La reine aux yeux de lune

NSONDE_la_reine_aux_yeux_de_lune  RL_automne_2023

En deux mots
Des deux sœurs jumelles qui naissent en 1685 dans un Kongo sous domination portugaise, seule l’une survivra. Après un parcours initiatique, Kimpa Vita, comme on la surnomme, va se voir investie d’une mission, libérer son peuple et le mener vers la prospérité. Son influence ne cesse de croître, car le peuple et même les militaires la suivent. Une situation qui va affoler la couronne.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La Jeanne d’Arc du Kongo

Dans son nouveau roman Wilfried N’Sondé raconte le destin d’une jeune fille appelée à libérer son peuple du joug portugais à l’orée du XVIIIe siècle. Profitant de son initiation religieuse, elle va réussir à ébranler le royaume. Qui va devoir réagir pour conserver le Kongo.

Nous sommes en 1685 au Kongo. Le pays est alors sous domination portugaise et la proie d’un trafic d’esclaves de plus en plus effréné, plongeant les rescapés dans une situation de plus en plus précaire. C’est dans cette contrée misérable que naissent deux sœurs jumelles. Et si l’une ne survit pas, l’autre va se montrer vaillante et volontaire. Si sa stature n’est guère imposante, ses yeux de lune impressionnent tous ceux qui échangent un regard avec elle. Très vite, elle va jouir d’un statut particulier qui va la conduire à figurer parmi la douzaine de jeunes filles appelées à suivre une formation religieuse au sein d’un couvent érigé dans le but de propager la foi chrétienne dans cette contrée animiste.
Dona Béatrice, comme on l’appelle alors, va si bien réussir qu’elle ne tarde pas à devenir l’effrontée, car elle met les enseignants face à leurs contradictions, prêchant l’égalité et la solidarité et pratiquant le pillage des ressources et des hommes. Du coup, elle devient de plus en plus ingérable à mesure que sa notoriété grandit. Pour la «jumelle née de la guerre» l’heure est venue de réaliser la prophétie. C’est sous ce nom donné à sa naissance – Kimpa Vita – qu’elle est initiée : «Le maître s’agenouilla devant moi et me découvrit la tête. Il prononça d’étranges incantations, frotta mon corps avec des feuilles à l’odeur répugnante. Je ne résistai pas lorsqu’on badigeonna mes paupières du reste de la mixture piquante censée m’’insuffler une vie nouvelle. Une poule blanche fut décapitée, son sang rougit mon visage, et des masques furent disposés tout autour de moi. Malgré les tentatives pour m’ensorceler, m’exciter ou me pousser à réagir, je restai de marbre. Aux premières notes de tambour, on me permit enfin d’ouvrir les yeux. Kimpa Vita avait réussi. J’avais traversé les difficultés, avais maintes fois ressuscité. J’étais prête, me tenais sur mes deux jambes, seule face aux anciens initiés, au maître. Appolonia était également présente, cette fois j’en étais certaine ; elle avait veillé sur moi tout au long de l’épreuve. Tous s’étaient allongés à mes pieds et restèrent immobiles après avoir recouvert leurs corps de poussière. Je pris conscience de ma solitude: j’étais la seule candidate à être allée au bout de l’initiation.» Dès lors son sort est scellé. Elle va prendre la tête d’une insurrection qui ne dit pas nom, mais qui jour après jour gagne en importance et va la mener jusqu’à São Salvador où son aura fait des miracles. Mais inquiète la couronne et les religieux qui ne peuvent laisser cette «sainte» leur faire de l’ombre. Quand une vieille paysanne vient défier le roi Pedro IV, «J’ai aussi pour mission de vous annoncer que le ciel a envoyé un sauveur, une demoiselle, une vierge. Une fois le pays réunifié, elle seule désignera le futur et unique roi: le prochain Mani Kongo. De sa bénédiction dépendra aussi la victoire de votre armée, roi Pedro IV. Tous devront lui obéir. Le Tout-Puissant lui-même s’exprimera par sa bouche!», c’en est trop.
En retraçant le parcours de cette Jeanne d’Arc africaine, Wilfried N’Sondé montre l’aspiration d’un peuple à la liberté, mais aussi le poids des traditions et le mélange des cultures qui en résulte, mais aussi de la volonté des puissants à faire étalage de leur force, quitte à fouler aux pieds les principes qu’ils affirment vouloir défendre.
Le tout raconté avec cette langue chatoyante et sensuelle que l’on retrouve dans Un océan, deux mers, trois continents, roman qui avait aussi mêlé le métissage et la violence, le parcours initiatique et la douleur. Et voilà soudain l’aube du XVIIIe siècle en pleine actualité. Et si l’Histoire semble bégayer, elle est aussi là pour que l’on puisse la regarder en face.

La reine aux yeux de lune
Wilfried N’Sondé
Éditions Robert Laffont
Roman
240 p., 20 €
EAN 9782221259696
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Kongo, du côté de Luanda et de São Salvador.

Quand?
L’action se déroule de 1685 à 1706.

Ce qu’en dit l’éditeur
Kimpa Vita, la jumelle née de la guerre.
Kongo, 1685. Le royaume, sous occupation portugaise, n’est qu’une terre de désolation. Une fillette aux yeux de lune voit le jour dans les eaux de la rivière Mpozo. Sa sœur jumelle ne survit pas. L’enfant miraculée est nommée Kimpa Vita, qui signifie «la jumelle née de la guerre».
En grandissant, Kimpa traverse des épreuves, et bientôt ses discours de résistance magnétisent. Pour ses fidèles, elle incarne l’espoir d’un avenir meilleur, telle une sainte africaine liée aux esprits. Ses détracteurs, eux, la réduisent au rang de sorcière. Kimpa Vita, aussi adulée qu’haïe, parviendra-t-elle à ranimer un peuple déchiré par les conflits ?
Inspiré d’un personnage réel, La Reine aux yeux de lune conte avec émotion le destin d’une femme sacrifiée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Africultures (Emmanuelle Eymard Traoré)

Présentation de la Rentrée littéraire des éditions Robert Laffont © Production Interforum

Les premières pages du livre
« Ma mère m’offrit la lumière du jour un dimanche à l’automne de l’an 1685, mais chaque fois qu’Appolonia Mafuta me raconta cette histoire, elle précisait que ma vie avait vraiment commencé la veille. Dans la nuit qui précéda ma naissance, celle qui officiait comme accoucheuse, faiseuse d’anges, guérisseuse, et servait parfois d’intermédiaire entre les vivants et les esprits des ancêtres, s’était réveillée en sursaut. La Vierge Marie, entourée d’un léger voile blanc qui laissait échapper une mèche de ses longs cheveux noirs, s’était présentée à elle dans un rêve et l’avait sollicitée d’une voix calme et posée. La mère du Christ avait pris les traits d’une femme du Kongo : les yeux en amande, les pommettes hautes et les lèvres charnues. Appolonia s’était agenouillée sur sa natte, puis avait levé les yeux vers l’apparition qui effleurait presque son visage. La Madone lui annonçait l’arrivée prochaine d’un sauveur : une jeune fille qui serait la véritable voix de Dieu sur la terre des Bakongos. Avant de disparaître, Marie avait ajouté que le Tout-Puissant punirait sévèrement ceux qui refuseraient d’accueillir son envoyée.
Appolonia se retrouva seule dans le noir ; estimant qu’elle avait été une fois de plus sujette à des hallucinations sous l’effet de la fatigue, elle préféra oublier la vision qui l’avait sortie de son sommeil et se recoucha. La première grossesse de la fille à peine pubère d’une famille d’aristocrates désargentés du voisinage était arrivée à terme : Appolonia devait se tenir prête à intervenir. Quelques heures plus tard, des villageois l’éveillèrent à la lueur d’une bougie. Elle se redressa péniblement et resta un temps assise en tailleur, le corps engourdi et l’esprit encore embrumé par les révélations venues de l’au-delà. Appolonia passa sa main dans ses longs cheveux crépus poivre et sel, si touffus qu’elle abandonna l’idée de les démêler et les garda ébouriffés. Elle se couvrit les épaules d’une cape en coton léger, avant de quitter sa modeste habitation en brique de terre. Dans la fraîcheur de l’aurore, elle emprunta l’avenue principale de São Salvador, grignotée çà et là par la brousse et bordée de ruines. Sa frêle silhouette progressait lentement entre les façades décrépies d’anciennes demeures, longeait les palais des nobles d’antan partiellement détruits qui portaient les stigmates d’incendies et donnaient à la ville un air de désolation.

Âgée d’une quarantaine d’années, Appolonia Mafuta regrettait la capitale d’autrefois, celle qui avait été la fierté des bâtisseurs des édifices en pierre et en chaux du royaume du Kongo, égalant ainsi – aux dires des premiers Portugais qui l’avaient contemplée – le faste et la beauté des plus célèbres cités européennes. Aujourd’hui y vivaient encore une quinzaine de missionnaires capucins et un peu plus d’une centaine de femmes et d’hommes, dont des membres de clans apparentés au défunt roi, le Mani Kongo. C’était dans la demeure de l’une de ces vieilles familles bakongos que se rendait l’accoucheuse.
Lorsqu’elle s’approcha d’une grande cabane, où un reste de cloisons avait été maladroitement recomposé avec des bouts de bois, une enfant – d’un mètre soixante – au ventre proéminent l’attendait. Elle avança péniblement et, sans dire un mot, lui emboîta le pas. La tradition des Bakongos imposait aux futures mères de se montrer fortes. Alors, le visage fermé et trempé de sueur, accentuant sa cambrure en se tenant le dos, la parturiente suivit Appolonia en silence. Elles descendirent des hauteurs de São Salvador sur un flanc de la colline, puis continuèrent dans la plaine. La jeune femme, éduquée à supporter la douleur sans se plaindre, serrait les dents, mais elle marquait le pas. Son calvaire dura une trentaine de minutes jusqu’à la clairière qui abritait la source de la rivière Mpozo. La pauvre enfant essaya de croiser fermement les jambes, à peine assez fortes pour la porter, alors que la poche des eaux venait de rompre. Ce fut à l’instant où elle remarqua le liquide répandu à l’intérieur des cuisses et le long des mollets de la petite qu’Appolonia se décida à la rejoindre, à la soutenir par les épaules, à ôter ses habits et à l’asseoir dans l’eau éclairée par la lumière orange et floue du jour qui se levait. Sur le moment, la tiédeur de l’onde qui enveloppa ses reins et le bas de son corps la soulagea tant qu’elle fut prise d’un vertige et laissa échapper un soupir qu’elle s’empressa de réprimer sous le regard réprobateur de l’accoucheuse.

Ma mère me mit au monde à l’heure ambiguë du crépuscule, après de longs efforts qui suppliciaient ses entrailles. À chaque poussée, elle avait pensé perdre connaissance. Son martyre s’était étiré jusqu’en fin d’après-midi.
J’étais un minuscule nourrisson d’à peine deux kilos qui glissa hors de son ventre et remonta à la surface des flots la tête plongée dans l’eau douce et les membres déployés dans toute leur longueur. Ma mémoire a conservé le souvenir de ces délicieuses secondes où mon corps fragile ondula mollement au gré du courant, dans un état de plénitude. Puis Appolonia fit des incantations pour m’accueillir parmi les hommes, pour me lier à tout jamais à la terre de mes ancêtres et à son fleuve majestueux, puisque mon sang dilué dans les eaux de la source claire de la Mpozo irait se mêler à celles du fleuve Kongo avant d’atteindre l’océan Atlantique. Elle me sortit de la rivière afin de sectionner le cordon et d’extraire le placenta. Dès les premiers instants de mon existence, je fus une déception pour ma mère, tant elle aurait souhaité que son aîné soit un garçon. Dans un reste d’énergie, elle me tendit les bras en soupirant. Appolonia s’étonna de mes yeux grands ouverts dévoilant des nuances de clair de lune sur mes iris très sombres, puis fut captivée par leur éclat d’ombre et de lumière. De ma petite bouche retentit un étrange cri primal qui résonna dans la clairière. Une plainte, une lamentation déchirante. Sans avoir le temps de s’en émouvoir, les deux femmes en comprirent la signification lorsque, après une ultime contraction qui stupéfia ma mère, un second enfant quitta son ventre.
L’astre de nuit posa alors une lueur pâle à la surface des eaux. Il illumina un amas de chair recroquevillé en une boule inanimée. Ma pauvre petite sœur jumelle naquit les poings et les yeux fermés, sans le moindre souffle de vie. L’accoucheuse remercia les esprits d’avoir permis que l’une de nous revienne des entrailles du trépas. Elle me prit contre elle, moi qui hurlais maintenant sur la berge, me souleva et me porta à bout de bras pour me présenter au ciel en criant au miracle. Les ancêtres adressaient un signe clair aux vivants, ils leur avaient envoyé une combattante, un être à part, d’une essence inédite. Appolonia psalmodiait : ce bébé avait ressuscité, elle en était convaincue. Selon elle, j’étais le fruit d’une intelligence supérieure venant d’un passé très lointain.
En me couchant contre le sein de ma mère pour mon premier allaitement, elle s’inquiéta de son absence de réaction et remarqua la tache de sang sous son bassin. La guérisseuse examina le corps immobile allongé parmi les hautes herbes et constata que le cœur n’y battait plus. Le sourire sur le visage de l’adolescente, bien trop fragile pour enfanter, permit à Appolonia d’espérer qu’elle se soit éteinte sans souffrir. Elle embrassa la morte sur le front, ferma ses yeux grands ouverts et me serra contre sa poitrine.
Je suis arrivée dans ce monde en un moment tragique, terni par le deuil d’une sœur et d’une mère mais éclairé par l’espoir qu’incarnait ma miraculeuse survie. Au creux des bras d’Appolonia, mon cœur gardait le souvenir des semaines passées aux côtés de ma jumelle dans le ventre maternel, au sein de notre alcôve liquide et noire. En attendant nos retrouvailles, une nuit, dans l’au-delà, je conservais la complicité des dialogues muets que nous avions entretenus.
Avant notre départ pour la ville, l’accoucheuse offrit les corps des défuntes à l’onde translucide de la rivière, en suppliant les esprits de les accompagner sur leur route vers le monde invisible. De ses deux mains elle sortit le placenta de l’eau, le posa au pied d’un arbre. Lorsqu’elle fut hors de vue, l’organe prit l’apparence d’un serpent gigantesque qui grimpa le long du tronc avant de s’élancer dans les airs en quête d’un nouveau cours d’eau, d’une autre forme de vie.
L’accoucheuse me nomma Kimpa, pour rappeler que j’étais l’aînée d’une double grossesse, et Vita, en témoignage de la lutte acharnée que j’avais menée pour rester en vie. Kimpa Vita : la jumelle née de la guerre.

Avec l’accord de mon père dévasté par la disparition de son épouse et incapable de s’occuper seul d’un bébé, Appolonia me confia aux bons soins de Ma Louisa. La doyenne de São Salvador avait côtoyé les Portugais dans sa jeunesse ; elle savait comment nourrir un nouveau-né avec du lait de vache.
J’ai grandi sage et appliquée au sein d’un huis clos tendre, chaleureux et plein de fantaisie. Un monde habité par des chants et par l’univers extraordinaire des contes que ma mère adoptive me racontait chaque soir pour m’endormir. J’appréciais particulièrement la fable dans laquelle le diable, déguisé en beau guerrier, tentait de séduire des jeunes femmes qui ne se laissaient pas duper par ses mensonges. Petite, je m’émerveillais surtout des histoires incroyables qui dépeignaient les disputes ou les amitiés entre humains et animaux de la faune sauvage. Mes préférées étaient celles où le personnage du lièvre, espiègle et rusé, arrivait à duper les plus féroces créatures des plaines et des forêts : les lions, les crocodiles ou les panthères. Grâce à son audace et à son intelligence, le petit rongeur réussissait même à ridiculiser des chasseurs ou des hommes malintentionnés. Couchée sur une natte, blottie dans la chaleur des bras de Ma Louisa, je redemandais encore et encore de ces voyages incroyables, tantôt effrayants, tantôt drôles, toujours captivants. Mes rires résonnaient entre les murs de la maison, une très modeste demeure en brique de terre, où la pièce unique, basse de plafond, abritait dans un coin le feu du foyer, tout en faisant office de cuisine, de séjour et de chambre à coucher. Une toute petite lucarne y laissait pénétrer un filet de lumière et donnait à notre habitat une atmosphère feutrée où flottaient les mystères des récits de Ma Louisa.
Plus tard, les fables laissèrent place aux légendes du passé du Kongo. À sept ou huit ans j’étais déjà très attentive aux mythes qui racontaient la prospérité et la puissance d’un peuple fier, pétri de spiritualité. Je me laissais porter par les accents parfois nostalgiques, souvent enflammés de la voix de Ma Louisa qui, au coin du feu, évoquait inlassablement le souvenir d’un monde riche et ordonné, où chacun trouvait sa place et réussissait à subvenir à ses besoins, à ceux de sa famille. Les villages et les villes s’animaient au petit matin avec l’installation des étals couverts de fruits qui coloraient les rues de tons vifs. La population vaquait à ses occupations jusqu’au coucher du soleil en se conformant aux règles de vie commune instituées jadis par les mères fondatrices du royaume. L’âge d’or de notre peuple, celui où nous vivions sans peur d’être assassinés ou enlevés avant de disparaître à tout jamais. En ce temps-là, notre roi et les membres de sa cour n’étaient pas considérés comme des maîtres absolus. Inspirés par la sagesse des ancêtres, ils étaient respectés pour leur sens de la justice et estimés pour leurs capacités à résoudre les conflits dans la paix et la conciliation. Ma mère adoptive évoquait la grandeur du royaume avec une ardeur qui me séduisait et contribua à me convaincre qu’un monde idéal pouvait exister sur notre terre.

À dix ans, je me chargeais déjà de cuisiner pour notre foyer. Nous nous asseyions en tailleur l’une en face de l’autre et dégustions en silence le plat disposé sur de larges feuilles de bananier. Nous gardions toujours une partie du peu de nourriture que nous avions et la distribuions aux plus démunis que nous. Compte tenu de son grand âge, ma mère adoptive ne pouvait pas subvenir à nos besoins ; mon père nous livrait de quoi assurer un repas chaud par jour. Ainsi, il me rendait très régulièrement visite. C’était un homme robuste, dur, pour qui les femmes devaient être éduquées à demeurer discrètes, soumises à leur mari, et à marcher en baissant la tête en signe de respect, pour éviter de croiser le regard de quiconque. Ainsi, je ne devais pas me laisser influencer par les élucubrations de Ma Louisa, mais plutôt m’inspirer des épouses respectables du voisinage qui restaient à leur place, obéissaient et ne contestaient jamais l’autorité. Les compagnes de ses rares amis ne donnaient pas leur avis, chuchotaient et cachaient leur bouche de leur main pour s’empêcher de rire aux éclats. Je n’aurais même pas pu dire si elles étaient jolies ou pas, l’austérité qu’elles s’infligeaient au quotidien les rendait désagréables à regarder. Elles n’étaient que des absences, des êtres d’ombre et de silence.
À mon père, je me présentais alors sous les traits d’une fillette timide et studieuse, peu encline aux échanges ; il s’en félicitait, mais mon manque d’appétit et mon extrême maigreur l’alarmaient néanmoins. Ma propension à me contenter d’une alimentation très frugale l’inquiétait, il s’énervait en se demandant ce que la vieille folle pouvait bien faire des provisions qu’il lui apportait. Il me forçait à manger parce que, selon lui, seules les prophétesses et les sorcières pratiquaient le jeûne. Il m’obligeait à gober des œufs crus ; j’obéissais avant de tout vomir à l’abri de son regard.
Toujours pieds nus, j’aimais me perdre dans le dédale des ruelles de mon quartier au centre de São Salvador. Ma silhouette gracile et fragile suscitait l’attention des adultes, tous me félicitaient de bien m’occuper de la doyenne de la ville, en retour ils me choyaient et me gâtaient malgré le peu de ressources dont ils disposaient. J’appréciais les sollicitudes de chacun, m’arrêtais un instant pour recevoir les compliments des uns, écoutais respectueusement les conseils des autres qui m’encourageaient à me nourrir davantage et restais plus longuement auprès des solitaires qui profitaient de ma présence pour s’épancher un moment.
Je retrouvais Ma Louisa dans son intérieur ombragé. Elle s’affaiblissait de jour en jour et quittait rarement sa chaise à bascule en rotin, qu’elle affirmait avoir reçue en cadeau de fiançailles d’un riche seigneur portugais tombé fou amoureux d’elle du temps où elle était belle. La vieille dame avait attendu que je devienne une demoiselle de quatorze ans, suffisamment mûre, pour me confier les histoires de cœur de sa jeunesse. J’adorais la délicieuse lumière que l’émotion rallumait dans son regard éteint par la cécité. Du monde, la vieille dame ne distinguait plus que de vagues silhouettes et se plaignait d’en oublier les couleurs. Un long soupir soulevait alors son corps sec décharné par les années, ses doigts agrippaient les accoudoirs de son siège et les articulations de ses mains déformées par l’arthrose craquaient. Le trait irrégulier d’une veine s’épaississait sous la peau plissée de son front et remontait jusqu’à son crâne, auquel le temps n’avait laissé que de rares touffes de cheveux cotonneux.
Le fauteuil lui avait beaucoup plu, elle l’avait gardé, mais avait éconduit le prétendant qu’elle trouvait bien trop laid. Et puis la jeune femme qu’elle était vouait une passion si forte au Kongo qu’elle redoutait que son soupirant ne l’emmène un jour dans son pays lointain.
Presque aveugle et de plus en plus sourde, elle se révélait cependant impossible à surprendre. J’avais beau avancer à pas feutrés, elle s’amusait à tourner la tête vers moi à l’instant même où je m’approchais et me demandait si moi, la fille aux yeux de lune – comme elle se plaisait à m’appeler –, tantôt ténébreux, tantôt éblouissants, m’ennuyais au point de vouloir encore m’abreuver de ses mots, toujours les mêmes.
«Tu sais, je vais bientôt m’envoler vers l’autre monde. En attendant, j’apprends à mourir!» me prévenait-elle en étouffant un fou rire.
En moi elle avait trouvé une oreille prête à recueillir l’un des derniers témoignages de son temps.
Grâce à elle, mon imagination d’adolescente apprenait à envisager le trépas non pas comme une fin, mais plutôt comme un voyage. Je m’asseyais tout près d’elle, les mains jointes et les coudes posés sur les cuisses, afin de l’écouter. Malgré les nuances grisâtres de son épiderme qui s’effaçait progressivement, apparemment sans souffrance, Ma Louisa scintillait. Et j’étais persuadée que, d’une manière qui m’échappait, elle me voyait et était même capable de déchiffrer mes pensées les plus secrètes : elle possédait des pouvoirs magiques. Notre complicité était telle que, parfois, j’avais la sensation que nous nous confondions. Ces moments où nos esprits fusionnaient débutaient toujours par un long silence, puis elle se mettait légèrement en mouvement ; je n’entendais plus que le grincement régulier de sa chaise. L’éclat des yeux de la conteuse s’estompait puis s’éteignait au rappel de l’ombre qui planait sur l’histoire de notre pays. À cet instant, je plongeais au plus profond de la plaie béante qui rongeait son âme et celle de notre peuple : l’issue tragique de la tristement célèbre bataille de Mbwila, en l’an 1665.

Mon cœur se serrait lorsque commençait le récit de l’effroyable affrontement qui avait fait rage vingt ans avant ma naissance. Je m’efforçais de rester très concentrée, pliais mes jambes, calais mes genoux sous mon menton et écoutais attentivement en suçant ma langue. Je m’attristais en voyant des larmes s’amonceler sous les paupières de Ma Louisa quand elle relatait les épisodes qui avaient précédé le drame, mais, affirmait-elle d’un air grave, il fallait absolument que les nouvelles générations sachent. Chaque fois, elle me faisait promettre de ne jamais oublier ; chaque fois, j’acquiesçais.
Je mémorisai jusqu’aux moindres détails de l’histoire du Kongo et du Portugal, deux royaumes qui commencèrent par tisser un lien d’amitié. Mais, près de deux siècles plus tard, l’insatiable appétit de richesses de la couronne lusitanienne l’amena à fomenter des complots qui aboutirent à une crise de confiance entre Portugais et Bakongos. Les événements s’accélérèrent au printemps 1665 ; aucune solution pacifique ne se profilait. Le ton se durcit, un dialogue de sourds s’installa. L’exaspération et la colère des nobles du Kongo étaient arrivées à leur paroxysme. Ils ne supportaient plus l’arrogance grandissante des dignitaires portugais de la petite enclave de Luanda – des terres autour de la ville portuaire que leur avait offertes notre roi cent cinquante ans plus tôt pour faciliter leur implantation en Afrique centrale. Leur soif d’expansion ne s’arrêterait sans doute jamais, avaient fini par conclure les seigneurs du Kongo. Nos anciens avaient l’impression de ne plus être écoutés ni considérés, même les plus modérés se sentaient insultés dans leur légitimité. Les plus radicaux pestaient : si c’était la guerre que cherchaient les Portugais, ils la leur serviraient ! Advienne que pourrait, il y allait de leur honneur et de l’avenir du pays.
Les Portugais avaient fini par revendiquer les terres à l’est de leur enclave, à l’emplacement de gisements de cuivre, au motif que notre peuple laissait la nature libre et sauvage au lieu de l’exploiter. En réponse, les princes du Kongo supplièrent notre nouveau roi, le Mani Kongo, intronisé en 1661 : c’en était trop, une démonstration de force s’imposait. Combien de temps encore tolérerait-il que des étrangers le méprisent au point de lui proposer d’abandonner une partie de sa souveraineté ? Pour notre jeune monarque inexpérimenté, il s’agissait non seulement de garantir l’unité de notre peuple en apaisant ses vassaux excédés, mais aussi de faire passer un message fort de Luanda à Lisbonne : aucun prince, aucun gouverneur de province, aucun esclave ou noble, serf, prêtre ou sorcier, noir ou blanc de peau, mort ou vivant, nul ne pouvait se soustraire à l’autorité du Mani Kongo. Lui seul décidait de l’attribution des terres et du montant du tribut dont chacun lui était redevable ; tous devaient le craindre et lui témoigner le plus grand respect.
Le roi dépêcha une délégation d’émissaires à Luanda pour mettre les Portugais au pas, mais son ultimatum ne reçut aucune réponse. Ses conseillers expliquèrent au souverain indécis qu’il se voyait contraint de déclarer la guerre. Alors il promit de brûler Luanda et de chasser ceux qu’il considérait désormais comme des envahisseurs. Le 13 juin 1665, il ordonna : « Toute personne de quelque qualité qu’elle soit, noble ou artisan, pauvre ou riche, capable de porter des armes offensives, dans toutes les villes, tous les villages et hameaux de mes royaumes, provinces et seigneuries, a le devoir de s’enrôler dans les dix prochains jours auprès de ses capitaines, gouverneurs, ducs, comtes, marquis, etc., pour partir défendre nos terres, propriétés, enfants et femmes, nos propres vies et nos libertés, dont la nation portugaise veut s’emparer pour les dominer. »
J’imaginais ces adultes qui allaient s’affronter sous les traits de monstres, l’écume à la bouche, l’œil défiant, le visage tordu par la colère, le doigt accusateur levé. Ils m’effrayaient. Lorsque Ma Louisa racontait, parfois je me bouchais les oreilles et secouais la tête de droite à gauche. Mais elle m’encourageait à écouter jusqu’au bout, en tendant ses mains fripées vers moi.

La perspective du fracas annoncé décrite par Ma Louisa est restée bien présente dans ma mémoire comme l’une des pires illustrations de la folie des hommes – les seuls êtres capables de voir une catastrophe approcher et de s’y précipiter avec enthousiasme. Pour raconter la scène, ma mère adoptive se redressait sur sa chaise, son visage devenait grave, presque inquiétant. Mais, surtout, grâce à ses mots choisis et à ses talents de conteuse, la scène se matérialisait devant moi.
D’un côté, il y avait le roi du Portugal, Afonso VI, qui envoya secrètement plusieurs pièces d’artillerie et un détachement en direction du Kongo pour soutenir le gouverneur de Luanda face à la menace d’une offensive de l’armée du Mani Kongo. La mobilisation générale fut décrétée, la direction des opérations confiée à Luís Lopes de Sequeira, un officier chevronné malgré son jeune âge et fin stratège. De père portugais et de mère bakongo, l’homme d’à peine trente ans, formé à l’académie militaire de Porto, était obsédé par le besoin de gommer son ascendance africaine et d’affirmer son appartenance européenne. Il souhaitait se battre, la guerre lui permettrait de fournir la preuve ultime de sa fidélité à la couronne lusitanienne : il s’empressa d’entamer les préparatifs d’un assaut dans la plaine qui s’étendait à l’est de Luanda.
En face battaient les cœurs des guerriers bakongos assoiffés de sang qui ne juraient plus que par Pedro Cabral, le général désigné par le Mani Kongo pour les mener à la victoire et restaurer la grandeur du royaume. Il inspecta ses dizaines de milliers de soldats impassibles, dressés droit comme des sagaies et alignés en rangs serrés sous le soleil de midi. Le roi félicita son commandant en chef ; assisté par trois cent quatre-vingts mercenaires venus d’autres contrées d’Afrique, équipés de chevaux et de mousquets, Pedro Cabral avait pu transformer en peu de temps ses troupes, jusque-là juste assez efficaces pour brûler les cases de serfs terrorisés afin de les forcer à payer leurs impôts, en une redoutable armée surentraînée, disciplinée, prête au combat.
La tension montait. De l’Atlantique se leva un vent mauvais qui se densifia, prit une couleur de nuage gris, se diffusa dans le ciel et empêcha le soleil d’éclairer le Kongo durant toute une matinée. Le mauvais présage se propageait en sifflant, de la côte jusqu’aux jungles de l’intérieur en passant par São Salvador et par les rives du grand fleuve ; l’ombre de la mort viciait l’air du pays, qui sombrait lentement dans l’anéantissement.
Bien qu’elles aient essayé de raisonner leurs hommes pour enrayer la spirale infernale de la violence et adressé des prières quotidiennes à la Vierge Marie, un grand nombre de femmes que je croisai dans mon enfance avaient perdu au moins un membre de leur famille durant ce conflit, m’apprit Ma Louisa. J’aurais tout donné pour les consoler, alléger le poids du souvenir sur leurs épaules. J’aurais modifié le cours des événements de l’été de l’année 1665, permis que les plans de réconciliation aboutissent, que les médiations secrètes tentées par les éminences du clergé catholique tant à Luanda qu’à São Salvador soient couronnées de succès. Malheureusement, le message d’amour et de fraternité du Seigneur Jésus-Christ n’inspira pas les belligérants, qui ne retrouvèrent pas la raison.
L’opportunité d’en découdre avec l’occupant avait motivé un nombre impressionnant de Bakongos. À cause de la multiplication des rafles, les campagnes du pays étaient devenues de vastes zones d’insécurité ; les agriculteurs abandonnaient le travail des champs pour échapper à la capture ou se recycler dans le commerce d’êtres humains, beaucoup plus lucratif et moins harassant. Le volume des récoltes avait dangereusement chuté, la nourriture se faisait rare. Dans certaines provinces sévissait déjà la famine. Les poings se fermaient, la vengeance infusait. Alors, autant s’engager auprès de notre roi bien-aimé pour en finir une fois pour toutes avec la vermine européenne. »

Extraits
« Le maître s’agenouilla devant moi et me découvrit la tête. Il prononça d’étranges incantations, frotta mon corps avec des feuilles à l’odeur répugnante. Je ne résistai pas lorsqu’on badigeonna mes paupières du reste de la mixture piquante censée m’’insuffler une vie nouvelle. Une poule blanche fut décapitée, son sang rougit mon visage, et des masques furent disposés tout autour de moi. Malgré les tentatives pour m’ensorceler, m’exciter ou me pousser à réagir, je restai de marbre. Aux premières notes de tambour, on me permit enfin d’ouvrir les yeux.
Kimpa Vita avait réussi. J’avais traversé les difficultés, avais maintes fois ressuscité. J’étais prête, me tenais sur mes deux jambes, seule face aux anciens initiés, au maître. Appolonia était également présente, cette fois j’en étais certaine ; elle avait veillé sur moi tout au long de l’épreuve. Tous s’étaient allongés à mes pieds et restèrent immobiles après avoir recouvert leurs corps de poussière. Je pris conscience de ma solitude : j’étais la seule candidate à être allée au bout de l’initiation. » p. 63

« Les Portugais respectaient davantage le dogme, la hiérarchie de l’institution inventée par les hommes que le message universel porté par la parole de Dieu. Les missionnaires avaient dénaturé l’essence du christianisme et confisqué le Seigneur pour assouvir leur soif de pouvoir, quand ce n’était pas leur lubricité. Je ne reconnaissais plus aucune once d’amour dans le cœur des séculiers chargés de nous encadrer. Au nom du Tout-Puissant ils traitaient les plus fragiles d’entre nous avec rudesse, parfois avec une violence sadique, tout en menant, hors des murs de l’école, une existence contraire aux préceptes chrétiens. Il se chuchotait dans les couloirs de l’établissement qu’ils fréquentaient des prostituées lorsqu’ils se rendaient à Luanda et, pour certains, s’adonnaient même aux jeux de hasard dans des lieux de débauche. Des rumeurs supposaient que beaucoup participaient au commerce d’êtres humains et capitalisaient en prévision de leur retour au Portugal. Une religion si généreuse avait été pervertie en un vulgaire système d’oppression des plus humbles. Les enfants de Dieu, plus encore ceux du Kongo, étaient considérés par les membres du clergé comme de banals outils au service de l’enrichissement sans limite. Les graines de la révolte commencèrent à germer dans mon cœur. » p. 84

« « J’ai aussi pour mission de vous annoncer que le ciel a envoyé un sauveur, une demoiselle, une vierge. Une fois le pays réunifié, elle seule désignera le futur et unique roi: le prochain Mani Kongo. De sa bénédiction dépendra aussi la victoire de votre armée, roi Pedro IV. Tous devront lui obéir. Le Tout-Puissant lui-même s’exprimera par sa bouche! »
Appolonia précisa que la jeune femme existait bel et bien, qu’elle l’avait connue dans le passé pour avoir assisté à sa naissance et participé à son éducation. Elle livra ainsi son nom: Kimpa Vita. L’enfant avait aujourd’hui environ dix-huit ans et se trouvait quelque part dans le royaume, mais elle ignorait où. Des recherches devaient être entreprises pour la localiser rapidement, car le destin du pays reposait entre ses mains.
La stupeur se propagea dans l’assemblée: jamais personne n’avait osé faire preuve d’autant d’insolence envers le monarque. Une vieille paysanne prétendait lui dicter sa conduite alors qu’il entendait régner sur un empire. Lui, le redoutable chef de guerre qui n’avait jamais connu la défaite et se vantait d’avoir assassiné une vingtaine d’ennemis à mains nues, devait s’en remettre à une gamine pouf assurer sa victoire… Une histoire de fous. Mais, après l’étonnement, des cris de joie et des applaudissements résonnèrent, la foule scandait le nom du sauveur: Kimpa Vita. Hipolita toisa son époux d’un sourire en coin. C’en était trop pour Pedro IV. » p. 118

À propos de l’auteur
NSONDE_Wilfried_©LegattazWilfried N’Sondé © Photo Legattaz

Né à Brazzaville, Wilfried N’Sondé vit à Lyon. Il a notamment publié Le Cœur des enfants léopards (prix des Cinq Continents de la francophonie et prix Senghor de la création littéraire) et Un océan, deux mers, trois continents (prix France Bleu/Page des libraires, prix des lecteurs de L’Express/BFMTV). La Reine aux yeux de lune est son huitième roman. (Source: Éditions Robert Laffont)

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