Le cœur battant du monde

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Après sa naissance Freddy est confié à Charlotte, une jeune Irlandaise, avec mission d’élever de son mieux ce bâtard. Très vite, il apparaît que Friedrich Engels et son ami Karl Marx, qui ont trouvé refuge à Londres dans ces années 1860, sont liés à Freddy. Une quête des origines, riche en rebondissements, commence…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Cachez ce fils que je ne saurais voir

Après l’impressionnant portrait de Magda Goebbels, Sébastien Spitzer s’attaque à Karl Marx, réussissant par la même occasion un formidable livre qui mêle à la fresque historico-politique une quête romanesque au possible. Époustouflant!

Sébastien Spitzer est arrivé en littérature il y a deux ans avec Ces rêve qu’on piétine qui nous avait fait découvrir l’étrange Magda Goebbels. Pour son second opus, il a choisi de revenir un peu plus loin en arrière, dans la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où l’industrialisation gagne chaque jour du terrain et où la société vit de profondes mutations. Pour faire revivre cette époque, il n’imagine pas seulement quelques témoins de l’Histoire en marche, mais s’attache aussi à deux acteurs de ce changement, Friedrich Engels et son ami «Le Maure», de son vrai nom Karl Marx.
Lorsque s’ouvre le roman, il sont tous deux en Angleterre, contraints à l’exil après la publication du Manifeste du parti communiste et leur participation aux soulèvements de 1848 en Allemagne. Engels est à Manchester où il dirige avec son père une usine de filature et Marx à Londres où il poursuit son combat par l’écrit d’articles et la rédaction de ce qui va devenir Le Capital.
C’est dans cette «ville-monde immonde» que vit aussi Charlotte, contrainte à quitter son Irlande natale pour trouver refuge cette «Babylone à bout, traversée de mille langues, repue de tout ce que l’Empire ne peut plus absorber. Elle a le cœur des Tudors et se gave en avalant les faibles. Et quand elle n’en peut plus, elle les vomit plus loin et les laisse s’entasser dans ses faubourgs sinistres.»
Grâce à ses qualités, la jeune fille qui sait manier l’aiguille, mais aussi «ranger, plier, laver, écrire, compter, se tenir, se taire et danser quand c’est l’heure de faire la fête» va se voir confier la mission de nourrir et d’élever un bébé dont l’origine est secrète et qu’on appellera Freddy.
On l’aura compris, Sébastien Spitzer nous offre d’explorer la grande Histoire par son aspect le plus romanesque, à la manière de Dumas père. Cet enfant, objet de toutes les convoitises et qui, au fil des années va lui-même chercher à percer le mystère de sa naissance, nous vaudra quelques savoureux épisodes, guet-apens, tentative d’assassinat, fuite effrénée. Bref, une riche panoplie propre à séduire le lecteur.
Mais ce n’est pas là se seule qualité, loin de là!
Om saluera le remarquable travail documentaire qui nous fera découvrir la vie quotidienne sous le règne de Victoria, quelques épisodes marquants de la Guerre de Sécession, sans oublier la révolte des Irlandais contre la couronne britannique dépeints à chaque fois à travers les destins des personnages, fort souvent victimes des soubresauts d’une économie qui s’industrialise et se mondialise de plus en plus.
Et nous voilà au troisième point fort de ce superbe roman, celui qui met Friedrich Engels et Karl Marx en face de leurs contradictions et retouche quelque peu l’image des deux hérauts du communisme. Les 800 employés de l’entreprise Ermen & Engels de Manchester – dont quelques dizaines d’enfants – que dirige le fils Engels ne bénéficieront d’aucun privilège et seront bien loin d’être les fers de lance d’une quelconque dictature du prolétariat. Lorsque le coton américain viendra à manquer du fait du blocus, Friedrich Engels n’aura même aucun scrupule à se séparer de sa force de travail. Après tout, il lui fait bien trouver les moyens de soutenir financièrement Le Maure, qui entend mener grand train, tout en rêvant au «grand bouleversement» qu’il pressant «au cœur même du cœur battant du monde capitaliste». Il voit les contradictions et les failles du système : «Les cloaques des faubourgs étendent leur lie jusqu’au pied des beaux quartiers. La fortune des machines, puissantes, increvables, aggrave la misère des serre-boulons parqués dans des taudis. Ce système est un mensonge. L’argent est un vampire sans maître, jamais rassasié.» Pourtant, comme le rappelle Michel Onfray dans Le crocodile d’Aristote (à paraître le 3 octobre prochain chez Albin Michel) et de l’hebdomadaire Le Point a publié quelques extraits, «Marx a été et fut un bourgeois en tout.» Par son origine sociale, par ses études, par son mariage (il épouse la baronne Jenny Von Westphalen) et surtout par sa vie intime et son rapport au travail: «il engrosse la servante qui habite sous son toit et vit de l’argent donné par son ami». Et pour faire bonne mesure, on y ajoutera les heures passées à spéculer au Stock Exchange.
Sur le plan des mœurs, on ajoutera encore à ce tableau les deux sœurs Mary et Lydia qui partagent la couche d’Engels au grand dam du voisinage.
Dense, riche, enlevé: voilà une belle découverte de cette rentrée et la confirmation du talent de Sébastien Spitzer. Si les jurés des différents prix littéraires de l’automne cherchent encore à compléter leur sélection, on ne saurait trop leur conseiller de se plonger dans ce livre!

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Marx et Engels prennent le thé, tableau de Hans Mocsnay, 1953

Le Cœur battant du monde
Sébastien Spitzer
Éditions Albin Michel
Roman
448 p., 21,90 €
EAN 9782226441621
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule en Angleterre, à Londres et Manchester. On y évoque aussi Paris, Berlin, Bruxelles et Cologne ainsi que les États-Unis et les batailles de la Guerre de Sécession, comme Gettysburg et Atlanta.

Quand?
L’action se situe durant la seconde moitié du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans les années 1860, Londres, le cœur de l’empire le plus puissant du monde, se gave en avalant les faibles. Ses rues entent la misère, l’insurrection et l’opium. Dans les faubourgs de la ville, un bâtard est recueilli par Charlotte, une Irlandaise qui a fui la famine. Par amour pour lui, elle va voler, mentir, se prostituer sans jamais révéler le mystère de sa naissance.
L’enfant illégitime est le fils caché d’un homme célèbre que poursuivent toutes les polices d’Europe. Il s’appelle Freddy et son père est Karl Marx. Alors que Marx se contente de théoriser la Révolution dans les livres, Freddy prend les armes avec les opprimés d’Irlande.
Après Ces rêve qu’on piétine, un premier roman très remarqué et traduit dans plusieurs pays, qui dévoilait l’étonnante histoire de Magda Goebbels, Sébastien Spitzer prend le pouls d’une époque où la toute-puissance de l’argent brise les hommes, l’amitié et l’espoir de jours meilleurs.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Tout au bout de Brick Lane, dans ce faubourg de Londres qu’on surnomme l’East End, c’est vendredi qui se pointe, avec tous ces bonshommes, fagotés et fiévreux. Ils sont banquiers, barbiers, armateurs ou fleuristes. Toute la semaine, ils se croisent sur leurs lieux de travail, se saluent aimablement, et parfois s’associent. Mais quand vient le vendredi, il n’y a plus de convenances. C’est leur jour de sortie, en quête de belles à louer pour des tendresses godiches à l’abri d’un coin de rue, quand tout luit sans briller.
Charlotte remonte cette faune vorace et fait la sourde oreille à tous ces bruits de succion, aux sifflets, aux clins d’œil et aux mains qui se tendent pour l’alpaguer. Elle connaît ces harangues, ces échos d’hommes avides qui se répandent dans son dos.
« Bagasse ! »
« Rombière ! »
La langue des grands mâles a d’infinies richesses pour maudire la beauté qui refuse de se livrer. Elle bataille et s’acharne. C’est la grammaire des fous. Des phrases de corps-à-corps. Des mots à bout portant. Des apostrophes blessantes.
Au début, les désirs de ces hommes lui faisaient des nœuds au bide. Elle planquait sa beauté, le teint de son âge rosé par le vent froid, ses lèvres bien dessinées, ses yeux de prairie vert-brun, comme à la fin de l’été. Elle est née ravissante, mais la ville l’a gâtée.
« Juste une fois, allons. Rien qu’une fois, ma duchesse. »
Dans cette extrémité de Londres que l’on surnomme « l’Abîme », Charlotte préfère se priver plutôt que de brader ce qui lui reste d’orgueil. Elle les déteste trop, tous ces forts en gueule qui se donnent des airs de pur-sang dans l’East End et qui, chez eux, se transforment en mulets auprès de leur épouse, dans leur maison, devant leur soupe épaisse, avec toute leur marmaille.
Charlotte tient contre elle un balluchon de linge sale. C’est toute sa garde-robe. Une chemise. Une robe. Et une vieille paire de bas qu’elle va devoir laver pour faire bonne impression. Elle est pressée. Le directeur de l’agence Cook a un poste à pourvoir. Une aubaine. Le travail se fait rare. Charlotte a rendez-vous ce soir. Pourvu qu’elle fasse l’affaire !
En traversant la rue, un élément pendouille et rebondit sur sa cuisse. C’est une manche de chemise. Elle la rabat d’une main et pelotonne le tout, bien serré contre son ventre, négligeant un court instant de regarder devant elle. Une dizaine de gamins sales se mêlent à la foule des trottoirs. Des rebuts du quartier nés parmi les bouts de ferraille, de rouille et de tessons de verre.
Charlotte fait un pas de côté. Elle se méfie d’eux. Elle les a vus faire. Ces grappes de petits voleurs sont passés maîtres dans l’art de chaparder, d’étourdir en essaim et de duper les sots. Ils n’ont pas leur pareil pour tirer une montre, une chaîne ou un porte-monnaie, avant de prendre feu comme la poudre d’escampette.
Ils vont tous dans le même sens. Ils ont repéré leur proie. Un couple qui n’a rien à faire là. Des bourgeois. Sans doute des étrangers.
« Un shilling ! S’il vous plaît, soyez bons, messieurs-dames. »
La dame semble hésitante mais son époux la reprend.
« Rien qu’une pièce ! »
Son homme l’entraîne plus loin.
Charlotte suit la scène qui se déroule de l’autre côté de la rue. Les faux mendiants se mettent à courir. L’un d’eux tient dans sa pogne la montre du monsieur. Charlotte devine la suite. Au prochain carrefour, il éclatera de rire et, si jamais le pauvre homme tentait de récupérer son bien, il prendrait certainement un coup de couteau dans le dos.
Que représente un shilling pour ce couple d’étrangers ? Une misère ! À peine le prix d’un billet d’entrée pour la Grande Exposition universelle de 1851. Ils sont des milliers à débarquer chaque jour pour la visiter. Ils viennent de France ou d’Allemagne. La reine Victoria a fait construire un vaste bâtiment au beau milieu de Hyde Park. Un édifice de verre et de fonte baptisé le Palais de Cristal. Depuis le mois de mai dernier, il abrite en son sein toutes les vanités du monde moderne : un piano automate, une locomotive à vapeur, des métiers mécaniques et des dizaines de machines à vapeur capables de filer le coton, de le tisser ou de laminer l’acier. À l’entrée de l’exposition, un immense bloc de houille, d’une bonne vingtaine de tonnes, est érigé comme un totem. C’est lui qui fait tourner les usines d’Angleterre. Ce bloc est le cœur sec et froid d’un nouveau monde sans cœur. »
Charlotte a vu le palais, de loin. Il est inaccessible. On dit qu’il ne faut pas y aller parce qu’il porte malheur.
Une mère et ses deux filles passent en cabriolet. La mère a belle allure. Ses filles sont pleines de boucles. Elles viennent de visiter le fameux palais. Elles exigent d’y retourner :
« Maman, je vous en supplie, on veut revoir l’éléphant d’Inde, maman ! Je vous en supplie ! Il avait l’air si triste, à balancer sa trompe d’un pied sur l’autre. Il a besoin de nous. On lui chantera des chansons douces ! Maman ! Retournons-y ! »
Charlotte ignorait qu’il y avait de la vie exposée là-bas. Elle imagine un éléphant tout gris, tout triste. Elle suit leur voiture qui trottine.
Un homme force le passage.
Le cocher lève son fouet.
Le piéton dresse le poing.
« Salauds de riches ! » grogne-t-il, tombé le cul par terre dans la boue de Brick Lane.
Charlotte reprend sa route et compte : deux filles, une mère. Trois tickets. Trois shillings. Avec ça, elle pourrait se payer des semaines à l’abri sous un toit et un lit rien que pour elle. Elle est si fatiguée. Son ventre se crispe. Elle enfonce son chapeau pour cacher son crâne ras. L’autre jour, elle a vendu ses cheveux à un perruquier du centre-ville. Deux shillings. L’auburn est à la mode. Elle a pu payer sa dette pour une chambre à six lits. Il ne lui reste plus grand-chose.
Pourtant sa mère lui a appris à coudre, à ravauder le lin comme le coton. Elle lui a enseigné le maniement de l’aiguille. Charlotte sait ranger aussi, plier, laver, écrire, compter, se tenir, se taire et danser quand c’est l’heure de faire la fête au son de la flûte et du violon. Charlotte est une bonne fille d’Irlande. Londres déborde de bonnes filles comme elle, venues de leur île ou de plus loin encore.
Londres est la ville-monde immonde. Ses rues sentent l’exil et la suie, le curry, le safran, le houblon, le vinaigre et l’opium. La plus grande ville du monde est une Babylone à bout, traversée de mille langues, repue de tout ce que l’Empire ne peut plus absorber. Elle a le cœur des Tudors et se gave en avalant les faibles. Et quand elle n’en peut plus, elle les vomit plus loin et les laisse s’entasser dans ses faubourgs sinistres.
Combien de temps encore ?
Un rayon de soleil frappe le bas de son visage.
Ses cheveux repousseront.
Ses seins ne lui feront plus mal.
Son enfant naîtra, avant le début de l’hiver. »

Extraits
« Elle lui a enseigné le maniement de l’aiguille. Charlotte sait ranger aussi, plier, laver, écrire, compter, se tenir, se taire et danser quand c’est l’heure de faire la fête au son de la flûte et du violon. Charlotte est une bonne fille d’Irlande. Londres déborde de bonnes filles comme elle, venues de leur île ou de plus loin encore.
Londres est la ville-monde immonde. Ses rues sentent l’exil et la suie, le curry, le safran, le houblon, le vinaigre et l’opium. La plus grande ville du monde est une Babylone à bout, traversée de mille langues, repue de tout ce que l’Empire ne peut plus absorber. Elle a le cœur des Tudors et se gave en avalant les faibles. Et quand elle n’en peut plus, elle les vomit plus loin et les laisse s’entasser dans ses faubourgs sinistres. »

« Le Maure guette le moment. Il est à pied d’œuvre pour fonder une autre ligue. Plus étendue et surtout plus puissante. Une internationale qu’il a décidé de loger au cœur même du cœur battant du monde capitaliste. Ici, à Londres, capitale de l’empire le plus puissant de l’histoire. C’est de là que viendra le grand bouleversement. Car l’Empire britannique porte en lui ses propres contradictions. Les cloaques des faubourgs étendent leur lie jusqu’au pied des beaux quartiers. La fortune des machines, puissantes, increvables, aggrave la misère des serre-boulons parqués dans des taudis. Ce système est un mensonge. L’argent est un vampire sans maître, jamais rassasié. »

« Engels est persuadé que le moment est venu. La crise est là. Profonde. Les usines n’ont plus rien à filer. Plus de coton. Plus de matière première. Les ouvriers n’ont plus rien à travailler. Cela fait des mois qu’ils ne touchent plus de salaire. Le peuple est en colère. II a faim. II a froid. II a peur, surtout. Il est capable du pire. Oui. Le moment est là. Celui du grand bouleversement. Il suffit de pas grand-chose pour fédérer les insurgés de Preston ou de Liverpool. Pourvu que le Maure soit bon.
Engels rajuste sa casquette de grosse laine. Elle est molle et humide. Elle gratte, mais il n’a pas le choix.
C’est un jour important.
C’est la grande réunion qu’il attendait depuis décembre. Le Maure a donné son accord. S’ils parviennent à convaincre les leaders du Lancashire de rejoindre l’Internationale, ils pourront se lancer. Mais il va falloir échapper à la vigilance de la police. »

« Je ne laisserai pas ce bâtard ni sa pute de nourrice nous nuire!»

À propos de l’auteur
Sébastien Spitzer est né par le siège en 1970 dans les beaux-quartiers de Paris. Il a suivi un cursus relativement classique, Khâgne, Sciences-Po. Mais après avoir découvert Miller, Hemingway et Fante, il s’est pris à rêver d’horizons lointains, d’une vie autre. À vingt ans, il est devenu journaliste. Pour Jeune Afrique, il a écrit ses premiers papiers sur le Congo, le Rwanda et l’Ouganda. Puis, il est devenu grand reporter pour Canal Plus, M6 et TF1. À quarante ans, deux enfants, un divorce et un psy, il s’est persuadé que le moment était venu de réaliser son rêve. Écrire un roman. Pendant trois ans, il s’est enfermé dans la salle de lecture du Mémorial de la Shoah pour se documenter sur l’histoire étonnante de Magda Goebbels et écrire un roman. Ces rêves qu’on piétine a été traduit dans plusieurs pays et remporté une quinzaine de prix littéraires. Le Cœur battant du monde est son deuxième roman. (Source: lesmots.co)

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