Une femme debout

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En deux mots
Sonia est née en République Dominicaine où sont parents, venus d’Haïti, étaient venus chercher de quoi faire vivre leur famille. Dès son plus jeune âge la fille, très douée, va prendre fait et cause pour cette diaspora et s’engager pour améliorer la condition de tous ces gens discriminés. Un combat d’une vie marqué de nombreux échecs et d’une brillante reconnaissance.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sonia Pierre, une vie de combats

Dans son nouveau roman, Catherine Bardon met en scène une femme au destin exceptionnel. Sonia Pierre aura lutté toute sa vie pour les Haïtiens qui ont émigré en République Dominicaine et qui étaient réduits à l’esclavage, ou presque. Un combat qui est aussi un magnifique portrait de femme libre.

Une fois de plus Catherine Bardon réussit à nous entraîner vers cette République Dominicaine, où elle séjourne une partie de l’année, avec un formidable roman. C’est à Lechería, au cœur d’un bidonville où logent les travailleurs immigrés haïtiens que nait son héroïne. Ses parents ont traversé l’île en 1950 dans l’espoir de pouvoir échapper à la misère régnant dans leur pays natal, mais ils ont très vite dû déchanter. Même en travaillant sans relâche, Maria Carmen et André ne pourront économiser de quoi rentrer chez eux, où les attend pourtant un fils, confié à sa grand-mère.
Le temps va passer, et malgré leur vie de galériens, la famille va s’agrandir. Maria Carmen va mettre au monde un, puis deux, puis trois garçons. Des enfants qui pourront à leur tour vendre leur force de travail quand ils seront plus grands. Le 4 juin 1963 naît une fille, Sonia.
Très vite, elle va faire preuve de caractère et montrer des dispositions qui impressionnent le père Anselme, un prêtre canadien qui entend offrir les meilleures chances à cette élève aussi appliquée que douée. Il va réussir à convaincre ses parents à la laisser étudier et à l’envoyer dans une vraie école. «Elle avait onze ans et n’avait pas imaginé que son existence pouvait se fracturer comme ça. L’école et le batey. Une vie coupée en deux. Deux vies. Deux univers qui coexistaient à quelques kilomètres l’un de l’autre, sans se rencontrer. Deux populations, deux langues, deux mondes, celui des nantis et celui de ceux qui ne comptent pas. Et elle, un funambule en équilibre sur la frontière qui les séparait.»
Avant qu’il ne soit emporté par la dengue, son mentor lui fait promettre de suivre ses rêves et de ne jamais renoncer. Mes ses aspirations auraient pu être étouffées dans l’œuf puisqu’elle choisit d’aider les travailleurs dans leurs revendications, en menant la contestation et en traduisant les revendications en espagnol. Cette manifestation la conduira en prison. Cependant, grâce à son jeune âge, elle sera relâchée, forte d’une nouvelle conviction. Désormais elle défendra les opprimés. Au bénéfice d’une bourse, elle pourra étudier le droit à La Havane.
C’est sous le ciel cubain qu’elle va imaginer l’association qui va lui permettre de concrétiser son combat. À son retour en Dominique, elle déposera les statuts de la MUDHA, «Movimiento de Mujeres Dominico-Haitianas», le mouvement des femmes dominico-haïtiennes.
Ce sont tous les combats menés par cette femme tenace que raconte Catherine Bardon avec la plume qui avait déjà ravi les milliers de lecteurs de la saga des Déracinés. Faisant suite à La Fille de l’ogre, la romancière s’attache désormais à raconter les destins exceptionnels de femmes de cette République Dominicaine qu’elle aime tant. Ici aussi, elle s’appuie sur une solide documentation, sur un réseau d’informateurs constitué au fil des ans et sur la visite des lieux où s’est déroulée l’histoire, lui permettant d’ajouter les couleurs et les odeurs à son récit.
À la touche féministe, il faut ici ajouter le combat pour le droit à la dignité des immigrés. Au moment où elle promulguée la «loi immigration», Catherine Bardon nous rappelle qu’un homme en vaut un autre, qu’il a droit à la considération et au même traitement que ceux qui abattent le même travail que lui. Un plaidoyer pour davantage d’humanité qui réchauffe le cœur.

BARDON_Sonia_Pierre_with_Hillary_Clinton_and_Michelle_ObamaSonia Pierre recevant le Prix international de la femme de courage des mains de Micelle Obama et Hillary Clinton. DR

Une femme debout
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
288 p., 21 €
EAN 9782365698313
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Haïti puis en République Dominicaine et à Cuba. On y évoque aussi San Salvador, Saint-Domingue, les Etats-Unis avec New York, Washington, Miami, Houston et la Virginie ainsi qu’un voyage à Genève.

Quand?
L’action se déroule de 1951 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le destin hors du commun de Sonia Pierre, fille de coupeurs de canne, qui fit de sa vie un combat pour les droits humains.
République dominicaine, 1963. Sonia Pierre voit le jour à Lechería, dans un batey, un campement de coupeurs de canne à sucre. Consciente du traitement inhumain réservé à ces travailleurs, elle organise, à treize ans seulement, une grève pour faire valoir leurs droits. Une des rares habitantes du batey à suivre des études, elle devient avocate et consacrera sa vie tout entière à combattre l’injustice jusqu’à sa mort tragique.
Catherine Bardon révèle l’existence de cette femme exceptionnelle et met en lumière la condition terrible des travailleurs migrants en République dominicaine, un sujet toujours d’actualité. Bouleversant plaidoyer pour la solidarité et la fraternité, Une femme debout est un roman puissant et terriblement humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog T Livres T Arts
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Le Monde de Marie

Les premières pages du livre
Dimanche 4 décembre 2011 – Villa Altagracia – 5 h 45
Maudit coq.
Sonia ouvre un œil. Ce volatile va finir dans une casserole. Elle frissonne et remonte la couverture jusqu’à son cou. Depuis son retour de Genève, quatre jours auparavant, elle dort mal. Son sommeil fragmenté, le décalage horaire et la fatigue intense qui l’a envahie lors de ces interminables réunions de travail pèsent sur ses journées. Une grande lassitude ralentit ses pensées et le moindre de ses gestes.
La nuit a été difficile. Elle a eu un mal fou à s’endormir et elle s’est réveillée en sueur à plusieurs reprises malgré la fraîcheur de la nuit. Le dîner d’hier est mal passé. Elle n’a fait aucun excès, pourtant elle s’est sentie ballonnée, une désagréable sensation de brûlure dans l’estomac. L’inconfort l’a empêchée de se rendormir. La sérénade des grenouilles, qui d’ordinaire la berce, ne lui a été d’aucun secours. Pour se donner de l’allant, elle pense à la journée de fête qui l’attend.

Décembre 1950 – Marigot –
Haïti – Message d’information
La rumeur enflait. Elle venait du bout du chemin, du côté de la mer. Les avant-bras plongés jusqu’aux coudes dans l’eau mousseuse, Maria Carmen dressa l’oreille. Interrompant sa lessive, la jeune femme se redressa. Elle leva les yeux vers le ciel. Le soleil n’avait pas encore atteint le milieu de sa course et la chaleur était déjà accablante. Elle essuya une main sur sa robe et du revers balaya la sueur qui perlait à son front. Elle jeta un coup d’œil sur son fils. La porte de la case était ouverte, une vaine tentative de créer un courant d’air. Assommé par la chaleur, le bébé s’était assoupi sur la paillasse. Une mouche butinait la commissure de ses lèvres d’où s’échappait un filet de bave. Maria Carmen entra dans la case, se pencha sur l’enfant et chassa l’insecte d’un moulinet furtif.
Dehors, le bruit s’amplifiait. Elle ressortit de la masure de bois et traversa la mince bande de terre piquetée de maigres touffes d’herbes roussies qui tenait lieu de jardin, pour atteindre le chemin. Les voisins se tenaient sur le seuil de leur case, perplexes. Qui pouvait bien venir troubler la torpeur du village ?
C’était une matinée ordinaire. Les pêcheurs étaient presque tous rentrés après leur nuit en mer. De loin, Maria Carmen salua le grand Samuel et son frère Jaquelin, deux bons à rien qui pêchaient de temps à autre avec leur père. Ils étaient à peine vêtus, juste un caleçon, comme s’ils venaient de se réveiller. Quand il la vit, Jaquelin contracta ses lèvres en un sourire graveleux qu’il accompagna d’un clin d’œil. Elle détourna le regard. Plus loin le vieil Adolphe, jambes arquées, carcasse tremblotante, se cramponnait à sa canne en bambou aux côtés d’Augustine. En face, Céleste était elle aussi sortie de sa case, son dernier-né dans les bras. Tous avaient le visage tourné en direction de la mer.
La main en visière sur le front, Maria Carmen vit une voiture passer au bout du chemin. Elle soulevait un épais nuage de poussière. Quelqu’un criait. Des paroles indistinctes dans un haut-parleur. Mus par un élan collectif, comme aimantés par le véhicule qui venait de disparaître de leur champ de vision, les villageois se mirent en marche d’un pas lent. Maria Carmen jeta un coup d’œil sur son bébé endormi avant de les suivre. D’autres groupes convergeaient en direction du front de mer où une petite troupe cernait déjà la camionnette arrêtée face à l’immensité étincelante. Les derniers pêcheurs s’étaient joints à eux. Une voiture étrangère à Marigot, c’était un évènement assez rare pour créer un attroupement de curieux dans le village. À plus forte raison quand s’en échappait le ronflement ininterrompu d’un flot de paroles. En s’approchant, Maria Carmen vit qu’il y avait deux hommes dans la camionnette. Celui qui était assis à côté du conducteur s’extirpa du véhicule. Écartant les badauds, il se jucha sur le plateau arrière. Il tenait un porte-voix à la main. Une fois debout, il porta l’engin à son visage et réentonna la litanie qu’il n’avait cessé de marteler :
« Ceci est un message d’information de la présidence de la République. Les plantations de la Dominicanie recrutent des hommes et des femmes pour la saison de la canne à sucre. Si vous êtes jeunes et vigoureux, si vous voulez un vrai travail, un bel avenir… »

Les villageois se sentaient gonflés d’importance: on venait tout exprès de Port-au-Prince pour les informer des grandes opportunités offertes par le pays voisin. Bientôt ce serait la zafra. Les plantations de canne dominicaines avaient besoin de leurs bras. Ils seraient transportés, logés et nourris, bien payés, et rentreraient chez eux après la récolte, les poches pleines. Les hommes, déjà séduits, approuvaient d’un hochement de tête. Ils ignoraient qu’en vertu d’accords bilatéraux, la République dominicaine dédommagerait Haïti pour chacune de leur tête. Les femmes, plus sceptiques, faisaient la moue, mais, pragmatiques, elles imaginaient déjà comment dépenser cet argent providentiel. À la fin d’un discours bien rodé, l’aboyeur regagna son siège sous des applaudissements nourris. Déjà la voiture s’éloignait pour aller porter la bonne parole dans le village voisin.
En écoutant le crieur, Maria Carmen avait senti son cœur se serrer. Elle se dandinait d’un pied sur l’autre. Ce n’était pas nouveau. Elle avait entendu des messages semblables, diffusés par la radio et aussi dans les discours du président Magloire. Dans toutes les zones rurales, des véhicules circulaient pour recruter des travailleurs avec le concours du gouvernement haïtien. Des hommes étaient déjà partis là-bas, de l’autre côté de la frontière, en quête d’un meilleur avenir.

Comme Gédéon, le fils d’un voisin, qui travaillait pour une grande compagnie américaine, à l’ingenio Central Romana dans le sud du pays et faisait parvenir de temps à autre un colis à sa famille. Il avait été sélectionné par un recruteur du nom de Rigobert. Il se murmurait que ce Rigobert, originaire de Coterelle, occupait un poste important, il était majordome (contremaître) dans une canneraie où il avait fait fortune. La bonne preuve : il revenait une fois l’an, les poches pleines, pour sélectionner et escorter de nouveaux volontaires vers la plantation dominicaine. Il vantait les immenses champs de canne si abondante de ce côté-là de la frontière, les salaires réguliers, les jolies cases, la fortune de ceux qui avaient déjà franchi le pas… Tout le monde au village s’était mis à croire dur comme fer à cet Eldorado tout proche. Il suffisait de se décider à quitter Marigot, les enfants, les frères, les sœurs, les parents, les amis, la mer, la plage… Il suffisait de grimper dans la kamionet, qui les emmènerait de l’autre côté de la frontière, en Dominicanie, ce pays qui offrait de merveilleuses perspectives.

Après le départ de l’aboyeur, les hommes s’étaient regroupés en petites coteries sur la plage. Ils pesaient et soupesaient ce qu’ils venaient d’entendre. À l’écart, assises dans le sable, abritées sous la toile de leurs parapluies, quelques femmes supputaient : lesquels de leurs fils, époux ou compagnons allaient s’en aller ? Qui allaient rester seule ? Pourraient-elles partir, elles aussi ? Mais dans ce cas, que deviendraient leurs petits ? C’était ainsi, les hommes partaient, les femmes restaient. À s’épuiser pour nourrir et faire grandir les enfants qu’ils leur avaient abandonnés. Elles mourraient au bout d’une éternité passée à attendre en vain.
Pensive, Maria Carmen reprit le chemin de la case de sa mère. Ils étaient neuf frères et sœurs à se partager les deux pièces de la masure, sans compter les bébés. Son pas traînant soulevait des volutes de poussière derrière elle. Les pleurs de Petit Louis lui firent presser le pas.

Janvier 1951 – Marigot – Se konsa lavi
— pa janm di non a la chans !
Assise face à la mer, Maria Carmen eut un hochement énergique de la tête. Les genoux repliés sur sa poitrine, elle laissait filer des poignées de sable blanc entre ses doigts. Les cocotiers étiraient leurs ombres sur la plage désertée, leurs palmes frissonnaient dans la brise du soir. André était à ses côtés, un grand jeune homme efflanqué aux membres déliés, presque un gosse. Le père de Petit Louis. Faute d’argent, chacun vivait avec sa famille. Comme beaucoup d’autres, André pêchait dans une embarcation qui n’était pas la sienne, pour un patron qui le payait mal, car il n’y avait jamais de pêche miraculeuse. Il prêtait aussi main-forte pour des constructions, mais il n’y avait pas grand-chose à bâtir. Ou à la ferronnerie. C’étaient des boulots de rien, pas de quoi s’offrir une maison, pas de quoi entretenir une femme, encore moins un enfant.
Le passage de la kamionet au crieur avait agi comme un électrochoc. Son discours n’était pas nouveau et pourtant, ce fut ce jour-là, qu’après avoir maronné toute l’après-midi, Maria Carmen prit sa décision. Elle en avait assez de cette misère qui lui collait à la peau comme une malédiction. Il fallait juste convaincre André de partir. Là-bas il y avait un travail bien payé pour lui, une maison à tenir pour elle, un avenir…
— Et Petit Louis ? demanda André qui n’était pas du genre aventureux.
Maria Carmen balaya l’argument d’un geste de la main :
— Ma mère s’en occupera. Je reviendrai le chercher une fois qu’on sera installés.
Elle avait tout réfléchi. Il n’y avait pas à hésiter. Pour achever de convaincre André, elle se lova contre lui et picora son cou de petits baisers, comme il aimait. Il la renversa sur le sable encore tiède.
*
Tard le même soir, longtemps après que le soleil eût disparu, des hommes rassemblés par petits groupes devant les cases discutaient encore, pesant le pour et le contre d’une décision qui modifierait à tout jamais le cours de leur vie. Jeunes ou anciens, célibataires ou mariés, pour la plupart sans travail, pas un qui ne caressât l’espoir de la belle vie qu’on leur faisait miroiter. Une vie qu’ils gagneraient avec dignité. Pour cela, ils devraient louer leurs bras pour cette grande zafra qui, chaque année, en Dominicanie, mobilisait une main-d’œuvre d’Haïtiens trop heureux d’échapper à la misère. Quitter leurs familles, c’était le prix à payer. Certains jeunes étaient enthousiastes à l’idée de laisser derrière eux Marigot, ce village ensommeillé où il ne se passait jamais rien. Ils savaient le travail rude dans les champs de canne, mais cela ne leur faisait pas peur, ils étaient vigoureux. Et puis, ils seraient tous ensemble. Les plus vieux restaient réservés, hésitant à abandonner le cours tranquille de leurs vies. Mais tous envisageaient désormais la possibilité de partir. Les femmes vaquaient à leurs occupations, ruminant en silence, laissant les hommes à leurs élucubrations.
*
Maria Carmen et André, eux avaient tranché. Ils se mettraient en route dès le lendemain pour rejoindre la Dominicanie, l’Eldorado.
Maria Carmen se releva titubante. André lui tapota le derrière pour chasser le sable de sa robe. Elle se haussa sur la pointe des pieds et effleura ses lèvres d’un baiser léger. À demain.
De retour à la case, elle mit sa mère devant le fait accompli. Je m’en vais avec André. Petit Louis reste ici. Elle se cramponnait à sa décision, refusant d’y penser davantage, de peur de faillir à sa résolution. Elle jeta quelques hardes dans un bout de toile qu’elle noua aux quatre coins. Elle dormit mal, harassée par la chaleur moite, angoissée à l’idée de ce grand voyage qu’ils allaient entreprendre, eux qui n’avaient jamais quitté Marigot. Au petit matin, elle s’habilla en hâte et cacha quelques gourdes* dans sa ceinture. Elle embrassa sa mère, se pencha sur la paillasse où l’enfant sommeillait. Elle voulait le serrer une dernière fois dans ses bras. Elle fit un geste pour le prendre mais se ravisa. S’il se réveillait, s’il la regardait de ses grands yeux noirs, si elle respirait l’odeur chaude de sa peau de bébé, elle n’aurait plus le cœur à partir. Elle abandonna son fils, le cœur gros. André l’attendait devant le potager.

Ils remontèrent la grand-rue du village d’un pas décidé, refusant de regarder en arrière, et se postèrent à l’angle de la route pour guetter le taptap. Ils attendirent longtemps. À mesure que le soleil montait et avec lui une chaleur accablante, Maria Carmen sentait fondre sa détermination. Un bus finit par apparaître juste au moment où ils s’apprêtaient à rebrousser chemin. Le véhicule bringuebalant, déjà plein à craquer, arborait, peint en bleu vif sur la carcasse de bois, un nom prophétique « Se konsa lavi ».
Par les fenêtres sans vitres s’échappaient des flots de rires et de conversations. Deux femmes se serrèrent pour libérer un bout de banc où Maria Carmen put poser ses fesses. André lui resta debout, puis finit par s’asseoir sur le marchepied. Les palmes s’agitaient dans un murmure pour leur dire adieu. Écrasés les uns contre les autres, les voyageurs étaient résignés à l’inconfort du voyage. Se konsa lavi ! Le taptap s’arrêtait dans le moindre village et de nouveaux passagers montaient sans qu’aucun ne descende. Plus on approchait de Port au Prince, plus ils étaient nombreux à s’entasser dans la carcasse de ferraille et de bois. À chaque virage, chaque cahot, ce n’était que hoquets, cris et protestations, pour la plupart joyeux et bon enfant.
Ils arrivèrent fourbus, essorés de fatigue.
Leur voyage avait duré huit heures. Pour quelque 150 kilomètres.

Dimanche 4 décembre – Villa Altagracia – 5 h 50
C’était ainsi que commençait l’histoire.
Son histoire.
Un aboyeur et un taptap nommé Se kon sa la vi.
C’est du moins ainsi qu’elle se la racontait quand, enfant, allongée sur sa paillasse dans l’obscurité moite de la case, elle peinait à trouver le sommeil. Dans le silence tonitruant de la nuit, les bruits des autres qui se retournaient sur leur matelas crissant de feuilles de maïs en grognant leurs rêves, la tenaient éveillée longtemps après l’extinction des feux. Alors elle voyageait dans sa tête, elle se racontait l’histoire de Maria Carmen et d’André, caressée par l’haleine chaude de la nuit tropicale.
Oui, c’était là son prologue. Son imagination s’envolait là-bas, de l’autre côté de la frontière, au-delà du rio Massacre.
En Haïti, dans un pays qui n’était pas le sien. Un pays de montagnes et de mer, un pays de nègres marrons et de dieux vaudous, un pays de misère.
Et elle commençait le voyage…

1951 – Port-au-Prince – Malpasse – Le pied gauche
Cette foule, ces grandes artères, ces maisons géantes aux balcons de bois, cette circulation, cette agitation incessante, ces gens partout, ce bruit, ces odeurs suffocantes, essence et pourriture mêlées… C’était donc ça, Port au Prince ?
Cramponnée à la main d’André, Maria Carmen ne savait où donner du regard, les yeux arrondis d’une surprise mêlée d’effroi. Tout ici était démesuré. Les voitures pétaradaient le long de grandes rues bien droites, les gens cheminaient avec détermination. Et eux, ils étaient perdus, étrangers à tout ce remue-ménage. On était bien loin de la langueur de Marigot dont la jeune femme regrettait soudain le calme. Étourdis par le trafic, titubants de fatigue, Maria Carmen et André décidèrent de ne pas s’éloigner de la gare routière où ils monteraient dans le premier autobus pour la frontière. Renseignements pris, ils comprirent qu’ils arrivaient trop tard. Pas de transport avant le lendemain matin. Ils n’avaient pas les moyens de s’offrir une chambre dans une auberge, et n’avaient d’autre choix que de rester là. À un stand de rue, ils achetèrent une portion d’effilochée de porc accompagnée de plantains frits qu’ils se partagèrent avant de regagner la station des transports où ils devraient patienter jusqu’au matin. Recroquevillée dans un recoin de la gare routière, Maria Carmen passa la nuit dans les bras d’André. Ces bras seraient-ils assez robustes pour assurer leur avenir ?
Ils ne fermèrent pas l’œil, blottis l’un contre l’autre dans l’attente du premier tap-tap en partance pour la frontière. Au matin, ce fut la foire d’empoigne pour trouver une place, mais à force de trémoussements et de jeux de coudes, ils se faufilèrent jusqu’à la porte du bus. Direction plein est. Après les montagnes, ils longèrent un bon moment l’Étang saumâtre avant d’arriver à Malpasse, la dernière ville du pays. En face, c’était la Dominicanie rêvée.

Malpasse était un lieu étrange, un chaudron du diable chauffé à blanc par un soleil implacable. Il y régnait une effervescence désordonnée qui mettait les nerfs à vif. Un ballet incessant d’hommes qui tiraient des brouettes débordant de fruits, de légumes et de volailles, de femmes avec d’énormes paniers sur la tête, d’enfants dépenaillés qui braillaient. C’était le lieu de tous les trafics, de tous les petits commerces. Tout s’y échangeait, tout s’y négociait, tout changeait de main en un clin d’œil, produits agricoles, produits manufacturés, gourdes et pesos, et bien sûr main-d’œuvre. Car c’était le haut lieu du recrutement pour les plantations de canne dominicaines. Au bout de la route, fermée par la grille imposante qui séparait les deux pays, le plus grand désordre régnait. Des camions bâchés et des tap-tap stationnaient, attendant de passer de l’autre côté pour décharger leur marchandise. Une foule compacte s’agglutinait sous l’œil goguenard des douaniers qui se remplissaient les poches sans vergogne.
Ils avaient cru pouvoir franchir la frontière à pied. En observant le manège des habitués et des douaniers qui contrôlaient les papiers et exigeaient un bakchich pour entrouvrir la grille où l’on passait au compte-gouttes, ils comprirent que ce serait impossible. Le seul moyen, c’était de trouver un recruteur. Ils errèrent dans la bourgade, glanant des informations ici et là, dans l’espoir de tomber sur l’un d’eux. Ils étaient nombreux, comme eux, à guetter. Maria Carmen buta sur une pierre et se rattrapa tout sourire au bras d’André. C’était de bon augure. Elle allait faire une rencontre. C’était le pied gauche, ce serait un homme. Le recruteur, évidemment.
La chance leur sourit. Un attroupement s’était formé. Un rabatteur passait en revue les candidats à l’exil. Il évaluait d’un coup d’œil leur capacité de travail et laissait tomber son verdict. Celui-là oui, celui-là non. Ça avait tout d’un marché aux esclaves, mais eux, pourtant si fiers d’appartenir à la nation qui avait aboli l’esclavage avant toute autre en se libérant du joug des colonisateurs, n’en avaient pas conscience. Ils se prêtèrent à l’examen sans ciller. Elle était jolie, lui un peu maigre, ils étaient jeunes et en bonne santé. Ils furent enrôlés. Le départ aurait lieu le jour même pour la raffinerie de Catarey, dans le centre du pays, au nord de Saint-Domingue. On leur promit un logement à eux, un contrat de travail pour les six mois à venir, soit le temps de la récolte, et un retour au pays d’ici l’été. Ils s’entassèrent sur la plateforme d’une camionnette prête à rendre l’âme à chaque cahot et franchirent la porte de fer.
De l’autre côté, Jimani. La Dominicanie.

Ballottés comme dans une barque emportée par une folle tempête, ils avaient longé un lac, traversé un désert, des montagnes, des vallées, des hameaux, un fleuve, d’autres montagnes, des bourgs, des villes, pour déboucher sur la grande plaine en cuvette par une route tendue entre deux murs de canne à sucre vert tendre.
Duvergé, Neiba, Vicente Noble, Azua, Bani, San Cristobal, Villa Altagracia, Lecheria. Fin du voyage. De la Dominicanie, ils n’avaient rien vu.

1951-1963 – Lechería –
Le parfum de la misère
C’était un hameau en pleins champs, greffé aux parcelles de canne dont les plants étaient déjà hauts. Au bout d’une étroite piste de terre qui se perdait sur la gauche, à moins d’un kilomètre de la route montant de la capitale vers le nord, de l’autre côté du rio Haïna. Au loin, à l’ouest, l’horizon butait sur des collines ondulantes piquetées de cocotiers qui dessinaient les premiers contreforts de la cordillère centrale. Un vert plus sombre contrastait avec celui, tendre, des prairies et des plantations. Par là-bas, derrière, c’était Haïti, le pays qu’ils venaient de quitter et qui déjà leur manquait.

Le camion à bout de souffle s’arrêta dans un dernier cahot qui projeta leurs corps ruisselants de sueur les uns contre les autres. Sa plateforme arrière s’ouvrit et il déchargea son contingent de bras à l’ombre d’un immense manguier, face à une double rangée de baraquements de bois de palme aux toits de zinc. Ils étaient arrivés. Ils s’extirpèrent du véhicule, hébétés, dans un état proche de la catatonie. L’endroit avait la chaleur d’un four. Sous la lumière blanche du soleil de midi qui gommait toutes les couleurs, le paysage déconfit avait fondu en petites touffes de poussière, sans parvenir à masquer la laideur du décor. Non loin, une haute cheminée crachait un panache d’épaisse fumée noire qui assombrissait le ciel azur. La raffinerie.

María Carmen balaya du regard le panorama, sans un mot. Une pierre comprima son cœur et dévala dans son estomac. Elle ne s’attendait pas à ça. Ça, c’était cette enfilade de baraques délabrées. Elle apprendrait plus tard que c’étaient les anciennes étables d’un élevage de Trujillo. En guise de comité d’accueil, un attroupement de femmes mal attifées, armées d’un balai ou chargées d’une bassine, un essaim d’enfants à moitié nus, maigres à faire peur, au ventre gonflé, deux vieillards statufiés sur de vilaines chaises. Des chiens faméliques se morfondaient, couchés sur le flanc, le museau assiégé de mouches. Un coq étique fouaillait du bec la terre, sa crête pendait sur le côté, deux plumes hérissaient son croupion. Un chaudron noirci chauffait sur un lit de braise devant un porche. Des pièces de linge défraîchies séchaient, pendillant à des piquets.
Un vague relent de pourriture et d’excréments flottait dans l’air mêlé à une entêtante odeur de sucre brûlé. Mais ce que María Carmen renifla, c’était le parfum de la misère. Son regard s’agrippa à un arbuste orné de rubans chamarrés au tronc souillé de coulures de cire. L’arbre marabout dressé telle une potence. Les grigris des croyances vaudous la réconfortèrent, un petit peu.
Ils étaient là désormais, et tout irait bien.
On le leur avait promis.
*
Une grosse camionnette apparut. Un contremaître, un Haïtien, peut-être un ancien coupeur qui avait pris du galon, en descendit. Il fit décharger une petite table et une chaise de bois qu’il installa au centre de l’esplanade. Il posa un épais registre, s’assit, et, d’une écriture maladroite, enregistra les nouveaux ouvriers. Nom, âge, liens entre eux. Puis il tria le troupeau silencieux qui avait resserré ses rangs dans un réflexe animal. D’un mouvement net de sa trique de goyave. Les hommes seuls à droite. Les couples à gauche. Les femmes seules, elles étaient trois, à l’écart. « yo ale tou dwat nan bordel la » (celles-là, elles vont tout droit au bordel) bougonna d’un air désolé une ancêtre toute fripée, agrippée à un bâton qui lui tenait lieu de béquille. María Carmen eut un hoquet, elle venait de comprendre ce qui lui avait échappé jusque-là : ces filles jeunes et sans attache n’avaient pas été recrutées pour les travaux des champs.

À María Carmen et André, le contremaître attribua une cellule dans une bicoque toute en longueur, un taudis de planches et de torchis craquelé, au sol en terre battue. Trois murs aveugles, une porte de tôle ondulée mal ajustée qui laissait passer le jour en haut et en bas, surmontée d’une plaque de bois portant le numéro neuf, – María Carmen lâcha un petit soupir de soulagement, c’était son numéro porte-bonheur, à l’intérieur une paillasse malodorante sur un châlit de bois, une table branlante et un tabouret, un seul. Sordide et insalubre. Pour la cuisine c’était dehors. Pour les besoins aussi. « Tou sa pou sa ». Cet accablant constat s’imposa à María Carmen tandis qu’elle déposait son balluchon sur le lit. Son estomac, vide depuis la veille, se rappela à elle dans un spasme. Accablée, la jeune femme se mordit les lèvres et dut se reprendre pour retenir ses larmes.
Ils étaient là désormais, et tout irait bien.
On le leur avait promis.
*
Dans le regard méprisant des anciens, ils étaient des « kongos ». Des ignorants sans la moindre idée des us et coutumes du batey. Parqués dans une zone réservée aux nouveaux, désorientés par ce monde qu’ils découvraient. Ils devraient trouver leurs marques et le plus tôt serait le mieux. Les anciens, eux, se serraient les coudes, jouissant de l’aura de qui a de l’expérience. Ils étaient installés dans les meilleures zones et les familles bénéficiaient de cases individuelles. Les contremaîtres avaient trouvé ce moyen, créer des clans pour entretenir des rivalités artificielles.

Le quotidien se mit en place. Au fil des jours, chacun semblable au précédent, les nouveaux venus apprirent la loi du batey : c’était la loi de l’exclusion, de la faim, du profil bas, du désespoir. Celle des deux tonnes quotidiennes de canne par tête, sous la menace muette des coups de fouet, dont avaient été roués, pour l’exemple, deux ouvriers qui avaient tenté de s’enfuir.
C’était un endroit à l’écart du monde. Un hameau autarcique où les règles et l’ordre, le logement, les chemins, le transport, le magasin, l’infirmerie étaient assurés par la compagnie. Un monde lent et pesant comme le pas des bœufs qui ahanaient en tirant les chariots rouillés aux essieux grinçants. Destinés au transport des fagots de canne, ils ramassaient les hommes armés de leur machette avant les premières lueurs du jour, pour les ramener à la nuit tombée, la tête basse, l’estomac vide, le corps anéanti, les bras endoloris, les mains couvertes d’estafilades, le dos cassé de s’être penché au plus près du sol pour couper les tiges à ras, les épaules moulues d’avoir coupé, coupé, coupé, mis en bottes, mis en bottes, chargé la canne. Un labeur de bête sous un soleil d’enfer.

Après leur départ, le batey devenait le territoire des femmes qui s’apostrophaient d’un compartiment à l’autre. Elles avaient construit autour de leur infortune un mur de solidarité, elles se serraient les coudes, la misère n’avait pas réussi à anéantir leur bonhomie, pas encore gâté leurs âmes. Elles égrainaient leurs souvenirs, parlaient de là d’où elles venaient, Côtes-de-fer, Terre noire, Grande saline, Belle fontaine, Gros l’Abîme… Elles avaient improvisé des métiers, coiffeuse, sage-femme, couturière, infirmière, cordonnière… Elles s’approvisionnaient au colmado de la centrale, une banane plantain, une racine de manioc, une tasse de riz, où le bodeguero décomptait les achats de la paye de leur homme au prix fort. De toute façon, il n’y avait pas de peso, la seule monnaie d’échange était des jetons qui ne valaient que sur la plantation. L’argent circulait en circuit fermé sans que nul n’en voie jamais la couleur, une économie en vase clos. Elles cuisinaient, lavaient le linge, grattaient la terre d’un minuscule conuco, potager, grignoté sur les terres de la plantation, jetaient des épluchures aux poules, tressaient des chapeaux en palme. Elles arbitraient les chamailleries des enfants, certains pas plus haut que trois pommes, qui poussaient comme des herbes folles, livrés à eux-mêmes et dont les jeux brouillons se terminaient en genoux égratignés et en pleurnicheries. »

Extrait
« Difficile de réconcilier tout ça dans sa tête d’enfant.
Sonia n’était déjà plus d’ici et pas encore de là-bas. Elle le pressentait, ce serait difficile. Chaque jour de sa vie.
Elle avait onze ans et n’avait pas imaginé que son existence pouvait se fracturer comme ça. L’école et le batey. Une vie coupée en deux. Deux vies. Deux univers qui coexistaient à quelques kilomètres l’un de l’autre, sans se rencontrer.
Deux populations, deux langues, deux mondes, celui des nantis et celui de ceux qui ne comptent pas. Et elle, un funambule en équilibre sur la frontière qui les séparait. » p. 74

À propos de l’autrice
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Après une carrière dans la communication, Catherine Bardon se consacre désormais à l’écriture et partage son temps entre la France et la République dominicaine. Elle est l’autrice de la saga Les Déracinés qui s’est vendue à plus de 500 000 exemplaires et qui a été distinguée à de nombreuses reprises, notamment par le Prix Wizo et par le Festival du premier roman de Chambéry en 2019. En quelques romans, Catherine Bardon s’est imposée comme une voix puissante du paysage romanesque français. Ses romans ont été traduits dans plusieurs langues. (Source: Éditions Les Escales)

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Mécano

FILICE_mecano  RL_2023  Logo_premier_roman POL_2023

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Après un entretien d’embauche habilement mené, voilà le narrateur projeté dans un centre de formation de la SNCF. Avec une poignée de collègues, il réussira à devenir conducteur de train. Une vie et un métier très particulier dans une entreprise qui ne l’est pas moins.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Tu veux conduire le train?»

Dans un premier roman écrit en vers libres Mattia Filice raconte comment il est devenu conducteur de train et nous fait découvrir avec humour et autodérision un univers très particulier où la poésie finit par tordre le cou aux objectifs de rendement.

Depuis le regretté Joseph Ponthus et son roman À la ligne, on sait que le monde du travail peut aussi se révéler en vers libres et que ce style peut parfaitement épouser cadences infernales et luttes sociales.
Avec Mécano, Mattia Filice lui emboîte le pas et va nous raconter sa vie de cheminot, ou plus exactement de conducteur de train à la SNCF.
Un monde régi par ses propres règles et auquel on accède après une série d’obstacles, à commencer par l’entretien d’embauche.
Durant ce premier face à face avec la hiérarchie, il s’agit de caresser l’employeur dans le sens du poil, de lui dire ce qu’il veut entendre. Ce moment où notre futur mécano répond à des questions «à la con» est particulièrement savoureux (et pourra servir à ceux qui entendent le suivre dans cette voie).
Après un simple coup de fil, il est convoqué près de Paris pour une session de formation qui ressemble à une course par élimination. Le petit groupe se réduit comme peau de chagrin et n’offre plus qu’à une poignée de rescapés la possibilité de monter dans une vraie locomotive pour un premier voyage aux commandes d’un convoi de marchandises.
Là encore, on découvre les règles non-écrites de ce milieu très particulier, son jargon quasi indéchiffrable pour qui n’est pas du sérail, la solidarité des collègues qui ont franchi le cap de cette formation couperet et le fossé qui semble infranchissable avec la hiérarchie. À partir de là, Gaël, Kamal, Adama, Yann ou encore Pablo vont former un groupe aussi disparate qu’uni.
Si l’on voulait une illustration de l’absence, voire de l’impossibilité du dialogue social, on en trouvera ici une édifiante illustration. Et comme toujours, ce non-dialogue débouche sur une grève. Autre moment savoureux du roman que ce premier conflit social qui voit s’affronter des représentants d’une même entreprise qui ne se comprennent pas. Il faut dire que du côté des cols blancs tout a été fait pour cloisonner les fonctions et pour empêcher d’unir les travailleurs. Mais la solidarité trouve ici un terreau fertile et, petit à petit, la peur change de camp. Les timides osent s’exprimer et les collègues, qui s’ignoraient jusque-là, se retrouvent.
Ce roman initiatique, qui nous est offert avec une bonne dose d’autodérision, montre bien le climat social dégradé au sein d’une technostructure qui essaie de cacher les hommes – les femmes sont quasiment absentes – derrière des objectifs et des nombres. Tout le talent de Mattia Filice tient dans sa capacité à faire émerger les émotions, souvent avec humour, dans ce monde que l’on voudrait déshumaniser. On rit et on pleure, on chante et on aime, on vit et on s’use.

Mécano
Mattia Filice
Éditions P.O.L
Premier roman
368 p., 22 €
EAN 9782818056660
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris et en région parisienne, mais on y voyage également beaucoup, notamment en Normandie et dans les Hauts de France.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai, d’une certaine manière, tenté de dresser le portrait d’un héros d’une mythologie qu’il nous reste encore à écrire», explique l’auteur de ce premier roman, rédigé à la fois en prose et en vers. Le narrateur pénètre, presque par hasard, dans un monde qu’il méconnaît, le monde ferroviaire. Nous le suivons dans un véritable parcours initiatique : une formation pour devenir « mécano », conducteur de train. Il fait la découverte du train progressivement, de l’intérieur, dans les entrailles de la machine jusqu’à la tête, la cabine de pilotage. C’est un monde technique et poétique, avec ses lois et ses codes, sa langue, ses épreuves et ses prouesses souvent anonymes, ses compagnons et ses traîtres, ses dangers. On roule à deux cents kilomètres à l’heure, avec la peur de commettre une erreur, mais aussi avec un sentiment d’évasion, de légèreté, sous l’emprise de centaines de tonnes. Le roman de Mattia Filice épouse le rythme et le paysage ferroviaires, transmute l’univers industriel du train, des machines et des gares en prouesse romanesque, dans une écriture détournée, qui emprunte autant à la langue technique qu’à la poésie épique. Mais c’est aussi un apprentissage social, la découverte du monde du travail, et parfois la rencontre de vies brisées. Un étonnant roman de formation, intime et collectif, où les plans de chemin de fer, les faisceaux des voies, décident de nos mouvements comme de nos destins, où se distinguent et se croisent vers et prose.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Inrocks (Sylvie Tanette)
France Inter
RTS (Sylvie Tanette)
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Benzine mag (Éric Médous)
Diacritik (Johan Faerber)
L’anticapitaliste (Fabio Lattisana)
Études (Christophe Rioux)
RFI (De vives(s) voix)
Le littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret)


Mattia Filice présente son premier roman Mécano © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« L’apprentissage du chevalier sans armure ni épée ni cheval
Rouler au trait
Avec un doigt
j’arrête un train
une masse autour de quatre cent soixante tonnes
quatre cent soixante mille kilogrammes
six mille fois la mienne
que mes phalanges font stopper net

Main posée sur le pupitre
trois doigts semi-pliés servant d’appui
le pouce en équilibre
la flexion de l’index ne rencontre aucune opposition
comme lorsque j’appuie sur une touche de clavier

Mais rien ne se passe
le train ne réagit pas
l’aiguille de la vitesse pointe au même niveau
composé de trois chiffres
celles des manomètres ne bougent pas
les aiguilles des cylindres de frein restent inertes
sur le zéro pointées
Suis-je en train d’enrayer
je verse du sable entre les roues et le rail
pour retrouver de l’adhérence
je tape sur le bouton d’arrêt d’urgence
Rien
les immeubles continuent de défiler avec le même entrain
je tire sur le frein direct et me précipite sur le frein à vis
je tourne la manivelle
le train persiste sur sa lancée
mille voyageurs derrière moi
à mes côtés
dans ma tête dans ma conscience dans mes remords
l’ensemble fonce sur la gare
Ne restent alors comme ressort à lame noir
pour amortir l’impact à venir
qu’actes futiles et désespoir
User les semelles de mes chaussures sauter de la machine plonger sous le pupitre

Je marchais sur la crête les yeux fermés
ils se sont ouverts à l’instant
la circulation du sang vient de s’inverser
je sens toute mon anatomie
des artères jusqu’aux capillaires
mes veines apparaissent désormais toutes
l’épiderme est devenu une carte de chemin de fer
je baigne dans une mare de doutes

Réveil en sursaut
oreiller drap et silence de la nuit
J’ignorais jusqu’ici
que le travail nous suit
jusqu’au repos

Je rembobine
Projectionniste d’un cinéma sans spectateur
je suis un licencié en sursis
Sur un quai de correspondance
d’un train en total désheurement
je vais
en simple voyageur
questionner les contrôleurs
À cause des intempéries
le conducteur est sur un autre train en retard
une vague orageuse envahit alors le sud du pays
Puis l’un d’eux me demande
Tu veux conduire le train ?
Ce n’est qu’à cet instant que j’associe
ce serpent métallique à un humain
c’est le déclic fait de bric et de broc
du voyage sur la toile au travelling permanent
métier utile et déplacement
pas de bureau ou de vie sédentarisée
ouvrier spécialisé
des connaissances techniques et un savoir particulier
un métier manuel diraient certains
belle perspective pour un type
dont plusieurs dans la famille
achètent un nouveau vélo
après une crevaison
Je n’ai du cheminot
qu’une idée aux gros traits
une barbe une pipe la voix grave et un air goguenard
le type qui ne se laisse pas faire
qui tient en joue son supérieur pour peu qu’il se la joue comme ce conducteur qui arrête son tgv
en pleine pampa
les champs de blé rasant sur la gauche
la terre en jachère sur la droite
et qui laisse en plan son chef au milieu du rien
dans la nature sans quai
Ça ferait un bon scénario
Cette idée me plaît
peut-être qu’il est possible de rester libre

Dans le sas
La première fois je suis éconduit
par une lettre où transpirent de grands regrets
ce n’est pas un râteau
il y a les formes
Tu comprends je dois encore me remettre de ma relation passée c’est tout frais c’est pas cicatrisé

Tel un roquet je compte bien persévérer
et j’aurais continué jusqu’à recevoir un recommandé
pour me prier d’arrêter de les harceler
déjà prêt à me défendre à la barre
Leur refus n’était pas convaincant monsieur le juge

Narcisse écorché mais néanmoins épargné
j’apprends que ce n’est pas contre moi
c’est le gel des recrutements
le robinet de la conduite principale est fermé
Verrouillé avec l’étanchéité faite chef

L’année suivante le robinet laisse passer un filet d’eau
Stagnant près du joint
fruit de la condensation
je parviens à me glisser le long du mur du dépôt
fait de briques rouges

Je me suis préparé
entraîné pour la phase finale
matchs de poule quart demi-finale
plusieurs rendez-vous où je subis une batterie de tests
pour voir un peu qui je suis
ce que je vaux
recevant des questions parfois aussi pertinentes que
Vous arrive-t-il de pleurer quand vous êtes seul ?
avec la vie de centaines de passagers
sous ma responsabilité
Profil demandé étudié avec minutie
rester calme et lucide
analyser vite les données et agir froidement
réactivité lorsque survient un incident
la situation perturbée employée dans le milieu
je me sens fin prêt

Certains passés par là m’ont conseillé
de ne pas parler service public
c’est passé de mode
il faut insister sur l’ambition
entendez évolution de carrière
monter les échelons
être un Ouineur
un béni-oui-oui en herbe et que ton non soit crucifié
Certains tests me rappellent ces vieux jeux vidéo
au graphisme basique
un petit train à reconstituer avec la souris
une bille glissant qu’il faut replacer avant qu’elle ne tombe envisager les parcours les plus courts
Une histoire de clics
En cet instant le monde se divise en deux catégories
les gamers
qui ont collectionné les consoles dans leur chambre
et ceux qui maudissent leurs parents
de les en avoir privés
au prétexte qu’il fallait étudier

Nous sommes tous assis le long d’un couloir
à attendre notre tour
Geoffroy en face de moi
que je ne connais pas encore
et qui a pris le train pour la première fois
ne sait pas encore qu’il va en faire du train par la suite
Gaël qui tourne les pages d’un magazine beaucoup trop vite pour donner l’illusion de s’y intéresser vraiment
et d’autres qui fixent un point précis du mur
comme des archéologues percevant
un potentiel site de fouilles
Je fais partie des archéologues

Entretien final avec deux cadres de l’endroit
où je pourrais être affecté
pièce exiguë et bureau pour nous séparer
costard serré pour l’un
chino polo décontracté pour l’autre
j’endosse une veste achetée pour l’occasion
couleur beige neutre fade ensardiné
ensemble repassé pour masquer une liberté froissée
et me donner une stature qui n’est pas la mienne
Je n’allais plus jamais la porter

Un des cadres se montre agressif et sarcastique
l’autre doux et compréhensif
j’ai le Bon et la Brute devant moi
avec
en jouant ma partition
le sentiment de les truander

Parfois j’en fais un peu trop
Quel est selon vous le temps de travail hebdomadaire
d’un conducteur ?
(assis le dos droit sur la chaise)
Des semaines de quarante-cinq heures non ?
Et l’idée de travailler la nuit les dimanches et jours fériés ?
(j’ai mon corps pour seul encombrant)
J’adore
À combien estimez-vous le salaire ?
(que faire de mes bras et de mes jambes ?)
Un peu au-dessus du SMIC non ?
Je mets du vibrato un peu trop
la corde va sauter
mais finalement ça passe

Pour moi ça passe
j’occupe une des places
de ce jeu de commerce où il s’agit de faire briller
la marchandise que l’on est
pour ne pas rester sur le quai
tandis que d’autres continueront à recevoir
des lettres de refus
mon bout de papier positif est peut-être la seule chose qui me distingue d’eux. »

À propos de l’auteur
FILICE_mattia_DRMattia Filice © Photo DR

Mattia Filice, comme le héros de son livre, devient un peu par hasard en 2004 conducteur de train. Il est depuis, toujours sur les rails, au départ de la gare Saint-Lazare, à Paris. Mécano est son premier roman. (Source: Éditions P.O.L)

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Le jour où le monde a tourné

PERRIGNON_le_jour_ou_le_monde

  RL_Hiver_2022  coup_de_coeur

En deux mots
Les golden boys qui se promènent aujourd’hui dans la City de Londres sont souvent trop jeunes pour se rendre compte qu’ils sont le produit des années Thatcher. Pour leur rafraîchir la mémoire, les acteurs de l’époque prennent la parole et racontent cette époque qui a changé le monde.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«À part, bien sûr, Madame Thatcher»

Après Detroit, voici Judith Perrignon au Royaume-Uni pour nous raconter les années Thatcher. Parcourant les lieux emblématiques et donnant la parole aux acteurs et observateurs, elle éclaire aussi le monde post-Brexit.

«La guerre n’est pas une chose réjouissante. Il n’y a rien de propre dans la guerre. Et personne — quelle que soit la beauté de ses principes — ne sort d’une guerre, propre. Qu’on soit du côté de l’oppresseur ou du côté des oppressés. Ça change définitivement quelque chose en vous.» L’actualité la plus brûlante vient donner à ces quelques lignes du nouveau livre de Judith Perrignon une force particulière. Si on n’y parle pas de l’Ukraine mais du conflit Nord-irlandais, on peut sans conteste y voir invariant de tous les conflits qui ont ensanglanté la planète. Et, en se souvenant du Bloody Sunday et de la fin de Bobby Sands et de ses amis grévistes de la faim, on peut donner raison à Renaud qui, à sa façon, a dressé son bilan des années Thatcher avec Miss Maggie (voir ci-dessous):
Dans cette putain d’humanité
Les assassins sont tous des frères
Pas une femme pour rivaliser
À part peut-être, Madame Thatcher
Outre ce conflit, Judith Perrignon nous rappelle que ces années ont également été marquées par un autre épisode militaire qui aurait pu tourner au drame, la Guerre des Malouines qui a opposé les Britanniques à l’Argentine et durant lequel la Dame de Fer aura réussi un coup de poker risqué, comme le rappelle Neil Kinnock, alors son principal opposant dans le camp des Travaillistes.
C’est du reste l’intérêt principal de ce livre qui privilégie la nuance à la condamnation et s’appuie à la fois sur le reportage et sur les témoignages d’une douzaine de témoins et d’acteurs. Outre Neil Kinnock, Charles Moore, ancien rédacteur en chef du Daily et du Sunday Telegraph, le Conservateur Kenneth Clarke, le conseiller politique de Margaret Thatcher Charles Powell, l’écrivain David Lodge, les militants nord-irlandais Danny Morrison, Eibhlin Glenholmes, Sean Murray, Robert McLahan, le parlementaire irlandais Jim Gibney, le syndicaliste Chris Kitchen ou encore l’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine prennent successivement la parole et donnent du relief à une histoire que beaucoup, il faut bien le reconnaître, aimeraient oublier. Comme un symbole, dans le musée de Grantham, la ville natale de Maggie, l’urne réservée aux visiteurs et qui pose cette question est vide: «En 1979, les électeurs britanniques devaient décider quel futur ils voulaient pour ce pays. Les années Thatcher qui ont suivi ont apporté d’importants changements que nous ressentons encore aujourd’hui. Est-ce que la Grande-Bretagne aurait été plus agréable à vivre, ou pire encore pour votre famille si les travaillistes ou les libéraux avaient gagné en 1979? Si vous en aviez l’occasion, changeriez-vous le cours de l’Histoire? »
Il n’en reste pas moins passionnant, à l’heure du Brexit, de se replonger dans ces années «où le monde a tourné», où le libéralisme est devenu la doctrine qui a dominé les économies occidentales et laissé une marque durable sur le monde entier – rappelons que Margaret Thatcher était au pouvoir en même temps que Ronald Reagan. Tout au long du livre, on peut ainsi revivre les épisodes marquants de cette révolution conservatrice, de l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher à son éviction. La grève des mineurs qui aura duré un an, le démembrement du réseau ferré ou du système de santé, les nationalisations dans le secteur de l’énergie ou encore la réforme immobilière qui a provoqué une pénurie de logement sociaux et une forte hausse des prix. Des éléments de réflexion qui nous ramènent une fois encore à l’actualité, en éclairant les choix que nous pourrons faire lors des prochaines échéances électorales.
Après Là où nous dansions, voici une nouvelle confirmation du talent de Judith Perrignon à se plonger dans une époque, une histoire, un sujet pour en sortir la «substantifique moelle».


«Miss Maggie», l’hymne anti-Thatcher de Renaud

Le jour où le monde a tourné
Judith Perrignon
Éditions Grasset
Roman
Traduit de
256 p., 20 €
EAN 9782246828211
Paru le 16/03/2022

Où?
Le roman est situé au Royaume-Uni, principalement à Londres, mais aussi en Irlande du Nord ou encore à Brighton ou dans le bassin houiller.

Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Le Royaume-Uni des années 1980. Les années Thatcher. Elles sortent toutes de là, les voix qui courent dans ce livre, elles plongent au creux de plaies toujours béantes, tissent un récit social, la chronique d’un pays, mais plus que cela, elles laissent voir le commencement de l’époque dans laquelle nous vivons et dont nous ne savons plus comment sortir.
C’est l’histoire d’un spasme idéologique, doublé d’une poussée technologique qui a bouleversé les vies. Ici s’achève ce que l’Occident avait tenté de créer pour panser les plaies de deux guerres mondiales. Ici commence aujourd’hui : les SOS des hôpitaux. La police devenu force paramilitaire. L’information tombée aux mains de magnats multimilliardaires. La suspicion sur la dépense publique quand l’individu est poussé à s’endetter jusqu’à rendre gorge. La stigmatisation de populations entières devenues ennemis de l’intérieur.
Londres. Birmingham. Sheffield, Barnsley. Liverpool. Belfast. Ancien ministre. Leader d’opposition. Conseiller politique. Journaliste. Écrivain. Mineur. Activistes irlandais. Voici des paroles souvent brutes qui s’enchâssent, s’opposent et se croisent. Comment ne pas entendre ces quelques mots simples venus aux lèvres de l’ancien mineur Chris Kitchen comme de l’écrivain David Lodge : une société moins humaine était en gestation?
Comment ne pas constater que le capitalisme qui prétendait alors incarner le monde libre face au bloc soviétique en plein délitement, est aujourd’hui en train de tuer la démocratie?
Quand la mémoire prend forme, il est peut-être trop tard, mais il est toujours temps de comprendre. » J.P.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Pamolico

Les premières pages du livre
« Soudain, le bruit de la ville change. La cadence des pas. Leur écho mécanique dans Lombard Street. Nous sommes entrés dans la City. Quartier financier de Londres. Il est 18 heures ce 5 février 2020. Les places boursières européennes viennent de fermer. Des rangées d’employés – ou plutôt d’opérateurs – se déversent dans la rue. Ils quittent leurs écrans où, toute la journée, clignotent d’enivrantes spéculations. Ils se frôlent sans se voir ni se toucher, tels des automates, comme s’ils étaient encore dans les circuits informatiques et financiers où circulent des milliers de milliards de dollars de transactions quotidiennes. Comme si le temps c’était de l’argent.
Ils sont trop jeunes pour se rappeler Margaret Thatcher mais ils sont en quelque sorte ses enfants. C’est elle qui a fait de la City la première place financière au monde. Assouplissement et changement des règles en un jour, 27 octobre 1986. BOUM! Un big bang a-t-on dit alors. Afflux immédiat des banques. Ainsi sont nés les Golden Boys. Des créateurs de richesse, des héros nationaux, disait-elle. Ils sont trop jeunes pour se rappeler le refrain des Not Sensibles, «I’m in love with Margaret Thatcher», ils pourraient les prendre au premier degré, ces petits punks qui criaient qu’ils aimaient Margaret Thatcher. C’était en 1979, l’année où elle est devenue Première Ministre.
La nuit tombe. C’est l’heure du pub. Depuis quatre jours, le Brexit est entré en vigueur. La Grande-Bretagne n’est plus membre de l’Union européenne. Le Royaume-Uni est en morceaux. Cinq morceaux, dit-on là-bas: L’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles, et L’Irlande du Nord. Mais il y a aussi Londres, et ce qui n’est pas Londres. Au Cock & Woolpack sur Finch Lane, la clientèle déborde jusque dans la rue. Les corps se relâchent. Les rires fusent. Des hommes, beaucoup d’hommes en costumes et en groupe. Rares sont les femmes. Nous tendons notre micro. Radio publique française. Étiez-vous in love with Margaret Thatcher?
— Des Européens! On ne peut pas parler à des Européens! On n’a plus le droit! se marre le premier.
— Thatcher? réagit le deuxième. La grandeur de l’Angleterre! Je suis le produit de l’Angleterre de Thatcher. J’étais un gamin quand elle était Première Ministre, j’étais fier d’elle et de ce qu’elle faisait. Elle encourageait le business, mettait en avant les gens qui se bougeaient le cul et se mettaient au boulot. C’est tout ça qu’elle défendait. Et dans mon premier job, je me rappelle, je voulais en être de l’Angleterre de Thatcher, fallait bosser dur pour ça…
— Oui, faire de l’argent! Augmenter le capital! renchérit le troisième.
Maintenant, ils s’emballent.
— Sois commercial! Fais de l’argent! Business!
— C’était drôle, bien plus drôle qu’aujourd’hui! On n’a plus d’inflation, et qu’une faible croissance. C’était des années tellement excitantes.
Trois mètres plus loin, même question à d’autres clients. Eux sont de passage dans la capitale.
— Une sorcière. C’était une vieille sorcière.
— Elle a délibérément détruit des régions…
— Elle a décimé le nord-est de l’Angleterre.
— Elle a délibérément décimé des régions qu’elle n’aimait pas, qui ne votaient pas pour elle.
— Liquidé l’industrie.
— Elle a du sang sur les mains.
— Une femme diabolique.
— Une horrible femme. C’est ce que vous vouliez entendre?
— Elle a semé la division, elle aimait ça.
— Elle a créé une frontière entre le nord et le sud de l’Angleterre.
— Elle a fermé les chantiers navals. Elle a fermé les mines. Elle a fermé la métallurgie. Elle était obsédée par l’idée de briser les syndicats…
Ainsi, comme ça sans prévenir, quarante ans après, vous tendez un micro dans un pub, vous lâchez son nom, et surgissent ferveur ou colère, comme si c’était hier, comme si elle avait décidé du cours de leur vie.

On a oublié ses aigus, sa diction lente et appliquée dans un pays où plus qu’ailleurs l’élocution trahit vos origines sociales. Sa voix n’est pas raccord avec le souvenir qu’elle laisse, pas assez tranchante pour la Dame de fer. Sa voix n’annonce rien.
«J’ai fait sa connaissance après mon élection, en 1970. Elle était plus âgée que moi. Elle était alors secrétaire d’État à l’Éducation dans le gouvernement Heath. C’était l’incarnation même de la femme tory, se souvient Kenneth Clarke, pilier du parti conservateur et ministre de tous ses gouvernements. C’était une conservatrice plutôt à la droite du parti, avec des idées extrêmement traditionnelles, mais assez sensées. Elle était un peu trop inflexible et prévisible dans sa façon de penser. À l’époque, personne, pas même elle, ne l’imaginait à la tête du parti. Elle n’avait jamais entrepris de réforme majeure. Il y avait aussi son allure, elle portait toujours des tenues très classiques, typiquement tory. Les gens se moquaient souvent de ses éternels twin-sets et de ses perles, véritable uniforme des conservatrices provinciales d’âge mûr.»
Neil Kinnock, meneur de l’opposition travailliste dans ces années-là, se souvient de la première fois qu’il l’a entendue. «Ça devait être à la fin des années 1960, quand elle n’était encore qu’une simple députée de l’opposition au gouvernement travailliste. Elle était considérée comme une figure mineure à la voix perçante, et passait relativement inaperçue. Tout ça a changé en 1970. Une fois secrétaire d’État à l’Éducation, elle s’est fait connaître en supprimant la distribution gratuite de lait qui avait été instaurée dans les écoles après guerre. Maggie Thatcher est devenue “Milk Snatcher”, la “voleuse de lait”.»
L’ancien leader travailliste Neil Kinnock pourrait en parler des heures. Il était alors cet homme roux qui tempêtait sur les bancs du Parlement et qui aurait pris les rênes du gouvernement si elle avait trébuché. Mais elle a duré onze ans, élue puis réélue. Et lui n’aura jamais fini de revisiter ces années-là. Personne ne comprenait alors ce qui était en train de se jouer.
«Je n’ai pas eu l’impression que l’ensemble de la population virait plus à droite ni qu’ils rejetaient l’idée d’un système de démocratie sociale. D’ailleurs, quand on les sondait, une large majorité des gens disaient vouloir vivre en Suède plutôt qu’aux États-Unis. Ils préféraient un État providence plutôt qu’un système basé sur le chacun pour soi. Quelle que soit la question posée, une majorité d’entre eux se disait en faveur du modèle de consensus social-démocrate de l’après-guerre, avec un fort interventionnisme de l’État, la gratuité de l’enseignement et des soins médicaux indispensables et une couverture sociale pour lutter contre la pauvreté. Je ne crois pas qu’on assistait à un virage à droite. Alors, que s’est-il passé ? Le monde était en proie à l’un de ces spasmes intellectuels qui le secouent de temps à autre. Le monétarisme, la théorie selon laquelle le contrôle de l’inflation doit supplanter toute autre considération économique, était en vogue. D’après moi, elle n’a aucune base solide en sciences économiques. Mais elle a fissuré le consensus de l’après-guerre, on a dévié vers quelque chose de diamétralement opposé. Thatcher a réussi à donner l’impression qu’elle était l’initiatrice de ce processus de réforme, en réalité elle en a plutôt bénéficié. Ce courant existait déjà quand elle a pris la tête du parti conservateur. Elle lui a donné plus d’autorité, et même une certaine respectabilité, grâce à sa réputation d’inflexibilité. Elle a fait accepter par l’opinion publique cette vague de persuasion intellectuelle qui a appauvri le monde, désorganisé le commerce international, augmenté les déficits, alourdi la charge fiscale – sans augmenter les recettes – et semé l’inflation dans son sillage jusqu’à provoquer l’effondrement du système financier mondial. On ne peut pas vraiment appeler ça un succès ! Sans parler du chômage massif devenu endémique dans de nombreuses régions.»
Lorsqu’elle quitte le pouvoir, le monde a changé. Le mur de Berlin est tombé. L’Empire soviétique s’est effondré. Le bloc capitaliste triomphe de la guerre froide. C’est un véritable rouleau compresseur. Il exulte. S’étend. Démultiplie ses gains. S’est affranchi du dernier frein : l’État et sa régulation.
Et puis Microsoft a commercialisé sa première souris.
Le charbon est fini.
Des métiers disparaissent. Des vieux quartiers aussi.
C’est l’apparition du management.
D’un nouveau langage. Les mots fondent au profit d’obscurs sigles.
Les chiffres triomphent. Courbes d’audience à la télé. Élevage intensif dans les campagnes. Rendement imposé à l’hôpital.
La Bourse n’est plus la criée des hommes. Mais le produit de froides transactions électroniques.
Les punks se sont tus. Les Stranglers font des tubes dans des studios en pleine révolution digitale.
L’Histoire a connu une accélération technologique. Thatcher n’a rien inventé. Elle a été le bras armé d’un changement d’époque. Le thatchérisme n’existe pas, assure son ancien ministre Kenneth Clarke.
« Les réformes de Thatcher ont eu lieu à un moment où ce processus s’accélérait. Et le “thatchérisme” a servi de cible à la colère des gens confrontés au changement de leur économie locale. Ils imputaient au thatchérisme le progrès technique, l’économie moderne, la disparition des anciennes méthodes de production – ces rangées d’hommes et de femmes travaillant à la chaîne dans les grandes usines à des postes désormais obsolètes. Critiquer le thatchérisme était ainsi devenu une excuse politique dans certaines parties du pays. Mais le problème, ce n’est pas le thatchérisme. L’usine de chocolat Cadbury employait des milliers de femmes qui étaient debout devant la chaîne et attendaient que le chocolat passe pour l’emballer. Le thatchérisme aurait prétendument fait disparaître ces emplois. Mais en réalité, ce sont les gens qui ont inventé des machines capables d’emballer le chocolat plus vite que ces dames avec leur blouse blanche et leur chapeau. Et d’autres qui produisent un chocolat moins cher, plus rentable et peut-être même meilleur. Quand j’étais étudiant, je faisais des jobs d’été pour payer mes études. J’ai travaillé sur des machines à laver les bouteilles dans une brasserie et sur une machine à rouler les cigarettes à l’usine John Player. Des boulots ennuyeux, pénibles et répétitifs qui ont disparu il y a belle lurette. Ce qui a tué la vieille économie, c’est la technologie, l’économie moderne et la concurrence. Le problème, c’est que la nouvelle économie convient aux gens instruits, jeunes et ambitieux qui s’installent à Londres ou sa banlieue et qui y prospèrent. Ceux qui n’ont pas fait d’études, et en particulier les vieux qui se souviennent de l’époque où les usines employaient encore beaucoup de monde, ceux-là sont en colère. Parfois ils accusent Mme Thatcher, ou alors l’Europe, ou encore les Polonais et les autres étrangers. Tout ça est ridicule, ce n’est pas la faute de Mme Thatcher, ni celle de Bruxelles, et ce n’est pas non plus la faute des étrangers. C’est simplement qu’on ne les a pas aidés à s’adapter au monde du travail vers lequel s’achemine le XXIe siècle. Leurs enfants, s’ils ont bien travaillé à l’école, ont sans doute quitté Rotherham depuis longtemps. Ils vivent à Londres où ils gagnent bien leur vie dans la banque, la finance ou le numérique. Mais eux sont des laissés-pour-compte qui ont du mal à suivre le rythme et Margaret Thatcher est devenue un symbole, la cause de tous leurs problèmes. Mais il n’y a pas que Margaret Thatcher. Que ce soit en France, aux États-Unis, en Allemagne ou au Royaume-Uni, tous les pays occidentaux se heurtent au problème de ces régions et ces populations qui ne se sont pas adaptées aux changements économiques et industriels ni à la transformation rapide de la société. Donald Trump, le Brexit, Marine Le Pen… ils ont tous bénéficié du vote contestataire de ces laissés-pour-compte qui considèrent les partis politiques normaux comme la cause de tous leurs maux. Les politiciens de Washington, Paris ou Londres qui ont tout changé. Ils cèdent aux sirènes de l’extrême gauche ou de l’extrême droite, de la xénophobie et du racisme. »
Elle n’aurait fait qu’administrer sévèrement la potion amère d’un monde qui change. C’est la fusion d’une femme et d’un moment. Elle est devenue l’un de ces points de repère dont on parle encore longtemps après. Il y a eu Thatcher. Les années Thatcher. Faut-il parler d’une femme ? Ou d’une période ? Les Soviétiques ont apporté la touche finale au casting de l’Histoire. Ce sont eux qui l’ont baptisée Dame de fer, raconte Charles Powell, son ancien conseiller diplomatique, désormais installé dans les bureaux du luxe LVMH.
« Ce titre lui avait été décerné par l’Étoile rouge, l’organe de l’armée soviétique. C’était censé être insultant, mais elle a trouvé que c’était le meilleur surnom qu’on lui ait jamais donné et elle l’a volontiers adopté. Il lui allait comme un gant et à sa politique aussi, tant pour les affaires extérieures que pour les affaires intérieures. Sa volonté de s’opposer aux syndicats, qui jouissaient d’un pouvoir démesuré au Royaume-Uni dans les années 1970, sa volonté de lutter contre le terrorisme irlandais… Pour toutes ces choses, avoir le bon surnom lui a été très utile. Et je pense que ça l’a aussi servie auprès de M. Gorbatchev, avec qui elle a ensuite développé d’excellentes relations. J’ai toujours pensé qu’il la considérait comme quelqu’un sur qui tester ses idées. Quand il prévoyait des réformes, comme la Perestroïka ou la Glasnost, il en débattait d’abord avec Mme Thatcher. Et s’il parvenait à la convaincre que c’était la voie à suivre et que ça améliorerait leurs relations, alors ça valait la peine de le faire. Je crois qu’il appréciait assez ce titre de Dame de fer. »

Neil Kinnock
« Il y avait un certain Harry Enfield, un humoriste très drôle avec qui j’étais copain et qui avait créé un personnage de maçon cockney de l’East End londonien qui évoquait sans cesse des “tas d’argent”. Loadsamoney ! Un thatchériste caricatural dont les blagues hilarantes sur les excès de l’individualisme étaient autant d’attaques frontales contre Thatcher. Mais Loadsamoney est aussi devenu le surnom qu’on donnait à un certain type de gens. Beaucoup de jeunes aspiraient à gagner des tas d’argent, mais ça répugnait aux membres de la classe moyenne, plus calmes et respectables. Et on a vu apparaître d’autres personnages. Le samedi soir, il y avait une émission satirique de marionnettes à la télé, “Spitting Image”. Les caricatures de Thatcher étaient toujours cruelles et affreuses. Dans cette émission, elle apparaissait parfois en uniforme nazi. Elle n’était pas épargnée. Mais comme il fallait malgré tout que ce soit drôle, elle faisait preuve d’une force admirable par comparaison avec les gens qui la servaient au sein de son cabinet, de l’armée, de l’Église et partout ailleurs. C’était assez pervers.»

Son autorité nourrit le ressentiment comme sa popularité. Elle a alors l’âge de la reine Élisabeth II. Elle hante son pays. Heurte sa structure profonde tout en flattant ses souvenirs de vieil empire. Elle s’insinue dans les esprits, les conversations, les chansons, les films, les romans. Au pays qui n’a jamais touché un cheveu de son monarque, le chanteur Morrissey des Smith, d’une voix et d’une mélodie douces, a le propos tranchant.

Les gens bons
Ont un rêve merveilleux
Margaret à la Guillotine

L’écrivain David Lodge, homme très pondéré s’il en est, avoue qu’il ne put faire autrement que d’installer Thatcher dans son petit monde de fiction.
« J’ai écrit un certain nombre de romans, dont un intitulé Nice Work, qui a été traduit en France par Jeu de société. J’ai trouvé ça assez surprenant jusqu’à ce qu’on m’explique que c’était l’équivalent de notre jeu de Monopoly. Dans ce roman, je réagissais aux changements initiés par Margaret Thatcher au sein de la société britannique, dans le monde du commerce et de l’industrie, mais aussi dans le monde universitaire, mon propre domaine, celui qui m’intéressait le plus. On décrivait souvent sa politique comme une obsession pour le monétarisme, ou plutôt, comme l’ont écrit certains journalistes spirituels, le sadomonétarisme, par analogie au sadomasochisme. À cause de cette politique économique, les universités ont soudain été soumises à une forte pression budgétaire, parce que le système universitaire britannique dépend entièrement – ou dépendait alors – des fonds publics. Et la politique économique de Mme Thatcher visait à restreindre diverses dotations financières, en particulier des institutions sociales telles que les universités. Si bien que les universités ont vu leur budget diminuer et qu’elles ont dû se défaire de tous ceux qui n’étaient pas titularisés. Il a fallu réduire les effectifs. La même situation se produisait à plus grande échelle dans l’industrie où de nombreuses usines et entreprises devaient procéder à des coupes budgétaires et des licenciements, en particulier dans la région industrielle autour de Birmingham où je vis. Le taux de chômage y était très élevé, environ 17 %. Les jeunes étudiants sur le point de décrocher leur diplôme n’avaient pas grand espoir de trouver du travail. Tout le système économique s’était figé. J’imagine que c’est à ça que je réagissais en écrivant Jeu de société. À l’époque, j’étais en congé sabbatique. J’avais tout un trimestre devant moi et je voulais essayer d’écrire quelque chose sur l’état dans lequel se trouvait le pays. Thatcher n’était pas la seule responsable, mais elle avait beaucoup à y voir.
J’enseignais moi-même la littérature anglaise, ainsi que la critique littéraire et la théorie de la critique littéraire. C’était un de mes sujets de prédilection en tant qu’universitaire. Et j’ai imaginé cette histoire d’une jeune chargée de cours sous contrat temporaire qui craint de ne pas être titularisée à la fin de son contrat. Elle a peur de ne pas trouver d’emploi dans son domaine de compétence. L’autre personnage principal est le directeur général d’une entreprise de construction mécanique dans l’industrie automobile. Je connaissais déjà un peu le sujet parce que j’avais à l’université une étudiante d’une trentaine d’années qui avait repris ses études sur le tard, comme le faisaient beaucoup de femmes après avoir élevé leurs enfants. Son mari était le directeur général d’une usine qui fabriquait des pièces de voiture. Tous deux faisaient partie de notre cercle social. Et c’est grâce à ça que j’ai pu demander au vrai Vic, mon ami le directeur général, de me laisser l’observer au travail pour avoir une idée plus précise de ce qu’il faisait et de la façon dont ça se passait à l’usine. Il m’a aussitôt proposé d’être “son ombre” pendant quelque temps, c’est-à-dire de le suivre au quotidien pour observer ce qu’il faisait. C’est une technique assez courante dans l’industrie, quand un nouvel employé vient en remplacer un autre et qu’il faut le former. C’était donc le point de départ de mon roman, avec en arrière-plan cette espèce de crise économique ou en tout cas de période problématique pour l’industrie déclenchée par Margaret Thatcher. J’ai créé ou plutôt réutilisé une version fictive de Birmingham que j’ai appelée Rummidge. J’espérais mettre en lumière l’état de la Nation en faisant se rencontrer deux mondes totalement différents. L’univers culturel et parfois privilégié de l’université et le travail pénible et assez salissant de l’industrie, avec l’anxiété et les pressions qui s’exerçaient sur les entreprises de la région. Il y a un passage dans le roman où Vic se plaint des conditions dans lesquelles il doit opérer. Robyn lui dit : “Thatcher n’est-elle pas en partie responsable ?” et il défend Thatcher, vous vous en souvenez peut-être. Il pointe du doigt le fait qu’elle a beaucoup servi l’industrie en traitant très durement les syndicats. Il y a eu un conflit interminable tout près d’ici, à Longbridge, un peu après Birmingham, dans un gigantesque complexe industriel qui s’appelait alors Austin and Morris ou General Motors, je ne sais plus. Ils changeaient constamment de nom. Et il y avait sans cesse des conflits de travail dans cet immense complexe d’où sortaient des Austin Mini et des Morris Mini. La production était régulièrement interrompue par les grèves. Dans ce livre, Vic exprime son inquiétude face au vandalisme, à la destruction et la dégradation gratuites. Il y a un terme d’argot, en anglais, pour désigner les jeunes gens qui font ce genre de choses, les yobs – les loubards. »
Et bientôt l’écrivain se met à lire un extrait de son texte.
« Vic dit :
“On vit à l’ère des loubards. Tout ce que les loubards ne comprennent pas, tout ce qui n’est pas protégé, ils le bousillent, le rendent inutilisable pour les autres. Avez-vous remarqué les bornes kilométriques en venant ici ?
— C’est le chômage qui est responsable, dit Robyn. Thatcher a créé une sous-classe aliénée qui se libère de sa hargne en commettant des crimes et des actes de vandalisme. Comment leur en vouloir ?
— Vous leur en voudriez sûrement si vous vous faisiez tabasser en rentrant chez vous ce soir, dit Vic.
— Voilà un argument purement émotionnel, dit Robyn. J’imagine que vous soutenez Thatcher, évidemment ?
— Je la respecte, dit Vic. Je respecte tous ceux qui ont du cran.
— Même si elle a détruit l’industrie dans les environs ?
— Elle s’est débarrassée de la main-d’œuvre inutile et des réglementations abusives. Elle est allée trop loin, mais il fallait le faire. De toute façon, comme mon père vous le dira, il y avait davantage de chômage ici dans les années 1930, et infiniment plus de pauvreté, mais il n’y avait pas en revanche de jeunes gens qui tabassaient des retraités et les violaient, comme maintenant. Personne ne brisait les panneaux de signalisation ou les cabines téléphoniques pour s’amuser. Il s’est passé quelque chose dans ce pays. Je ne sais pas pourquoi ni vraiment quand ça s’est passé, mais dans cette histoire tout un tas de valeurs fondamentales ont disparu, comme le respect de la propriété, le respect des personnes âgées, le respect des femmes…
— Il y avait beaucoup d’hypocrisie, dans ce code traditionnel, dit Robyn.
— Peut-être. Mais l’hypocrisie n’est pas inutile.” »

Extraits
« On peut le relire dans le petit musée local de Grantham, où elle est née. Il y a dans un coin un espace qui lui est dédié. Une reproduction de sa chambre d’adolescente, son lit, sa robe. Puis, un peu plus loin, une urne au-dessus de laquelle il est écrit: «En 1979, les électeurs britanniques devaient décider quel futur ils voulaient pour ce pays. Les années Thatcher qui ont suivi ont apporté d’importants changements que nous ressentons encore aujourd’hui. Est-ce que la Grande-Bretagne aurait été plus agréable à vivre, ou pire encore pour votre famille si les travaillistes ou les libéraux avaient gagné en 1979 ? Si vous en aviez l’occasion, changeriez-vous le cours de l’Histoire ? »
La boîte est vide. Le musée peu visité. Comme sa ville natale qui n’ose pas installer sa statue. p. 52

Neil Kinnock
Comme beaucoup de gens, j’ai trouvé l’idée de déclarer la guerre à l’Argentine et d’envoyer la Navy sur place terriblement osée et dangereuse. Si j’avais été à sa place, ce qui ne risquait pas d’arriver, je ne l’aurais pas fait. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de membres du gouvernement qui auraient pris une telle décision d’eux-mêmes. Parce que si les choses avaient mal tourné, que cette flotte avait été décimée et nos soldats faits prisonniers, ça aurait été une catastrophe non seulement pour elle, mais aussi pour la fierté nationale, Mais elle a eu le cran de prendre cette décision et de la mettre en œuvre. Et ça a été un succès. Je dois dire que d’un point de vue purement légal, je pense que la position britannique était justifiée. Les Argentins n’avaient pas le droit d’envahir les îles Malouines. Comme la plupart des gens éclairés, j’aurais préféré qu’on négocie un compromis. Celui qui me paraissait le plus plausible était de laisser les Britanniques occuper les Malouines sur la base d’un bail temporaire avant de les rétrocéder à l’Argentine. Cette solution n’a pas été retenue. Elle a foncé dans le tas. Si elle s’était trompée, sa vie et sa réputation auraient été complètement détruites. J’avais l’impression d’être revenu en temps de guerre, j’étais littéralement collé à mon poste de radio. J’avais fait mon service militaire dans l’armée et j’avais détesté ça. Je n’ai pas du tout la fibre militaire, Mais j’étais totalement fasciné par cette aventure héroïque. C’était la guerre de Troie. Des conquérants traversant l’océan et risquant leur vie. Il y avait là tous les ingrédients d’une épopée. Une épopée tragique, dans un sens, à cause du grand nombre d’hommes tués de part et d’autre. p. 74

Ronald Reagan est élu président des États-Unis deux ans après l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher. Mais leur complicité s’est construite avant, se souvient Charles Powell.
«Sa relation avec le président Reagan était idyllique. Ils s’étaient rencontrés dans les années 1970, avant qu’elle ne devienne Première Ministre et alors qu’il n’était encore que gouverneur. Et ils ont très vite découvert qu’ils avaient beaucoup de choses en commun. Ils étaient tous deux de la même génération. Ils avaient vécu la Seconde Guerre mondiale et étaient conditionnés par l’expérience de la guerre et de l’après-guerre. Ils défendaient une fiscalité basse et une défense forte, la lutte contre le communisme qu’ils jugeaient intolérable, et le droit des gens à garder la plus grande partie de leurs revenus. Cette proximité idéologique naturelle a été un facteur décisif dans les années 1980. C’était d’autant plus intéressant qu’ils n’avaient pas le même caractère. Il parlait toujours très doucement et gentiment. Il était très calme. Il avait tout du président du conseil d’administration. Alors que Margaret Thatcher était tout l’inverse. Elle ne tenait pas en place, elle avait plutôt la nature d’un PDG. Pourtant, ils formaient un partenariat extraordinaire. Ça a largement bénéficié au Royaume-Uni parce qu’il lui prêtait une oreille très attentive. Après l’élection de George H. W. Bush, les choses ont quelque peu changé. Le Département d’État trouvait que le président Reagan s’était montré trop attentif au Royaume-Uni et qu’il l’avait fait au détriment de la France et de l’Allemagne. Mais tant que ça a duré, ça a très bien fonctionné. Je pense que c’est principalement grâce au président Reagan — et dans une moindre mesure à Margaret Thatcher — qu’on a pu mettre un terme à la guerre froide. Bien sûr, c’est aussi en grande partie grâce aux peuples d’Europe de l’Est et d’Union soviétique. Et grâce à la coopération avec l’Otan. Mais pour ce qui est de la volonté initiale d’éliminer la menace soviétique et des efforts victorieux en ce sens, aucun dirigeant occidental n’était plus impliqué que Reagan et Thatcher. p. 84-85

Dans les premiers jours du soulèvement pour les droits civiques, si le gouvernement avait engagé des réformes contre la discrimination, il n’y aurait pas eu ce conflit. L’IRA n’existait pas alors. Pas sûr qu’elle pouvait revendiquer douze membres dans toute l’Irlande, dans le Nord au moins. Il n’y avait plus aucune campagne militaire depuis peut-être vingt ans. Les jeunes ne vibraient par pour l’IRA, c’était le passé. Je connaissais, parce que ma famille y avait participé, mais c’était de l’histoire ancienne pour moi. Mais ils ont envoyé l’armée. Les soldats britanniques ont débarqué, ils ont tiré sur la population civile. On a encaissé quelques massacres. Puis il y a eu le Bloody Sunday à Derry. Et ça, ça a totalement retourné notre génération. Les jeunes ont soudainement voulu rejoindre les rangs de l’IRA pour se défendre. Comment on protège ses quartiers sans mécanismes de défense? Donc on n’a pas déclenché la guerre. La guerre n’est pas une chose réjouissante. Il n’y a rien de propre dans la guerre. Et personne — quelle que soit la beauté de ses principes — ne sort d’une guerre, propre. Qu’on soit du côté de l’oppresseur ou du côté des oppressés. Ça change définitivement quelque chose en vous. » p. 115

À propos de l’auteur
PERRIGNON_judith_©Patrick_SwircJudith Perrignon © Photo Patrick Swirc

Judith Perrignon est journaliste, essayiste et romancière. On lui doit notamment Les Chagrins, Les Faibles et les forts, Victor Hugo vient de mourir, L’insoumis (Grasset – France Culture), Là où nous dansions (Rivages). Elle a travaillé aux récits personnels de Gérard Garouste et Marceline Loridan-Ivens. (Source: Éditions Grasset)

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Et ils dansaient le dimanche

PIGANI_et-ils-dansaient-le-dimanche  RL-automne-2021

En deux mots
En 1929 Szonja quitte la Hongrie pour venir travailler dans les usines textiles de la région lyonnaise. Les rêves de liberté qu’elle caresse vont vite se heurter à la dure réalité des cadences infernales et des odeurs toxiques. Peut-être qu’un mari pourra lui ouvrir de nouvelles perspectives.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Szonja ou la vraie vie

Paola Pigani s’est plongée dans l’histoire industrielle de la région lyonnaise pour retracer le destin des immigrés engagés pour produire la soie artificielle. À travers l’histoire de Szonja, ce sont les luttes ouvrières des années 1930 qu’elle fait revivre.

Deux jeunes filles essaient de dormir un peu dans le train qui les mène de Budapest à Lyon. Márieka et Szonja font partie d’un contingent d’ouvrières recrutées en Hongrie pour servir de main d’œuvre dans les usines de viscose. Depuis 1923, de «bons patrons» recrutent à tour de bras, notamment en Italie, en Pologne et en Hongrie, mais aussi en Arménie et en Espagne pour faire tourner ces usines monstrueuses ou la chimie transforme les matières premières en soie artificielle.
À peine débarquées de la gare de Perrache, un bus les conduit dans un pensionnat aux règles strictes où les religieuses les logent et les nourrissent contre un loyer défalqué de leur paie qui est inférieure à celle des françaises et à celles des hommes qui touchent 3,50 francs de l’heure. Là encore, il n’est pas question de se reposer, le travail attend. Après avoir pointé, dix heures éprouvantes attendent les salariés dans des relents de vapeurs chimiques. Pour Szonja comme pour les autres, il faut tenter d’apprivoiser les étapes de fabrication, tenir la cadence, apprendre une langue et des termes techniques qui ne lui disent rien.
«Szonja fixe des yeux les flottes de viscose, ces écheveaux visqueux; il lui faut rester attentive à la transformation de la matière souple jusqu’au débit du fil sans fin qu’elle tire avec les mêmes pensées. Elle se crée des rituels, imagine des choses pour oublier la fatigue, y fait un nœud mental à chaque heure écoulée de la matinée. Ensuite, elle oublie, puise dans la coulée des gestes répétitifs. Une mélancolie nouvelle s’étire alors, tandis que la pluie s’abat sur la verrière.»
Au fur et à mesure que les semaines passent, il n’y a guère que les sorties dominicales avec ses sœurs d’infortune qui mettent un peu de baume au cœur. Elles font alors le constat de leur échec. Leur rêve de liberté s’est transformé en une nouvelle servitude que leur maigre pécule ne pourra compenser. Reste la perspective de trouver un mari, de quitter le pensionnat Jeanne d’Arc, de fonder une famille. Méfiante, Szonja finit par répondre aux avances de Jean et accepte de l’épouser. Le couple va pouvoir emménager dans un appartement au quatrième étage de la cité. Une nouvelle expérience qu’ils doivent Gérer, trouver leurs marques, afin de partager au mieux leur quotidien de misère. Mais le combien le conte de fées est bien loin et très vite les soucis se transforment en griefs puis en coups. La crise de 1929 se fait aussi sentir aussi à Vaulx-en-Velin. Le travail se fait plus rare. Il faut fermer des unités, licencier. Le tout accompagné de relents xénophobes. Ceux qui échappent à la porte voient leurs conditions de travail se dégrader encore. La maladie, l’alcool et la violence domestique sont des fléaux qui s’étendent bien plus vite que les mouvements syndicaux qui réclament juste un peu de justice sociale.
En étudiant les archives et en fouillant la mémoire ouvrière, Paola Pigani ne donne pas uniquement de la chair et de la véracité à son récit, elle brosse un pan d’histoire qui résonne tout particulièrement aujourd’hui, au moment où une frange croissante de la population voit dans les immigrés la cause de tous leurs maux. Vision simpliste et nauséabonde qui ne tient pas au regard d’une réalité bien plus complexe. Szonja n’est pas sans rappeler, bien des années plus tard Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli ou encore, pour la solidarité ouvrière, le Germinal de Zola. Un roman fort, de ceux qui laissent une marque indélébile à ses lecteurs.

Et ils dansaient le dimanche
Paola Pigani
Éditions Liana Levi
Roman
240 p., 19 €
EAN 9791034904303
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Vaulx-en-Velin et dans la région lyonnaise. On y évoque aussi les pays d’origine des migrants, et principalement la Hongrie et l’Italie.

Quand?
L’action se déroule de 1929 à 1936.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sur le quai de la gare de Perrache, un jour de l’année 1929, une jeune Hongroise, Szonja, a rendez-vous avec son avenir : la France où brillent encore les Années folles et l’usine qui l’a embauchée à la production de viscose. Répondre au désir des femmes d’acquérir ces tissus soyeux à bas prix ne lui fait pas peur. Son rêve, c’était de quitter le dur labeur de paysanne. À Vaulx-en-Velin, dans la cité industrielle, elle accepte la chambre d’internat chez les sœurs, les repas au réfectoire et les dix heures quotidiennes à l’atelier saturé de vapeurs chimiques. Les ouvriers italiens ne font-ils pas de même ? Elsa, Bianca, Marco et les autres tiennent les rythmes épuisants, encaissent les brimades des chefs, inhalent les fumées nocives contre de maigres salaires. Cela ne les empêche nullement de danser le dimanche au bord de la Rize.
Dans ces modestes vies d’immigrés, la grande crise fera irruption, amenant chômage, mise à l’écart des étrangers et affrontements avec les ligues. Portée par une inébranlable solidarité et une détermination à vivre, la colère constituera le socle de leur rassemblement, jusqu’à aboutir au Front populaire.
Après les soyeux, la légende lyonnaise des viscosiers.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
L’usine Nouvelle (Christophe Bys)
France 3 Auvergne Rhône Alpes (Franck Giroud)
SoundCloud (Lyon demain, Gérald Bouchon)
Blog Le tourneur de pages
Blog Surbooké (Laurent Bisault)
Blog Le fil de Mirontaine
Blog Alex mot-à-mots


Paola Pigani présente Et ils dansaient le dimanche © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Prologue
« Je t’attends, je serai patiente », m’a-t-elle dit dans un rêve, son visage voilé par un rideau. À peine ai-je eu le temps de distinguer une silhouette, des boucles brunes, des jambes maigres au ras d’une combinaison, une poignée d’épingles à cheveux sur une sorte de guéridon. De toutes mes forces, j’ai essayé de retrouver ses traits, de parfaire le rêve, donner chair à une image furtive, l’habiller de temps, de mémoire. Je serai patiente.
Ces mots m’ont poursuivie alors que je tentais de distinguer la provenance d’un bruit étrange dans la chambre. Il m’a semblé entendre une feuille tomber, puis deux. J’ai arpenté mon petit périmètre de silence. Le bruit a repris, comme la chute d’une présence infime. J’ai laissé mon regard flotter de part et d’autre de la pièce, oubliant tout ce qui pouvait parvenir de l’extérieur, oubliant la ville et ses rumeurs d’asphalte, le soleil trop fort qui cognait au carreau. Aux aguets entre les murs, je me sentais devenir la proie de moi-même. C’est alors que j’ai aperçu contre la plinthe une sorte de phasme, un brin de vie mi-paille mi-herbe qui tentait de retrouver le plein air, le plein jour, la pleine clarté. Une créature minuscule, une fibre froissée dans un coin de ma chambre et de ma vie.
« Je t’attends, je serai patiente, je reviendrai. » C’était elle, la femme de mon rêve. J’ai compris alors que je partirais de rien, d’un soupçon d’existence, d’un fil de rayonne aussi ténu que celui d’une araignée.
J’allais devoir écarter le rideau doucement, l’approcher, la nommer, la déloger aussi d’une des alcôves de la mémoire ouvrière. Cerner son histoire traversée de toutes les fatigues, de tous les élans. Suivre la ligne de l’Est jusqu’au passage des migrants, m’attacher à ceux qui avaient fondé une ville de banlieue autour d’une des plus grandes usines de textile artificiel en France, marcher dans les gravats, imaginer derrière chaque pan de l’effondrement ce qui s’était construit de la solidarité. Une épopée ouvrière, cosmopolite et fragile, au siècle dernier.
Parce que rien n’éblouit cette mémoire, sinon les traces de l’effort humain.

Épaule contre épaule, leurs deux visages dans l’anse de leurs cheveux mêlés. Impossible pour l’une de remuer une main sans réveiller l’autre. Szonja s’est endormie contre Márieka. Ni elles ni ceux du convoi ne traverseront l’océan, n’atteindront les Amériques. Tous suivront la voie tracée dit-on par MM. Gillet et Chatin. De bons patrons les attendent en France, convoitant depuis 1923 une main-d’œuvre servile et bon marché, qui ont cru en l’avènement de la viscose, cette soie artificielle dont se vêtent déjà à bas prix toutes les femmes d’Europe, dont on va pouvoir fabriquer les meilleurs parachutes pour la prochaine guerre.
Lorsqu’elle se réveille, Szonja fixe à l’angle du wagon les reposoirs en bois où valises et cabas à provisions ont été hissés. Une louche en cuivre dépasse de l’un d’eux et prend la lumière des réverbères à chaque gare. Un petit soleil témoin pour elle seule. Le voyage est si long depuis Budapest qu’un fragile mouchoir de poussière s’est accroché à la hauteur des rideaux en gros drap. Son regard oscille entre ces deux points d’accroche.
Des poivrons, des oignons crus passent de main en main, puis des œufs durs, des petits pains au pavot. Szonja voudrait tout avaler à la fois sans rien connaître des villes traversées – Vienne, Linz, Munich, Berne, Genève – ni des villages perdus dans le magma de la nuit. Être déjà arrivée, trois ou quatre jours plus tard à Lyon avec une vraie faim, un espace dans son corps et dans sa tête où pourraient s’incruster l’attente, le désir, une autre Szonja.
Pour l’heure, elle a du mal à se déplier dans ce compartiment où les voyageurs sont tellement serrés les uns contre les autres. Entre les pépiements des femmes, les montées de tabac des hommes et le tempo régulier du train sur les rails, elle n’a droit qu’à un sommeil coupé menu. Elle sait à peine ce qui l’attend, là-bas, un contrat pour quelques mois, chambre et repas dans un pensionnat dont les frais seront prélevés sur sa paie. Travailler dans une usine en France, loin des paysans de Sárvár, des champs de houblon, de betteraves, avoir une place parmi les hommes, gagner son propre argent. Szonja ne pense pas à être libre. Le pays qui s’annonce au-delà des brumes n’a pas de contours. Liberté et rêve ne ressemblent à rien.
Dans les couloirs du wagon, le petit monsieur à chapeau gris repasse pour la troisième fois avec une jeune femme qui traduit en hongrois ses consignes à tous. Ensemble, ils vérifient les noms sur un registre que l’homme tient avec autant de dévotion qu’une bible, s’assurent que personne ne manque, qui aurait renoncé la veille du départ, ravalé par une fiancée ou une mère en larmes, ou par le sentiment de trahir les siens. Peut-être se sent-il prophète à cette heure, l’homme si grave au registre, ayant le devoir de guider leur petit peuple indigent ? Parmi les six cents voyageurs, près de la moitié ira à Vaulx-en-Velin, en périphérie de Lyon, les autres à Izieux et à Échirolles. Un contingent a déjà été détaché pour une usine de Colmar.
L’aventure en grise certains. Pour eux, la chance penche vers des collines, des rivières, des villes aux vitrines illuminées. Pour les autres, la peur se niche entre les mains croisées sur des genoux secs et sages. Ne pas remuer l’air, ne pas réagir à la promiscuité, ne pas entraver l’allant dans le convoi des vaillants.
Avant la prochaine gare, un couple s’agite, s’habille à la hâte. L’homme enjambe plusieurs paires de genoux couverts d’enfants et de victuailles, saisit leur unique valise. Sa femme secoue la tête sans un mot face aux visages étonnés du wagon entier. Tous les deux se dirigent vers le bout du couloir avant de sauter comme des fugitifs sur le quai désert. Des centaines d’yeux les regardent disparaître dans le noir. On ne veut pas savoir s’ils ont raison ou tort, s’il faut croire à la suite aveugle du voyage pour émigrer dans l’espoir.
Szonja imagine qu’après ce train il y en aura d’autres, et au bout des voies ferrées un tramway ou un autocar jusqu’à l’usine. Ses chaussures sentent déjà l’immobilité moite. Elle les ôte, traverse le wagon en socquettes, puis le suivant, une forêt avec ses odeurs fauves, ses hommes à la lisière des compartiments qui fument et l’avalent du regard. Elle s’écarte d’eux, se plaque contre les parois du couloir pour éviter de les frôler. Un grand brun lui glisse tout bas qu’elle ressemble à Erzébet Simon, lui demande si elle est juive, comme cette Miss Europa 1929 qui vient d’être élue plus belle femme d’Europe, beauté consolante pour le peuple hongrois depuis la dislocation de l’Empire. Szonja s’éloigne des garçons, ne rougit même pas à leurs allusions. Ils sont quelques-uns, comme eux, à vouloir mettre à profit les longues heures du voyage pour faire la cour aux filles, gagner du temps, ne pas risquer de les voir un jour entre les bras d’un Français. Ils rêvent de fiançailles sauvages en chemin de fer. Ils aimeraient franchir à deux, enlacés, les grilles du paradis de l’Homme nouveau.
Le crépuscule brouille les visages dans les coursives mal éclairées. Szonja revient s’affaler sur la banquette du wagon. La pluie bat les vitres tandis que ses voisins mangent un fruit en silence, gardent le plus longtemps possible leur couteau dans une main, un morceau de pain dans l’autre, pour que dure le goût d’hier. Leurs doigts attentifs autour du fruit ou de la miche déjà un peu rassie.
La jeune fille essaie de les oublier et de rendormir les dernières images qui s’enroulent autour d’elle comme la vieille laine de son chandail où glissent ses mains froides.
C’était quelques semaines avant le départ. Elle était restée assise sur un talus en bordure de champ, avait frotté la terre qui maculait ses bas de laine, s’était relevée un peu trop brusquement comme pour secouer le ciel de bruine et l’impression d’appartenir à un monde las. Une oie s’était approchée de la mare, à dix pas de Szonja, lourde et laide dans son gloussement poussif. Cette vision de grasse volaille sans désir de voler l’avait soudain traversée. Non, elle n’allait pas devenir ainsi. Faire sa vie avec un paysan de Sárvár ou de la plaine de Pécs. N’avoir pour horizon que des lignes tremblantes de blé, les houblonnières, les touffes bleues des choux, le vieux verger du père. Ne porter qu’une robe par saison, les mêmes chaussures toute la vie pour les mêmes routes villageoises.
Sa cousine Márieka l’avait rejointe et elles étaient allées à l’épicerie acheter du sucre et du fil à coudre, s’étaient attardées dans leurs rires, l’oubli des besognes, avaient gaspillé quelques minutes encore à lire des avis à la population sur le mur de l’école. Un vol de cigognes était passé au-dessus de l’église. Leurs deux visages tournés vers le ciel avaient suivi les ailes, les nuages dans la même blancheur de céruse, un flou presque sale. Szonja avait tiré sa cousine par la manche et l’avait contrainte de revenir sur leurs pas. Peut-être n’avaient-elles pas tout saisi de l’affiche de recrutement.
« Recherchons ouvriers hommes, femmes de seize à quarante ans, familles, couples, célibataires bien-portants pour un travail dans une nouvelle usine de textile en France. Contrat de trois mois renouvelable en fonction de la valeur à la tâche. Transport et logement assurés et déduits de la paie par quinzaine. Se présenter ici même le 4 novembre à partir de neuf heures. Priorité sera donnée aux anciens ouvriers de l’usine de Sárvár. »
Elles s’étaient demandé un instant ce que signifiait « bien-portants », s’étaient tâté les bras et pincé les hanches. Oui, elles pouvaient prétendre à un travail d’ouvrières là-bas, loin des terres magyares et de leurs hommes à longue moustache. Le balancement du panier qu’elles tenaient à deux avait repris entre leurs jupes. Márieka avait fait halte soudain. Grave, elle avait cherché dans les yeux de Szonja ce bleu d’enfance qui dansait encore. Lui avait secoué les mains. « Toi et moi, on va y aller ! »
Deux bouches en moins à nourrir dans leurs familles. Moins de draps à laver. Deux bouches à remplir de mots nouveaux, France, ouvrière, usine. Deux bouches qui redoubleraient d’audace, d’une faim vorace. Elles allaient se faire leur propre dot d’avenir.
Puis tout était allé très vite. Être pauvre, c’est savoir se jeter sans état d’âme dans un ailleurs. Plier sa vie dans une valise en carton bouilli, entre quelques vêtements et des rêves de second choix.
Leur grand-mère leur avait donné un coupon de tissu qu’elles avaient partagé pour se coudre deux robes identiques toutes droites, et avec les chutes elles s’étaient fait des rubans un peu grossiers pour se nouer les cheveux. Elles n’en aimaient pas le motif, des rayures gris et grenat. Elles n’aimaient ni leurs souliers plats, ni les premières, ni les dernières lamentations de la grand-mère, ni l’idée de monter dans un train interminable avec des villageois trop familiers.
Un matin, déjà éprises de leur nouvelle vie, elles avaient coupé leurs lourdes nattes pour dégager leur nuque, à la mode de Budapest, et elles s’étaient promis de ne jamais porter de fichu sur la tête. Une envie d’avoir une longueur d’avance sur la beauté des femmes alors que leurs pommettes rosies et leur allure gauche trahissaient encore leurs dix-sept ans. Les parents, eux, ne disaient rien, leurs filles ne partiraient pas pour longtemps, six-huit mois tout au plus. On les avait recommandées aux agents du recrutement et au prêtre, garant de la moralité des travailleurs : des jeunes filles droites et courageuses, ayant déjà embauché à la sucrerie près de Sárvár. Au moins, elles reviendraient avec un peu d’argent, après cette crise qui jetait tant de désœuvrés sur les routes.
La veille du grand départ, Szonja avait encore aidé le père à remplir un tombereau de betteraves, poussé les oies dans leur enclos, curé ses ongles terreux, lavé ses cheveux avec une excessive lenteur, enduit ses mains de saindoux pour en atténuer les gerçures. Puis elle était allée vider la bassine dehors pour regarder le soleil rougir les chaumes derrière le puits. Elle avait voulu provoquer contre l’anse du seau en zinc le petit cri de rouille de la chaîne qui l’amusait enfant, se donner le courage de balancer aussi les doutes et les craintes de la grand-mère. Après ça, ne rien entendre, ne plus rien voir, laisser l’eau noire, au fond, tout au fond. Tourner en rond dans le jour finissant, essayer de repousser la lumière alentour, penser à des choses simples et idiotes.
Szonja avait juré, craché sur le cuir de ses chaussures qu’elle les jetterait par la fenêtre du train même si elle n’en avait pas d’autres. Avec une vieille chaussette, elle les avait pourtant fait briller autant que possible pour leur donner un aspect neuf malgré les traces de betterave mauves. Elle avait usé encore de crachats pour ne pas gaspiller le cirage, changé les lacets effilochés. Bientôt elle marcherait sur le quai d’une gare, dans les rues d’une ville inconnue, se tiendrait autrement au bras de Márieka, le cou dégagé. Elles seraient deux marcheuses de l’avant, éprises d’une légèreté qui claquerait au soleil.
Ensemble, les deux cousines avaient préparé des œufs durs, du pain, glissé à l’intérieur des miches des messages de chance griffonnés sur des bouts de papier roulés, choisi des pommes pas trop mûres, cassé des noix, saupoudré des petits fromages de paprika et de poivre. Les éternuements de Szonja s’étaient mêlés aux larmes de sa cousine pour lui revenir en rires soulevant son corps de spasmes nerveux. Un instant, elles s’étaient laissées aller, sans aucun mot à la bouche, à des grimaces mêlant peur contenue et excitation idiote.
Au moment de partir, Szonja avait regardé trembler ce qu’il y avait de plus réel dans sa petite vie, les branches nues du tilleul dans la cour dont l’ombre sèche passait et repassait sur leur grand-mère assise au milieu des volailles, les mains serrées autour de l’écuelle de maïs. La vieille dame avait levé les yeux vers elles. De ses lèvres s’écoulait une prière. Seule Szonja l’avait deviné.
Entre les arrêts du train pour recharger la locomotive en eau et charbon, une fatigue inexorable s’accumule, dans l’attente d’une escale plus longue. À Vienne, heureusement, les passagers ont pu arpenter les grands halls, acheter du pain frais, du lait, quelques crêpes, du tabac. Ils ont dû compter chaque pièce avec anxiété, prendre garde à réserver un peu d’argent pour les prochaines étapes. La plupart d’entre eux n’ont pas changé leur peu de monnaie hongroise. Pour les dernières escales en Suisse, en France, ils se contenteront d’aller aux toilettes, de respirer l’odeur métallique des gares.
Après deux jours de voyage, le train siffle longuement avant de s’arrêter au milieu de nulle part. Il faut habituer ses yeux aux fumées et vapeurs qui se mêlent au brouillard épais pour distinguer un semblant de gare et les toits d’une ville presque irréelle. Où sont-ils ? dans quel pays ? Les mécaniciens de la locomotive sautent sur le quai, affolés. Seuls le petit homme en gris et la traductrice sont autorisés à descendre pour s’informer : ils préviennent qu’on ne repartira pas avant plusieurs heures. Ils longent le train entier sous les fenêtres, répétant l’information et interdisant toute sortie. On détache la locomotive. L’opération secoue les premiers wagons et transmet l’onde d’inquiétude aux suivants jusqu’à l’extrémité perdue dans la brume.
Une nuée de corneilles afflue : de vieilles femmes tout en noir qui se précipitent et sortent de leurs cabas maintes choses à vendre. Leur haleine fume dans l’air glacé. Leurs mains qui semblent avoir été passées au brou de noix tendent à la portière et aux fenêtres des petits fromages, des chaussettes en tricot, des flacons d’eau-de-vie, des pommes. Après un bref marchandage, Szonja et Márieka en achètent quatre pour le prix de deux. Un géant passe ses gros bras à travers la vitre pour tirer à lui un sac entier. Il agite deux billets, demande encore trois fioles d’eau-de-vie. Des envieux regardent ses achats passer par les fenêtres, laissant entrer le froid. Szonja et Márieka ont l’impression de ne manger que des pommes depuis trois jours, ça lave les dents, ça fait briller nos bouches, mais une heure après, on a encore faim. Tant pis, elles s’en contenteront.
Toutes les vieilles s’agglutinent pour écouler le reste de leurs marchandises. Le monsieur gris essaie de les chasser en déclarant que, dans ce train à destination de la France, on n’a besoin de rien. Il crie presque À DESTINATION DE LA FRANCE. Mais dans ce convoi pour la France, on n’a prévu que l’eau et le pain, durci en moins d’une nuit.
Les pauvres femmes finissent par disparaître dans la brume, un fatras d’ailes sombres laissant derrière elles l’impression d’une halte dans une contrée hors du temps.
On ne sait plus si on attend le soleil ou la lune. Les va-et-vient reprennent dans les couloirs. Des soupirs de résignation gagnent tous les compartiments, que couvrent peu à peu les bruits d’allumettes qu’on craque pour une pipe, une cigarette, une lampe torche. Entre le froissement des pages tournées, missels ou journaux, le fil des bavardages las, des berceuses murmurées.
Le train repart enfin à la nuit tombée.
Les garçons qui ont remarqué Szonja repassent dans le couloir, insomniaques et nerveux. Szonja détourne la tête, baisse les yeux dans l’espoir qu’ils ne la reconnaissent pas, essaie de dormir un peu dans les bruits de papiers froissés, de mâchoires appliquées. Ils dévisagent toutes les jeunes filles, cherchent un peu de joie, en vain.
Márieka s’agite dans son sommeil, enfouit son visage dans son châle. Puis un à un s’éteignent les mouvements humains, le compartiment sombre dans le silence. Seule la plainte lancinante du train rythme la nuit. Szonja rêve qu’il s’arrête en plein champ. En quelle saison ? À quelle heure du jour ? Les wagons se vident en un instant. Une foule de femmes, d’hommes et d’enfants se répand dans l’herbe, sans bagage, sans chapeau ni manteau. Restée seule derrière la vitre du train, elle s’écrie « Revenez ! », mais personne ne l’entend.
Elle se réveille en sursaut. Tout le monde dort. Sauf une mère qui lange discrètement un bébé sur ses genoux. L’odeur des selles accroît le malaise de Szonja. La femme roule le linge souillé dans un vieux journal et, le temps de le porter dans le seau à déchets au bout du wagon, lui confie le petit. Elle caresse son crâne couvert d’un bonnet de coton, sa respiration lente lui fait du bien. Tous deux se laissent bercer jusqu’au retour de la mère. Les jeunes femmes échangent encore quelques signes. Une odeur de tabac s’échappe du couloir. L’aube est lente à venir. »

Extrait
« Szonja fixe des yeux les flottes de viscose, ces écheveaux visqueux; il lui faut rester attentive à la transformation de la matière souple jusqu’au débit du fil sans fin qu’elle tire avec les mêmes pensées. Elle se crée des rituels, imagine des choses pour oublier la fatigue, y fait un nœud mental à chaque heure écoulée de la matinée. Ensuite, elle oublie, puise dans la coulée des gestes répétitifs. Une mélancolie nouvelle s’étire alors tandis que la pluie s’abat sur la verrière. Elsa, à la sortie, la prend par le bras. » p. 46-47

À propos de l’auteur
PIGANI_Paola_Melania_AvantazoPaola Pigani © Photo Melania Avantazo

Paola Pigani est romancière et poète. Elle est l’auteure de trois romans remarqués, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (2013), Venus d’ailleurs (2015) et Des orties et des hommes (2019). (Source: Éditions Liana Levi)

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La rentrée n’aura pas lieu

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La rentrée n’aura pas lieu
Stéphane Benhamou
Éditions Don Quichotte
Roman
176 p., 00,00 €
EAN : 9782359495676
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans le Sud du pays et à Paris, même si la première ville citée est Sainte-Menehould. On passe notamment par les péages autoroutiers ainsi que par les lieux de villégiature suivants : Lyon, Orange, Valence, Marseille, Castellane, Gardanne, Gap ou encore Millau, Virsac, Courchevel, Montagnac, Saint-Arnoult, Lançon, Châteauroux, Saintes, Saint-Martin-en-Ré, Cogolin, Eygalières, Le Luc, Biarritz-La Négresse, Agen-Porte d’Aquitaine, Montélimar-Nord, Nîmes-Ouest, Gallargues-le-Montueux, Cambarette Nord, Confrécourt. Bien entendu le PC routier de Rosny-sous.Bois y jour son rôle ainsi que Moustiers, au cœur des gorges du Verdon, qui devient le lieu symbolique de la résistance.

Quand?
L’action se déroule du 27 août au 15 septembre, dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Comme chaque année, pour les traditionnels retours des vacanciers, Bison futé avait prévu que les 26 et 27 août seraient des journées noires sur les routes. Mais aux péages, comme dans les gares et les aéroports, on ne vit personne revenir. Onze millions d’Aoûtiens avaient, semble-t-il, décidé de faire la rentrée buissonnière.
Cette année-là, sans se concerter, sans obéir au moindre mot d’ordre, 11 millions d’Aoûtiens ne reprirent pas le chemin du travail et de l’école à la fin août.
Pandémie de burnout face à la crise qui n’en finissait plus, au terrorisme qui, on ne cessait de le répéter, ne manquerait pas de frapper encore, abstention généralisée devant la menace de moins en moins fantôme d’une élection présidentielle terrifiante?
Tous ceux qui avaient l’habitude de chroniquer et de disserter doctement, observateurs et acteurs de la vie politique, économique et sociale, se trouvèrent aussi désemparés pour comprendre le phénomène que le gouvernement pour trouver des solutions à cette rentrée buissonnière.
Les patrons menacèrent de licencier en masse, les banques de bloquer les comptes des « déserteurs » et, passé le mouvement de sympathie amusée des premiers jours, l’agacement puis la colère s’emparèrent de ceux qui avaient repris le travail.
Les Aoûtiens, eux, ne demandaient chaque jour qu’un autre jour pour reprendre le souffle qui leur avait manqué quand il s’était agi de prendre le chemin du retour.
Objets de toutes les préoccupations, sujets des études les plus alarmantes et cibles des haines les plus féroces, les Aoûtiens découvraient un nouveau monde et une vie dont ils étaient privés jusqu’à cette rentrée.

Ce que j’en pense
***
Voilà une petite fable bien sympathique qui nous met une très grande partie des Français en scène. Je veux parler de tous ceux qui prennent leurs vacances en août et se donnent rendez-vous dans le Sud du pays. Pour son premier roman, Stéphane Benhamou a choisi de faire durer le plaisir en imaginant que ces aoûtiens décident de rester sur le lieu de villégiature au lieu de reprendre le chemin du bureau ou de l’école.
Du 27 août au 15 septembre, cette « parenthèse inattendue » a quelque chose de sympathique et d’effrayant. Après tout, qui n’a pas rêver de pouvoir prolonger ses vacances. Mais si des millions de personnes le font en même temps, cela pose quelques problèmes. Un premier rapport ministériel explique que la fin août n’a pas opéré « comme le sas habituel entre repos et travail. Quelque chose s’est déréglé dans la mécanique inexorable de la rentrée et a laissé une béance à sa place. Les gens ne veulent plus parler. Ils attendent chaque jour le lendemain pour gagner une nouvelle journée et se sentir plus forts. Septembre est un rivage que ne peut atteindre, pour l’instant, ce monde flottant. »
Michel Chabon, dont la profession consiste à rédiger les messages d’information sur les panneaux d’autoroute – et qui se retrouve du coup sans occupation en raison d’une circulation quasi inexistante – est chargé d’analyser cette « sorte de grève générale sans préavis ni revendication. »
Il se rend à Moustiers au bord du Verdon, devenu en quelques jours le lieu symbolique d’un mouvement qui met en cause la place du travail dans la société, les cadences infernales qui mènent au burn-out, l’exaspération face à une économie qui tourne au ralenti, la peur du terrorisme ou encore la démission du pouvoir.
De fait, au sommet de l’État, c’est la sidération qui domine et les solutions tardent à venir. « Ce qui se passe aujourd’hui est d’une gravité qu’il ne faut ni sous-estimer ni exagérer. » Du côté des patrons, des banquiers et des «rentrés» le ton est plus dur, les slogans plus directs. Il faut couper les vivres à ces dangereux sécessionnistes, avant qu’ils n’infestent la société avec ce «virus qui avait infesté le corps national en mai 1968 et dont l’organisme n’avait jamais pu guérir. »
D’un côté on ressort quelques tubes dont la bande son marque bien la volonté de profiter de l’arrière-saison, de l’Aquoiboniste de Gainsbourg à l’Auto-Stop de Maxime Le Forestier, de l’Été indien de Joe Dassin au Sud de Nino Ferrer, en passant par Le lundi au soleil de Claude François, tandis que de l’autre on réclame des licenciements en masse, l’arrêt des approvisionnements et le retrait de l’argent dans les distributeurs bancaires : « Pas de rentrée, pas d’argent. La peur va changer de camp. »
Michel, qui retrouve Martine, sa chef du personnel, allongée au bord de la rivière et pas forcément décidée à regagner son bureau, va devenir le porte-parole de ces aoûtiens qui hésitent entre déprime et révolution.
Si leur histoire va se terminer assez vite, elle nous aura permis de découvrir, sous couvert d’un conte bien enlevé, les racines du mal français, les arcanes de la politique, le jeu des extrêmes et une nouvelle sociologie du travail. Le tout en moins de 200 pages qui se lisent avec les images des dernières vacances et ce refrain tout aussi nostalgique en tête :
«Le lundi au soleil
C’est une chose qu’on n’aura jamais
Chaque fois c’est pareil
C’est quand on est derrière les carreaux
Quand on travaille que le ciel est beau…

68 premières fois
Blog motspourmots.fr  (Nicole Grundlinger)

Autres critiques
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Extrait
« Depuis le début des années soixante-dix, dans tous les ministères – celui de Michel, les Transports – comme à l’Intérieur et au Tourisme, on s’employait à disqualifier le « suivisme moutonnier » (le terme ne devait pas sortir dans des rapports destinés au public) qui voulait que tout le monde parte en même temps aux mêmes endroits. On lançait des campagnes d’information, finançait enquêtes et sondages pour rendre tendances d’autres destinations que le littoral. Les vacanciers modernes et responsables y auraient d’autres préoccupations et plaisirs que ceux de s’entasser sur les mêmes plages et de bouchonner ensemble sur les routes. Mais rien n’y faisait. On continuait à partir en masse au mois d’août – onze millions de Français en congés pour au moins trois semaines – et la France se complaisait dans cette vie ralentie.
Les bilans de la saison touristique étaient présentés avant même la fin août dans les ministères concernés. Et les conclusions, que son chef de service donnait à relire à Michel, se répétaient d’année en année : la masse ne savait pas vivre. Pour elle, on avait saccagé le littoral et bétonné les dernières trouées d’azur. »

A propos de l’auteur
Auteur pour d’autres d’une vingtaine d’ouvrages et sous son propre nom d’autant de films documentaires, Stéphane Benhamou prend généralement ses vacances au mois d’août. (Source : Éditions Don Quichotte)

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