Décomposée

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En deux mots
Baudelaire qui se promène avec Jeanne Duval voit au bord d’un chemin une femme en décomposition. Ce cadavre est celui d’une femme qui a souhaité s’émanciper et qui va inspirer le poète et susciter la colère de sa muse.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«L’essence divine de mes amours décomposés»

Clémentine Beauvais est la nouvelle pépite dénichée par Cécile Coulon pour sa collection Iconopop. Ce roman écrit en vers libres rend à la fois hommage à Baudelaire, à sa muse et aux femmes. Idéal pour fêter le «Printemps de la poésie».

Écrit en vers libres, ce roman s’inspire d’un poème de Baudelaire et pourrait être une belle manière de rendre hommage au poète dont nous avons célébré en avril 2021 le 200e anniversaire de la naissance. Voici ce poème, qui vous éclairera sur la démarche de Clémentine Beauvais:
Une charogne
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés!

Dans ce livre, la charogne s’appelle Grâce. Elle va dialoguer avec Jeanne, la compagne et muse de Baudelaire, qui la découvre au hasard d’un chemin, en se promenant au bras de Charles. Le dialogue entre les deux femmes va se nourrir au fil des pages, comme un ruisseau devenant rivière, de leurs expériences, de leurs combats, de leurs souffrances. Car on reste bien dans la violence et la souffrance du poème. Et si on peut lire ce texte comme un chemin vers l’émancipation, on comprend d’emblée que cette soif de liberté se paiera par la mort.
Grâce va refuser de se fondre dans le moule et si comme ses consœurs apprend à manier l’aiguille, ce n’est pas pour broder un trousseau, mais pour développer une habileté manuelle qui va la mener à devenir une faiseuse d’anges, tout en s’interrogeant sur le bien-fondé de sa chirurgie. Rattrapé par les hommes qui entendent décider ce qu’il convient de faire du corps des femmes, elle va susciter la colère de Jeanne qui réclame vengeance et qui, comme Baudelaire, va redonner la parole à la victime
« Tout mon corps veut que ça tranche
que ça blesse que ça saigne tout veut vengeance tout tremble de haine
mes yeux sont des dagues ma langue danse flamme de l’enfer
mes mains mes aiguilles mes pieds tarentelle des démons
et c’est alors que je prends ma nouvelle décision: j’ai couché avec eux j’ai été couchée par eux, sous eux, j’ai recousu ce qu’ils avaient cassé j’ai endormi leurs enfants perdus et maintenant je vais les tuer les tuer,
les hommes, les tuer dans leur sommeil
les tuer dans leurs calèches les tuer dans leurs salons les tuer dans leurs fauteuils
les tuer chez les femmes où ils cherchent refuge, les tuer jusqu’à ce qu’ils crient Grâce »
Cécile Coulon, qui dirige cette collection avec Alexandre Bord, a expliqué sa démarche sur les antennes de France Culture, soulignant que si on n’arrive pas à définir la poésie, on la reconnaît quand elle est là: «Je suis certaine que ce qui définit la poésie contemporaine c’est que, quand on est face à elle, que ce soit dans une salle de spectacle, dans une librairie ou sur internet on se dit: Je suis en train d’écouter ou de lire quelque chose qui me touche de manière si forte, que c’est forcément de la poésie.» En refermant ce livre de Clémentine Beauvais, on ne peut que lui donner raison.

Décomposée
Clémentine Beauvais
Éditions de l’iconoclaste
Premier roman
128 p., 13 €
EAN 9782378801960
Paru le 08/04/2021

Où?
Le roman est situé en France, du côté de Paris

Quand?
L’action se déroule dans le seconde moitié du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un court roman en vers libres, d’une grande modernité, qui transforme notre regard et nos a priori sur la déchéance féminine.
Au bord d’un chemin, une femme gît, en décomposition. Passant par là au bras de son aimée, un poète se délecte de cette vue infâme.
Clémentine Beauvais revisite avec audace le célèbre poème « Une charogne » de Charles Baudelaire. Elle imagine le destin de cette femme que l’histoire a bafouée, la faisant prostituée, chirurgienne, avorteuse, puis tueuse en série.
Un court roman à la forme inventive, impertinent et engagé.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
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Blog Mémoires de livres
Blog L’essence des mots (Henrik Nourry)
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Entretien avec Clémentine Beauvais et lecture de Décomposée © Production Maison de la poésie

Les premières pages du livre
I. DÉTOUR D’UN SENTIER, 1855
Rappelez-vous l’objet –
longue griffe forgée
pour aller décrocher, au fond du couloir rose de velours rose,
un être. Une âme, peut-être. Miniature.
Oh j’en ai infligé des griffures.
Ce nom curieux,
ce nom de criminelle léger comme un nuage,
faiseuse d’anges,
ce nom-là c’est le mien. C’était.
Nom de celles qui déracinent
au creux des amies et des sœurs
les graines plantées par erreur.
Nom de crime comme une nacelle
d’osier, ouatée,
qui rend au ciel ce qu’on a déchiré,
au paradis toutes ces petites perles de chair,
ces anges.

Mes femmes,
elles pleuraient parfois (souvent),
parce qu’il faisait mal, cet objet-là,
quand il s’insinuait en elles,
mais finalement,
pas plus que tous les autres, pas plus que ce déferlement
de chairs blanches des hommes dans les nôtres, roses,
depuis qu’on en a l’âge,
et même longtemps avant ;
mes femmes elles me remerciaient de la soulager,
de leur dire : ce qui est entré là va en sortir. J’allais cueillir
cela, avec d’infinies précautions, sans me piquer,
sans trop défricher tout autour. Précisément.
La mûre tiède me tombait dans la main, et son jus de septembre.
J’en ai éparpillé de ces petites billes,
de ces tout petits étrangers.
Où sont-ils maintenant, ces anges que j’ai faits ?
Ces souffles minuscules.
Leurs âmes et la mienne, désormais, sont comme des bulles.
Je n’ai pas plus qu’eux mérité mon sort,
mais je crois que ma mort, à moi,
est quand même plus,
des promeneurs et des poètes, des amoureux,
laissée là à l’assaut des bêtes,
et je crois que ces passants se demandent encore :
est-ce que ce corps c’est celui d’une bête, ou bien d’un être humain ?
Ils préfèrent penser une bête, c’est certain, même si l’on distingue
des jambes, peut-être, un buste, un reste
de cervelle, gras comme du beurre,
sous le couvercle éclaté de la tête,
mais tout cela est-ce une bête
ou un… non, faites
que ce soit une bête, ou du moins
préservez-nous de toute certitude. Empêchez-nous d’imaginer
que des désirs humains aient un jour fait grincer cette
ossature,
des peurs humaines palpiter cette peau,
un cœur humain grelotter cette gorge.
Disons c’est une carcasse, quelque chose qui évoque
des os s’entrechoquant chez un équarrisseur,
pas le squelette d’un semblable. D’une semblable.
Un frère. Une sœur. Non : une charogne.
Là-bas, une bête grogne, m’ayant arraché un morceau
qu’elle ronge de ses crocs caillouteux,
j’entends ça sonner creux, râpeux,
comme le bois sous le canif des jeunes garçons
qui se sculptent des flûtes dans les branches mortes.
Les garçons ont eu droit au couteau,
longtemps avant que moi
j’aie droit
à mon objet.
Nous en reparlerons. Il sera question, beaucoup,
d’objets coupants. En attendant, voilà la situation :
ceci n’est plus mon corps. Dans la mort, il est devenu celui
de tout le monde. Il appartient, au détour d’un sentier,
à tout le monde.
Faites-en des poèmes. Je préfère cela à la tombe,
à la pierre roussie de lichen, je préfère.
C’est ma dernière coquetterie.
Toi, le poète qui passe, avec ta muse sous le bras,
brune et rose,
comme une musette en bandoulière : tu feras l’affaire.
Écoute ma musique, tandis que je me décompose.
Et pendant que je vous inspire,
et pendant que vous m’inspirez,
que votre souffle se sature
de mes humeurs disséminées,
juste avant que je disparaisse
absorbée par la terre et les bestioles,
juste avant que le ciel,
ou la nature, ou autre chose, me rappelle,
laissez-moi me rappeler.
Il faut de la concentration pour raconter
toute une vie, le temps d’une promenade amoureuse,
encourager celui qui contemple mon corps
à se rappeler le sujet
qui s’évapore,
ce beau matin d’été si doux.
Mes anges que j’ai faits, où êtes-vous ?

II. MONTAGNE, 1820
Viens voir, viens grignoter ce lobe d’oreille,
enfoncer tes petites dents, pas trop fort,
mordillement de chaton joueur, qui désire trop ce qu’il dévore
pour vouloir vraiment le gober.
Ce lobe d’oreille, viens voir viens jouer avec.
C’est comme de la viande, comme du coussin,
comme du bébé, comme tout ce qui ne doit jamais
mourir. La seule parcelle de nous à se souvenir
de la plus tendre enfance,
même quand tout autour est plissé,
affaissé.
Pendeloque d’enfance. C’est pour ça qu’on veut en manger.
Grâce dit mon grand-père enfin tu me fais mal
cette enfant me fait mal elle me mange l’oreille
cannibale anthropophage
petite sauvage.
Ses insultes sont pour rire, elles rebondissent
comme rebondissent entre mes dents ses lobes, il les dégage
de ma bouche, me repousse, le fauteuil crisse.
Qu’est-ce qu’on va faire de cette petite harpie-là,
dit mon grand-père. Il va falloir l’abandonner dans la forêt.
Elle se fera dévorer par un loup,
et puis c’est tout.
C’est elle qui le dévorera, prédit ma mère.
Avec ses dents de lait.
Je les imagine, mes dents, s’enfoncer dans la fourrure,
le goût de terre crue dans le pelage rêche
comme les herbes sèches au plus jaune de l’été.
La viande du loup coriace pire que la pire rosse,
mais dans le sang la saveur de noisette
des écureuils.
J’ai envie de manger toute la nature.
Ce souvenir-là, je dois avoir trois ans,
les soldats sont passés devant notre maison,
j’ai vu leurs vestes rouges. Ils vont là où c’est blanc.
Ils reviennent gelés (pas tous) (beaucoup sont morts).
Ils garderont la neige dans le sang
jusqu’au bout de leur vie. Je grandis, un petit peu,
pas beaucoup,
j’ai toujours été petite. Même maintenant, pourriture,
même tartinant la terre comme une confiture,
je ne prends guère de place. Je tiens dans un espace
compact.

Les soldats passent, les saisons passent, je pousse
dans ces montagnes
où les garçons aux pattes de grillon
élèvent des chèvres, et les filles cousent, avec du fil mauvais,
des broderies utiles, et tristes, des serviettes, des dentelles,
un trousseau de mariage pour le jour où la petite église grise
tintera pour elles.
Moi aussi, pendant ce temps,
j’apprends l’aiguille et le fil
mais pas si sagement.
Ce petit art de femme, les assauts patients qu’il permet,
il me semble les savoir entièrement déjà :
l’aiguille me guide et me soumet.
On dit : quel trousseau notre Grâce se préparera !
Comme elle rendra jalouses les autres demoiselles !
Mais je sais, moi, que mes aiguilles œuvreront
à autre chose. Elles sont la seule arme
dont je dispose.
Je ne grandis pas beaucoup.
Mon lit susurre
(un seul lit pour toute la famille) ;
les parents, durs dans la journée,
la nuit, se font mollesse. Corps de mère lassé
somnole déjà quand s’y enfonce
corps de père lassé.
Le feu aussi se lasse dans le foyer,
les brindilles croustillent, le père grogne,
la mère ronfle, les braises sifflent,
le père souffle, le silence se fait.
Et la glu du sommeil leur scelle les paupières.
Ensuite le frère.
Et moi.
Le sommeil ne vient pas saisir le frère
Tant qu’il lui reste son désir, qui tressautait
Au rythme des exhalaisons des parents.
Le frère est plus grand. Après lui il y a moi,
Puis deux petites sœurs. Alors dans ce lit je fais barrage, je fais mur,
Parce que moi j’ai l’âge de raison ;
Elles, elles sont légères que du liège,
Les os encore comme les joncs
Dont on fait les paniers. A peine assez solides
Pour transporter une brassée de fraises. Moi tout est dur déjà
Tout est muscle, »

Extrait
« Tout mon corps veut que ça tranche
que ça blesse que ça saigne tout veut vengeance tout tremble de haine
mes yeux sont des dagues ma langue danse flamme de l’enfer
mes mains mes aiguilles mes pieds tarentelle des démons
et c’est alors que je prends ma nouvelle décision: j’ai couché avec eux j’ai été couchée par eux, sous eux, j’ai recousu ce qu’ils avaient cassé j’ai endormi leurs enfants perdus et maintenant je vais les tuer les tuer,
les hommes, les tuer dans leur sommeil
les tuer dans leurs calèches les tuer dans leurs salons les tuer dans leurs fauteuils
les tuer chez les femmes où ils cherchent refuge, les tuer jusqu’à ce qu’ils crient Grâce »

À propos de l’auteur
BEAUVAIS_Clementine_©Celine_NieszawerClémentine Beauvais © Photo Céline Nieszawer

Clémentine Beauvais est née en 1989. Elle est l’autrice de plusieurs romans pour la jeunesse dont Songe à la douceur, Âge tendre, Brexit romance et Les Petites Reines, couronnés de nombreux prix littéraires. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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