Les fleurs sauvages

HOUDART_les_fleurs_sauvages  RL_2024

En deux mots
Mila à l’humeur vagabonde. Entre un père fondeur de cloches installé dans le Jura suisse et une mère taxi en Haute-Provence, elle voyage et trouve l’inspiration pour ses dessins. Des dessins qui réjouissent son demi-frère Théo qui se cache après un trafic d’armes qui a mal tourné.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Milva, ses parents et son frère

Le nouveau roman de Célia Houdart a tout de la chronique familiale et naturaliste. Milva, 16 ans, partage sa vie entre son père et sa mère, entre la Suisse et la France. Elle dessine la nature et veut se consacrer aux beaux-arts. Mais soudain, on bascule dans le thriller…

Milva aime la nature, Milva aime dessiner. Aussi le traumatisme de la séparation passé, elle s’accommode fort bien de ses deux points de chute. À Saignelégier dans le Jura suisse où son père a une fonderie qui réalise notamment des cloches pour les vaches qui partent en alpage. Entre l’école d’art de La Chaux-de-Fonds, Le Locle et le Noirmont, elle aime se promener avec son carnet à dessins et croquer les fleurs sauvages du titre.
La fille de 16 ans suit un scénario identique lorsqu’elle part rejoindre sa mère qui s’est installée à Mane dans les Alpes-de-Haute-Provence, non loin de Forcalquier. C’est là aussi que vivent son demi-frère Théo et son amie Kyoko. C’est cette dernière qui va découvrir le commerce peu recommandable du jeune homme. Lui qui prétend vendre du fromage suisse à Dubaï achète en fait des armes et les revend aux Lybiens. Une activité qui va le forcer à fuir et à se cacher après un passage à tabac. Il se réfugie dans une galerie souterraine avec trois caisses d’armes. Les dessins que sa sœur réussit à lui apporter venant le réconforter.
C’est en courts chapitres que Célia Houdart entremêle la chronique familiale, le roman initiatique, le thriller qui fait planer un réel danger sur la famille et les touches poétiques autour d’une nature que le lecteur est invité à arpenter et à aimer. Et c’est précisément ce qui fait le charme de ce roman, cette confrontation du beau et du sordide, de la poésie et de la géopolitique. Le rhododendron voisine avec le missile antichar et la bruyère avec le fusil d’assaut.
Deux mondes antagonistes qui vont pourtant se rejoindre dans ce récit initiatique ou le bien et le mal s’offrent une sarabande endiablée que la plume sensible de Célia Houdart rend avec toutes ses nuances.

Les fleurs sauvages
Célia Houdart
Éditions P.O.L
Roman
208 p., 19 €
EAN 9782818057865
Paru le 4/01/2024

Où?
L’action se déroule d’une part en Suisse, à La Chaux-de-Fonds et au Noirmont ainsi qu’à Saignelégier, sans oublier La Sage en Valais et Montreux et d’autre part en France, à Forcalquier et à Mane dans les Alpes-de-Haute-Provence, ainsi qu’à Baulieu-sur-Mer.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout à la fois roman d’apprentissage, thriller, roman d’amour et poème en prose, Les Fleurs sauvages nous conduit sur le chemin dangereux de la tendresse entre une sœur artiste et un frère qui gagne sa vie par le commerce des armes. La jeune Milva âgée de 16 ans vit avec son père, ouvrier fondeur, à Saignelégier, dans le Jura suisse. Pour les vacances, elle rejoint sa mère, chauffeuse de taxi à Mane dans les Alpes-de-Haute-Provence. Milva dessine beaucoup et tout le temps. Théo, son demi-frère de 8 ans son aîné, est un petit délinquant tombé progressivement dans le grand banditisme. Kyoko la petite amie japonaise de Théo, en fouillant l’ordinateur de son compagnon, découvre que celui-ci se livre au commerce d’armes provenant des Balkans qu’il revend à des milices libyennes. À cause d’une livraison de marchandise en échange de laquelle il ne perçoit pas la somme qui lui a été promise, et après un passage à tabac à Beaulieu-sur-Mer, Théo décide de garder trois caisses d’armes et de se cacher avec elles à Mane, dans un ancien tunnel ferroviaire. Milva voudra se porter au secours de son frère et lui rend visite clandestinement dans sa cachette, pour lui offrir ce qu’elle a de plus précieux et intime : son carnet de dessins.
Tout au long du roman, on croise la présence des fleurs : une belladone tatouée sur un bras, un vallon tapissé de bruyères et de rhododendrons, des motifs Art nouveau. Et des armes : un canif, des missiles antichars, un fusil d’assaut A47 dont Célia Houdart s’attache à décrire, entre les mains d’un Touareg, en plein désert libyen, le montage et le démontage patients. Tout un réseau mystérieux de correspondances se tisse, presque magiquement, entre le pire du monde contemporain et la délicatesse d’un univers intime et familial. L’univers poétique, mystérieux et floral de la jeune adolescente se confronte aux plus violentes réalités géopolitiques. Sans manichéisme ni pathos, Célia Houdart décrit deux visions de notre monde aujourd’hui, sombre et solaire, au plus près des corps et des sensations.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Drôle d’époque)
En Attendant Nadeau (Valentin Hiégel)
Diacritik (Maryline Heck)
Actualitté (Valentine Costantini)


Célia Houdart présente «Les fleurs sauvages» © Production Jean-Paul Hirsch

Les premières pages du livre
« 1.
Milva marchait dans la forêt. Son attirail, moins lourd qu’encombrant, cliquetait au bout de ses bras. Elle sentait le relief du sol sous la semelle de ses bottes. Les épicéas absorbaient la lumière et les sons. Pour rejoindre l’étang, elle obliqua vers la droite. De jeunes ronces rendaient le passage moins praticable. Elle entendit un bruit suivi d’un frémissement d’herbes. Elle s’arrêta, aux aguets. Son sang battait dans ses oreilles. À quelques centimètres de ses pieds, elle vit trotter une musaraigne qui, aussitôt, disparut dans un trou. Les fougères étaient encore humides de rosée. Milva reprit sa progression. Elle calculait la longueur de ses enjambées pour éviter les orties et des branches cassées. Ses bottes brillaient. Mélange de fraîcheur et de moiteur. Plus exactement, une moiteur dans laquelle par instants, par bouffées, une fraîcheur montait. Le ciel gris-blanc intensifiait la lumière. Une percée soudain, c’était l’étang. Milva choisit un coin qu’elle aimait, un peu à l’écart, et se délesta de son barda. Des libellules posaient leur corps irisé et sans poids sur les cannes. L’herbe avait déjà été foulée, deux bouts de bois en forme de Y étaient fichés dans le sol. Un autre pêcheur avait précédé Milva. Elle contempla l’eau calme qui reflétait la forêt et la roselière. Dans une zone sans ajoncs s’élevait une sorte de brume, une fumerole, qui semblait relier le paysage à un autre monde.
Milva jeta des poignées d’amorce qu’elle avait préparée la veille, consistant en biscottes, biscuits, vieilles pommes de terre, parfumées d’une larme d’absinthe et malaxées en rêvant grosse capture. C’était comme un rituel, une offrande pour quelque divinité lacustre. Elle rinça soigneusement ses mains collantes en utilisant l’eau de sa gourde, se gardant bien de les tremper dans l’étang pour ne pas effrayer les poissons. Ensuite elle tendit ses lignes.
Plus un souffle de vent. De grands insectes patinaient sur l’eau tranquille. Odeur de roseaux et d’iris fanés. L’étang pouvait dégager certains jours quelque chose de lourd et douloureux, presque malsain, qui contrastait avec la légèreté et la fraîcheur de l’air. Milva guettait le moindre frémissement des bouchons fluorescents. Elle admira le vol lent d’un héron, le passage d’un ragondin serrant entre ses dents une branche de saule et qui, arrivé à sa hauteur, tourna la tête pour la regarder. Soudain, tictictictictic, son moulinet se dévidant à toute vitesse, Milva se précipita sur sa canne à lancer. Elle l’agrippa. Elle sentit tout de suite qu’une chose inhabituelle se passait. Elle dut laisser du mou. Il fallait à tout prix éviter que le fil ou l’extrémité incroyablement courbée de la canne ne se casse. Elle chercha un peu de souplesse dans son poignet pour accompagner la prise, tout en veillant à ne pas glisser elle-même dans l’eau, pour être ensuite entraînée au milieu des roseaux que lui désignait le fil de pêche – plus une direction à vrai dire qu’un point précis –, car, au soleil, le nylon devenait pratiquement invisible. Balader le poisson, le fatiguer, sans lui déchirer non plus la bouche avec l’hameçon, le sortir avec douceur de l’étang, c’était tout un art que Théo avait transmis à Milva.
Elle tenait à deux mains sa canne, biceps contractés. Des veines gonflaient sur le dessus de ses mains. Son front perlait de sueur qui, ensuite, coulait sur sa figure. Clicclicclicclic. Chaque centimètre de fil rembobiné était une petite victoire. Milva se voyait, après une longue lutte, prisonnière de la vase grise, un bras levé, s’enfonçant puis disparaissant complètement, des bulles s’échappant de ses narines, dans une atmosphère d’âcre vapeur. À mesure que le fil se dévidait, en elle s’élevait un tourbillon d’images plus inquiétantes les unes que les autres, comme un délire parallèle. Ce sont les sauts du poisson, ses enroulements d’anaconda constricteur, qui ramenèrent brusquement Milva à la réalité. Le poisson se débattait avec force sans vraiment sortir de l’eau. La surface de l’étang était comme une grande toile cirée brutalement tirée et froissée par une main invisible. Et puis plus rien. Toute la tension au bout du fil s’était relâchée.
Milva ramena très doucement le fil sans bouchon ni hameçon. Le poisson, sans doute un brochet, il ne pouvait guère s’agir d’autre chose, avait sectionné le fil au ras de l’émerillon et avalé la ligne.

2.
Vexée d’être rentrée bredouille, Milva jeta tout son matériel en vrac dans la remise à outils, sans nettoyer le manche des cannes ni rincer sa boîte à amorce dont le maigre résidu de pommes de terre allait suffire, en quelques jours, à empuantir l’air et à attirer les mouches. Dans un rond d’herbe au milieu des graviers de la cour, le vent faisait tourner les pales d’une girouette en bambou dont le mouvement animait deux personnages en métal qui dansaient sur trois notes en boucle. Dans la petite pièce qui servait d’entrée à la maison, Milva retira ses bottes de la pointe du gros orteil. Elle les abandonna au milieu du passage, chacune fourrée d’une chaussette en boule. Elle traversa le salon, laissant sur le carrelage des empreintes qui s’évaporèrent aussitôt, puis elle s’affala dans le canapé. Elle fixa le plafond. Au bout de quelques minutes, d’un bond, elle se releva, se précipita dans sa chambre, prit son ordinateur et, assise cette fois tout au bord du canapé, consulta des sites de pêche qu’elle avait déjà réunis en onglets dans sa barre d’outils. Elle se mit en quête de bons tuyaux pour éviter à l’avenir pareille déconvenue. De lien en lien, elle se retrouva sur un forum où des pêcheurs amateurs postaient des photos de mouches artificielles qu’ils avaient confectionnées eux-mêmes, dont certaines, ornées de plumes et de poils, imitaient parfaitement des insectes en pleine mue ou blessés. Milva observa un moment cette collection de bijoux inquiétants. Là, elle perçut un faible bruit, un tapotis cristallin, venant de la fenêtre. C’était Fantômas.
– Tiens, te revoilà. Où étais-tu allé te fourrer ?
Milva glissa les mains sous les pattes avant du chat, puis le cala sur son épaule. Elle pouvait sentir, à travers son tee-shirt, la pointe des griffes qui se déployaient et se rétractaient tour à tour, marquant sa peau de piqûres très légères et inoffensives, car la recherche de stabilité n’empêchait pas l’animal d’être précautionneux.
Devant la maison, une vaste dépression creusait le paysage qui, le matin et le soir, presque toute l’année, s’emplissait de brouillard, sauf les mois de juin et de juillet, où les prairies se tapissaient de plantains et de gentianes jaunes.
Milva devait retrouver Sam. Si elle ne voulait pas manquer le train, c’était l’heure de partir. Elle déposa délicatement Fantômas sur un fauteuil. Elle enfila son blouson, des baskets et fit claquer la porte.
Elle vit à travers la toile de son sac la lueur de son smartphone. Elle plongea la main. C’était un message de sa mère, celle-ci l’informait que Théo, son demi-frère, et Kyoko, son amie, viendraient déjeuner le lendemain chez elle. Elle lui demandait d’arriver plus tôt. Pour une fois qu’elle les avait tous les trois. Elle appelait de sa voiture avec un kit mains libres. Milva soupira. Elle réfléchit quelques secondes et décida de ne rien changer à ses plans, jusqu’à ce que Kyoko lui écrive un SMS : « Je suis heureuse de te voir demain en Haute-Provence. » Touchée, l’adolescente s’arrêta devant la gare, relut le SMS et changea son billet en pianotant très vite sur son téléphone.
Théo et Milva n’avaient pas passé leur enfance ensemble. Tout au plus des week-ends à La Chaux-de-Fonds où, à l’époque, habitaient Irène, leur mère, et Jacques, le père de Milva. Et quinze jours mémorables en Norvège où ils étaient partis tous les quatre dans une vieille Twingo. Milva et son demi-frère, âgés respectivement de huit et seize ans, s’étaient accordés pour trouver le chalet inconfortable et laid, détestables le salami et les œufs de saumon en tube. Affichant tout au long des vacances – à l’exception des jours où ils avaient eu la bonne idée d’aller à la pêche – une humeur massacrante, se liguant contre leur mère, l’accablant sans cesse de reproches. Au point qu’un matin, après des courses, poussée à bout et en larmes sur le parking du supermarché, Irène avait refusé de continuer comme cela, menaçant de rentrer, de prendre le premier avion, et de les laisser tous là, avec leur caddie, la vieille Twingo, de les quitter pour toujours. Ébranlés, Théo et Milva avaient demandé pardon à leur mère. Ces uniques vacances passées ensemble et cet épisode où ils avaient fait l’expérience d’une certaine cruauté les avaient étrangement liés. Mais ils ne le comprirent qu’après coup.
Le paysage défilait. À l’approche du Noirmont, il consistait en une alternance de pâturages et de petits bâtiments en béton et tôle d’acier pliée, ateliers de mécanique et d’usinage de pièces destinées à l’industrie horlogère. Au sud, des éoliennes couronnaient le front des collines.

3.
Sam attendait sous le nouvel auvent de la gare, un grand toit plat soutenu par de hauts piliers minces, qui faisait aussi office d’abribus. Quand il aperçut Milva, Sam marcha à sa rencontre. Il portait un sweat blanc avec un hippocampe imprimé en bleu turquoise. Milva se fit la réflexion que l’animal semblait inspirer à Sam sa manière de se tenir et de se déplacer. Un air digne et placide. Quelque chose de souple dans la colonne. Avec son nez fin en trompette, la similitude était troublante.
Les deux amis se saluèrent poing contre poing et se mirent en route. Milva resta d’abord silencieuse. Elle avait trop d’orgueil pour raconter à Sam son fiasco du matin à l’étang. Se taire était pour eux la meilleure façon de reprendre contact, un prélude complice, avant de se mettre à parler sans s’arrêter, ce qui arrivait toujours au bout d’un moment, comme une sorte de vague.
– Je dois partir plus tôt.
– Chez ta mère ?
– Théo et Kyoko débarquent.
– Tu vas pouvoir faire des balades à moto.
– Ce n’est même pas la peine d’y penser. On va déjeuner dans le jardin. Melon au beaumes-de-venise, rôti, haricots verts. Ma mère harcèlera de questions mon frère qui restera évasif ou inventera je ne sais quoi. Kyoko me demandera si je dessine toujours. Ou alors ce sera lui, l’air faussement attentif. Une tarte aux fraises et ciao.
– Tu es sûre ?
– On parie ? dit Milva en haussant les épaules. Puis elle s’arrêta pour refaire soigneusement les lacets de sa nouvelle paire de Vans, un modèle à damier que Sam, à qui rien n’échappait, avait tout de suite remarqué.
En ville, Sam et Milva avaient un itinéraire de prédilection. Ils se rendaient rituellement, rue du Progrès, à la hauteur du numéro 77, où, au sol, se trouvait une plaque d’égout ornée de deux inscriptions en arabe. Posée là on ne savait pourquoi, elle fut remarquée de manière tout aussi surprenante grâce à un médecin à la retraite, guide du patrimoine et flâneur invétéré, qui arpentait la ville en observant à peu près tout, y compris donc les plaques d’égout. Milva, informée de cette bizarrerie par l’émission « Calmos » sur Couleur 3, radio qu’elle écoutait pour l’originalité de sa programmation musicale et dont les brèves relayaient toutes sortes d’informations locales, s’était rendue dès le lendemain à l’adresse indiquée par l’animateur, pour voir de ses propres yeux le disque en fonte. Instantanément fascinée, Milva s’était mis en tête de déchiffrer elle-même les inscriptions à l’aide d’une application qu’elle s’était empressée d’installer sur son smartphone. Elle avait ainsi découvert que l’une des inscriptions, رطملا, signifiait « la pluie », et que l’autre, ةتاربص, désignait « Sabratha », une ville côtière de Libye à laquelle la plaque avait sans doute été primitivement destinée. Ancien poste de traite phénicien, annexé par les Romains qui y édifièrent tout un ensemble de bâtiments (un amphithéâtre, des thermes et des temples) dont Milva admira les ruines sur Internet, aujourd’hui encore carrefour du commerce transsaharien et, depuis une dizaine d’années, capitale des passeurs de migrants. D’un naturel curieux, et puisque l’application dont elle disposait lui permettait de connaître d’autres mots dans la langue choisie, Milva en avait profité pour apprendre comment s’écrivait en arabe son propre nom, celui de Sam et celui de son chat.
Milva et Sam redoutaient toujours que la régie municipale, pour réparer ce qu’il faut bien appeler une erreur, retire la plaque. Chaque fois, c’était pour eux un soulagement de constater que celle-ci était encore là. Des feuilles, de minuscules débris, des poussières s’y étaient incrustés, c’est tout.
Après, ils allaient rendre visite à un grand marronnier. Quelques années plus tôt, Sam avait retiré un clou fiché dans son écorce et s’était soudain trouvé enveloppé, c’est du moins ce qu’il avait affirmé, d’un nuage rose qu’il avait interprété comme un signe de gratitude émis par l’arbre à son endroit. Même si Milva n’avait jamais tout à fait cru Sam, dont l’imagination galopait encore plus vite que la sienne, elle l’avait secrètement envié d’avoir été témoin d’un tel phénomène sans avoir consommé la moindre substance psychédélique. Aussi allaient-ils l’un et l’autre régulièrement caresser l’arbre, avec le secret espoir qu’un nuage rose, ou d’une autre couleur, se forme pour eux. Mais à part le cycle saisonnier de la pousse et de la chute des feuilles, il ne se passait jamais rien. Ce n’était pas grave. Cette petite plate-forme en surplomb de la ville offrait, sur le plan géométrique des rues, la tour Espacité, les bois et les fermes au loin, les jours bien sûr où elle n’était bouchée ni par le brouillard, ni par une tempête de neige, une très belle vue.
Milva et Sam redescendirent rue Numa-Droz chez Doucette-Follette, un magasin de location de costumes tenu par Monique, dite Doucette-Follette, une couturière qui appelait toutes ses machines « ma chérie », et son canari « Georgy », en hommage à George Michael. Même fermée, la boutique, grâce à sa grande vitrine, proposait toujours un spectacle divertissant. En découvrant un mannequin vêtu d’une chemise à jabot, avec boutons de manchette, fuseau de ski glissé dans des Dr. Martens à paillettes, Milva s’exclama :
– Je sais quoi porter cet hiver au Bikini Test.
Non loin de la boutique se trouvait l’ABC, un centre culturel à la façade ocre rouge, qui accueillait des projections de films, des spectacles et des concerts. Au rez-de-chaussée, le café-restaurant était l’un des endroits les plus chaleureux de la ville. La cuisine y était bon marché, éclectique et savoureuse. À midi, les employés des services sociaux ou de la poste, Jacques et son apprenti, l’équipe de l’ABC, tout le monde s’y retrouvait. En été, des parasols et des tables étaient disposés sur la terrasse. L’hiver, un épais rideau protégeait du froid la porte d’entrée, et on pouvait se réchauffer à l’intérieur en buvant un vin chaud à la cannelle ou une absinthe. Au fond était aménagé un coin bibliothèque avec de grands fauteuils, des magazines et des journaux tenus entre deux tiges en bois.
Sam et Milva s’installèrent là plutôt que sur la terrasse qui, à cette heure de la journée, était bondée. Milva reconnut les premières mesures d’Is It Any Wonder ? de Durand Jones & The Indications, et la voix aérienne du chanteur. Elle demanda à Sam :
– Tu pars quand dans le Valais ?
– Après-demain.
– À Évolène ?
– Tout près, à La Sage. Avec ma mère et Jocelyne. Un berger nous sous-loue un petit appartement tout en bois. Il faut que tu viennes l’été prochain.
Le visage de Milva s’illumina.

La chanson continuait :
If you ever leave me alone
I’ll be cryin’ wishin’ you’d come home
Uh ooh, uh ooh, uh ooh…
Milva et Sam buvaient un thé glacé au citron en décortiquant des pistaches. Ils étaient heureux. Ils n’avaient pas du tout envie de prendre le train et encore moins de se quitter.

Extrait
« Les premiers jours, lorsque Milva était chez sa mère, il lui fallait toujours quelques secondes le matin pour se souvenir qu’elle était là. Elle s’apprêtait à aller prendre ses cannes à pêche dans la remise. Elle avait l’impression, qui n’était pas toujours désagréable, d’être ailleurs. Ni tout à fait en Suisse, ni tout à fait en France. Dans un royaume intermédiaire.
À la séparation de ses parents, Milva avait onze ans. Irène était partie du jour au lendemain à Aix-en-Provence pour commencer sa formation de taxi. Elle tirait le diable par la queue. En accord avec Jacques, elle avait choisi de partir seule. Milva en avait voulu à sa mère. Elle prétendait qu’elle aurait très bien pu la suivre. Aller à Mane où elle avait de bons souvenirs avec ses grands-parents. » p. 70

À propos de l’autrice

Celia HoudartTrouville Novembre 2014
Célia Houdart © Photo Hélène Bamberger

Après des études de lettres et de philosophie et dix années dédiées à la mise en scène de théâtre, Célia Houdart se consacre à l’écriture. Depuis 2008, elle compose en duo avec Sébastien Roux des pièces diffusées sous la forme d’installations ou de parcours sonores. Elle a été lauréate de la Villa Médicis hors-les-murs, du Prix Henri de Régnier de l’Académie Française (2008) pour son premier roman Les merveilles du monde, du Prix Françoise Sagan (2012) pour Carrare et du prix de la Ville de Deauville Livres et musiques (2015) pour Gil. (Source: Éditions P.O.L)

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Cartographie d’un feu

DEMOULIN_cartographie_dun_feu  RL_2024

En deux mots
Le feu a pris en plein hiver sur les contreforts du Jura. Un incendie inattendu qui va provoquer un vent de panique et mettre en danger la propriété et l’usine de Jason, mais aussi secouer toute sa famille, son père, son frère, son épouse. Réussira-t-il à sortir indemne de ce drame?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La forêt s’embrase en plein hiver

Autour d’un feu de forêt qui prend en plein hiver dans la forêt jurassienne et provoque de gros dégâts, Nathalie Démoulin a construit un roman à l’atmosphère lourde. Un drame qui va déchirer une famille et réveiller bien des fantômes.

«Les arbres meurent debout. Ils ne gardent que leurs branches principales, noires et fendues, ouvertes comme de grosses bouches ébréchées. Par endroits, on voit grouiller les uniformes, des types de la taille d’un Playmobil manœuvrent des tuyaux géants. Une flamme immense, dix mètres de largeur environ, lèche la départementale…» La forêt jurassienne brûle autour de la Cuisance, bien que ce genre de catastrophe n’est pas censée se produire en février. Si le maire parie sur des dégâts contenus, les faits ne vont pas tarder à lui donner tort. Il faut évacuer les maisons et les bâtiments qui sont proches du périmètre de l’incendie. Pour Jason, c’est déjà la double-peine. Sa maison et son usine sont menacées. Carole, son épouse, a pris les devants et s’est réfugiée chez son beau-père, au grand dam de son mari. Il aurait préféré trouver une chambre d’hôtel et ne pas se retrouver aux côtés de son père qui ne s’est jamais vraiment remis de la mort de son épouse. Il ne lui reste plus qu’à espérer que le sinistre sera vite circonscrit.
Un espoir que partagent nombre d’habitants et notamment ses employés. Car il est le premier employeur de la ville. Son entreprise, spécialisée dans les assemblages mécanosoudés et les superalliages, fournit l’aéronautique, le nucléaire et le secteur médical. Jason explique ainsi son activité et son succès: «Nous soudons des formes complexes, des matériaux qui seront bientôt plus précieux que l’or. Je parle de métaux de transition comme le cobalt, le titane ou le tungstène. Je parle de richesses prises aux ténèbres de la terre, de celles qui dorment dans nos montagnes. C’est moi qui ai développé la fabrication d’outils chirurgicaux. Et c’est ce secteur qui nous permet aujourd’hui une croissance exceptionnelle à deux chiffres.»
Dans cette atmosphère particulièrement tendue, chacun essaie de trouver de quoi apprivoiser sa peur. Carole se plonge dans son travail, une étude sur le peintre britannique Peter Doig. Mais à ses feuillets raturés et froissés, on voit qu’elle ne peut guère se concentrer. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur l’ambiance et les couleurs utilisées par cet artiste pour des toiles qui résonnent avec le drame qui se joue, avec cet univers oppressant (voir ci-dessous trois toiles évoquées dans la roman).
La peur se fait de plus en plus présente et offre un terreau favorable à toutes les histoires macabres, aux accidents de la vie, aux disparitions mystérieuses. Chacun ressasse les pans noirs de son histoire, les rêves de gloire avortés, les amours mortes, les accidents et les flirts avec la mort «j’étais passé du côté des anges, entre les vivants et les autres, et je ne savais plus bien, dans ce coma de draps blancs et d’intraveineuses, où commençait le rêve».
Et c’est bien là le secret de l’écriture de Nathalie Démoulin, cette faculté à passer du rêve à la réalité, de la mort à la vie. Alors que les frontières s’estompent, que les personnages se perdent dans le paysage, que leur âme participe de cet incendie qui donne l’impression de ne jamais devoir s’arrêter. Alors, on se dit que les portes de l’enfer viennent d’être franchies.

Cartographie d’un feu
Nathalie Démoulin
Éditions Denoël
Roman
146 p., 17 €
EAN 9782207180198
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, principalement dans le Jura, le long de la Cuisance. On y évoque aussi Besançon.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Ai-je compris à ce moment-là que l’incendie désormais était en nous? Dans nos reins et nos cœurs ses ailes ardentes. Éclairant tout à sa façon anarchique, sur le point de tout dévaster. »
Les montagnes du Jura sont couvertes des neiges de février. C’est pourtant là, par des températures négatives, que s’est déclenché un incendie menaçant la ville de Cuisance. Chassé par les flammes, Jason Sangor part s’abriter dans la maison où il a grandi. Il y retrouve sa femme, mais aussi son père et son frère, avec lesquels rien n’est simple – l’un a trop de secrets, l’autre trop de folie. Dans cette bâtisse qui semble abriter des fantômes, encombrée d’objets qui témoignent de guerres anciennes ou familiales, Jason perd pied.
Quand le réel se teinte de fantastique, quand le feu dessine autour de la vallée un cercle de l’Enfer, les vivants, les morts, les disparus et les égarés se croisent autour d’un lac couleur de lune. Un roman intense sur le pouvoir des souvenirs et le chagrin de ceux qui restent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Marie-Ange Pinelli)
Blog Kanoubook


Bande-annonce du roman © Production Éditions Denoël

Les premières pages du livre
« La montagne flambe depuis bientôt vingt-quatre heures. La montagne blanche, la montagne de froid et de neige, la montagne de février est en feu. Elle brûle en cercle tout autour de la ville. La peau de glace des sapins se brise à distance, la forêt éclate comme du verre, puis se couvre d’une autre peau, de sa seconde et vraie mort, de résine ardente.
Un anneau de cendres flotte, silencieux et immobile, un peu plus qu’à mi-hauteur du cratère. Dessous, le feu remue dans les congères, immense déjà, et ses flammes grandissent par instants jusqu’à toucher l’anneau, agiter la fumée. Les camions des pompiers ont dû grimper jusque-là, et pour ça
il a fallu déneiger les chemins forestiers à la force des bras.
Ils stationnent dans des reculées délaissées, à l’aplomb de sapinières austères, et il me semble voir leurs jets, dirigés à l’aveugle, hachurer le ciel.
— Un feu d’enfants, me dit le maire.
Décidément, des contes il nous en aura servi, celui-là, en trois mandatures, lui qui a survécu à tout, aux listes dissidentes, à l’usure des affiches électorales, à la fermeture des ateliers de diamantaires et à celle de l’usine de plasturgie.

Il porte une tenue immuable, je ne lui en connais pas d’autre.
Un costume un peu mou, qui gondole sur ses chaussures, qui ne donne pas le change à sa face épaisse, aux paupières tombantes, au nez énorme, bulbeux, marbré de couperose, des
traits simplets qui trompent le monde. Je secoue la tête, ce vieux geste malgré moi, ma vieille tête de cheval, le mors qui griffe mes lèvres, le silence qui tourne dans ma bouche. La
montagne, je croyais la connaître. J’ai payé des ingénieurs, des géologues, des spéléologues pour radiographier ses richesses, ses minerais, ses terres rares. Je sais où il faut creuser, mes relevés sont plus précis que ceux du BRGM. Mais
cet incendie dans la neige, ces rougeurs soudaines hier, les sapins partant en torche dans le grand blanc, je ne savais pas ça possible.
— De petits vauriens, de la graine de salopiots, ceux-là brûleront tout, insiste Noirot.
Pour un peu il me parlerait de mon frère, un archétype, dans son genre, mais il n’ose pas me fâcher, j’emploie tout de même la moitié de la population active de la ville. Alors il se tait, le regard insaisissable sous la peau lourde des paupières.
Je lui serre la main. Nous nous quittons sans rien ajouter. Il est pataud et fatigué. Je parie qu’il n’a pas dormi de la nuit. Je parie qu’il est soulagé qu’on lui parle d’autre chose que du
cabinet d’audit, des emprunts toxiques, de la dette de la ville qui s’élèverait à cinquante millions d’euros, de sa possible démission. Il y aura bien quelqu’un pour l’accuser d’avoir mis
le feu lui-même, vous ne croyez pas ?
Dehors, j’entends tout de nouveau. La bouche géante du brasier respire avec force. Les arbres gémissent comme se plaint ce qui meurt. Est-ce le premier, est-ce le dernier cercle ? Celui des lâches, celui des luxurieux, celui des perfides? Les villes qui brûlent à l’écart de nos frontières, les sphères ardentes qui tournent dans le ciel sont-elles orientées vers nous comme des miroirs ? Je fais démarrer ma voiture qui
tangue comme une barque sur la chaussée gelée. Il n’y a plus de ciel au-dessus de la cluse qui brûle. Une simple paupière de fumée soudée à la montagne. Ici la lumière se tait. Les cœurs se fendent. Les feux s’enténèbrent.
Vous connaissez Cuisance. Notre ville est encaissée au coude d’une vallée dont les pentes abruptes sont des murailles de sapins. À la fonte des neiges, quand on longe la crevasse, quand le pied s’enfonce légèrement dans une tourbe brune, souple, pneumatique, on est tenté de croire que la montagne est faite d’aiguilles de conifères, assemblées comme les cartes
ou le sable qui font les châteaux. En bas, la lumière est froide.
Le ciel, lointain. La nuit tombe tôt.
À la fenêtre de mon bureau, le feu est toujours là, on devine des chicots gris dans la houle des sapins et par instants une lueur comme un astre tapi dans la montagne. Nous avons le bilan à examiner, des chiffres à lire et au lieu de ça
Léontin se détourne sans arrêt, sur son visage tatoué, comme sur un réflecteur, l’anneau de cendres tombe puis remonte, oscillant devant un soleil froid, quasi lunaire.
Je m’interroge. Peut-il s’agir d’une manigance de Noirot qui aura voulu une catastrophe plus grande que ses erreurs ?
Ai-je ma part dans ce malheur, moi qui ne considère plus guère la montagne que comme le gisement de richesses issues du carbonifère ? Ou bien cet incendie qui défie la raison est-il l’amorce des jours redoutables qui nous sont promis ?
À dix heures, des avions larguent des nappes prises aux lacs, elles tombent en vastes coulées livides, repeignent la montagne de traits blêmes, sales. Cette fois je renonce à la réunion. Nous sommes à la fenêtre tous les trois. Léontin,
Sage et moi. J’ai froid. Il faudrait davantage d’avions. En faire venir de Marseille, de Ligurie, de Rome. Le feu qui progressait le long des fosses aménagées pour le contenir semble
à présent les franchir. Je ne vois plus les camions, ni les silhouettes au bout des lances. Le feu monte vers le crêt de Furieuse. Ma maison est là-haut, à une altitude moins riche
en oxygène. La forêt s’ouvre dans sa direction à la manière d’un nuage. Elle devient nuage. S’il neige, la neige sentira la fumée. L’odeur est déjà sur notre peau. Dans notre cerveau.
Il est quinze heures. J’ai roulé deux kilomètres vers Furieuse quand une alerte interrompt le programme sur lequel était réglée la radio. La route est coupée au niveau du bois de Sombes. Furieuse sera abandonnée aux flammes s’il
faut. Qu’y a-t-il à ces hauteurs ? Quelques cabanes, une poignée de chalets confondus à la forêt, ma maison chauffée par un insert, les livres de ma femme. J’avance. J’accélère.
Des chevreuils se sont jetés sur la route. Une petite troupe désorientée qui ne s’écarte pas à l’approche de ma voiture.
Pattes légères et bifides, mouvements incohérents. Suis-je devenu invisible ? Je coupe le moteur. Leurs flancs respirent follement. Je sens la résine qui coule dans l’air. Chaude et
entêtante. Soudain le groupe s’éparpille. Les sabots crépitent sur l’asphalte. Ils s’élancent vers les hauteurs de Sombes, vers le crêt de Furieuse, un trait de neige sur le ciel blanc. Après
eux une nuée de fumée. Elle roule, épaisse, langoureuse, sur mon pare-brise.
Au barrage, le gendarme me salue.
— Servant, dit-il.
— Sangor, je réponds.
Il hoche la tête. Bien sûr il me connaît.
— Vous ne passerez pas.
Je ne crois pas que ma maison soit menacée par les flammes, pas à cette altitude, pas avec les bancs de neige, les congères qui ne fondent pas. Même si ce feu joue avec nos esprits cartésiens, je suis un homme qui s’obstine à brandir des raisonnements. Il se fout de ce que je lui dis. Il tape ses bottes sur le bitume.
— Votre femme est partie, elle ne vous a pas prévenu ?
Je fouille dans ma veste, chope mon portable. J’y trouve un message que Carole a envoyé, en début de matinée, vers Cuisance où les antennes dorment, où les signaux se déclenchent avec des heures de décalage. C’est une photo de sa main, doigts blancs, alliance, saphirs à côté d’une patte de chien noire. Bon sang, elle sait pourtant à quel point cet animal me dégoûte.
— L’incendie ne montera pas jusqu’à Furieuse, dis-je quand même.
Le type recule, lève la tête, mordille ses lèvres gercées. Au soleil, son visage est traversé d’anneaux sombres, globuleux, explosifs, comme ce matin celui de Léontin. Il hausse les épaules.

Carole aurait pu choisir un hôtel. Ou bien louer une maison. Oui, une maison confortable, équipée d’un sauna, de celles que louent les hivernants pour suer lorsqu’ils rentrent du ski, ou après une trop longue nuit en boîte. N’importe quoi mais pas aller chez mon père, à Messia. Et c’est pourtant ce qu’elle a fait.

Je pourrais l’appeler, dénouer le sort. À la place, je fais demi-tour. Je bute contre la neige drossée sur le côté par les engins. D’ici on aperçoit une coulure de braises au pied des Grands Bois. Des sapins se consument sans flamme. Des choucas tournent autour sans se poser. Cuisance est invisible dans sa crevasse. On ne distingue que les lèvres rêches, bleutées, compactes, de l’anticlinal et immédiatement sous la paroi la masse des épicéas qui tombe hors du regard vers quelque chose qu’on soupçonne aussi profond que la nuit.

Je prends par la vallée, je traverse Cuisance, le cercle de nouveau est au-dessus de ma tête, le cercle des flammes et des fumées, le cercle des luttes. Le tunnel n’est pas fermé. Les phares éclairent la roche humide. La voiture traverse de larges flaques noires. Des traits jaunes, fluorescents, dessinent la chaussée dans l’obscurité. À l’autre bout, ce n’est pas encore le crépuscule, les jours durent plus longtemps de ce côté de la montagne. Le lac s’est refermé après la morsure des hydravions. Une brume bleue sourd en surface. Il n’y a pas un souffle d’air. La route suit la berge, fait un immense écart avant de piquer au nord. Là où la neige ne tient plus affleurent de vastes plaques d’herbe roussie.

Je fais le plein à la station-service. Les lumières sont déjà allumées, des néons rouges et bleus qui clignotent en vain, dans l’immense pâleur d’un jour d’hiver. C’est à peine s’ils colorent l’Express garé derrière le manomètre. Dans l’aquarium où la patronne encaisse, trois globes à cent watts valsent sur ma rétine, ferment mes yeux. Le bas-rouge grogne dans le dos de Magali. À travers mes cils, je vois vibrer ses doigts chargés de bagouses. Elle me déleste fissa de ma carte bleue.
— Alors, elle a pas fini de brûler, la cluse ?
C’est comme ça. Pas de bonjour, des questions dont elle connaît les réponses, son petit visage précis, à peine fané, au-dessus d’un col en renard. Carole appelle la station L’Observatoire. D’ici, on a vue sur pratiquement toute la vallée de Messia. Madame Je-sais-tout a une paire de jumelles à portée de main, juste à côté du téléphone. Elle fait des listes, comme les enfants. Les voitures qui passent. Celles qui stationnent trop longtemps sur le parking du lac. Lorsqu’elle n’a pas eu la présence d’esprit de refermer son carnet, on lit ses relevés, à l’envers: date, heure, numéro minéralogique.

Rien ne défend la maison de mon père. Mais une vasière en été contient les estivants à l’écart, au long d’un embryon de plage et d’un sentier entretenu entre quelques vieux arbres. Comme une paupière rougie, un sable fin sépare l’eau de la prairie. Il arrive que des canoteurs accostent au ponton que mon père a fait installer, il arrive qu’ils croient bon de s’allonger sur l’herbe, il arrive que mon père leur envoie son chien. En hiver ne passent à pied que quelques chasseurs. La maison grandit sur la neige. Il ne reste qu’elle au bord du lac.

De loin, je vois les cheveux blonds de ma femme qui volettent autour de son visage. Elle est tournée vers la montagne, comme s’il était possible de voir à travers, de lire des présages. Elle a enfilé une de ces vieilles capotes militaires qu’on trouve accrochées dans les maisons, encore toutes clinquantes de leurs breloques et chaudes d’odeurs qui ne sont pas les nôtres. Et c’est dans cet attirail qu’elle vient vers moi, grande, nerveuse, étrange. Son menton pointu posé sur un col d’officier amidonné de poussière et de poudre à canon. Mes bras sont retombés. Comment l’enlacer dans cette défroque de soldat, dans ces vêtements d’un oncle de mon père qui attendent depuis cent ans de reprendre l’air ? Qu’elle ne soit plus elle-même, voilà qui m’inquiète. Je n’ai pas le temps de lui faire des reproches. Elle a le souffle un peu court, la voix saccadée, l’incendie met du rose sur ses joues, du brillant dans ses yeux, elle a dû quitter Furieuse en moins d’une demi-heure, pressée par les pompiers, et quand elle est arrivée ici il n’y avait personne, sauf le chien, qui montait la garde mais l’a laissée entrer. L’animal.

Elle est plus grande que moi, et plus encore dans ce long manteau raide qui traînerait dans la neige si on le posait sur mon dos. Elle qui connaît mes désirs, comment a-t-elle pu concevoir venir ici ? À cette heure nous devrions être nus dans une cabine de bois, nous jetterions de l’eau sur les pierres brûlantes, une vapeur nous envelopperait, un parfum de sauge. Au lieu de quoi, il faut marcher pesamment jusqu’à la maison sur le chemin mal déneigé et je ne dis rien de cette angoisse qui grandit, revenir dans cette maison c’est entrer dans ma nuit, et sans doute ce feu qui brûle la cluse est-il une force, une force maligne et irrésistible qui m’oblige à rebrousser chemin, à revenir là où je croyais ne plus revenir, jamais, ne plus jamais reprendre ma place d’enfant, jamais.

Dedans, la télévision est allumée. On y voit l’incendie. Filmé par des drones qui traversent des écrans de fumée avant de s’en échapper d’un coup pour survoler un brasier étouffé et lent. Les arbres meurent debout. Ils ne gardent que leurs branches principales, noires et fendues, ouvertes comme de grosses bouches ébréchées. Par endroits, on voit grouiller les uniformes, des types de la taille d’un Playmobil manœuvrent des tuyaux géants. Une flamme immense, dix mètres de largeur environ, lèche la départementale qui grimpe vers Furieuse. Carole a passé l’après-midi ici. Sur le divan, des feuillets tapuscrits, raturés, froissés, une litière, les épreuves de son étude sur Peter Doig. Peter Doig, vous savez, le peintre. Swamped. The House that Jack Built. Echo Lake. Non ? »

Extraits
« L’entreprise est spécialisée dans les assemblages mécanosoudés de superalliages. Nous fournissons l’aéronautique, le nucléaire mais aussi le secteur médical. Nous soudons des formes complexes, des matériaux qui seront bientôt plus précieux que l’or. Je parle de métaux de transition comme le cobalt, le titane ou le tungstène. Je parle de richesses prises aux ténèbres de la terre, de celles qui dorment dans nos montagnes. C’est moi qui ai développé la fabrication d’outils chirurgicaux. Et c’est ce secteur qui nous permet aujourd’hui une croissance exceptionnelle à deux chiffres. J’ai embauché des ouvriers spécialisés dans le soudage Tungsten Inert Gas. Léontin forme toutes nos recrues. » p. 31

« (Traité des prescriptions, de l’aliénation des biens d’Église, et des dixmes, en 1730). Ses premières toiles coïncident avec le retrait des troupes de Condé de la Franche-Comté au terme de la Guerre de Dix Ans, en 1644. Dans une région décimée par les armes et la famine, où l’on a vu des mères et des pères se faire cannibales, où près de six habitants sur dix ont été portés en terre, il peint des sujets religieux empreints d’une sourde gravité. À une époque où Rubens prête à ses Christs une chair tendre comme le beurre, Dunod de Charnage fait percer de fragiles nativités dans des ténèbres oppressantes, réduit les ciels à de pâles lueurs d’orage, fait lourde la tête des crucifiés. Il peint comme on donne la mort. En vérité, on ne connaît de lui qu’une poignée d’œuvres, dont les signatures sont fluctuantes, parfois un simple Charnage, parfois les initiales DC, parfois un Dunod de Charnage fait plus affirmatif, ou plus officiel. Carole a inspecté les inventaires, consulté des érudits locaux, parcouru à la loupe des liasses d’archives. Il y dans son ordinateur des photographies de toutes les toiles recensées, des vues de détail, l’empreinte du pinceau dans l’huile, figée en tourbillons que les années ont assombris.
Claude Dunod de Charnage a connu des incendies. Il a vu des survivants, réduits à se nourrir d’herbes et d’écorces. Il n’en montre rien dans sa peinture. Pas même cet écran que forme la chaleur dans l’air lorsque les villes brûlent. Il peint un pays polaire. Mais il est vrai que les hivers du siècle sont terribles. Les armées traversent à pied les fleuves gelés, les rivages d’Europe sont pris dans des banquises, les flottes royales immobilisées par les glaces. » p. 61

« Dunod de Charnage a peint des fratries pour les bourgeois de Besançon. Dans l’une d’elles, commente Carole dans l’un de ses articles, est représenté un enfant mort, un bambin qui n’aura pas survécu plus de quelques jours à une époque où la mortalité infantile est effroyable. Au milieu de ses aînés vêtus de chausses et de pourpoints comme de jeunes adultes, lui est nu. » p. 68

« Trois mois après la mort de ma mère, Biljana est repartie en Serbie. Je me suis retrouvé seul entre mon père et mon frère. J’ai fait ce qu’il fallait. J’ai volé une dernière fois au sortir d’un virage en épingle, dans les tôles encore intactes de ma voiture. J’ai passé une entière saison de ski cloué à un lit. C’en était fini pour moi des podiums. Lorsqu’il neigeait, il me semblait que ma mère posait sa main sur mon front. Je n’étais plus l’oiseau, jaillissant de la piste d’envol, dessinant ma trajectoire comme on le fait d’un jet de flèche, j’étais passé du côté des anges, entre les vivants et les autres, et je ne savais plus bien, dans ce coma de draps blancs et d’intraveineuses, où commençait le rêve. » p. 69

À propos de l’autrice

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Nathalie Démoulin © Photo DR

Née à Besançon en 1968, Nathalie Démoulin est éditrice. Romancière, elle a publié Après la forêt (2005), Ton nom argentin (2007), La Grande Bleue (2012) aux éditions du Rouergue, et Bâtisseurs de l’oubli (2015) chez Actes Sud. (Source: Éditions Denoël)

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Mohican

FOTTORINO_mohican  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En deux mots
Son Médecin vient d’annoncer à Brun qu’il est atteint d’une leucémie, vraisemblablement causée par les produits chimiques qu’il épandait sur son domaine agricole. Avant de mourir et de céder son domaine à son fils Mo, il accepte l’installation d’éoliennes sur ses terres. Un nouveau sujet de discorde entre le père et le fils, adepte d’une agriculture plus raisonnée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Que faire pour le bonheur des champs»

En suivant une famille de paysans jurassiens, Éric Fottorino raconte les mutations de l’agriculture française depuis les années cinquante. Un roman qui fait suite à J’ai vu la fin des paysans, récit-reportage publié en 2015 avec Raymond Depardon.

Brun Danthôme a 76 ans. Il aura passé toute sa vie dans sa ferme du Jura. «Il n’avait de rapport au monde qu’à travers ses terres, minces terres caillouteuses des hauteurs, fortes terres argileuses de la plaine. Sa raison de vivre était tout enfouie dans ces étendues fécondées qui portaient l’épi comme un destin vertical. Plus il se penchait sur ses sillons, plus il se sentait grand, utile, et somme toute heureux. (…) Labourer, semer, récolter, et recommencer, respirer le grand air, c’était sa vie, il n’en connaissait pas de meilleure.»
Seulement voilà, Brun vient d’apprendre de la bouche de son médecin qu’il était condamné, qu’une leucémie allait l’emporter, sans doute victime des produits chimiques qu’il épandait depuis des années, lui l’«apôtre de l’agriculture». Il va pouvoir rejoindre tous les morts de la famille, à commencer par son épouse Suzanne, morte très jeune après avoir toutefois «eu le temps de lui transmettre ce qu’elle aimait, ce qu’elle était, même si le temps fut trop court comme le sont toutes les vies quand on brûle de la passion de vivre.» Il laissera son domaine à son fils Maurice, dit Mo, qui a choisi pour sa part une autre agriculture. Une agriculture qu’il ne comprend pas, une agriculture qui ne se donne «plus la peine de remuer la terre, de casser les mottes, de déchaumer. C’était les nouvelles idées écologiques. Du travail de sagouin. Il en avait mal au ventre.»
Alors, peut-être plus par provocation que par conviction, il va accepter l’offre qui lui est faite d’installer des éoliennes sur son domaine. Mo n’aura qu’à se débrouiller avec cette énergie verte et encaisser la somme rondelette qui lui est promise, même si bientôt plus personne ne reconnaitra les Soulaillans: «Mon père ne veut pas se l’avouer, pense Mo, mais nous sommes déjà morts, et lui un peu plus que les autres. Les éoliennes, c’est la dernière arme qu’ils ont trouvés pour nous éliminer, nous les paysans. Quand le béton aura éventré nos terres, quand nos paysages seront devenus des usines en mouvement, nous aurons disparu à jamais.»
On l’aura compris, cette histoire de succession permet à Éric Fottorino de retracer l’histoire de nos campagnes. De ces paysans qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et à l’aide du plan Marshall, ont cru à leur mission de nourrir la planète et de produire toujours plus, quitte à utiliser des tonnes de produits chimiques, fongicides, herbicides, insecticides et autres pesticides. De ces paysans qui vont voir au fil des ans leurs revenus se réduire comme peau de chagrin et les politiques agricoles successives leur enjoindre de changer de modèle, de produire moins mais mieux, de faire plus écolo. De se transformer en producteurs d’énergie soi-disant verte.
Construit en quatre parties, déluge, désert, destruction et délivrance, le roman dresse un constat sans concession de la vie dans les campagnes. Un sujet que le romancier et directeur de presse connaît fort bien, puisqu’il a commencé sa carrière de journaliste comme spécialiste des matières premières et publié un essai remarqué en 1988 intitulé Le Festin de la Terre. Mais c’est après avoir parcouru la France avec le photographe Raymond Depardon en 2015 que l’idée du roman a germé. Pour présenter J’ai vu la fin des paysans, Éric Fottorino rappelle que l’agriculture fut la première grande rubrique qu’on lui confia au Monde au milieu des années 1980. «J’y ai appris la France vue du sol, avec ses traditions et ses élans de modernité, ses gestes ancestraux et ses révolutions silencieuses, ses bouleversements profonds alliant l’exode rural à une productivité si performante qu’elle fit craindre pour l’environnement.»
Après Nature humaine de Serge Joncour, couronné l’an passé par le Prix Femina, le sujet a trouvé en cette rentrée littéraire deux autres beaux ambassadeurs, Corinne Royer avec Pleine terre et Matthieu Falcone qui publie
Campagne. Tous donnent raison à Gogol, qui proclamait dans Les âmes mortes qu’«il est démontré par l’expérience des siècles que, dans la condition d’agriculteur, l’homme conserve une âme plus simple, plus pure, plus belle et plus noble.»

Mohican
Éric Fottorino
Éditions Gallimard
Roman
288 p., 19,50 €
EAN 9782072941740
Paru le 18/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans le Jura, autour d’un domaine baptisé Les Soulaillans, situé entre Dole et Lons-le-Saunier.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Brun va mourir. Il laissera bientôt ses terres à son fils Mo. Mais avant de disparaître, pour éviter la faillite et gommer son image de pollueur, il décide de couvrir ses champs de gigantesques éoliennes. Mo, lui, aime la lenteur des jours, la quiétude des herbages, les horizons préservés. Quand le chantier démarre, un déluge de ferraille et de béton s’abat sur sa ferme. Mo ne supporte pas cette invasion qui défigure les paysages et bouleverse les équilibres entre les hommes, les bêtes et la nature. Dans un Jura rude et majestueux se noue le destin d’une longue lignée de paysans. Aux illusions de la modernité, Mo oppose sa quête d’enracinement. Et l’espoir d’un avenir à visage humain.
Avec Mohican, Éric Fottorino mobilise toute la puissance du roman pour brosser le tableau d’un monde qui ne veut pas mourir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTS (Jean-Marie Félix – entretien avec l’auteur)
Réussir.fr (Nathalie Marchand – entretien avec l’auteur)
Le Populaire (Le livre de la semaine – Muriel Mingau)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Paris dépêches (Pascal Hébert)

Les premières pages du livre
« Déluge
1
Brun sortit une gauloise de son paquet fripé. Il la laissa pendre à ses lèvres et oublia de l’allumer. Il resta un instant hébété à contempler la place du foirail. Les jours sans marché, le bourg était mort. Comme lui bientôt, pensa-t-il. La voix du docteur Caussimon résonnait dans ses oreilles.
— Brun Danthôme, s’était-il écrié en martelant son nom. Pourquoi t’es pas venu me voir avant ?
— Avec les moissons, les foins, les champs à racler pour les semis, j’ai pas eu une minute, s’était défendu Brun.
— T’aurais dû !
La voix colère du médecin trahissait son inquiétude. Maintenant c’était trop tard. Sauf miracle. Brun avait bien ressenti des coups de fatigue à la fin de l’été. Mais il n’était pas homme à s’écouter. Il s’était dit qu’une vieille carne comme lui devait se donner des coups de pied au derrière pour avancer. À soixante-seize ans, il gardait le feu sacré. Une vie de peine sans se lamenter jamais. De quoi se serait-il plaint, puisqu’il tirait sa pitance de la terre chaque jour que Dieu lui donnait, même s’il n’y croyait guère, au grand ordonnateur du ciel. Un soir pourtant, au retour des champs, le paysan s’était trouvé mal. Son fils Mo l’avait aperçu qui titubait sur le chemin de la maison. Il l’avait soutenu jusqu’à la cuisine, soupçonnant Brun d’avoir forcé sur la bouteille. Mais non, son haleine ne sentait rien que l’anis d’un grain coincé entre ses dents. Il avait grogné que la tête lui tournait. Mo l’avait aidé à se coucher sur son lit et le lendemain il s’était levé à quatre heures pour les bêtes, comme d’habitude. Il y avait eu d’autres signes encore, des migraines, des vomissements, le cœur qui s’emballait sans raison certains soirs, une sensation d’abattement, mais jamais assez pour pousser Brun dans la salle d’attente de son ami Caussimon qu’il fournissait en volailles et en lait depuis des lustres. Deux semaines plus tôt, l’alerte avait été plus sérieuse. Le paysan était parti dans une toux terrible qui avait manqué de l’étouffer. Il s’était dirigé à grand-peine jusqu’à l’évier, et là une gerbe de sang avait jailli de sa gorge. Devant cette coulée rouge sur l’émail immaculé, Brun avait eu un mouvement de recul mais sans la moindre peur. La mort, il l’avait souvent croisée sous le sabot d’un taureau, méchant comme tous les taureaux. Ou sous les roues d’un tracteur.
C’était autre chose, ce spectacle. L’annonce d’un danger qui dépassait sa modeste personne pour viser l’humanité tout entière dont il n’était qu’un pion ridicule. Ce n’est pas le moment de calancher, avait pensé Brun, saisi par ce tableau expressionniste qui s’effaçait dans l’évier en longues arabesques grenat sous le jet crépitant du robinet. Il se donnait encore une paire d’années avant de laisser les Soulaillans à Mo. Presque cinquante hectares de champs, de prairies de fauche et de vignes, ça faisait parler dans ce Jura morcelé, même si la terre était ingrate et caillouteuse, et toujours plus basse avec le temps.
La combe des Soulaillans, c’était aussi des vergers, des pâtures et des bois, une sombre armée de sapins, des taillis et des flancs de coteaux ouverts à tous les vents d’un coup de hache, un bouquet de mirabelliers, des rangées de merisiers, un potager généreux pour ne jamais voir tomber dans les assiettes un triste légume d’artifice. Sans oublier le bâti avec le moulin à meule de pierre, de profonds hangars, le pressoir et le cuvier à vendanges. Et surtout le logis massif couvert de tuiles d’épicéa et d’épais bardeaux descendant bas sur les façades. Il fallait ça pour contrer la bise de Sibérie ou les bourrasques tourbillonnantes de la traverse enflée de pluies océaniques. C’était le logis ancestral des Danthôme protégé par son large toit faiblement incliné qui supportait le poids de la neige six mois l’an. Et que perçait son tuyé noir en chapeau pointu – on disait le « tué » –, la vaste cheminée cathédrale au cœur du foyer où Brun fumait ses saucisses et ses viandes s’il n’envoyait pas y brûler des branches poivrées de genévrier qui ressuscitaient les grandes flambées de son enfance. Quant aux granges et à l’écurie, on les avait directement reliées à l’habitation, une ruse contre le général Hiver et ses furies glacées.
À l’inventaire figuraient encore les chais, l’ancienne briqueterie au bord de l’eau, un chevelu de rus et de ruisseaux, un bout de rivière transparente où Brun plongeait un fil le dimanche – brochet au coup du matin, truite au coup du soir. Et les animaux qui faisaient le capital sur pattes de la propriété. Les six laitières, les chevaux de trait, l’âne de Jérusalem, une basse-cour piaillante, coq, poules et oies, deux braves chiens qui valaient bien un vacher. Les Soulaillans c’était une manière de vivre, au pied des montagnes en pente douce et de leurs croupes gentiment galbées, dans un lacis de vallées et de plateaux empilés qui finissaient par aller chercher le ciel sans y penser.

Un mois plus tôt, le docteur Caussimon avait longuement ausculté Brun. Il n’avait rien trouvé d’autre qu’un début de vieillerie mais il avait insisté pour que le paysan fasse des analyses. Les résultats venaient de tomber. Brun ne bougeait pas, essayant de desserrer l’étau qui comprimait sa poitrine. « Leucémie », venait de lui asséner Caussimon. Brun avait encaissé. Où avait-il attrapé cette vacherie ? Le médecin avait haussé les épaules. « Va savoir. Les analyses disent que tu es malade. Elles ne disent pas pourquoi. » C’est seulement après que Brun avait demandé s’il était foutu. Son ami avait baissé la tête sans répondre. Il remplissait une ordonnance tout en appelant un confrère à l’hôpital de région, à quatre-vingts kilomètres de là. Quand il eut raccroché, il lui avait obtenu un rendez-vous pour le milieu de semaine.
— Je ne suis pas un spécialiste, avait fini par articuler le docteur. Je crois que tous ces produits que tu balances sur tes terres ont fini par te jouer un sale tour. On a connu plusieurs cas ces derniers mois. Des gars comme toi qui envoient de la chimie bras nus depuis qu’ils ont quatorze ans, sans combinaison ni rien, avec des gants déchirés ou pas de gants du tout, et des masques comme des passoires quand ils en mettent. À la longue, ça peut faire des dégâts. Certains sont touchés à la vessie, d’autres à la prostate, aux bronches ou au cerveau. Toi c’est le sang.
Brun s’était levé. Le docteur Caussimon lui avait glissé qu’il l’aiderait pour que sa leucémie soit reconnue par la Sécurité sociale comme une maladie professionnelle. Brun avait remercié, l’œil vague, absent à lui-même.
Il marcha quelques pas jusqu’à sa camionnette qu’il avait garée devant la quincaillerie. Un jour normal il aurait poussé la porte pour embrasser la Jabine derrière son comptoir. Ils auraient parlé de tout et de rien, du travail des champs, du ciel un peu trop bleu, du manque de pluie, du mariage de sa nièce avec un jeune de la ville, l’avis était punaisé près de la caisse pour un vin d’honneur à la mairie – tu viendras j’espère ? Elle lui aurait montré ses articles en réclame, ses nouvelles séries d’outils, des cruciformes inusables, et ses bobines de ficelle agricole en sisal. Cette fois il s’engouffra dans sa camionnette sans un égard pour la vitrine. Une pensée le harcelait. Depuis toujours ses bidons de chimie servaient à éliminer les parasites. Le parasite, à présent, c’était lui.
2
Sitôt rentré aux Soulaillans, Brun planqua ses médicaments dans sa chambre. Il ne voulait pas que Mo sache. Son fils était occupé à l’étable avec le vétérinaire. Une vache était prête à vêler. Une affaire de deux ou trois jours pas plus vu sa température qui montait. Ça ferait un joli veau pour l’automne qui roussissait déjà la campagne. Il s’assit sur une chaise de la cuisine et se mit à parler tout seul. Pas exactement tout seul car ses mots étaient pour sa femme Suzanne, l’âme de la ferme qu’un cancer du sein avait emportée quinze ans plus tôt, une veille de Pâques. Maintenant c’était son tour. Il ne s’apitoyait guère sur son sort. Ce n’était pas le genre de la maison. Hommes et bêtes étaient logés à la même enseigne, chez les Danthôme. Il parlait à voix basse, comme on se confesse. C’est la dernière chose qu’il aurait pensé faire, se confesser. Pour le bon Dieu, il fallait s’adresser à Suzanne, et Suzanne avait quitté la terre pour le ciel, c’était aussi simple que ça. Un aller sans retour. Brun essayait de comprendre ce qui lui arrivait. Ses gros doigts serrant les papiers du labo, il se cognait à l’énigme des chiffres. Il était plus à l’aise pour calculer ses rendements à l’hectare ou les quantités d’azote à épandre dans ses champs. C’était bien le problème, avait dit le docteur Caussimon. Il en avait déversé des engrais, des herbicides, des insecticides, des fongicides, il pouvait en réciter la litanie, depuis le temps. Le Lasso, le Gaucho, le Nettoyeur, Terminator et tant d’autres. Ceux avec du benzène, ceux avec de l’alachlore, de l’endosulfan, de l’atrazine. Sans doute qu’au début il avait eu la main lourde. Il fallait bien sauver les récoltes, surtout les années sèches ou inondées. Son père avait redouté sa vie entière les caprices du ciel. Brun avait hérité de ses terres et de ses tourments. Trop d’eau, pas assez d’eau, trop froid, trop chaud, trop humide, trop sec, c’était le cycle infernal de leur usine sans toit. Brun puisait dans les bidons, il respirait à plein nez l’odeur âcre des produits, avec leur tête de mort sur l’étiquette et les modes d’emploi illisibles tellement ils étaient écrits petit dans un charabia à décourager un titulaire du certificat d’études. Sans parler de sa maigre vigne qu’il défendait à coups de sulfateuse. Si la crainte lui restait dans la gorge de voir son grain et son raisin perdus, d’entendre les boulets de grêle hacher menu ses récoltes et mitrailler ses fruits, Brun s’endormait le soir avec un Témesta. De la chimie pour ses plantes, de la chimie pour ses angoisses, et les vaches étaient bien gardées. Il se demanda tout à coup si la maladie de Suzanne n’était pas venue de là, elle aussi, sournoisement, à bas bruit, sans montrer sa gueule.
C’était un sujet de friction avec son fils, la chimie. Une guerre de religion. Brun y croyait, Mo n’y croyait pas. Il refusait même d’en entendre parler. Le respect qu’il avait pour son père vacillait quand ils s’écharpaient sur la question des traitements. Au point qu’ils préféraient ne plus en parler.
Mo était un gaillard de trente-six ans. Nourri d’écologie autant que d’agronomie, sensible aux paysages, aux cours d’eau et à la faune sauvage – un hiver il avait sauvé un jeune lynx pris dans un piège à loup –, bercé de poésie du vivant de sa mère, il voyait d’abord le beau là où Brun voyait le rendement et l’argent pour rembourser les crédits. Mais en cas de contrariété, des éclairs inquiétants passaient dans le regard bleu du fils, s’il ne le noyait pas dans la fumée de l’herbe qu’il cultivait à l’abri des collines, derrière ses plants de tomates et de paprika, sur les éminences de la propriété que Brun lui avait cédées trois ans plus tôt. Sans papier ni notaire. Une phrase avait suffi, claquant comme un ordre : « Tu prendras les terres du haut. » Là il cultivait ce qu’il voulait comme bon lui semblait, mais pas dans les Grands Champs, le grenier à blé des Soulaillans que Brun surveillait comme un coffre-fort. C’est vrai qu’il pouvait faire peur, Mo, avec sa haute taille et ses larges épaules, son visage anguleux, ses cernes par trop accusés que balayaient ses longues mèches blondes.
Question pratiques agricoles, les deux hommes restaient sur leurs positions. Brun opposait le progrès aux ravageurs. Mo tenait ces poudres et ces liquides verdâtres pour des poisons. Ils avaient raison tous les deux. Mais le fils avait un peu plus raison que son père. C’est ce que le docteur Caussimon venait de révéler à Brun.
3
D’après Mo, tout avait commencé trois mois plus tôt, cette nuit de juillet où leur vieux cheval s’était empalé sur les grosses dents du tracteur. Plus exactement, c’est la fin qui avait commencé. Le début de la fin. La veille, il avait fixé les piques d’acier à l’avant de l’engin pour hisser les bottes de paille. Aux Soulaillans, le jeune paysan avait travaillé dur avant l’arrivée de l’orage. Brun avait disparu, Mo ignorait où. De la maladie de son père, il ne savait rien. S’il s’inquiétait, c’était du nœud coulant de la dette, du lait et du blé qui ne valaient plus la sueur pour les produire, de la faillite qui menaçait. Mais à ce moment précis, il redoutait surtout le ciel à front noir et crépitant d’éclairs prêt à lâcher ses trombes d’eau. Mo avait quasiment fini les moissons des Grands Champs et des parcelles bordant la cascade, pas commodes à cause de la pente. Une ou deux fois la machine avait failli verser. Il n’aurait pas été le premier à passer sous une moissonneuse. Il avait coupé son blé jusqu’à la nuit, dans le halo des phares qui soulevait une boule de poussière translucide. Restait les pièces les plus faciles, le long de la route qui menait au bourg. Il remit au lendemain, c’est-à-dire à l’après-midi, car il était déjà trois heures du matin quand il rentra se coucher.

Le souvenir l’obsède. Une sueur glacée, la lame d’un couteau entre ses omoplates. Cette nuit-là, Mo est tombé tout habillé sur son lit de noyer, le lit où il est né, comme son père et son grand-père, comme tous les Danthôme. Des durs au mal et des taiseux, avec leurs mains épaisses et le cœur durci au froid des hivers sans repos. Mo a sombré sans demander son reste. C’est une plainte effroyable qui l’a tiré du sommeil. Encore hébété il a poussé les volets avec ses poings. Des éclairs projetaient une lumière crue de magnésium. Le tonnerre grondait, chaque fois plus proche. Les chiens aboyaient mais il ne s’agissait pas des chiens. Le spectacle lui parut confus avant qu’il ne se réveille pour de bon. Alors Mo eut l’impression d’un combat de titans entre un stégosaure et son cheval qui dans un hennissement du diable tentait de s’extraire des pales plantées dans sa chair.
Sur ses vieux jours, Perceval s’était mis à craindre la foudre. Dans cette nuit électrique il avait brisé sa corde et défoncé la porte de l’étable d’un coup d’épaule. Il se serait enfui si le tracteur aux dents dressées ne l’avait stoppé en pleine course. Brun était déjà près de lui et tentait de libérer ses antérieurs. Mais le comtois se cabrait avec une telle force, décuplée par la douleur, que même avec l’aide de Mo accouru en catastrophe, le vieil homme n’arrivait à rien. Les naseaux écumants, ses cils en brosse ombrant sa pupille noire, Perceval se débattait. Pas une bride, pas une courroie de selle pour l’attraper. Soudain il cessa de hennir. Une plainte inconnue emplit l’air déjà chargé de foudre et de sang, de l’odeur de brûlé des sabots frénétiquement frottés contre le pavé de la cour. La plainte entra dans les oreilles des Danthôme et plongea tout au fond de leur âme. Perceval pleurait. Il mourait en pleurant. Jamais Mo n’oublierait ses pleurs déchirants. Avec son père ils l’avaient retiré doucement des crocs du tracteur. Aussitôt, des geysers de sang noir avaient giclé du poitrail. Un frisson avait parcouru son échine. Puis il s’était effondré, ses gros yeux révulsés, manquant d’écraser dans sa chute le père et le fils.

Sur le coup, Mo a hurlé. Des gens des alentours affirment avoir entendu ses cris désespérés, bien que les premières maisons du village soient éloignées d’un bon kilomètre. Perceval, c’était le cadeau de son entrée au lycée agricole, l’année de ses seize ans. Saison après saison, il avait tiré les charrues et les semoirs, porté sur son dos ou promené en carriole les gamins de la famille, les cousins, les copains, ses petits flirts aussi, qu’il invitait aux Soulaillans. En répétant le nom de son cheval, Mo s’est rappelé les mots de sa mère, qui plaçait la grammaire au-dessus du travail des champs. « Un cheval, des chevaux. Mais Perceval est unique, comme toi, comme chacun de nous. On dit un Perceval, jamais des Percevaux. » Mo n’a pas oublié la règle maternelle. Et il se demande à présent si Perceval le transpercé ne portait pas la mort dans son nom.

Au moment de sa retraite, à dix-huit ans sonnés, ils lui avaient évité l’abattoir. Qui aurait eu l’idée d’abattre un frère, un ami, un ange ? L’animal avait reçu un pré herbu comme un seigneur son fief. Un joli pré à flanc de colline, qu’il broutait à longueur de journée. Les pâquerettes, les pissenlits, les fleurs de carotte avec leur délicate broderie, les orties, les boutons-d’or, les feuilles d’arbousier, les baies sauvages qu’il mâchait débonnaire, le museau plongé dans la végétation, tout lui faisait ventre. Le soir il n’avait besoin de personne pour regagner l’étable. Un cheval sait toujours la route du retour.

Avant d’être réveillé en sursaut par les gémissements de Perceval, le jeune homme cauchemardait. Des visions qui le traquaient jusqu’au fond de son lit même quand il frôlait l’épuisement, avec la figure du banquier, du conseiller agricole, d’une jolie fille qui ne voulait jamais de lui à cause de la terre à ses souliers et des études qu’il n’avait pas poussées assez loin. « Ce sera la dernière récolte. » Le paysan s’était redressé sur son lit avec ces mots sur les lèvres. Les hennissements de Perceval étaient venus conforter ce présage. Parfois le cheval semblait à Mo un protecteur plus sûr que son père, surtout ces derniers temps où Brun perdait de sa superbe.

Le père et le fils demandèrent une dérogation aux services vétérinaires pour enterrer Perceval derrière le potager, là où son fumier faisait le lit d’énormes potirons. Le lendemain du drame, sous le soleil revenu, sous l’immensité bleue que pas un nuage ne venait ternir, Mo creusa un trou de géant et ce fut fini. « Quand je dis que c’était fini, c’est vraiment que tout était fini », insisterait-il bien plus tard, devant le tribunal.
4
Dès sa prime enfance, le patriarche des Soulaillans avait succombé aux sirènes de la modernité. Dans la mémoire de Brun pétaradaient encore les « P’tits Gris » du plan Marshall, ces tracteurs de poche que les Américains avaient offerts aux paysans pour sortir les campagnes du marasme et nourrir la France. Le leur s’appelait Little Boy. Léonce, le père Danthôme, avait fait une grande fête à la ferme lorsqu’il l’avait reçu flambant neuf, avec son capot robuste et sa selle en poêle à frire, le chiffre de l’année 1947 gravé sur la calandre. Gamin il avait passé ses journées derrière une paire de bœufs attelés à labourer les champs du matin au soir, une tartine de pain frotté d’ail en guise de manger. Et voilà que d’un coup de baguette magique, les chevaux-vapeur vrombissants se jouaient des terres biscornues des Soulaillans.
Nul n’avait réalisé que Little Boy était le nom donné à la bombe atomique lâchée sur Hiroshima par les mêmes Américains. Ce petit tracteur sorti des chaînes Ford et des grandes plaines de l’Oncle Sam était une arme tout ce qu’il y avait de pacifique, sauf contre Staline et son communisme agraire. Little Boy éradiquait la faim là où il passait avec ses roues cerclées de métal, ses gros pneus arrière et son moteur quatre cylindres auquel s’ajoutait un système révolutionnaire de levage hydraulique. On enfonçait le pouce dans le bouton-poussoir et hop, les vingt-quatre chevaux démarraient d’un coup. C’était un beau projet, pour les Danthôme, de nourrir la France, depuis leurs terres de piémont qui annonçaient le haut Jura. C’en serait fini pour de bon, des « jours sans » de l’Occupation, des tickets de rationnement et des privations. On parlait même de nourrir le monde, et les images en noir et blanc des enfants moribonds d’Afrique savaient ébranler les consciences paysannes. Il fallait d’urgence produire pour éradiquer les famines sur toute la planète.
Ce discours naïf teinté de bonne conscience faisait mouche aux Soulaillans. Le gasoil coulait à flots, avec sa belle teinte rosé de Provence. On entendait vrombir les moteurs Ferguson, dispensant partout abondance et espérance. Le progrès. On n’avait que ce mot à la bouche. Un progrès venu d’Amérique et pas d’ailleurs, ajoutait Léonce Danthôme. Brun avait grandi dans cette mythologie. Dès l’enfance il avait gobé sans tout comprendre les paroles de son père. Mais la musique était claire, l’ennemi désigné. Staline avait écrasé la faucille sous le marteau. L’ouvrier Stakhanov avait liquidé le paysan, cet ennemi de la Révolution avec son sens petit-bourgeois de la propriété. Le monde libre, lui, allait le réhabiliter. Par son ample geste qui sauvait l’humanité, la Marianne semeuse donnait tout son poids au franc lourd. Brun était né dans cet après-guerre rempli d’optimisme et de foi dans la technologie. Labourage et pâturage seraient à jamais les mamelles de l’Occident. La chimie tuerait les ennemis des cultures comme les Alliés avaient eu raison des Nazis. On n’hésitait pas à forcer le trait.

Chez les Danthôme on eut tôt fait d’adopter les pesticides. La plupart des voisins se montrèrent plus rétifs. Les paysans de la vieille école se méfiaient de ces produits qu’on ne touchait qu’avec des gants, qui brûlaient les yeux et perforaient le porte-monnaie. Leur préférence allait aux savoirs rustiques, aux prédateurs naturels, bourdon et coccinelle, ennemis ancestraux des pucerons et autres pyrales. Ils privilégiaient le mouvement coopératif qui prêchait l’entraide au milieu du chacun pour soi. Brun était sensible à ce discours et savait tendre la main. Surtout pour le lait des petits éleveurs dont il organisait la collecte vers les fruitières à comté, le nom qu’on donnait ici aux fromageries. Mais c’était d’abord un chef. Un meneur qui aimait surprendre et innover pour être le meilleur agriculteur du canton et pourquoi pas du pays. L’esprit de compétition le tenaillait au plus profond, c’était dans ses nerfs et dans son tempérament. Lorsqu’il fut en âge de prendre la ferme en main, les syndicats paysans n’avaient qu’un mot d’ordre : « Quand ton fils a grandi, fais-en ton frère. » C’est ainsi qu’il eut un fils. Et qu’il n’en fit pas son frère.
5
Ce matin-là ça barda une fois de plus entre Mo et Brun. Sitôt bu son café, le vieux paysan était monté seul vers les parcelles du haut. C’était le domaine de Mo mais Brun voulait savoir où en étaient les semis. Quand il lui posait la question, son fils lâchait un soupir agacé. Ne pas labourer une terre entre deux récoltes semblait à Brun le comble de l’hérésie, il n’osait pas dire de la fainéantise. Depuis gamin il avait vu la terre fumer sous le poids de la charrue. Une entaille bien nette et profonde qu’il veillait depuis tout gosse à imprimer au sol. Posté à l’arrière, il empêchait le soc de basculer pendant que son père, badine en main devant les bœufs, s’assurait de la rectitude du sillon. Et voilà maintenant qu’on ne se donnait plus la peine de remuer la terre, de casser les mottes, de déchaumer. C’était les nouvelles idées écologistes. Du travail de sagouin. Il en avait mal au ventre.

Quand Brun se mit en route, plantant son bâton au rythme alenti de son pas, Mo travaillait depuis l’aube autour des noyers. Brun aperçut sa grande silhouette qui s’activait mais il s’arrêta au bord des champs qu’enveloppait encore une écharpe de brume. La terre était une masse sombre et embuée. Brun s’assit sur un banc de pierre et alluma une cigarette. Fumer l’apaisa. Vers neuf heures, un petit soleil maigre ouvrit une trouée dans le brouillard. Brun cligna des yeux. La lumière lui était entrée violemment dans les pupilles. Il aimait cette sensation d’être ébloui. Comme un deuxième réveil. En un regard il découvrit ce qu’il craignait. Le vieux paysan se dressa d’un bond, ragaillardi par le tabac, à moins que ce ne fût la colère. Devant la silhouette du fils qui s’approchait, il cria :
— C’est quoi ces repousses partout ?
Mo ne broncha pas. Son souffle dessinait dans l’air de petits nuages transparents.
— Ton champ est sale ! Il est sale ! répéta Brun en haussant la voix.
Ça y est. Il l’avait dit. Il l’avait crachée, sa rancœur devant un monde qu’il ne comprenait plus. Il ne connaissait pas plus grande injure pour un cultivateur. Pourtant Mo continuait sa besogne sans réagir. Désormais, c’était sa parcelle. Il la conduisait à sa guise.
Brun s’excitait de plus belle.
— Tu vas quand même pas semer les orges là-dessus ? Elles vont attraper toutes les maladies avec ces mauvaises herbes en veux-tu en voilà, sans parler des limaces qui vont se régaler. Une dose de fongicide, c’est pas la mer à boire, nom de nom !
— Si, justement. Ces mauvaises herbes, comme tu dis, elles retiennent la terre au lieu que le vent l’emporte je ne sais où. Et quelles maladies ? On aura des orges saines, sois tranquille.
Mo avait parlé sans s’énerver. Il savait que ça ne servait à rien. Combien de fois ils avaient eu ces discussions en fin de repas ou en arpentant les talus des Soulaillans, chacun croyant pouvoir convaincre l’autre. Brun avait beau refaire l’histoire des engrais chimiques, fustiger le salissement des parcelles avec les gourmands, les coquelicots et les bouts d’épis en bataille, Mo rétorquait fumure, coccinelles, couvert végétal. Et si c’était de saison, quand l’été pointait, il ajoutait fleurs des champs, bourrache, dent-de-lion et nigelle bleue de Damas.
— La terre a besoin de repos, fit Mo d’une voix égale.
— Comme si je me reposais, moi ! maugréa le père.
Ce dialogue de sourds durait depuis le retour de Mo à la ferme, après ses années à l’école d’agriculture de Besançon. Quinze ans déjà mais Brun ne voulait rien entendre. Le fils partit prendre un outil à la cabane. Quand Brun le provoquait, il attendait que l’orage passe. Et il passait toujours. Mais ce matin-là Brun n’en démordait pas, comme s’il voulait à tout prix en découdre. Conjurer le verdict du docteur Caussimon.
— Ce qu’il faut pas entendre ! s’énerva-t-il encore en agitant son bâton, tandis que Mo repassait à sa hauteur. C’est honteux, une terre pareille, tu…
Brun s’interrompit brusquement. Les mots restèrent coincés au fond de sa gorge. Un vertige le fit vaciller. Mo était reparti vers son champ mais le silence soudain de Brun le fit se retourner. Il courut à sa hauteur juste à temps pour l’empêcher de tomber. Ses jambes ne le tenaient plus.
— C’est rien ! s’agaça Brun.
Mais il se laissa faire quand Mo souleva le bras paternel sur sa solide épaule et l’emmena jusqu’à la cabane. Il le fit asseoir puis lui versa une tasse de thé chaud de son thermos. Brun grimaça. Il détestait le thé.
— Ça va te requinquer.
Mo dévisageait son père. L’agacement avait cédé à l’inquiétude. La pomme d’Adam de Brun sautait de bas en haut comme un ressort alors qu’il répétait : « C’est rien ! ça va déjà mieux. » Était-ce une impression ? Son cou de lutteur paraissait moins fort, et ses traits plus émaciés qu’à l’habitude.
Brun regarda autour de lui. Cette cabane en planches de sapin, il l’avait construite depuis un bail. Et elle tenait debout. Ce qu’il faisait de ses mains, c’était droit, carré, durable. C’est ce qu’il croyait avant sa visite chez le docteur. Mo lui remplit à nouveau sa tasse. Brun y ajouta un sucre pour chasser l’amertume. Les deux hommes se regardèrent. Brun esquissa un sourire, auquel répondit Mo. Il y avait entre eux la pudeur mêlée de dureté qui depuis toujours tenait à distance le moindre attendrissement. Mo ramena son père d’un coup de tracteur. Ils n’échangèrent plus une parole. Le silence parlait pour eux.
6
Le jour de son rendez-vous à l’hôpital – « la veille de la Toussaint », avait-il fait remarquer à son médecin –, Brun resta à la ferme. Il se leva à l’aube et s’occupa des bêtes sans rien changer à sa routine. Rentré de l’étable sur le coup de sept heures, il se prépara un café noir et coupa une grosse tartine avec son couteau pliant qui ne quittait jamais le fond de sa poche, le manche taillé dans une branche de châtaignier et la lame aussi tranchante qu’un rasoir. Brun l’examina. Sa vue le rassurait. Son couteau ne l’avait jamais trahi, lui, qui coupait une pomme en deux d’une simple pression de la main. Il remonta dans sa chambre avaler son médicament et s’abandonna dans son fauteuil. Il évita de s’allonger, de peur de s’endormir – de mourir, qui sait ? Il lui fallait au contraire rester éveillé pour comprendre. Une question l’obsédait : qu’avait-il fait de mal ?
Cette épreuve, il n’en démordait pas, était une sanction personnelle. Un jugement à charge. Il y avait tellement cru, à son métier de paysan. Ce n’était d’ailleurs pas un métier. C’était bien plus que ça. Une façon de vivre sans autre maître que la course des saisons. Il fallait travailler, et ceux qui voulaient faire de lui un gentil paysagiste trouvaient à qui parler. Un jardinier de la nature, un tondeur de gazon, et puis quoi encore ? Comme il les avait envoyés valser, les élus du village, quand ils l’avaient prié d’entretenir la portion du GR qui parcourait ses terres. Il n’en avait rien à faire, de leurs promenades sac au dos. Si tout le monde se baladait, qui allait labourer ?
C’était sa seule religion, le travail. Avant de cultiver la terre, l’homme ne travaillait pas. Il chassait, il cueillait, il allait et venait au hasard de sa condition d’errant. Le travail était né là, dans ces sillons de guingois que les premiers hommes avaient tracés tant bien que mal avec des cornes de cerf rougies au feu pour y jeter quelques graines sauvages enveloppées d’une fine pellicule d’argile. Brun le savait. Il l’avait lu dans les pages de la grande encyclopédie reliée pleine peau que Léonce avait achetée par correspondance avant la guerre – le trésor des Soulaillans, avec la reproduction de L’Angélus de Millet au petit point de broderie – et que Brun conservait avec respect derrière la porte vitrée du buffet de la salle à manger, à côté des Sélection du Reader’s Digest et d’une collection complète de la revue Rustica. L’agriculture avait inventé le travail, c’était incontestable. Pour un peu, il aurait même soutenu qu’elle avait inventé la France, dont il continuait de mesurer la grandeur en journées de selle comme aux heures exaltées de la Révolution, vingt-quatre jours en long, dix-sept jours en large. De 1789, il conservait la mémoire vive du calendrier décalqué sur le temps des champs. Il n’était pas rare, même sans goutte de gentiane dans le nez, qu’il déclame en termes fleuris les noms de ventôse, de pluviôse, de floréal ou de germinal.

Extraits
« Il n’avait de rapport au monde qu’à travers ses terres, minces terres caillouteuses des hauteurs, fortes terres argileuses de la plaine.
Sa raison de vivre était tout enfouie dans ces étendues fécondées qui portaient l’épi comme un destin vertical. Plus il se penchait sur ses sillons, plus il se sentait grand, utile, et somme toute heureux. C’était sa vie et le docteur Caussimon répondait leucémie. Brun s’en souvenait bien, des journées à récolter les blés, des soirs de fête près de la batteuse avec les fermiers des collines venus donner la main, une fois le grain à l’abri sous la bâche bleue des ciels d’été si vastes, mais jamais autant que les Soulaillans qui lui semblaient encore plus grands que l’horizon. Labourer, semer, récolter, et recommencer, respirer le grand air, c’était sa vie, il n’en connaissait pas de meilleure.
Qui avait saccagé ce bonheur-là? Brun faisait défiler ses souvenirs mais aucun ne lui disait par quelle traîtrise la maladie s’était immiscée en lui aussi sûrement que les nitrates empoisonnaient les nappes d’eau profonde en aval de ses champs. Tout ce en quoi il avait cru s’effondrait soudain. L’éclat blond des blés, les grains de maïs bien lourds et rebondis, les colzas pimpants, les capitules charnus du tournesol, toute cette beauté n’était donc que le visage trompeur de la mort? » p. 34-35

« Chez nous, songe Brun, on dit que le père peut partir quand le fils s’assoit au bout de la table. Mais avec la maladie, Suzanne est passée avant tout le monde. Mo avait juste vingt ans. C’était déjà un homme fait. Il était long comme une tige poussée en graine, aussi fin que son père était bref et carré. Suzanne a eu le temps de lui transmettre ce qu’elle aimait, ce qu’elle était, même si le temps fut trop court comme le sont toutes les vies quand on brûle de la passion de vivre. Suzanne est partie en paix, avec le sentiment du travail accompli. Son existence a surtout manqué de superflu. Elle n’a pas seulement appris à Mo qu’on dit un cheval, des chevaux. Ou qu’un cheval n’a pas de pattes mais des jambes. Elle lui a laissé le goût du bonheur qu’on trouve dans la contemplation des choses simples qui ne font pas de bruit.
Brun, lui, s’est échiné à produire toujours plus, à vendre plus, à s’agrandir, à s’équiper de matériel plus puissant, plus coûteux. Suzanne lui demandait parfois jusqu’où irait cette course insensée. « On est les soldats de la paix », disait-il le plus sérieusement du monde. Il y croyait. Lui qui bouffait du curé midi et soir, il se vivait en apôtre de l’agriculture. Fondre les chars pour en faire des charrues! Comme il leur cassait les oreilles avec ce slogan qu’il avait pêché Dieu sait où… Le communisme avait inventé l’homme de fer, Brun voulait incarner l’homme de terre avec des racines aux pieds et dans la tête des rêves de prospérité qu’il résumait d’une lapalissade: on ne rêve bien que le ventre plein. » p. 48

« Bientôt plus personne ne reconnaitra le chemin. Mon père ne veut pas se l’avouer, pense Mo, mais nous sommes déjà morts, et lui un peu plus que les autres. Les éoliennes, c’est la dernière arme qu’ils ont trouvés pour nous éliminer, nous les paysans. Quand le béton aura éventré nos terres, quand nos paysages seront devenus des usines en mouvement, nous aurons disparu à jamais. » p. 92

À propos de l’auteur
FOTTORINO-Erci_Joel_SagetÉric Fottorino © Photo Joël Saget

Éric Fottorino est né le 26 août 1960 à Nice. Il débute sa vie professionnelle en 1984 comme pigiste à Libération avant de rejoindre l’équipe fondatrice de La Tribune de l’économie où il explore l’univers des matières premières. Une spécialité encore peu traitée dans la presse française, qu’il développera dans de nombreux journaux économiques, s’attachant à mettre en lumière leur dimension humaine, sociale, géopolitique et mythique. Ce thème lui inspirera son premier essai, Le Festin de la Terre, paru en 1988. Entre-temps, il a rejoint le quotidien Le Monde (1986), d’abord pour suivre les dossiers des matières premières et de la bourse, puis de l’agriculture et de l’Afrique. Chargé des questions de développement, il multiplie les reportages en Afrique, de l’Éthiopie frappée par la famine jusqu’à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Il voyage aussi dans les pays de l’Est après la chute du Mur de Berlin (Russie, Pologne, Hongrie) et sera l’envoyé spécial du Monde dans plusieurs pays d’Amérique latine, Panama, Mexique, Colombie essentiellement. Nommé grand reporter (1995-1997), il effectue des enquêtes scientifiques sur la mémoire de l’eau et l’affaire Benveniste ainsi que sur le fonctionnement du cerveau humain. Il réalise de nombreux portraits, de Mitterrand à Tabarly en passant par Mobutu, Jane Birkin ou Roland Dumas. Au total quelque 2 000 textes parus dans Le Monde, dont une sélection a été publiée en quatre volumes sous le titre Carte de presse («En Afrique»; «Partout sauf en Afrique», «Mes monstres sacrés», «J’ai vu les derniers paysans» Denoël). Il est nommé rédacteur en chef en 1998, puis chroniqueur de dernière page en 2003.
Chargé de concevoir et de lancer une nouvelle formule du quotidien en 2005, il est nommé directeur de la rédaction en mars 2006. Après l’éviction de Jean-Marie Colombani à la suite du vote négatif de la Société des rédacteurs du Monde, il est élu directeur du Monde en juin 2007, devenant le 7e directeur du quotidien depuis 1944. Après vingt-cinq années passées au quotidien, il démissionne en 2011. Trois ans plus tard, il fonde l’hebdomadaire Le 1. Innovant dans la presse écrite, il crée ensuite le trimestriel America (2017), Zadig (2019) et Légende (2020). (Source: Wikipédia)

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La mort en gondole

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En deux mots
Partant à Venise pour retrouver tout à la fois Silvia la belle étudiante et les traces du peintre oublié Léopold Robert, le narrateur va surtout connaître des déconvenues. Mais tout au long de son séjour, il nous aura aussi fait découvrir un homme et une œuvre. Et nous aura incité à la curiosité et au voyage.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’autre mort à Venise

Dans son nouveau roman Jean-Bernard Vuillème nous propose un voyage du Jura neuchâtelois à Venise, sur les pas du peintre Léopold Robert et ceux d’une belle étudiante. Embarquez sans plus attendre !

Une envie soudaine, une impulsion, l’idée qu’un changement de lieu peut favoriser un changement de vie. C’est dans cette perspective que le narrateur, un «vieux type» se décide à monter dans un train qui le mènera de son Jura neuchâtelois à Venise. S’il prend beaucoup de plaisir à regarder défiler le paysage et à observer les passagers, il ne va pas en Italie pour faire du tourisme, mais pour apporter son concours à Silvia, une étudiante qui entend consacrer sa thèse à un peintre aujourd’hui oublié – sauf peut-être par notre homme – Léopold Robert.
Car outre le fait d’avoir grandi dans la même région que l’artiste, il en connait toute la biographie qu’il va nous livrer au fil de son récit, rendant ainsi hommage à un homme dont le patronyme figure sur les plaques de quelques rues, notamment l’axe central de La Chaux-de-Fonds. Du coup, notre homme se demande si «le pire oubli pour un artiste n’est-il pas de devenir moins connu que les rues qui portent son nom?». Après une visite au Louvre, une autre question viendra le tarabuster: «existe-t-il pire humiliation pour un peintre que de figurer derrière le dos de la Joconde, de l’autre côté du mur?»
Voici donc venu le moment de redonner à Louis Léopold Robert, graveur et un peintre neuchâtelois né le 13 mai 1794 aux Éplatures et mort le 20 mars 1835 à Venise toute sa place dans la galerie des beaux-arts.
Entreprise périlleuse, sans doute vaine, quand il le constatera, sur l’île de San Michele où repose Léopold Robert, qu’«il est tellement mort qu’il n’a même plus de tombe», car «dans les cimetières, seules des renommées durables et historiquement bien établies permettent aux morts de franchir les décennies et les siècles».
Le constat est amer, tout comme le bilan de son escapade en Italie.
«En fait, n’y a aucune raison d’avoir suivi Silvia jusqu’ici sinon que je préfère m’attacher aux folies d’une jeune femme d’esprit qu’aux raisons d’un vieux type comme moi. Faire les choses sans raisons n’empêche pas d’y prendre de l’intérêt».
Et c’est là que Jean-Bernard Vuillème est grand. Il fait de ce voyage inutile un écrin soyeux qui enveloppe tout à la fois une œuvre qui mérite d’être appréciée et un petit bijou introspectif. Oui, il faut prendre le train, oui, il faut écrire, oui, il faut se passionner ! Il n’y a pas d’âge pour cela. Et il ne faut pas de raison particulière pour cela. Sinon d’entrainer dans son sillage des lecteurs admiratifs. Car la plume de l’auteur de Lucie ou encore Une île au bout du doigt est toujours aussi allègre, son humour toujours aussi délicat. Et on sent en lisant combien il aime trouver autour de lui les thèmes de ses livres, lui qui a raconté tout aussi brillamment l’histoire des Cercles neuchâtelois ou celle de Suchard, qui s’est implanté à Neuchâtel au XIXe siècle. Parions que cette fois encore, vous aurez plaisir à le suivre. D’autant qu’en ces temps troublés, une telle invitation au voyage ne se refuse pas!

Galerie (quelques œuvres de Léopold Robert présentées dans le livre)
ROBERT_larrivee des Moissonneurs dans les marais PontinsL’Arrivée des moissonneurs dans les marais Pontins (1830)
ROBERT_depart_des_pecheurs_de_ladriatiqueDépart des Pêcheurs de l’Adriatique (1835)

La Mort en gondole
Jean-Bernard Vuillème
Éditions Zoé
Roman
128 p., 15 €
EAN 9782889278398
Paru le 6/05/2021

Où?
Le roman est situé en Italie, à Venise après un voyage qui part du Jura Suisse et passe notamment par Milan et Vérone. On y évoque aussi La Chaux-de-Fonds, Neuchâtel et Les Éplatures ainsi que Paris, Bruxelles et Rome.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, mais revient fort fréquemment à l’époque de Léopold Robert, aux débuts du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
« En pleine crise d’obsolescence », le narrateur prend le train pour Venise où il va prêter main forte à Silvia. Cette éternelle étudiante consacre une thèse à Léopold Robert, peintre neuchâtelois tombé dans l’oubli, mais célébré dans l’Europe entière dans la première moitié du XIXe siècle. Plus fascinée par la réussite de cet homme, parti de rien, que par son œuvre, Silvia tente de comprendre comment il en est venu à se trancher la gorge dans son atelier, à 40 ans. Avec son acolyte, elle écume les lieux, ruelles, monuments, par lesquels le peintre est passé. Leurs dialogues, comme un match de ping-pong, ponctuent une Venise tour à tour du XIXe et du XXIe siècles.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Je viens de prendre place dans un siège où je me suis laissé tomber, heureux et fourbu. Il suffit, il est temps de partir. C’est la première fois que je me trouve dans un train bercé par la sensation de laisser ma vie derrière moi. Je vais retrouver Léopold et Silvia à Venise. Le paysage commence déjà à défiler. C’est le cinéma que je préfère. D’abord la silhouette de maisons familières, de rues et de places que je traverse généralement sans les regarder. Une femme à sa fenêtre – un chien trottine au bord d’une route et soudain se précipite dans un patio – buste massif d’un chauffeur de poids lourd les mains presque à plat sur le volant. Des fragments d’histoires cadrés à toute vitesse plutôt que le plan fixe d’une histoire lancinante. Maintenant le train s’éloigne de la ville. Je tourne le visage devant moi, il n’y a personne dans mon compartiment et je peux prendre mes aises, étendre mes jambes. Quelques voyageurs silencieux se sont installés dans le wagon, à portée de vue une femme entre deux âges aux yeux baissés et tirant souvent sur sa jupe et un dos d’homme immobile avec un coude glissant parfois sur l’accoudoir. Je ferme les yeux, non pour dormir, mais pour mieux savourer mon départ, m’abandonner à une vague mécanique qui m’emporte enfin. Me voilà parti pour la première destination qui me soit venue à l’esprit.
C’est une fugue sénile. Je suis en pleine crise d’obsolescence et je dégage. Je vivais sur mes acquis. Comment vivre sans s’accrocher à ce que l’on possède ? Il aurait fallu sentir le point de rupture entre le temps de l’expansion et le temps du repli et me retirer petit à petit, pas à pas, au lieu d’attendre que l’eau monte jusqu’au menton pour me mettre à nager comme un forcené. Une marée montante m’a fait décamper. Le monde vous rattrape, vous dépasse et vous n’existez plus.
Je suis parti sans me retourner. Je n’ai rien emporté, rien, pas même un rêve d’autre vie, je suis parti à la sauvette, le cœur battant, comme un animal surpris dans son sommeil. Pourtant, je sais où je vais. Silvia est une jeune femme qui s’est prise de passion pour un peintre au destin tragique au point d’en faire, m’a-t-elle dit, le sujet d’une thèse. Parti d’un village perdu dans le Jura suisse, ce peintre croyait avoir conquis le monde. Il était sorti de nulle part pour devenir une gloire universelle. C’est son histoire qui captive cette jeune femme et non sa peinture qui la laisse indifférente. Je l’entends encore : « J’admire son effort, le sérieux et la passion avec lesquels il peignait, mais pas sa peinture ». Je la vois, en train de s’animer, ses mains se mettent à bouger, elle repousse une mèche rebelle de ses doigts fins et tourne vers moi son regard azur. Si belle que j’en reste muet, alors que j’aimerais prendre la défense de Léopold. Peut-on vraiment admirer quelqu’un pour son effort et non pour ce qui en résulte ? Vivre est un effort que personne n’applaudit, surtout avec le temps, quand les articulations se mettent à grincer et que les muscles s’avachissent, y compris le cerveau, à commencer par la mémoire, ce qui fait qu’un homme de tête peut devenir un homme à trous. Sans parler d’une vague oppression, parfois, du côté du cœur. Comme en ce moment malgré mon grand calme, ma sérénité, d’abord un pincement qui me fait rouvrir les yeux, puis la sensation d’abriter une masse de plomb brûlante plutôt qu’un cœur battant au centre de mon être. Je pourrais crier tant j’ai peur. Une peur animale sans autre expression possible que de crier. Je me retiens et me tourne vers la fenêtre et aussitôt m’apaise le défilé des images de fragments de paysage et de gens à l’intérieur des fragments. A peine entrevus déjà disparus. La fenêtre avale mon cri et mon regard dérape sur le monde comme s’il n’y était pas tout à fait, un regard passager très fasciné mais plus tout à fait concerné.
Moi, je suis parti tardivement pour renoncer et non pour conquérir comme ce jeune peintre dont Silvia admire l’effort. C’est mon dernier sujet de fierté, cette course hors de ma vie, vers la gare, pour m’extraire de mon univers au lieu de m’y cramponner et de vouloir encore et toujours reconstruire. Le train ralentit, freine, décollant légèrement mon buste du siège. Des gens se hâtent sur le quai en tirant leurs valises. Parmi eux, figurent probablement des personnes qui seront là d’ici deux ou trois minutes, en face de moi, à côté de moi. Je ne sens plus mon cœur, j’entends les essieux qui grincent. Au lieu de tourner en rond dans mon passé, j’ai décidé de m’intéresser au départ de Silvia sur les pas de son peintre neurasthénique.

Extrait
« Voilà, me dis-je en sortant, il est tellement mort qu’il n’a même plus de tombe, ce qui dans le fond va de soi pour un aussi vieux défunt. Dans les cimetières, seules des renommées durables et historiquement bien établies permettent aux morts de franchir les décennies et les siècles. Moi qui tentais de m’affranchir de ma propre existence, de renoncer à toutes les ambitions qui m’avaient façonné pour devenir un autre, disons un autre moi-même dont j’observais l’éclosion, qu’est-ce qui me prenait de vouloir trouver la tombe d’un peintre mort il y avait plus de cent quatre-vingts ans et de surcroît tombé dans l’oubli? La réponse m’a sauté à la figure: à n’y a aucune raison. Comme il n’y en a aucune d’avoir suivi Silvia jusqu’ici sinon que je préfère m’attacher aux folies d’une jeune femme d’esprit qu’aux raisons d’un vieux type comme moi. Faire les choses sans raisons n’empêche pas d’y prendre de l’intérêt. Il me semblait que j’avais raison d’agir maintenant sans raisons. » p. 67

À propos de l’auteur

JEAN-BERNARD VUILLEME

Jean-Bernard Vuillème © Photo David Marchon

Écrivain, journaliste, critique littéraire, Jean-Bernard Vuillème est l’auteur d’une vingtaine de livres, des fictions (romans, nouvelles) et des ouvrages littéraires inclassables, proches de l’essai. En 2017, il est lauréat du Prix Renfer pour l’ensemble de son œuvre. Aux éditions Zoé sont notamment publiés: Sur ses pas (Prix de l’académie romande 2016), M. Karl & Cie (Prix Bibliomedia 2012), Une île au bout du doigt (2007), Lucie (Prix Schiller 1996) et L’Amour en bateau (1990). (Source: Éditions Zoé)

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Gloria Vynil

PAGNARD-gloria_vynil  RL_hiver_2021

En deux mots:
Gloria Vynil vit chez sa tante Ghenya à Berne, où elle entreprend un nouveau projet. Photographe et vidéaste, elle veut retenir sur la pellicule le Museum d’histoire naturelle qui va être transformé. Un travail qui va lui permettre de rencontrer l’amour et, peut-être, lui permettre d’oublier un douloureux passé.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le lourd secret de Gloria Vynil

Dans son nouveau roman, Rose-Marie Pagnard retrouve Gloria Vynil, l’un de ses personnages. Cette photographe et vidéaste commence un nouveau projet, alors que les ombres du passé se lèvent sur elle. Tragique et beau.

C’est sur la mort du père Vynil que s’ouvre ce beau roman. Une mort tragique et un épisode traumatique pour la fille qui voit douze chiens se jeter sur la victime d’un dépeçage en règle. «À travers l’éblouissant soleil elle voit une fourche avec un chien pendu au manche, elle voit des couleurs laides et papa couvert d’un manteau de chiens et de petits cochons. Ça ruisselle entre ses jambes et sur son visage, la voix de maman lui ferme les yeux, on préfère que, dit quelqu’un, oui, il vaudrait mieux que cette enfant oublie un tel massacre.»
Les années ont passé depuis le drame. Les enfants de la famille Vynil ont désormais quitté la ferme, à l’exception du plus jeune. «Till, le numéro un, avait été cuisinier sur un yacht et raconteur d’histoires (à l’exemple d’un personnage de Karen Blixen ou de Peter Hoeg), officiellement il s’était noyé (mais Gloria était persuadée qu’il vivait); Auguste, le numéro deux, s’était construit un studio dans l’ancienne grange de la ferme familiale et il écrivait des romans; Geoffrey, le numéro trois, avait été le chouchou fragile de sa maman avant de devenir tatoueur ambulant; Brunot, le numéro quatre, un dyslexique incurable, dirigeait une petite équipe d’employés de l’accueil à la Bibliothèque nationale de France et le bruit courait que les visiteurs sans expérience d’aucune bibliothèque se seraient perdus sans les explications vraiment merveilleuses de clarté de Brunot Vynil; enfin Rouque, le numéro cinq, s’occupait de la ferme et venait de faire un emprunt bancaire risqué pour l’installation d’un système de traite automatique.»
Quant à Gloria, elle vivait à Berne chez sa tante Ghenya qui «suivait les activités de sa nièce et fille adoptive, photographe et vidéaste, qu’elle voyait comme un être d’un modèle nouveau et inévitable issu non pas de sa bibliothèque mais du présent.»
Ceux qui suivent l’œuvre de Rose-Marie Pagnard retrouveront ici l’un des personnages de J’aime ce qui vacille, roman paru en 2013 et qui, à la manière du Georges Perec de La vie mode d’emploi, détaillait les habitants d’un immeuble confrontés à la mort et au deuil. Gloria Vynil était alors une proche de Sofia, la défunte toxico.
On la retrouve donc au moment où, quittant le Kunstlabor, un atelier d’artistes, elle s’attaque à un nouveau projet: photographier le Museum d’histoire naturelle avant sa démolition. Elle ne peut alors se douter qu’elle va rencontrer là l’amour sous les traits d’un peintre, Arthur Ambühl-Sittenhoffen, qui poursuit un projet similaire. Avant le déménagement des collections et la destruction des bâtiments, il veut conserver sur ses toiles la mémoire du musée et s’est lancé le pari fou de poser sur ses toiles toute l’histoire du lieu. Rafi, le gardien du musée, le soutient dans sa folle démarche, tout comme il protège Vynil. En éloignant un homme qui s’approchait de sa demeure muni d’un couteau, il ignore toutefois qu’il s’agit de Geoffrey, mandaté par ses frères. Ces derniers avaient conclu un pacte pour venger leur père, persuadés que Vynil avait provoqué le grave accident dont il avait été victime. Mais où est la vérité? Quelle est la vraie version des faits?
De sa plume fine et sensible Rose-Marie Pagnard joue avec ce traumatisme fondateur et entraine le lecteur dans une quête aux multiples facettes. Alors que Gloria se rapproche d’Arthur, prépare la fête qui marquera la fin du Museum durant laquelle seront exposées leurs œuvres, de nouvelles versions apparaissent, de nouvelles questions surgissent. À l’image de ce musée qui disparait, mais que l’on espère voir renaître, Gloria va tenter de se construire un avenir.

Signalons à tous les Genevois et à ceux qui se trouveraient au bout du Lac Léman le 6 mai prochain que Rose-Marie Pagnard sera l’invitée de la Société de lecture de 12h 30 à 14h.

Gloria Vynil
Rose-Marie Pagnard
Éditions Zoé
Roman
208 p., 18 €
EAN 9782889278343
Paru le 4/02/2021

Où?
Le roman est situé en Suisse, principalement dans le Jura et à Berne. On y évoque également un voyage à Paris.

Quand?
Si l’action n’est pas définie précisément dans le temps, on peut la situer Vers 2014.

Ce qu’en dit l’éditeur
Porter en soi une amnésie comme une petite bombe meurtrière, avoir cinq frères dont un disparu, vivre chez une tante folle de romans : telle est la situation de Gloria, jeune photographe, quand elle tombe amoureuse d’Arthur, peintre hyperréaliste, et d’un Museum d’histoire naturelle abandonné. Dans une course contre le temps, Gloria et Arthur cherchent alors, chacun au moyen de son art, à capter ce qui peut l’être encore de ce monument avant sa démolition. Un défi à l’oubli, que partagent des personnages lumineux, tel le vieux taxidermiste qui confond les cheveux de Gloria et les queues de ses petits singes. Avec le sens du merveilleux et le vertige du premier amour, Gloria traverse comme en marchant sur l’eau cet été particulier.
Rose-Marie Pagnard jongle avec une profonde intelligence entre tragique et drôlerie pour nous parler de notre besoin d’amour.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Aux arts etc. (Sandrine Charlot Zinsli)


Rose-Marie Pagnard présente son roman Gloria Vynil © Production éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Dans leur cage plantée à la lisière de la forêt, les grands chiens noirs menaient leur tapage matinal. Sur le seuil de la cuisine apparut, bien avant l’heure habituelle, une petite fille flottant dans une chemise de nuit bleue à motifs de voiliers blancs. C’était par pur désir de promener ces voiliers dans la cour de la ferme, comme sur la mer, que l’enfant était sortie seule de la maison. Il faut dire que la chemise venait de son frère Till, le navigateur, et que tout ce qu’elle se figurait qu’il faisait, elle devait le faire aussi. Elle avait l’air de boire la lumière, la clarté, les sons délicats de l’étable, ces choses exquises du réveil.
Les chiens s’étaient mis à pleurer, des larmes giclaient autour de leur cage coiffée d’éclairs bondissants, aide-nous, console-nous, criaient-ils. Et le soleil jouait sans se soucier de rien. Je pourrais leur apporter un morceau de rôti ou une assiette de lait, pensa l’enfant, ou les laisser filer dans la forêt.
Ses pieds nus l’emportent jusqu’aux odeurs puissantes, qui demandent en lettres rouges de ne pas ouvrir, de ne pas ouvrir ! Mais voilà la porte disloquée comme par magie. L’enfant la tire contre elle en reculant et les chiens – les douze molosses à revendre, dit maman –, les chiens volent droit sur l’étable où papa nettoie en sifflotant l’enclos des truies et des porcelets. L’enfant crie non, non ! allez dans la forêt, les chiens ! allez chasser et manger dans la forêt ! À travers l’éblouissant soleil elle voit une fourche avec un chien pendu au manche, elle voit des couleurs laides et papa couvert d’un manteau de chiens et de petits cochons. Ça ruisselle entre ses jambes et sur son visage, la voix de maman lui ferme les yeux, on préfère que, dit quelqu’un, oui, il vaudrait mieux que cette enfant oublie un tel massacre.

SPLENDEURS
Gloria survolait les débris de verre, les trous, les pavés arrachés, Gloria débordante de vie, avec son projet pétillant comme du champagne dans la fraîcheur du matin.
La rue aux arcades se réveillait au soleil, après une bataille nocturne, la casse vous sautait aux yeux, mais vous n’étiez pas obligé pour autant de vous gâcher la joie, après tout on était maintenant au matin, la journée promettait d’être sans limites, juin avait commencé.
Gloria était très belle, pour autant qu’on aime un nez franchement là, avec une très légère courbure à la racine et des yeux, une bouche, une silhouette qui demandaient que la vie soit une aventure. Ses jambes nues frissonnaient comme quand elle se glissait dans son lit et que l’envahissait la sensation d’une déclaration d’amour à son propre corps. Son lit, dans l’appartement qu’elle partageait depuis vingt ans avec sa tante Ghenya, au centre de la capitale. Une ville de cinq cent mille habitants, avec des arcades et des fontaines un million de fois photographiées, avec un fleuve, des ponts, des kilomètres de bâtiments administratifs, deux fours crématoires, des salles de fitness sur-occupées, des centaines de milliers de chiens bien nourris, des musées, un camp d’immigrés logés dans des conteneurs, des parcs toujours verts.
Gloria ne sait pas que sa tante Ghenya reste nuit et jour penchée sur elle pour la protéger avec ses armes de vieil ange, qui feraient un peu rire s’il ne s’agissait pas de moyens nobles, ayant fait leurs preuves : amour, intelligence, parole, ruse féminine inspirée. Donc vieil ange des plus respectables.
Gloria ignore aussi les intentions criminelles de ses frères, quatre vivants, un disparu. Gloria va et vient, mène sa vie, tandis qu’au loin et quelquefois tout près, Geoffrey ou un autre frère la guette pour lui rafraîchir la mémoire.
Ce matin Gloria marchait en réfléchissant à son projet. La rue était déjà bondée de piétons lancés vers leur travail.
L’air accablé de certaines personnes laissait supposer autre chose que le travail, un saut dans l’ancienne fosse aux ours, ou dans le fleuve, par exemple. Gloria pour sa part croyait sincèrement être née pour être heureuse. Tu es née pour être heureuse, lui avait assuré son frère Till, celui qui un beau jour avait disparu (était officiellement mort). De sorte qu’elle s’était, en vingt-six ans de vie, accommodée de presque tout. Même secouée, mise en miettes, la petite phrase résistait, peut-être parce qu’elle était si simple. Même les quatre semaines passées à ne rien faire dans l’appartement de Kunstlabor (un groupe de filles et de garçons tous engagés dans des activités artistiques) ne l’avaient pas affectée : finalement quelque chose avait surgi, ce projet qui lui faisait emprunter la rue aux arcades.
Les pavés arrachés formaient des tas aux angles coupants, prêts à tordre des chevilles, des rythmes, des habitudes. Par des trous profonds d’un demi-mètre on pouvait lancer au monde souterrain : viens donc voir ce qui ne fonctionne pas dans cette ville ! Tant de choses ne fonctionnaient pas, mais étaient-elles plus nombreuses que celles qui fonctionnaient en dépit de tout, les cloches des églises, les trams, les machines à café ? Les cheveux de Gloria oscillaient d’un côté et de l’autre, comme s’ils approuvaient et voulaient encore lui rappeler que dans ce monde souterrain pouvaient aussi disparaître des monuments splendides dont de mystérieuses affaires exigeaient illico la disparition. Mais je le sais, pensait Gloria, je le sais que des vétustés splendides sont menacées ! Elle aimait ces mots, vétustés splendides, splendeurs.
Oui, depuis hier soir, depuis qu’elle s’était amourachée d’un nouveau thème de création : des photos, peut-être une vidéo si la situation s’y prêtait, sur l’étape finale de la destruction du Museum d’histoire naturelle.
Là-dessus elle avait dormi un peu ; rêvé du Museum abandonné ; avait à six heures du matin sans bruit ouvert la porte de l’appartement dans lequel les petits princes de Kunstlabor dormaient encore ; s’était penchée vers le couloir de sortie quand une main l’avait retenue : fais un petit effort pour moi, Gloria, tu dois le faire ! Elle avait protesté, pâli, menacé de crier, vu pleurer un ami, elle était tout d’un coup faible, avait eu pitié de cet homme – un marteau-piqueur sexuel avec des larmes de crocodile et un nom ridicule. Oublie, oublie ! Elle s’y était obligée tout de suite après.
Mieux valait se concentrer sur l’instant présent, sauter par-dessus les débris, ne bousculer personne, penser à son projet mais aussi à ses travaux les plus récents, ces palissades de chantiers qu’elle avait photographiées, les tags jaune citron, turquoise, vert sale, les contours noirs des formes qu’elle avait introduits dans les circonvolutions d’un cerveau géant. Elle avait aussi photographié les petites fenêtres découpées dans ces palissades, les gens qui s’y tenaient des heures durant pour tuer le temps, ou pour encourager silencieusement les ouvriers, ou, qui sait, pour se figurer un homme et une femme enlacés dans un ascenseur diabolique comme dans une nouvelle de Buzzati.
Quant à ce qui s’était passé cette nuit dans cette rue précisément, elle ne le savait pas. Mais bien sûr l’évènement sur les écrans portables avait déjà paradé, bougé, changé, dans un sens, dans un autre, ici se mêlaient une langue et un dialecte, ici valsaient un accent et un autre, sälü, schpiu mit, on pourrait, ceci n’est pas, tu y étais, oui, non, flics, schpiu doch mit, fais avec, sälü. Et alors ? dit Gloria d’un air indifférent. Ses cheveux pendaient d’un côté, elle les ramena fermement sur la nuque.
Qu’est-ce que c’est ? Elle se pencha, saisit délicatement entre des pavés un anneau de métal aussi propre et scintillant que s’il venait de tomber du doigt d’un passant. Elle le mit dans une poche de sa jupe après avoir vérifié qu’il ne portait aucune inscription. Un réflexe, comme quand elle ouvrait un livre dans la bibliothèque de Ghenya avec l’espoir d’y trouver un bout de papier, une révélation sur ce qui s’était passé l’été de sa sixième année. Un été comme dévoré par des mites, et si attirant. Noir, comme un prisme de verre trop éclatant. Une amnésie, pour dire vrai. Alors que tout va bien, que le soleil est une splendeur, que son projet est une splendeur, un baiser à la vie !
Mais tu es amnésique, tes parents sont morts, tes cinq frères sont aussi éloignés de toi que des exoplanètes, oui ? Oui.
Till, le numéro un, avait été cuisinier sur un yacht et raconteur d’histoires (à l’exemple d’un personnage de Karen Blixen ou de Peter Hoeg), officiellement il s’était noyé (mais Gloria était persuadée qu’il vivait) ;
Auguste, le numéro deux, s’était construit un studio dans l’ancienne grange de la ferme familiale et il écrivait des romans ;
Geoffrey, le numéro trois, avait été le chouchou fragile de sa maman avant de devenir tatoueur ambulant ;
Brunot, le numéro quatre, un dyslexique incurable, dirigeait une petite équipe d’employés de l’accueil à la Bibliothèque nationale de France et le bruit courait que les visiteurs sans expérience d’aucune bibliothèque se seraient perdus sans les explications vraiment merveilleuses de clarté de Brunot Vynil ;
enfin Rouque, le numéro cinq, s’occupait de la ferme et venait de faire un emprunt bancaire risqué pour l’installation d’un système de traite automatique.
Ces hommes partageaient l’art d’éviter Gloria, ils lisaient son nom dans un journal, sur un flyer, ça leur suffisait.
De son côté Gloria, à la pensée d’une rencontre avec un de ses frères, tombait dans une paresse insurmontable, de sorte que la séparation allait pour s’éterniser. Gloria pouvait bien trouver amusant de dire mes frères sont de sacrés fumeurs ou mes frères sont des individualistes, la lumière de sa vie, si chaque vie est censée avoir besoin d’une lumière, venait du souvenir de Till, venait de tante Ghenya, venait un peu de sa mère.
(Ghenya et Gloria vivaient ensemble depuis vingt ans et elles s’appelaient tout naturellement chère, chérie, ma joie. Ghenya suivait les activités de sa nièce et fille adoptive Gloria, photographe et vidéaste, qu’elle voyait comme un être d’un modèle nouveau et inévitable, issu non pas de sa bibliothèque mais du présent. Pour Gloria elle croisait les doigts, pour elle-même elle tournait les pages d’un livre, pensait à la danse, aux soixante mètres carrés de son appartement qu’elle avait transformés en studio pour Gloria, un studio côté jardin – son jardinet : des fougères, des herbes aromatiques, des feuilles et des feuilles, un tilleul plus vieux qu’elle.)
Gloria dans la rue hurlait va-t’en, l’amnésie ! va-t’en, je ne veux pas de toi ce matin ! Mais l’amnésie, même quand elle concerne un temps très court et qu’elle pourrait tenir comme un peu de gelée trouble dans le creux de la main, l’amnésie vous angoisse, n’importe quand, n’importe où. Sait-on ce qu’elle cache, sait-on si l’on n’est pas un monstre, un sèche-cheveux lancé dans le bain de papa, un coup de pied dans la grosse pierre au bord de la falaise, le saura-t-on jamais ? Je crois qu’il vaut mieux ne pas savoir. Qu’il y a dans la vie des choses qu’on ne doit pas chercher à savoir.
Elle se força à observer un véhicule de la voirie arrêté au milieu de la chaussée, les uniformes jaune fluorescent des ouvriers occupés à pousser sur les côtés les pavés et autres débris. À Hong Kong, elle se souvenait de l’avoir lu, le président Xi Jinping avait fait verser de la colle sur les pavés des places de rassemblement, une idée vraiment géniale. Mais il se pourrait que la colle soit toxique ; sous le soleil ou sous la lune elle fond, s’évapore et tue les présidents, les manifestants, les oiseaux, les bébés dans leur poussette, les Gloria pleines d’énergie et de plans pour sauver un vieux Museum !
Elle repartit de sa démarche dansante, la tête tout à coup pleine de cet éblouissement qui s’était produit la veille dans la pièce commune de Kunstlabor au moment où elle jetait un œil sur la télévision, plus précisément sur l’image d’un canot s’enfonçant dans la mer avec son chargement d’êtres humains. Les visages, les yeux surtout, les positions tortueuses des membres, la lumière colorée avec les reflets du plastique et de l’eau, immobiles une fraction de seconde durant comme une photographie ou une peinture parfaites… Bien sûr on avait souvent parlé de ce drame entre amis, dans la petite communauté de Kunstlabor étaient nées des vocations, des philanthropies personnelles, des actions collectives. Mais hier soir, Gloria s’était détournée de l’image, s’était sauvée les mains sur les oreilles. Je ne peux plus regarder, regarder mourir est indécent, je suis saturée de tristesse, j’aimerais que cette scène réelle se transforme en une peinture très ancienne que je pourrais regarder avec distance, tout comme je regarde, dans les musées et dans les livres, des batailles, des enfers bordéliques, des déluges, des saints, des fous, des paysages, des morts, des visages mélancoliques et d’une beauté surnaturelle, des ruines et des ciels explosifs – réalité et imagination. Métamorphose. Art.
Ce même soir en regagnant sa chambre, Gloria avait découvert, collée sur la porte, une affiche du Museum d’histoire naturelle. Cette affiche reproduisait une peinture hyperréaliste de la Grande Galerie de zoologie plongée dans une atmosphère d’un bleu livide comme si son auteur annonçait théâtralement la mort de cette partie du Museum. Tout le monde savait que le Museum entier (construit cent cinquante ans auparavant sur le modèle du Museum d’Histoire naturelle de Paris) était condamné à sombrer corps et biens dans le néant pour être remplacé par un Musée de l’Évolution quelque part au bord d’une autoroute.
Mais sur l’affiche, la Grande Galerie à elle seule exprimait le plus pittoresque et irrésistible appel au secours, avec sa pyramide d’estrades chargées d’animaux exotiques, sa coupole d’où glissaient par les vitraux des flots de peinture céleste. Gloria s’était vue tomber de ce ciel avec son appareil photo et toute la vie devant elle, à faire la connaissance des bêtes empaillées, à les capturer à sa façon. »

À propos de l’auteur
PAGNARD_Rose-Marie_©Yvonne_BoehlerRose-Marie Pagnard © Photo Yvonne Böhler

Rose-Marie Pagnard vit dans le Jura suisse. Son écriture précise et virtuose est au service d’un monde réel qui pourtant glisse sans cesse vers l‘étrange et l’onirique. Plus malicieuse que celle de Marie Ndiaye, elle cousine pourtant avec elle par son étrangeté et sa précision. Ses grands thèmes, l’amour avant tout, la folie, la création. Ses romans racontent la vie ordinaire, rendue étrange et invérifiable par l’irruption de hasards catastrophiques ou féeriques, par la mise à néant de certitudes sur la folie, sur le don de l’imagination. Claude Stadelmann a réalisé en 2015 un magnifique documentaire sur son œuvre et celle de son mari, le plasticien et scénographe René Myrha, le film s’appelle Des ailes et des ombres.
Rose-Marie Pagnard a notamment écrit les romans suivants: La Période Fernandez,1988, Actes Sud (à propos de Borgès). Prix Dentan. Dans la forêt la mort s’amuse, 1999, Actes Sud. Prix Schiller. Janice Winter, 2003, aux éditions du Rocher. Points Seuil, 2003, Le Conservatoire d’amour, 2008, éditions du Rocher, Le Motif du rameau, Zoé, 2010, J’aime ce qui vacille, 2013, Prix suisse de littérature et Jours merveilleux au bord de l’ombre, 2016. (Source: Éditions Zoé)

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Monarques

RAHMY_monarques

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Voici trois bonnes raisons de lire ce livre:
1. Parce que j’avais beaucoup aimé Allegra, son précédent roman paru l’an passé.

2. Parce qu’avec Monarques, l’auteur revient sur son enfance marquée par la maladie, mais comme toujours, élargit son propos pour nous parler aussi de son père d’origine égyptienne. Un autre adolescent va bientôt apparaître Herschel Grynszpan, dont le fait d’armes qui l’a rendu célèbre est d’avoir tué un nazi à Paris en 1938.

3. Parce qu’il j’aimerais ainsi rendre hommage à un homme éminemment sympathique, qui s’est investi corps et âme pour la littérature et qui avait encore beaucoup de belles choses à nous faire connaître. Il était atteint de la maladie des os de verre. La nouvelle de son décès, le 1er octobre 2017, m’a bouleversé.

Monarques
Philippe Rahmy
Éditions de la Table Ronde
Roman
208 p., 17 €
EAN : 9782710385332
Paru en août 2017

Ce qu’en dit l’éditeur
«À l’automne 1983, je quitte ma campagne au pied du Jura, pour suivre des cours à l’école du Louvre. Je découvre Saint-Germain-des-Prés, ses librairies, ses éditeurs, ses cafés, ses cabarets. Mais en Suisse, à la ferme, mon père est malade. J’apprends qu’il est à l’agonie le jour où je croise le nom d’Herschel Grynszpan, un adolescent juif ayant fui l’Allemagne nazie en 1936, et cherché refuge à Paris.
Il m’a fallu trente ans pour raconter son histoire en explorant celle de ma propre famille. J’ai frappé à de nombreuses portes, y compris celles des tombeaux. J’ai voyagé en carriole aux côtés de ma grand-mère, de ma mère et de mes deux oncles fuyant Berlin sous les bombardements alliés. Je me suis embarqué pour Alexandrie en compagnie de mes grands-parents paternels, et j’ai assisté à la naissance de mon père dans une maison blanche au bord du désert. Un père dont j’ai tenu la main sur son lit de mort, avant de découvrir son secret. Herschel a cheminé à mes côtés durant mes périples, autant que j’ai cherché à retrouver sa trace.» Philippe Rahmy.

Les critiques
Babelio 
Le Temps (Julien Burri)
La Cause littéraire (Philippe Leuckx)
Blog Addict culture (Adrien Meignan)
Blog L’Or des livres 

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Philippe Rahmy présente Monarques © Radio Suisse romande, émission Versus-lire.

Les premières pages du livre
Vient le jour où l’enfance prend fin. Cela fait longtemps qu’Herschel Grynszpan m’accompagne. Le projet d’écrire son histoire est né à la mort de mon père.
Une neige fine et sèche tombe sur La Moraine. L’extrémité du Grand-Champ disparaît dans la brume. Il y a une centaine d’années, notre propriété s’étendait jusqu’à la Sarine. Le remaniement a transformé la campagne suisse, découpant et redistribuant les champs, ou les réaf fectant à l’élargissement des réseaux autoroutier et ferroviaire. Plusieurs expropriations ont considérablement réduit notre domaine agricole. Seule la forêt est demeurée intacte. Elle se tient, verte et violette, au pied du Jura, forêt de longue attente, si souvent contemplée par la fenêtre quand j’étais enfant et trop faible pour quitter mon lit. Forêt profonde, impénétrable, terre de personne et terre promise.

Extrait
« Roswitha et Adly avaient été mariés par un pasteur, selon un rite oecuménique élaboré par ma mère, dans une chapelle en plein vignoble. Jamais je n’ai entendu mes parents se plaindre ou se quereller, jamais je n’ai perçu de tristesse chez eux, sauf quand ma mère racontait comment elle avait rompu avec sa famille à cheval sur les traditions pour épouser un Arabe en âge d’être son père, veuf et noir comme le péché. »

À propos de l’auteur
Né à Genève en 1965, Philippe Rahmy est l’auteur de deux recueils de poésie parus aux éditions Cheyne – Mouvement par la fin avec une postface de Jacques Dupin (2005) et Demeure le corps (2007) – et d’un récit publié en 2013 à La Table Ronde, Béton armé, couronné de plusieurs prix littéraires et élu meilleur livre de voyage de l’année par le magazine Lire. En 2016, il publie Allegra, suivi de Monarques à l’occasion de la rentrée littéraire 2017. Philippe Rahmy venait d’obtenir une résidence d’écriture à la Fondation Jan Michalski à Montricher. Agé de 52 ans, il était atteint de la maladie des os de verre. Il est décédé le 1er octobre 2017. (Source: Éditions de La Table Ronde/ Le Temps)

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