Le dernier thé de maître Sohô

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En deux mots
Maître Soho rentre chez lui dans le sud du Japon. Le samouraï décide de prendre sa retraite le jour où naît Ibuki, fille d’un producteur de saké. Bien des années plus tard, elle prend la route pour se rendre chez Maître Soho, car elle entend accomplir son rêve, devenir samouraï en dissimulant son sexe. Auprès de son professeur, elle va apprendre le sabre et le thé.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fille qui rêvait d’être samouraï

Cyril Gely nous offre un nouveau formidable roman. Après Le Prix, il nous entraîne cette fois dans le Japon de l’ère Meiji sur les pas d’une jeune femme qui aspire à devenir samouraï. Une quête partagée par un maître et qui l’entrainera jusqu’en… France. Un superbe conte où l’on apprend autant à manier le sabre qu’à déguster le thé.

À l’image du Ying et du Yang, la vie de maître Sohô se partage désormais en deux pôles, le sabre et le thé, la vie et la mort, l’honneur et le déshonneur. On apprendra plus tard les raisons pour lesquelles il a décidé de rentrer chez lui en juillet 1853 pour retrouver son sud natal, sa femme et l’odeur des pins et de remiser son sabre dans son fourreau pour ne plus s’en servir.
Au même moment, au nord du pays naît Ibuki Ozu, la fille d’un producteur de saké.
Des vingt années qui suivent on n’apprendra pas grand-chose, si ce n’est la déchéance progressive des samouraïs, la vie recluse de maître Soho après le départ de son épouse, et la volonté farouche d’Ibuki de devenir samouraï, fonction réservée aux hommes.
Au désespoir de son père qui pensait bien pouvoir la faire changer d’avis, elle ne démord pas de son ambition, se travestit en homme et part retrouver son maître. Au bout de son périple, ce dernier refuse tout d’abord ce nouvel élève, car il se consacre dorénavant au thé. Mais le visage de ce visiteur têtu le trouble et le vieil homme finit par le prendre sous son aile.
Commencent alors de longues heures de travail et de réflexion, de rites et d’entrainement pour faire à la fois d’Ibuki un samouraï et une spécialiste du thé. Le tout s’achevant dans une épreuve initiatique dont je ne vous dévoilerai rien.
Comme toujours avec Cyril Gely, le récit va à l’essentiel. Ici les phrases sont sans fioritures, simples et directes, concentrées sur les faits, les impressions et – très important ici – sur le goût et les odeurs. D’une pureté égale au propos, mais aussi d’une grande sensualité. Elles donnent à ce roman plein de bruit et de fureur un délicat contraste. Une envie de dépasser les horreurs de la guerre par le raffinement d’une cérémonie du thé. Suivez sans hésiter Ibuki dans ce voyage à travers le Japon et régalez-vous avec ce conte philosophique qui fleure bon l’épopée et nous rappelle fort à propos que la volonté peut déplacer des montagnes. Cyril Gély étant un auteur rare, il serait dommage de manquer cette nouvelle petite merveille !

Le dernier thé de maître Sohô
Cyril Gély
Éditions Arléa
Roman
200 p., 18€
EAN 9782363083753
Paru le 2/05/2024

Où ?
Le roman est situé principalement au Japon, principalement dans le sud du pays, à Okazaki. On y évoque aussi un voyage en France.

Quand ?
L’action se déroule dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Juillet 1853. La flotte américaine entre dans la baie d’Edo. La modernité rattrape le Japon. Mais Ibuki, une jeune femme rebelle, n’a qu’un rêve : devenir samouraï. Elle part en quête d’Akira Sohô, illustre guerrier qui a délaissé la violence du sabre pour la voie du thé. Leur rencontre sera bien plus qu’un affrontement entre maître et disciple. Tout les oppose mais les extrêmes, dit-on, finissent toujours par se rejoindre.
Voie du sabre ou voie du thé ? Ce conte poétique nous emporte dans le Japon de la tradition mais aussi dans l’histoire de deux destins qui trouveront leur accomplissement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info Culture (Carine Azzopardi)
20 minutes
Bulles de culture

Les premières pages du livre
« La sagesse de tout l’univers se trouve dans un bol de thé.

I
Akira Sohô était fils de samouraï. Et samouraï lui-même. Il tenait le monde au bout de son sabre. Il avait gagné de nombreuses batailles. Il en avait perdu quelques-unes aussi. Son corps n’était qu’une cicatrice. La plus petite, ronde et ocre, avait la taille d’une balle. La plus grande lui balafrait le torse, de l’épaule gauche au flanc droit. Akira Sohô avait aimé l’aube immobile avant l’assaut, l’odeur des cerisiers en fleur au milieu des combats, et la clarté de la lune quand la victoire était sienne. Pourtant, un soir d’été 1853, en dépit de toutes les règles, il avait laissé son sabre au fourreau. Il avait cessé de se battre et était rentré chez lui, retrouver sa femme, à Okazaki.
– Toi, et la fraîcheur des pins, avait-il simplement dit. Depuis, chaque matin, il portait de l’eau à ébullition, y jetait quelques feuilles de gyokuro ou de sencha, et le reste de la journée il savourait son thé.

De l’autre côté du Japon, à Niigata, Monsieur Ozu produisait et vendait du saké. Il tenait les hommes au cœur de ses bouteilles. Un soir d’été 1853, le même soir où Akira Sohô tourna le dos à la guerre, Monsieur Ozu avait bondi de joie. Sa fille Ibuki était née. Mais passé l’aube son ivresse avait viré au chagrin. Sa femme adorée avait succombé à une fièvre brutale. Monsieur Ozu, dès lors, s’était noyé dans son saké. Longtemps. Entièrement. Au point que les villageois s’inquiétèrent. Puis une nuit Monsieur Ozu sortit de sa torpeur. Ce n’étaient pas les chiens errants qui hurlaient à la mort, ni le chant des cigales, mais un cri qu’il semblait entendre pour la première fois. Celui de sa fille.

Il s’approcha et la prit dans ses bras. Les yeux embués de larmes, il lui sourit.
– Ibuki, murmura-t-il.
Les Ozu produisaient et vendaient du saké depuis huit générations. Peut-être le meilleur du Japon. L’empereur lui-même l’avait apprécié à quatre reprises, dit-on, le jour de son mariage. Un honneur indicible qui avait rejailli sur la famille entière.
– Un bon saké, confessait Monsieur Ozu à sa fille, le soir pour l’endormir, c’est l’harmonie parfaite entre le riz et l’eau. Un riz onctueux et une eau de très grande qualité. Ici à Niigata nous avons la chance d’avoir les deux. Des rizières à perte de vue qui se fondent dans les brumes et le flanc des montagnes. Et la neige qui tombe en abondance nous apporte cette eau d’une pureté exceptionnelle. Ibuki gazouillait, observait l’homme qui la berçait.
– Sais-tu que l’empereur, le jour de son mariage…
– Oui, père, s’exclama-t-elle tout à coup le matin de son quatorzième anniversaire. Tu me l’as répété cent fois. Les Ozu de Niigata s’étaient installés à l’entrée du village en 1678 et avaient établi leur brasserie, qui sentait bon les effluves de riz brûlant, l’odeur sucrée du bois et le doux parfum de l’alcool, sur la rive est du fleuve Shinano. 1678. Huit générations. Pourtant, quand Ibuki eut vingt ans, elle fixa tendrement son père et dit :
– Non.
– Non ?
– Il n’y en aura pas une neuvième.

Depuis ce terrible été 1853, Monsieur Ozu n’avait pas bu une goutte d’alcool. Mais ce matin-là il sentit son palais s’assécher.
– Et qu’aimerais-tu faire ? se risqua-t-il.
– Samouraï. Monsieur Ozu manqua de s’étouffer. Ibuki tenait de sa mère des yeux sombres et intenses, qui laissaient deviner une volonté indéfectible. De son père elle avait pris la peau blanche, comme le saké qu’il vendait, son corps frêle et sa santé fragile qui l’obligeait à s’aliter dès l’arrivée des grands froids.
– Et puis, et puis…
– Quoi ?
– Tu es une femme !
Père, depuis des années je vais chaque jour dans les montagnes et je donne mille coups de sabre.
– En donnerais-tu deux mille ce n’est pas un métier pour une femme. Ce n’est même pas un métier ! On naît samouraï, on ne le devient pas.
– Justement, je ne suis pas née pour vendre du saké. »

À propos de l’auteur
GELY_cyril_DRCyril Gely © Photo DR

Cyril Gely est romancier, auteur de théâtre et scénariste. Il est notamment l’auteur de Diplomatie, récompensé par le César de la meilleure adaptation, et du Prix (Albin Michel, 2019), finaliste du prix des Libraires. (Source : Éditions Arléa)

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L’été en poche (07): Feu

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En deux mots
Laure donne rendez-vous à Clément pour lui proposer de participer au colloque qu’elle organise. Entre l’universitaire et le banquier, c’est une sorte de coup de foudre. Mais la mère de famille et le célibataire endurci ne se doutent pas vers quelle voie leur adultère les mènent.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Feu

Les premières pages du livre
« Tu t’étonnes de ces mains de fille nouées par erreur au corps d’un homme. Doigts frêles, attaches poncées, phalanges adoucies, et sous la peau trop fine pour en masquer la couleur, les veines sont enflées. La droite s’agitant au-dessus des olives et du pain, tu vois remuer un muscle vulnérable, d’enfant, qui bientôt tremble quand il soulève la carafe. Tout ceci est très fragile et pourrait se briser dans un geste un peu vif. Tu penses qu’il serait incapable de t’étrangler. Tu notes les ongles limés court, l’annulaire sans alliance ni trace de, les extrémités blanches, exsangues, et presque mauves. Chez lui le retour du sang au cœur se fait mal et par à-coups. Entre la malléole et le drap sombre du costume, tranchent deux centimètres de coton épais, immaculé. Tu supposes une chemise étroite lavée une fois, portée deux. Maximum.
Tu voudrais soudain voir le reste sous la laine froide.
Alors regarde ailleurs, s’affole ta mère dans la tombe, depuis les femmes correctes et aliénées.
Tu devines une chair présente mais terminée, attendrie par autre chose que l’amour, mais quoi. Les coups, le confort ou l’alcool, ça dépend des mœurs. Ton regard parvient à se hisser plus haut, allant de sa main à son coude, puis de son col à ses lèvres. De la tristesse tatouée à la verticale sur sa bouche, tu cherches malgré toi l’origine. Une fille, un mort ou la fatigue d’être soi, ça dépend des vies. Pour la peau brunie des tempes et des arêtes, tu l’imagines courir comme tout le monde sur les rives de Seine. Pour le crâne rasé à fleur d’os, tu cherches encore.
Demande-lui, suggère la mère de ta mère du paradis des femmes de somme, franches du collier.
Demander qui, quelle douleur, quel impact vous ont fait cette viande émue, cette gueule comme le reflet brisé d’un visage antérieur, ces mains pessimistes, c’est délicat. Tu ne le connais pas. Tu es censée rencontrer en lui un intervenant pour un colloque d’histoire contemporaine, pas un paysage, tu dois obtenir sa participation. Pas son histoire.
Sa voix qui semble apprise quelque part où l’on apprend à attaquer les consonnes, à conquérir des publics en salle, n’a rien à voir avec le reste. Il répète une phrase que tu n’écoutais pas, il va penser qu’il t’ennuie alors qu’il t’embarque. Il demande pourquoi lui. Pourquoi un banquier pour intervenir lors d’un sommet de sciences humaines, pourquoi parmi les chercheurs, les linguistes et les auteurs, inviter l’engeance qu’il sait représenter.
Tu dis pour le contraste. Il dit qu’il est ton homme. Personne mieux que lui n’excelle à n’être pas à sa place.
Puis il se tait, semble une seconde ailleurs, son visage en amande s’offrant sans vigilance à l’attention. À nouveau, tu peux voir remonter du fond quelque chose de faible et d’abîmé, comme un morceau d’épave. Tu voudrais savoir quel bateau. Tu le trouves beau alors qu’en arrivant, il était vide, les traits modestes.
Ferme la bouche et travaille, s’énerve ta mère depuis la fosse aux impayées, aux femmes utiles et rigoureuses.
Tu chausses ta paire de lunettes sans correction, pur accessoire à verres blancs utile à masquer, selon les circonstances, tes cernes ou le songe qui te traverse. Tu dis merci. Merci à la chaîne de recommandations dont la source s’est perdue mais qui t’a menée jusqu’à lui, après différentes bouteilles à la mer, messageries saturées ou refus catégoriques. Curieusement une prestation gratuite au cours d’un colloque non médiatisé dans une université sans prestige n’excite plus grand monde.
Ironise c’est mieux, valide maman sous son granit, au moins on sait pourquoi on t’a payé des études.
Et puis tu lui sais gré de cette heure à midi dès lors que vous pouviez administrer ce rendez-vous préalable par téléphone.
Le garçon de salle demande si vous avez choisi et toujours pas.
Ton commensal remercie lui le hasard et personne d’autre. Quant à téléphoner, le moins possible. Depuis que voir les gens entraîne quantité de risques sanitaires, il en abuse, multipliant ainsi ses chances que lui arrive enfin quelque chose. Il le dit comme ça. Tu penses aujourd’hui le risque c’est moi et comme ça t’irrite, que ça t’intéresse, tu t’empresses d’être chiante, de détailler l’enjeu de ces rencontres disciplinaires, deux jours à Cerisy en décembre pour qualifier l’époque, la nôtre, celle qu’on n’appelle pas encore ou qu’on appelle la crise, mais tu n’as pas le temps de finir que déjà il balance, l’époque est un scandale.
Des enfants dit-il naissent à l’instant avec 40 000 euros de dette par tête puisque leurs grands-parents ont financé leurs vies de merde à crédit. Un pavillon, une Peugeot, deux, un téléviseur par chambre, les porte-avions, l’armée française en Afghanistan et désormais le pompon, la vie éternelle. Le scandale c’est la facture, l’époque est une facture mais peu importe le nom qu’on lui donne, nos enfants ne voudront pas rembourser, ils débrancheront pour en finir les respirateurs dans les hôpitaux. Alors il n’y aura plus d’époque mais la guerre, voulez-vous que l’on commande un truc à boire, un apéritif.
Tu demandes s’il en a, des enfants.
Il répond un chien, un seul.
Arrête ça, Laure, se fatigue ta mère qui sous la terre voit tout, contempler ce con comme s’il s’agissait de le peindre et regarde les choses comme elles sont.
Dans un restaurant crâneur, conçu comme une serre, progressent des clématites vers un plafond vitré. Un homme blanc dans un costume a priori Lanvin te raconte le désastre en mangeant, s’écoutant prédire la violence des combats qui l’épargneront. Tu portes du bleu marine car il s’agit cette année du nouveau noir, il en porte lui depuis toujours. Voilà t’es contente.
Le serveur demande si vous avez choisi et cette fois il insiste.
Tu cherches le menu, il est devant toi. Un grand miroir piqué où sont tracés au feutre, les entrées, les plats et les fromages. Reflétés entre la sole à 38 euros et les champignons crus, tu surprends ton brushing d’avant-hier, ta main laissée en coquille sur ton oreille, tes pupilles légèrement dilatées, ton sourire de Joconde dont l’étude te surprend. Il commande la sole, toi le tartare.
En mastiquant du pain, tu parviens à mater ton rictus incorrect. Tu remarques à voix haute la ridicule brièveté de la carte, la nullité des portions sur les tables. Évidemment dès lors que l’abondance est un rêve de pauvres, qu’avoir le choix n’est profitable qu’à ceux qui n’ont pas de goût. En attendant, 20 grammes de poisson décongelé à 40 euros, si l’époque est un scandale, en effet c’est ici. Tu parles exprès la bouche pleine, depuis les acharnés, ceux qui comptent vraiment et pas en dollars. Qu’on en finisse.
Il recule sa chaise, machinal, densifiant l’écart que tu suggères entre vous, ça t’apprendra. Il reprend, parle comme toi tu manges, sans respirer. Ce matin dit-il les marchés ont parié à la baisse sur toutes les valeurs, un signal connu pour précéder le pire. À quelle échéance et sous quelle forme, on l’ignore évidemment, on attend, d’où cet intenable suspense qui fait de toutes les époques un délai. Il pourrait tout aussi bien déclarer le contraire, ce serait tout aussi vrai, et tout aussi vain. Car il n’y a plus d’époque, mais des versions, des récits. Et de conclure qu’il est prêt pour ton machin universitaire. Le scandale, la facture, le délai, les versions, quatre parties c’est bien, Laure qu’en pensez-vous.
Tu penses poncifs, slogans. Tu penses qu’entre un restaurant et un colloque il existe cet écart qu’on appelle la réflexion, mais tu dis formidable. Tu voudrais à ton tour faire rebondir sur la table des formules géniales et bâclées mais rien ne se forme dans ton esprit, qu’un dessin. Si tu devais peindre cet homme ce serait à l’huile sur bois, à la manière des florentins quand on voit sur les visages martyrs se livrer en dedans le combat de l’ange et de la chair. Ce serait comme ça.
N’importe quoi, s’impatiente ta mère fantôme. Comme si tu savais tenir un pinceau, faire quelque chose de tes dix doigts.
La porte du restaurant s’ouvre, vous rafraîchit et se referme, à mesure que sortent par deux ou trois les cadres du tertiaire ayant laissé des notes de frais à 60 euros par couvert. Vous avez terminé. Tu ne sais pas quel goût avait ton plat, tu n’as pas fait attention. Soudain il rapproche sa chaise, repousse son assiette, éloigne l’une de l’autre ses mains obsédantes et toi tu comprends. Dans l’inculte langage du corps, il vient vers toi.
Ça ou une crampe, soupire ta mère bien profond.
Tu commandes un café, lui aussi. Il pose ses coudes sur la table, ses mains mourantes se rejoignent pour s’attacher l’une à l’autre. Tu voudrais les prendre mais tu sais d’expérience qu’en saisissant les oiseaux souvent on les tue.
Mais fous-moi le camp, s’époumone maman de sous la dalle, depuis les femmes éteintes mais renseignées.
Tu rassembles d’un coup tes effets. Un crayon, tes lunettes de frimeuse, ton téléphone, lequel indique huit appels en absence en provenance du lycée de ta fille, rien de très étonnant. Tu te lèves, déployant vers le plafond de verre ton mètre soixante-treize qui paraît le surprendre. Arrivé en retard, il ne t’a vue qu’assise. Tu dis je dois partir, tu attends une seconde qu’il se lève, selon l’usage, à ta suite. Il ne bouge pas.
Le goujat, regrette la mère de ta mère au paradis des premières fans du prince Philip.
Il te regarde sans rien dire, comme étonné. S’ouvre alors un silence où tu pourrais entrer et rester tout l’après-midi à boire du café, poser des questions indécentes, apprendre la peinture sur bois.
Alors tu rappelles comme tes troupes autour de toi, ton diplôme et ta chaire avec un e de maîtresse de conférences. Tu dis pardon, j’ai vraiment du travail.
Pourquoi vraiment, pourquoi pardon, relève ta mère de la terre plein les dents. T’as du travail, point.
Le secrétariat du laboratoire le contactera, tu es désolée, dans une heure tu dois disparaître, il dit quoi ? Tu dis lapsus. Dispenser, pas disparaître. Dispenser un cours à l’université, un cours chaque année plus documenté. Histoire de la peur en Europe.
– Et vous ? dit-il.
– Moi quoi ?
Et toi est-ce que tu as peur, tu sais bien.
En quittant la table, tu fais tomber ta veste, on ne comprend pas ce que tu dis quand tu prononces merci, tu es d’une littérale fragilité qu’il pourra imputer à ce qu’il veut, tu t’en vas et bientôt sous la ville, le RER B t’emporte.
Époque, nom féminin, du grec epokhê, arrêt. »

L’avis de… Marine Landrot (Télérama)
« Maria Pourchet a fait signer un contrat d’alternance narrative bétonné aux deux amants, qui exposent leur point de vue à tour de rôle, dans des chapitres incandescents. À Laure, le dépeçage de l’homme, dans l’espoir de faire tomber sa carapace sans lui poser de question, parce que « demander qui, quelle douleur, quel impact vous ont fait cette viande émue, cette gueule comme le reflet brisé d’un visage antérieur, ces mains pessimistes, c’est délicat ». À Clément, le bousillage de la femme, avec des « mails troussés comme des télégrammes de Trintignant depuis Deauville » qui finissent par des baisers « au maximum de la retenue niveau révolte et fous-moi le camp ». Aux deux, les ruminations d’autodérision et la pleine conscience de la vacuité du monde. »

Vidéo

Présentation Maria Pourchet présente son roman «Feu». © Production Librairie Mollat

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La sarabande des Nanas

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En deux mots
Fille d’une Américaine et de Français fortunés, Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle aurait pu connaître une jeunesse dorée, mais elle vivra l’enfer. Dès la fin de l’adolescence, elle se marie et cherche le salut dans l’art. Après des débuts difficiles, elle réussit par s’imposer, notamment après sa rencontre avec Jean Tinguely qu’elle finira par épouser en secondes noces.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«L’art des fous, la clé des champs»

Dans cette biographie romancée, Catherine Guennec met en scène la belle Niki de Saint Phalle et raconte comment, après un viol, elle a réussi à échapper au suicide et à la folie pour imposer son art et laisser derrière elle une œuvre remarquable.

«J’ai cavalé au bord du vide. J’ai côtoyé les gouffres et j’en suis revenue. Tout était noir, tapissé de nuit, et soudain, peu à peu, la lumière, la couleur…
D’une certaine façon, peindre m’aura permis d’être «folle» de façon acceptable. Et sortez, je vous prie, ce mot «folle» des sphères médicales. Moi, je vous parle de poésie, d’art. « L’art des fous, la clé des champs ».»
Quelle belle idée que cette collection «le roman d’un chef d’œuvre» qui nous permet d’entrer dans l’intimité d’un artiste grâce à la magie du souffle romanesque et à un dispositif narratif particulièrement attrayant. Catherine Guennec a choisi ici le mode choral en donnant la parole à Niki, mais aussi à ses proches et à ceux qui l’ont côtoyée, comme par exemple le psychiatre qui l’a suivie dans son établissement.
Mais n’allons pas trop vite en besogne et commençons par le commencement, quand Niki s’appelait encore Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle, fille d’une Américaine qui préférera son pays à sa famille et d’un banquier de très bonne famille qui utilisera indifféremment sa cravache pour ses chevaux et ses enfants.
C’est dans les propriétés de la Nièvre et de l’Oise qu’elle grandit, dans le luxe mais sans amour. Les grands-parents veillent sur elle jusqu’à ce jour où la belle enfant reçoit la visite de son père et commet ce crime qui va la traumatiser profondément.
On comprend son humeur dépressive, ses tentatives de suicide, son internement. Mais on découvre aussi comment l’art, le dessin et la peinture avant la sculpture, parviendront à la sauver. D’abord en canalisant sa colère et sa violence, notamment avec ses œuvres à la carabine, puis avec des assemblages d’objets.
Elle s’émancipe du carcan familial en allant rejoindre sa mère aux États-Unis. À New York et Boston, elle travaille un temps comme mannequin puis rencontre Harry Matthews qu’elle épouse très vite et en avril 1951 naît leur fille Nora. Ils partent pour Cambridge, plein de rêves mais sans un sou. Harry veut devenir chef d’orchestre et voit le potentiel de son épouse: «Tu as le choix, Niki. Devenir un peintre traditionnel, somme toute mineur, ou donner toute ta mesure, ta démesure. Ta chance, c’est de ne savoir ni peindre ni dessiner, parce que tu vas tout inventer!»
Alors, elle a pris confiance, s’est décidée à voler de ses propres ailes. Elle part pour Paris, y découvre Brancusi et l’artiste-séducteur Jean Tinguely.
«Quand, pour la première fois, j’ai aperçu une de ses sculptures, un bric-à-brac grinçant suspendu dans son atelier, j’ai été saisie. Et conquise. Jamais rien vu de pareil ! C’était beau, c’était fou, c’était puissant et ça lui ressemblait.»
La suite est sans doute l’une des plus fascinantes collaborations entre deux artistes, un maelstrom créatif, des machines de l’un aux Nanas de l’autre, des mécaniques folles de l’un aux couleurs joyeuses de l’autre. Près de 3500 œuvres seront alors réalisées, près de deux par semaine!
Catherine Guennec nous entraîne avec bonheur dans La sarabande des Nanas, leurs soubresauts et leurs chocs. Car le couple va se séparer pour mieux se retrouver. Dans ce tourbillon, on n’oubliera rien des influences, celles de Gaudi et du Facteur Cheval, ni la genèse de l’une des œuvres maîtresses de Niki, le fabuleux Jardin des Tarots en Toscane. Après Gwenaelle Aubry qui avait publié l’an passé Monter en enfance et cherchait déjà dans les monstres de l’enfance de l’artiste les raisons de son œuvre foisonnante, voici un petit livre qui ravira tous les amateurs d’art. Car il possède une grande vertu: en le refermant, on n’a qu’une envie, retrouver ces Nanas, courir les musées et les expos. Ce monde joyeux et coloré, féministe et poétique qui répond pourtant à un crime.

Niki de Saint Phalle à Paris, Toulouse et Zurich
Paris
Les nanas vous attendent jusqu’au 21 octobre, à la Galerie Vallois, rue de Seine à Paris,

Toulouse

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Aux Abattoirs à Toulouse, jusqu’au 5 mars 2023 une grand exposition centrée sur les années 1980 et 1990 présentera «la seconde partie» de la vie de l’artiste qui prend pour point de départ l’année 1978 lorsque Niki de Saint Phalle lance le Jardin des Tarots et se finit en 2002 au décès de l’artiste.
Culture 31
France TV Culture
L’exposition est complétée par la parution d’un catalogue :

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Niki de Saint Phalle. Les années 1980 et 1990. L’art en liberté
Collectif
Éditions Gallimard / Les Abattoirs
224 pages 35,00 €
9782072995729
Paru le 06/10/2022

Zurich

Jusqu’au 8 janvier 2023, le Kunsthaus de Zurich permet de mieux appréhender tous les talents de Niki de Saint Phalle. L’exposition révèle l’artiste excentrique et pleine d’humour, mais qui s’est toujours intéressée aux problématiques sociales et politiques de son époque.
RTS

Ajoutons le superbe documentaire en accès libre Production TV5 Monde

Signalons également le tournage prochain d’un film sur Niki de Saint Phalle. L’artiste franco-américaine y sera interprétée par Charlotte Le Bon, sous la direction de Céline Sallette.

La sarabande des nanas selon Niki de Saint Phalle
Catherine Guennec
Ateliers Henry Dougier
Roman biographique
136 p., 12,90 €
EAN 9791031205199
Paru le 24/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans la Nièvre et dans l’Oise, à Nice et à Lans-en-Vercors, à Paris, impasse Ronsin, puis à Soisy-sur-École, mais aussi aux États-Unis, à New York et Boston puis en Californie et en Espagne, à Deia, dans la commune de Majorque, en Suisse, à Neyruz et Fribourg. On y évoque aussi des séjours à Londres et Marrakech

Quand?
L’action se déroule de 1930 à 2002.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mêlant récit romanesque et enquête historique, l’auteur raconte l’histoire d’un tableau célèbre.
Très tôt, elle l’avait décidé. Elle serait une héroïne. «George Sand, Jeanne d’Arc, un Napoléon en jupons…» «L’important était que ce fût difficile, grand, excitant…» Un triple vœu exaucé – par le Ciel, les étoiles ou le Destin (auxquels elle croit) – et au-delà de toute attente.
L’histoire, celle d’une franco-américaine bien née (vieille noblesse française…) d’une extrême beauté, commence comme un conte de fées pour virer très vite au cauchemar, au film d’horreur, qui va pourtant rebondir encore et encore. A travers ses amours et son œuvre, féconde, multiforme, poétique, bavarde… qui nous raconte des histoires, son histoire, qui met en scène le couple mythique qu’elle forme avec le sculpteur Tinguely.
Cette héroïne, rebelle et magnifique, va prendre la carabine «pour faire saigner la peinture», explorer la représentation de la femme: avec ses mariées, ses déesses, ses mères dévorantes et ses fameuses nanas… opulentes, joueuses et colorées.
Sa vie – difficile, grande et excitante – est un roman.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Détour

Les premières pages du livre
« Cette histoire, c’est l’histoire d’une petite fille. Une histoire qui ressemble à un conte de fées. Comme ça, et d’entrée de jeu, les fées, gentilles « nanas », semblent s’être généreusement penchées sur son berceau armorié.

Elle s’appelle Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle. Un nom «qui frappe d’abord par sa résonance phallique 1», n’est-ce pas ? Mais un nom glorieux qui s’est distingué à travers les siècles. Jacqueline, la maman, Américaine, est très belle, sophistiquée, élégante. Physique d’actrice – elle ressemble à Merle Oberon – et réserve hautaine de grande bourgeoise. Et André, le père ? Petite gueule d’ange, fils de très bonne, très ancienne, très noble famille, et banquier.

Elle est jolie aussi, la young lady, plus que jolie même. Une poupée qui promet et qui fera tourner les têtes si les petits cochons ne la mangent pas. C’est « l’ogre » (Pierre de Saint Phalle) qui le dit.

Les siens l’ont toujours appelé « l’ogre ». À cause du fouet. L’efficace menace de sa rude et glaciale majesté pour dresser les enfants et les chevaux récalcitrants.

Seule la petite « princesse » sait apprivoiser le vieil aristo. « C’est une ensorceleuse. Quand elle sera grande, elle mènera les hommes par le bout du nez », affirme Monsieur le comte, sous le charme de ce petit bout de femme.

La fillette est attachante. Et coquette. Elle aime user les miroirs et trouve qu’elle a de beaux yeux, clairs et bleus comme ceux de papa.

Pas faux. Et pour la beauté et pour la ressemblance.

En remontant dans l’arbre généalogique familial, on trouve peut-être un certain Gilles de Rais, mais aussi une cousine lointaine, une marquise, la célèbre Montespan – l’éblouissante, la gracieuse, « l’ensorceleuse » maîtresse du Soleil. Port de déesse, flots de cheveux blonds, bouche délicate, nez mignon, grands yeux… clairs et bleus comme ceux d’André et de Marie-Agnès, sans doute. Patrimoine génétique.

La jolie petite fille va connaître la vie de château.

Ombres massives à l’horizon, les voilà apparaître.

D’abord le vieux château de l’ogre, noyé en Nièvre profonde, en pleine campagne. Et puis l’autre – plus prestigieux –, celui de Fillerval, propriété du grand-père Harper, l’avocat. Il est situé dans l’Oise. À Thury-sous-Clermont, un petit village à une heure de Paris. De vieilles pierres entourées de douves, nichées au cœur d’un parc fantastique, flanqué d’un jardin Louis XIV dessiné par Le Nôtre, s’il vous plaît. Il y a aussi un étang privé rempli de carpes, des bâtiments de ferme… Le charme de l’ancien allié au confort moderne. Grand-père Harper a fait aménager un court de tennis, un terrain de golf. Il a aussi sérieusement transformé les pièces de la bâtisse en les dotant d’un confort exceptionnel. Dix-huit domestiques, dont huit jardiniers, armée discrète et active, œuvrent en permanence au château.

La jolie petite fille grandit.

Elle croise bientôt le prince charmant. Il s’appelle Harry, il est beau, jeune, aimable, intelligent. Il l’aime et il l’épouse. Ils seront heureux, ils auront des enfants… Marie-Agnès au pays des merveilles.

Elle commence bien, l’histoire. Toujours d’entrée de jeu et en apparence. Et c’est important, les apparences, chez les Saint Phalle.

Marie-Agnès va aussi croiser en chemin la peinture, la sculpture. Une des rencontres, la rencontre de sa vie. Toutes ses « œuvres » – et elle déteste ce mot de grande personne, ce mot prétentieux – raconteront des histoires. Et à travers elles son histoire.

Sa vie est un roman.

1
Nana

L’histoire, la vraie, je la connais. Dans les grandes lignes. Enfin, je pense. Parce qu’on croit savoir, mais on ne sait jamais tout.

Si vous me demandiez par quel miracle je sais ce que je vais vous raconter, je vous dirais que je le sais, c’est tout. J’étais là, depuis le début. Et je l’ai toujours suivie, même de loin.

J’étais la « gouvernante française », la bonne. Celle qui s’occupait des enfants en l’absence de leur mère. La petite et son grand frère Jean m’appelaient « Nana ». Un nom qui vous rappelle sans doute quelque chose.

Si vous saviez comme j’ai été fière, émue même, quand j’ai vu ces grandes sculptures joyeuses, pimpantes, les fameuses Nanas… qui dansent, qui jouent, qui explosent de couleurs. Jamais je n’aurais imaginé la petite de Saint Phalle capable un jour de toute cette gaieté.

Était-elle triste ou timide, je ne pourrais dire, je sais seulement que cette petite était fermée comme une huître. Repliée sur ses secrets et ses chagrins d’enfant. Un vrai petit sphinx. Peut-être devrais-je dire « sphinge », le pendant féminin, non ?

Elle a toujours aimé les histoires de sphinx et d’Égypte. Les contes, les fables, les belles histoires. Je lui en ai raconté. Sa grand-mère Harper aussi. La petite ne se lassait pas des Malheurs de Sophie.

Si je remonte le temps et mes souvenirs, curieusement, je ne la revois jamais pleurer. Et pourtant… Je crois qu’elle n’y arrivait pas.

« C’est dommage », m’a-t-elle dit un jour, bien des années plus tard. « Parce que les larmes sont merveilleuses. Elles purifient », elles libèrent.

C’était une gosse courageuse et espiègle. Fière aussi. « Ne pas montrer quand ça fait mal » : on aurait pu broder ces sept mots sur ses chapeaux.

Oui, elle aimait déjà les chapeaux.

J’essaie de me souvenir d’une de ses formules. Mes larmes, oui, c’est ça, mes larmes sont de « petites stalactites pétrifiées et tranchantes ». Elle avait quoi, alors ? Douze, treize ans, tout au plus. Elle passait quelques jours d’été au château avec Jean. »

1. Double résonance puisqu’on la surnommera « Niki » (niquer). Dans la mythologie, Niké est une déesse personnifiant la Victoire.

Extraits
« J’ai cavalé au bord du vide. J’ai côtoyé les gouffres et j’en suis revenue. Tout était noir, tapissé de nuit, et soudain, peu à peu, la lumière, la couleur…
D’une certaine façon, peindre m’aura permis d’être «folle» de façon acceptable. Et sortez, je vous prie, ce mot «folle» des sphères médicales. Moi, je vous parle de poésie, d’art. « L’art des fous, la clé des champs. » p. 39

« Harry était fier de moi. Il prétendait que mon courage l’épatait. Appréciait-il mon travail? Il disait qu’il aimait ma spontanéité d’autodidacte. ma vision originale, «personnelle».
«Tu as le choix, Niki. Devenir un peintre traditionnel, somme toute mineur, ou donner toute ta mesure, ta démesure. Ta chance, c’est de ne savoir ni peindre ni dessiner, parce que tu vas tout inventer!»
J’ai pris confiance. » p. 40

« Quand, pour la première fois, j’ai aperçu une de ses sculptures, un bric-à-brac grinçant suspendu dans son atelier, j’ai été saisie. Et conquise. Jamais rien vu de pareil ! C’était beau, c’était fou, c’était puissant et ça lui ressemblait. » p. 53

À propos de l’auteur
GUENNEC_Catherine_©DRCatherine Guennec © Photo DR

Après une carrière en communication, Catherine Guennec, littéraire de formation, se consacre à l’écriture. Elle a notamment publié La modiste de la reine, le roman de Rose Bertin chez Lattès en 2004. Chez First, elle est l’auteur de Espèce de savon à culotte ! … et autres injures d’antan paru en février 2012, et de Mon Petit Trognon potelé, paru en 2013 ainsi que des romans et des dictionnaires érudits et amusants sur la langue française. Elle est notamment l’auteure de L’Argot pour les nuls. On lui doit déjà, dans la collection «Le roman d’un chef d’œuvre», Les heures suspendues selon Hopper, Sous le ciel immense selon O’Keeffe ainsi que La sarabande des nanas selon Niki de Saint-Phalle (Source: lisez.com / Babelio)

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Feu

POURCHET_feu  RL-automne-2021  coup_de_coeur

Sélectionné pour les prix Goncourt, Renaudot, de Flore ainsi que le Prix littéraire Maison Rouge

En deux mots
Laure donne rendez-vous à Clément pour lui proposer de participer au colloque qu’elle organise. Entre l’universitaire et le banquier, c’est une sorte de coup de foudre. Mais la mère de famille et le célibataire endurci ne se doutent pas vers quelle voie leur adultère les mènent.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Liaisons dangereuses d’aujourd’hui

Dans Feu, son sixième roman, Maria Pourchet met aux prises une universitaire et un banquier, devenus amants presque par hasard. Sur les pas de Laure et Clément, la romancière démontre aussi la complexité des rapports amoureux.

Tout commence par une rencontre dans un restaurant parisien. Laure, maître de conférences, est chargée d’organiser un colloque à Cerisy et décide d’y faire intervenir un banquier sur le thème de la peur en Europe (tout un programme!). Entre la sole de l’homme d’affaires et le tartare de l’universitaire l’accord est conclu.
Laure peut retourner à son cours et Clément à sa tour de la Défense où l’attend une réunion de crise qu’il n’a pas vu venir.
Une surprise attend aussi Laure, convoquée chez la proviseure du lycée de sa fille Véra. Cette dernière, qui se veut émancipée, a entrainé ses collègues à quitter les cours à chaque fois qu’un prof faisait référence à un homme sans mentionner de femme. La belle pagaille qu’elle a ainsi créée n’est pourtant qu’un aperçu de ses talents de fille rebelle, comme on le verra par la suite.
Mais Véra pourra compter sur la mansuétude de sa mère, car elle est obnubilée par Clément et a hâte de le revoir: «Bonjour Clément, c’est Laure de Paris 13, je regrette d’avoir dû vous quitter si vite, auriez-vous encore un moment.»
Clément, qui a organisé sa vie autour de son chien baptisé Papa, la course à pied et la banque, hésite à s’engager: «Si je réponds, il se passera quelque chose dont quelqu’un sera la victime. Si je ne réponds pas, il se passera comme d’habitude. Papa, tourniquet, comité de crise, pas de crise, Tinder, tourniquet, gel, parking, Papa, foutre, sommeil de brute, foutre froid, croquettes, France Inter, debout Clément, Reebok, galop, parking, gel, comité, comité ras la gueule jusqu’à ce qu’août s’ensuive avec avion, Hilton, bout du monde, putes, rentrée, hiver court, lumière courte, objectifs courts, évaluation, bonus. Alors un bonjour Clément c’est Laure de Paris 13, c’est peut-être une respiration à la surface, Joie.»
Finalement Clément va céder.
Cette aventure extraconjugale est pour Laure, maintenant que son mari Anton ne la touche plus guère, l’occasion de pimenter une existence bien terne. Dans le style efficace, teinté d’ironie de Maria Pourchet, cela donne ça: «Tu visitas une maison à Ville-d’Avray qui fut bientôt la vôtre, à vingt minutes de la Défense (…) La même année, Anton acquit les murs de son cabinet de médecine généraliste, élevant au maximum votre taux d’endettement. Tu connus alors la rassurante limite de l’impossibilité de faire plus, de faire mieux. Qui dit maison, dit plein air, dit lampions d’avril à octobre et chaises longues chez Leroy-Merlin. Tu fis plus tard l’acquisition d’un hamac, sans jamais trouver deux troncs assez proches pour l’y attacher. Tu lus ton nom sur la liste électorale de ta commune, tu vis à peine passer une grossesse à Ville-d’Avray en vraie robe de maternité et pas comme la première, en jogging. Tu vis Anna, l’enfant tranquille pousser sans rien demander, tu connus les amitiés faciles, le quartier, le vin de Loire davantage que le tabac à rouler, les grasses matinées et les activités propres aux dimanches. Véra installa finalement le hamac dans sa chambre. Tu ne cultivas pas vraiment de potager, tu avais trop souvent mal au dos. Tu connus le repos qui appelle le tumulte. D’abord de manière sourde, puis à cor et à cri.»
Seulement voilà, ce «tumulte», c’est passer d’une chambre d’hôtel standard à une rencontre à la va-vite durant les vacances. Bien davantage un adultère sordide qu’une nouvelle vie, heureuse et épanouie. Des mensonges qui s’accumulent, la peur de s’engager pour ne pas souffrir, le poids de leurs mères respectives – modèle ou repoussoir – déjà lourds d’une expérience qui les empêche d’Avancer (pour reprendre le titre du premier roman de Maria), emprisonnés dans leurs contradictions qui sont fort habilement renforcées par l’utilisation du «je» pour Clément et de la seconde personne du singulier pour Laure. À tour de rôle, ils prennent la parole pour dire leurs espoirs et leurs doutes et nous livrer une brillante démonstration de la complexité des rapports amoureux. C’est aussi cinglant, corrosif et bien rythmé que Les Impatients, son précédent roman. Mais la trentenaire d’alors a vieilli de dix ans et la romancière s’est encore aguerrie. La Passion simple, comme le disait Annie Ernaux, n’existe plus. Diktats et injonctions contradictoires, moment de lucidité et de vagues à l’âme, solitude grandissante : oui, la peur en Europe est un sujet brûlant.

Feu
Maria Pourchet
Éditions Fayard
Roman
360 p., 00 €
EAN 9782213720784
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et en région parisienne, à Nanterre et Courbevoie, à Cergy ou Maisons-Alfort et Ville d’Avray. On y part en voyage en Italie, du côté de Florence et Sienne. On y évoque aussi Cerisy et Toul-Bihan en Bretagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elle, mariée, mère, prof. Trop sérieuse? Lui, célibataire, joggeur, banquier. Mais qui parle à son chien. Entre eux, une passion sublime, mais qui ne pouvait que mal finir.
Laure, prof d’université, est mariée, mère de deux filles et propriétaire d’un pavillon. À 40 ans, il lui semble être la somme, non pas de ses désirs, mais de l’effort et du compromis.
Clément, célibataire, 50 ans, s’ennuie dans la finance, au sommet d’une tour vitrée, lassé de la vue qu’elle offre autant que de YouPorn.
Laure envie, quand elle devrait s’en inquiéter, l’incandescence et la rage militante qui habitent sa fille aînée, Véra.
Clément n’envie personne, sinon son chien.
De la vie, elle attend la surprise. Il attend qu’elle finisse.
Ils vont être l’un pour l’autre un choc nécessaire.
Saisis par la passion et ses menaces, ils tentent de se débarrasser l’un de l’autre en assouvissant le désir… Convaincus qu’il se dompte.
Dans une langue nerveuse et acérée, Maria Pourchet nous offre un roman vif, puissant et drôle sur l’amour, cette affaire effroyablement plus sérieuse et plus dangereuse qu’on ne le croit.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Quotidien (le conseil de lecture de la brigade)
France Bleu
Bulles de culture
Blog Kimamori
Blog Trouble bibliomane (Marie Juvin)
Blog Fflo la dilettante


Intervention de Maria Pourchet pour son roman « Feu » lors de la présentation de la rentrée littéraire 2021 à la Maison de la poésie. © Production Éditions Fayard

Les premières pages du livre
« Tu t’étonnes de ces mains de fille nouées par erreur au corps d’un homme. Doigts frêles, attaches poncées, phalanges adoucies, et sous la peau trop fine pour en masquer la couleur, les veines sont enflées. La droite s’agitant au-dessus des olives et du pain, tu vois remuer un muscle vulnérable, d’enfant, qui bientôt tremble quand il soulève la carafe. Tout ceci est très fragile et pourrait se briser dans un geste un peu vif. Tu penses qu’il serait incapable de t’étrangler. Tu notes les ongles limés court, l’annulaire sans alliance ni trace de, les extrémités blanches, exsangues, et presque mauves. Chez lui le retour du sang au cœur se fait mal et par à-coups. Entre la malléole et le drap sombre du costume, tranchent deux centimètres de coton épais, immaculé. Tu supposes une chemise étroite lavée une fois, portée deux. Maximum.
Tu voudrais soudain voir le reste sous la laine froide.
Alors regarde ailleurs, s’affole ta mère dans la tombe, depuis les femmes correctes et aliénées.
Tu devines une chair présente mais terminée, attendrie par autre chose que l’amour, mais quoi. Les coups, le confort ou l’alcool, ça dépend des mœurs. Ton regard parvient à se hisser plus haut, allant de sa main à son coude, puis de son col à ses lèvres. De la tristesse tatouée à la verticale sur sa bouche, tu cherches malgré toi l’origine. Une fille, un mort ou la fatigue d’être soi, ça dépend des vies. Pour la peau brunie des tempes et des arêtes, tu l’imagines courir comme tout le monde sur les rives de Seine. Pour le crâne rasé à fleur d’os, tu cherches encore.
Demande-lui, suggère la mère de ta mère du paradis des femmes de somme, franches du collier.
Demander qui, quelle douleur, quel impact vous ont fait cette viande émue, cette gueule comme le reflet brisé d’un visage antérieur, ces mains pessimistes, c’est délicat. Tu ne le connais pas. Tu es censée rencontrer en lui un intervenant pour un colloque d’histoire contemporaine, pas un paysage, tu dois obtenir sa participation. Pas son histoire.
Sa voix qui semble apprise quelque part où l’on apprend à attaquer les consonnes, à conquérir des publics en salle, n’a rien à voir avec le reste. Il répète une phrase que tu n’écoutais pas, il va penser qu’il t’ennuie alors qu’il t’embarque. Il demande pourquoi lui. Pourquoi un banquier pour intervenir lors d’un sommet de sciences humaines, pourquoi parmi les chercheurs, les linguistes et les auteurs, inviter l’engeance qu’il sait représenter.
Tu dis pour le contraste. Il dit qu’il est ton homme. Personne mieux que lui n’excelle à n’être pas à sa place.
Puis il se tait, semble une seconde ailleurs, son visage en amande s’offrant sans vigilance à l’attention. À nouveau, tu peux voir remonter du fond quelque chose de faible et d’abîmé, comme un morceau d’épave. Tu voudrais savoir quel bateau. Tu le trouves beau alors qu’en arrivant, il était vide, les traits modestes.
Ferme la bouche et travaille, s’énerve ta mère depuis la fosse aux impayées, aux femmes utiles et rigoureuses.
Tu chausses ta paire de lunettes sans correction, pur accessoire à verres blancs utile à masquer, selon les circonstances, tes cernes ou le songe qui te traverse. Tu dis merci. Merci à la chaîne de recommandations dont la source s’est perdue mais qui t’a menée jusqu’à lui, après différentes bouteilles à la mer, messageries saturées ou refus catégoriques. Curieusement une prestation gratuite au cours d’un colloque non médiatisé dans une université sans prestige n’excite plus grand monde.
Ironise c’est mieux, valide maman sous son granit, au moins on sait pourquoi on t’a payé des études.
Et puis tu lui sais gré de cette heure à midi dès lors que vous pouviez administrer ce rendez-vous préalable par téléphone.
Le garçon de salle demande si vous avez choisi et toujours pas.
Ton commensal remercie lui le hasard et personne d’autre. Quant à téléphoner, le moins possible. Depuis que voir les gens entraîne quantité de risques sanitaires, il en abuse, multipliant ainsi ses chances que lui arrive enfin quelque chose. Il le dit comme ça. Tu penses aujourd’hui le risque c’est moi et comme ça t’irrite, que ça t’intéresse, tu t’empresses d’être chiante, de détailler l’enjeu de ces rencontres disciplinaires, deux jours à Cerisy en décembre pour qualifier l’époque, la nôtre, celle qu’on n’appelle pas encore ou qu’on appelle la crise, mais tu n’as pas le temps de finir que déjà il balance, l’époque est un scandale.
Des enfants dit-il naissent à l’instant avec 40 000 euros de dette par tête puisque leurs grands-parents ont financé leurs vies de merde à crédit. Un pavillon, une Peugeot, deux, un téléviseur par chambre, les porte-avions, l’armée française en Afghanistan et désormais le pompon, la vie éternelle. Le scandale c’est la facture, l’époque est une facture mais peu importe le nom qu’on lui donne, nos enfants ne voudront pas rembourser, ils débrancheront pour en finir les respirateurs dans les hôpitaux. Alors il n’y aura plus d’époque mais la guerre, voulez-vous que l’on commande un truc à boire, un apéritif.
Tu demandes s’il en a, des enfants.
Il répond un chien, un seul.
Arrête ça, Laure, se fatigue ta mère qui sous la terre voit tout, contempler ce con comme s’il s’agissait de le peindre et regarde les choses comme elles sont.
Dans un restaurant crâneur, conçu comme une serre, progressent des clématites vers un plafond vitré. Un homme blanc dans un costume a priori Lanvin te raconte le désastre en mangeant, s’écoutant prédire la violence des combats qui l’épargneront. Tu portes du bleu marine car il s’agit cette année du nouveau noir, il en porte lui depuis toujours. Voilà t’es contente.
Le serveur demande si vous avez choisi et cette fois il insiste.
Tu cherches le menu, il est devant toi. Un grand miroir piqué où sont tracés au feutre, les entrées, les plats et les fromages. Reflétés entre la sole à 38 euros et les champignons crus, tu surprends ton brushing d’avant-hier, ta main laissée en coquille sur ton oreille, tes pupilles légèrement dilatées, ton sourire de Joconde dont l’étude te surprend. Il commande la sole, toi le tartare.
En mastiquant du pain, tu parviens à mater ton rictus incorrect. Tu remarques à voix haute la ridicule brièveté de la carte, la nullité des portions sur les tables. Évidemment dès lors que l’abondance est un rêve de pauvres, qu’avoir le choix n’est profitable qu’à ceux qui n’ont pas de goût. En attendant, 20 grammes de poisson décongelé à 40 euros, si l’époque est un scandale, en effet c’est ici. Tu parles exprès la bouche pleine, depuis les acharnés, ceux qui comptent vraiment et pas en dollars. Qu’on en finisse.
Il recule sa chaise, machinal, densifiant l’écart que tu suggères entre vous, ça t’apprendra. Il reprend, parle comme toi tu manges, sans respirer. Ce matin dit-il les marchés ont parié à la baisse sur toutes les valeurs, un signal connu pour précéder le pire. À quelle échéance et sous quelle forme, on l’ignore évidemment, on attend, d’où cet intenable suspense qui fait de toutes les époques un délai. Il pourrait tout aussi bien déclarer le contraire, ce serait tout aussi vrai, et tout aussi vain. Car il n’y a plus d’époque, mais des versions, des récits. Et de conclure qu’il est prêt pour ton machin universitaire. Le scandale, la facture, le délai, les versions, quatre parties c’est bien, Laure qu’en pensez-vous.
Tu penses poncifs, slogans. Tu penses qu’entre un restaurant et un colloque il existe cet écart qu’on appelle la réflexion, mais tu dis formidable. Tu voudrais à ton tour faire rebondir sur la table des formules géniales et bâclées mais rien ne se forme dans ton esprit, qu’un dessin. Si tu devais peindre cet homme ce serait à l’huile sur bois, à la manière des florentins quand on voit sur les visages martyrs se livrer en dedans le combat de l’ange et de la chair. Ce serait comme ça.
N’importe quoi, s’impatiente ta mère fantôme. Comme si tu savais tenir un pinceau, faire quelque chose de tes dix doigts.
La porte du restaurant s’ouvre, vous rafraîchit et se referme, à mesure que sortent par deux ou trois les cadres du tertiaire ayant laissé des notes de frais à 60 euros par couvert. Vous avez terminé. Tu ne sais pas quel goût avait ton plat, tu n’as pas fait attention. Soudain il rapproche sa chaise, repousse son assiette, éloigne l’une de l’autre ses mains obsédantes et toi tu comprends. Dans l’inculte langage du corps, il vient vers toi.
Ça ou une crampe, soupire ta mère bien profond.
Tu commandes un café, lui aussi. Il pose ses coudes sur la table, ses mains mourantes se rejoignent pour s’attacher l’une à l’autre. Tu voudrais les prendre mais tu sais d’expérience qu’en saisissant les oiseaux souvent on les tue.
Mais fous-moi le camp, s’époumone maman de sous la dalle, depuis les femmes éteintes mais renseignées.
Tu rassembles d’un coup tes effets. Un crayon, tes lunettes de frimeuse, ton téléphone, lequel indique huit appels en absence en provenance du lycée de ta fille, rien de très étonnant. Tu te lèves, déployant vers le plafond de verre ton mètre soixante-treize qui paraît le surprendre. Arrivé en retard, il ne t’a vue qu’assise. Tu dis je dois partir, tu attends une seconde qu’il se lève, selon l’usage, à ta suite. Il ne bouge pas.
Le goujat, regrette la mère de ta mère au paradis des premières fans du prince Philip.
Il te regarde sans rien dire, comme étonné. S’ouvre alors un silence où tu pourrais entrer et rester tout l’après-midi à boire du café, poser des questions indécentes, apprendre la peinture sur bois.
Alors tu rappelles comme tes troupes autour de toi, ton diplôme et ta chaire avec un e de maîtresse de conférences. Tu dis pardon, j’ai vraiment du travail.
Pourquoi vraiment, pourquoi pardon, relève ta mère de la terre plein les dents. T’as du travail, point.
Le secrétariat du laboratoire le contactera, tu es désolée, dans une heure tu dois disparaître, il dit quoi ? Tu dis lapsus. Dispenser, pas disparaître. Dispenser un cours à l’université, un cours chaque année plus documenté. Histoire de la peur en Europe.
– Et vous ? dit-il.
– Moi quoi ?
Et toi est-ce que tu as peur, tu sais bien.
En quittant la table, tu fais tomber ta veste, on ne comprend pas ce que tu dis quand tu prononces merci, tu es d’une littérale fragilité qu’il pourra imputer à ce qu’il veut, tu t’en vas et bientôt sous la ville, le RER B t’emporte.
Époque, nom féminin, du grec epokhê, arrêt.

2 juin, 14 : 30, TC 37,5°,
FR 15/min, FC 80/min, TA 15
La Défense, dis-je en m’engouffrant dans le G7, tour Nord, côté Puteaux et vite tant que c’est encore debout, prenez par la D9, on m’attend. Puis j’interpelle maladivement mon téléphone, comment ça va Carrie ? et aussitôt s’illumine l’application Care, dans ces apaisants tons rose pâle mais pas cochon, plutôt infirmière en pédiatrie. Pour qu’elle affiche les constantes, on lui dit comment ça va aujourd’hui Carrie et hop. Oui c’est un peu dégradant, mais bon, on en fait d’autres. Température du corps 37,5, évidemment on étouffait dans cette orangerie, tension artérielle à 15, pas étonnant non plus, je suis vidé. J’ai parlé pour quinze jours. Fréquence cardiaque à 80. C’est tout ? C’est marrant. J’aurais juré qu’elle m’avait fait monter facile à 90 avec ses lèvres sans rien dessus, à dévorer du steak comme sur la bête. Ou c’est l’appli qui déconne. C’est possible, c’est chinois. 14 h 45. Elle m’a oublié depuis au moins vingt minutes. J’ai tout fait pour ne pas être marquant, c’est mon genre, plus délébile tu meurs. Au début elle s’intéressait surtout à la décoration, à la fin elle bâillait, cramée d’ennui, entre les deux elle regardait la porte avec des yeux de taularde, et ma carte de visite, elle l’a prise sans regarder pour brosser la nappe. Une carte comme ça, biseautée, de 120 grammes qui commence par Head of, recyclée en ramasse-miettes. L’époque est un crachat.
– On est arrivés, d’après le chauffeur alors qu’un SMS de CEO m’apprend en anglais qu’on n’attend plus que moi.
Esplanade, polygones, tourniquet, ascenseur gavé au démarrage, personnel cerné mais souriant, odeurs de bouffe maison réchauffée, descendant entre le deuxième et le cinquième étage (Sécurité et entretien), personnel mal habillé et désagréable, odeurs de bouffe à emporter, ventilé du dixième au vingtième (Recherche et développement). Enfin moi-même, personnel sportif à forte responsabilité non opérationnelle, m’élevant tout seul vers le trente-cinquième étage et ressentant toujours le petit quelque chose dans le bas-ventre, rien à faire. L’ivresse des cimes en verre. La délicate envie de gerber du simplet qui prend encore, après dix ans de boîte, la pulsion d’un moteur à traction installé au sous-sol pour son propre élan.
Une impression étrange, pas désagréable que je parviens en général à traîner jusque dans l’Espace accueil. Et après ça s’arrête. J’ai à nouveau envie de chialer en atterrissant sur la moquette rouge à rayures marron. Mais j’avance. Je ne touche plus terre. Entre moi et la terre s’étagent trente-quatre niveaux, douze parkings, vingt mètres de gaines de climatisation, sans compter le métro. Je m’avale au ralenti quinze mètres de couloir revêtu d’angora polyamide à 1 000 balles le mètre, sur dalle de ciment à 20 000 le mètre. Non 25, après le trentième étage, c’est plus cher. Plus c’est chiffré, plus c’est rassurant. Encore dix mètres, je ralentis, pour arriver quasi paralysé dans l’Espace comité où persiste la moquette rouge tel du chiendent, d’où surgit la voix de son maître :
– C’est enfin Clément, prononce Oliver, le CEO et je percevrais si j’étais lucide une pointe d’agacement. Il me rafraîchit jusqu’à l’os de son regard bleu glacier, délicatement chiné de vaisseaux éclatés. En voilà une teinte qui conviendrait davantage à la moquette.
Tout le monde fait normalement la gueule car c’est l’endroit pour. Une réunion Special Situation (SS) à la mi-journée au quasi dernier étage d’une banque d’affaires malmenée en Bourse depuis deux ans. Un sourire y ferait l’effet d’un bermuda. Sont ici rassemblés CEO, CFO, CRO, CDO, des fonctions importantes qui rendent très mal en français. Disons le grand patron, Oliver, Safia la directrice financière et Grette la directrice des risques. Quant à Chief Data Officer, Amin, je ne sais pas vraiment ce qu’il fait et s’il était honnête, il avouerait que lui non plus. Ils sont dans le vif du sujet depuis un moment et je devrais bien sûr savoir lequel. Il y avait sûrement un mail à ouvrir tandis que je tentais de deviner la forme des seins de la prof, sous son chemisier APC.
– T’en penses quoi Clément de ce merdier ?
Si je demande lequel je passerai pour ce que je suis, un poids mort incapable des bonds qu’exigera l’agilité-dans-la-transition-économique-post-covid. J’opte pour une moue situant mon jugement entre la lassitude de qui avait vu arriver le boulet et l’expectative de celui qui n’est pas sûr de se le prendre. Encore gagné. Safia est d’accord avec moi, estimant qu’en l’absence du patron des activités de marchés, on ne peut conclure à rien. Ce disant, elle caresse, abandonnée sur son épaule, une queue-de-cheval longue, noire, luisante et nette comme un jet de pétrole qui devrait me donner des idées. Mais je pense encore à la chercheuse. Son appétit sous la serre.
– Tu lui as parlé toi, à ce trou-du-cul ? m’adresse Oliver, sûrement à propos du responsable de la présente tragédie.
Je réponds non car j’ai une chance sur deux.
– Tant mieux. Je vais me le faire.
Bingo.
Dans la cour intérieure d’un lycée public, une cinquantaine de jeunes filles en ordre de bataille observent un calme étonnant. Sur les murs entourant ce qu’il convient d’appeler l’atrium, se répètent en peinture des slogans dont diminue le pacifisme et gonfle la police de caractères, au gré des messages. Aérez les vestiaires. Ça sent la grotte. Faites de la place ou on fait le vide.
Te voici assise devant Fabienne Mertens, ronde et brune directrice d’établissement, prête à t’expliquer ce mouvement de troupes fatalement dirigé par ton pétard de fille. Vous regardez ensemble la masse silencieuse de jean et de jersey posée à tes côtés, ta fille donc, coquille fermée, vide d’excuses et pleine de poudre. Une longue mèche noire excédant de la capuche, témoigne à l’intérieur de la présence effective de la bête. Véra, dix-sept ans. Blafarde représentante d’une génération maigre et fâchée que la classe moyenne, pas vraiment préparée à ça, peine encore à appeler ses enfants.
Tu abats sa capuche pour montrer à Mertens que tu ne lâches rien. Véra s’en recoiffe aussitôt car elle non plus. Mertens, elle, apprécierait d’en venir au fait du jour, si l’on en a terminé avec ce sweat. Merci.
C’est ce matin vers 11 heures, avec le cours de lettres de Mme Dreux comme premier théâtre des opérations, qu’avait commencé un petit jeu politique et néanmoins idiot. À chaque mention d’une référence masculine, tel nom de romancier, de dramaturge et autre poète, une fille quittait la classe sans un mot. Le cours portait sur les Parnassiens, précise Mertens, consultant quelques notes. Au même moment, le cours de sciences économiques autrement plus généraliste de M. Halimi était décimé de la même façon à chaque Keynes, chaque Marx, chaque Stieglitz prononcé par l’innocent pédagogue. En philosophie, enseignement particulièrement riche en notices biographiques, le vide fut fait à une élève près, entre Nietzsche et Schopenhauer, avant qu’on pense à évoquer Hannah Arendt, retenant ainsi sur les bancs l’ultime adolescente. L’heure de l’option histoire de l’art n’avait pas atteint le mitan, l’histoire tout court n’en parlons pas. Les premières étaient en 1914, tentant de comprendre comment Jaurès et l’archiduc d’Autriche déclenchaient la guerre mondiale en mourant coup sur coup ; les secondes étaient juste après la Révolution, en 1793, avec les Onze et la Terreur. Là encore, les femmes n’étaient pas vraiment dans le manuel, tout juste pouvait-on, en cherchant bien, mentionner la folle qui avait buté Jean-Paul Marat. On ne l’avait pas fait. En quarante-cinq minutes, le bâtiment s’était vidé aux deux tiers de son contingent féminin, toutes sections confondues. Seules avaient pu se poursuivre, pour des raisons évidentes, quelques tièdes classes de sciences et vies, de gymnastique.
Massées depuis dans l’atrium, les filles ne voulaient plus bouger. Elles attendaient des engagements de la part d’une direction pédagogique elle-même sidérée. On tenait encore les journalistes au portail, cependant Tweeter faisait son incendiaire travail d’écho. Si d’autres jeunes filles de cet âge pavlovien, dans d’autres établissements, étaient prises de mimétisme, bonjour le foutoir national et adieu les subventions. Alors, madame ?
Madame, c’est toi.
Alors rien. Tu penses à cet homme par son prénom. Tu voudrais lui dire Clément, l’époque est une surprise. Et tu t’imposes d’arrêter avec cette histoire d’époque – c’est une impasse – de trouver quelque chose à dire pour tenir ton rôle.

2 juin, 15 : 00, TC 36,6°,
FR 15/min, FC 80/min, TA 15
Dix minutes plus tard, à part avoir très légèrement glissé au fond du fauteuil Stark en Plexiglas qui paraît-il épargne leurs collants mais nous tue le coccyx, ma position demeure la même. J’observe et j’ignore. Mais tandis qu’Oliver m’interroge sur l’opportunité d’informer l’Autorité des marchés financiers, tandis que je réponds ce qu’il veut entendre, à savoir non, je me rapproche tranquillement du cœur du problème. Encore deux ou trois indices et j’aurai deviné l’exacte nature de la tuile, gagnant une fois encore à ce jeu crétin auquel les quatre autres ignorent participer.
On va penser que je ne m’affole pas beaucoup. En effet, c’est inutile. Bienvenue sur la Banquise un monde très propre où il ne se passe jamais rien de vraiment salissant. Aussi les pingouins sont-ils surentraînés à imaginer le pire, sans quoi ils se feraient vraiment chier et pourraient prendre des initiatives personnelles, telles que liquider des positions boursières au pif, tenter des trucs. La principale fiction d’épouvante en cours ici tourne autour de l’effondrement boursier. Rien d’exceptionnel, se raconter l’histoire faute d’y assister reste le mode de survie le plus répandu en milieu désertique. Je me raconte que la prof du déjeuner ne baise plus son mari, mon chien se raconte que je suis un dieu, la France qu’elle est gouvernée par un mec, la Banquise se raconte qu’elle va couler, je raconte au Financial Times qu’on tient la barre. En vérité, la chercheuse n’a pas besoin de moi, sinon pour décorer l’hiver prochain dans un amphi en banlieue et la Banquise absorbera encore pas mal de chocs avant de sentir un vague remous. La tragédie, la vraie, n’est jamais qu’un récit. Personne ne s’est suicidé en 29 et Merrill Lynch était déjà là, sauf qu’elle s’appelait autrement. Si vraiment on a vu des types passer devant les vitres pour s’éclater sur Cedar Street c’est qu’ils avaient un cancer ou un problème de gonzesse, en plus d’un paquet de titres pourris. Et encore. Le vol plané, c’est joli à imaginer mais peu crédible. Ils auraient fait ça au gaz ou au revolver, c’était plus la tendance. En 2008 idem, fiction. Lehman Bro est toujours debout et les quelques coiffeuses surendettées d’Atlanta qui se sont retrouvées à la rue, petit drame personnel qui ne fait même pas un début de statistique.
– Clément ?
Je suis là. Enfin, si on veut.
– Comment on a pu faire plus dégueulasse que la Générale ? ne s’en remet pas Oliver. Et je ne veux pas entendre parler de marché adverse et toutes ces conneries!
Voilà, il suffisait d’attendre. J’ai désormais tous les éléments pour comprendre de quoi on parle, je vais pouvoir participer. Nous avons des résultats dégueulasses sur une activité boursière censément rentable. Rien de neuf. Mais des résultats pires que la Banque Générale, un étalon en matière de dégueulasse, si. Manquerait plus que ça se sache.
– Aucun Profit Warning avant d’avoir tous les éléments, nous sommes d’accord ? entend me faire valider Safia dans un sourire angoissant.
Ses dents trop blanches contrastent avec ses cheveux trop noirs. Si j’étais Chanel, ça m’aurait sûrement donné l’idée d’un chemisier mais trop tard. Trop tard pour tout, putain.
– Évidemment, dis-je.
C’est là que se justifie ma rémunération dont le montant n’aurait aucun sens pour la plupart des gens, à part trouver un vaccin universel ou négocier la paix au Proche-Orient : je dois retenir. L’information, la rumeur, le moindre stagiaire qui voudrait essayer le 06 d’une journaliste des Échos, le moindre partenaire qui voudrait partager un ressenti personnel un tant soit peu négatif. Tant que la Terre entière ignore le problème, il n’y en a pas, quand bien même le problème aurait la taille d’une nation, telle est l’idée générale aux fondements de ma mission. Si le monde a oublié l’existence du septième continent, celui des déchets, ou sans aller chercher si loin, bêtement la Syrie, c’est grâce à tous ces gens comme moi. Je ne m’en vante pas, j’ai reçu une classique formation d’élite, sans tralala. Retenir est un don, je n’ai rien fait pour. Enfant déjà, quand personne ne soupçonnait dans le petit gros de sept ans le futur no 24 au Marathon de Paris (deux heures trente, un score de Kenyan) je m’entraînais déjà. Je me retenais de respirer, de flancher, de pisser, je ravalais ma morve, la douleur, les larmes, l’indignation, des paires de claques sur autrui qui se sont perdues à tout jamais, les mots et bien sûr de chier. Je me retenais comme un taré et aujourd’hui c’est tout naturellement une profession. Je devrais en parler aux jeunes. Certains ont peur de l’avenir parce qu’ils sont bons à rien.
– Clément ?
Oui patron.
– On ne t’entend pas beaucoup.
Encore heureux.
Toujours installée à la place du cancre devant Mertens, tu t’entends à présent reconnaître à voix haute tes torts personnels dans cette séance de chaises musicales. Véra est bien sûr indomptable mais le problème c’est toi, qui n’as rien vu venir. Et de n’être pas assez à la maison, trop peu à l’écoute, trop peu tout court, tu te blâmes à la louche. De son côté, la directrice ne tient pas à faire de barouf.
– Dommage, estime Véra, née pour aggraver son cas.
On reparlera de la liberté de manifester dans le cours prévu pour, se contient encore la directrice, si toutefois Véra demeure inscrite au lycée au-delà du prochain conseil de classe. Pour le moment, Mertens entend qu’elle disperse ses copines avant la sonnerie.
Véra observe aux fenêtres les colonnes adolescentes, patientes, fumeuses et connectées.
– C’est pas mes copines, mais la masse critique. Ça ne se disperse pas, ça s’utilise.
Fabienne Mertens, à bout, oppose que la gendarmerie dans les lieux est la dernière publicité qu’elle souhaite mais pourquoi pas. Véra rédige enfin quelques mots sur son téléphone. En bas, les filles le lisent sur le leur et s’éparpillent dans l’instant. Elle t’impressionne.

Tu aurais voulu être elle et pas toi, toujours quelque part entre la dépendance et la rage.
Mertens attend pour finir que Véra s’excuse à voix haute.
– On en est tous là, dit Véra.
Et c’est encore toi qui dis pardon.
– Personne n’est dupe, mademoiselle. Vous voulez surtout vous faire remarquer.
– Exactement. Faut faire quoi ? Se noyer ?
– Tais-toi, dis-tu alors que, dans ta gorge, enfle en vain le regret de ne jamais l’ouvrir.
– Comme tu veux.
Tu repars fatiguée, emportant ta fille par qui le scandale arrive.
– Tu m’épuises Véra.
– C’est moi qui bouge, c’est toi qui es fatiguée ?
Elle ne comprend pas ta colère pour un jeu, un jet de peinture, au maximum une exclusion temporaire d’un lycée de seconde zone. Devrait-elle comme toi simplement s’accrocher sans bien savoir à quoi ?
Bien sûr que tu le sais, et tu pourrais lui dire. Tu t’accroches à ce que tu gouvernes, qui te rassure et t’éteint. La famille. Si tu lâches, des gens meurent. Tu t’accroches aux meubles et aux répétitions des rites, tu t’accroches à des mots. Chance, maison, vacances. Et plus tu en doutes, plus tu t’accroches, épuisée, adhésive et souriante.
Elle répondrait, chez les marins, on appelle ça les moules.
Mais la sonnerie de reprise des cours retentit, stridente, et tu n’as pas à répondre. Ton époque est ce gong qui t’a toujours sauvée d’agir, la voici la formule que tu cherchais tout à l’heure pour la dire à Clément.
Devant la grille, vous attendez le bus en silence. Elle fume. Tu regardes avec piété ton enfant carencée, vouée peut-être à la fabrication d’une bombe dont tu entendras le souffle si tu survis aux virus recombinés. Tu voudrais lui avouer que la guerre des sexes n’a jamais été la tienne, tu avais d’autres choses à faire. Naître n’importe où, tenir, trouver comment t’arracher, apprendre par cœur des livres entiers jusqu’au dégoût, trouver un homme, le perdre, trouver à bouffer, accoucher, faillir être bouffée, renaître, retrouver, accoucher.
– Quoi ? Tu veux une clope ?
– Pourquoi pas.
Tu as eu cet âge. Tu as pensé comme elle la vie faite de constances et d’obstination. Tu l’as depuis apprise, faite de ce qu’elle est. Compromis, répétitions, oublis ou guérisons. Entre ces deux âges, il te semble avoir dormi.
– Tu vas lui dire ?
– À papa ?
– Oui. À ton mec.
– Non. »

Extraits
« Pas elle.
Bonjour Clément, c’est Laure de Paris 13, je regrette d’avoir dû vous quitter si vite, auriez-vous encore un moment. Sans abréviations avec des espaces entre les lignes, l’accent sur le u et les participes passés en accord avec la saison des amours. Si je réponds, il se passera quelque chose dont quelqu’un sera la victime. Si je ne réponds pas, il se passera comme d’habitude. Papa, tourniquet, comité de crise, pas de crise, Tinder, tourniquet, gel, parking, Papa, foutre, sommeil de brute, foutre froid, croquettes, France Inter, debout Clément, Reebok, galop, parking, gel, comité, comité ras la gueule jusqu’à ce qu’août s’ensuive avec avion, Hilton, bout du monde, putes, rentrée, hiver court, lumière courte, objectifs courts, évaluation, bonus. Alors un bonjour Clément c’est Laure de Paris 13, c’est peut-être une respiration à la surface, Joie. » p. 39

« Tu vis Véra heureuse, prendre, en un an, six centimètres. Tu connus les assurances habitation et les mutuelles à jour, les abonnements à la presse critique. Tu visitas une maison à Ville-d’Avray qui fut bientôt la vôtre, à vingt minutes de la Défense. Dans un quartier dit calme où chacun faisait pousser des séquoias en contrefort des grilles déjà hautes, elle offrait presque tout. Plusieurs chambres, un grand salon vitré qui donnait sur un jardin et l’idée d’un potager, le chauffage au gaz et l’isolation qui fut un argument d’achat, eu égard au bilan énergétique. Tu t’intéressas aux essences des bois dont on fait les parquets, tu appris le prix des lattes au mètre carré. La même année, Anton acquit les murs de son cabinet de médecine généraliste, élevant au maximum votre taux d’endettement. Tu connus alors la rassurante limite de l’impossibilité de faire plus, de faire mieux. Qui dit maison, dit plein air, dit lampions d’avril à octobre et chaises longues chez Leroy-Merlin. Tu fis plus tard l’acquisition d’un hamac, sans jamais trouver deux troncs assez proches pour l’y attacher. Tu lus ton nom sur la liste électorale de ta commune, tu vis à peine passer une grossesse à Ville-d’Avray en vraie robe de maternité et pas comme la première, en jogging. Tu vis Anna, l’enfant tranquille pousser sans rien demander, tu connus les amitiés faciles, le quartier, le vin de Loire davantage que le tabac à rouler, les grasses matinées et les activités propres aux dimanches. Véra installa finalement le hamac dans sa chambre. Tu ne cultivas pas vraiment de potager, tu avais trop souvent mal au dos. Tu connus le repos qui appelle le tumulte. D’abord de manière sourde, puis à cor et à cri. » p. 51-52

À propos de l’auteur
POURCHET_Maria_DRMaria Pourchet © Photo DR

Née à Épinal le 05 mars 1980 Maria Pourchet est titulaire d’un doctorat en sciences sociales (section sociologie des médias). Après des études qu’elle poursuit tout en travaillant au quotidien messin Le Républicain Lorrain, elle s’installe à Paris. Elle y dispense des cours de sociologie de la culture à l’Université de Paris 10 Nanterre, puis travaille comme consultante, notamment dans le domaine culturel, à partir de 2006. Elle a enquêté, dans le cadre de ses missions, sur les pratiques de lecture, la prescription littéraire et la promotion du livre. Parallèlement, elle travaille pour la télévision. En 2009, elle écrit et co-réalise avec Bernard Faroux un premier documentaire Des écrivains sur un plateau : une histoire du livre à la télévision (1950-2008), diffusé sur France 2. Elle participe depuis au développement de différents projets de fictions ou de documentaires de télévision. Elle est l’auteure de six romans: Avancer (2012), Rome en un jour (2013) Prix Erckmann-Chatrian, Champion (2015), Toutes les femmes sauf une (2018), Les Impatients (2019) et Feu (2021). (Source: Babelio / Wikipédia / Fayard)

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Canción

HALFON_cancion  RL_hiver_2021

En deux mots
Un écrivain se rend au Japon, invité comme auteur libanais. En fait s’il a bien des origines au pays du cèdre, il vit au Guatemala. L’occasion pour lui de retracer son arbre généalogique et de raconter le destin d’une famille prise dans les tourments de l’Histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le Guatemala, creuset de mille histoires

Eduardo Halfon brouille les pistes avec un art consommé. Croyant partir avec son narrateur-auteur à la découverte du Japon, on se trouve aux prises avec la Guerre civile du Guatemala, qui a bien secoué son arbre généalogique.

Habile à brouiller les pistes, Eduardo Halfon nous convie tour à tour dans différents points du globe en ouverture de ce roman étonnant à plus d’un titre. Après Tokyo, où l’écrivain-narrateur est convié à un colloque en tant qu’écrivain libanais, il va nous raconter les pérégrinations de ses ancêtres de Beyrouth à Guatemala Ciudad, en passant par Ajaccio, New York, Haïti, le Pérou, Paris et le Mexique. Ces jalons dans la vie du narrateur et de sa famille lui permet d’endosser bien des costumes. Celui qu’il étrenne à Tokyo étant tout neuf. Invité comme «écrivain libanais», il lui faudra toutefois remonter jusqu’à son grand-père pour offrir semblant de légitimité à cette appellation d’origine. Car ce dernier avait quitté le pays du cèdre depuis fort longtemps – il est du reste syrien – et s’était retrouvé au Guatemala où il avait fait construire une grande villa pour toute la famille.
C’est dans ce pays d’Amérique centrale, secoué de fortes tensions politiques, que nous allons faire la connaissance de Canción, le personnage qui donne son nom au titre du roman. Il s’agit de l’un des meneurs de la guérilla qui combat le pouvoir – corrompu – alors en place. En janvier 1967, avec son groupe, il décide d’enlever le grand-père du narrateur en pleine rue, au moment où il sort de la banque où il a retiré l’argent pour payer les maçons qu’il emploie. Canción va négocier le versement d’une rançon et se spécialiser dans ce type d’opérations, passant à la postérité pour la tentative avortée d’enlèvement de l’ambassadeur américain, John Gordon Mein. Car le diplomate tente de s’enfuir et est alors «aussitôt mitraillé par les guérilleros. Huit blessures par balles dans le dos, détaillerait le juge après l’autopsie.» C’est alors que Canción gagne son surnom: le Boucher (El Carnicero).
Avec humour et ironie, Eduardo Halfon montre que durant toutes ces années de guerre civile, il est bien difficile de juger où est le bien et le mal, chacune des parties comptant ses bons et ses mauvais éléments. Si l’on trouve légitime de s’élever contre un pouvoir corrompu, soutenu par les Américains et leur United Fruit Company, pratiquement propriétaire de tout le pays, on peut aussi se mettre à la place de cette famille qui a immigré là pour fuir d’autres conflits et se retrouve, bien malgré elle, au cœur d’un autre conflit. D’autant qu’elle va se retrouver accusée par le pouvoir d’avoir financé les forces armées rebelles en payant la rançon. Pour appuyer cette confusion, l’auteur n’hésite pas à passer, au fil des courts chapitres, dans une temporalité différente. De Tokyo à la guerre civile et à une conversation dans un bar où l’on évoque les chapitres marquants de l’épopée familiale. Le fait que le grand-père et son petit-fils s’appellent tous deux Eduardo Halfon n’arrangeant pas les choses! On file en Pologne pour parler des origines juives, puis au Moyen-Orient qui ne sera pas un refuge sûr avant d’arriver dans un pays «surréaliste», le Guatemala. Il est vrai qu’entre coups d’État, dictature, guérilla, ingérence américaine et criminalité galopante, enlèvements et assassinats, cette guerre civile qui va durer plus de quarante ans offre un terreau que le romancier exploite avec bonheur, tout en grimpant dans les arbres de son arbre généalogique à la recherche d’une identité introuvable.
Le tout servi par un style foisonnant, échevelé qui se moque de la logique pour passer d’une histoire à l’autre et donner une musicalité, un rythme effréné à ce roman où il sera même question d’amour. Voilà une nouvelle version de la sarabande d’Éros et Thanatos, luxuriante et endiablée.

Canción
Eduardo Halfon
Éditions de la Table Ronde
Roman
Traduit de l’espagnol par David Fauquemberg
176 p., 15 €
EAN 9791037107541
Paru le 14/01/2021

Où?
Le roman est principalement situé au Guatemala, à Guatemala Ciudad, mais il commence à Tokyo et nous fait passer par Beyrouth, Ajaccio, New York, Haïti, le Pérou, Paris et le Mexique.

Quand?
L’action se déroule de la seconde moitié du XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Par un matin glacial de janvier 1967, en pleine guerre civile du Guatemala, un commerçant juif et libanais est enlevé dans une ruelle de la capitale. Pourquoi? Comment? Par qui? Un narrateur du nom d’Eduardo Halfon devra voyager au Japon, retourner à son enfance dans le Guatemala des années 1970 ainsi qu’au souvenir d’une mystérieuse rencontre dans un bar miteux – situé au coin d’un bâtiment circulaire – pour élucider les énigmes entourant la vie et l’enlèvement de cet homme, qui était aussi son grand-père.
Eduardo Halfon, dans ce nouveau livre, continue d’explorer les rouages de l’identité. En suivant à la trace son grand-père libanais, il entre avec lui dans l’histoire récente, brutale et complexe, de son pays natal, une histoire dans laquelle il s’avère toujours plus difficile de distinguer les victimes des bourreaux.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)
L’Orient – Le Jour (Sabyl Ghoussoub)
L’Orient – Le Jour (Jean-Claude Perrier)
Blog Domi C Lire
Blog La Viduité 
Blog America Nostra
Blog Les miscellanées d’Usva


Eduardo Halfon présente son nouveau roman Canción © Production Musée d’art et d’histoire du Judaïsme

Les premières pages du livre
« J’ARRIVAI à Tokyo déguisé en Arabe. Un petit comité d’accueil de l’université m’attendait à la sortie de l’aéroport, bien qu’il fût minuit passé. Un des professeurs japonais, le chef à l’évidence, fut le premier à me saluer en arabe, et je me contentai de lui sourire, par politesse autant que par ignorance. Une jeune fille, l’assistante du chef ou peut-être une étudiante de troisième cycle, portait un masque chirurgical blanc et des sandales si délicates qu’elle semblait aller pieds nus ; elle n’arrêtait pas de courber le front devant moi, en silence. Un autre professeur, dans un mauvais espagnol, me souhaita la bienvenue au Japon. Un de ses collègues, plus jeune, me serra la main puis, sans la relâcher, m’expliqua en anglais que le chauffeur officiel du département de l’université allait me conduire à l’hôtel afin que je puisse me reposer avant la rencontre du lendemain matin. Le chauffeur, un vieil homme courtaud et grisonnant, portait une tenue de chauffeur. Après avoir récupéré ma main et les avoir tous remerciés en anglais, je pris congé en imitant leurs gestes révérencieux et suivis dehors le vieil homme courtaud et grisonnant, qui m’avait devancé sur le trottoir et marchait d’un pas nerveux sous un léger crachin.
Nous fûmes en un rien de temps à l’hôtel, qui se trouvait à deux pas de l’université. Du moins, c’est ce que je crus comprendre dans la bouche du chauffeur, dont l’anglais était encore pire que les cinq ou six mots d’arabe que je maîtrisais. Je crus aussi l’entendre dire que ce quartier de Tokyo était connu pour ses prostituées ou pour ses cerisiers, ce n’était pas très clair, et je n’osai pas demander. Il se rangea devant l’hôtel et, moteur allumé, descendit de voiture, courut ouvrir le coffre, posa mes affaires devant la porte d’entrée (tout cela, eus-je l’impression, avec la précipitation de qui a une forte envie d’uriner) et me laissa en murmurant quelques mots d’adieu ou de mise en garde.
Je restai planté sur le trottoir, déconcerté mais content d’être là, enfin, dans le vacarme lumineux de la nuit japonaise. Il avait cessé de pleuvoir. L’asphalte noir luisait d’un éclat de néon. Le ciel était une immense voûte de nuages blancs. Je songeai que marcher un peu me ferait du bien avant de monter dans ma chambre. Fumer une cigarette. Me dégourdir les jambes. Respirer le jasmin de la nuit encore tiède. Mais j’eus peur des prostituées.

J’étais au Japon pour participer à un congrès d’écrivains libanais. En recevant l’invitation quelques semaines plus tôt, après l’avoir lue et relue pour être bien certain qu’il ne s’agissait pas d’une erreur ou d’une plaisanterie, j’avais ouvert l’armoire et y avais trouvé le déguisement libanais – parmi tant d’autres déguisements – hérité de mon grand-père paternel, natif de Beyrouth. Je n’étais encore jamais allé au Japon. Et on ne m’avait encore jamais demandé d’être un écrivain libanais. Un écrivain juif, oui. Un écrivain guatémaltèque, bien sûr. Un écrivain latino-américain, évidemment. Un écrivain d’Amérique centrale, de moins en moins. Un écrivain des États-Unis, de plus en plus. Un écrivain espagnol, quand il était préférable de voyager avec ce passeport-là. Un écrivain polonais, une fois, dans une librairie de Barcelone qui tenait – tient – absolument à classer mes livres dans le rayon dévolu à la littérature polonaise. Un écrivain français, depuis que j’ai vécu un temps à Paris et que certains supposent que j’y vis encore. Tous ces déguisements, je les garde à portée de main, bien repassés et pendus dans l’armoire. Mais personne ne m’avait jamais invité à participer à quoi que ce soit en tant qu’écrivain libanais. Et devoir me faire passer pour un Arabe l’espace d’une journée, dans un congrès organisé par l’université de Tokyo, me paraissait peu de chose si cela me permettait de découvrir ce pays.

Il a dormi dans son uniforme de chauffeur. C’est ce que je me dis en le voyant planté debout à côté de moi, tranquille, impassible, attendant que j’aie terminé mon petit déjeuner pour me conduire à l’université. Le vieux avait les mains dans le dos et ses yeux gonflés fixaient un point précis du mur, devant nous, dans la cafétéria de l’hôtel. Il ne me salua pas. Ne m’adressa pas un seul mot. Ne me pressa pas. Mais tout son être évoquait un globe rempli d’eau sur le point d’éclater. Et donc, je ne le saluai pas non plus. Je me contentai de baisser les yeux et continuai de déjeuner aussi lentement que possible, en relisant mes notes sur un papier à en-tête de l’hôtel, et en répétant à voix basse les différentes manières de dire merci en arabe. Choukran. Choukran lak. Choukran lakoum. Choukran jazilen. Puis, quand j’eus fini de boire ma soupe miso, je me levai, adressai un sourire au globe noir et blanc planté à côté de ma table, et allai me resservir.

Mon grand-père libanais n’était pas libanais. J’ai commencé à le découvrir ou à le comprendre il y a quelques années, à New York, alors que je cherchais des pistes et des documents concernant son fils aîné, Salomon, mort tout petit non pas dans un lac, comme on me l’avait raconté lorsque j’étais enfant, mais là-bas, dans une clinique privée de New York, et enterré dans l’un des cimetières de la ville. Je n’ai trouvé aucun document concernant le jeune Salomon (pas un seul, rien, comme s’il n’était pas mort là-bas, dans une clinique privée de New York), mais j’ai trouvé en revanche le livre de bord – l’original, en parfait état – du bateau qui avait débarqué mon grand-père et ses frères à New York, le 7 juin 1917. Ce bateau s’appelait le SS Espagne. Il avait appareillé à Ajaccio, la capitale corse, où tous les frères avaient débarqué avec leur mère après s’être enfuis de Beyrouth (quelques jours ou quelques semaines avant de partir pour New York, ils l’avaient enterrée en Corse, mais encore aujourd’hui, nul ne sait de quoi est morte mon arrière-grand-mère, ni dans quel recoin de l’île se trouve sa tombe). Mon grand-père, ai-je pu lire dans le livre de bord du bateau, avait alors seize ans, il était célibataire, savait parler et lire le français, travaillait comme vendeur (Clerk, tapé à la machine) et était de nationalité syrienne (Syrian, tapé à la machine). Juste à côté, dans la colonne Race or People, le mot Syrian était également tapé à la machine. Mais ensuite, le fonctionnaire de l’immigration avait corrigé son erreur ou s’était ravisé : il avait barré cette mention et juste au-dessus, à la main, avait inscrit le mot Lebanon. Mon grand-père disait toujours, en effet, qu’il était libanais, précisai-je dans le microphone qui fonctionnait à peine, bien que le Liban, en tant que pays, n’eût été créé qu’en 1920, c’est-à-dire trois ans après le départ de Beyrouth de mon aïeul et de ses frères. Jusqu’à cette date, Beyrouth faisait partie du territoire syrien. Donc, d’un point de vue juridique, ils étaient syriens. Ils étaient nés syriens. Mais ils se disaient libanais. Peut-être pour une question de race ou de groupe ethnique, comme il était écrit dans le livre de bord. Peut-être pour une question d’identité. Ainsi, je suis le petit-fils d’un Libanais qui n’était pas libanais, lançai-je au public japonais de l’université de Tokyo, et je repoussai le micro. Respectueux ou dérouté – lequel des deux, je l’ignore –, le public japonais resta muet. »

Extraits
« Le 13 novembre 1960, une centaine d’officiers militaires organisèrent un soulèvement pour s’opposer à la soumission du gouvernement Face aux Américains qui, secrètement, dans une ferme privée du pays nommée La Helvetia, étaient en train de former des exilés cubains et des mercenaires anticastristes en vue d’un débarquement à Cuba, dans la Baie des Cochons (la CIA avait installé, dans cette ferme privée, dont le propriétaire était un proche du président, une station radio pour coordonner la future invasion, vouée à l’échec). La majeure partie des officiers impliqués dans ce soulèvement furent rapidement condamnés et fusillés, mais deux d’entre eux parvinrent à s’enfuir dans les montagnes: le lieutenant Marco Antonio Yon Sosa et le sous-lieutenant Luis Augusto Turcios Lima. En tant que militaires, tous les deux avaient été formés aux tactiques antiguérilla par l’armée des États-Unis; l’un à Fort Benning, en Géorgie; l’autre à Fort Gulick, au Panama. Et une fois passés dans la clandestinité là-haut, dans la montagne, ils entreprirent d’organiser le premier mouvement — ou frente, dans l’argot local — guérillero du pays, le Mouvement révolutionnaire du 13 novembre. Un an et demi plus tard, en 1962, suite au massacre par un groupe de militaires de onze étudiants de la faculté de droit, alors qu’ils posaient des pancartes et des affiches de dénonciation dans le centre-ville, le Mouvement révolutionnaire du 13 novembre s’allierait au Parti guatémaltèque du travail, donnant naissance aux Forces armées rebelles. Quand mon grand-père fut enlevé en janvier 1967, on estimait déjà à environ trois cents le nombre de guérilleros dans le pays. Moyenne d’âge: vingt-deux ans. Temps moyen passé au sein de la guérilla avant de mourir: trois ans. » p.53-54

« L’ambassadeur des États-Unis s’appelait John Gordon Mein. Il ne s’était pas agi d’un assassinat, mais d’une tentative d’enlèvement qui avait mal tourné, lorsque Mein avait tenté de s’enfuir sur l’avenue, où il fut aussitôt mitraillé par les guérilleros. Huit blessures par balles dans le dos, détaillerait le juge après l’autopsie. L’objectif de cet enlèvement était d’échanger l’ambassadeur contre le chef suprême de la guérilla, le commandant Camilo, capturé par l’armée quelques jours plus tôt. Les guérilleros avaient attendu Mein au coin de la rue de l’ambassade – il revenait d’un déjeuner -, à bord de deux voitures de location : une Chevrolet Chevelle verte (Hertz) et une Toyota rouge (Avis). Les deux véhicules, découvrirait-on dans les heures qui suivirent, avaient été loués le matin même par Michèle Firk, journaliste et révolutionnaire juive de France, et par ailleurs compagne de Camilo: celui-ci l’appelait la pleureuse (La Llorona), à cause de sa propension à s’émouvoir au moment des adieux. Une semaine après l’assassinat de Mein, alors que la police militaire était sur le point d’enfoncer la porte de sa maison, Michèle Firk se suicidait d’une balle dans la bouche.
L’un des trois délinquants figurant sur l’avis de recherche, celui de la photo du milieu, celui dont l’expression est à la fois sinistre et puérile, est Canción, également connu, précise la légende, sous le nom du Boucher (El Carnicero). » p. 74-75

« Sur la banquette arrière, lisant le journal, est assis le comte Karl von Spreti, ambassadeur de la république fédérale d’Allemagne au Guatemala. Le chauffeur observe dans le rétroviseur cet homme raffiné, en se disant comme souvent que von Spreti a l’allure d’un acteur de ciné — de fait, il n’est pas sans rappeler Marcello Mastroianni —, et ne remarque pas à quel moment ni d’où ont surgi ces deux voitures qui cherchent à lui bloquer le passage, au niveau du monument à Christophe Colomb : une Coccinelle Volkswagen blanche et une Volvo bleu nacré.
Arrêtez-vous, lui ordonne von Spret avec une assurance teintée de fatalisme. C’est après moi qu’ils en ont.
Six guérilleros descendent des véhicules. Ils ont des cagoules et des mitraillettes Thompson (ils disent des Tomis). Un des six hommes ouvre la portière arrière de la Mercedes, saisit le comte par le bras et, sans prononcer un seul mot, sans se voir opposer la moindre résistance, le conduit jusqu’à la Volvo bleu nacré, Ce guérillero encagoulé, c’est Canción.
Principal objectif de cet enlèvement : échanger l’ambassadeur contre dix-sept prisonniers politiques. Mais quatre jours plus tard, en guise de réponse à l’ultimatum des guérilleros, le gouvernement militaire fait assassiner deux de ces prisonniers.
Ce dimanche-là, quelqu’un appelle la caserne des pompiers depuis un téléphone public. Une voix anonyme annonce au pompier de garde que von Spreti se trouve dans une modeste maison d’adobe privée de toit, au kilomètre 16,5 de la route de San Pedro Ayampuc, village des environs de la capitale, Les pompiers se rendent immédiatement sur place.
Ils trouvent le corps de von Spreti dans le jardin derrière la maison, avec un seul impact de balle au niveau de la tempe droite, calibre neuf millimètres. Le comte est assis par terre, jambes tendues devant lui, adossé à des arbustes. » p. 76-77

« La Roge. C’est ainsi que ses proches et ses amis appelaient Roselia Cruz. En 1958, âgée de dix-sept ans, alors qu’elle achevait ses études à l’Instituto Normal de Senoritas Belén, une école normale d’institutrices, elle fut élue Miss Guatemala. L’été suivant, elle se rendit à Long Beach en Californie — son premier et unique voyage à l’étranger — pour participer au concours de Miss Univers. Elle ne l’emporta pas. Mais dans son discours, vêtue de l’habit traditionnel maya, elle critiqua l’intervention au Guatemala du gouvernement américain, qui, en juin 1954, avait orchestré et financé le renversement du président Jacobo Arbenz — le deuxième président démocratiquement élu de l’histoire du pays.
Arbenz, également connu sous le surnom de Blondin (El Chelon) ou Le Suisse (El Suizo), déclara dans son discours d’investiture que le Guatemala était régi par un système économique de type féodal et, en 1952, il entreprit de mettre en œuvre sa loi de réforme agraire, le fameux Décret 900, dont l’objectif essentiel — proclamait-il  — était de développer l’économie capitaliste des paysans. Des paysans décimés par la misère et la famine (selon le recensement de cette année-là, 57% d’entre eux ne possédaient aucune terre ; 67% mouraient avant l’âge de vingt ans). Première mesure de cette réforme agraire : mettre fin au système féodal toujours en vigueur dans les campagnes (sont abolies, détaillait le décret, toutes les formes de servitude et, par conséquent, toute prestation personnelle non rémunérée de la part des paysans). Deuxième mesure : s’octroyer le droit d’exproprier les terres en friche — c’est-à-dire seulement les terres improductives — contre une indemnisation sous forme de bons, et redistribuer ces propriétés aux pauvres et aux nécessiteux, indigènes et paysans. En 1953, Arbenz expropria ainsi quasiment la moitié des terres en friche d’un des principaux propriétaires terriens du pays, la United Fruit Company – bien que possédant plus de la moitié des terres cultivables du Guatemala, elle en exploitait moins de 3% -, terres dont l’entreprise bananière américaine avait hérité gratuitement en 1901, cadeau du président et dictateur Manuel Estrada Cabrera. La United Fruit Company ne tarda pas à réagir. Par l’intermédiaire des frères Dulles (John Foster Dulles, alors secrétaire d’État des États-Unis, et Allen Dulles, alors directeur de la CIA, avaient travaillé comme avocats au service de la multinationale et siégeaient désormais à son conseil d’administration), elle fit pression sur le gouvernement du président Eisenhower, et Arbenz fut promptement renversé dans le cadre d’une opération de la CIA baptisée OPÉRATION PBSUCCESS. Le pays bascula alors dans une spirale de gouvernements répressifs, de présidents militaires, de militaires génocidaires, et dans un conflit armé interne qui allait durer près de quatre décennies (John Foster Dulles, pendant ce temps-là, était désigné Personnalité de l’année 1954 par Time Magazine). » p. 80-83

« Nul n’ignore que le Guatemala est un pays surréaliste.
C’est par ces mots que s’ouvre la lettre de mon grand-père publiée dans Prensa Libre, l’un des principaux journaux du pays, le 8 juin 1954, trois semaines avant le renversement d’Arbenz. » p. 83

À propos de l’auteur
HALFON_Eduardo_©Ulf_AndersenEduardo Halfon © Photo Ulf Andersen

Eduardo Halfon est né au Guatemala en 1971 et a passé une partie de sa jeunesse aux États-Unis, où il a étudié la littérature qu’il a enseignée à son retour dans son pays natal. En 2007, l’auteur de La Pirouette est nommé parmi les quarante meilleurs jeunes écrivains latino-américains au Hay Festival de Bogotá et en 2012, il bénéficie de la Bourse de Guggenheim. Ses nouvelles et romans sont traduits en huit langues, et il reçoit le prestigieux prix espagnol José Maria de Pereda en 2010 ainsi que le Prix Roger Caillois en 2015 pour deux d’entre eux. (Source: Éditions de la Table Ronde)

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