le livre de la rentrée

CHOMARAT_Le_livre_de_la_rentree  RL_automne_2023

En lice pour le Prix des Deux Magots 2023

En deux mots
Delafeuille est à la recherche d’un manuscrit qui lui assurerait la pérennité à son métier d’éditeur, quelque chose d’un peu sulfureux par exemple. Cependant, il va choisir de suivre Luc et son projet de dresser un portrait de sa femme Delphine. Car il se dit que ce livre sera un bon moyen d’approcher cette femme qui l’attire de plus en plus.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le sujet, c’est la femme de mon auteur

Luc Chomarat met en scène un éditeur, un auteur et un libraire dans son Livre de la rentrée. Une façon subtile de nous plonger dans le milieu littéraire autour d’une quête amoureuse. Et de nous rappeler combien la littérature peut être envoûtante.

Et si je choisissais, pour l’une de mes premières chroniques de la rentrée littéraire, de vous présenter Le Livre de la rentrée? Rien de plus logique me direz-vous, soulignant par-là que Luc Chomarat avait déjà marqué un bon point avec son choix de titre. Imaginez en effet un lecteur un peu perdu face à la montagne d’ouvrages qui paraissent ces jours. Il se tourne alors vers son libraire et lui demander s’il peut lui conseiller LE livre de la rentrée. Ce dernier n’aura alors qu’à lui tendre ce nouveau roman avec l’assurance de répondre sans hésiter à la question. Ce faisant, il n’a du reste pas à avouer que sa capacité de lecture et d’analyse ne lui ont pas permis d’être exhaustif sur le sujet. Peut-être se souviendra-t-il que l’an passé Éric Neuhoff avait déjà tenté le coup avec Rentrée littéraire.
Et au-delà de l’anecdote, ce choix n’est pas aussi gratuit qu’il en a l’air. Car l’auteur est un habitué de ce jeu subtil avec le lecteur. Passé par le polar avec L’Espion qui venait du livre et Un trou dans la toile, il a aussi produit quelques essais improbables avec Le Zen de nos grands-mères ou encore Les 10 meilleurs films de tous les temps. Ayant ensuite fait le choix de passer à la littérature blanche, il était donc tout à fait logique de faire suivre Le Polar de l’été par Le Livre de la rentrée, subtil jeu de miroirs et de réflexions sur le milieu littéraire. Ses plus fidèles lecteurs y retrouveront aussi un personnage récurrent, l’éditeur Delafeuille, pris cette fois entre son métier et ses pulsions amoureuses.
Au centre de cette vraie-fausse intrigue, pleine de subtilité et de chausse-trapes, il y a donc ce métier d’éditeur et cette quête toujours renouvelée du manuscrit qui permettra de remporter un prix prestigieux, de renflouer les finances, voire d’assurer gloire et succès à l’auteur et à celui qui a cru en lui. Mais les manuscrits ont beau s’accumuler, la perle rare reste bien enfouie pour l’instant. Même si avec l’arrogance du débutant qui n’a peur de rien, un jeune plumitif se fait fort de lui offrir le roman qui rassemble tous les ingrédients marketing qui lui assureront des nuits paisibles. Un roman épistolaire qu’il présente ainsi: «Voilà, c’est quelqu’un qui est amoureux de quelqu’un d’autre et qui lui envoie des SMS. Et l’autre il répond par des SMS. En fait c’est que des SMS, tout le bouquin jusqu’à la fin. (…) c’est moderne. Y a zéro description et un vrai langage d’aujourd’hui. La forme, c’est vachement important. » Pas la peine non plus de mette un correcteur, car le texte «est plein de fautes comme les vrais SMS. Ça donne un côté vécu vrai.»
Pourtant Delafeuille mise plutôt sur un auteur déjà publié, sur un livre qui s’éloigne bien de ces fameux critères, celui de Luc. Il lui propose une autofiction mettant en scène son couple, mais centré sur son épouse Delphine.
Très vite, on se rend compte que le choix de Delafeuille n’est pas littéraire, car il a croisé le regard de Delphine et s’est senti attiré par cette femme désormais objet de tous ses fantasmes. Alors quand Luc lui propose de les accompagner dans le Sud-Ouest pour tenir compagnie à son épouse pendant qu’il travaille à son manuscrit, il accepte volontiers. Et profite de chaque opportunité pour parfaire le portrait qu’il se fait de cette femme. Par exemple, quand au petit matin, il l’accompagne dans sa promenade avec son chien. « Ils quittaient la maison silencieuse, au milieu des brumes matinales. On n’y voyait rien, ou presque rien. La forêt semblait se refermer derrière eux comme un piège. On était dans Le Seigneur des anneaux. Ou ce qu’il en imaginait, il n’avait pas lu Tolkien. Le brouillard, les arbres qui ressemblaient à des sorciers aux bras multiples. Delphine elle-même avait quelque chose de gothique, dans le long manteau noir qui lui prenait la taille et ses hautes bottes à lacets. »
Voilà la magie de la littérature. Et voilà comment Luc Chomarat est grand. Il nous fait «croire à l’existence d’un être sur la foi de simples signes typographiques, élaborer son physique, sa psychologie, sa présence et même son absence, et pose une question annexe et troublante. Est-ce aussi notre cas à nous?» Non, la littérature n’a pas fini de nous envoûter, Le livre de la rentrée nous le confirme une fois de plus.

Le livre de la rentrée
Luc Chomarat
Éditions La manufacture de livres
Roman
240 p., 19,90 €
EAN 9782385530044
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé à Paris ainsi que dans le Sud-Ouest, du côté du village imaginaire de Farsac ainsi qu’à Hossegor, Biarritz et au-delà vers l’Espagne, à San Sebastian.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un portrait de femme moderne, active, rebelle, qui fait bouger les lignes, voilà ce que cherchent tous les éditeurs pour la prochaine rentrée littéraire. Et parmi eux, Delafeuille a intérêt, s’il veut garder son poste, à dénicher le livre qui sera au centre de l’attention en septembre. Mais contre toute logique commerciale, le roman qui l’attire vraiment est celui de Luc, auteur un rien misogyne auquel il est depuis longtemps lié. L’écrivain a décidé de consacrer son texte à Delphine, sa femme, et cette dernière que Delafeuille rencontre dans la vraie vie, devient son obsession. Pourtant, tous – directrice commerciale sans scrupule, libraire philosophe, étudiante inspirée – sont là pour lui rappeler les règles du jeu: aucune chance que cette histoire s’achève par une idylle entre l’éditeur et la femme de l’auteur.
Le Livre de la rentrée dresse un portrait drôle et acide de notre époque, de ses combats et de ses modes. Dans ce roman où le réel et la fiction s’entremêlent, Luc Chomarat se joue de la littérature et nous offre un hymne à la lecture et à l’imaginaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog ce que j’en dis

Les premières pages du livre
« Delafeuille tomba immédiatement sous le charme de Delphine. Sa haute silhouette, son élégance, la vivacité de sa démarche, une
certaine gaucherie préservée, ce sourire solaire et désarmant, elle était bien telle que Luc l’avait décrite: une femme unique, comme on n’en rencontre qu’une seule fois dans une vie, ou, ainsi qu’il l’avait précisé, comme il n’en existe qu’en littérature.
– Bonjour. Je suis Delphine.
– Oui, j’avais deviné.
Malgré lui il s’inclina légèrement. Depuis l’arrivée du Covid en Occident on n’avait plus à poser la question de rigueur: «On s’embrasse?» On ne s’embrassait plus. On ne se serrait plus la
main, et quant à singer ces gestes des jeunes générations, il n’en était pas question.
– Luc est en plein travail. Vous le connaissez, il est hors d’atteinte dans ces moments-là. J’ai proposé de venir vous chercher. Il ne l’aurait pas demandé, mais j’ai bien vu qu’il était soulagé.
Il rit avec elle. Il se sentit immédiatement à l’aise, et remercia le ciel de cette aubaine. Il n’était en général pas à l’aise avec les femmes, et moins encore avec les femmes des autres. Surtout, combien de fois avait-il perdu un ami, parce que celui-ci avait décidé de convoler avec une créature objectivement insupportable?
– Je suis garée là-bas. Voulez-vous que je vous aide?
– Non, ça va, dit Delafeuille en balançant son sac sur son épaule.
Je suis un vieux monsieur, mais pas encore tout à fait impotent.
– Je vous ai vexé.
– Pas du tout. Nous avons le même âge, Luc et moi, vous savez. Ou vous aurait-il menti sur ce point? À nouveau, il rit avec elle. Ils sortirent de la gare. Le soleil était encore haut, c’était presque l’été indien, ici dans le Sud-Ouest. La
petite valise à roulettes de Delafeuille faisait un bruit infernal sur le bitume, qui lui fit prendre conscience du silence qui régnait à Farsac. Que disait encore son guide? Mille cinq cents habitants, quelque chose comme ça. 1275 âmes. Elle tendit le bras et deux lumières brèves ponctuées d’un étrange bruit de baiser indiquèrent que c’était là sa voiture, une petite BMW électrique. Comme beaucoup de vrais Parisiens, Delafeuille n’y connaissait rien en automobiles, sujet qui ne l’intéressait absolument pas, mais il ne comprenait pas très bien l’utilité de ce genre de voiture, évidemment pensée pour la ville, dans un lieu aussi isolé. Il se garda bien d’en faire la remarque, ne sachant comment elle le prendrait.
Elle l’invita à poser ses bagages sur la banquette arrière, le coffre étant «encombré de tout un tas de choses pour les animaux».
La voiture démarra dans un silence total, qui le prit au dépourvu. Il n’était pas habitué aux voitures électriques.
– Ah, c’est étonnant. Alors, vous y croyez?
– Quoi donc?
– La transition écologique, tout ce dont on nous rebat les oreilles depuis quelques années.
– Oh, Luc et mon fils ont eu cette discussion interminable sur l’impact réel de…
– Oui?
– Vous en parlerez avec eux, si vous voulez. (Elle rit à nouveau, un rire joyeux, clair, enfantin, si différent des ricanements mondains auxquels il était habitué.) Vous connaissez Luc, c’est une
encyclopédie vivante. Il paraît qu’un expert avait prévu la fin des énergies fossiles pour 2015. Et il n’y a jamais eu autant d’essence à disposition, semble-t-il. Mais je la trouve très mignonne, cette voiture. Et puis c’est tellement agréable à conduire.
Ils traversèrent le petit village de Farsac, que Delphine qualifia d’adorable, et qui l’était effectivement, avec ses maisons de pierre
ocre aux tuiles carmin. C’était peut-être un peu trop propre à son goût à lui, il trouva que ça avait un petit côté Disneyland. Elle lui montra au passage la cour de l’école, sur laquelle on avait une vue plongeante depuis la petite rue qu’elle emprunta, le village étant sur une butte.
– C’est Tommy, là-bas. L’anorak rouge. Vous le verrez ce soir.
Delafeuille hocha la tête. Il était difficile d’imaginer cette femme avec des enfants, il n’aurait su dire pourquoi. Peut-être parce qu’elle semblait si jeune. En contrebas coulait la Garonne, et au-delà s’étendaient les champs de vigne, à perte de vue dans la lumière dorée de cette matinée, et Delafeuille fut frappé de l’impression de plénitude qui émanait du décor. Décidément il avait eu raison d’accepter l’invitation de Luc. Il se demanda si lui aussi n’allait pas quitter Paris, un de ces jours.
– Là, c’est mon coiffeur, dit Delphine en montrant une petite boutique blanche et nette comme une clinique, encastrée entre deux maisons en pierre. Un homme très demandé. Il n’y en a pas d’autre dans un rayon de vingt kilomètres.
Delafeuille était fasciné par ses mains, ses gestes aristocratiques tandis qu’elle désignait tour à tour l’église, le restaurant gastronomique et le club du troisième âge.
– Nous irons bientôt, dit-elle en riant. Je veux dire, au restaurant.
Delafeuille rit aussi, cette fois par politesse. Il n’aimait pas trop penser à son âge.
Moins d’un kilomètre après la sortie du village, elle engagea la voiture dans une route étroite qui indiquait la direction d’un lieu-dit: les Trois Ormes. Quelques propriétés distantes et ombragées se succédèrent. La cinquième était celle de Luc. Delphine prit un bip sur la console centrale et le portail de fer forgé s’écarta à l’approche de la BMW.
– Nous y sommes, dit-elle.
Elle se gara à l’ombre d’un grand arbre qu’il renonça à identifier, à côté d’une autre voiture, un gros pick-up aux marche-pieds chromés comme on en voyait dans les films américains.
Devant eux des VTT étaient alignés sous un petit abri en bois.
Il mit pied à terre. Il ne découvrait pas vraiment la maison, dont Luc lui avait envoyé des photos par courriel. Mais elle était là dans son contexte, baignée de l’odeur des pins et du chant des oiseaux : une vieille maison de pierre avec un étage, flanquée d’un conduit de cheminée extérieur et d’une extension au design
moderniste, mélange savamment orchestré de grandes baies vitrées et de poutres de chêne. Une pelouse soigneusement entretenue, des massifs de fleurs, des cyprès. «Écoute, ce n’est pas la mafia russe, avait dit Luc au téléphone, mais c’est quand même une jolie petite maison avec piscine. Tu auras ta chambre, et même une entrée indépendante.»
Il chercha la piscine des yeux, ne la vit nulle part, en conclut qu’elle devait être derrière la maison et qu’il y avait donc encore du terrain. Luc faisait partie de ces rares privilégiés qui arrivent à vivre de leur plume, et semblait-il, à en vivre très bien. Rien d’étonnant. Par curiosité, Delafeuille avait regardé où en étaient ses ventes avant de venir. De ce côté-là, tout allait bien, les GfK étaient bons. Il se sentit flatté de faire partie de ses amis, et même d’être suffisamment intime pour qu’on l’invite à passer quelques jours avant l’arrivée de l’automne.
– Je vais vous montrer votre chambre. Luc s’est enfermé dans son cabanon. Il a dit qu’il nous rejoindrait pour l’apéritif. Donc, je ne sais pas, si vous voulez d’abord vous rafraîchir…
Il la suivit à l’intérieur de la maison. Comme il s’y attendait, c’était décoré avec goût. Le salon et la cuisine américaine, meublés avec précision, semblaient tout droit sortis d’un film des années
cinquante.
La chambre d’amis était à l’étage, au fond du couloir, à côté de la salle de bains.
– C’est le seul problème, il n’y a qu’une salle de bains. Elle est très grande, très agréable, mais voilà. Nous devons nous la partager. J’ai mis une serviette sur votre lit.
– C’est très aimable. Merci de m’accueillir chez vous.
– C’est un honneur. Donc, c’est bien vous. Il la regarda, un peu surpris.
– Delafeuille, dit-elle. L’éditeur de fiction. Il mit un moment à comprendre, puis se détendit soudain.
– Ah, oui. Oui, bien sûr, c’est moi. J’avais oublié cette histoire.
Elle lui sourit.
– Bon. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis sur la terrasse. Derrière la maison, précisa-t-elle.
Elle virevolta sur elle-même et descendit l’escalier en sautillant, à la manière d’une adolescente. Troublé, Delafeuille posa ses
bagages, s’assit sur le lit et, sans trop se rendre compte de ce qu’il faisait, déplia la grande serviette éponge sur ses genoux. Il soupira. L’éditeur de fiction.
Il n’avait pas envie de vivre ça à nouveau.

Il regarda autour de lui. La chambre, comme le reste de la maison, était élégante et sobre, dans les tons pastel. On avait l’impression de se déplacer à l’intérieur d’une estampe japonaise.
Par la fenêtre entrouverte lui parvenaient le silencieux mouvement des arbres et, de loin en loin, le chant étrange et strident d’un oiseau isolé. L’Oiseau à ressort, pensa-t-il. Il haussa les épaules.
«Est-ce que tu peux arrêter cinq minutes de penser à des livres? Tu es en vacances… Ou presque.»
Oui, il avait eu raison d’accepter l’invitation. Les derniers mois à Paris avec le port du masque avaient été éprouvants, en tout cas pour lui, et il espérait trouver ici le calme et la verdure, et ma foi, c’est bien ainsi que les choses se présentaient. C’était calme et c’était vert. Et Delphine était charmante.
Pourtant, quelque chose le mettait mal à l’aise.
Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. C’était absurde. À nouveau, il haussa les épaules. Tout va bien, se dit-il. Ce n’est que moi. Je n’ai pas l’habitude que les choses aillent bien. Cela
doit m’angoisser, d’une certaine façon.
La serviette toujours en main, il se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit en grand. La chambre donnait sur l’arrière de la maison: un petit toit de tuiles qui devait surplomber la terrasse, au-delà la piscine, plus de dix mètres de long semblait-il, le tour en bois de teck brillant comme du métal, plus loin du vert et des arbres, et dans le fond de la propriété, un petit local en pierres apparentes,
au toit visiblement refait à neuf, qui ressemblait à un modèle réduit de l’habitation principale et qu’il devina être «le cabanon».
«Les auteurs à succès se ressemblent tous, pensa-t-il. Une jeune et jolie femme, de dix à quinze ans leur cadette, un petit coin solitaire pour créer pendant qu’elle prépare l’apéro.» Il soupira. «C’est parfois difficile de ne pas les détester.»
Il prit sa trousse de toilette dans le sac de voyage, ainsi que des sous-vêtements propres. Dans le couloir, il croisa un chat tigré, qui leva sur lui un regard inintéressé, en même temps réprobateur, comme font les chats quand ils constatent la présence inopinée d’un intrus dans leur maison. Delafeuille, qui aimait les chats, depuis toujours les compagnons des gens de lettres, ne s’en formalisa pas.
Il passa dans la salle de bains, émit un petit sifflement. À Paris, on appelait ça un appartement. Il se déshabilla, fut surpris de se voir en pied dans la glace murale, un spectacle auquel il avait fait en sorte d’échapper ces
dernières années. Delafeuille n’avait jamais eu une haute opinion de son enveloppe corporelle. Il s’était vu en entier et sous toutes les coutures, pour la première fois lors d’une visite médicale,
avant l’entrée au collège, et il en avait été terriblement déçu.
Les années avaient passé sans apporter de démenti spectaculaire à cette première prise de contact, et l’âge avec son cortège de petites détériorations progressives avait définitivement clos le dossier. Delafeuille évitait de penser à son physique. Non qu’il y ait matière à débattre. On n’était pas non plus dans Elephant Man. Il était tout simplement un homme ordinaire. Bon, de
petite taille. D’accord, qui perdait ses cheveux. Oui, du ventre. Un peu. Qui n’en avait pas, à son âge?
La réponse était évidente. Luc n’avait pas de ventre. Oui, bon.
Il passa dans la cabine de douche. L’eau chaude fut là immédiatement, avec la pression souhaitée, mettant fin à deux de ses craintes très précises concernant un éventuel séjour à la campagne. La vitre de la cabine s’embua.
Il n’arrivait pas à se détendre. Le malaise persistait. La glace murale, qu’il voyait toujours, devenait une surface opaque. Les miroirs et la copulation sont abominables… Voyons, qui est l’auteur de cet intéressant parallèle… Borges? C’est probablement Borges.
Est-ce que tu peux arrêter cinq minutes?
Il attrapa la serviette, se frictionna vigoureusement. Ce miroir, pensa-t-il avec une audace qui le stupéfia, ce miroir la connaît,
il sait exactement à quoi elle ressemble toute nue.
Il enfouit sa tête dans la serviette, y demeura presque une minute, puis la laissa glisser lentement sur ses clavicules. Son reflet lui souriait gentiment.
«Rêve», prononça-t-il.

Comme il s’apprêtait à redescendre l’escalier, il avisa les deux étagères remplies de livres, un peu plus loin dans le couloir. Incapable de résister, il s’approcha de la plus haute des deux.
C’était un réflexe chez lui, pas seulement un réflexe professionnel. Il avait toujours été curieux de ce que les gens lisaient, c’était (à son avis) très révélateur. De leurs centres d’intérêt, de leurs goûts évidemment, de leur bagage culturel, de leur niveau d’éducation, mais aussi de leurs rêves, de leurs frustrations, de leur conception de la vie, de leurs conversations secrètes.
Il s’aperçut qu’il ne connaissait pas Luc aussi bien qu’il le croyait.
Il mit un certain temps à retrouver ses titres fétiches, en tout cas ceux qu’il connaissait comme tels: les contes d’Andersen, Henri
Michaux. Saroyan, Salter, Selby. Borges évidemment. Stevenson et Gaston Leroux. Ils étaient perdus au milieu d’auteurs dont il n’avait jamais entendu parler, et dont les noms étaient souvent imprononçables: deux romans d’un nommé Tan Twan Eng, un recueil de László Krasznahorkai. Plusieurs titres de Laura
Kasischke, Keigo Higashino, Kenji Miyazawa. Ceux-là, il voyait vaguement qui c’était. Pas beaucoup d’auteurs français, pas même ses propres titres, ou alors ils étaient ailleurs. Il dormait peut-être avec, pensa-t-il avec un petit ricanement. En tout cas, ce n’était pas là qu’on allait trouver le livre de la rentrée. Luc lisait de préférence des morts, des inconnus, des bridés. Delafeuille fit la grimace. Le livre de la rentrée. Il avait presque oublié. Paris semblait si loin.
Un petit bouddha en plastique, souriant, libre de tout attachement ici-bas, trônait seul sur un rayon vide. Sur le rayon d’à côté, il eut la désagréable surprise de trouver Le Dernier Thriller norvégien. Et son préquel, L’Espion qui venait du livre. Voilà qui expliquait la remarque de Delphine. Elle les avait lus, naturellement. Il espérait qu’elle n’avait pas pris cela trop au sérieux.
Il la trouva sur la terrasse, comme elle l’avait dit, en compagnie d’un chien. Un beagle de petite taille, qui bondit aussitôt vers lui, se dressa sur ses pattes arrière pour poser ses coussinets couverts de terre sur le pantalon de lin clair qu’il avait choisi avec soin pour la soirée.
– Pablo ! appela Delphine sans le moindre succès.
Delafeuille se pencha en avant, attrapa l’animal par ses grandes oreilles.
– Ne vous inquiétez pas. J’adore les chiens.
Soudain le beagle trouva un nouveau sujet de préoccupation, traversa la terrasse en flèche et bondit dans le jardin. Delafeuille, libre de ses mouvements, s’approcha en époussetant son pantalon, qui par miracle n’avait pas trop souffert.
– Je suis désolée. Je l’avais enfermé dans la réserve pour votre arrivée. Mais au bout d’un moment…

Le beagle courait de droite et de gauche, plaquait sa truffe au sol, repartait de plus belle. Il se mit à cavaler autour de la piscine, les oreilles au vent, sans autre but, semblait-il, que de se dégourdir les pattes. Elle écarta les bras, en un geste fataliste. Il remarqua qu’elle portait des gants de jardin.
– Vous étiez occupée.
– Mes plantes. Je les ai un peu négligées ces derniers jours. Mais j’ai fini. Est-ce qu’un jus de fruit vous ferait plaisir?
– Ah, volontiers.
Elle retira ses gants, en tirant délicatement sur les doigts, un par un. Delafeuille la regarda faire, fasciné. «Il faut que tu te calmes», pensa-t-il.
– Asseyez-vous. Je vous apporte ça. Jus d’orange? Pamplemousse? J’ai aussi du Coca, si vous voulez.
– Jus d’orange, c’est parfait.
Delafeuille prit place à la grande table de jardin, qui était évidemment l’œuvre d’un designer connu, même si lui ne le connaissait pas. Tous les objets dans cette maison avaient été choisis avec beaucoup d’attention, c’était évident même pour lui, qui se considérait comme un béotien en matière de déco.
Un autre aurait peut-être su mettre un nom – et un prix – sur tout ce qui participait de cette sensation d’harmonie, présente jusque dans le moindre détail, au point qu’elle en était presque
douloureuse. Delphine était de retour avec le verre de jus d’orange, et un verre plus petit, rempli de glaçons. Delafeuille remercia, engloutit
la moitié de son verre d’une seule traite.
– Vous en voulez un autre? Je vais quand même dire à Luc que vous êtes là.
– N’en faites rien. Vous disiez qu’il nous rejoindrait pour l’apéritif.
– Bien sûr. Mais…
– Vous savez, il y a des années que nous ne nous sommes pas vus. Cela peut attendre encore un peu.

Luc relut ce qu’il venait d’écrire. Il n’était pas satisfait. Il était conscient que la réussite du livre reposait pour une bonne part sur la description du personnage féminin. De ce côté-là, il était évident qu’il s’en sortait mal, jusqu’ici. En dépit de tout ce à quoi il s’était promis de faire attention, il ne parvenait pas à le faire exister, en tout cas, pas autant qu’il l’aurait voulu.
Il avait tendance à idéaliser les femmes. Malgré ses nombreuses aventures et ses mariages à répétition, il en avait toujours un peu peur. Peur de les toucher, de leur parler, comme au collège. Comme un collégien. Peur de leur existence autonome, finalement. Il aurait préféré qu’elles restent des idées. Des idées de femmes. Freud expliquerait ça très bien. En tout cas, là sur la page, on avait une idée de femme, pas encore une femme.
Elle peinait à apparaître.
Et d’ailleurs, elle disparaissait assez vite. Chassez le naturel, il revient au galop. Le personnage masculin prenait le dessus, on restait avec lui, et là ça se passait bien, on sentait l’empathie.
Il soupira. Les personnages d’une fiction font un peu ce qu’ils veulent, il le savait bien. C’est un phénomène que connaissent seulement les romanciers, ceux qui s’adonnent à cette activité
étrange qui consiste à bercer leurs contemporains d’histoires imaginaires, pour les aider à supporter la réalité. Très vite, les marionnettes créées par le romancier vivent leur propre vie, vont parfois jusqu’à contredire l’intrigue, disent leur propre texte.
C’est une vraie difficulté. Les Anglo-Saxons ne parlent pas pour rien de character-driven plots. Ce sont bien eux, les personnages, qui conduisent, qui dirigent l’histoire.
C’était d’ailleurs, peut-être, une des raisons pour lesquelles il avait du mal à faire exister la femme. On ne se refait pas. S’il avait du mal, dans la vie, à leur reconnaître leur autonomie,
comment pourrait-il les laisser aller librement sur la page?
Question intéressante.
Il se leva, regarda par la fenêtre du cabanon. L’autre pomme était arrivée. Est-ce que c’était une bonne idée de l’avoir invité dans le Sud-Ouest? Ici, aujourd’hui, dans ma vie? Il était si loin de son univers habituel. Est-ce que ça pouvait fonctionner?
Et lui-même, devait-il intervenir dans l’intrigue? Il avait hésité sur ce point. Il hésitait encore. Il se connaissait suffisamment pour savoir qu’il allait avoir envie de se répandre. Il n’était pas meilleur
que les autres. Là, pour le coup, on allait très vite tomber dans le male gaze. Il allait forcément se laisser aller à une masculinité débridée, d’une façon ou d’une autre, c’est ce qu’ils font tous.
Oh, il le ferait intelligemment. Mais quand même.
Il soupira. Il avait conscience d’appartenir à une génération en perdition, qui ne comprenait pas son époque. Il n’y tenait pas plus que ça, d’ailleurs. Pour lui, l’époque avait tort, et c’est
lui qui avait raison. Des tas de vieux cons avaient pensé ça avant lui. Pourquoi s’en sortirait-il mieux ?

Lors de son dernier séjour à Paris, il avait signé un contrat avec Playlist Society, la petite boîte branchée qui publiait des bouquins sur le cinéma, la musique, le jeu vidéo. Le jeune homme qui tenait la boîte lui avait cité tout un tas de groupes dont il n’avait jamais entendu parler. Il avait eu l’impression de causer avec Tommy. Un moment de grande solitude. La planète continuait de tourner sans lui.
Delphine avait lâché le beagle, qui sautait dans tous les coins, caracolait autour de la piscine. Et le bus scolaire s’arrêtait devant la maison, libérant Tommy et les autres enfants des Trois Ormes. La vie continuait à l’extérieur.
Il retourna s’asseoir devant le Mac. Encore quelques pages, et il irait rejoindre les autres. »

Extraits
« – Voilà, c’est quelqu’un qui est amoureux de quelqu’un d’autre et qui lui envoie des SMS. Et l’autre il répond par des SMS. En fait c’est que des SMS, tout le bouquin jusqu’à la fin.
L’éditeur faisait les cent pas, à raison de trois dans un sens et trois dans l’autre.
– Un roman épistolaire, en quelque sorte.
– Ouais, c’est moderne. Y a zéro description.
– Zéro description.
– Et un vrai langage d’aujourd’hui. La forme, c’est vachement important. » p. 73-74

« – Ouais je trouve. Pas la peine de mettre un correcteur sur le manuscrit, C’est plein de fautes comme les vrais SMS. Ça donne un côté vécu vrai.
– Et vous avez un titre ?
Ben sourit d’une oreille à l’autre.
– Nouveau message.
Delafeuille hocha la tête. Il le voyait déjà en facing. Des murs entiers. La Fnac, Cultura, Leclerc. Nouveau message. «Eugénie, pensa-t-il, va se pisser dessus. » p. 75

« Quelques instants plus tard ils quittaient la maison silencieuse, au milieu des brumes matinales. On n’y voyait rien, ou presque rien. La forêt semblait se refermer derrière eux comme un piège. On était dans Le Seigneur des anneaux. Ou ce qu’il en imaginait, il n’avait pas lu Tolkien. Le brouillard, les arbres qui ressemblaient à des sorciers aux bras multiples. Delphine elle-même avait quelque chose de gothique, dans le long manteau noir qui lui prenait la taille et ses hautes bottes à lacets. » p. 125

« – Mais pas dans le livre de la rentrée. Tu peux être beauf et masculiniste tant que tu veux, mais pas là. Fais comme les autres, fais croire que t’es progressiste, que tu votes à gauche.
– Mais je ne suis pas… Qu’est-ce que tu racontes?
– Il faut que tu fasses un portrait d’elle en guerrière. En guerrière, tu comprends? Tu ne peux pas la réduire à la maternité. Ou à cette caricature de geisha. Ni dire qu’elle est tout ça à la fois, c’est trop facile. C’est toi que ça arrange.
– Mais en même temps, elle est tout ça à la fois, non?
– Mais même si c’est vrai, tu ne peux plus le dire. Bordel, il y a trop longtemps que tu as quitté Paris.
– Quel rapport?
– Et même si on oublie ce que les médias vont raconter, ce sont les femmes qui lisent. Tu crois vraiment qu’elles vont nourrir, ne serait-ce qu’un début d’empathie pour ta femme, présentée comme ça, une sorte de fantasme à pattes pour adolescent prépubère?
Delphine passait à ce moment-là. Il se tut. C’était préférable. Fantasme à pattes. J’aurais tout entendu. Elle nous sourit au passage, comme elle faisait toujours. Elle a vraiment un très beau sourire. Un sourire, comment dire. qu’on ne peut pas plus ignorer qu’une main posée sur sa bite. C’est très agréable, je trouve, Il y a tellement de femmes qui font la gueule.
Évidemment, il y a dans ce sourire réflexe une manière de pare-feu, quelque chose qui vise à désamorcer les conflits avant même leur apparition. Je ne suis pas dupe de cet angélisme. C’est une manière de me manipuler, tout en me maintenant dans l’illusion que je contrôle la situation. Très fort. Je sais très bien à qui j’ai affaire.
– Tout va bien, les hommes? Vous n’avez besoin de rien? » p. 131

« – Il m’est apparu que les protagonistes sont invariablement des personnages de fiction qui se fantasment comme des personnes réelles, ce qui revient pour eux à prendre en charge le processus même de lecture, le travail du lecteur, ce qu’il a d’unique et de passionnant: croire à l’existence d’un être sur la foi de simples signes typographiques, élaborer son physique, sa psychologie, sa présence et même son absence, et pose une question annexe et troublante. Est-ce aussi notre cas à nous? En termes philosophiques, est-ce le papillon qui rêve de moi à présent ?
— Ah oui, Tchouang-Tseu, intervint Raoul.
— Gnagnagna, marmonna Delafeuille.
— Il est néanmoins intéressant de tisser des liens entre les trois livres, voir comment ils se répondent, comment les mêmes figures se répètent, sur le plan formel. Et notamment le passage à la première personne, présenté comme logique et pourtant immédiatement résorbé. Et sur le plan narratif, par exemple dans ces scènes où les personnages se retrouvent confrontés à la dimension métadiégétique du texte tout en veillant à la préparation d’un bon repas… » p. 209

À propos de l’auteur
CHOMARAT_luc_©pierre-vallette_2Luc Chomarat © Photo Pierre Vallette

Luc Chomarat est né en Algérie en 1959. Remarqué dès son premier roman par le magazine littéraire, il choisit d’exercer ses talents de rédacteur dans la publicité où, dit-il, «on trouve l’argent et les filles». Poursuivi pour fraude fiscale, il se réfugie dans un monastère tibétain. Il revient au roman en 2014 avec L’Espion qui venait du livre. En 2016, il reçoit le Grand prix de Littérature Policière pour Un trou dans la toile. Traducteur de Jim Thompson, il est également l’auteur d’essais pour le moins atypiques: Le Zen de nos grands-mères (Le Seuil, 2008) sur son expérience bouddhiste et Les 10 meilleurs films de tous les temps (Marest, 2017) dont le sujet n’est pas clair. Le Polar de l’été (La Manufacture de livres, 2017) et Un petit chef-d’œuvre de littérature (Marest, 2018) confirment son goût pour les constructions en abyme, et son regard particulier sur l’époque, mélange d’ironie et de désenchantement. (Source: Éditions la Manufacture de livres)

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