Déserter

ENARD_deserter RL_automne_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Un soldat fuit son pays et la guerre, essayant d’atteindre la frontière. En chemin, il va croiser une femme et son âne. En parallèle, Irina raconte le parcours de Paul et Maja, disparus à Buchenwald. Des destins que l’auteur va faire s’entrecroiser pour dire la folie guerrière et la part d’humanité que rend un espoir envisageable.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique
Le mathématicien et la politicienne

Mathias Enard nous revient avec un roman dans lequel s’entrecroisent deux destins pris dans la folie guerrière, un déserteur cherchant à fuir les combats et un survivant du camp de Buchenwald. Le Prix Goncourt 2015 y mêle aussi poésie et mathématiques, horreur et espoir.

Un homme marche dans la montagne. Il se bat contre le froid et la faim, contre son corps endolori et contre une suite d’événements qui l’ont poussé à fuir, à tenter de rejoindre la masure où sont rassemblés quelques souvenirs d’enfance.
Alors qu’il chemine, le romancier change de registre et choisit d’évoquer un colloque scientifique organisé en septembre 2001 sur un bateau naviguant sur la Havel et la Spree, du côté de Berlin. Les invités, parmi lesquels bon nombre de ses anciens élèves, sont venus rendre hommage au mathématicien Paul Heudeber en présence de Maja, sa veuve.
Vingt ans plus tard, la narratrice – leur fille Irina – se souvient : «J’ai passé ma vie d’adulte à écrire, à parler et à écrire, et aujourd’hui que je viens de fêter mes soixante-dix ans, pour la première fois c’est ma propre vie que je raconte. De quelle façon celle de Paul s’y reflète, celle de Maja.»
Comme on va le découvrir un peu plus tard, ce besoin impérieux de témoigner est lié à la Guerre froide et à la partition de l’Allemagne, qui a contraint Irina une grande partie de sa vie à voir Maja et Paul «se courir après d’un côté à l’autre du Rideau de Fer, d’un côté et de l’autre du mur de Berlin, d’un côté et de l’autre de l’Impérialisme». C’est elle qui se sent désormais investie de la mission de raconter cette liaison très particulière entre le «personnage public célèbre et célébré de l’Allemagne de l’Est, communiste fervent jusqu’à la déraison et elle, femme politique de l’Ouest, toujours soupçonnée d’intelligence avec l’ennemi.» Si Paul Heudeber ainsi que son livre «Les Conjectures de l’Ettersberg» sont nés de l’imagination de l’auteur, le contexte et certains personnages qu’il côtoie sont bien réels. J’y ai même retrouvé mon arrière-grand-oncle, Franz Dahlem, qui comme Paul a choisi de rester en RDA où il rêvait de construire un communisme à visage humain.
On suit en parallèle les réminiscences de la septuagénaire et le quotidien du soldat en fuite. Arrivé dans une cabane, qui lui permet de reprendre quelques forces, il va apercevoir une femme et son âne, s’imagine un danger potentiel, et décide de la tuer avant de changer d’avis et lui venir en aide. La cohabitation avec cet animal fourbu et cette femme meurtrie va paradoxalement l’aider dans sa quête, lui donner la chance de retrouver la part d’humanité qu’il s’imaginait perdue.
La clé du roman nous est fournie par l’Américain Linden Pawley, l’un des mathématiciens présents lors de ce colloque qui se déroule en 2001, au moment où les tours jumelles s’écroulent à New York. Dans une longue lettre-confession adressée à Irina, il détaille ses relations avec Maja et conclut : «J’ai parfois l’impression que tout cela est lié, obscurément, que nous sommes tous reliés les uns aux autres comme une suite de nombres, sans que nous ne comprenions très bien comment.»
Une grande partie, sinon toute l’œuvre de Mathias Enard tourne autour de ces liens invisibles, de ces concordances entre dans événements éloignés dans le temps, mais qui construisent une histoire tout autant personnelle qu’universelle. Le plus emblématique restant sans doute Boussole, son Prix Goncourt. Avec son style chatoyant aux images fortes, où la poésie et la sensualité se mêlent à la rigueur historique – et en l’occurrence aussi mathématique – il nous offre une sorte de bréviaire pour les temps difficiles, alors que la guerre tonne à nouveau en Europe.

Déserter
Mathias Enard
Éditions Actes Sud
Roman
256 p., 21,80 €
EAN 9782330181611
Paru le 16/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, de Buchenwald à Berlin. On y évoque aussi Bonn, Paris et les États-Unis ainsi qu’une région qui n’est pas précisément située, mais que l’on peut imaginer au Moyen-Orient.

Quand?
L’action se déroule de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quelque part dans un paysage méditerranéen orageux familier et insaisissable, en marge d’un champ de bataille indéterminé, un soldat inconnu tente de fuir sa propre violence. Le 11 septembre 2001, sur la Havel, aux alentours de Berlin, à bord d’un petit paquebot de croisière, un colloque scientifique fait revivre la figure de Paul Heudeber, mathématicien est-allemand de génie, disparu tragiquement, resté fidèle à son côté du Mur de Berlin, malgré l’effondrement des idéologies.
La guerre, la désertion, l’amour et l’engagement… le nouveau roman de Mathias Enard – vif, bref, suspendu – observe ce que la guerre fait au plus intime de nos vies.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« I
Il a posé son arme et se débarrasse avec peine de ses galoches dont l’odeur (excréments, sueur moisie) ajoute encore à la fatigue. Les doigts sur les lacets effilochés sont des brandillons secs, légèrement brûlés par endroits ; les ongles ont la couleur des bottes, il faudra les gratter à la pointe du couteau pour en retirer la crasse, boue, sang séché, mais plus tard, il n’en a pas la force ; deux orteils, chair et terre, sortent de la
chaussette, ce sont de gros vers maculés qui rampent hors d’un tronc sombre, noueux à la cheville. Il se demande tout à coup, comme chaque matin, comme chaque soir, pourquoi ces godasses puent la merde, c’est inexplicable, tu as beau les rincer dans les flaques d’eau que tu croises, les frotter aux touffes herbeuses qui crissent, rien n’y fait, il n’y a pourtant pas tant de chiens ou de bêtes
sauvages, pas tant, dans ces hauteurs de cailloux saupoudrées de chênes verts, de pins et d’épineux où la pluie laisse une fine boue claire et un parfum de silex, pas de merde, et il lui serait facile de croire que c’est tout le pays qui remugle, depuis la mer, les
collines d’orangers puis d’oliviers jusqu’au fin fond des montagnes, de ces montagnes, voire lui-même, sa propre odeur, pas celle des chaussures, mais il ne peut s’y résoudre et balance les godillots contre le bord de la ravine qui le dissimule du sentier, un peu
plus haut dans la pente.
Il s’allonge sur le dos à même les graviers, soupire, le ciel est violacé, les lueurs du couchant éclairent par en dessous des nuages rapides, une toile, un écran pour un feu d’artifice. Le printemps est presque là et avec lui s’annoncent les pluies souvent torrentielles qui transforment les montagnes en bidons percés par des balles, dégorgeant
du moindre creux une source puissante, quand l’air sent le thym et les fleurs des fruitiers, flocons blancs répandus entre les murets par la violence de l’averse. Ce serait bien le diable qu’il se mette à pleuvoir maintenant. En même temps ça laverait les bottines. Les galoches, le treillis, les chaussettes, dont les deux paires qu’il possède sont tout aussi rigides, cartonnées, délabrées. La trahison commence par le corps, tu ne t’es pas lavé depuis quand ?
Quatre jours que tu marches près des crêtes pour éviter les villages, la dernière eau dont tu t’es aspergé sentait l’essence et laissait la peau grasse, tu es bien loin de la pureté, seul sous le ciel à lorgner les comètes.
La faim le force à se redresser et avaler sans plaisir trois biscuits militaires, les derniers, des plaques brunes et dures, sans doute un mélange de sciure et de colle de vieille jument ; il maudit un instant la guerre et les soldats, tu es encore l’un des leurs, tu portes toujours des armes, des munitions et des souvenirs de guerre, tu pourrais cacher le fusil et les cartouches dans un coin et devenir un mendiant, laisser le couteau
aussi, les mendiants n’ont pas de poignard,
les godillots à l’odeur de merde et aller pieds nus, la veste couleur de misère et aller torse nu, le repas achevé il boit le fond de sa gourde et joue à pisser le plus loin possible vers la vallée.
Il s’allonge à nouveau, cette fois tout contre la paroi, le bas du sac sous la tête ; il est invisible dans l’ombre, tant pis pour les bestioles (araignées rouges, scorpions minuscules, scolopendres aux dents aiguës
comme des remords) qui gambaderont sur son torse, glisseront sur son crâne presque rasé, se promèneront sur sa barbe aussi rêche qu’un roncier. Le fusil contre lui, la crosse sous l’épaule, le canon vers les
pieds. Enroulé dans le morceau de toile bitumée qui lui sert de couverture et de toit.
La montagne bruisse ; un peu de vent double les sommets, descend dans la combe et vibre entre les arbustes ; les cris des étoiles sont glaçants. Il n’y a plus de nuages, il ne pleuvra pas cette nuit.
Ange mon saint gardien, protecteur de mon âme et de mon corps, pardonne-moi tous les péchés commis en ce jour et délivre-moi des œuvres de l’ennemi, malgré la chaleur de la prière la nuit reste un fauve nourri d’angoisse, un fauve à l’haleine de sang, des villes aux ruines parcourues par des mères brandissant les cadavres mutilés de leurs enfants face à des hyènes débraillées qui les tortureront, ensuite, les laisseront nues, souillées, les mamelons arrachés à coups de dents sous les yeux de leurs frères violés à leur tour avec des matraques, l’effroi étendu sur le pays, la peste, la haine et la nuit, cette nuit qui vous
enveloppe toujours pour vous pousser à la lâcheté et la trahison. À la fuite et la désertion. Combien de temps va-t-il falloir marcher? La frontière est à quelques jours d’ici, au-delà des montagnes qui bientôt deviendront des collines à la terre rouge, plantées d’oliviers. Il sera difficile de se cacher. Beaucoup de villages, des villes, des paysans, des soldats, tu connais la région,
tu es chez toi ici, personne n’aidera un déserteur, tu atteindras demain la maison dans la montagne, la cabane, la masure, tu y prendras refuge quelque temps, la cabane te protégera par son enfance, tu y seras caressé par les souvenirs, parfois le sommeil vient par surprise comme la balle d’un tireur embusqué.

II
Il y a plus de vingt ans, le 11 septembre 2001, près de Potsdam sur la Havel, à bord de ce bateau de croisière, un petit paquebot fluvial baptisé du beau nom pompeux de Beethoven, l’été paraissait vaciller.
Les saules étaient toujours verts, les journées
encore chaudes mais une brume glaciale montait de la rivière avant l’aube et d’immenses nuages glissaient sur nous, depuis la lointaine mer Baltique.
Notre hôtel flottant avait quitté Köpenick à l’est de Berlin très tôt le matin, le lundi 10. Maja était toujours alerte, fringante. Elle montait sur le pont supérieur pour marcher, une promenade entre les averses, les transats et les jeux de pont. Les dômes
verts et la flèche dorée de la cathédrale de Berlin la captivèrent, de loin, à notre passage. Elle imaginait, disait-elle, tous ces petits anges dorés quitter leur prison de pierre pour s’envoler dans un nuage de feuilles d’acanthe soufflées par le soleil.
L’eau de la Spree fut tantôt d’un bleu sombre et mat, tantôt d’un vert rougeoyant. Les semaines précédentes, toute l’Allemagne avait été secouée d’orages dont les hoquets grossirent jusqu’à la Havel et la Spree d’habitude pourtant plutôt basses en cette fin d’été.
Nous naviguâmes au milieu des remous.
Je me rappelle la confluence de la Spree, les îlots boisés, la lumière de sel qui saupoudrait les hauts peupliers noirs et le flot boueux du canal que le sillage du navire mélangeait aux eaux cirées de la rivière.
Nous étions avec Maja chacune dans un fauteuil de toile, au soleil sur le pont, à l’arrière, à la poupe comme on doit dire, et nous regardions tout s’enfuir : le paysage s’élargissait comme si l’étrave du navire ouvrait grand la matière verte des feuillages.
Nous fêtions avec quelques mois de retard les dix ans de la refondation de l’Institut par Paul tout en rendant hommage au fondateur lui-même. Ou, plus précisément, nous célébrions les dix ans de “l’unification” de l’Institut, au printemps 1991, et les quarante ans de sa création en 1961. Mais il s’agissait avant tout d’une célébration des travaux de Paul. Je crois qu’il ne manquait personne
– parmi les historiques, ceux de l’Est, tous étaient là ; les nouveaux membres, les collègues de Berlin et d’ailleurs avaient presque tous répondu présent.
Quelques-uns, dont Linden Pawley, Robert Kant et quelques chercheurs français, venaient même de l’étranger. Ce congrès flottant s’intitulait Journées Paul Heudeber; deux séances par jour étaient prévues, théorie des nombres, topologie algébrique, et
une session d’histoire des mathématiques à laquelle je devais prendre part.
Le seul absent, c’était Paul lui-même.
Maja venait de fêter son quatre-vingt-troisième anniversaire.
Maja buvait des litres de thé.
Maja était gaie et triste et silencieuse et bavarde.
Nous savions tous qu’elle n’avait rien à faire là, à bord du Beethoven pour un colloque de mathématiques ; nous savions tous qu’elle y était indispensable.

Prof. Dr. Paul Heudeber
Elsa-Brändström-Str. 32
1100 Berlin Pankow
RDA

Maja Scharnhorst
Heussallee 33
5300 Bonn 1

Dimanche, 1er septembre 1968
Maja Maja Maja
Retirons le possessif : l’amour nu.
Il a grandi dans l’absence et la nuit : le manque de toi est une source. Un corps, un anneau – tu es sceau de toute chose, unique. Ton éloignement rapproche l’infini. Toi seule me permets de me dissimuler au temps, au mal, aux flux de la mélancolie.
Je me demande ce qu’il fut de ma jeunesse, quand j’entends ses cris.
Je me bouche les oreilles par de savants calculs.
Je dévale des surfaces que nul n’a jamais foulées. Je me rappelle septembre 1938. Le feu couvait dans le fer ; notre feu dans les fers. Nous nous tenions debout face aux ruines à venir.
Nous avons tenu, suspendus l’un à l’autre par la force du souvenir.
Comme nous tenons bon, aujourd’hui, dans la
peur et l’espoir face au monde devant nous.
Irina vient d’avoir dix-sept ans, à peine un battement de paupière pour une étoile.
J’ai hâte que vous reveniez par ici.
Je ferai des concessions ; je vous rendrai visite à l’Ouest.
J’ai lu ton beau texte, dans cet horrible journal, sur l’affaire de Prague.
Nos affrontements me manquent.
Je pars mardi pour Moscou, un Congrès.
Je me demande comment on pense ces temps dangereux, là-bas.
Moscou des tours épaisses et des camarades.
Écris-moi.
Dire que je t’embrasse est peu dire.
Paul

La plupart des voyageurs en train préfèrent être assis dans le sens de la marche.
Un historien est un voyageur qui choisit de ne pas s’asseoir dans le sens de la marche.
L’historien des sciences est un historien qui, assis dans le sens inverse de la marche, tourné vers l’arrière et contrairement à la plupart des historiens, ne regarde pas par la fenêtre.
L’historienne des mathématiques est une historienne des sciences qui, assise dans le sens inverse de la marche, les yeux fermés, cherche à démontrer que les Arabes ont
inventé les trains.
Personne n’a ri.
Il faut dire que j’étais la seule historienne du colloque. Tous les autres étaient des mathématiciens, des mathématiciennes, des physiciens, des physiciennes ou, pire encore, des logiciens. Toutes et tous assis dans le sens de la marche. Regardant vers l’innovation, l’invention, la découverte. J’étais la seule qui ne s’intéressait pas tant aux glorieuses démonstrations et inventions de demain qu’aux doucereux méandres du passé. Méandres du passé qui projettent leurs lumières jusqu’au fin fond du futur, et
je sentais, au cours de cette séance des Journées Paul Heudeber sur la Havel, que ce public de savantes et de savants n’écouterait mon exposé sur Nasiruddin Tusi et les nombres irrationnels qu’avec un respect
de circonstances, empli d’égards pour moi et pour ma mère, qui malgré son grand âge ne raterait pas une miette des interventions, entre deux promenades sur le pont.
Maja était à l’origine de l’idée de ce colloque
fluvial ; je crois me souvenir que Jürgen Thiele le secrétaire général avait proposé “un après-midi de promenade sur la Spree ou la Havel” en conclusion des Journées qui devaient initialement se dérouler
à l’Institut à Berlin ; elle avait fait la moue, la Spree ou la Havel, cela reste au mieux Berlin, au pire le Brandebourg, pourquoi pas le Danube, et Jürgen Thiele avait ouvert de grands yeux, le Danube, mais c’est très loin, et j’imagine que Maja s’était mise à rire, d’accord, va pour la Havel, mais au moins que
tout le colloque soit sur un bateau et Jürgen Thiele était très embarrassé (il me l’a expliqué plus tard) car il ne voulait rien refuser à ma mère pour ces journées d’hommage mais ses moyens étaient limités
– cette histoire de colloque fluvial continuait de lui paraître absurde, un caprice de vieillard.
Thiele eut néanmoins la surprise de recevoir deux courriers le même jour, quelques semaines avant la publication de l’appel à participation pour les Journées: une lettre l’informant que la faculté de mathématiques de l’université de Potsdam se proposait de coorganiser avec notre Institut les Jour-
nées Paul Heudeber, et d’autre part que la fondation Georg Cantor accordait (sans que Thiele n’eût rien sollicité) pour la tenue du colloque une énorme subvention qui rendait possible (quoique toujours aussi aberrante, songeait-il sans rien dire) son organisation sur l’eau.
La mort tragique de Paul quelques années plus tôt avait suscité une brûlante émotion dans la communauté scientifique ; tout le monde était prêt à participer et même si la plupart des organisateurs (Jürgen Thiele le premier, pensai-je) ignoraient le pourquoi
du désir de Maja, personne ne souhaitait la décevoir. Ces deux courriers arrivaient à point nommé et Jürgen ne pouvait que soupçonner, à juste titre sans doute, que Maja avait pris son stylo ou décroché son téléphone : bien que théoriquement retirée de la politique depuis les élections fédérales de 1998, elle avait encore le pouvoir d’attirer une “bienveillante attention” sur les berceaux des projets. L’argent de la fondation Georg Cantor était le bienvenu ; Jürgen Thiele se mit en relation, comme coorganisateur, avec l’université de Potsdam, qui fêtait ses dix ans, et dont Paul avait aidé à la fondation : beaucoup des enseignants de mathématiques avaient été ses élèves.
Les Journées Paul Heudeber auraient donc lieu sur la Havel, à bord d’un paquebot de croisière capable d’accueillir, dans sa salle de conférences, la cinquantaine de congressistes, les participants qui n’étaient
pas berlinois étant pour la plupart logés dans un hôtel en face de l’île aux Paons, sis donc techniquement à Wannsee – un hôtel au nom d’auberge médiévale ou alpine, La Chouette Blanche, auberge dont Maja me certifiait (je me demandais d’où elle pouvait bien tirer une telle certitude) qu’elle existait au moins depuis le XVIe siècle, mais dont le bâtiment actuel – colonnes doriques soutenant
un balcon monumental, fenêtres aux volets verts, rosiers grimpants, comme dans un conte de fées, pour adoucir la façade de leurs innombrables fleurs d’un rouge très sombre, tirant vers le noir – avait été reconstruit par Karl Schinkel au cours du premier tiers du XIXe siècle. La Chouette Blanche était perdue
au milieu de la forêt, au bord du lac immense que traversait la Havel. Seuls les Key Speakers et autres VIP du colloque étaient logés sur le Beethoven, car il n’y avait que peu de cabines ; en revanche les “navigations” de jour étaient ouvertes à tous : Potsdam-Elbe le mercredi, journée d’hommage proprement
dit, autour du travail de Paul, puis île aux Paons-Köpenick par Spandau le jeudi pour clore les festivités. Seuls quelques invités prestigieux étaient arrivés le dimanche pour profiter de la “mise en place” du bateau de Köpenick à Wannsee et donc d’un jour
de croisière supplémentaire à travers Berlin le lundi.
Jürgen Thiele était plein d’empathie, de désordre et de bonne volonté. Jürgen Thiele, s’il était encore secrétaire général de l’Institut, n’assumait plus cette tâche que par fidélité à Paul, dont il avait été l’élève, trente ans auparavant ; il reconnaissait volontiers qu’il
était fatigué d’organiser, de mettre en place, d’ordonner – monter un déjeuner de Noël me panique, avouait-il. Alors un colloque avec cinquante personnes, imagine ! L’université de Potsdam lui avait adjoint une coorganisatrice, une jeune doctorante
en théorie des nombres nommée Alma Sejdić qui cherchait à démontrer dans sa thèse un corollaire de la première conjecture de Paul. Cet ajout se révéla aussi néfaste qu’hilarant : au lieu de se cumuler, ces deux forces semblaient soit se conjuguer inutilement, soit s’annuler. Les oublis étaient oubliés deux
fois, les bévues doublement répétées. On aurait dit un dessin tracé par deux stylos à bille attachés entre eux par un élastique, des parallèles ne se rejoignant jamais, malgré tous leurs efforts, contraintes par Euclide soi-même.
Jürgen Thiele avait dû mobiliser toute sa diplomatie afin de ne pas vexer l’université de Potsdam qui ne comprenait pas pour quelle raison il fallait financer, à quelques kilomètres de ses locaux, la location d’un bateau de croisière luxueux – mais Jürgen Thiele avait tiré de sa manche la subvention de la fondation Georg Cantor et tout le monde avait trouvé enthousiasmante l’idée d’un congrès flottant.
Et ainsi, après quelques mois de ce ballet dans le chaos, nous embarquâmes, Maja et moi, comme prévu, le lundi 10 septembre à Köpenick, en compagnie de Linden Pawley, dont le vol en provenance de New York s’était posé à Tegel le matin même, de l’inévitable Robert Kant de Cambridge et de Jürgen Thiele – il y avait bien cinq cabines luxueuses
préparées à notre intention.

III
Chaque matin depuis son départ, le froid le réveille peu avant l’aurore. Il grelotte. Aucun mouvement brusque, pour que la rosée, perles noires sur la toile, ne ruisselle. Patiemment, en repliant sa tente en rigole, il réussit à remplir de quelques centilitres sa
gourde et à boire cette sueur de l’aube, glacée, qui sera son seul repas du matin.
Il se met en route, une fois les pieds rétifs enveloppés dans cette éponge de tricot d’un vert misérable, humide encore, dans la direction du destin, vers le nord, car il faut bien nommer la débâcle et l’oubli. Il hésite une fois de plus à abandonner le fusil, il pèse et sa courroie est malcommode, trop courte depuis qu’il l’a coupée pour s’en faire une ceinture, avec ce couteau si tranchant encore, lui aussi, la marque d’une solitude dangereuse, enivrée de sang, il ne pense plus, il marche déjà alors que les premiers rayons du soleil fouillent les ombres des rocailles. Ces aiguillons de lumière animent les moineaux, les fauvettes, les mésanges, dont les mouvements d’ailes suivent la traîne du chant du matin.
S’il pense tant aux oiseaux, s’il est aussi tendu par leur présence et leur chant, c’est qu’ils avivent en lui la faim – il serait si facile de se poser à l’affût, nez au vent, avec le fusil, d’attendre qu’un de ces petits volatiles se trahisse, de l’abattre pour ensuite le manger,
mais la puissance de l’arme de guerre ne laisserait rien d’autre que des plumes, le coup de feu résonnerait loin dans les hauteurs et quand bien même un gros faisan ou une perdrix se perdrait dans sa ligne de mire, il faudrait le cuire, et il n’entend pas interrompre longtemps sa marche, s’exposer par le feu ou la fumée.
Il a résolu d’atteindre la maison.
Tu la trouverais même par une nuit sans lune,
la cabane, la sente avance dans le jour entre les chênes verts, éparpillés par la sécheresse; quelques lentisques s’abritent entre les rochers, libérant au passage du marcheur leur parfum d’officine, de pharmacie oubliée ; il cherche des yeux la sarriette fraîche et sauvage que le printemps multiplie dans la montagne pour en mâcher longuement un bouquet, amer, acide, poivré – des arbouses survivent encore à l’hiver comme des décors de Noël oubliés, rouges et rugueuses, elles ont le goût des fraises passées, la fadeur de l’oubli.
Ces fruits sont des astres minuscules, des planètes à portée de main, de petites lunes rougies par le désir et le malin, le soleil allume, à chaque pas, les pétales des fleurs
de cornouiller, leur jaune vif n’est atténué par aucune feuille, sur leurs branches encore nues s’ouvre par magie la première fissure dans l’hiver.
Il marche en dernier homme, dans le bruissement obsédant de la montagne.
Il envie les taches noires des avions ou de lointains rapaces.

À s’abrutir de souvenir, le cul sur une pierre – de ces rochers affleurant bleu-gris, qui chauffent bien vite au soleil et sentent le métal et la pierre à fusil, aussi lisses que durs: y avait-il un frémissement premier, un vent rauque, prémisse de la logique de la
brutalité, un brame antérieur au rut souverain de la guerre, il lui semble que non, c’est la surprise qui t’a assis là, bientôt les couleuvres noires sortiront de leurs trous et les mâles se mettront en quête de femelles,
il délace ses galoches, déboucle les attaches et les retire. Le cuir est dévoré par l’usure, l’eau et le froid.
L’odeur de merde ne l’a pas quitté. Ses mains sont rugueuses ; sa paume blanche est étoilée de durillons plus foncés, raidie d’avoir trop serré des manches de bois. Ses doigts tachés par le tabac se terminent par
les ongles jaunis aux méandres de crasse sombre, on voit le tracé des veines, au pouce et le long du poignet ; ses joues sont âpres d’une barbe revêche, ses cheveux sont graisseux et collés par paquets, agglutinés en mèches plus mates par le sang séché, tu vas atteindre la maison avant la nuit, la maison, la cabane, la masure – elle gît très profond dans ses souvenirs et ses espoirs. Cairn du pays de l’enfance. Assez haut dans la montagne pour que personne ne s’y aventure. Assez dissimulée au monde de la montagne pour qu’il puisse s’y reclure. Un temps. Le toit est en partie effondré peut-être, les poutres de cyprès, rondes, encore luisantes, seront seules, sans tuiles, entre les pierres inégales. La porte si basse. Le porche sur le devant,
ses contrefiches de bois qui rappellent les bras du Père, ses deux poteaux de pierres mal équarries les colonnes du temple d’un Dieu brutal. La façade de moellons sans enduit. La couverture de vieilles tuiles d’argile jaune, tu pourras sculpter des visages avec le couteau dans les poutres comme autrefois,
tu as faim à faire peur, tu as faim jusqu’à la racine des cheveux, imaginer le petit âtre du porche de la cabane et une volaille y crissant sur la braise le tord de douleur rageuse,
tu as soif, il vide sa gourde de métal. Le beau soleil de mars se teinte d’orange. Un vent souffle depuis la mer, tu avances, il faut avancer même titubant un peu, maladroit
de vertiges. Il laisse s’enfuir les pensées sitôt qu’elles naissent. Il les chasse par les pieds, les éloigne en marchant. Il transmet ses pensées à ses bottines qui les dispersent dans les cailloux. Puis silence intérieur,
jusqu’au retour du grand astre fixe de la faim.
La traîtrise de l’illusion, le parfum du printemps qui vient.
La mer, qui ourle de blanc ses plaines violacées. Si haut dans la montagne la mer n’est qu’une ligne menaçante, un horizon de peine. »

Extraits
« L’enfermement, les événements qui ont pesé sur l’année 2021, la guerre, si proche, si présente et si soudaine: autant de vagues qui me poussent vers les récifs. J’ai passé ma vie d’adulte à écrire, à parler et à écrire, et aujourd’hui que je viens de fêter mes soixante-dix ans, pour la première fois c’est ma propre vie que je raconte. De quelle façon celle de Paul s’y reflète, celle de Maja ; les chiffres m’effraient, les dates, les lieux; il m’est bien plus facile de disserter sur l’algèbre de Khayyâm ou les découvertes de Nasiruddin Tusi au XIIIe siècle que de briser les murs érigés entre moi et moi par des années de pudeur. Pudeur ou autre chose. Même mort depuis vingt-cinq ans Paul est toujours là. Maja aussi. Elle nous a quittés en 2005 à l’âge de quatre-vingt-sept ans. La Chancelière était à son enterrement, le président était à son enterrement, des centaines de personnes que je ne connaissais pas étaient à son enterrement.
Quand une génération semble s’effacer, l’affluence aux enterrements augmente.
Un effet de rareté.
Le deuil est une forme d’interminable présence.
Images, parfums, goûts, rêves. » p.35

« Je suis née en 1951, dans une clinique du secteur américain près du Jardin Botanique. Mes parents avaient alors trente-trois ans. Paul terminait la rédaction de sa thèse d’habilitation tout en enseignant l’algèbre à l’université Humboldt. Maja était toujours très engagée politiquement et travaillait auprès de Franz Dahlem, après que son parti, le Parti social-démocrate, avait fusionné avec le Parti communiste allemand pour former, dans la Zone d’occupation soviétique, le Parti socialiste unifié. La République démocratique d’Allemagne avait tout juste deux ans; deux ans plus tard tout l’espoir de Maja, déjà ébréché par le blocus de Berlin, se fracassait contre les émeutes de juin 1953; elle se réinstalla sans mon père à l’ouest (ils n’ont jamais été mariés) et poursuivit sa carrière politique auprès de Willy Brandt.
Paul soutint son habilitation et obtint son premier poste à l’Académie des sciences de Berlin au moment même où les intellectuels commençaient à fuir la RDA. L’ouvrage Les Conjectures de l’Ettersberg, élégies mathématiques, fut un des premiers livres publiés par la maison d’édition de l’Académie fin 1947, Il s’agit des travaux de Paul Heudeber rédigés autour de sa détention au camp de Buchenwald entre 1940 et 1946. » p. 37-38

« Je les avais vus toute mon enfance, Maja et Paul, toute mon existence, se courir après d’un côté à l’autre du Rideau de Fer, d’un côté et de l’autre du mur de Berlin, d’un côté et de l’autre de l’Impérialisme; je les avais vus ensemble et séparément, la politicienne et le mathématicien, lui personnage public célèbre et célébré de l’Allemagne de l’Est, communiste fervent jusqu’à la déraison et elle, femme politique de l’Ouest, toujours soupçonnée d’intelligence avec l’ennemi. » p. 51

« J’ai parfois l’impression que tout cela est lié, obscurément, que nous sommes tous reliés les uns aux autres comme une suite de nombres, sans que nous ne comprenions très bien comment. » p. 213

À propos de l’auteur
Modèles sitesMathias Enard © Photo Marie Lisa Noltenius

Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a notamment publié les romans La Perfection du tir (2003, prix des Cinq Continents de la francophonie), Remonter l’Orénoque (2005), Zone (2008, prix Décembre, bourse Thyde-Monnier SGDL, prix Camdous, prix Candide, prix du Livre Inter 2009, prix Initiales), Parle-leur de batailles de rois et d’éléphants (2010, prix Goncourt des Lycéens, prix du Livre en Poitou-Charentes), Rue des voleurs (2012, prix Liste Goncourt / Le Choix de l’Orient, prix littéraire de la Porte Dorée, prix du Roman News) et Boussole (2015, prix Goncourt, prix Liste Goncourt / Le Choix de la Suisse). (Source: Éditions Actes Sud)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Deserter #MathiasEnard #editionsactessud #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Une réflexion sur “Déserter

Laisser un commentaire