le jardin, un couteau de cuisine à la main, enfonçais des stylos dans les prises électriques, mettais tes mains dans le four brûlant, glissais la tête la première dans la baignoire remplie à ras bord, te retenais de respirer jusqu’à ce que tu t’évanouisses. Tu gobais les œufs d’oiseaux tombés de leur nid, te rasais une partie des sourcils, suivais des inconnus, leur prenais la main avec fermeté. Tu ne te rendais jamais compte de rien. Et moi, je te surveillais tout le temps. Je devais être là pour ramasser les débris que tu laissais sur ton passage. Je me disais qu’un jour tu te volatiliserais, comme ça, sans prévenir. Tu te débrouillerais pour te dissoudre dans l’air, ne laissant plus que le vestige de ta présence, une sorte de brume épaisse qui alourdirait tout et serait toujours à mes côtés, des années après ta mort. J’ai tellement anticipé ce scénario que je m’étonne de te savoir encore en vie, même si je n’ai plus aucune nouvelle de toi. Je m’attendais à des signes qui ne sont jamais venus. Tu t’es contentée de sortir de ma vie de la façon la plus banale possible. C’est triste à crever. Mais qu’est-ce qu’on peut bien y faire ? Tu sais, après ton départ, j’ai mis une éternité à comprendre d’où venait ce calme qui creusait ma poitrine. Tu as emporté avec toi mon inquiétude, celle qui n’était tournée que vers toi. Tu as fait disparaître cette anxiété qui m’a toujours accompagnée, me rongeait sans que j’y puisse rien. Tu as capturé mes frayeurs et mes rêves d’enfant. Tout ce qui faisait ce que j’étais. Tu me l’as volé, Émilie. Et je ne te pardonnerai jamais ça.

2
Tu ne le sais sûrement pas, mais nous sommes nées à une semaine d’écart, toi et moi, en pleine canicule. Dans le même hôpital. Je ne sais pas si c’était dans la même chambre. C’est ce que nos mères nous disaient en tout cas. Elles se connaissaient depuis leurs 18 ans et ne s’étaient pas quittées depuis. Elles avaient vécu un moment en colocation dans un studio près de la gare, coincé entre une crèche et une station-service. Ma mère était étudiante en journalisme, la tienne vendeuse dans un Bricorama. La mienne suivait ses études à Rennes, elle prenait tous les jours le TER de 6 h 57 pour s’y rendre, le même que je prends aujourd’hui pour rejoindre mon université et mon studio, à la fin des vacances ou du week-end. Ma mère ne voulait pas vivre dans une grande ville. Elle se sentait trop petite, pas assez au courant du monde, constamment jugée pour son ignorance, pour son manque de modernité. Elle étouffait. Surtout dans les amphis. Même si elle ne me l’a jamais avoué. Très vite, elle a trouvé un poste de rédactrice dans un magazine féminin, le genre à zoomer sur la cellulite des actrices, à commenter la vie sentimentale des chanteuses, à s’extasier sur les potins de la famille royale anglaise. Elle était responsable de la rubrique des tenues de stars sur les tapis rouges des Oscars, des Golden Globes ou de la Fashion Week. Elle pouvait écrire ses articles à la maison, ce qui lui permettait de n’effectuer le déplacement à Rennes qu’une fois par semaine. Ça lui allait très bien. Elle y travaille encore aujourd’hui. Elle est devenue la rédactrice en chef des pages mode, a gravi les échelons, naturellement, petit à petit, sans se presser. Elle ne rêve pas de plus. Elle ne rêve pas beaucoup, ma mère. Elle se contente de ce qu’elle a, depuis toujours. La tienne, au contraire, n’a jamais perdu ses espérances. Elle n’a pas arrêté d’enchaîner les petits boulots, comme elle le pouvait, dans l’espoir de monter sa propre boutique un jour. Combien de fois j’ai aimé l’entendre me raconter ses aventures de cueilleuse de pommes, femme de chambre dans un hôtel quatre étoiles, sondeuse en ligne pour des marques de sodas bretons, testeuse de bougies parfumées, dog-sitter, livreuse de sushis, distributrice de prospectus pour des montres de luxe, sexeuse de poussins, nettoyeuse d’écran de cinéma et même modèle nu pour des étudiants d’art, autant de métiers qui lui ont appris différentes manières de voir le monde, comme elle disait. Sa vie me semblait tout droit sortie d’un roman picaresque. À des années-lumière du quotidien sans vie de ma mère. Pourtant, elles s’entendaient à la perfection, c’était presque effrayant de se dire qu’elles avaient un jour pu vivre l’une sans l’autre. Bien sûr, elles s’engueulaient de temps en temps pour de la vaisselle cassée, des disques mal rangés, ou des flacons de parfum renversés. Mais rien de bien méchant. Elles étaient bien ensemble. Parfois, elles montaient sur le toit par l’escalier de service, prenaient l’apéro en regardant le soleil se noyer dans la mer, comptaient les étoiles sous un plaid violet un peu trop rêche, leurs épaules se touchant, leurs mains enlacées quelquefois. Ma mère écoutait la tienne parler des énergies du cosmos, ne la comprenait pas quand elle disait que cela n’avait rien à voir avec l’astrologie, que ça c’était bon pour ceux qui avaient trop peur de vivre. Elles s’adonnaient à des concours de cuisine, lançaient des batailles d’eau sans prévenir dans l’appartement, s’amusaient à rendre fou leur voisin raciste, se prenaient pour le duo de justicières loufoques de leur immeuble. Ça devait être parfait. Du moins, c’est ce que j’imaginais. Mais lorsque ma mère a rencontré mon père dans un café près du port, alors qu’elles n’avaient que 21 ans, il leur a bien fallu se séparer. Ma mère ne pouvait pas supporter de vivre éloignée de Morgane, sa sœur, son adorée, sa moitié. Je crois que ça emmerdait mon père, cette proximité entre elles. Il n’en a jamais parlé. Pas devant moi, en tout cas. Mais il ne parle jamais de rien, mon père. Encore aujourd’hui, il reste une sorte de statue sans vie à mes yeux. Un esprit de passage qui ne peut être vu que par ma mère. Je me demande s’il parle de moi. Si j’existe vraiment pour lui. J’ai toujours eu l’impression que je n’étais qu’une case à cocher dans sa liste. Quelque chose de désincarné dont il avait absolument besoin pour pouvoir un jour s’allonger, et se dire, ça y est, j’ai réussi ma vie. J’ai un foyer. J’ai un boulot. Une famille. J’ai bâti quelque chose.
Nos mères ont fini par repérer deux petites maisons à vendre dans une rue plantée de châtaigniers, exactement l’une en face de l’autre. Elles n’étaient pas spécialement charmantes ni spacieuses, mais se trouvaient à un kilomètre de la mer, si on se mettait sur la pointe des pieds sur leurs minuscules balcons, on pouvait presque deviner la surface d’un magma bleuté, et c’était comme s’il s’apprêtait à tout engloutir. Mais surtout, elles avaient un jardin. Pour ta mère, c’était l’essentiel. Morgane n’était pas encore fleuriste à cette époque, elle était même loin de deviner qu’elle posséderait un jour une boutique rien qu’à elle, mais elle passait déjà son temps à jardiner. Ça la détendait, elle disait. Ça l’aidait à oublier. Au fil des années, elle avait arrangé son terrain de manière à ce que chaque coin représente un continent. Quand je venais chez vous, je m’armais d’un sac à dos koala rempli de briques de jus de raisin et de sachets de fraises Tagada, disais adieu à ma mère pour me lancer dans un tour du monde. À droite du portail se dressait un bosquet de bambous jouxtant un ginkgo biloba, des lotus et un cerisier en fleur. Je tapotais la grenouille en céramique sur la tête du tanuki en pierre, me recueillais devant le Bouddha turquoise avec respect, au cas où cela servirait à quelque chose. Je continuais en direction de l’Europe et de son champ de fleurs, je les respirais toutes, sans exception, coquelicots, tulipes, lavandes, myosotis, œillets, bleuets, iris, lauriers, marguerites et chèvrefeuilles. Je murmurais leurs noms, comme pour les saluer. J’espérais y découvrir une petite fée, endormie au creux des pétales, même si je n’y croyais plus depuis longtemps. Il fallait ensuite passer devant la maison sans toucher le paillasson flamant rose – au risque de revenir au point de départ selon une règle que j’avais ajoutée pour plus de dangerosité – pour arriver en Amérique du Sud. Je contemplais avec émerveillement les pétales de dahlia, les branches de ceibo. Je me sentais en vie. Enfin, je revenais sur mes pas pour atterrir en Afrique, prenant bien garde à m’hydrater, avançant difficilement à mesure que j’imaginais la température augmenter. Je m’installais finalement sous le flamboyant, attentive à ne pas écraser les protéas qui s’épanouissaient autour de mes bottes de pluie, et savourais l’exploit que je venais de réaliser. Toi, tu me regardais par la fenêtre de ta chambre pervenche, encore en pyjama, et, un carnet à la main, dessinais, l’air perdu, sans un regard sur ce que tu créais.
Ma mère m’a toujours raconté que, même au neuvième mois de grossesse, Morgane sortait encore tous les jours dans son jardin pour cueillir des feuilles de menthe, des grappes de groseilles et des brins de ciboulette. Elle s’en servait pour les tisanes qu’elle confectionnait à l’aide d’un ancien grimoire trouvé par hasard chez un bouquiniste. Il avait appartenu à une sorcière du temps de l’Inquisition et devait sûrement valoir des milliers d’euros, mais Morgane préférait le garder près d’elle, au cas où ces femmes auraient eu raison depuis tout ce temps. Ça explique pas mal de choses sur toi, je crois. Sur la manière dont tu as été éduquée. Morgane, elle, avait été élevée dans une villa à la peinture écaillée, couverte de lierre et de lilas, donnant sur une plage de sable fin. Elle y vivait avec sa mère, une sorte de fausse voyante aux allures d’Esmeralda qui la menaçait de lui jeter une malédiction au moindre faux pas. Tu n’arrives pas à faire bouillir de l’eau sans te brûler, tu verras, ma fille, de tes poumons sortiront des vers à tête humaine qui finiront par te transpercer la peau, te crever les yeux, voler ta voix pour crier, hurler à t’en faire exploser le crâne, et tu t’étoufferas de toi-même. Tu n’as pas fait ton lit, très bien, mais prends garde, ma fille, un incendie bleuâtre vient de prendre naissance en toi et ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne te consume. Tu as cassé ce verre, ce n’est pas grave, ma fille, tu viens juste de condamner ton futur enfant à une mort certaine, oui, je vois la mer, je vois une nuit sans lune, je vois un râteau planté dans le sable et toi qui ne peux pas le sauver. Et elles y croyaient. Je pense aussi qu’elle la battait. Morgane a fini par fuguer pour dresser une tente jaune Quechua sur une plage sauvage couverte de détritus où personne ne venait jamais s’aventurer. Quand elle me parlait de cette période de sa vie, je ne pouvais pas m’empêcher de la voir comme une survivante, une rescapée. Une aventurière. Chaque jour, elle se levait aux aurores pour admirer le lever du soleil sur la mer, se délectait de sa lueur orangée en sirotant son café. Elle pêchait des bars et des maquereaux assise sur des algues gluantes, allait cueillir des crevettes dans des mares, attrapait des méduses à l’aide d’un seau rouge abandonné qu’elle avait trouvé en se lavant dans l’eau salée. Elle observait leur peau translucide pendant des heures, fascinée par leurs gracieux mouvements, avant de leur rendre leur liberté à l’arrivée de la nuit. Elle partait chercher des pommes dans des vergers entourés de barbelés, arrachait des bottes de carottes dans les parcelles agricoles, cueillait des framboises près d’une chapelle abandonnée où elle venait se réfugier les jours de tempête. L’après-midi, elle faisait le tour des déchets qui s’étaient échoués, trouvait parfois des objets inespérés. Un paquet de cigarettes, des serviettes hygiéniques, une casserole, des tee-shirts troués, des Doliprane, un briquet. Des lettres raturées et des dessins au crayon à papier les jours de vent violent. Des poèmes inachevés qu’elle tentait ensuite de terminer si elle avait de la chance. Parfois, elle allait voler des sandwichs triangles au supermarché. Elle ne se faisait jamais prendre. Elle était douée pour ça. Pour se débrouiller. Pour vivre au jour le jour. Sans penser au lendemain. Comme s’il n’allait pas exister. Comme si elle n’y croyait pas. Elle a vécu ainsi un temps, au rythme des marées, sans rien dire à personne. Elle n’est jamais revenue chez sa mère. Ça a laissé des marques, qu’elle n’a jamais montrées. Et elle ne voulait les léguer à personne. Encore moins à toi. C’est ce qu’elle te répétait toujours. « Ma mère ne survivra pas en toi. » Mais une part d’elle est toujours restée malgré tout fascinée par l’ésotérisme, les revenants, la magie. Non pas qu’elle y croie vraiment, mais cette atmosphère n’a jamais cessé de l’imprégner, d’accompagner son quotidien rempli de plantes médicinales, de pierres d’harmonie et d’animaux croisés à la lisière de la forêt. Nos mères étaient superstitieuses, chacune à sa façon. Quand elles se sont avoué le même jour qu’elles étaient enceintes, elles y ont vu un signe. Une injonction à faire de nous des amies fidèles, des êtres inséparables, de véritables sœurs. On jouerait, constamment, à chat perché, aux orphelines, aux naufragées. On partagerait des secrets à l’ombre d’un cyprès, on boirait notre limonade à la même paille, on ferait de grosses bulles en riant. On s’écroulerait sur le sable en se tenant les côtes, n’en pouvant plus du bonheur d’être ensemble. Et puis, plus tard, on irait en boîte, on fumerait, boirait, se défoncerait, cognerait, baiserait et puis on se rangerait. On ferait des pique-niques sur la plage avec nos compagnons en admirant le coucher de soleil sur une nappe à carreaux, une bouteille de rosé à la main. Jamais plus d’une par soirée. On amènerait nos gamins en Corse. On les ferait dormir dans le même lit, lovés l’un contre l’autre, leurs mains se cherchant dans le noir. On les observerait sans un mot pour ne pas briser ce miracle. On adresserait des prières silencieuses à la nuit. On murmurerait faites qu’ils s’entendent aussi bien que nous. Faites que nos enfants s’aiment. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Avec le recul, je me demande si on ne voulait pas défier cette bénédiction, toutes les deux, chacune à notre manière. Toi qui t’éloignais de moi. T’éloignais de tout. Et moi qui n’ai jamais pu laisser tomber. Qu’importe à quel point tu me repoussais. Qu’importe à quel point je ne comptais pas pour toi. C’est drôle. Tu savais que nos mères voulaient nous appeler de façon à ce que l’on soit accordées ? Il y a eu Delphine et Solange, Serena et Vénus, Thelma et Louise, et même Aphrodite et Artémis, mais mon père a refusé d’en entendre parler, alors ça a juste été Émilie et Zoé. Je me demande si ça aurait changé quelque chose. Si cela nous aurait réellement rapprochées. Parfois, je me demande si tout n’est pas la faute de mon père. De ses absences. De ses silences. Mais je sais à quel point c’est facile de le blâmer, pour tout ce qui m’arrive, alors la réponse ne doit pas être aussi simple. Avec toi, rien n’est jamais aussi simple.

3
Mon père n’était pas doué pour les mots. Pour la tendresse, pour l’affection, pour l’attachement. Pour nous montrer qu’il savait qui on était. À l’époque, il travaillait déjà comme conducteur de porte-conteneurs, souvent en direction du port de Shanghai, de Singapour ou de Ningbo-Zhoushan. Il partait un mois, téléphonait de temps en temps, et puis il revenait. Il ne parlait pas de ce qu’il voyait là-bas. Il ne parlait pas de l’océan, des tempêtes, des couchers de soleil, des orages et de la lumière. Il ne parlait pas des gens qu’il rencontrait, des marchandises qu’il acheminait. Il n’avait pas l’air de s’intéresser aux pays qu’il visitait. C’était le boulot, c’est tout. Pas la peine d’en faire tout un plat. Il se reposait dans un hôtel, le plus proche du port possible avant de refaire le chemin vers la France, pressé de retrouver les bras de sa femme. Quand il était en ville, il s’enfermait avec ma mère dans la chambre, s’en allait ramasser des couteaux sur les plages sauvages, fumait sur la terrasse, tentait de lire un Zola qu’il ne finissait jamais, partait boire des coups avec ses collègues sur le port, toujours sur le port. J’avais l’impression qu’il ne pouvait pas s’en éloigner trop longtemps. Mes parents s’en allaient le temps de leur traditionnel week-end en amoureux à Étretat, nous laissant chez Morgane et toi, pour mon plus grand plaisir. Et puis, il retournait en mer. Il était absent de nouveau, et chaque fois je l’oubliais un peu plus. Chaque fois, j’étais encore plus surprise quand il rentrait, comme si mon cœur de gamine pensait que, s’il nous abandonnait, c’était forcément pour de bon. Les pères ne reviennent jamais dans les livres pour enfants. Les orphelins et les abandonnés le restent, ils trouvent une nouvelle famille souvent, mais n’attendent jamais de leurs disparus qu’ils reviennent. Je n’espérais pas son retour, je ne me languissais pas de ses absences. J’avais déjà bien assez à faire avec toi. Cela vient peut-être du fait que mon père ne jouait pas vraiment avec nous, contrairement à nos mères, qui connaissaient tout de nos goûts, savaient ce qui faisait briller nos yeux de petites filles. Il a bien essayé le foot avec mon grand frère, mais Raphaël n’a jamais été un grand sportif, toujours fourré dans ses jeux vidéo, ses mangas ou ses documentaires animaliers. Me proposer une séance de tirs au but ne lui a jamais traversé l’esprit. Je me débrouillais pourtant plutôt bien, tous les garçons de l’école me le disaient. Bien mieux que mon frère en tout cas. Le seul moment que nous partagions, mon père et moi, c’était nos parties d’échecs les jours de pluie. On jouait en silence, seulement troublés par le bruit des gouttes s’abattant sur la vitre du salon. Il ne me donnait pas de conseils, il se contentait de déplacer ses pions et de me voler mes pièces une par une, sans un mot. J’ai fini par acheter un livre sur les ouvertures, que je lisais jusque tard le soir, au point d’en choper des migraines qui ne me quittaient pas au réveil. Je me suis mis en tête que je pourrais devenir plus proche de lui si je le battais. Qu’il serait enfin fier de moi, qu’il me regarderait avec admiration pour une fois, et plus comme une petite fille sage et sans saveur. Mais quand je l’ai enfin tenu en échec, il s’est contenté de me sourire et de se lever de son fauteuil, l’air apaisé. Il a rangé le plateau dans sa housse de protection, l’a déposé sur le haut de la bibliothèque, là où prennent la poussière les objets dont on ne se sert plus. On n’a plus jamais rejoué après ce jour. Comme s’il avait accompli son but, son rôle de père. Qu’il en avait fini avec moi. Parfois, j’enviais mon grand frère. Lui, au moins, existait dans les yeux de mon père. Mal, mais il existait. Un petit con vaut mieux que rien, ça, je l’ai bien compris avec toi. Quand mon frère avait encore merdé, volé, frappé, insulté, mon père l’amenait parler longuement dans le bureau ovale, comme il l’appelait. Je collais mon oreille contre la porte, me retenais de respirer, mais je n’arrivais pas entendre ce qui se tramait là-dedans. À croire que mon père l’engueulait en chuchotant. J’aurais pu moi aussi me mettre à faire n’importe quoi. Je rêvais de fugues, de coups d’éclat, de cris, de gifles et de verres brisés. Ça aurait été la solution pour que mon père se soucie lui aussi de moi. Mais c’était contre ma nature. Moi et mon envie de toujours bien faire. J’avais beau lui présenter mes bulletins, mes nouvelles prouesses en danse, lui faire goûter mes crèmes glacées maison, il se contentait d’un laconique « c’est bien », avant de reprendre ce qu’il était en train de faire. Et c’était tout. C’était bien. Je le prenais pour une marque d’indifférence. D’une incapacité à s’émerveiller des actes de sa fille. Je n’ai pas souvenir qu’il m’ait pris dans ses bras. Une petite tape sur la tête, un baiser sur le front quand je me faisais mal, une caresse fugace sur la joue à la limite. Et encore. Ces rares élans d’amour sont morts depuis longtemps. C’était le temps d’avant ma puberté. Avant que mon corps d’enfant se transforme, que mes hanches s’élargissent, que mes seins grossissent. Avant qu’il sache encore moins se comporter avec moi. Même une bise, il ne peut plus. Je vois bien que ça le gêne, qu’il prend un air pataud, qu’il ne trouve pas ça naturel. Je ne sais pas si je dois trouver son rapport à mon corps respectueux ou malsain. S’il pense me mettre à l’aise, à considérer mon corps comme un temple, comme celui d’une sainte qui ne doit pas être touchée, sous peine de passer pour un prédateur sexuel. Je me demande si je dois trouver ça étrange qu’il considère une étreinte entre un père et sa fille comme quelque chose de transgressif, d’érotique, d’incestueux. Mais, en vérité, je crois que lui-même ne le sait pas. Et qu’il ne doit pas vraiment se poser la question.
Un soir, au tout début de mon adolescence, il a passé la main sous mon tee-shirt de nuit. Par accident. J’avais fait un cauchemar, et je savais bien que j’étais trop grande pour venir dans le lit de mes parents, mais je me suis glissée dans les draps en dormant à moitié, comme par reflexe. Il m’a pris pour ma mère, ça, je l’ai compris dès qu’il a posé ses doigts sur moi. Quand je l’ai repoussé en grognant, il m’a jeté un regard d’incompréhension. Ma mère ne voulant pas de lui, cela semblait ne pas être possible, défier toutes les lois de l’univers, renverser sa conception du monde. Il a frotté ses yeux, comme un petit garçon encore engourdi par le sommeil. Et puis il m’a reconnue. Il a porté la main à sa bouche, s’est excusé en chuchotant, a commencé à se balancer d’avant en arrière. La première et dernière fois que j’ai lu de la panique dans son regard. J’ai essayé de le rassurer, de le consoler, de lui dire que c’était pas grave. Je savais bien qu’il avait pas fait exprès. Il s’est levé en frissonnant, l’air honteux, le dos voûté, et est parti dormir sur le canapé pour me laisser seule avec ma mère, comme s’il avait besoin de s’infliger une pénitence pour pouvoir me regarder en face le lendemain. Comme s’il avait besoin de se punir pour tout oublier. Après ça, j’ai eu l’étrange pensée que la prochaine personne qui toucherait ma poitrine, cela devait être toi. Je me suis sentie conne, conne et sale de penser ça dans le noir, avec toi dormant dans la maison d’en face. Je me suis demandé si j’étais normale. Si je n’étais pas plus perturbée par toi que ce que je pensais. Et puis je me suis rendormie. Pour faire comme mon père. Pour t’oublier. »

Extrait
« Morgane a toujours représenté à mes yeux ce que la vie pouvait avoir de plus étincelant. Bien plus que ma mère. Elle portait une telle lumière en elle. J’avais l’impression qu’elle pouvait venir à bout des ténèbres les plus tenaces, éclairer les profondeurs, tenir à distance la noirceur. Morgane me faisait l’effet d’un ange qui errait sur terre depuis bien trop longtemps et qui pourtant n’arrivait toujours pas à s’en lasser. Elle me montrait qu’on pouvait vivre autrement, qu’un ailleurs était possible, sans même avoir à partir. Malgré tout ce qu’elle avait traversé, elle restait toujours de bonne humeur, n’élevait jamais la voix, ne s’employait qu’à rire et inventer de nouveaux moyens de nous amuser, toi et moi. Elle faisait en sorte que chaque jour porte en lui une part de magie et je comptais sur elle pour veiller à notre bonheur. Tout était possible. On pouvait découvrir une piscine gonflable remplie de canards en plastique, de paillettes et de Barbie en bikini au beau milieu du jardin. » p. 57

À propos de l’auteur
ADAM_juliette_DRJuliette Adam © Photo DR

Juliette Adam est étudiante en Lettres et Arts à l’Université de Paris. Chez Fayard, elle a publié Tout va me manquer en 2020 et Nos mains dans la nuit en 2022.
(Source: Éditions Fayard)

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Alias

GALLOIS_alias

En deux mots
Alias est un enfant battu par sa mère, comme va le découvrir sa voisine après la séparation de ses parents, lorsqu’elle à la garde de l’enfant. Les services de la protection de l’enfance, chargés de trouver une solution, ne vont qu’aggraver le problème.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand l’intérêt de l’enfant doit primer

Dans un court et percutant roman Claire Gallois part en guerre contre les services de la Protection de l’enfance en retraçant le parcours édifiant d’«Alias», enfant battu et confié… à son bourreau!

Un peu comme dans L’Ami de Tiffany Tavernier, la narratrice va nous parler de ses voisins. Un couple apparemment sans histoires. Maxime est courtier en assurances, son épouse Noëlle – qui préfère qu’on l’appelle Chouchou – est mannequin, travaillant notamment pour les catalogues de vente par correspondance et les soutiens-gorge perfect silhouette. On appellera leur fils Alias, pour ne pas lui faire du tort. Un fils que la narratrice gardait quelque fois chez elle, y compris après le divorce relativement rapide du couple. Car les absences trop longues et répétées de son épouse ne convenaient plus à son mari.
C’est en donnant un coup de main à Chouchou qu’elle s’est rendue compte de son absence d’instinct maternel. Et si, la cinquantaine passée, elle prend la plume pour nous raconter ce qu’il est advenu de ce fils considéré comme un obstacle, c’est qu’elle sait ce qu’il a enduré, d’abord psychologiquement puisqu’il a rapidement compris qu’il ne serait pas entouré d’amour. Et puis physiquement: «Ma mère m’a toujours dit après m’avoir donné des coups que si j’en parlais à papa, elle irait en prison et moi en foyer le temps que le juge statue. Au moment de prendre mon bain, elle me fait déshabiller en me tapant avec un bâton de chaise qu’elle a cassée en me cognant. Elle m’a déjà griffé en arrachant mes vêtements. Elle me secoue pour que je pleure, mais je ne pleure pas.»
Une spirale infernale va alors entraîner le garçon vers le fond. Car si la justice et la Protection sociale de l’enfance décident d’éloigner le fils de sa mère, le poids des procédures et l’absence de discernement – l’administration en vient à soupçonner le père et même l’enfant lui-même de dissimuler la vérité – perturbent au plus haut point un psychisme déjà mis à rude épreuve. Au point qu’il ne voit qu’une issue, sauter par la fenêtre. S’il est arrêté avant de commettre l’irréparable, il va toutefois se retrouver en asile psychiatrique. Une étape de plus d’un chemin de croix qui n’avait pourtant rien d’inéluctable.
Dans ce réquisitoire parfaitement documenté, Claire Gallois part en guerre contre les services de la protection de l’enfance. «Combien de jours, de semaines, de mois à tournicoter dans l’absurde monotonie d’une procédure dite judiciaire? La mère qui harcèle, le père qui encaisse, l’enfant qui trinque.»
En imaginant combien Alias compte de frères et de sœurs pris en charge pas ces services de la protection de l’enfance, si mal nommés, on en frémit d’horreur.
Avec son sens aigu de la formule, la romancière nous fait découvrir ce «petit salon de la philosophie du malheur». Ajoutons qu’en refermant le livre, on forme des vœux pour que les politiques s’emparent rapidement de ce sujet, ô combien sensible, ô combien tragique.

Alias
Claire Gallois
Éditions Flammarion
Roman
128 p., 16 €
EAN 9782080235282
Paru le 5/05/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
«Les enfants ne savent pas se venger de l’injure que le monde leur fait.»
Est-ce en racontant leur histoire que la narratrice de ce livre saura leur faire justice? Cette femme de cinquante ans s’est occupée d’Alias, le fils de ses voisins et amis, depuis toujours. Le couple s’est rapidement séparé et, quand l’enfant a eu dix ans, il a révélé les sévices physiques et psychologiques que sa mère lui faisait subir. S’ensuivent des plaintes, une enquête et un dossier qui atterrit à la Protection de l’enfance, une institution qui va, au mépris de ce que l’enfant a enduré, rendre sa vie plus cauchemardesque encore.
Alias est le récit de cette témoin d’un naufrage, qui croise les expériences d’autres parents et enfants meurtris à jamais. Un livre puissant qui nous montre que «l’amour, comme les nuages, peut prendre des formes inimaginables».

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Les Notes 

Les premières pages du livre
« La mort m’a plus d’une fois sauvé la vie. Depuis l’enfance, elle m’est apparue comme un instrument de liberté. Et la fonction de la liberté est d’échapper à l’oppression du pouvoir exercé par certains êtres, certains événements sur vos décisions personnelles. Parfois, il semblerait qu’il vaudrait mieux disparaître pour contenter tout le monde. J’ai compris la leçon très tôt. Quand je me trouvais dans une situation qui dépassait le seuil tolérable de la douleur, je l’affrontais sans faiblir, je me disais : « M’en fiche, je m’évaderai quand je veux, c’est moi qui choisirai mon heure. Ceux-là ne m’auront pas vivante. » Pour moi, c’était un privilège que les grands n’avaient pas.
J’ai vécu jusqu’à l’adolescence en toute sérénité. Je n’avais qu’un seul but : grandir. Grandir pour partir. Mon seul tourment était l’impatience. Je prenais trop souvent la mesure de ma croissance avec un centimètre et un crayon tenu sur la tête pour laisser une marque au dos d’une porte de placard. Parfois, j’étais découragée : quand est-ce que je serais grande ?
C’est arrivé d’un seul coup. Avec l’accident fatal qui a fauché l’aînée de cette famille. Sur la route, les gendarmes avaient tracé à la craie le contour de son corps et ma mère, totalement asservie à la douleur, m’a craché au visage : « Pourquoi n’es-tu pas morte à la place de ta sœur ? »
Un vent venu de nulle part m’a figée en statue. Oui, j’ai voulu mourir sur le coup. Et puis je me suis posé la question idiote que se pose un enfant : « Mais comment on fait ? »

Si j’en parle aujourd’hui, c’est à cause d’Alias. On l’avait enfermé dans une vision de son quotidien, et même de son avenir, en circuit fermé. Des parasites salariés d’une institution judiciaire lui collaient aux trousses. Voulaient lui imposer leur théorème des bons sentiments, au mépris de ce qu’il avait enduré, de son désespoir.
Il a été plus fliqué qu’un voleur. Après l’intervention pleine de douceur et de compassion de la brigade des mineurs, il a passé une nuit entière à plat ventre à marteler, poings fermés sur son matelas, à hoqueter sans une larme et tout bas : « J’en veux pas de cette petite vie de merde. »

Quarante ans nous séparaient mais il m’a donné le sentiment d’une transmission des blessures, comme si elles se reliaient en secret à seule fin de se reproduire. Comme si le passé et le présent se rejoignaient dans l’intime. Comme si même des années mornes ou brillantes de bonheurs divers se fondaient, elles aussi, dans toutes les souffrances d’une terre morte.

Alias est un prénom mystérieux. La plupart du temps, on est bien incapable de deviner lequel est la vraie personne. Cela peut être aussi un nom de guerre. Ou encore, un nom de domaine, une façon de dire « autrement ». Alias ne pouvait pas m’appartenir. On ne possède pas un enfant comme un capital. C’est pourquoi je l’ai baptisé ainsi. Alias n’est pas le nom sur le livret de famille du petit garçon que j’ai rencontré et aimé. Il existe un risque incontournable au fait d’aimer : le fait d’être incompris, le fait d’échouer. Nous avons connu les deux. Nous ne nous oublierons jamais. Nos souvenirs seront sans doute différents, certaines vérités de chacun gardent leur mystère, quel que soit le partage.
Maintenant, Alias est grand. Le fait de l’appeler ainsi me rend libre. L’écriture est la seule discipline où les critiques ne peuvent s’exercer que sur la forme d’un récit, il ne peut être pénalisé par d’éventuelles controverses sur la vraisemblance des faits. Moi qui n’ai jamais fait que lire les autres, aujourd’hui, pour la première fois, j’ai besoin d’écrire cette histoire, notre histoire.
L’idée m’en a surprise, comme un coup à l’estomac, à l’énoncé d’un extrait de procès-verbal dressé par la police du commissariat de quartier : « Violence suivie d’incapacité n’excédant pas 8 jours sur un mineur de 15 ans par un ascendant ou une personne ayant autorité sur la victime. Victime blessée à mains nues sans mobile apparent. » C’est son père qui m’a tendu ce bout de papier, en se retournant devant sa porte cochère, un simple hasard de circonstance, impossible à prévoir, je ne sors jamais très tôt le matin. Il a semblé comme happé au passage par ma présence – ce qui ne s’était jamais produit. À le voir ainsi figé, presque méconnaissable, il m’a fait rejoindre aussitôt la peur intérieure qui se lisait sur son visage. Un genre d’absence au passé, balayé par une menace dont on pressent le danger sans pouvoir encore en mesurer l’importance. Nous sommes restés un moment, immobiles sans un mot, face à face sur le trottoir, dans la sidération partagée de l’impensable. Mon bref coup d’œil sur le procès-verbal m’avait rendue muette à mon tour.

Le père et la mère d’Alias étaient des gens au sourire immédiat quand nous nous croisions. Nous habitions la même rue. Nous nous rendions toujours service. Son papa, Maxime, dépannait mon chauffe-eau ou empoignait au passage mon panier de courses trop lourd. Bébé, j’ai gardé assez souvent Alias pour tirer d’embarras sa maman quand ses rendez-vous tombaient à l’improviste. Elle était inscrite dans une agence de mannequins, Dream City, et elle figurait chaque saison dans le catalogue de La Redoute, collections Robes à fleurs ou ceintures Sportfy. Elle posait aussi pour les soutiens-gorge destinés aux poitrines généreuses «Perfect silhouette». C’était donc une très belle fille, port de tête d’altesse, sourire à faire pâlir un dentiste. Elle l’affichait, sans trace de restriction, ce sourire trop beau, enthousiaste quand elle soulevait à bout de bras son bébé dès qu’il y avait deux ou trois personnes en vue. Elle le tenait très haut, comme elle aurait pavoisé avec un drapeau (elle l’habillait chez « Idéal Baby »), et riait encore plus fort à la cantonade avant de proclamer : « C’est mon fils, mon amour », avec de gros baisers sur le petit crâne adouci d’un duvet blond de poussin, tant qu’elle pouvait recueillir des mines attendries ou joyeuses. Moi je l’admirais parce que, depuis l’âge de six ou huit mois, dès qu’Alias m’apercevait, il entamait une vive bascule de tout son petit corps vers moi et elle n’était pas jalouse. Elle riait encore en me le flanquant dans les bras. Personne n’aurait imaginé qu’elle riait un peu trop pour être franche.

Tout le monde avait été pris de court, à la mairie, le jour de la cérémonie. À la lecture de l’état civil des conjoints, l’assistance avait découvert qu’elle avait déjà été mariée. Deux fois. Cette surprenante récidive, chez une si jeune femme, fit naître dans l’assemblée ultrachic un discret murmure. Si encore elle avait été veuve, les invités auraient pu se réjouir de voir en cette nouvelle union le choix d’une âme miraculeusement sensible. Mais quand les réjouissances sont de mise officielle, le cœur et la raison se disputent une issue : opprobre ou compassion ? Ricanements ou bravos ? Une coalition de crédules égayés l’emporta et certains applaudirent. Futée comme elle était, l’obstinée du mariage tenait son sauvetage : des larmes, des sanglots, des « pardons » étouffés, et elle s’était jetée au cou de son nouveau mari qui l’avait serrée dans ses bras pour la réconforter : « Mais on s’en fiche, nous, Chouchou, calme-toi, on est heureux ! »
Maxime est courtier en assurances, il sait très bien que chaque risque a son prix. Il avait raison, oublier deux maris précédents, cela peut arriver à tout le monde, bien sûr. Se faire appeler Chouchou aussi. Elle n’aimait pas son vrai prénom, Noëlle, assez convenu, certes, mais il y a pire. Chouchou par exemple. Pour elle, ça voulait dire aussi « chérie, favorite », elle le revendiquait.

Telle que je l’ai connue, Chouchou se maintenait, même au quotidien, dans la représentation. Celle-ci est par définition égoïste, amorale, mais le plus souvent on ne peut pas y résister, seulement s’y soumettre. Elle s’exerçait à ne pas déchoir du premier rôle. Quand elle a cessé de paraître toute-puissante, elle a endossé celui de victime. Et avec quel succès ! Mais cela est pour plus tard.
Pendant deux ou trois ans après leur divorce – survenu quelques mois après le mariage pour cause d’incompatibilité entre le quotidien conjugal et les absences de plus en plus fréquentes de Madame qui volait jusqu’à Singapour pour poser entre les pousse-pousse et étoffer le catalogue de La Redoute –, j’ai continué à voir Alias. Quand son père, qui occupait toujours le même appartement, était en manque de nounou, j’allais le chercher à la crèche, à la maternelle, puis au CP, j’ai même dû faire le CE1.
On s’amusait bien. Si le ciel était beau, on faisait un tour au manège magique où un lama, une vache, une poule et même un dinosaure valsaient à la queue leu leu sous l’égide d’un lutin en habit rouge qui tournoyait en douceur pour frôler le front des petits ; ils tendaient en vain leurs deux bras pour l’attraper. Je ne suis pas une fan avérée des bébés. Quand j’ai vu Alias pour la première fois, il avait quelques jours. Je ne sais pas ce qui s’est passé. L’amour a tellement de visages. Il a pris aussitôt celui d’Alias. Comment ? Pourquoi ? La réponse m’importe peu. Encore qu’elle m’effleure souvent : où que tu sois, Alias, et même si tu préfères (peut-être) ne plus me revoir, grâce à toi, je ne serai plus jamais seule au monde.

En garde alternée, Chouchou a continué à tenir le rôle de la maman attentive, aimante. Pour moi, un danger ne se résume pas à partir d’un « avant » et d’un « après ». Je sais maintenant qu’il se fabrique avec plein de petits riens, et même avec ce qui est dit sans y penser (comme on continue de voir des amis de loin en loin, parce qu’on y reconnaît un détail qui fait écho à notre propre vie).
C’est seulement avec le recul que me reviennent certains épisodes auxquels je n’avais pas accordé une attention soutenue. Après la naissance d’Alias, Chouchou avait vite repris son travail, « Ça l’épuisait de parler bébé ». Pas moi. Je venais donc m’occuper de lui, captivée sans fin par sa découverte du monde. Le tout petit doigt qui s’élevait pour la première fois et le regard du nouveau-né qui n’en croyait pas ses yeux. La marionnette dansante qu’il voulait toucher… sans succès et qui éveillait ses premiers sourires. Sa menotte qui tentait toujours de me tirer les cheveux et les baisers partout, même sur son nombril quand je le changeais et qui se transformaient en vrais rires sonnants et trébuchants.
J’attendais que sa mère rentre pour partir mais il lui fallait se démaquiller, téléphoner surtout et tout le temps, et elle me demanda un jour en chuchotant, faute de pouvoir interrompre son bavardage passionnant, de donner au bébé le biberon qu’elle venait de préparer. »

Extraits
« Je suis au bout de la situation, je ne sais plus qui je suis et j’ai peur de ma mère, je suis prêt à partir. Mes parents sont séparés. Elle m’a régulièrement giflé et frappé depuis. Ma mère m’a toujours dit après m’avoir donné des coups que si j’en parlais à papa, elle irait en prison et moi en foyer le temps que le juge statue. Au moment de prendre mon bain, elle me fait déshabiller en me tapant avec un bâton de chaise qu’elle a cassée en me cognant. Elle m’a déjà griffé en arrachant mes vêtements. Elle me secoue pour que je pleure mais je ne pleure pas, et elle: “Le silence des poltrons, tu connais? Ma mère m’interdit de parler des coups que je reçois, elle me dit: « sinon ce sera pire ». » p. 22

« Combien de jours, de semaines, de mois à tournicoter dans l’absurde monotonie d’une procédure dite judiciaire? La mère qui harcèle, le père qui encaisse, l’enfant qui trinque. Même Clémentine se décourageait. Elle présumait que Chouchou continuerait ses poursuites mensongères jusqu’à la majorité d’Alias. De temps à autre, elle se prétendait à l’étranger, vrai ou faux, on s’en moquait, c’était un soulagement pour Alias, délivré des visites médiatisées. J’ai fait exprès de laisser passer le temps sans compter. La routine implacable des Schmolles avait rendu Alias mutique. » p. 67

À propos de l’auteur
GALLOIS_Claire_©Claire_DelfinoClaire Gallois © Photo DR

Claire Gallois est romancière, essayiste et critique littéraire. Elle a publié une dizaine de romans et des récits, dont Une fille cousue de fil blanc, L’Homme de peine, Les Heures dangereuses, L’Empreinte des choses cassées et, en 2017, Et si tu n’existais pas, aux Éditions Stock. (Source: Éditions Flammarion)

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Le mal-épris

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots
Quand une nouvelle voisine s’installe près de chez lui, Paul a envie de lui plaire. Avec Mylène, il se dit que la vie pourrait être belle. Mais elle va fuir à peine conquise. Alors, il se rabat sur sa collègue Angélique, mère-célibataire en mal d’amour.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Toutes les femmes de Paul n’ont pas de Chance

Le premier roman de Bénédicte Soymier s’attaque aux violences conjugales en racontant le parcours de Paul qui espère chasser ses démons en trouvant l’amour. Sa nouvelle voisine et sa collègue veulent aussi y croire.

Paul est sans doute ce qu’on appelle un célibataire endurci. Il est moche, ne sait pas s’habiller et s’irrite des remarques désobligeantes des clients et des collègues de la poste où il remplit consciencieusement son travail. S’il n’aime guère être dérangé dans ses habitudes, il va finalement trouver que le départ de ses voisins a du bon. La nouvelle propriétaire est belle comme un cœur et va vite devenir pour lui une obsession. Il s’achète un nouveau carnet, un stylo Mont-Blanc et note toutes les informations qu’il peut recueillir sur Mylène. Professeur des écoles, elle enseigne à une classe de CE2, monte à cheval et part tous les week-ends. Et son humeur un peu maussade au début semble plus joyeuse au fil des jours. Il échafaude un scénario pour l’aborder. L’occasion va se présenter lorsqu’elle laisse tomber son courrier dans le hall. Il se précipite et l’aide avant de l’inviter à prendre un verre. «Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.»
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise. Elle est déjà sous son emprise, mais s’imagine pouvoir résister. Elle ne dira non qu’à moitié le jour où il l’embrasse, elle ne se donnera aussi qu’à moitié. Mais au réveil, elle se rend compte que leur amitié n’aura été qu’une illusion. Désormais, elle évite Paul et, après une altercation dans le hall de l’immeuble cherchera à se consoler dans les bras d’un autre.
Paul va du reste lui aussi essayer d’oublier Mylène en se tournant vers sa collègue Angélique avec laquelle il entame le même jeu de séduction, avec laquelle il va assouvir son besoin de sexe. C’est rapide et brutal. C’est un nouvel échec. «Angélique est belle les cheveux emmêlés, pâle et froissée, assise sur son canapé. Elle serre les genoux et lisse son chemisier. Paul ramasse sa détresse, un regard en pleine face; la tristesse qu’il remarque, elle est pour lui. Lui, l’arrogant et le vulgaire. La bête. Il sent la bile à son palais. Tout ça, c’est de la faute de Mylène. Non. Même pas. C’est de la sienne. Il se dégoûte.»
Alors il essaie de s’amender, de ne plus s’énerver chaque fois qu’un homme jette un regard sur elle, évalue ses seins et ses fesses. Alors, il lui propose de l’emmener un week-end en bord de mer, il va même lui offrir de s’installer chez lui avec son fils. Mais sa jalousie, aussi maladive qu’infondée, le pousse à commettre à nouveau l’irréparable. Il cogne, il frappe, il meurtrit.
«Elle pourrait partir, elle qui vient de s’installer, la tête emplie d’espoir, partir comme le conseille l’article parcouru dans Elle ou Marie Claire. Elle pourrait remplir ses cartons et ses sacs. Elle pourrait, mais elle ne peut pas, parce qu’elle croit à l’amour, à la rédemption et aux choses qui changent. Elle se tait. Ferme les yeux.»
Bénédicte Soymier est infirmière. Elle pose ici un diagnostic qui a dû se nourrir des histoires entendues, de témoignages, de récits de femmes désespérées. Un homme violent peut-il changer? Loin de tout manichéisme, elle creuse ce lien entre deux personnes, aussi solide que fragile. Jusqu’où faut-il aller avant qu’il se rompe? Et une fois rompu se sent-on mieux pour autant? En creusant jusqu’au racines de la violence conjugale, elle réussit un roman fort, qui touche au cœur.

Le mal-épris
Bénédicte Soymier
Éditions Calmann-Lévy
Premier roman
330 p., 18,50 €
EAN 9782702180778
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, sans être géographiquement précisé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Ça lui ronge les tripes et le cerveau, plus fort que sa volonté – une hargne qui l’habite, une violence qui déferle tel un vent d’orage, puissante et incontrôlable. Il voudrait lâcher mais ne pense qu’à frapper.»
Paul est amer. Son travail est ennuyeux, il vit seul et envie la beauté des autres. Nourrie de ses blessures, sa rancune gonfle, se mue en rage. Contre le sort, contre l’amour, contre les femmes.
Par dépit, il jette son dévolu sur l’une de ses collègues. Angélique est vulnérable. Elle élève seule son petit garçon, tire le diable par la queue et traîne le souvenir d’une adolescence douloureuse.
Paul s’engouffre bientôt dans ses failles. Jusqu’au jour où tout bascule. Il explose.
Une radiographie percutante de la violence, à travers l’histoire d’un homme pris dans sa spirale et d’une femme qui tente d’y échapper.

68 premières fois
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Bénédicte Soymier présente son roman Le mal-épris © Production éditions Calmann-Lévy

Les premières pages du livre
« Paul n’est pas beau.
Petit, maigre, le cheveu terne et rare, le nez long, il présente un physique ingrat que n’arrangent pas des tenues démodées, portées étriquées, du pantalon de velours côtelé, toujours beige ou gris, aux chemises de fin coton d’Égypte plaquées sur son torse. Le dos droit et les épaules tendues, il affiche une raideur malingre malgré des foulées allongées, l’allure cocasse, et des gestes si maniérés qu’il en est agaçant. Il est sec, c’est son aspect, sec et austère comme il aime le paraître ; ça le protège. Paul est souvent mal à l’aise. Ni hautain ni pédant, juste mal à l’aise.
Il sourit peu, gêné par des dents mal plantées, une incisive penchée vers l’autre et cette canine mal soignée lorsqu’il avait dix ans, dont l’émail maintenant jauni tire sur l’ocre, entre le brun et le cognac. Sourire illumine pourtant son regard, le plus beau du monde, d’un bleu limpide presque gris, parsemé de paillettes d’or, vif et brillant, dont il module l’effet selon l’inspiration. Il en joue, plisse ou déplisse l’œil en mesure, rodé et appliqué, il compose et parvient à séduire lorsque la chance s’invite. Alors il ramasse. Il cueille, récolte et se goinfre des miettes laissées par eux, les beaux, ceux qu’il déteste ; ces beaux qui obtiennent avant lui, sans effort ou mérite, parce que leurs corps sont longs et leurs traits harmonieux, parce qu’ils ont des fossettes et des mèches travaillées, du vent, du rien, de l’apparence sans véritable fond. C’est injuste et douloureux, chaque jour, chaque heure, cette laideur portée en fardeau, la peau, une silhouette, des pieds à la figure, incongrue, elle pique et modèle l’humeur et les certitudes. Évidemment, Paul, la souffrance n’appartient qu’aux moches ! Comment imaginer qu’il puisse en être autrement lorsque le quotidien résonne des rires et des insultes ? T’as vu l’autre avec sa face de raie, cette sale gueule, va te cacher, va crever, avec ta tronche, y a qu’ça à faire, hé, le minable… L’épreuve des cours d’école, de la rue, des transports – des coups ramassés dans l’ego jusqu’à croire en ces mots.
La blessure est profonde.
Paul encaisse.
Et se brise.
***
Paul travaille à la Poste. Il gère l’agence d’une commune de sept mille habitants, connaît sa tâche et l’exécute avec zèle. La répétition le rassure ; le bureau vers la grande vitrine, ses crayons à droite, les imprimés à gauche. Le bon employé s’applique, soucieux du client, apprécié de ses collègues et décrit comme serviable. Il s’efforce d’être aimable, du mieux qu’il peut, salue, discute, évoque la pluie et le beau temps puis ravale sa colère face aux regards qui le heurtent, ces airs condescendants et les chuchotements, il est laid, mal habillé. Il entend. Se tait. Les déteste. L’exaspération monte et des plaques apparaissent sur ses bras et ses cuisses, il frotte, se gratte, s’agite, la tension le submerge, les gens l’ennuient. Ils se plaignent. De la météo, des impôts, des salaires, du coût de la vie, du travail et des patrons. Des plaintes, encore et toujours. Ils râlent. La vie les écorche, disent-ils, mais lui, que la vie lui fait-elle ? Pour peu, il irait s’installer sur une île déserte, loin de ces cons et des vacheries de l’existence. Parfois même, il voudrait que tout s’arrête. Ne plus rien entendre. Ne plus rien voir. S’il avait du courage… mais ce n’est pas si facile. Alors il tient, s’adapte et reste. Il rentre chez lui, rue des Glycines, et se console dans le luxe d’un confort auquel il consacre son temps, un cocon, meublé avec soin, où il a préféré la qualité du bois massif aux kits bon marché, sans lésiner sur la dépense, et opté pour des matières nobles. Il est en vogue : du beau, du riche, du moderne.

Son appartement, un trois pièces au quatrième et dernier étage, se situe dans une petite résidence de standing entourée d’un parc et de nombreuses allées en gravier blanc. Les lieux sont calmes et, depuis dix ans, Paul s’y sent bien. Il connaît ses voisins, ne les côtoie pas, mais les apprécie. Tant que chacun reste chez soi, tout va bien.
En face vivent un jeune couple et leurs jumeaux âgés de quelques mois. Ils sont bruyants, le soir, quand se mêlent aux pleurs les jappements du teckel ; ça marche, ça court, ça crie, les portes claquent. Ils sont à cran, mais Paul sourit dans son refuge, heureux de percevoir la vie parce que, même s’il est un vieux garçon de quarante-cinq ans qui affectionne l’ordre et le silence, Paul aime le concept de la famille ; ce remue-ménage, les éclats et les sanglots, les rires aussi qui tintent à ses oreilles comme ceux d’Émilie ou de Rachel, ses sœurs, lorsqu’elles étaient petites, quand les parents les laissaient seuls, le père au bistrot, la mère « on ne sait où ». Quand il gérait leur quotidien, leur subsistance et l’essentiel, mouchait la morve et nettoyait les culs, lui, l’aîné de la fratrie – deux sœurs, un frère –, responsabilisé trop tôt. Il s’en souvient sans s’attarder, à quoi bon ? Le pathos, les plaintes et les reproches ne riment à rien, ne réparent pas et ne rendent pas. N’a plus de sens que son présent, les visites de ses « petits », comme il les appelle encore, même si les corps sont grands, chacun marqué de traces, par la crasse et la misère, et cette loyauté à la con, ce silence imposé, perfide et délétère, qu’ils n’ont jamais rompu. Ils se souviennent mais tous se taisent. Paul les reçoit, le soir ou le week-end, avec ou sans enfants, pour un repas ou un café, quelques heures partagées auxquelles il tient plus que tout.
***
Depuis quelques jours, le jeune couple s’agite.
Paul s’en inquiète. Ça n’augure rien de bon. Des cartons sortent de l’appartement, ficelés ou scotchés solidement, suivis d’un bric-à-brac entassé dans des caisses en plastique. Il n’ose demander mais sent qu’ils déménagent, probablement pour un logement plus spacieux, une maisonnette peut-être, à la campagne, la ville, ce n’est pas bon pour les enfants, avec toute cette pollution, il comprend. Il aurait fait de même. Très certainement.
***
Sur le balcon trône une large pancarte blanche sur laquelle les mots À vendre se détachent en rouge vif ; le couple est parti, leurs sacs et leurs cartons chargés dans un camion, les enfants sous le bras, laissant l’espace à l’incertitude – une angoisse pour Paul. Il guette par le judas les visiteurs, de potentiels acheteurs, leurs regards hésitants, leurs pas indécis, et imagine leur histoire : un divorce, une mutation, la vieillesse ou un deuil, des scénarios qu’il compose, attribuant à chacun une note, comme si son avis avait une quelconque importance. Un couple d’une cinquantaine d’années a d’ailleurs retenu son attention et l’emporte haut la main. La femme semble discrète et le mari… discret. Parfait !
Il espère.
Peut-être liera-t-il connaissance, ces gens ont l’air charmant, et sa sœur Émilie répète à l’envi qu’une vie se nourrit de rencontres – Facile, tu sors de ta caverne ; comme si c’était suffisant, comme s’il pouvait soudainement devenir jovial et engageant.
Ne plus se méfier.
Peut-être essayera-t-il.
Mais ce n’est pas le couple qui emménage, c’est une femme seule, jeune, blonde au visage délicat et au sourire faible. Ses yeux sont rouges et gonflés. Paul s’imagine qu’elle est malheureuse, son amant l’aura quittée ou peut-être est-ce elle, lassée de le savoir marié. Il raconte et regarde. Ses traits tirés, sa fatigue, ses gestes lents presque résignés, elle s’installe et lui se délecte.
Les beaux ont aussi leurs déboires.
Il entend.
Chaque soir, elle pleure derrière leur mur mitoyen, au milieu des cartons qu’elle ne se décide pas à ouvrir, encore en transit, comme si elle pouvait remballer et partir ; une erreur à réparer, on rembobine, on rentre. Elle s’effondre dans le silence de cet appartement qu’elle n’a pas vraiment choisi, juste une bonne affaire dans un quartier calme proche de ses activités, loin de celui qu’elle évite, le moral en berne. Elle pleure sur sa vie, sur son chagrin, sur le fiasco ; elle tente de rebondir et mollit en quelques secondes. Elle aimait ce type.

Paul écoute, l’oreille collée à la cloison.
Des larmes de crocodile.
Elle est trop belle.
Il écoute et s’agace. Ces beaux n’affrontent rien ; insouciants et gâtés, ils pleurent sur leur injuste facilité à appréhender l’existence, pauvres nantis, suffisants et orgueilleux, des fourbes et des menteurs. Ça lui fait mal au bide, ces jérémiades, quand lui revient en tête ce à quoi il fait face. Lui doit se battre. Prouver qu’il a de la valeur, qu’il est sensible et humain derrière les apparences.
Lui.
Qu’il les déteste !
Cette nouvelle voisine pourtant l’interpelle. Bien que jolie, elle semble différente, ni arrogante ni insensible, presque touchante. Il en viendrait à la plaindre quand, le soir, les portes se tirent et les volets se ferment sur leurs solitudes. Il s’attendrit, même s’il peste ou qu’il se moque, bousculant ses certitudes, il s’énerve, cette fille l’intrigue. Mylène, elle se nomme, il a regardé sur la petite étiquette collée sous sa sonnette. Il fallait qu’il sache. Elle lui plaît, Mylène. Beaucoup. Elle est si raffinée et délicate, le geste posé, la grâce innée, belle, si belle. Ses mains sont fines – il les regarde lorsqu’elle insère la clé dans la serrure, l’exquis réseau de ses veines, sa peau qui rosit, la tension de ses doigts crispés sur le verrou ; ils sont magnifiques. Et ses cheveux, si blonds, si longs, si lisses et soyeux. Et ses jambes élancées, légèrement irisées par le lait hydratant dont elle doit s’enduire. Parfumées sans doute. À la vanille ou à la rose. Il imagine, inspire, expire. Devine. Peut-être du jasmin. Il rêve, l’œil au judas, la main enroulée sur son sexe.
Chaque soir, chaque jour.
Il l’attend. Et se sermonne, ce n’est pas son genre d’être là, derrière une porte, à observer une femme, si belle soit-elle, en imaginant son odeur et sa peau, pas son genre de rêver à rencontrer l’amour dans un monde qui n’est pas le sien, il se sent con et honteux d’être con. Ça le retourne, cette envie d’un regard, qu’elle le voie, lui, le beau caché sous un mauvais costume, un clown pathétique qui voudrait bien sourire. Avec un peu de chance. Ou de patience. Il rêve. Espère. Et puis se ratatine, il sait bien que l’on rentre dans des cases, la communauté nous y colle : la catégorie sociale, la catégorie professionnelle, la catégorie physique, les maigres, les gros, les moches, les Kevin et les Brenda ; lui est coincé. Il en pleurerait.
Mylène est trop belle. Sensible et attachante. Il perd pied et ne peut résister. Il faut qu’il la voie et qu’il sache ce qu’elle fait, il note chaque événement de son emploi du temps. Elle quitte son appartement à huit heures, à l’exception du mercredi et du week-end, et se rend sur le petit parking de la propriété où elle gare sa Twingo rouge. Elle part pour l’école primaire d’un village proche, à sept kilomètres, où elle enseigne à des élèves de CE2 depuis trois ans. Elle rentre à dix-sept heures précises, ouvre sa boîte aux lettres, d’où elle extirpe le courrier, monte les deux étages à pied, elle ne prend jamais l’ascenseur, puis s’enferme dans son appartement jusqu’au lendemain. Le mercredi, elle va faire ses courses à la supérette du coin, le matin. L’après-midi, elle se rend aux écuries Saint-Louis, où elle monte à cheval. Tous les week-ends, elle part. Elle ferme ses volets et quitte la résidence, pour une destination qu’il ignore, jusqu’au dimanche soir. Elle revient toujours vers vingt heures.
Paul s’est acheté un petit carnet bleu sur lequel il consigne ses départs, ses retours, ses rencontres, les mots qu’elle échange avec la voisine du dessus ou le locataire du dessous, ses tenues, ses coiffures. Il écrit ce qu’il aime et ce qu’il déteste, comme ses chaussures noires fermées par une boucle aux talons bien trop hauts pour une femme respectable. Il note, découpe, dessine et décore, et prend quelques photos avec son portable quand la lumière le lui permet et que l’angle le cache. Il les colle avec une colle de grande qualité pour ne pas qu’elle tache et transperce le papier. Il hait les marques jaunes que peuvent laisser les bavures d’un travail bâclé. Lui, il faut que ce soit léché, sans fautes ou ratures, tracé à la règle et séché à son souffle. Une œuvre d’art. D’ailleurs il n’a pas lésiné pour l’achat du carnet. Il l’a choisi dans une grande papeterie, un truc ultra-doux, à la reliure dorée et au grain épais, du 100 g, le minimum pour un rendu soigné, presque professionnel, blanc de blanc. Son stylo est un Mont-Blanc, l’encre est noire. Une folie qu’il s’est offerte exprès.

Paul aimerait lui parler.
Il réfléchit.
Il la connaît par cœur, colle et consigne, l’observe et la piste, s’arrange pour croiser son chemin, au supermarché, aux réunions de copropriétaires, sur le parking, en ville. Il lui sourit, l’approche, la regarde, mais ne dit rien, conscient de l’insistance de sa présence. Il ne se reconnaît plus, mesure l’incongruité de ses actes, se chapitre in petto et recommence inlassablement.
Il est obsédé.
Obsédé par Mylène.

Il a oublié le parfum de l’amour, les frissons et l’envie, il ne sait plus, ni dans son corps, ni dans sa tête, ça lui échappe, mais il devine – la boule serrée sous son sternum, gonflée ou dégonflée au rythme des rencontres, la moiteur de ses paumes, les doigts gourds, frottés sur ses cuisses, et son cœur qui palpite, pressions, rétractions, le pouls heurté, au cou et aux poignets, qui file sous les tissus et pulse jusqu’aux oreilles.
Paul a la trouille.
Mais c’est plus fort que tout, n’est-ce pas, Paul ?
Chaque soir, il se hâte pour un instant précis, dans le grand hall de la résidence, il s’arrange et ne le manque jamais, cet instant commun où elle et lui ouvrent leurs boîtes aux lettres en même temps, proches de quelques centimètres, les peaux côte à côte. Il contemple ses mains et hume ses cheveux, envahi d’elle jusqu’aux synapses, assiégé et vaincu, il inspire pour se remplir et se gave jusqu’à l’excès. Il l’aime, sans aucun doute, même si vite, abreuvé à son odeur, et dépassé, il se sait fou et imagine les mots qu’il pourrait prononcer, l’échange qu’il envisage, mais la voilà qui part ; elle rentre chez elle et lui reste penaud.
Il FAUT qu’il lui parle.
***
Mylène a changé. Ses yeux ne sont plus rouges et son teint, si pâle aux premiers jours, a joliment rosi. Elle ne pleure plus, à quoi bon, elle et lui, c’est fini, elle a tourné la page. Elle sort et rencontre ses amies, hésitante puis enhardie, elle rit et elle oublie, les disputes, les rancœurs et cette faute qui n’était à personne. L’amour s’est tiré. Point. Envolé. Disloqué. Elle accepte.
Paul remarque qu’elle sourit davantage, aux voisins, aux enfants, elle bavarde et musarde au soleil, ses robes sont courtes et colorées, ses cheveux détachés. Dans son appartement, il l’entend chanter à tue-tête et rire aux éclats, croit la savoir danser et la devine, libre et sensuelle. Guérie.
Il ne pense qu’à elle et voudrait l’aborder. L’écouter ne parler qu’à lui seul. Il veut accrocher son regard et gagner un sourire, peut-être la retenir, juste une minute. Il espère un hasard, mais les jours s’accumulent, puis les semaines ; le carnet se remplit. Le destin le boude, il désespère mais soigne sa mise au cas où. Il a même fait quelques courses, un nouveau pantalon qu’une vendeuse lui a recommandé et un tee-shirt floqué d’une marque. Il lui semble être un autre, plus moderne, plus actuel. Il devrait plaire.
***
Les soirs se ressemblent ; pourtant ce soir-là, plus humide que la veille, plus sombre et plus maussade, le hasard s’accorde aux envies. C’est vif et immédiat – un espace à saisir. Vite, Paul, ne pas rater l’aubaine. Mylène laisse, devant sa porte, échapper son courrier. Il y voit un signe et se précipite, exalté, les mains tendues et le geste un peu brusque, son corps déjà plié vers le sol. Il la frôle. Les évènements s’enchaînent en un millième de seconde, sans un mot ; il était prêt. Il respire son parfum, proche, presque à la toucher, et la contemple les yeux ronds, encore surpris par sa chance.
L’extase. Le Graal.
Il plane.

Ridicule. Grotesque. Risible.

Ahuri et surtout maniéré, Paul lui restitue les lettres une à une et plaisante sur son métier de postier. S’il savait comme elle éprouve de la pitié, comme elle retient son rire. S’il savait comme elle le trouve pathétique avec son jean trop large et son blouson étriqué, qu’il tire pour couvrir le bas de ses reins. Il sue et doit coller, mais elle sourit, un peu par gentillesse, un peu par compassion. Elle a bien vu qu’il l’observait depuis son balcon ou sur le parking, pauvre mec, rigide et désespérément laid – un beauf qui cache sa calvitie par une raie basse et un rabat de cheveux. Elle sait qu’il la suit et prend des photos. Les premiers jours, elle s’en est inquiétée, mais les échanges avec la voisine du troisième l’ont convaincue : il n’est qu’un type seul et inoffensif.
Alors, elle grimace bêtement pour ne pas le blesser. Elle retient son soupir parce qu’il a l’air gentil et attend qu’il s’éclipse.
Lui reste.
La voix de Mylène le pénètre, chaleureuse et douce – un remerciement léger suivi d’un silence. Impossible de partir. Pas maintenant. Pas tout de suite. Son esprit bafouille. Que lui dire ? Comment la retenir ? Il se sent bête à se balancer d’un pied sur l’autre en chiffonnant son propre courrier. Les mots coincent. Il est trop con. S’énerve. Elle le regarde, un peu contrite, l’air bienveillant – cet air qu’ils ont tous, cet air qu’il déteste. Il n’est pas si benêt, il doit se ressaisir. Se redresse et, par quelques mots vagues, évoque la pluie de la journée. C’est affligeant, mais elle acquiesce et sourit à nouveau. Paul se sent encouragé.

— Nous sommes voisins depuis trois mois, permettez-moi de vous offrir un verre de vin… ou autre chose… J’habite en face… enfin, vous le savez… si vous le voulez bien…

L’audace de l’homme la stupéfie. Mylène est prise de court, elle hésite puis accepte – un petit oui timide dont elle ne revient pas. Elle ne sait pas dire non, quelle tarte ! Trop discrète, toujours accommodante, elle se laisse faire, pour ne pas fâcher ou ne pas vexer, elle consent et s’adapte, même avec ce gars dont elle ne connaît pas le nom, un voisin moche et collant qu’elle préférerait éviter. Elle a accepté et peste de se voir si sotte quand elle voudrait prétendre à plus de détermination. L’épisode la contrarie. Elle partagera le verre, discutera par politesse puis se carapatera rapidement.
Résignée, elle le suit, sourire plaqué sur les lèvres, aussi raide et potiche qu’une miss France en gala. Il lui trouve belle allure et se sent gauche. Ses mains sont moites, il est fébrile et ses pas sont chancelants – toujours ce corps traître, sans charme ni élégance, toujours cette carcasse qu’il traîne comme un boulet – regarde-moi, Mylène, regarde-moi au-delà de mon apparence. Si elle pouvait l’entendre. Mais il se tait. Comme chaque fois. Il glisse la clé dans la serrure et l’invite à entrer.

Elle est surprise par l’harmonie des lieux, les nuances chaudes de la décoration qui allient le brun du bois aux camaïeux beiges des toiles de riz fixées aux murs, les bibelots fins, l’agencement des meubles, les épais tapis de laine sèche. Elle avait imaginé du plastique et du mélaminé, des napperons au crochet et des puzzles mille pièces encadrés, des horreurs et du mauvais goût, un décor à son image, rêche et vilain. Elle rougit de son a priori, elle qui se pensait tolérante et ouverte. Elle cherche à s’amender, le complimente sur ce sublime intérieur, caresse les surfaces et s’extasie avec emphase, puis prend place dans le magnifique canapé en veau chocolat.
Paul n’en revient pas qu’elle soit chez lui, ses reins, ses fesses posées sur le cuir fin. Il s’affaire. S’affole. Une bonne bouteille. Trouver une bonne bouteille. Il cherche, déplace, déniche enfin un corton-charlemagne de 2011 – un grand cru qu’il réservait pour une belle occasion.
N’est-ce pas une belle occasion ?
Il sert le vin, dispose quelques amuse-gueule dans un ramequin de terre cuite et s’assoit face à elle. Elle a croisé les jambes. Il se grise de son genou posé sur sa cuisse, ses mains abandonnées, ses lèvres qui s’entrouvrent et se ferment, ses cheveux, son cou, sa poitrine. Il descend puis remonte. Sa cuisse, son genou et sa taille, sa bouche à nouveau. Elle bouge. Soupire. Sans qu’il comprenne que ce regard la heurte – un regard, comme tant d’autres, qui convoite et insulte. Regarde-moi dans les yeux, au-delà de mes courbes et de ma chair, regarde-moi derrière ce que tu vois. Les hommes l’éreintent, sauf peut-être Antoine, mais elle et lui, c’est fini. Elle se sent triste et pense à partir, mais se retient puisque Paul se détourne. Elle va boire.

Paul lui demande si elle se plaît dans la résidence, si elle aime son métier, lui offre un second verre, l’interroge sur Orléans dont elle dit être originaire, sur sa famille qui habite le centre de la France, lui sert un troisième verre, réapprovisionne le bol de cacahuètes, la questionne sur ses goûts culinaires et lui propose un plat de spaghettis « carbonara » sur le pouce.
Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu ; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise.
Elle est morose. Et parle.
Elle s’est séparée de son compagnon six mois auparavant. Les routes divergent, les intérêts s’éloignent sans que l’on en prenne immédiatement la mesure, insidieusement, jusqu’à la rupture, évidente dans l’incertitude. On se raccroche à l’espoir, cet effort qui fracasse, mais on se heurte, les mots vifs et le silence amer. On casse plus qu’on ne préserve, le reproche virulent, chaque jour davantage, à ne plus tolérer un regard ni entendre une excuse. C’est moche et aigre, ça balaie les souvenirs, même ceux qu’on chérissait. Elle a beaucoup pleuré mais a compris, c’est inutile de chercher à ranimer ce qui n’existe plus. Alors, ils ont vendu l’appartement et compté les cuillères. Lui a gardé le chat qu’elle avait adopté. Mais pourquoi raconte-t-elle cela, c’est sans intérêt. Elle essuie une larme. Elle aimait bien ce chat. Il faudra qu’elle songe à en prendre un. Un gros félin tigré plein de poils longs et soyeux à caler contre soi et caresser des heures. À moins qu’elle ne choisisse un chien, un de ces toutous à mamie qu’elle pourra cajoler. Elle hésite, pourtant à trente ans elle estime qu’il ne sert à rien de douter. D’ailleurs, elle ne veut plus.
Paul l’écoute et se tait. Peut-être dit-il juste qu’il aime les chats, lui aussi, et qu’il est heureux qu’elle se soit installée ici, dans sa résidence. Il n’évoque rien de son histoire et des chagrins d’amour dont il sait qu’on ne guérit jamais vraiment. Lui est resté sur le carreau.

L’amour s’appelait Léa.
D’une année plus âgée, elle était l’amie de sa sœur, le verbe haut, impertinente et railleuse, le corps sec vêtu de froufrous que ses pas agitaient, souvent, puisqu’elle ne cessait de bouger, plus nerveuse qu’impatiente. Elle l’avait séduit vite, d’un simple regard, aidée à cet âge des bourgeons de son torse, et même si elle se moquait de lui, de sa taille ou de son air benêt, il était pris, envoûté jusqu’à l’os, à la merci de jeux dont il ne maîtrisait pas les règles. Elle l’avait déniaisé, éduqué, transformé. Elle l’avait entraîné dans le tourbillon d’une vie dont il n’avait pas soupçonné l’existence, se laissant avaler tout entier, sans méfiance, nourri par l’intensité des premières fois, les hormones bouillonnantes, le cœur plein, rassuré d’exister au moins quelques instants, là, dans sa bouche, dans ses cuisses, au creux de ses bras, caressé et aimé. Il croyait aux promesses d’un avenir à deux, imaginant un foyer où il serait sauf. Quel idiot ! Il n’a pas écouté les rires perchés, ni vu les mains qui le chassaient, les réponses évasives, les regards fuyants. Il rêvait et elle s’est envolée. Hop ! Partie, Léa, du jour au lendemain, dans les gros bras musclés du garagiste en bas de la rue, petite frappe notoire, collectionneur de grosses cylindrées et de jolies midinettes.
Paul a pleuré.
Des mois.
Des mois et des mois. Le cœur fracassé et l’envie d’en finir. Il n’a pas compris la rupture, les mensonges, le sexe sans amour et le besoin d’un autre. Il a pleuré sa misère et oublié ses rêves, a redressé l’échine, même pour de faux – de l’apparence, de l’apparat –, et a gonflé sa rage. Il a fermé son cœur et aimé sans amour, des rondes et des maigres, des femmes pas très jolies auxquelles il a menti. Il leur a pris leur corps, néanmoins appliqué, cherchant dans l’étreinte celle qu’il ne trouverait plus, trahi et amer de n’être plus qu’un homme dénué d’affect.
De ça, il n’est pas fier, et si depuis il entretient l’hygiène d’un coup de temps en temps rencontré sur un site, plus jamais il ne ment ni ne promet ce qu’il ne tiendrait pas. Il pense se préserver.
Les femmes sont cruelles, n’est-ce pas, Paul ?
***
Mylène enraye la mécanique.
Elle occupe son esprit, ses jours, ses nuits, à chaque coin de rue, à son travail, il la voit dans la tasse de son café, dans les reflets de son miroir. Elle l’épuise et le mine par l’attente qu’elle suscite, son regard, un sourire, ces instants qu’il espère auprès des boîtes aux lettres. Il se sait ridicule, s’en agace, mais se présente chaque soir, à l’heure des fins d’après-midi, et l’invite pour ce verre devenu habitude. Aucun ne sait pourquoi, le rituel s’est imposé. Elle monte avec lui l’escalier, ôte ses chaussures, son manteau et s’affale sur le canapé creusé de son empreinte laissée la veille. Ils boivent, mangent et discutent. Rient aussi. Elle dit se sentir seule, même avec ses amies, c’est pas comme avec lui ; avec lui, elle se sent bien, écoutée, elle se sent bichonnée, se pose enfin, c’est sympathique, sain et sans ambiguïté.
Ce n’est pas que ça l’emballe, Paul, l’idée de « soirées sympathiques », ça le blesse et l’emmerde même. Il a évidemment conscience de ne pas ressembler à Brad Pitt, mais franchement comment peut-elle imaginer qu’il reste de marbre ? Il fait bonne figure et se raisonne, être son ami est sans doute une étape.
Il ne se décourage pas. Est heureux. Il a rangé son carnet.
En quelques semaines, elle impose le tutoiement, déplace la fleur en pot d’une étagère, la remplace par une autre, plus à son goût, acquise au marché. Elle ajoute des coussins en patchwork sur le canapé et pose quelques galets dans les récipients d’étain du meuble de l’entrée. Il se laisse envahir, envisageant l’idée qu’elle est un peu chez elle. Sa présence se marque d’un chandail oublié, de son parfum sur la laine, des rires qui résonnent. Ils partagent leur journée, les anecdotes, les blessures, s’amusent de bons mots. Elle le bouscule un peu.
Elle se sent bien.
Le week-end, elle ne quitte plus la résidence pour se rendre chez sa sœur. Ils se promènent le long du canal, bavardent sur le monde ou regardent un film. Parfois, c’est elle qui l’invite dans le désordre de ses cartons toujours fermés.
Paul ne sait que penser.
Elle semble en transit, toujours pressée de vivre, rire et partir, elle virevolte et s’éreinte, l’entraîne dans sa course, ne se posant qu’un instant avant de fuir sans jamais se livrer. Il redoute qu’elle s’envole, ses paquets sous le bras, ses rideaux et bibelots toujours emballés. Elle reste une énigme dont il voudrait percer les mystères, ces pleurs qu’il perçoit parfois derrière les cloisons, les cernes qu’elle camoufle, les rires trop vifs. Il crève de ne pas la saisir.

Mylène ressent un changement et s’inquiète. Il est l’ami qui la dévore des yeux, dont la main s’attarde sur son épaule ou sa taille, qui s’approche et se colle à elle.

L’envie taraude Paul. Frôler ses cheveux. Effleurer sa peau. Butiner son cou. Baiser ses lèvres. S’y fondre. Il fixe cette marque délicate au coin de sa bouche – une petite ride d’expression qui se creuse dans ses rires et se meurt dans ses mots, rêve d’en suivre le contour. L’embrasser. Mais il se retient, lui si près, presque à la toucher, au bord de l’élan. Elle a dû en voir, des blaireaux, de beaux mâles qui se croient tout permis, les mains baladeuses, la plaisanterie douteuse. Il n’est pas de ceux-là, lui, il se veut plus subtil. Il l’entoure, la rassure et pense la retenir.
S’use. Se frustre. Meurt.
***
Les soirées se suivent, semblables, chacun dans son fauteuil ou côte à côte sur le grand canapé : un verre, des gâteaux et un repas pris sans chichis. Il cuisine, elle apporte des plats achetés, chinois ou végétariens ; ils partagent.
De bons amis. Des potes. Des échanges informels pour deux âmes seules, en attendant. En attendant : mieux. Autre chose. L’amour. Mylène aimerait espacer leurs rencontres. Elle l’envisage, va le lui dire, il ne faudrait pas qu’il se fasse des idées. Quand même. On ne sait jamais. Elle va botter en touche, prétexter une migraine ou un rendez-vous, mais elle renonce lorsqu’elle le voit l’attendre, souriant et plein d’espoir, pétri de cette gentillesse dont elle se repaît. Elle est ambiguë, le sait, se sermonne puis recommence, chaque soir, comblée par cette attention. L’ego se regonfle. Alors, elle compose avec des gestes calculés, un peu mais pas trop, juste assez pour nourrir le désir sans le satisfaire. Elle minaude et panse ses propres blessures.
***
Lorsque Mylène rentre ce soir-là, à dix-sept heures, Paul ne l’attend pas auprès des boîtes aux lettres. Il est chez lui et reçoit Émilie, sa sœur, venue à l’improviste, le cœur malmené par une nouvelle rupture. Elle cumule, Émilie. Les foireux, les alcooleux, les violenteux, les peureux, les péteux. Elle les ramasse à la pelle, s’imagine les amender puis s’émiette dans l’échec. Paul écoute, colmate et rafistole jusqu’à la fois prochaine, inquiet de ces échecs, trop nombreux, trop semblables – des répétitions d’histoires avec des abrutis comme il les déteste, des moitiés de mecs, des cons qui négligent ou maltraitent les femmes comme sa sœur, gentilles au grand cœur. Ça lui hérisse le poil, tous ces chagrins, lui dont les amours ne sont pas plus reluisantes. À croire que tous les coups merdiques sont pour leur pomme. Ils les collectionnent, elle et lui, les histoires à deux balles, l’absence de sentiments, les excuses et les départs, ils les empilent et s’en font une carapace, lui surtout, parce que, elle, ce n’est pas encore gagné.
Il sort les mouchoirs de leur boîte et les tend par poignées, il aimerait qu’elle s’arrête, de parler, de pleurer, qu’elle se décide enfin à virer tous ces pauvres types. Il se sent si peu légitime, c’est presque cocasse de l’entendre donner des conseils avec emphase et conviction, fort d’une expérience qu’il ne possède pas. Il donne le change autour d’un verre de chardonnay, la main dans la sienne, l’air contrit, essuyant des torrents de larmes et la morve du nez.

On pourrait rire de les voir ainsi mais c’est toute leur histoire qui s’écrit.

En bas de l’escalier, Mylène s’étonne de ne pas voir Paul.
Elle attend. S’irrite de son retard. S’inquiète.
Il aurait pu la prévenir, laisser un mot, envoyer un message.
Elle se passe la main dans les cheveux et souffle, agacée, seule dans ce grand hall, soudain abandonnée. C’est comme chaque fois, comme avec Antoine, quand il partait quelques jours, sans portable, sans réseau, avec ses potes ou peut-être une maîtresse, et qu’elle restait là, comme une conne, à ne plus savoir quoi faire, ni soumise ni dépendante, mais conne quand même, juste à attendre. Elle souffle et songerait presque à pleurer, mais ne veut plus, ces mecs sont des connards, des moins que rien, des menteurs, des bouffons. Elle, elle va s’émanciper. Profiter et broyer. Mais la colère, elle le sait, c’est n’importe quoi.

À l’étage, sous la porte, la lumière filtre accompagnée de voix lointaines, à peine étouffées, des sanglots semble-t-il, ou des raclements de gorge, une voix de femme et celle de Paul. Le salaud ! Il est chez lui. Porte close avec une autre. Mylène frappe. Paul s’excuse. Il n’est pas disponible. Pas ce soir. Pas maintenant. Demain. « S’il te plaît. »
Mylène se tortille et regarde à l’intérieur, tentant de voir cette autre, dans le canapé ou la cuisine, assise à SA place, cette voix sans visage, peut-être plus belle, plus sympa, cette autre qui accapare Paul.
Il a une visite ? Une femme ? C’était prévu ?

— Demain… On se verra demain…

La porte se referme.
On hallucine ! Cet homme n’est pas un apollon, et pourtant, petit, pratiquement chauve, fagoté étriqué, le geste raide et l’air revêche, il attire. Mylène s’irrite de se voir congédiée, piquée par la rivalité de cette femme dont elle ignore le nom, comme si elle pouvait envisager l’idée d’une relation avec Paul, lui tellement quelconque.
Et si gentil, aimable, souriant, prévenant…
Elle claque sa porte.
***
Il faut afficher un air de rien, un petit air qui va nourrir le doute et titiller l’ego – une indifférence feinte, ajustée à l’instant. Paul mesure l’aubaine lorsque Mylène l’aborde le lendemain.

« C’était qui, hier soir ?… Oh, tu restes encore secret ! »
« Tu as déjà été amoureux ? »
« Tu préfères les blondes ou les brunes ?… Ah, peu importe ! »
« Tu aimes les femmes aux cheveux longs ?… Aux cheveux courts aussi ! »
« Et mes cheveux à moi, comment les trouves-tu ? »
« Tu craques pour les taches de rousseur ?… Oui, comme les miennes ! »
« Comment trouves-tu mon nouveau parfum ?… Tu aimes ? »
« Au jasmin ou à la rose, le lait pour le corps ? »
« Comment s’appelle-t-elle ?… Oui, ton amoureuse ! »
« C’est ton amoureuse qui est venue l’autre soir ?… Tu ne veux toujours pas me le dire ! Mais pourquoi ? »

Paul module l’effet de ses yeux bleus, légèrement de trois quarts, tel un héros de série Z, la pose étudiée, emplie de mystère – grotesque, mais efficace. Il rirait de lui-même à se voir ainsi, se retient d’ailleurs, prêt à tout pour amoindrir les tensions de sa frustration. Il a mal au cœur, aux bourses et au crâne, ce n’est pas romantique, mais là, en l’état, le romantisme devient une lointaine abstraction. C’est une histoire d’envie, de chaleur et de fluides, une idée qui court-circuite les sentiments.
***
Ce jeudi soir est fatigué, l’instant intime, le calme apparent. Assis sur le canapé, proches, les coudes s’effleurant furtivement avant de s’éloigner puis de revenir, Paul et Mylène échangent quelques banalités, tel un soir ordinaire. Il a tamisé la lumière et posé un vinyle sur la platine. Mollement, elle boude, un peu, de n’avoir obtenu ses réponses, et sourit faiblement, soulignant le pli délicat du coin de sa bouche. Aimanté, Paul ne voit que lui. Ce sillon le retourne, plus que l’avant-veille ou même qu’hier, il cogne son cœur et serre son ventre, il heurte à l’intérieur. La douleur est vive et le submerge. Il est un homme à l’élan palpitant, un vrai et pas un mec de pacotille, ni invisible ni à jeter ou délaisser ; son corps se tend, son sang bouillonne. Il n’en peut plus. Sa main s’échappe. Cible verrouillée. Geste intrépide. Il la touche. Enfin. Ses doigts tracent le sillon ; Paul inspire et se contient. Il bride son impatience se voulant délicat, dessine, à peine un effleurement, puis une caresse, sur sa joue et ses lèvres, son cou, ses lèvres de nouveau, chaudes et douces, légèrement entrouvertes. Il la regarde et s’approche. Il pense avoir cessé de vivre.

— Paul… Je ne sais pas si…

Le silence.
Des secondes figées sur l’idée d’un gâchis.
Il sait. Il sait qu’il meurt de ne pas l’embrasser, qu’il crève depuis des mois à jouer cette comédie, le bon ami, pauvre type, brave et fidèle, un toutou qui écoute et console, broyé par cette retenue avalée puis dégueulée dans sa solitude.
Il sait. Tant pis. Tant mieux. Peu importe. Il ne sait même plus. Sa bouche n’est plus la sienne, pas plus que ses bras qui l’étreignent, elle si belle qui plie et s’ajuste. Leurs genoux s’effleurent, leurs flancs s’arriment. Il ose. Elle accepte.

Jamais il n’oubliera cette nuit.
Sa peau d’albâtre douce et satinée, la sublime courbe de ses hanches, ses seins ronds, son sexe épilé, son goût, son odeur. La perfection. Tout était parfait. Il l’a dévorée, léchée, avalée, s’est nourri de son souffle, qu’il a cru sincère, heureux et impatient. Il l’a prise, l’a volée, consentante à demi. Demi-mot, demi-soupir, demi-jouissance. Il a contenu son plaisir pour le sien, si timide, un petit bien-être à peine perceptible, un soupir ou un gémissement, ses yeux clos, sa bouche entrouverte. Il l’a possédée un instant, profondément et intensément, a joui fort. Comme jamais.
Jamais il n’oubliera cette nuit.
Elle a remonté le drap sur son corps.
Le silence.
La gêne.
Il voulait l’étreindre, la tenir contre lui comme un amoureux, la tête sur son épaule, les mains dans ses cheveux. Il voulait parler mais ne savait quoi dire. Se taire, c’était mieux. Inconfortable, mais mieux. Ça évitait l’impair.
Jamais il n’oubliera cette nuit.
Il s’est fourvoyé.
***
Il l’entend se lever et feint de dormir. Elle s’échappe en silence, vêtements et chaussures à la main, regagne son appartement. Elle se douche et s’habille. Il écoute, la devine, entend ses sanglots.

Ses gestes sont lents, empêtrés dans la lourdeur de l’instant – l’amertume aux lèvres, le poids sur les viscères. Il n’est pas sot, notre Paul, il perçoit la bavure.
Lui aussi se douche et s’habille.
Devient un automate.
Il endure la journée. Bonjour du matin, bonjour du jour, les collègues, les clients, il supporte. Sur ses rétines, la nuit défile. Les heures ne comptent pas, le corps est autonome – manger, pisser, sourire, on recommence, les mains brassent, les pieds entraînent, droite, gauche, on bifurque, on évite et on repart. Rien n’a de sens. De goût. D’odeur. Tout est dedans, en lui, même s’il secoue la tête – fermer les yeux, c’est pire –, ça l’envahit.
Il survit, comment, il l’ignore, peu importe, voici le soir, bonsoir, bonsoir, les portes de l’agence se referment, le volet coulisse et lui s’enfuit. Il se hâte – rue, parking, voiture, et il est déjà là, au point stratégique de l’immeuble, au pied de l’escalier, à droite de l’ascenseur, là où il avait l’habitude de l’attendre. Où il l’attend encore.
Dans son ventre, les spasmes pincent les viscères diffusant une douleur jusqu’à sa gorge qui se serre, inondée d’une bile amère et visqueuse qu’il faudra ravaler. Il se sait pathétique et se hait, mais reste planté là, comme un con, auprès des boîtes aux lettres. Il prend son courrier et déchire les enveloppes dont il ne lit pas le contenu, il s’en fout, chiffonne et regarde sa montre. Dix-sept heures trente. Déchiffonne. Rechiffonne. Merde.
Juste la voir. Lui parler. S’expliquer. Reprendre la vie où elle s’est arrêtée.
Il s’impatiente, prend peur, se réprimande. Elle va venir. Elle va forcément venir. Elle ne peut que venir. Elle DOIT venir.
Dix-huit heures.
Dix-huit heures trente.

Pâle et comme maintenue par un tuteur des fesses au cou, la tête fixe, Mylène s’avance enfin dans le hall. Elle est si belle ; son cœur, son âme. Sa déraison. Il lui sourit et se heurte à la pierre de son visage, lisse et solide, ose une bise qu’elle ne rend pas, tente un salut à peine audible. Ça s’étouffe alors dans sa gorge, les mots, le sourire et l’envie. Ne restent que la honte, les joues rouges et la sueur de son corps traître devenu soudain celui d’un animal en rut, une chair chaude et dégueulasse qui n’a pas su restreindre ses appétits quand elle aurait pu se satisfaire d’une belle amitié. Paul se ratatine comme un fruit sec, plissé, replié sur sa carcasse malingre, les mains agitées de tremblements, les jambes vacillantes. Regarde, regarde Mylène, rien n’a changé.

— J’ai mis du vin au frais et…

Elle se détourne. Pas ce soir. Elle est fatiguée. Elle a du travail et préfère rester seule. Il s’efface. Se rend. Il reviendra plus tard.
Paul n’est plus beau.

Il attend.
Demain, après-demain.
Elle l’évite.
Il attend.
Dépérit.
C’est profondément injuste, et incompréhensible, et révoltant, cette vie qui se poursuit dans le tourbillon des évitements. Bien sûr, Paul saisit la gêne, mais quand même, ce n’était qu’une partie de jambes en l’air entre adultes consentants, pas de quoi rompre une amitié. L’esquive le mine, là, chaque soir, près des boîtes aux lettres, à l’heure habituelle, lorsqu’elle le salue d’un geste désinvolte, les mots contenus. Pressée, toujours pressée. Il reste silencieux puis monte à son appartement dont il redoute les ombres : sa présence, son parfum, le chandail sur la chaise. Il entend ses rires, ferme les yeux et inspire, elle n’est plus là. Il range les galets, jette la fleur et les coussins en patchwork, garde le gilet imprégné de son odeur.
Lui, le laid, le chauve, le sec, a succombé au brasillement de la beauté. Pauvre imbécile. Il savait.
Dans son verre, il verse le vin préféré de Mylène et boit à son chagrin. Il n’attendra plus.
***
Mylène rythme son existence seule.
Paul n’est qu’un voisin qu’elle salue brièvement, lourd et balourd, un homme sans intérêt, tout juste un interlude qu’elle préfère oublier. Elle arrange son quotidien et relève son courrier le matin, s’absente de nouveau le week-end, ne le regarde plus, ne sourit pas, devient une ombre qui glisse d’un couloir à un autre ; vite sur le parking, vite dans l’escalier, elle s’échappe.

Dans son carnet bleu, il consigne le vide décoré des photos floues volées depuis son balcon. L’aigreur consume ses boyaux, jour et nuit, l’eczéma picore son visage, son cou, ses bras, sort en plaques et démange. Ça l’agace. Toujours ce corps ! Ce foutu corps, qui n’a pas grandi, qui s’est dégarni, fendu, marqué, qui desquame et rougit, s’empâte. Ce nez trop long, ce menton arrondi, ce crâne bosselé et ces yeux d’un bleu de mer sale. Il gratte. S’énerve.
Chez lui.
Au travail.
Qu’ont-ils tous à l’asticoter ?
Les clients sont des malotrus geignards qui l’exaspèrent, ses collègues, des insatisfaits. Lui ne vit plus, mais survit, le palpitant en charpie. Piétiné, l’amour-propre. Piétinée, sa gentillesse. Comme il enrage ! Mais qu’ils se taisent, tous ! Qu’ils la ferment !
Il vend des timbres, affranchit des enveloppes, remet des colis et tamponne. Il frappe le papier avec l’encre, plein de colère, comme il frapperait la table de son poing pour que tout cesse. Ces pensées dans sa tête, cette nuit qui revient en boucle, son parfum, sa peau, ses cheveux. Son sexe dans lequel il se glisse. Il frappe pour libérer le fiel qui le ronge peu à peu. Mylène. Sa chère Mylène.
***
Le chagrin s’étiole avec le temps, dit-on.
Ha, ha, ha ! Paul rit. Jaune, vert, aux couleurs de l’arc-en-ciel. C’est con, ces phrases toutes faites qu’on sert à toutes les sauces. Lui voudrait qu’on l’oublie, même s’il ne mange plus ou trop peu et inquiète Émilie, qui tente de le distraire. Il s’emporte. Qu’on lui foute la paix ! Ce ne sont pas deux mois qui vont effacer l’affaire. Sa tête s’accroche, son cœur aussi, comme à une idée fixe, de l’aube à la nuit ; une idée dont il entretient sciemment le mal pour ne pas oublier. Ne jamais recommencer. Éviter le beau. Le fuir. Le vomir. Il souffre. Mais souffrir, c’est être encore vivant et lui ne veut pas mourir.
***
Depuis sa fenêtre, le balcon ou par le judas, Paul regarde l’homme qui s’invite chez Mylène. Grand, brun, athlétique – beau, évidemment, il reste la nuit et parfois le week-end. Paul les entend glousser sur le palier – des sons dégueulasses étouffés dans leurs gorges qui piquent le creux des reins et dressent le dard, malgré la rage. Paul s’apaise contre la porte, enroulant des feuilles de papier absorbant dans ses mains crispées. Que c’est laid ! Il se hait, bouffé d’une jalousie que la jouissance n’étanche pas. Elle ne file pas, cette saloperie, collée à sa chair, insérée dans ses pores, jusqu’aux ramifications profondes. Des veines aux synapses, elle se propage, s’accroît et consume. Il crève à chaque nouvel assaut, voudrait ne plus voir, ne plus entendre, mais regarde à nouveau, leurs corps collés, leurs chuchotements infâmes et leurs rires coupables, recommence, encore et encore, l’ego rabougri comme une plante desséchée. Mylène sourit et ce n’est plus à lui.

Elle a jeté ses cartons. Paul les découvre un soir en rentrant de la poste, pliés sur le pas de la porte. Elle a accroché des rideaux aux fenêtres et fixé des jardinières au balcon. Le brun rôde. Paul l’entend qui perce et qui cloue au travers des cloisons. Les pieds des meubles raclent les parquets. On déplace, on agence, on s’installe.
La bile remonte à ses lèvres. La garce l’a remplacé si vite, sensible à une beauté qu’il n’a pas, malgré leur complicité, le vin et les soirées. Elle le repousse, elle, la coquille vide dénuée d’affects, la vile femelle qui l’a utilisé pour occuper son temps et séduit pour asseoir son charme. Il la déteste.
Essaie.

Elle ne lui parle plus, sinon quelques mots échangés sur le pas de leurs portes lorsqu’ils se croisent, bonjour, bonsoir, le temps est si triste, la pluie va tomber. Parfois elle l’ignore, parfois non. Parfois, il espère reprendre leurs habitudes, mais Mylène n’ose peut-être pas, retenue par l’autre, le brun. Ils pourraient être amis.
***
Cet après-midi, en rentrant de l’agence, Paul croit qu’elle l’attend.
Est-ce dû au soleil qui ravive les belles humeurs ou à la douceur de l’air ?
Mylène est dans le hall, attentive au contenu de son sac, elle semble fouiller ou fait semblant. Il est surpris et, lorsque chargé d’un épais sac rempli de ses courses il heurte sa silhouette, il bafouille des excuses, l’air idiot.
Il s’approche et ébauche un sourire timide qui s’étire peu à peu dans la joie profonde de cette entrevue, illuminant ses traits jusqu’à le rendre beau. Il tend la main – un geste bête, alors qu’elle amorce un recul. Elle recule, Paul ! Il ne voit pas, cet imbécile, qu’elle le fuit. Elle voudrait rester polie, ne pas le blesser, mais sa main lui répugne, comme si le souvenir de sa peau, de son odeur, de son souffle dans l’effort des corps qui se possèdent la frappait d’un écœurement irrépressible. Paul réalise. Encaisse. S’agace. Explose. L’affront pourrait l’abattre, mais son sang bouillonne d’une rage soudaine. Son corps se propulse seul, d’un bond, sur ce bras qu’il saisit et contraint à plier. Il serre, Paul, fort, très fort. Il écrase leur histoire, ses mensonges, son indifférence, il broie sa peine et pénètre la chair tendre, marque et abîme. Il voudrait détendre ses doigts mais n’y parvient pas, trop crispé, poussé par ces mots qu’il espère et qu’elle ne prononce pas. Ça lui ronge les tripes et le cerveau, plus fort que sa volonté – une hargne qui l’habite, une violence qui déferle tel un vent d’orage, puissante et incontrôlable. Il voudrait lâcher mais ne pense qu’à frapper. Alors il lutte, serre le bras pour que son poing ne lui échappe pas et contient sa violence, ce mal qu’il n’a jamais ressenti, lui si doux, terrassé par lui-même, cette horreur qui l’envahit, celle de ces hommes faibles imbibés jusqu’à l’os qui cognent et brutalisent dans l’inégalité des forces et la lâcheté des menaces.
C’était son père. Pas lui.
Pas lui. Pas lui. Pas lui.
Mylène le supplie, tentant de desserrer l’emprise. Se tortille. Elle s’effraie de la bascule. De ce regard devenu fou.

— Paul… s’il te plaît… Paul…

Sa voix le heurte. Il déraille.
Pas lui. Ce n’est pas lui.
Les souvenirs se fracassent sur ses mains, la contraction de ses muscles, le mal, ce mal qui le traverse. Comment peut-il ? Pas lui. Ses doigts s’ouvrent dans l’instant, brûlés, brûlants, vite se dérober, ses bras retombent. Il s’affaisse, vrillé en lui-même, il glisse au sol contre le mur. Forme molle, sombre et pliée. Sa tête s’incline, ses yeux se ferment. Il est colère, il est chagrin. Il est épuisé.

— Je te déteste tant…

Mylène. Sa Mylène. Silencieuse.
Du bout des doigts, elle effleure son épaule.
C’est fini. Ses pas dans le couloir, la porte qui se referme.
Elle est partie.

Paul oublie l’heure ; nuit, jour, il s’en fout, il voudrait disparaître. Fuir. Ne plus la voir. Respirer. Il faut qu’il respire. C’est ça, de l’air. Beaucoup d’air. Il doit marcher, frapper le sol de ses pieds, éjecter sa rage dans le bitume qui blessera ses talons.
Il avance. Des heures, des siècles. Il erre dans la ville, d’un trottoir à une rue, d’une rue à un trottoir, trace pour ne plus penser et ne pense qu’à elle. Sa peau, ses lèvres, le sillon au coin de sa bouche, sa Twingo rouge, ses chaussures abandonnées le soir venu, les coussins en patchwork qu’il a balancés. Elle est partout, cette salope, elle l’a contaminé. Il marche jusqu’à la nuit tombée, enivré d’alcools consommés à la hâte dans les bistrots de son parcours. Il en a payé, des tournées. La consolation des lâches. Son père serait fier, un mec, ça boit, ça rote et ça se gratte les couilles devant la télé. Une claque ou deux à sa femme pour dégourdir les deltoïdes les soirs de match. Ou les soirs tout court. C’est facile.

Paul, pauvre Paul, employé des Postes.
Paul n’est pas beau.
Paul est un loser.
Paul est un con entiché d’un fruit pourri.
Qu’espérait-il ?

Il se couche nauséeux, le lit tangue dans les relents de bière arrosée de vodka. Il aimerait trouver le sommeil, s’y couler, fermer les écoutilles et s’effacer. Sa vie est un naufrage. Il en pleurerait. Alors il verrouille ses paupières, les traits crispés, presque douloureux. Il va survivre comme il l’a toujours fait. Verrouiller.
Les larmes sourdent de ses yeux clos et s’échappent en vagues irrépressibles, des sillons d’eau qui dévalent ses joues et inondent son cou et son torse. Elles s’écoulent en averse dans les hoquets et les râles. Le chagrin. Le vrai. Paul pleure sa misère, son histoire et sa vie. Il vide le trop-plein de malheur, lave à grande eau, s’épuise. S’endort.
***
Paul jette le carnet bleu. Il déchire les pages et gribouille les photos, décolle les rubans, plie les stickers, efface les poèmes. Il détruit des semaines et des mois, son premier regard, son premier sourire, ne veut rien garder. La colle résiste, mais il insiste, déterminé et précis. Mylène is dead.
Il s’arrange pour ne pas la croiser et s’oblige à ne plus l’épier. Il souffre. C’est comme un fer chaud posé sur sa chair, la douleur irradie, se propage et tranche le souffle. Il est en apnée ; depuis deux semaines, il ne respire plus. Il balance le gilet dont l’odeur le torture, ne veut plus le sentir enroulé dans ses draps, sur son corps tiraillé par une jouissance qu’il n’atteint pas. Il boit du vin rouge et ne prend plus de blanc, bannit le pouilly et le saint-véran. Il déplace les meubles et change les fauteuils, le canapé aussi. Le week-end, il s’évade chez Émilie ou Rachel, son autre sœur, et même chez Maxime, son frère avec lequel l’entente est tout juste courtoise. Il veille à ne pas rester seul, pas trop longtemps, pas trop souvent. Il se résigne. Il guérit.

Mais, Paul, ce n’est qu’en surface !
Il serre les dents, il souffre, il voudrait mourir.

Quand le mal se décidera-t-il à refluer ?

Émilie le reçoit. Tracassée par son apathie et sa mine chiffonnée, elle l’invite chaque week-end, lui concocte ses plats préférés, le conduit chez Rachel où les rires des enfants lui recolorent les joues et lui dessinent un sourire. Paul. Son Paulo. Celui qui a pris les coups à leur place dans la maison du malheur, quand leurs exubérances enfantines déclenchaient les foudres paternelles. Il ramassait les raclées comme on fait un baiser, s’imposant devant eux, les bras tendus, le corps en avant, lui, l’aîné, le responsable. Il assurait leur subsistance en travaillant le week-end au black chez l’épicier d’à côté ; il portait les sacs et les cartons, pliait sous le poids mais ne lâchait pas. Il palliait les manquements de ceux pour qui le rôle de parents consistait à couler dans l’alcool les allocs et les primes. Il en a pris, des torgnoles, Paul. Émilie n’oublie pas. Elle voudrait tant faire. Le consoler, lui offrir du bonheur. Pulvériser cette Mylène qui englue ses neurones et éteint ses yeux bleus. Elle est brave, Émilie, une bonne fille un peu simple, pas très futée mais gentille. Elle ne supporte pas la situation et s’évertue à le secouer. Des Mylène, y en a d’autres, et des bien plus belles du dedans, et des bien plus authentiques, des filles vraies qui l’aimeront pour lui, pas pour de l’artifice gonflé dans les salles de gym. « Tourne la page, Paul. » Elle s’énerve, crie et tape ses casseroles. Elle l’insulte, le traite de couille molle ; faut qu’il bouge, qu’il comprenne, qu’il oublie. Elle recommence encore et encore, il écoute et promet, pour la rassurer. Oui, oui, les lambeaux de son cœur se recollent peu à peu, se déchirent encore parfois, surtout le soir après le travail, à cette heure fatidique des anciens rendez-vous, puis se colmatent à nouveau. Émilie s’apaise.

Quand la douleur ne sera-t-elle qu’un souvenir ?

Paul devient un artiste, sans leçon, sans coach, un véritable comédien qui se fond dans un rôle. Œil qui pétille, sourire. Clap. Profil, sourire. Clap. Le film tourne, il joue, il est un autre, heureux et agréable, du matin jusqu’au soir, au fond, le cœur en berne, bien caché sous la surface. Qu’on le laisse ! Surtout qu’on le laisse ! Il ne veut rien raconter, rien exprimer. Il vend, tamponne, sourit, vend, tamponne, sourit. Personne ne le voit. Il ne voit personne. C’est facile.
Chaque soir, ses pas gravissent l’escalier jusqu’au palier silencieux ; les portes sont closes, chacun chez soi, Mylène avec son type, lui seul. Il regarde malgré lui, espère malgré tout. Il regarde et ralentit le pas, au cas où, mais la porte est fermée et il rentre chez lui, allume, retire sa veste, traîne les pieds et investit son vide.
Il dîne, la télé en sourdine, puis sort le carnet rouge dont il a fait l’acquisition la semaine dernière. Un beau carnet, comme le précédent, soigné et coûteux. Il a commencé à le remplir et poursuit son travail, appliqué, comme toujours, de l’encre bleue, un Waterman, quelques paillettes, des couleurs aux craies d’art. Il croque et consigne les anecdotes de la journée.
Et raconte Angélique.
La belle Angélique.

Extraits
« Elle accepte. Il jubile, ravi et léger, soudainement détendu; il se fait désinvolte et l’invite dans la cuisine où les verres se remplissent et les rires se répandent. Il raconte la Poste, les collègues et les clients capricieux, les demandes insolites et les idioties, elle rit. Elle rit et lui est heureux. Il a tant rêvé cet instant, des nuits entières, conscient de la vanité de son espoir, et voici qu’ils discutent, assis dans sa cuisine comme des amis de longue date.
Elle reste tard. Accepte un dernier verre. Lâche prise. » p. 31

« Angélique est belle les cheveux emmêlés, pâle et froissée, assise sur son canapé. Elle serre les genoux et lisse son chemisier. Paul ramasse sa détresse, un regard en pleine face ; la tristesse qu’il remarque, elle est pour lui. Lui, l’arrogant et le vulgaire. La bête. Il sent la bile à son palais. Tout ça, c’est de la faute de Mylène. Non. Même pas. C’est de la sienne.
Il se dégoûte. » p. 83

« Elle pourrait partir, elle qui vient de s’installer, la tête emplie d’espoir, partir comme le conseille l’article parcouru dans Elle ou Marie Claire. Elle pourrait remplir ses cartons et ses sacs. Elle pourrait, mais elle ne peut pas, parce qu’elle croit à l’amour, à la rédemption et aux choses qui changent.
Elle se tait.
Ferme les yeux. » p. 131

À propos de l’auteur
SOYMIER_benedicte_DR_©Johann_CourBénédicte Soymier © Photo DR 7 Johann Cour

Infirmière, Bénédicte Soymier exerce dans le Doubs (25). Lectrice éclectique, passionnée de littérature, elle partage ses avis de lecture sur son blog «Au fil des livres». Le mal-épris est son premier roman. (Source: Babelio)

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Du côté des Indiens

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  RL2020   Logo_second_roman

En lice pour le Prix littéraire «Le Monde» 2020

En deux mots:
Ziad va fêter ses dix ans et attend un père qui tarde à venir, car il entretient une relation avec Muriel, la voisine du cinquième. Cette ancienne actrice va aussi réussir à amadouer le garçon et lui faire découvrir l’univers du cinéma. Un univers qui l’a brisée, victime d’un abus dont elle n’a pas se remettre.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Les bleus à l’âme de Ziad et Muriel

Avec son second roman, Isabelle Carré confirme son statut de romancière au style délicat et sensible. Dans les pas d’un garçon de dix ans, elle raconte l’univers impitoyable du cinéma avant #metoo.

Après ses talents d’actrice et de comédienne, Isabelle Carré nous avait dévoilé il y a deux ans ses qualités d’écriture en publiant Les rêveurs, un premier roman couronné par le Grand Prix RTL-Lire et le prix des Lecteurs de L’Express-BFMTV. Il mettait en scène une fratrie cherchant son indépendance, entre une mère vivant dans son propre monde et un père qui se découvrait homosexuel.
Si la plume reste toujours aussi délicate, le registre de ce second roman change, à la fois plus distancié et plus proche de sa vie. Nous partageons cette fois le quotidien d’une famille vivant dans un immeuble de Courbevoie. Ziad, qui va fêter ses dix ans, attend son père face à l’ascenseur. Il lui réserve une belle surprise. Son bulletin est bien meilleur qu’en début d’année et c’est empli de fierté qu’il patiente. Déjà les Da Costa et leur chien sont passés, déjà tous les habitants de l’immeuble sont rentrés quand enfin son père arrive. Mais l’ascenseur ne s’arrête pas au deuxième. Il poursuit sa route jusqu’au cinquième. Bertrand en sort et s’engouffre dans l’appartement de Muriel Péan, une belle femme rousse.
Ziad vit désormais avec ce secret, s’étonnant tout à la fois que sa mère ne se doute de rien, et que son père continue d’avoir ce regard triste. La lassitude s’installe, la communication se réduit à la portion congrue. «Je sais, moi, que vos silences peuvent être pires, et parfois encore plus tranchants que des mots.»
Alors Ziad décide d’agir. Il grimpe au cinquième et explique à Muriel que son père ne montera plus et que, s’il le faisait quand même, elle se devait de le renvoyer. Un plan qui aura une conséquence inattendue, puisqu’il va rapprocher Muriel et Ziad qui n’est pas insensible aux charmes de la belle rousse. Se sentant un peu coupable, elle promet à son nouvel ami de l’emmener sur un tournage, de lui faire découvrir l’univers du cinéma. Car Muriel est scripte, après avoir été actrice.
Le récit bascule alors quelques années en arrière, au moment où Muriel rejoint une équipe de tournage en Bretagne. Elle a réussi à s’imposer après un casting et déjà on lui promet une belle carrière. Sauf que le soir de ses 20 ans, François, le réalisateur, l’attire dans sa voiture et l’embrasse de force, la sidérant complètement. Elle subit l’agression et reste tétanisée. En sortant de la voiture, «elle garde une sensation de brûlure sur la joue et autour de la bouche, des cicatrices de sa barbe de trois jours. La nuit est complètement noire à présent, elle distingue à peine l’herbe sous ses pieds. Ce moment de liberté lui donne du courage, elle peut décider des choses, elle n’est pas une poupée qu’on habille et maquille, qu’on coiffe et qu’on embrasse, qu’on ramène le soir, qu’on couche après lui avoir brossé une dernière fois les cheveux en lui souhaitant bonne nuit».
En fait, le calvaire de Muriel ne fait que commencer. Le quinquagénaire sait pertinemment comment manœuvrer pour profiter de la faiblesse psychologique de sa protégée. Elle finira par trouver son salut dans la fuite. Son premier film en tant qu’actrice sera aussi son dernier.
Isabelle Carré a choisi de ne pas laisser Muriel seule avec son histoire et, en racontant tour à tour les trajectoires de Ziad et de ses parents, Anne et Bertrand, elle élargit son propos et parle de drames, de douleurs, de chocs subis par les uns et les autres. Et cherche les moyens de surmonter ces difficultés. Les plus belles pages étant consacrées à ce défi de la reconstruction, même si le chemin vers la lumière peut être très tortueux.
S’il fallait une preuve de plus de son talent de romancière, il serait à chercher dans cette façon de sentir les choses et de les assimiler pour les intégrer au récit. Incapable de répondre à vif aux questions posées par les journalistes au moment de l’affaire Weinstein, l’actrice a imaginé Muriel pour porter sa pierre à l’édifice et se placer du côté des Indiens.
On se réjouit déjà de voir comment elle rendra compte du confinement, une étrange période dont son écriture s’est imprégnée et qui nous vaudra sans doute l’an prochain une troisième œuvre. Le rendez-vous est déjà pris!

Du côté des Indiens
Isabelle Carré
Éditions Grasset
Roman
350 p., 19 €
EAN 9782246820543
Paru le 19/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Courbevoie et à Paris. On y évoque aussi Louvroil dans le Nord.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Il s’est trompé, il a appuyé sur la mauvaise touche, pensa aussitôt Ziad. Il ne va pas tarder à redescendre… Il se retint de crier: “Papa, tu fais quoi? Papa! Je suis là, je t’attends…” Pourquoi son père tardait-il à réapparaître? Les courroies élastiques de l’ascenseur s’étirèrent encore un peu, imitant de gigantesques chewing-gums. Puis une porte s’ouvrit là-haut, avec des rires étranges, chargés d’excitation, qu’on étouffait. Il va comprendre son erreur, se répéta Ziad, osant seulement grimper quelques marches, sans parvenir à capter d’autre son que celui des gosses qui jouaient encore dans la cour malgré l’heure tardive, et la voix exaspérée de la gardienne qui criait sur son chat.
Son père s’était volatilisé dans les derniers étages de l’immeuble, et ne semblait pas pressé d’en revenir.»
Ziad, 10 ans, ses parents, Anne et Bertrand, la voisine, Muriel, grandissent, chutent, traversent des tempêtes, s’éloignent pour mieux se retrouver. Comme les Indiens, ils se sont laissé surprendre; comme eux, ils n’ont pas les bonnes armes. Leur imagination saura-t-elle changer le cours des choses? La ronde vertigineuse d’êtres qui cherchent désespérément la lumière, saisie par l’œil sensible et poétique d’Isabelle Carré.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Victor de Sepausy)
Page des Libraires (Valérie Châtelain, Librairie Majuscule-Birmann, Thonon-les-Bains)


Isabelle Carré présente son nouveau roman Du côté des Indiens © Production éditions Grasset


Isabelle Carré présente son second roman Du côté des Indiens © Production Libraires en Auvergne-Rhône-Alpes

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« mar. 1 oct. 2017 à 8:52
Chérie, je suis parti vite.
Mais ce soir, je rentrerai
tôt. On pourra aller voir
Detroit, il passe encore.
Tu dois être réveillée,
Écoute la fin de
l’émission si tu peux…
Le sujet t’intéressera.
Bonnes répétitions.

La radio était trop forte, comme chaque matin. Il la maintenait allumée en permanence. Le silence devait lui faire peur pour qu’il l’allume dès son réveil, à peine posé le pied par terre. Je m’y étais plus ou moins habituée. Certains jours, il m’arrivait même de l’imiter, de la mettre à plein volume, ou de l’écouter toute la nuit pour combattre une insomnie, peu habituée au vide désormais.
Nous habitons une rue minuscule, aucune voiture ne la traverse. La plupart du temps, on croirait vivre en rase campagne plutôt qu’en centre-ville. Sans la musique, les nouvelles, et ces bavardages incessants, la quiétude envahirait l’appartement, nous laissant presque aussi isolés qu’au milieu d’un lac gelé.
De temps en temps, un livreur passe en scooter, et déchire ce silence. Plus rarement, les klaxons se déchaînent lorsqu’une camionnette prend notre ruelle pour une impasse, et décide d’y stationner la matinée entière. Sinon, rien, les talons des femmes qui claquent sur les pavés le samedi soir, et c’est tout. J’ai parfois l’impression d’habiter nulle part, d’être absente moi aussi.
Un rayon de lumière grise traversa la pièce, si faible qu’on aurait pu penser que le soleil venait de se lever, ou qu’il était déjà cinq heures du soir. Je m’installai à la table de la cuisine, sans allumer le plafonnier, préférant laisser au jour une chance de s’éclaircir. Un homme d’une cinquantaine d’années racontait au journaliste la fin de son enfance. Au fil de son récit, je compris que le passage à l’âge adulte constituait le thème principal de l’émission. Pour lui, cela avait été brutal, sans transition. À dix ans, il avait découvert que son père trompait sa mère avec la voisine du dessus. «Tous les soirs, je redoutais que l’ascenseur monte trois étages plus haut, avec mon père dedans…»
L’homme soufflait dans le micro comme s’il avait fourni un gros effort physique, l’émotion l’empêchait d’en dire autant qu’il l’aurait souhaité. Il bégaya un instant, avant d’ajouter deux ou trois détails confus. Puis le journaliste se dépêcha de conclure sur une citation de John Irving. «Notre enfance est toujours volée. Le monde adulte peut endommager le monde de l’enfance à tout moment : pas seulement le corrompre, mais encore nous arracher à lui.»
Le générique de l’émission suivante démarra sous les applaudissements, un divertissement avec des chroniqueurs survoltés. La voix de l’homme ému continuait de résonner dans ma tête. Tandis que s’accomplissait la routine du petit déjeuner, le thé trop infusé, les tartines à surveiller pour éviter qu’elles ne ressortent carbonisées, les tasses sales à glisser dans l’évier… j’imaginais le garçon, du haut de son mètre vingt, fixant la cage d’escalier, et je pouvais voir avec lui son enfance s’envoler dans l’ascenseur. La mienne s’était brisée autrement, mais semblait réapparaître, puisque, d’un seul élan, toutes mes pensées l’avaient suivi dans la cabine étroite. Premier, deuxième, troisième palier… au cinquième étage, je l’avais définitivement rejoint.

L’ascenseur
Installé par terre dans l’entrée avec un manga qu’il parcourait distraitement, Ziad guettait son arrivée. Il crevait d’impatience, sautait des pages. Son genou tressautait malgré lui, entraînant sa jambe et tout son corps dans un mouvement nerveux, répétitif. Sur le chemin du retour, il avait évité de justesse un motard au carrefour. C’était sa faute, en sortant de l’école, il s’était élancé depuis le haut de la rue, profitant de la pente pour gagner en vitesse, imaginant décoller au bout, persuadé que rien ni personne ne l’arrêterait. D’habitude, il s’attardait au moins une heure sur la dalle avec ses camarades. Mais cet après-midi-là, il n’avait même pas pris la peine de les saluer, trop pressé de rentrer chez lui. C’était son anniversaire, et dans son cartable, bien rangé entre deux cahiers, ses dernières évaluations attendaient d’être commentées. Il avait une telle hâte de les lui montrer… Pendant des mois, son père avait insisté pour qu’il s’applique et progresse enfin. Le début d’année avait été décevant, Ziad en convenait lui-même. Heureusement, il avait redressé la barre, et le bulletin qu’il tenait entre ses mains le remplissait d’une confiance nouvelle. Il en avait eu mal au ventre des jours durant, mais aujourd’hui, il en était certain, ses efforts seraient récompensés. Il ne lirait plus la déception dans les yeux de son père.
Un air glacé s’échappait de la porte d’entrée, le sol, sous ses jambes, était froid et humide. Il aurait pu s’asseoir plus confortablement, aller se chercher un coussin, une couverture, mais Ziad refusait de s’éloigner ne serait-ce qu’une seconde, préférant avoir des crampes et les pieds gelés plutôt que courir le risque de ne pas être au rendez-vous…
À tout moment, la porte pouvait s’ouvrir sur eux.
Du deuxième étage où l’appartement familial se trouvait, on entendait les allées et venues des locataires sous le porche, dans la cage d’escalier, et si on tendait l’oreille, on pouvait saisir la sonnerie du code, juste avant que ne résonne le claquement sourd de la porte cochère. Avec le temps, Ziad avait pourtant appris à s’en méfier. Lourde, trop épaisse, mal entretenue, la porte se bloquait souvent et restait grande ouverte sur la cour. D’autres fois, au contraire, comme sous l’effet d’une tempête, poussé par le vent, le battant se refermait d’un coup sec en faisant trembler l’immeuble, peut-être même la rue entière et tout Courbevoie.
L’après-midi s’achevait lentement, Ziad était las de retourner ce grand sablier imaginaire dans sa tête. Il fut soulagé d’entendre les voisins du dessus monter les escaliers en soufflant, signe que ses parents n’allaient pas tarder à rentrer. Monsieur et Madame Da Costa étaient âgés, et bien qu’elle fût en surpoids, ils désertaient l’ascenseur à cause de leur caniche nain claustrophobe. L’ascension était pénible, interminable, mais préférable aux plaintes de l’animal. Ils s’arrêtèrent sur le palier pour faire une pause. Le chien détecta aussitôt la présence du garçon derrière la porte, et colla sa truffe contre le paillasson. Il le respira un moment, semblant apprécier l’odeur de gâteaux au beurre qui s’en dégageait, avant de reprendre, encouragé par ses maîtres, sa laborieuse progression.
Ziad venait de finir son goûter. D’un doigt mouillé, il ramassait les miettes autour de lui, en les comptant. Il les rassembla en ligne droite, puis en cercle, il y en avait dix-sept. Sa mère aussi aimait compter les choses, même si elle s’en défendait. Ils avaient tous deux honte de l’avouer, mais comment s’en passer ? C’était un jeu captivant, le plus sûr moyen de garder son calme. Une petite énumération dans les moments critiques, et on respirait mieux. Au milieu des déceptions, des chocs, il existait une possibilité d’apprivoiser les débordements. L’inattendu n’avait qu’à bien se tenir, lui aussi se contenait, se mesurait, comme le reste. Il suffisait pour s’en convaincre de lire le journal : le moindre crime, les injustices, quelles qu’elles soient, rejoignaient inévitablement de jolies courbes de statistiques ou finissaient bien sagement rangés dans une colonne. En réalité, tout s’additionnait, se maîtrisait, toujours…
Ziad changea encore une fois la disposition des débris sucrés, imaginant que sa mère accompagnait son arithmomanie, répertoriant avec lui les miettes oubliées.
Elle n’allait pas tarder à débarquer, les bras chargés de courses. En général, elle arrivait la première.
Il n’aimait véritablement que certains aspects de sa personnalité, les autres, il aurait préféré ne pas les voir : son orgueil, la façon qu’elle avait de flotter, toujours ailleurs, et cette distance qu’elle leur imposait à tous, sans jamais le reconnaître.
Pour autant, son amour pour elle n’en était pas diminué ; la tendresse qu’il éprouvait pour le côté si généreux, presque timide, de son caractère, était infinie. Il se répétait chaque jour qu’il devenait urgent de lui témoigner sa reconnaissance, son affection. Sa mère vieillissait, et bien qu’elle n’ait pas atteint la cinquantaine, il s’inquiétait de la voir disparaître sans en avoir eu l’occasion. Mais comment s’y prendre? Il ne pouvait s’adresser qu’à son être tout entier, sans rien différencier, et la ferveur de ses sentiments, dès qu’il y pensait, n’était plus aussi grande. Mieux valait donc se taire et lui parler dans sa tête, lui envoyer mentalement d’interminables discours, en espérant que quelque chose d’eux lui parviendrait. Et puis, il collectionnait ses foulards, les tee-shirts emplis de son odeur, qu’il cachait avec délectation sous son oreiller. Cela lui suffisait, lui apportait un réconfort facile, immédiat. Aussi souvent qu’il le souhaitait.
En grandissant, il découvrit qu’elle était malheureuse. Son père rentrait de plus en plus tard, une expression contrariée sur le visage, au point que cette triste figure était devenue son masque ordinaire.
Confusément, lui venait la nostalgie du couple qu’ils avaient formé les toutes premières années. Il se souvenait d’un monde encombré de jeux, de formes géométriques aux couleurs primaires. L’atmosphère était douce et paisible, les journées passaient vite alors… il n’aimait pas les voir s’achever, sauf lorsque sa mère se penchait sur lui, pour lui dire bonsoir : c’était aussi agréable que de se prélasser dans un bain chaud en écoutant des chansons tristes. Chaque soir, il avait l’impression de respirer un air brillant, plein de lumière. Une lumière de fête.
Dix ans… il bomba la poitrine à l’évocation de ce nombre parfait, magique, il allait enfin ajouter un second chiffre à son âge, lui qui les aimait par-dessus tout, appréciait tant leurs jolies symétries.
En le voyant souffler ses bougies, leurs cœurs s’attendriraient à nouveau, et son bulletin ferait le reste ! Il en souriait d’avance.
Il lui sembla que la voix de son père se rapprochait, puis s’éloignait dans la rue, achevant probablement une conversation au téléphone. Bertrand hurlait toujours dans l’oreillette, et adressait plein de reproches à son interlocuteur, paraissant déplorer son absence : pourquoi ne pas l’avoir rejoint, pourquoi ne pas se parler autour d’un bon café ? De toute évidence, personne n’osait lui dire qu’il s’époumonait pour rien ; le temps où plusieurs abonnés se croisaient sur la ligne était révolu. Seul Bertrand, comme atteint de surdité, continuait de crier.
Dans la cuisine, l’horloge venait tout juste de sonner dix-huit heures, Ziad ouvrit la porte, et, tel un groom, se posta sur le palier. C’était inespéré de le voir arriver si tôt, lui qui, depuis une heure déjà, faisait le siège de l’entrée… Bertrand avait fini par raccrocher, et attendait l’ascenseur en insistant sur le bouton d’appel. Il n’y avait que deux étages à monter, mais contrairement aux voisins du dessus, lui n’était affublé d’aucun chien stupide. Fatigué par ses journées pleines de colères téléphoniques, il appréciait que personne n’exigeât de sa part le moindre effort supplémentaire. Quand enfin la cabine arriva dans un bruit de trombone, Bertrand s’y s’engouffra. Ziad l’entendit farfouiller dans sa sacoche, y ranger le portable qui ne captait plus, et chercher ses clés, tout au fond. Du haut des escaliers, il résista de toutes ses forces au désir de lui signaler sa présence : « Papa, ne t’inquiète pas, je t’ouvre ! Je t’attends ! Je te vois à travers le grillage ! » En se penchant, il pouvait observer la cabine approcher, suspendue à ses longs cheveux noirs caoutchouteux. Ziad voulait surprendre son père en ouvrant la porte d’un seul coup. Mais l’ascenseur lui passa sous le nez, et, à sa grande stupéfaction, continua tranquillement son ascension.
Il s’est trompé, il a appuyé sur la mauvaise touche, pensa aussitôt Ziad. Il ne va pas tarder à redescendre… Une fois de plus, il se retint de crier: «Papa, tu fais quoi? Papa! Je suis là, je t’attends…» Les minutes s’écoulaient lentement, comme au Scrabble quand les mots comptent double. Pourquoi son père tardait-il à réapparaître ? Les courroies élastiques de l’appareil s’étirèrent encore un peu, imitant de gigantesques chewing-gums. Puis une porte s’ouvrit là-haut, avec des rires étranges, chargés d’excitation, qu’on étouffait. Il va réaliser son erreur, se répéta Ziad, osant seulement grimper quelques marches, sans parvenir à capter d’autre son que celui des gosses qui jouaient encore dans la cour malgré l’heure tardive, et la voix exaspérée de la gardienne qui gueulait sur son chat.
Mais son père s’était volatilisé dans les derniers étages de l’immeuble, et ne semblait pas pressé d’en revenir. »

Extraits
« Généralement, tous les voisins rentraient plus tôt, excepté celui du premier, qui ne montait que vers deux heures du matin, chantant ou injuriant un adversaire imaginaire, parce qu’il avait trop bu. Il n’était sobre que le dimanche – s’abstenait-il ce jour-là parce que lui aussi croyait en Dieu, ou craignait-il en fin de semaine une remontée exponentielle de sa mélancolie?
Ziad entendait les portes se refermer les unes après les autres.
Et, au moment où il avait cessé d’y croire, l’ascenseur s’envolait de nouveau dans les étages, puis redescendait en grinçant, grave, presque douloureux, comme si la machine épuisée avait du mal à respirer, avant de s’arrêter net, dans un cri métallique. La clé pénétrait dans la serrure. Son père s’était enfin décidé à rentrer. » p. 23-24

« Évidemment, c’était assez déroutant de voir son père séduire une autre femme, même en pensée. Mais Muriel Péan – c’était le nom qu’on pouvait lire sur sa boîte aux lettres – était belle. Et Ziad commençait à devenir réceptif à la beauté des femmes, la chose en lui s’était déclenchée au début du dernier trimestre, et ne cessait de grandir jusqu’à vouloir prendre toute la place.
Il avait, depuis lors, la désagréable impression d’être coupé en deux. Une partie de lui-même demeurait en colère – cette histoire le dégoûtait, le révoltait plus qu’il n’aurait su le dire – tandis qu’une autre prenait plaisir à se détacher du réel, pour mener sa propre vie. En classe, sur son lit, avant de s’endormir, les rêves se déployaient en 3D au-dessus de lui, pour l’emporter au loin… et c’était son tour alors de séduire toutes les femmes, les rousses surtout. C’était à lui, à présent, que s’adressaient leurs caresses, leurs mots d’amour… Il pouvait voir leurs corps, les toucher, il ne se lassait pas de sentir leur souffle, cette musique incomparable était si douce à son oreille… » p. 30

« Elle doit parlementer longuement avec le régisseur pour qu’il accepte de la laisser rentrer à pied, il est si tard. Depuis qu‘elle est sortie de la voiture, chancelante, l’air s’est encore rafraîchi, et sur le chemin elle grelotte. Elle garde une sensation de brûlure sur la joue et autour de la bouche, des cicatrices de sa barbe de trois jours. La nuit est complètement noire à présent, elle distingue à peine l’herbe sous ses pieds. Ce moment de liberté lui donne du courage, elle peut décider des choses, elle n’est pas une poupée qu’on habille et maquille, qu’on coiffe et qu’on embrasse, qu’on ramène le soir, qu’on couche après lui avoir brossé une dernière fois les cheveux en lui souhaitant bonne nuit, « dors bien petite actrice, dors jolie poupée… À demain! Demain, on reviendra te chercher ». » p. 118

À propos de l’auteur

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Isabelle Carré © Photo JF Paga

Isabelle Carré est une actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, et écrivaine française née en 1971. Elle obtient le César de la Meilleure Actrice en 2003 pour son rôle dans Se souvenir des belles choses ; et le Molière de la Comédienne à deux reprises, en 1999 pour Mademoiselle Else et en 2004 pour L’Hiver sous la table. Le premier roman d’Isabelle Carré est publié en 2018 aux éditions Grasset. Intitulé Les Rêveurs, ce dernier lui permet d’être la récipiendaire du Grand Prix RTL-Lire et du prix des Lecteurs de L’Express-BFMTV. Son second roman, Du côté des Indiens est paru en août 2020. (Source: Éditions Grasset)

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État d’ivresse

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Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Une femme prisonnière de l’alcool raconte son quotidien. D’abord dans le déni, elle se voit dans le regard de son fils et de sa voisine la peur, l’incompréhension, la colère. Son mari a déserté, son employeur perd patience. Le piège se referme…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Anatomie d’une addiction

À travers le portrait d’une femme sombrant dans l’alcoolisme, Denis Michelis continue d’explorer les souffrances des plus faibles. «État d’ivresse» est un roman dur, implacable, dérangeant.

Elle est tombée dedans sans que l’on sache exactement pourquoi. Elle est maintenant pieds et poings liés, emprisonnée dans son addiction. Forte, irrépressible, même si elle ne veut pas se l’avouer: «Donne-moi une minute ou deux de réflexion et je nous sortirai de cette mauvaise passe » dit-elle juchée sur son tabouret à la recherche de la bouteille de rhum dédié à la pâtisserie dans le placard de la cuisine. Le résultat de cette réflexion volontaire?
Son fils Tristan la retrouve «avachie sur la table haute de la cuisine, devant une petite bouteille de rhum ambré La Martiniquaise, un sac de farine éventré à ses pieds et un rouleau à pâtisserie sur lequel il a manqué de sa casser la gueule.»
Face aux dérives qui s’accumulent, elle reste d’abord fidèle à sa ligne de conduite. Elle nie et minimise, elle gère l’ingérable, elle ment à tous, mais d’abord à elle-même. Notamment quand elle affirme qu’elle voit quelqu’un, qu’elle veut s’en sortir, qu’elle va s’en sortir.
Il va pourtant falloir très vite se rendre à l’évidence, la spirale infernale est enclenchée. Denis Michelis n’a du reste pas besoin de jouer les moralisateurs ou les donneurs de leçon, il suffit de constater. Comme le fait Celia, la voisine qui se désespère et qui en guise de remerciement va récolter des insultes. Celia qui accepte de lui confier sa voiture pour qu’elle puisse aller faire quelques courses. Elle va en profiter pour acheter quelques bouteilles, sans même se rendre compte qu’elle est partie en robe de chambre. Tristan lui rappelle par ailleurs qu’elle n’a plus le permis de conduire…
Son mari, qui brille par son absence, entend tout de même la mettre en garde. Mais curieusement, elle ne se souvient pas avoir reçu ses messages.
Arrive tout de même une lueur d’espoir dans ce tableau sombre, quelquefois drôle – mais c’est l’ironie du désespoir – et terriblement angoissant: «Sortir de cet enfer, telle est ma devise. M’échapper du labyrinthe dans lequel je me suis moi-même perdue.» Le détail qui tue suit toutefois cette déclaration. «Encore une gorgée».
Entre mythomanie et délire, entre menaces et encouragements, ce roman a quelque chose d’implacable. Comme lorsque vous vous rendez compte que vous êtes dans des sables mouvants et que toute tentative pour vous en sortir n’aura pour conséquence de vous enfoncer encore davantage.

État d’ivresse
Denis Michelis
Les Éditions Noir sur Blanc / Notabilia
Roman
160 p., 14 €
EAN 9782882505453
Paru le 03/01/2019

Où?
Le roman se déroule en France, dans un endroit non précisé.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
État d’ivresse brosse le portrait d’une femme brisée qui, en s’abîmant dans l’alcool, se fait violence à elle-même. Mère d’un adolescent, en état d’ivresse du matin au soir, elle se trouve en errance permanente et dans un décalage absolu avec la réalité qui l’entoure. Épouse d’un homme absent, incapable d’admettre sa déchéance et plus encore de se confronter au monde réel, elle s’enferme dans sa bulle qui pourtant menace de lui éclater au nez.
Comme dans ses deux précédents romans, on trouve sous la plume de Denis Michelis les thèmes de l’enfermement et de la violence conjugués à l’impossibilité d’échapper à son destin.
« Il ne me reste plus qu’à prendre mon élan, qu’à courir pour sortir de cette maison et ne plus jamais y revenir. Mais quelque chose m’en empêche, et cette chose se trouve là, à mes pieds: mon verre tulipe. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Télérama (Christine Ferniot)
En attendant Nadeau (Gabrielle Napoli)
Blog Kroniques
Blog Agathe the book 
Blog Domi C Lire
Blog Les lectures du hibou 
Blog Clara et les mots


Denis Michelis présente État d’ivresse © Production Les Éditions Noir sur Blanc

INCIPIT (Les premières pages du livre)
(Lundi.)
Quelqu’un me poursuit, j’ignore si c’est un homme ou une femme, et lorsque je regarde par-dessus mon épaule, je ne distingue presque rien, juste une ombre, véloce, qui se rapproche.
Devant moi un paysage aride, monochrome, si vaste qu’il efface la ligne d’horizon. Le souffle court, le visage mouillé de larmes, je continue ma course même si cette course me semble perdue d’avance.
Trois ou quatre maisons se dessinent au loin. L’ombre, toujours sur mes talons, pousse un drôle de cri. Vite ! La première maison est fermée à double tour ; aux fenêtres, des rideaux ont été soigneusement tirés. Pourtant je ne suis pas seule. De l’intérieur me parvient une douce rumeur, celle d’un repas en famille : le bruit des verres qui s’entrechoquent, les conversations qui s’animent, les rires et leurs échos qui les prolongent à l’infini. De mes poings serrés, je tambourine contre la porte : laissez-moi entrer ! Un peu plus tard, je tente ma chance auprès de la maison voisine, puis d’une autre, mais personne ne me voit ni ne m’entend.
Autre décor. Des falaises aux arêtes aiguisées comme des couteaux s’enfonçant dans mes pieds nus. Je ne veux pas avancer. En contrebas, le fracas des vagues, assourdissant, je les imagine grandes, noires, toutes dentelées de mousse. Tremblante, je parviens à reculer d’un pas, mais je sens le souffle de l’ombre sur ma nuque. Si tu sautes, me dit-elle, ce sera plus simple pour tout le monde.
Je me réveille, désorientée et seule.
À cette heure-ci, la rue de mon quartier est déserte. À part le vent qui s’y promène. Le vent glacé de novembre qui agite les branches des haies de buis soulève les feuilles pourrissant sur le bitume avant de chercher à se faufiler par le battant de ma boîte aux lettres. Je m’approche en serrant le col de ma robe de chambre. De la paperasse inutile, voilà à quoi me sert cette boîte : prospectus, appels aux dons pour sauver les sans-abri, les sans-pain, les sans-famille, les sans-rien. Aucune lettre d’amour, en revanche. C’est idiot, plus personne n’écrit de lettres, et pourtant il m’arrive de me voir à ce même endroit, dans l’avare lumière du matin, décachetant l’enveloppe, fébrile, et me précipitant dans la maison pour y faire mes bagages.
En attendant, c’est d’un pas traînant que je rentre. Le petit vestibule est surchauffé, il y règne une odeur sucrée, vaguement écœurante. Rien ne vaut la douceur du foyer pour chasser le trouble d’une mauvaise nuit, tu ne trouves pas? J’acquiesce timidement et me dirige vers la table haute de la cuisine où trône un bol fumant. À qui appartient ce bol? J’hésite. Des images me reviennent, harcelantes, et que je m’efforce en vain de chasser : la course-poursuite, les maisons indifférentes à ma détresse, le vertige au bord de la falaise, l’ombre à mes trousses…
Concentre-toi sur le bol. Le bol, oui. Le bol de Tristan! Il n’y a que Tristan pour boire du chocolat chaud de bon matin et il n’y a que lui pour oublier de mettre la machine à café en route. (Soupirs.) Sans parler de la vaisselle sale qui s’accumule dans l’évier. Des verres au bord poisseux, des assiettes tout aussi peu ragoûtantes, deux mugs empilés en équilibre instable, je m’y attaquerai sans doute plus tard. Pour le moment, je perçois le grincement aigu et répété de l’escalier: Tristan est sur le point de faire son entrée.
Que faisais-tu dehors? Sa voix résonne depuis le vestibule. Pas de bonjour ni de tu as bien dormi. Ignore-le, tout simplement, de toute manière, on ne peut pas être au four et au moulin : préparer le café et répondre à son fils. Je ne me souviens plus des doses, trois ou quatre cuillerées ? Préparer du café est tout un art.
Que faisais-tu dehors? Tristan aime la réitération, à croire qu’il ne vit que pour elle, il répète encore et encore, l’impatience coule dans sa gorge.
Que faisais-tu dehors? Cette fois je pivote. Tristan et son mètre quatre-vingts, droit comme un soldat, immobile dans l’embrasure de la porte reliant la pièce de vie (un salon-salle à manger et sa cuisine américaine) au vestibule. Peu importe où je me trouve, on me suit à la trace. C’est l’inconvénient de ces grandes pièces ouvertes, conçues au départ pour lutter contre l’obscurité si chère à notre région.
Ne m’oblige pas à répéter. Tristan ne fléchit pas. Mon manque d’inspiration est tel que mon fils en devient plus obstiné, plus intraitable encore, ça n’a pas l’air d’aller, tu as une drôle de tête! Durant l’interrogatoire, il enfile une épaisse doudoune et un bonnet en laine de couleur sombre : tout est sombre chez Tristan, il ne s’habille qu’en noir ou en bleu marine. J’aimerais qu’il me prenne dans ses bras, c’est un garçon robuste, aux épaules charpentées, prendre quelqu’un dans ses bras ne doit pas être une tâche bien ardue et pourtant il reste à distance. Ses gestes tendres, il les réserve à quelqu’un d’autre. Me cribler de questions, en revanche, est dans ses prérogatives. Tout va bien ? Tout va bien tout va bien tout va bien tout va bien tout va bien tout va bien ? J’ai bien envie de faire le perroquet, cela détendrait l’atmosphère ; entre-temps, mes mains se sont mises à trembler, Tristan le remarque sur-le-champ. Dans son regard brillent deux exquises petites flammes.
Tu ne veux pas me répondre? J’ai relevé le courrier. À cette heure-ci? Oui. Tu t’es réveillée avec les poules, on dirait. C’est à cause de toutes ces images qui tourbillonnent dans mon esprit, suis-je sur le point de répondre avant de me raviser. Tristan, de son côté, me rappelle que le facteur ne passe pas avant onze heures. J’improvise une nouvelle fois, évoquant le courrier de la veille. Et tu es sortie habillée comme ça? Je ne suis restée dehors que quelques minutes. C’est rare de te voir levée si tôt: un souci? Je ne parvenais pas à dormir. Quelqu’un t’a vue ? Personne, non. Tu veux que j’appelle le médecin ? Mais tout va bien, mon chéri, je t’assure. (Tristan souffle, s’ensuit un long silence.) Bon, je dois y aller, à plus. À plus, Tristan, dis-je, mais la porte de l’entrée s’est déjà refermée.
Le café coule avec une lenteur insupportable. Ploc. Un vrai supplice. Ploc. Depuis le départ de Tristan, une soif inextinguible ne cesse de me tourmenter. Ploc. J’ai beau boire un verre d’eau après l’autre, rien n’y fait, je suis un arbre sec, dévoré de l’intérieur, bientôt je me briserai et il ne restera qu’un petit tas de sciure sur le carrelage de la cuisine.

Extrait
« Encore un café, noyé de sucre, histoire de me donner un bon coup de fouet. Des heures que je suis debout sans avoir écrit la moindre ligne. Je vois déjà d’ici la scène où mon fils, à grands coups de sous-entendus grossiers, laissera entendre que je me tourne les pouces. D’habitude, j’encaisse. Je courbe l’échine, il m’arrive même de tendre l’autre joue, mais la prochaine fois je l’enverrai peut-être sur les roses, mon Tristan. Comme si tu ne l’avais jamais fait.
Je ne comprends pas. Tu n’es pas très crédible en amnésique, mais nous y reviendrons. Pas plus tard que la semaine dernière, tu as été fortement désobligeante à l’égard de ton fils. Moi, désobligeante ? J’ai peut-être fait montre de sévérité. Je… Ce n’était pas mon jour. Tu ne vas pas recommencer! Recommencer quoi?
Rappelle-moi ce que je lui ai dit? Tu lui as dit dégage. Tu inventes. Tu profites de mon état de faiblesse et du fait qu’en ce moment ma mémoire n’en fait qu’à sa tête…
Dégage ? J’ai du mal à te croire. Ou alors ce mot m’aurait échappé. Comment une mère peut-elle utiliser des mots pareils à l’égard de son fils?
Un fils qui par ailleurs a toujours fait bonne figure : gentil, poli, serviable, le visage fin, de bonnes manières, de belles dents, un sens aigu de l’ironie.
C’est important, l’ironie, ça vous permet de tenir debout. Moi aussi, j’ironise quand je dis dégage à Tristan. »

À propos de l’auteur
Né en 1980 à Siegen en Allemagne, Denis Michelis arrive en France à l’âge de six ans. Après avoir été rédacteur pour des émissions culturelles sur Arte, il publie son premier roman, La chance que tu as, qui paraît chez Stock en 2014. Le bon fils (Notabilia, 2016, prix des lycéens d’Île- de-France 2018) est finaliste du prix Médicis. Il a également traduit plusieurs romans de l’allemand et de l’anglais dont Les pleureuses de Katie Kitamura (Stock, 2017, prix du meilleur roman Points) et Peur de Dirk Kurbjuweit (Delcourt, 2018). (Source : Éditions Noir sur Blanc)

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Ronce-Rose

CHEVILLARD_Ronce-Rose

En deux mots
Le monde vu par Ronce-Rose ne manque pas d’originalité. La petite fille est pourtant entourée de truands, d’une sorcière et du d’un unijambiste. Mais par naïveté ou par espièglerie, elle va choisir d’affronter les problèmes avec optimisme. Joyeux, inventif, irrésistible !

Ma note
etoileetoileetoile (beaucoup aimé)

Ronce-Rose
Éric Chevillard
Éditions de Minuit
Roman
144 p., 13,80 €
EAN : 9782707343161
Paru en janvier 2017

Où?
Le roman se déroule en france, dans un endroit qui n’est pas cité.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Si Ronce-Rose prend soin de cadenasser son carnet secret, ce n’est évidemment pas pour étaler au dos tout ce qu’il contient. D’après ce que nous croyons savoir, elle y raconte sa vie heureuse avec Mâchefer jusqu’au jour où, suite à des circonstances impliquant un voisin unijambiste, une sorcière, quatre mésanges et un poisson d’or, ce récit devient le journal d’une quête éperdue.

Ce que j’en pense
Le 39e livre d’Éric Chevillard est dans les librairies et nous offre à nouveau de plonger dans cette littérature du rien qui est aussi celle du tout, celle où le langage prévaut sur l’histoire, celle où la recherche du mot juste peut dynamiter le récit.
Après les les réflexions post-mortem d’Albert Moindre, spécialiste des ponts transbordeurs dans Juste Ciel, voici celles d’une petite fille baptisée Ronce-Rose. Si l’auteur n’a pas dû aller chercher très loin l’inspiration pour son héroïne, étant lui-même père de deux filles de six et huit ans, il a en revanche construit un scénario entre le roman d’initiation, le polar et le conte philosophique. Belle gageure relevée haut la main, notamment par le choix de laisser la parole à Ronce-Rose et à son journal intime. Car ainsi les trouvailles littéraires, la vision naïve – ou poétique – des choses peuvent éclore en toute liberté. C’est ce qu’il a expliqué à François Caviglioli dans l’Obs, dévoilant par la même occasion son projet: « Beaucoup de gens ne disent rien d’intéressant après huit ans, dit Chevillard. Ils ont eu ce génie, ces trouvailles un peu maladroites, mais l’ont oublié avec la maîtrise. L’écrivain est celui qui ne s’arrête pas à la panoplie des mots suffisants pour traverser la vie tranquillement. Il amène une contre-proposition. Je ne vois pas l’intérêt d’écrire un livre pour répéter ce que tout le monde dit déjà. »
Voici donc ce monde de Ronce-Rose – piquant comme la ronce, beau comme la rose – qui est à la fois le nôtre et, à travers le regard de la petite fille, une sorte de royaume de tous les possibles. À l’exemple de la profession de Mâchefer et de son ami Bruce, qu’elle détaille ainsi : « Quand Bruce vient dîner, ensuite habituellement ils partent sur un coup avec Mâchefer, c’est leur métier. Ils travaillent avec les banques, les bijouteries, les stations-service. Ne me demandez pas exactement ce qu’ils font, mais ils sont responsables d’un large secteur et ils couvrent une large zone géographique, si bien qu’ils restent parfois absents deux ou trois jours. Ils partent avec leur voiture de fonction qui change tout le temps et je ferme à clé derrière eux. Je ne dois ouvrir à personne. Le monde est plein de brutes, dit Bruce. J’ai des provisions. De quoi tenir une semaine, mais il ne leur est jamais arrivé de partir si longtemps et il reste toujours plein de charcuterie quand ils rentrent. Tout est bon dans le cochon, c’est la seule parole d’évangile que j’aie jamais entendue sortir de la bouche de Bruce et elle y entre plus volontiers mais au moins il vit en accord avec sa foi. Il le dévore entier et il ne laisse pas d’orphelins. »
Très libre et beaucoup plus fûtée qu’on peut le croire de prime abord, Ronce-Rose est une autodidacte curieuse qui se destine à une prefession qu’elle a elle-même inventée: Ornithologue étymologiste.
C’est qu’elle aime beaucoup les expressions et les mésanges: « Toutes les expressions que je connais, c’est Mâchefer qui me les a apprises. Les autres choses aussi, parce que nous avons jugé préférable que je n’aille pas à l’école, voyez-vous. Mâchefer trouve que ce n’est pas un endroit pour les enfants. »
Avec une telle éducation, le lecteurs va se retrouver confronté à quelques mystères qui ne vont toutefois pas l’empêcher de comprendre qu’une sortie nocturne a mal tourné. Ronce-Rose découvre dans la vitrine d’un vendeur d’électro-ménager un sosie de Mâchefer sur tous les écrans de télévision avec ce titre «fin de cavale sanglante».
Dès lors quel sort est réservé à la petite fille ? Sa voisine, Scorbella la sorcière, va bien tenter de se transformer en bonne fée, mais cela ne suffira pas à ramener Mâchefer. Voilà donc notre héroïne partant à la recherche de l’homme de sa vie et de ces réponses si difficiles à trouver.
« Les questions les plus intéressantes, on n’a pas le droit de les poser. Mâchefer dit que les réponses me blesseraient, que ‘en serais meurtrie comme une pêche dans un panier de coings et qu’il vaut mieux quelquefois ne rien savoir. Mais quand je tâte mon front, c’est dur, plus un coing qu’une pêche, mon pouce ne s’enfonce pas. Je l’ai dit à Mâchefer, que je préférais quand même connaître les réponses. Il m’a expliqué qu’il ne les avait pas toutes, que beaucoup de choses restaient mystérieuses. »
Lire Chevillard est à chaque fois s’offrir une belle récréation. Évadez-vous !

Autres critiques
Babelio
En attendant Nadeau (Maurice Mourier)
La Croix (Patrick Kéchichian)
Causeur.fr (Marie Céhère)
BibliObs (David Caviglioli)
Le Magazine littéraire (Pierre-Édouard Peillon)
Philosophie Magazine (Philippe Garnier)
La Vie (Anne Berthod)
Le Littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret)
Le Temps (Isabelle Rüf)
Le Populaire du Centre (Muriel Mingau)
Page des libraires (Hugo Latreille)

Les premières pages du livre (.pdf)

Extrait
« Et donc, je vais raconter un peu comment ça se passe. D’abord, je me réveille. Avant, bien sûr, je m’étais couchée mais je préfère raconter ça à la fin, sinon à force de remonter en arrière dans le temps je tomberai en pleine paléontologie. On les rencontre parfois, ces hommes préhistoriques, ils sont accroupis entre des ficelles tendues, ils creusent dans la boue. Nos mœurs ont bien changé. Je me réveille et Mâchefer me demande de quoi j’ai rêvé. Il veut savoir si j’ai rêvé de lui, en fait, mais comme je ne m’en souviens jamais j’invente. Les rêves aussi sont inventés, alors ça paraît vrai. J’aime bien mettre un crocodile pour que ça paraisse même terriblement
vrai et ça fait plaisir à Mâchefer parce qu’il me sauve la vie à chaque fois. Je le roule dans la farine du moulin à paroles. En fait, j’en donne quand même un peu. »

A propos de l’auteur
Éric Chevillard est né à la Roche-sur-Yon (Vendée) en 1964. Il est l’auteur de plus de vingt romans. (Source : Editions de Minuit)

Site Wikipédia de l’auteur 
eric-chevillard.net (Site réalisé par Even Doulain consacré à l’œuvre d’Éric Chevillard)
Blog d’Éric Chevillard (L’autofictif)
Page Facebook administrée par deux lecteurs assidus d’Éric Chevillard, Dimitry et Clément (L’auteur n’y est pas affilié)

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Vie de ma voisine

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Vie de ma voisine
Geneviève Brisac
Éditions Grasset
Roman
180 p., 14,50 €
EAN: 9782246858454
Paru en janvier 2017

Où?
Le roman se déroule principalement à Paris et en banlieue, à Vincennes, Aubervilliers, Montreuil, Puteaux, Nanterre, Bobigny, Joinville ainsi qu’à Bordeaux, en passant par Berlin, Varsovie et Moscou, et les camps de déportation, de concentration et ceux du goulag : Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, Buchenwald, Ravensbrück, Mauthausen, Auschwitz, Leitmeritz, Novaky, Majdanek. Des voyages à la Couarde sur l’île de Ré ainsi qu’en Grèce, Algérie et Italie y sont aussi évoqués.

Quand?
L’action retrace une période allant de 1918 à 2016.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ça commence comme une nouvelle d’Alice Munro : lors de son déménagement, une romancière est abordée par sa voisine du dessus qui l’a reconnue, et l’invite chez elle pour parler de Charlotte Delbo.
Ça continue comme un récit d’Isaac Babel. Car les parents de Jenny, la voisine née en 1925, étaient des Juifs polonais membres du Bund, immigrés en France un an avant sa naissance.
Mais c’est un livre de Geneviève Brisac, un « roman vrai » en forme de traversée du siècle : la vie à Paris dans les années 1930, la Révolution trahie à Moscou, l’Occupation – Jenny et son frère livrés à eux-mêmes après la rafle du Vel’ d’Hiv, la déportation des parents, la peur, la faim, les humiliations, et l’histoire d’une merveilleuse amitié. Le roman d’apprentissage d’une jeune institutrice douée d’une indomptable vitalité, que ni les deuils ni les tragédies ne parviendront à affaiblir.
Ça se termine à Moscou en 1992, dans la salle du tribunal où Staline fit condamner à mort les chefs de la révolution d’Octobre, par la rencontre improbable mais réelle entre des « zeks » rescapés du Goulag et une délégation de survivants des camps nazis.
À l’écoute de Jenny, Geneviève Brisac rend justice aux héros de notre temps, à celles et ceux qui, dans l’ombre, ont su garder vivant le goût de la fraternité et de l’utopie.

Ce que j’en pense
***
À l’heure où les témoins directs des atrocités commises par les nazis disparaissent, le nouveau roman de Geneviève Brisac vient nous offrir une nouvelle occasion de rafraîchir ce «devoir de mémoire» que nous devrions tous porter en nous. Car si le pire n’est jamais sûr, les exactions du pseudo État islamique sont là pour nous rappeler que la barbarie est bien loin d’avoir été éradiquée de notre planète.
Ajoutons que sous la plume de Geneviève Brisac ce témoignage est formidablement bien au mise en valeur. Grâce au scénario qu’elle nous propose, on se rend compte à la fois de la force et de l’actualité de ce thème, mais aussi de la fragilité et de l’urgence de retracer ces parcours de vie.
Tout commence lorsqu’elle croise sa nouvelle voisine. Cette dernière a reconnu l’écrivaine et souhaite lui parler de Charlotte Delbo (que Ghislaine Dunant a remis en lumière dans Charlotte Delbo, une vie retrouvée, couronné par le Prix Femina essai).
En grimpant les deux étages qui séparent la narratrice d’Eugénie, dite Jenny, dite Nini, la narratrice va toutefois en apprendre bien plus que quelques souvenirs, quelques échanges avec une rescapée des camps. « Je pense à la lumière et à la fraîcheur qui émane d’elle. » écrira-t-elle après avoir entendu la vieille dame (née en 1925) lui parler de sa vie et de celle de ses parents. Ce sont eux les vrais «héros» de ce court récit.
Rivka Rajsfus a quitté son village de Blendow en Pologne pour aller en Amérique, mais son rêve prendra fin prématurément. Elle aura cependant trouvé l’amour en route, en la personne de Nuchim Plocki. Le couple s’installe en France, veut œuvrer à changer le monde et ne croit pas vraiment à cette menace qui au fil des jours se fait pourtant plus précise. Même occupé, le pays des droits de l’homme doit pouvoir s’appuyer sur des principes, sur les valeurs figurant au fronton des mairies…
Il suffira qu’un policier, qui a vécu quelques temps sur leur palier, les livre à la police pour que tout bascule.
Arrêtée et internée, la famille n’imagine pas son destin. Mais au moment où on propose de libérer les enfants, le pire se précise. Vient alors cette scène aussi dramatique que superbe durant laquelle Rivka Rajsfus apprend à sa fille « en deux heures à être une femme libre, une femme indépendante.»
Livrés à eux-mêmes les enfants vont réussir à regagner leur domicile et à s’en sortir. Les parents partiront vers Auschwitz. Nuchim Plocki est officiellement mort d’une crise cardiaque trois semaines après son arrivée, vers la fin août. Quant au destin de Rivka, il est incertain : «De ma mère, aucune trace. Rien.»
Même après des recherches auprès des autorités allemandes Jenny n’en saura pas plus. « Mes parents sont morts. Ils sont à mes côtés pour me donner le courage de vivre, c’est grâce à eux que je vis ici, dans cette cour, je peux compter sur eux. »
Un courage que Jenny trouvera d’une part auprès des livres, qui « sont les meilleures armes de la liberté. Et la liberté s’apprend. Dans une classe par exemple. Dans tes classes, dit une élève, on était libres de ne rien faire, et on travaillait comme des fous.»
Et d’autre part auprès des rescapés et de son engagement militant. Outre Charlotte Delbo, elle va aussi nous parler de Jean-René Chauvin et de Rudi Vrba, deux personnalités qui méritent aussi qu’on s’attarde un peu sur leur parcours. À leur côté, elle n’oubliera jamais de « poser les questions qui dérangent. Tout est là. Toujours. C’est l’essence de l’esprit d’enfance.»
C’est aussi la belle leçon de vie que nous offre Geneviève Brisac.

Autres critiques
Babelio
France Culture (La grande table entretien d’Olivia Gesbert avec l’auteur)
Blog Sur mes Brizées
Blog Encres vagabondes (Nadine Dutier)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux 
Blog La Fée lit 

Les premières pages du livre

Extrait
« Un jour d’hiver, je trouve une enveloppe dans ma boîte aux lettres.
Cela me fait un plaisir immense, je ne reçois plus jamais de lettres. Dans ma boîte, la factrice glisse des injonctions, des factures, des impayés, des imprimés, mais de vraies lettres, jamais plus, et c’est triste.
Un papier quadrillé plié en quatre est glissé à l’intérieur de l’enveloppe : une phrase écrite au crayon, de grandes lettres calligraphiées, comme un message secret. Je vois cela comme l’étape minuscule d’une chasse au trésor dont le but m’est inconnu.
Les mots, mis au bout les uns des autres, disent ceci :
« La mort des nôtres, et nous n’y pouvons rien, nous a nourris, non pas de rancœur, non pas de haine, mais d’une énergie que rien ne pourra briser. » »

A propos de l’auteur
Geneviève Brisac est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Petite, Une année avec mon père et Dans les yeux des autres. (Source : Éditions Grasset)

Site Wikipédia de l’auteur 
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