Le Maître des horloges

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En deux mots
En ce jour de novembre 1931, Jules Meyer fête son anniversaire et propose à ses invités d’aller voir l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg. Mais à 12h30, la merveille mise au point par Jean-Baptiste Schwilgué en 1842 tombe en panne. L’incident va pousser Jules, correcteur et détective privé, à mener l’enquête.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un Comput peut en cacher un autre

Jacques Fortier a choisi de nous révéler tous les secrets de l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg. Autour de ce brillant mécanisme, son enquêteur-fétiche va tenter d’empêcher un vol audacieux et une tentative d’assassinat du Président de la République!

Ancien journaliste et grand connaisseur de l’Alsace, Jacques Fortier a choisi d’agrémenter sa retraite en nous proposant de découvrir les trésors de sa région natale. Pour ce faire, il a choisi le polar et imaginé Jules Meyer, correcteur dans un quotidien et brillant détective à ses heures perdues. D’heures perdues, il va du reste beaucoup être question ici.
Ce huitième opus débute le 8 novembre 1931, jour de l’anniversaire de Jules. Avant d’offrir à sa famille et à sa belle-famille un excellent repas, il entraîne tout ce beau monde à la cathédrale où à 12h30, l’horloge astronomique sonne les 12 coups de midi avec son défilé d’automates. On apprendra dans ce livre la raison de cette demi-heure de décalage, mais aussi beaucoup de détails sur la construction et l’entretien de cette belle mécanique. Et sur ses pannes. Car en ce soir de fête la merveille, mise au point par Jean-Baptiste Schwilgué en 1842, se bloque.
Après une inspection minutieuse des rouages, on découvrira qu’un compas d’horloger était coincé dans le mécanisme. La police va alors conclure à une négligence de la société Ungerer chargée de la maintenance et classer l’affaire.
Mais le chanoine Kubler est plus enclin à croire les horlogers qui nient toute implication et décide d’engager Jules Meyer pour en avoir le cœur net. Sa mission consistera à faire le guet, avec un employé de la société Ungerer, pour tenter de confondre celui qui s’intéresse de trop près à ce bijou de technicité.
De longues heures de veille vont permettre aux deux hommes de sympathiser et d’en apprendre encore davantage sur cette belle mécanique, avant d’être agressés par une équipe prête à tout. Mandatés pour voler le cœur de la machine, le comput, les voleurs vont pourtant faire chou blanc. Avant de se retourner vers un second comput dont ils ont découvert l’existence et qu’il leur sera plus facile à dérober. Mais Jules Meyer est à leurs trousses et parvient à sauter dans le train qui part pour Paris avec son précieux chargement.
Comme dans ses précédents romans, Jacques Fortier s’est abondamment documenté pour nous offrir derrière le suspense, une description de Strasbourg et de l’Alsace durant ces années qui ont précédé la seconde Guerre mondiale, des trésors de la cathédrale et de l’express Strasbourg-Paris avec ses trois classes, ses cabines-lits ainsi que les wagons restaurant et postaux qui vont jouer un rôle non négligeable dans le dénouement de cette affaire.
Servi par un style allègre, non dénué d’humour, cette enquête atteint parfaitement son but, nous faire revisiter l’Alsace et son patrimoine tout en nous distrayant. Un attend déjà la prochaine !

Le Maître des horloges
Jacques Fortier
Le Verger Éditeur
Polar
204 p., 12 €
EAN 9782845744271
Paru le 7/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Strasbourg et dans les environs. On y voyage aussi par train jusqu’à Paris en passant par la Champagne.

Quand?
L’action se déroule en 1931.

Ce qu’en dit l’éditeur
Novembre 1931. Qui en veut à la célèbre horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg ? Des vandales, des jaloux, des cambrioleurs ?
Le détective strasbourgeois Jules Meyer est chargé de la surveillance de cette merveille restaurée trois quarts de siècle plus tôt par le génial horloger alsacien Jean-Baptiste Schwilgué.
Ce ne sera pas une planque facile.
Jules devra se battre pour cette horloge géante, ses automates, ses cadrans et surtout son « comput ecclésiastique », cette étonnant ensemble de rouages qui calcule tout seul la date de Pâques, une mécanique exceptionnelle que, premier au monde, Schwilgué avait mise au point dès 1821.
Coups de couteau, coups bas, coups tordus : le détective affrontera de rudes dangers. Il devra courir après le temps perdu dans les ruelles de Strasbourg comme dans le train de nuit pour Paris. Arrivera-t-il à stopper l’engrenage tragique qu’il va découvrir, et qui pourrait affoler les aiguilles de l’Histoire ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Maxi Flash (Solann Battin)
Blog de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre
« Maître, le dîner est servi. »
La vieille servante avait frappé à la porte ; elle l’avait entrouverte, mais n’osait pas entrer. Elle ne voyait que le dos de l’homme, penché sur son établi, et les grandes ombres que jetaient au mur les bougies d’un chandelier de cuivre.
« Maître, le dîner est servi ! »
Elle avait chuchoté. Elle insista à voix haute. L’ombre remua sur le mur. Le dos se secoua. Une main se leva. Un petit objet métallique tomba. Il roula sur le carrelage en damier rouge et vert jusqu’aux pieds de la femme. C’était une fine roue dentée. Elle ralentit sa course, se coucha avec un petit tintement et continua à pivoter comme une toupie d’enfant. L’homme, sans se retourner, leva les bras au ciel.
« Bon sang ! Quand cessera-t-on de me déranger pour des bêtises ! »
La servante n’osa pas lever les yeux et fixa obstinément la délicate roue dentée. Celle-ci ralentit, oscilla, s’inclina et s’immobilisa enfin sur un carreau rouge.

« Quatorze, rouge, pair et manque ! »
D’un geste assuré le croupier fit virevolter son râteau sur le tapis vert. Ici, il poussa une pile de jetons, là, il en déplaça une autre. Sourires et grimaces. Au premier rang, une jolie femme aux épaules nues sembla s’illuminer. En face un dandy en costume clair parut s’éteindre.
« Faites vos jeux… »
La valse des jetons recommença sur le tapis. Derrière la femme épanouie, un homme raide, aux yeux noirs, aux cheveux sombres bouclés, lissa nerveusement sa cravate sur sa chemise froissée. Il se pencha, hésita…
« Les jeux sont faits… »
D’un geste brusque, l’homme posa une pile de jetons sur le 31.
« Rien ne va plus ! »

CHAPITRE Ier
LA RONDE DES APÔTRES
Strasbourg, dimanche 8 novembre 1931
Jules, en pyjama bleu et blanc, entra d’un pas lent dans la cuisine. Il se gratta la tête, jeta un œil à la vitre. Il faisait encore nuit. Sur la place du Corbeau, les réverbères se reflétaient sur le pavé mouillé. Un tramway passa lentement avec un bruit de ferraille secouée.
Le jeune homme se frotta les yeux. Bon sang, c’est vrai, aujourd’hui, il ne travaillerait pas. Ni au journal de la rue de la Nuée-Bleue, les Straßburger Neueste Nachrichten1, où il était correcteur la nuit, ni dans son agence au sous-sol, « Jules Meyer & Cie », où il était détective le jour. Il ne travaillerait pas, non parce que c’était dimanche – il lui arrivait fréquemment d’y passer des heures au journal ou à l’agence – mais parce que c’était…
— Le 8 novembre…
Il tendit la main. À côté du garde-manger, une éphéméride affichait en rouge la date du samedi 7. Il arracha la feuille, découvrant le « Dimanche 8 novembre, St Godfroy ».
— Saint Godfroy ? Godfroy… Je ne sais même pas qui c’est. Pourtant, depuis le temps…
Jules entendit du bruit dans la chambre. Il sourit. Ce qui était sûr – pour la trente-troisième fois depuis 1898 – c’est que le 8 novembre, c’était surtout l’anniversaire de Jules Meyer.

Quatre heures plus tard, le deuxième étage du 6, place du Corbeau était en pleine ébullition. Une joyeuse marmaille s’activait dans l’appartement dans une chaleureuse odeur de viandes et de vin cuits. Samara, l’aînée, du haut de ses dix-huit ans, essuyait les verres de cristal de la grand-mère Hoff avec un torchon à carreaux. Arthur, onze ans, tirait la langue en tentant de plier en accordéon des serviettes empesées. Katell, sept ans, l’air appliqué, traçait avec des crayons de couleur les noms des convives sur des cartons roses.
— Dis, papa : Violette, combien de « t » ? Est-ce que je l’écris en violet ? Ce serait bien, non ? Bon, sur le rose, je ne sais pas trop… Et tu m’aides pour les noms des autres ? Mamama, elle s’appelle bien Sylvie ? Et c’est avec des « i » ? Et ça commence bien par un « s » ?
Jules soupira.
Par la porte entrebâillée, il apercevait dans la cuisine le bas de la robe de Violette. Bleue, parsemée de petites fleurs blanches. Et un pied nu sur le carrelage. C’est elle qui avait lancé les invitations pour les trente-trois ans de son mari (« Ne discute pas : l’âge du Christ, ça se fête comme il faut ! »). Il y aurait donc les Graff, un couple d’amis proches venu de la place d’Austerlitz, les Hoff, ses beaux-parents, qui habitaient à trois minutes quai des Pêcheurs, et les Meyer, ses parents, venus du Schaentzel, l’hôtel-restaurant qu’ils tenaient depuis presque un demi-siècle sur les pentes du château du Haut-Kœnigsbourg. Eux devaient descendre du train vers midi.
— Violette, désolé, je n’ai pas noté. À quelle heure exactement arrivent mes parents ?
La robe pivota. Une tête bouclée apparut dans l’entrebâillement. Charmante, mais un rien excédée.
— Jules, je te l’ai dit vingt fois, mais tu n’écoutes rien : 11 h 17 à la gare. C’est le train de Sélestat. Ils vont être chargés comme des baudets. Tu sais que ta mère apporte toujours trois kougelhopfs, ton père trois bouteilles, et, en plus, des cadeaux pour les enfants. Sans compter un cadeau pour toi, bien entendu. C’est quand même les trente-trois ans de leur grand fiston, non ?
— Il paraît. On a dit quelle heure aux autres ?
Violette s’essuya les mains sur son tablier.
— Midi. Mais…
Une petite grimace.
— Mais c’est trop tôt. Beaucoup trop tôt, on ne sera jamais prêts. On s’est levés trop tard. Le Beckeoffe2 ne sera pas cuit.
— On peut faire durer l’apéritif…
— Ça ne suffira pas. Et je voulais encore emballer ton cadeau, décorer le gâteau, et tout ça. Ils vont tous être dans mes pattes. T’as pas une idée ?
Jules sourit, s’approcha de Violette, lui prit gentiment la taille.
— Mais si, bien sûr ! Les Graff vont arriver en avance, tes parents pile à midi – ton père a mangé une montre à gousset quand il était petit – je ramène les miens en tramway vers midi moins le quart. Bref, on les réunit tous dans le salon, on fait les bisous, mes parents posent leurs kougelhopfs et leur pinard, je leur dis qu’il ne faut pas manger sans faim, qu’on a prévu le repas vers une heure et j’emmène tout le monde voir la cathédrale. Trois quarts d’heure, une heure. Ça irait ?
— Oh, ce serait parfait.
Jules posa un doigt sur son front.
— Et j’ai même une autre idée ! Je ne vais pas leur faire faire le tour de la cathédrale, ils connaissent, mais on va leur montrer la ronde des apôtres à l’Horloge astronomique. C’est pile à midi trente. Tu te souviens ? À Pâques, on en a parlé : ton père et le mien s’étaient chipotés sur les noms des apôtres et leur ordre de passage. Comme ça, ils pourront trancher.
Violette secoua ses cheveux bouclés.
— Visite guidée à l’Horloge astronomique. Excellente idée de promenade apéritive. Je te confie tout le monde. Et vous revenez à une heure.
— L’horloge gastronomique ? C’est là où y’a la Mort ? Je veux y aller aussi.
C’était Katell, un fagot de crayons en main.
Violette se pencha, posa un petit baiser sur le front de la fillette.
— As-tro-no-mique. Ça veut dire qu’elle raconte les mouvements des astres dans le ciel : le soleil, la lune, les planètes, les étoiles. Et il n’y a pas que la Mort sur l’horloge. Il y a des anges, aussi, et Jésus, et le coq, et plein de personnages de tous âges.
Elle se tourna vers Jules.
— Eh bien oui, bonne idée, tu les emmènes aussi. Les trois. Enfin, si les grands veulent bien. D’accord ?
Jules prit Katell par la main.
— Tout à fait d’accord. Et maintenant, Katell, avant que je file à la gare, est-ce qu’on peut regarder tes cartons ? Sylvie, en effet, ça commence par un « s ». Et il y a d’abord un « y », ensuite un « i ».

La place de la gare était animée en cette fin de matinée, quand le tramway y déposa Jules et Arthur. « Moi, je veux aller voir les trains », avait insisté le garçon. « Et voir aussi Papapa et Mamama avant les autres », avait-il vite ajouté. Devant tant de sens diplomatique, les parents avaient cédé. Samara plierait les serviettes et on ne serait pas obligé de le refaire derrière elle.
Jules leva les yeux vers la grande pendule gauche de la façade. Il était 11 h 10.
— Viens, Arthur. On va aller sur le quai ; ils ont sûrement plein de bagages. Faudra les aider.
Arthur était en arrêt devant une longue voiture noire d’où descendait un sexagénaire endimanché. Pendant que le chauffeur poussait une lourde malle aux coins métalliques, l’homme sortit cérémonieusement une grosse montre de son gilet et compara l’heure avec celle de la pendule. Il eut l’air satisfait de l’opération. Jules fut frappé du costume soigné, du manteau coûteux, de la serviette de cuir bordeaux que l’homme récupéra sur la banquette de la limousine. « Un banquier ? Un chef d’entreprise ? Peut-être un député, il regarde autour de lui comme si tout le monde devait le reconnaître. Avec moi, il n’a aucune chance : je ne connais que Dahlet et Mourer. Ah si, je reconnaîtrais aussi Peirotes3 ! Mais celui-là, franchement, ça ne me dit rien ! »
Pendant que l’homme entrait dans la salle des pas perdus avec un air satisfait, Jules tira Arthur par la manche.
— Allez, on y va. Cette automobile est splendide, mais il est 11 h 15. Et tu voulais voir les trains…
Ils prirent leurs tickets de quai et arrivèrent quai 3 au moment même où le train de Sélestat s’y arrêtait dans le cri métallique de ses freins et un panache de vapeur blanche et grise. Quelques minutes plus tard, monsieur et madame Meyer – Laurent et Sylvie – étaient debout sur le quai, chacun porteur d’un grand panier d’osier recouvert d’un torchon à carreaux.
— Arthur, comme tu as grandi. Un vrai petit homme !
Madame Meyer poussa son panier dans les bras de Jules.
— Je sais bien que vous avez tout prévu, mais j’ai apporté quelques kougelhopfs, on ne sait jamais et il ne faudrait pas manquer. Tu as bonne mine, mon fils, pour tes trente-trois ans. Bon anniversaire, surtout !
Jules l’embrassa affectueusement.
— Merci maman. Les enfants adorent tes kougelhopfs.
— Et leurs parents mes bouteilles de riesling ! Bon anniversaire aussi, Jules !
Laurent Meyer flanqua dans les mains de son fils le second panier en lui décochant une bourrade chaleureuse. Un voile d’inquiétude passa sur le visage d’Arthur. Sylvie Meyer le repéra aussitôt.
— Et on n’a pas apporté que ça ! Trente-trois ans, ça se marque comme il faut – et on a pensé à nos trois petits merveilleux oisillons aussi. Mais ça, c’est là, et ça n’en sortira qu’au dessert !
Elle tapa sur la gibecière de cuir que son mari portait sous son manteau. Jules plissa les yeux. Il se sentait bien, sur ce quai de gare, avec son fils et ses deux parents. Dans un éclair, il se revit à onze ans, encadré d’une Sylvie et d’un Laurent nettement plus jeunes, quand la petite famille « montait » à Strasbourg pour faire des courses ou visiter monuments ou musées. À l’époque, les panneaux et les affiches étaient en lettres gothiques dans la gare, la place était plantée d’arbres et les députés prenaient le train pour Berlin.
— Jules, Jules, on va prendre le tramway ?
Sylvie Meyer regarda son fils dans les yeux avec un léger sourire. Jules se sentit tout drôle : elle n’avait pas pu ne pas voir qu’ils étaient embués. Il secoua la tête, leva ses deux paniers et montra d’un coup de menton l’escalier creusé dans le quai.
— Bien sûr ! Violette nous attend. Les autres invités viennent pour midi. Mais on ne mangera pas tout de suite. Comme c’est mon anniversaire, et que je suis né à midi trente – n’est-ce pas, maman ? – je vais vous emmener tous voir sonner l’heure de ma naissance sur la plus belle horloge du monde !

Place du Château, le petit groupe s’immobilisa devant le portail sud de la cathédrale. Jules leva les yeux. Il aimait bien cet angle de vue sur l’édifice. Devant eux s’alignaient les contreforts comme de grosses pattes de crabe, tandis que le massif ouest semblait hausser les épaules pour supporter l’envolée de la flèche.
Finalement, tout le monde avait opté pour la visite de l’Horloge, laissant Violette seule aux fourneaux. Madame Hoff, prévenante, avait bien proposé de rester avec sa fille, mais, devant le regard discret mais alarmé de Violette, Jules avait insisté et elle avait cédé.
Une courte file d’attente s’était formée devant le portail sud : la visite de l’Horloge était payante pour la ronde des apôtres.
— J’y vais, papa ! Tu me donnes juste des sous. Restez ici. Je vous ferai signe quand j’aurai les tickets.
Samara avait pris deux billets de banque dans le portefeuille de Jules et gravi les marches. Arthur et Katell, se tenant par la main, contemplaient pensivement les statues du portail : l’Église, belle femme un peu hautaine, avec une couronne, un calice et une bannière surmontée d’une croix, toisant la Synagogue, autre jeune femme, elle fragile et émouvante, les yeux bandés, tenant une lance brisée et laissant glisser au sol les tables de la Loi. Entre elles, le roi Salomon trônait, imperturbable, visiblement peu désireux de se mêler de la querelle théologique entre ses deux voisines.
Le docteur Hoff, sa femme au bras, tournant le dos à la cathédrale, décrivait aux parents Meyer la façade du lycée Fustel de Coulanges, accolé à l’édifice, et racontait ses souvenirs de lycéen. Marc et Suzie Graff se rapprochèrent de Jules. La jeune femme parla à voix basse.
— Pendant qu’ils ne nous écoutent pas – elle montra du doigt les quatre grands-parents engagés dans leur discussion – dis-moi donc pourquoi cette célèbre horloge n’est pas à l’heure ? On vient à midi trente pour la voir sonner midi…
Jules se pencha.
— Je ne sais pas tout, mais ça je le sais. Elle marque l’heure locale, la vraie, celle de Strasbourg qui ne dépend que de sa longitude. L’heure de nos montres, l’heure légale, c’est en gros celle de Paris, qui s’impose de Brest à Strasbourg. Et entre Strasbourg et Paris, il y a une demi-heure.
Marc Graff pouffa.
— Une demi-heure de tour d’horloge entre Strasbourg et Paris. Ça fait rêver. Parce qu’en train, le plus rapide, celui de 17 h 15, met six heures, et les trains de nuit mettent huit heures, pour le 23 h, et même neuf heures pour le 21 h 10. En plein XXe siècle, je ne comprends pas !
Suzie sourit.
— Marc a été élu dans je ne sais quelle commission médicale nationale à la fin de l’été. Il a donc chaque mois une réunion à Paris et, depuis, il peste tout le temps contre les chemins de fer. Trop lents, dit-il. Il voudrait être arrivé avant d’être parti.
Jules aperçut le bras levé de Samara.
— C’est bon, on a les tickets. Tu sais, Marc, jamais les trains ne feront le tour de la Terre en vingt-quatre heures. Tu n’as qu’à prendre des livres dans le train.
— C’est ce que me dit Suzie… On appelle les autres ?
La petite troupe gravit les marches et, avec une grappe de visiteurs, pénétra dans le transept sud.

— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je vais vous demander de vous pousser un peu vers le mur. L’horloge est haute et ça va se passer dans les hauteurs.
Le guide, un petit homme jovial et rond serré dans un costume bleu marine, était tout à son affaire. À sa ceinture se balançait un trousseau de clefs. Il fit ranger ses ouailles contre le mur et entama ses explications.
— L’horloge que vous voyez devant vous – une extraordinaire merveille – est en fait la troisième horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg. La première, celle dite des Trois Rois, a été construite au milieu du XIVe siècle.
— Ça veut dire vers 1350, glissa Samara à Arthur.
— Je sais ! rétorqua le garçon.
— Chut ! pesta Katell.
Le guide fit un grand geste vers le groupe.
— Elle n’était pas là où se trouve l’actuelle horloge, mais en face, là où vous êtes, sur le mur ouest. Si vous regardez bien, vous verrez encore les marques de son accrochage. Elle avait au moins douze mètres de haut.
Les têtes tournèrent presque toutes en même temps.
— On l’a appelée l’horloge des Trois Rois, parce qu’elle présentait déjà des automates, et notamment les trois rois mages des Évangiles. Mais elle est tombée en panne au bout de cent cinquante ans, donc vers l’an 1500.
Le guide pivota sur ses chaussures vernies.
— Il faudra attendre trois quarts de siècle pour qu’on la remplace – la cathédrale est en effet devenue protestante pendant les travaux et ça a beaucoup compliqué les choses – et c’est en 1574 seulement que commence à fonctionner la deuxième horloge, celle du mathématicien Dasypodius. Vous en voyez une bonne partie, puisque vous en avez encore la boîte, ce qu’on appelle le buffet, qui a été réutilisée pour la troisième horloge, celle que vous êtes venus voir.
Jules laissa son esprit vagabonder. Devant lui, ses parents et les Hoff, bien rangés contre le mur, écoutaient sagement. « Ils attendent les apôtres, pour régler leur discussion. » Le couple Graff s’était approché de la grille qui entourait le bas de l’horloge, mais Suzie gardait l’œil fixé sur le Pilier des Anges. « Elle a déjà décroché. » Samara, Arthur et Katell avaient l’air béat.
Le guide parlait maintenant de la nouvelle panne, celle de 1788, quand l’horloge de Dasypodius s’était à son tour immobilisée après deux cent quatorze ans de fonctionnement.
— Vous imaginez bien, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, que cette panne irréparable a frappé les esprits, un an avant la Révolution française. Et parmi les personnes bouleversées, il y avait un petit garçon. Il s’appelait Jean-Baptiste, il avait onze ans…
— Comme moi ! s’exclama Arthur.
— Chut ! dit Katell.
— Ce petit garçon s’est dit : « Je vais la réparer, moi ! » Il n’y connaissait rien, mais il s’est formé : il a appris l’horlogerie, les mathématiques, la cosmologie. Et, près de trente ans plus tard, c’est en effet à lui que le maire de Strasbourg a confié la réparation de l’Horloge astronomique.
— Ouah ! fit Arthur.
— Chut ! fit Katell.
Jules avait perdu le fil. Il fit trois pas en arrière et regarda le groupe de visiteurs. En novembre, c’étaient surtout des Alsaciens, souvent de la campagne, venus faire des courses en ville. Mais il y avait aussi quelques touristes étrangers. Il repéra avec amusement trois ecclésiastiques en soutane ; ils n’écoutaient pas le guide, mais inclinaient comiquement la tête pour déchiffrer le Baedeker4 que tenait l’un d’eux. À côté d’eux, une jeune fille dessinait sur un grand carnet de croquis. Près du Pilier des Anges, une jeune femme aux cheveux courts bouclés, habillée d’un manteau de laine, un sac de cuir jaune serré contre elle, avait un air étonnamment grave en examinant l’Horloge. Jules ressentit une curieuse impression de déjà-vu. « Elle me rappelle quelqu’un, mais, non, je ne vois vraiment pas, c’est bizarre… »
— Jean-Baptiste Schwilgué, puisqu’il s’agit de lui – rappelez-vous ce nom – est le génial inventeur de la troisième horloge. Vous voyez son portrait à gauche au premier étage, c’est l’homme qui semble réfléchir. Aidé d’une trentaine d’ouvriers, il installe ses mécanismes ingénieux, ses cadrans et des automates supplémentaires dans ce buffet, qu’il remanie d’ailleurs, pendant quatre ans de chantier. Et c’est finalement à la fin de 1842 que l’horloge peut enfin redémarrer. Elle ne s’est jamais arrêtée depuis !
Le guide montra solennellement les aiguilles sur le cadran central.
— Mais je parle, je parle et le temps passe. Dans quelques secondes va démarrer ce que vous attendez tous : la mise en route des automates pour cette heure de midi à Strasbourg.
Ding ! Les visiteurs tournèrent la tête.
— Regarde, c’est l’ange qui frappe. À gauche de la pendule, là ! dit Arthur.
Dong !
— C’est la mort qui répond, s’exclama Arthur.
— Le squelette, là-haut ! Il cogne avec un os ! s’exclama Samara.
Ding, dong, ding, dong !
— Et l’autre ange retourne son gros verre, dit Katell.
— C’est un sablier, dit Samara.
Le guide pointa le doigt en l’air.
— Et maintenant, la Mort sonne les douze coups de midi pendant que passe devant elle – vous le voyez là-haut ? – un vieil homme. Il fait partie des quatre statuettes qui symbolisent les quatre âges de la vie : un enfant, un jeune homme, un homme mûr, un vieillard. Elles passent chacune à son quart d’heure, puis toutes à l’heure pile.
Dong, dong, dong, dong. La jeune femme contre le Pilier formait les chiffres silencieusement sur ses lèvres.
— Douze ! Et maintenant, un étage plus haut, devant le Christ qui va les bénir…
— Les apôtres ! s’exclama Arthur.
Jules vit les Hoff et les Meyer se rapprocher d’un pas. Les visiteurs suspendaient leur souffle. Le guide monta d’un ton.
— Les apôtres en effet. Les douze compagnons de Jésus. Dans quelques secondes… Les ap…
Rien.
Les petites silhouettes, là-haut devant le Christ, ne bougeaient pas d’un pouce. Le guide s’épongea le front.
— Les apôtres ? Qu’est-ce qui se passe ?
Les visiteurs se regardèrent, éberlués.
— C’est cassé ! dit Katell.
— C’est coincé ! dit Arthur.
— Impossible ! dit le guide.
Jules écarquilla les yeux. Ce que tous constataient, en tout cas, en ce 8 novembre 1931, fête de saint Godfroy, évêque d’Amiens, et anniversaire d’un détective alsacien, c’est que pour la première fois depuis décembre 1842, l’extraordinaire horloge astronomique de Jean-Baptiste Schwilgué venait bêtement de tomber en panne.

L’aube se devinait à peine derrière les carreaux. L’homme poussa la porte de son atelier, s’assit à sa table de travail. Il pesta : la servante avait encore déplacé deux de ses livres. Il les remit en place en grommelant.
Ses dessins d’hier soir étaient là, sur la table. Il les regarda longuement, sans bouger, sans sourciller. Seuls ses yeux balayaient systématiquement les épures.
Tout à coup, il sursauta. Oui, là, c’était là. C’était cela qui avait troublé son sommeil cette nuit, qui l’avait fait se tourner et se retourner si longtemps dans ses draps. Une maladresse. Une peccadille, certes. Ce n’était rien, mais c’était tout. Dans le sablier du temps, aucun grain ne peut rester indéfiniment immobile.
Il eut un bref sourire et plongea sa plume dans l’encrier.

La plage était déserte en cette fin de nuit. Des vaguelettes couraient tour à tour sur le sable, dans des allers-retours sans espoir. Au loin, une faible musique : une fin de fête désenchantée ?
Il retira ses chaussures, les posa sur le sable, entra dans les vagues jusqu’aux chevilles. La fraîcheur de l’eau le surprit agréablement. Il contempla l’horizon, où l’aube jetait de grands à-plats roses et bleus.
Combien avait-il perdu cette nuit ? Il serait toujours temps de compter. L’argent, depuis leur arrivée ici, lui fuyait des mains comme le sable entre les doigts.
Il pensa à la chambre d’hôtel, à la femme qui y dormait. Il ferait bon s’allonger auprès d’elle et se laisser glisser dans la mer du sommeil. Pourquoi ne s’y décidait-il pas ?

CHAPITRE II
BELLES MÉCANIQUES & EMPRUNTS RUSSES
Strasbourg, mardi 10 novembre 1931
— Merci beaucoup, madame Muckensturm.
La logeuse des Meyer était aujourd’hui d’humeur badine. Jules l’avait entendue chantonner toute la matinée derrière le comptoir de son magasin d’articles pour fumeurs. Il fallait le traverser pour rejoindre les deux petites pièces humides qui constituaient l’agence «Jules Meyer & Cie». Il l’avait surprise rêveuse, empilant des paquets de cigarettes comme si elle faisait un château de cartes, quand il était allé chercher un café dans son appartement, deux étages plus haut. Il l’avait même vue esquisser un pas de danse devant le miroir qu’elle proposait à ses clients pour vérifier si la forme d’une pipe ou d’un fume-cigarette convenait à leur visage.

Notes
1 L’ancêtre des Dernières Nouvelles d’Alsace.
2 Une riche potée alsacienne de trois viandes marinées dans du vin blanc (bœuf, porc et mouton) cuites plusieurs heures au four dans une terrine fermée avec des pommes de terre, des carottes, des oignons et des poireaux. Le Beckeoffe tire son nom du four de boulanger dont profitaient les familles pour cuire leur potée.
3 Le radical Camille Dahlet et le communiste Jean-Pierre Mourer, tous deux autonomistes, ont été députés du Bas-Rhin de 1928 à 1940. Le socialiste Jacques Peirotes a été député de 1924 à 1932 et maire de Strasbourg de 1919 à 1929 (voir Opération Shere Kahn, dans la même collection).
4 Les guides Baedeker, créés par le libraire et écrivain allemand Karl Baedeker (1801-1859), reliés de toile rouge et au format poche, ont été au XIXe et au début du XXe siècle les plus connus des guides de voyage européens.

À propos de l’auteur
FORTIER_Jacques_2_DRJacques Fortier © Photo DR

Jacques Fortier a été journaliste au Nouvel Alsacien, à France Bleu Alsace, aux Dernières Nouvelles d’Alsace et correspondant du Monde à Strasbourg. Il est membre de la société d’études holmésiennes Les évadés de Dartmoor, et collabore à sa revue le Carnet d’écrou. (Source: Le Verger Éditeur)

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