Un animal sauvage

DICKER_un_animal_sauvage

  RL_2024  coup_de_coeur

En deux mots
Sophie et Arpad ont tout du couple modèle, une bonne situation, une belle maison dans la banlieue genevoise, deux enfants. Mais quand le vernis se craquèle et que leur passé refait surface, l’image devient nettement plus sombre, avec en point d’orgue un braquage qui va tout faire exploser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vie cachée d’un couple modèle

Toujours aussi machiavélique, Joël Dicker nous revient avec un roman savamment construit autour d’un couple modèle jalousé par ses voisins pour sa réussite insolente. Mais peu à peu, leur lourd passé va les rattraper.

Deux couples s’installent à Cologny, la banlieue chic de Genève. Mais si tous deux passent d’un appartement en ville à une maison avec jardin, leur perception de leur nouveau chez soi est bien différente. Sophie et Arpad se sentent parfaitement à l’aise dans leur villa contemporaine aux larges baies vitrées, la dernière de la rue avant la forêt. Le banquier et l’avocate, entourés de leurs deux enfants ont tout du couple parfait. Pour Karine et Greg le déménagement s’avère un peu plus difficile. Grâce à un héritage, Greg a pu s’offrir l’un des pavillons en construction. Mais ces constructions ne plaisent pas trop au voisinage qui va les surnommer la verrue, une appellation qui accentue le malaise de Karine. La vendeuse dans une boutique de vêtements de la rue du Rhône et l’agent des forces spéciales se sentent un peu marginalisés. Mais fort heureusement, à l’occasion des 40 ans d’Arpad, ils sont invités à la fête et vont nouer des liens d’amitié avec leurs séduisants voisins. Sophie va régulièrement voir Karine qui travaille tout prêt de son cabinet et l’emmène en ville à chaque fois qu’elle la voit attendre son bus.
Sophie qui fascine Greg au point d’adapter ses séances de jogging et ses promenades avec son chien pour pouvoir l’épier, s’imaginer à la place d’Arpad. Ses petites séances d’espionnage vont se multiplier jusqu’au jour où Sophie comprend que quelqu’un la regarde et donne l’alerte. Greg réussira à s’enfuir avant de pouvoir être reconnu.
Comme à son habitude, et avec une précision de montre suisse, Joël Dicker agence son roman entre passé et présent, dévoilant au fur et à mesure de nouveaux aspects de chacun des protagonistes. Des erreurs de jeunesse aux obsessions qui les hantent, de serments trop vite oubliés aux arrangements avec la loi, sans oublier les pulsions sexuelles, on va petit à petit voir se modifier l’image un peu trop lisse que chacun veut donner de lui-même.
Machiavélique, cette histoire qui tourne autour d’un braquage annoncé dès les premières pages et qui nous tiendra en haleine jusqu’à l’épilogue, offre au romancier une nouvelle occasion de nous prouver sa virtuosité à agencer avec soin ses mécaniques de précision. Jusqu’à nous entraîner sur des chemins de traverse, par exemple quand il s’agit de retrouver l’origine de la panthère tatouée sur la jambe de Sophie jusqu’à remonter les siècles jusqu’à un excentrique aristocrate italien ou encore lorsqu’il nous suggère de relire Le Maître et Marguerite de Boulgakov.
Une fois encore, on se régale!

Un animal sauvage
Joël Dicker
Éditions Rosie & Wolfe
Roman
416 p., 23 €
EAN 9782889730476
Paru le 27/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Suisse, à Genève et Cologny. On y évoque aussi des séjours à Saint-Tropez, Nice, Menton, Fréjus, Draguignan, Paris, San Remo, Saragosse et Londres pour finir sur un ferry entre la Finlande et l’Estonie.

Quand?
L’action se déroule de 2007 à 2022.

Ce qu’en dit l’éditeur
Braquage à Genève
2 juillet 2022, deux malfaiteurs sont sur le point de dévaliser une grande bijouterie de Genève. Mais ce braquage est loin d’être un banal fait divers…
Vingt jours plus tôt, dans une banlieue cossue des rives du lac Léman, Sophie Braun s’apprête à fêter ses quarante ans. La vie lui sourit. Elle habite avec sa famille dans une magnifique villa bordée par la forêt. Mais son monde idyllique commence à vaciller.
Son mari est empêtré dans ses petits arrangements.
Son voisin, un policier pourtant réputé irréprochable, est fasciné par elle jusqu’à l’obsession et l’épie dans sa vie la plus intime.
Et un mystérieux rôdeur lui offre, le jour de son anniversaire, un cadeau qui va la bouleverser.
Il faudra de nombreux allers-retours dans le passé, loin de Genève, pour remonter à l’origine de cette intrigue diabolique dont personne ne sortira indemne. Pas même le lecteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Brut media
France TV culture
Les Échos (Isabelle Lesniak)
20min.ch (Marie Prieur)
Paris match (Pierrick Geais)
ELLE.ch (Julie Vasa)
Ça m’intéresse
CNews (Anne Fulda)
Blog Culture vs News
Femme Actuelle (Lorine Paccoret)
ArcInfo


Joël Dicker présente «Un animal sauvage» sur Télématin © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Les faits
Le 2 juillet 2022, à Genève, un braquage retentissant défraya la chronique.
Ce livre raconte l’histoire de ce hold-up.

PROLOGUE.
Le jour du braquage.
Samedi 2 juillet 2022
9 heures 30.

Les deux braqueurs venaient de pénétrer simultanément dans la bijouterie par deux accès différents.
Le premier par l’entrée principale, comme un client ordinaire. Sa tenue élégante avait donné le change à l’agent de sécurité, la casquette et les lunettes de soleil étant de mise en ce mois de juillet.
L’autre, encagoulé, était passé par l’entrée de service, forçant une employée à lui ouvrir la porte sous la menace d’un fusil à canon scié.
Rien n’avait été laissé au hasard : ils avaient eu accès aux plans du magasin, aux horaires du personnel.
Une fois à l’intérieur, la Cagoule avait attaché l’employée dans l’arrière-boutique et avait rapidement rejoint son complice. La Casquette, dès qu’il l’avait aperçu, avait brandi le revolver qu’il gardait à la ceinture et s’était mis à hurler : « C’est un braquage, personne ne bouge ! » Puis il avait sorti un chronomètre de sa poche et l’avait enclenché.
Ils disposaient exactement de 7 minutes.

PREMIÈRE PARTIE.
Les jours qui précédèrent son anniversaire

Chapitre 1.
20 jours avant le braquage
→ Dimanche 12 juin 2022
Lundi 13 juin
Mardi 14 juin
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

C’était une maison moderne. Un grand cube, tout en verre, qui se dressait au milieu d’un jardin impeccable, avec piscine et grande terrasse. La propriété était entourée par la forêt. L’endroit était une oasis, un petit paradis secret à l’abri des regards, auquel on accédait par un chemin privé. À l’image de leur maison, ceux qui vivaient ici faisaient rêver : Arpad et Sophie Braun étaient le couple idéal et les parents comblés de deux enfants merveilleux.
Ce matin-là, Sophie ouvrit les yeux à 6 heures pile. Depuis quelque temps, elle se réveillait systématiquement à la même heure. À côté d’elle, Arpad, son mari, était plongé dans un sommeil profond. C’était dimanche, elle aurait voulu dormir encore un peu. Elle se retourna dans le lit, sans succès. Finalement, elle se leva discrètement, passa une robe de chambre et descendit à la cuisine pour se faire un café. Elle allait avoir quarante ans dans une semaine et n’avait jamais été aussi belle.
Depuis l’orée des bois, on voyait parfaitement l’intérieur du cube de verre. Un homme, qui se savait invisible dans ses vêtements de sport sombres, était accroupi derrière un tronc, les yeux rivés sur Sophie, dans sa cuisine.
Sophie, son café à la main, observait la lisière de la forêt qui marquait la fin de son jardin. C’était son rituel du matin. Elle embrassait du regard son petit royaume, sans se douter qu’on l’épiait.
À quelques kilomètres de là, au centre de Genève, une Peugeot grise aux plaques françaises roulait sur une avenue déserte. Dans le jour naissant, on ne distinguait pas son conducteur à travers le pare-brise. Le véhicule attira l’attention d’une patrouille de police. Des gyrophares bleus illuminèrent les façades des immeubles alentour. Les policiers procédèrent au contrôle de la Peugeot et de son conducteur. Tout était en ordre. L’un des policiers demanda au conducteur ce qu’il venait faire à Genève. « Une visite de famille », répondit-il. Les policiers, visiblement satisfaits, repartirent. Le conducteur se félicita de cette voiture d’occasion, achetée à très bon prix et surtout en toute légalité. C’était le meilleur moyen de passer inaperçu.
Sophie, à la fenêtre, continuait d’observer son jardin. Parfois, elle surprenait un renard qui vagabondait sur la pelouse. Il lui était même arrivé de voir un chevreuil. Elle adorait cette maison, acquise avec son mari une année auparavant. Ils vivaient jusqu’alors dans un appartement au cœur de Genève, dans le quartier de Champel. L’idée d’une maison, avec un jardin pour les enfants, leur trottait dans la tête depuis un moment. La hausse des prix de l’immobilier les avait décidés à vendre leur appartement avec une belle plus-value et à se mettre à la recherche d’une maison. Lorsqu’ils avaient visité cette villa d’architecte située dans la commune huppée de Cologny, ils n’avaient pas hésité une seconde. Ils se réveilleraient tous les matins dans ce cadre enchanteur, tout en étant à quatre kilomètres du centre de Genève où ils travaillaient tous les deux. Quelques arrêts de bus, douze minutes de voiture, quinze minutes de vélo électrique pour les bobos, il n’en fallait pas plus pour passer d’un univers à un autre.
L’homme, caché dans les taillis, observait à présent Sophie à l’aide d’une petite paire de jumelles militaires. Il scrutait son corps élancé que dévoilait sa robe de chambre courte et s’arrêta sur le haut de sa cuisse où apparaissait le tatouage d’une panthère.
Quelques dizaines de mètres derrière lui, son chien attendait patiemment, attaché à un arbre. L’animal, couché sur un tapis de feuilles, semblait habitué à cette routine qui durait depuis maintenant plusieurs semaines. Son propriétaire venait ici tous les matins. À l’aube, il s’installait là et observait Sophie à travers les baies vitrées. Les Braun dormaient les stores ouverts, et il voyait tout : il la regardait se lever, descendre dans la cuisine se faire un café et le boire à la fenêtre. Elle était tellement désirable. Il était obnubilé par elle. Obsédé.
Son café bu, Sophie monta à l’étage et rejoignit la chambre conjugale. Elle se déshabilla et se glissa nue dans le lit où son mari dormait encore.
Depuis la forêt, l’homme la regardait avec envie. La réalité se rappela bientôt à lui. Il devait filer, il devait être de retour chez lui avant que Karine et les enfants ne se réveillent.
Il détacha son chien et repartit comme il était venu : en courant. Il prit le chemin forestier, retrouva la route principale et atteignit rapidement le village de Cologny. Il rejoignit un petit bloc de maisons mitoyennes. Un groupe d’habitations identiques, une résidence bon marché pour familles de la classe moyenne, qui avait fait jaser dans cette commune chic habituée aux villas de luxe.
En franchissant la porte de chez lui, il entendit sa femme l’appeler :
— Greg ? C’est toi ?
Il trouva Karine dans le salon, en train de lire tout en buvant son thé. Les enfants dormaient encore.
— Déjà debout, ma chérie ? s’étonna-t-il, jouant faussement le détachement.
— Je t’ai entendu te lever et je n’ai pas réussi à me rendormir.
— Désolé, je ne voulais pas te réveiller. Je suis allé courir avec le chien.
Greg, qui n’avait que Sophie en tête, rejoignit sa femme sur le canapé et se colla contre elle. Mais Karine n’était visiblement pas d’humeur à ça.
— Arrête, Greg, les enfants vont se réveiller. Pour une fois que je peux bouquiner tranquille.
Greg, déconfit, monta à l’étage prendre sa douche dans la salle de bains attenante à leur chambre à coucher. Il resta un long moment sous le jet d’eau tiède. Ses escapades matinales pourraient lui coûter cher si on le découvrait. Il risquait son boulot. Karine le quitterait. Lui-même éprouvait de la honte à épier ainsi une femme chez elle. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher. C’était tout le problème.
Sa fascination pour Sophie avait commencé un mois plus tôt, au cours d’une soirée donnée chez les Braun. Depuis ce soir-là, il n’était plus le même.
*

Un mois plus tôt.
Samedi 14 mai 2022.

Greg et Karine auraient pu venir à pied, mais le temps maussade les avait incités à prendre la voiture. Depuis chez eux, le trajet dura à peine trois minutes. De leur maison, ils remontèrent la route de la Capite puis, en suivant l’indication du GPS, ils bifurquèrent sur le petit chemin privé bordé par les bois, qui menait à la maison des Braun.
— C’est fou, releva Greg en découvrant le trajet, je viens souvent courir par ici avec le chien, mais je ne savais même pas qu’il y avait une maison au bout de ce chemin.
C’était la première fois qu’ils venaient chez Sophie et Arpad. L’occasion était une fête organisée pour le quarantième anniversaire d’Arpad. À en juger par les nombreuses voitures garées le long du chemin, il y avait déjà du monde. Greg prit l’un des derniers espaces libres du replat herbeux et ils marchèrent en direction du portail laissé ouvert, dont le dessin métallique détonnait dans la végétation environnante.
Arpad et Greg avaient fait connaissance au club de football local au sein duquel leurs fils, d’âge similaire, jouaient ensemble. Les deux pères de famille faisaient partie de l’équipe des bénévoles en charge de la buvette attenante au terrain de foot qui, les jours de match, permettait de renflouer un peu la caisse du club. Ils avaient rapidement sympathisé.
Karine, elle, ne connaissait pas les Braun. Elle se sentait nerveuse. Elle était facilement mal à l’aise quand elle se trouvait en terrain inconnu. Pour se donner une contenance elle se mit à parler :
— C’est sympa qu’ils nous aient invités.
Greg acquiesça.
— Ils ont invité combien de personnes? demanda-t-elle.
— J’en sais rien.
— Arpad ne te l’a pas dit ?
— Non.
— Mais plutôt une dizaine de personnes ? Une trentaine ? À quoi est-ce que je dois m’attendre ?
— Je ne sais pas. Je ne suis pas le régisseur de la soirée.
— Arpad aurait pu le mentionner au détour d’une conversation.
— Il ne l’a pas fait.
— Vous parlez de quoi quand vous tenez la buvette du club ensemble ?
Greg haussa des épaules :
— Des enfants, de la vie, des banalités… Mais certainement pas des détails de sa fête d’anniversaire.
— En tout cas, dit Karine pour clore cette conversation qui ne menait à rien, c’est sympa qu’ils nous aient invités.
Ils continuèrent de marcher en silence. Il y avait beaucoup de silences entre eux en ce moment. Karine avait la conviction que leur déménagement à Cologny, une année auparavant, ne leur avait pas fait de bien. Jusque-là, ils avaient vécu dans un appartement de location au centre de Genève, dans le quartier des Eaux-Vives. Une rue animée, des commerces à proximité, le lac Léman tout à côté. Un appartement dans lequel ils étaient bien, certes un peu étroit pour leur famille de quatre, mais au loyer imbattable. Et puis il y avait eu ce petit héritage du côté de Greg (sa grand-mère). Depuis qu’il avait touché cet argent, Greg s’était mis à parler comme un petit-bourgeois. Il fallait investir, de préférence dans la pierre, plus sûre que les marchés boursiers. Et puis les banques prêtaient 80 % de la somme nécessaire, avec des intérêts historiquement bas. Il s’était donc mis à éplucher les annonces immobilières et il était tombé sur ce projet à Cologny : des jolies petites villas mitoyennes, à acheter sur plan. C’est vrai que les images faisaient rêver. Une maison à soi, avec un petit morceau de jardin. Une vie à la campagne, à quelques minutes de la ville. Greg affirmait qu’ils ne pouvaient pas se tromper : le marché immobilier n’avait cessé de monter depuis des décennies. Ils avaient donc franchi le pas. Tout s’était enchaîné très facilement. La banque avait prêté l’argent, ils avaient signé l’acte de vente chez le notaire. Et voilà comment, une année plus tôt, ils étaient arrivés dans la très chic commune de Cologny. Mais dès son installation, Karine ne s’était pas sentie à sa place. D’abord, elle avait trouvé que la maison était plus petite qu’elle ne l’avait imaginé : il y avait une grande différence entre les pièces qu’elle s’était représentées sur les plans et la réalité. Elle s’y sentait un peu à l’étroit, alors que la surface était nettement plus grande que celle de leur ancien logement. Elle avait fini par comprendre que son malaise tenait surtout à son nouvel environnement. Car dans cette opulente banlieue de Genève, la plupart des habitants affichaient un succès financier et social insolent : avocats, banquiers, chirurgiens, hommes d’affaires, grands patrons. Les voitures et les villas en disaient long sur la réussite de leurs propriétaires. Karine se demandait sans cesse ce qu’elle et Greg fabriquaient ici, elle vendeuse dans un magasin de mode, et lui fonctionnaire. Son sentiment s’était accentué lorsqu’au détour des conversations elle s’était rendu compte que, parmi les propriétés pour millionnaires, la résidence pour classe moyenne dans laquelle elle et sa famille s’étaient installées faisait tache. Elle avait même découvert, horrifiée, que les habitants de Cologny surnommaient cette petite grappe de maisons la verrue et que le conseil municipal avait été jusqu’à tenir une séance spéciale et approuvé un arrêté pour empêcher à l’avenir toute construction de ce genre.
Tous les jours, après avoir déposé les enfants à l’école, située à quelques minutes à pied, Karine sautait dans le bus A, qui reliait la campagne au centre-ville. En chemin, le bus traversait son ancien quartier des Eaux-Vives. Elle éprouvait alors une pointe de nostalgie. Elle descendait du bus au rond-point de Rive pour rejoindre la rue du Rhône où se trouvait la boutique qui l’employait. Se fondant dans la foule, elle se sentait apaisée.
Greg et Karine franchirent enfin le portail et découvrirent l’intérieur de la propriété. Une cour pavée donnait sur un garage vitré à l’intérieur duquel on pouvait voir deux Porsche. Juste derrière, la maison, toute en verre et au design moderne.
— Ils ne s’emmerdent pas ! siffla Karine. Qu’est-ce qu’ils font déjà dans la vie ?
— Arpad travaille dans une banque, Sophie est avocate.
Ils se présentèrent devant la porte et Greg sonna. Au travers des baies vitrées, ils pouvaient voir la fête battre son plein. Des quadragénaires au look BCBG s’agitaient gentiment sur de la musique du moment, une coupe de champagne à la main.
Karine observa son reflet dans une vitre : elle était classe et élégante, habillée comme toujours avec goût. Pourtant, elle ne se trouvait pas à la hauteur de la soirée. En ce moment, rien n’allait plus. Elle avait quarante-deux ans et le sentiment que sa jeunesse était derrière elle. Son miroir le lui répétait chaque matin.
Puis la porte s’ouvrit et, aussitôt, tant Greg que Karine furent frappés par un électrochoc en découvrant devant eux ce couple extraordinaire venu les accueillir : Sophie et Arpad. Ils représentaient tout ce qu’ils n’étaient plus : amoureux, souriants, rieurs, bras dessus bras dessous. Un duo. Des alliés.
Arpad, splendide, chic et décontracté en même temps, vêtu d’un pantalon italien parfaitement coupé et d’une chemise à la blancheur éclatante, dont les derniers boutons, restés ouverts, laissaient deviner un torse musclé.
Sophie, elle, portait une robe noire divine, courte sur les cuisses, sexy en diable, qui sculptait sa poitrine ferme, tout en révélant ses jambes magnifiques qu’allongeaient davantage ses escarpins Saint-Laurent.
Voir Sophie et Arpad, ce soir-là, c’était recevoir la foudre.
Karine et Greg furent accueillis chacun par une accolade joyeuse suivie d’embrassades, avant d’être entraînés à l’intérieur de la maison et présentés aux autres invités. Arpad leur servit du champagne, puis Sophie attrapa Karine par la main pour aller la présenter à ses amies. Karine, soulagée et soudain parfaitement à l’aise, but d’un trait sa coupe. Sophie la lui remplit aussitôt. Elles trinquèrent ensemble.
Karine était sous le charme. Quelques minutes plus tôt, devant la porte d’entrée, elle condamnait d’avance Sophie et Arpad pour le crime de leur maison, de leurs voitures, de leurs existences. Elle avait été trompée par les apparences. Elle les avait imaginés hautains, cassants, puants. Ils étaient tout le contraire. Ils dégageaient une chaleur et une douceur sans pareilles.
Ce soir-là, pour la première fois depuis qu’elle était arrivée à Cologny, Karine fut véritablement heureuse. Elle dansa, elle s’amusa, elle se trouva belle. Elle se sentit à sa place. L’espace d’une soirée, elle s’aima à nouveau.
Mais cette rencontre était en réalité une collision. Un choc frontal. Un accident dont personne n’avait saisi l’ampleur. Sauf Greg, et pour cause. Depuis qu’il était entré dans cette maison, il ne pouvait plus détacher son regard de Sophie. Il était électrisé. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il la voyait, mais il la découvrait sous un jour nouveau. Au bord du terrain de football ou à la boulangerie du village, il n’avait pas pris la mesure de sa beauté, de cette animalité qui se dégageait d’elle.
Tandis que Karine s’amusait et enchaînait les coupes de champagne, Greg, parfaitement sobre, passa la soirée à épier Sophie. Tout ce qu’elle faisait le fascinait : sa façon de parler, de sourire, de danser, de toucher l’épaule de son interlocuteur. Aux alentours de minuit, lorsque ce fut le moment du gâteau, il la regarda regarder Arpad et il aurait voulu être lui. Elle s’accrocha à son cou, l’embrassa longuement et l’aida à couper les premières parts. Puis, devant tout le monde, elle lui apporta un paquet-cadeau. Arpad sembla surpris, il le fut encore plus lorsqu’il découvrit, sous l’emballage, un coffret Rolex. Il l’ouvrit et en sortit une montre en or. Elle la lui enfila autour du poignet. Il regarda la montre, totalement stupéfait. Puis il murmura quelque chose à l’oreille de sa femme et l’embrassa encore. Leur complicité faisait rêver.
Vers une heure du matin, alors que la fête était à son apogée, Greg ne vit plus Sophie dans la petite foule des convives. Il se mit aussitôt en chasse et la débusqua dans la cuisine, où elle mettait des verres dans le lave-vaisselle. Il voulut l’aider, mais dans un geste maladroit il heurta un verre qui se brisa sur le sol. Il se précipita pour ramasser les morceaux épars, et comme elle s’accroupissait à côté de lui pour faire de même, sa robe remonta et dévoila, sur sa cuisse, un tatouage de panthère. Greg était complètement envoûté. Pire : il venait de tomber amoureux.
— Je suis vraiment désolé, lui dit-il. Je voulais aider et voilà le résultat…
— Il n’y a pas de mal, le rassura-t-elle en souriant.
*
Sous la douche, un mois après cette soirée d’anniversaire, Greg repensait à ce que Sophie lui avait dit : « Il n’y a pas de mal… », mais le mal était en lui. Le lendemain de la fête, en se promenant dans la forêt avec Sandy, leur golden retriever, il avait découvert qu’il pouvait rejoindre la propriété des Braun en passant par les bois. De là, on avait une vue imprenable sur l’intérieur du cube de verre. Greg n’avait pas pu s’empêcher d’observer la famille Braun installée dans son salon. Il était revenu le lendemain à l’aube, à la faveur de son jogging avec le chien. Il avait vu Sophie debout à la fenêtre. Depuis, il revenait tous les matins.
Sa douche terminée, Greg s’habilla et descendit à la cuisine. Entre-temps, ses enfants s’étaient levés et prenaient leur petit-déjeuner. Il les embrassa, s’installa à table et s’efforça, comme tous les matins depuis un mois, de se convaincre que tout irait bien et que sa place était ici, avec eux.
Mais dans exactement vingt jours sa vie allait basculer.

Samedi 2 juillet 2022.
Le jour du braquage.
9 heures 31
La Cagoule repoussa le vendeur et le directeur du magasin dans l’arrière-boutique. La Casquette força l’agent de sécurité à verrouiller la porte du magasin avant de l’entraîner à son tour à l’abri des regards. Si quelqu’un passait devant la vitrine, il ne verrait qu’un magasin vide.
Encore 6 minutes.

Chapitre 2.
19 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
→ Lundi 13 juin 2022
Mardi 14 juin
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

7 heures 30, à la Maison de verre.
Tandis que Sophie achevait de se préparer à l’étage, Arpad, aux fourneaux, confectionnait une pile de pancakes sous le regard amusé de ses deux enfants, installés au comptoir de la cuisine. Visiblement de très bonne humeur, il leur servait l’un des numéros dont il avait le secret, envoyant les crêpes voler en l’air, d’une poêle à l’autre, les rattrapant tout en faisant des grimaces qui déclenchaient l’hilarité de sa progéniture.
— En général, on mange des pancakes seulement le week-end, fit remarquer Isaak, du haut de ses presque sept ans. Il y a une occasion spéciale ?
— C’est la fête ! s’enthousiasma Léa, quatre ans.
— La vie est une fête, fit remarquer Arpad.
Sophie apparut dans la cuisine.
— Votre père a raison, dit-elle. La vie est une fête. Ne l’oubliez jamais.
Elle embrassa ses enfants puis enlaça son mari qui lui tendait une tasse de café. Blottie contre lui, elle contemplait avec bonheur son petit monde.
— Si la vie est une fête, pourquoi faut-il aller à l’école ? interrogea Isaak.
— Nous avons un philosophe parmi nous, s’amusa Arpad.
— Ça veut dire quoi un phisolophe ? demanda Isaak.
— Tu le sauras si tu continues d’aller à l’école, répliqua Sophie.
— Qui nous emmène à l’école ? s’enquit Léa.
— Je peux les emmener, proposa Arpad à Sophie.
Arpad était en tenue de sport, visiblement pas du tout prêt à rejoindre la banque.
— Tu as perdu ton travail ? demanda Sophie avec humour.
Il éclata de rire :
— Je devais prendre le petit-déjeuner avec un client anglais qui a raté son vol hier soir. Je vais en profiter pour faire un footing et arriver un peu plus tard.
Sophie regarda l’heure.
— Je veux bien que tu déposes les enfants. Ce matin j’ai une réunion importante que je dois encore préparer.
Elle déposa sa tasse fumante sur le comptoir, puis embrassa tendrement chacun des siens. Elle emprunta le couloir vitré qui menait directement au garage, monta à bord de sa voiture et quitta son petit paradis.
Quelques minutes plus tard, elle passait devant l’école primaire de Cologny. Il était tôt et les lieux étaient déserts. Elle ralentit à la hauteur de l’arrêt de bus à la recherche de la silhouette de Karine. Grâce à l’anniversaire d’Arpad, non seulement les deux femmes avaient sympathisé, mais elles avaient découvert qu’elles travaillaient à proximité l’une de l’autre, rue du Rhône. La boutique de mode se situait à quelques dizaines de mètres de l’immeuble qui abritait le cabinet d’avocat de Sophie. Depuis la fête, celle-ci embarquait Karine dans sa voiture chaque fois qu’elle la repérait à l’arrêt de bus. Ce moment de covoiturage offrait aux deux nouvelles amies l’occasion d’un plaisir partagé. Sophie s’en rendit compte lorsque, ce matin-là, n’apercevant pas Karine, elle éprouva une pointe de déception. Elle aimait sa compagnie. C’était une femme directe, sans fard et sans calcul. Ses anecdotes savoureuses transformaient le trajet jusqu’au centre-ville en un moment sympathique.
Sophie garait sa voiture dans le parking souterrain du Mont-Blanc, où elle louait une place à l’année. Les deux femmes en ressortaient par les escalators qui donnaient sur le quai du Général-Guisan, face au lac Léman et aux nuées de mouettes et de cygnes blancs que nourrissaient des passants. Elles faisaient encore quelques pas ensemble et se quittaient sur la rue du Rhône.
Ce matin-là, au moment où Sophie se garait dans le parking du Mont-Blanc, à Cologny, dans la cuisine de la Verrue, Karine faisait une scène à Greg, sous le regard des garçons qui avalaient leurs céréales. Le motif de la dispute était les nouveaux horaires des joggings de Greg : jusqu’alors, il ne courait qu’occasionnellement le matin, et quand c’était le cas, il partait dès potron-minet et revenait à temps pour être prêt avant le réveil des enfants. Or, depuis un mois, non seulement il courait tous les matins sans exception, mais surtout il avait décalé le moment de sa course, si bien que Karine se retrouvait systématiquement seule avec les deux enfants et finissait immanquablement par arriver en retard au travail.
— Tu vas courir trop tard ! reprocha-t-elle à son mari.
— Je suis parti à 5 heures 45 ce matin ! se défendit Greg.
— Et le temps que Monsieur se douche, se prépare et vienne prendre tranquillement son petit-déjeuner, moi je dois gérer tout le reste ! Pourquoi tu as changé d’horaire ? Quand tu partais courir à 5 heures, ça fonctionnait très bien. Et tu disais que tu aimais ça, sortir tôt.
— C’était trop tôt, je suis crevé. J’ai le droit de dormir un peu !
— Et moi, j’ai le droit d’avoir un peu d’aide !
— Il faut bien que quelqu’un promène le chien, objecta Greg.
Sandy, le chien, était arrivé avec l’inauguration de la maison : très mauvaise idée. Le minuscule jardin de la Verrue ne lui offrait pas l’espace suffisant pour se dépenser.
— Sandy n’a pas besoin de courir dans les bois pendant une heure !
— Mais moi, j’ai besoin de m’aérer le matin, avant toute la pression du boulot.
— Eh bien, aère-toi le soir, quand tu ne mets pas tout le monde en retard ! Je vais encore arriver à la bourre à la boutique. Tu veux que je me fasse virer ?
Greg s’efforça de calmer le jeu :
— File, dit-il. Je m’occupe des enfants. Je peux arriver un peu plus tard au boulot.
Karine embrassa ses garçons, ignora délibérément les lèvres de son mari, et s’en alla.
L’air frais lui fit du bien. Elle marcha d’un pas pressé jusqu’à l’école et rejoignit l’arrêt de bus, espérant voir arriver Sophie. Elle aimait son côté facile et décontracté. Elle admirait l’aisance avec laquelle Sophie glissait sur la vie, alors qu’elle-même avait l’impression de trébucher sur chaque obstacle. Et ce n’était pas une question d’argent, mais de personnalité.
La voiture de Sophie n’était toujours pas en vue quand le bus arriva. Karine monta à bord. Elle prit place à l’arrière et sortit de son sac un petit paquet, une babiole achetée la veille à l’intention de Sophie. Elle défit le papier d’emballage et dévoila un gobelet isotherme pour le café, idéal pour les trajets en voiture. Sophie disait qu’elle n’avait jamais le temps de finir son café avant de quitter la maison. Karine se trouva soudain un peu ridicule, assise dans son bus, son cadeau à la main. Elle manquait terriblement de confiance en elle.
Peu après le passage du bus, Arpad, toujours en tenue de sport, déposa Léa et Isaak à l’école de Cologny. Au moment de s’élancer pour son jogging, il tomba sur Greg, qui venait lui aussi d’accompagner ses enfants en classe.
— Tu as le temps pour un café ? proposa Arpad.
Greg jeta un regard à sa montre pour mesurer son retard, puis décréta, dans un sourire malicieux :
— Allez, avec plaisir. Au point où j’en suis… Mais je ne veux pas empiéter sur ta course à pied…
— J’irai en fin de journée.
— Ta femme te laisse courir quand tu veux ?
— Oui, pourquoi ?
— Pour rien.
Les deux hommes s’installèrent au tea-room tout proche et commandèrent deux expressos. Greg se sentit soudain particulièrement bien. C’était lié à la présence d’Arpad, à sa décontraction, à sa faculté déconcertante de planifier un jogging en matinée de semaine pour finalement s’installer devant un café. Le quotidien de Greg était, lui, tout en rigueur et contraintes. Entre les enfants et le boulot, il avait l’impression de n’avoir le temps pour rien. Et quand il pouvait prendre quelques jours de congé pour récupérer des heures supplémentaires, Karine s’arrangeait pour l’envoyer faire des courses, lui demandait de réparer un meuble ou d’emmener Sandy chez le vétérinaire.
Arpad, entre deux gorgées de café, parlait à Greg mais celui-ci ne l’écoutait pas, trop occupé à l’observer. En dépit des apparences, Arpad et Greg se ressemblaient. Tous les deux étaient de bons pères de famille, des maris attentifs. Mais pour Greg, il était évident qu’Arpad avait quelque chose en plus. Une forme de supériorité naturelle. Il l’enviait pour cela. Il l’enviait surtout pour Sophie.
— Tu en penses quoi ? interrogea Arpad, ramenant Greg à la conversation.
Greg n’avait aucune idée de ce dont parlait Arpad. Il répondit :
— Qu’il me faudrait être un peu plus comme toi.
Arpad rit :
— C’est-à-dire ?
— Une vie avec des horaires plus flexibles, mieux payé, tout ça quoi !
— T’inquiète pas, j’ai aussi mon lot d’emmerdes, nuança Arpad. Crois-moi, à la banque l’essentiel de mes clients sont des enquiquineurs, jamais contents. Ils te demandent de faire des investissements pour eux, tu endosses toutes les responsabilités. Quand ça se passe bien, c’est normal à leurs yeux. Et quand les marchés sont chahutés, c’est de ta faute.
— Je ne parlais pas seulement du boulot. La famille aussi…
— Tout n’est pas toujours rose non plus. Qui dit enfants, dit soucis. Et il m’arrive de me prendre la tête avec Sophie.
Tu parles, songea Greg, je sais comment elle te réveille le matin.
Arpad poursuivit :
— D’ailleurs Sophie va avoir quarante ans dans exactement une semaine, et je ne lui ai pas encore trouvé son cadeau. Toute suggestion est la bienvenue.
Greg, désignant au poignet d’Arpad la Rolex en or offerte par Sophie, lui dit :
— Il faudra faire aussi bien que ça.
Arpad ne répondit rien.
— Vous allez organiser une fête chez vous ? reprit Greg.
— J’en sais rien. Sophie prétend qu’elle ne veut pas en faire une montagne. On va passer le week-end chez ses parents à Saint-Tropez pour le fêter en famille. On verra pour le reste.
Greg, ayant constaté l’heure au cadran de la Rolex, se leva.
— Faut que je file, dit-il.
— Moi aussi. Vas-y, les cafés sont pour moi.
Arpad paya l’addition, puis s’imposa malgré tout un jogging. Il rentra ensuite à la Maison de verre, prit une douche, revêtit un costume parfaitement coupé, et quitta son domicile à bord de sa Porsche. Cela faisait un moment qu’Arpad se creusait la tête à propos des quarante ans de Sophie : il voulait marquer le coup avec un cadeau unique, original, dont le symbole dépasserait la valeur pécuniaire. Mais depuis cette foutue Rolex, il se demandait s’il ne devait pas offrir à Sophie un bijou malgré tout ? Tracassé, il décida de faire un détour rapide par la rue du Rhône, l’artère de Genève qui concentrait toutes les bijouteries et les marques de luxe : un coup d’œil aux vitrines l’inspirerait peut-être. Il laissa sa voiture à la hauteur de la place Longemalle et remonta la rue du Rhône à pied, espérant ne pas tomber sur Sophie. Il passa rapidement les magasins de montres, puis ralentit devant les devantures des joailliers. Un bracelet ? Un pendentif ? Il n’était pas convaincu. Dans la vitrine de la boutique Cartier, il vit une bague en forme de tête de panthère, sculptée dans de l’or, sertie de diamants et dont les yeux étaient deux petites émeraudes. Arpad resta subjugué par la beauté et la perfection de l’objet. La panthère, c’était elle. Il entra aussitôt dans le magasin. Il ne pouvait pas, en cet instant, imaginer les conséquences de sa trouvaille.
À la fin de cette journée, lorsque Sophie quitta l’immeuble qui abritait ses bureaux, elle ne remarqua pas l’homme qui la guettait depuis plusieurs heures. C’était le conducteur, arrivé la veille au volant de la Peugeot grise d’occasion aux plaques françaises. Elle rejoignit d’un pas pressé le parking du Mont-Blanc pour y récupérer sa voiture. L’homme la suivit discrètement, en prédateur.
La chasse pouvait commencer.

Samedi 2 juillet 2022.
Le jour du braquage.
9 heures 33

C’était un ballet parfaitement orchestré.
La Cagoule tenait en respect les otages du bout de son fusil à canon scié, tandis que la Casquette passait des colliers de serrage en plastique autour des poignets et des jambes du vigile et du vendeur. Le seul à ne pas être saucissonné était le directeur du magasin. Les braqueurs savaient exactement ce qu’ils faisaient.
La Casquette l’entraîna avec lui et l’emmena jusqu’au coffre principal, tandis que la Cagoule surveillait les deux otages dans la pièce.
Il restait encore 4 minutes.

Chapitre 3.
18 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
Lundi 13 juin
→ Mardi 14 juin 2022
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

19 heures 30, à Cologny.
À son arrêt du centre du village, le bus déposa une habituée : Karine. Elle marcha en direction de la Verrue, d’un pas fatigué. La journée avait été longue, passée debout la plupart du temps, à présenter des vêtements à ses clients, ou accroupie pour les aider à enfiler des chaussures. Ses pieds, son dos et son crâne lui faisaient mal. Pour couronner le tout, le trajet du retour avait été particulièrement désagréable : le bus était bondé et elle s’était retrouvée écrasée au milieu des autres voyageurs, ballottée au gré des coups de frein et d’accélérateur. À l’époque de leur ancien appartement, elle pouvait rentrer à pied chez elle. Quinze minutes de marche en longeant les rives du lac Léman. Toujours un moment agréable, quelle que soit la météo. Mais ce satané bus… Sophie lui avait bien proposé de la ramener en fin de journée, mais elle finissait toujours trop tard, la boutique fermant ses portes à 19 heures.
En arrivant à la Verrue, Karine constata que la voiture de Greg n’était pas encore là : il avait dû faire des heures supplémentaires. Pour changer… Cela signifiait que le dîner n’était pas prêt. Elle eut un instant de découragement devant la porte de sa maison. Puis elle entra. Dans le petit salon en désordre, ses deux garçons hurlaient et s’écharpaient, sous l’œil impuissant de Natalia, la nounou.
Natalia, vingt ans, passait l’essentiel de son temps à se prendre en photo. Elle ne rangeait pas, ne nettoyait pas, ne faisait pas à manger (je suis là pour m’occuper des enfants) mais, comme disait Greg : « Elle est de confiance, c’est le plus important. » Surtout, elle acceptait un salaire horaire incroyablement bas qui contentait tout le monde : Karine et Greg pouvaient se le permettre et Natalia était payée pour jouer sur son téléphone pendant que les enfants tournaient en rond jusqu’au retour de leurs parents.
Karine libéra Natalia, envoya les garçons à la douche et entreprit de cuisiner. Après avoir inspecté le frigo, elle renonça à tout épluchage, nettoyage, découpage et opta pour des lasagnes surgelées. Il y avait une bouteille de vin ouverte, elle s’en servit un verre. Il n’était plus très bon, mais tant pis. Pendant que le four préchauffait, elle vida l’évier de son lot de vaisselle sale (merci, Natalia). Puis elle nettoya le gobelet isotherme qu’elle avait acheté pour Sophie et qu’elle avait finalement utilisé, elle. Son téléphone portable sonna : c’était précisément Sophie. Karine décrocha avec empressement.
— Je t’ai ratée ce matin à l’arrêt de bus, regretta Sophie.
— Je suis de nouveau partie à la bourre, soupira Karine. Les enfants et tout ça. Greg et sa foutue course à pied…
Karine perçut de la musique en arrière-fond, elle imagina Sophie à un concert. Peut-être à l’Opéra. Elle demanda :
— Je te dérange ?
— Non pas du tout, c’est d’ailleurs moi qui t’appelle, fit remarquer Sophie.
— C’est parce que j’entends de la musique classique derrière toi, je me disais que…
— C’est Arpad qui nous inflige ça, expliqua Sophie en lançant un clin d’œil amusé à son mari affairé à ses casseroles.
Elle dégustait un verre de vin, lovée dans le canapé du salon. Arpad, depuis le comptoir de la cuisine, rappela à l’attention de sa femme et de son interlocutrice : Celui qui fait le dîner choisit la musique !
— Ton mari cuisine ? demanda Karine.
— Il dit que ça le détend.
— L’homme parfait, décréta Karine.
Tout en parlant, elle contemplait son intérieur en désordre et ses lasagnes industrielles. Ses garçons déboulèrent de l’étage en hurlant de plus belle. Elle n’était qu’à l’autre bout du fil, mais elle se sentait dans un autre monde.
— Il faut que je te laisse, dit Karine à Sophie, j’ai deux enfants à moitié nus et affamés dans mon salon.
— Je connais ça, dit Sophie en souriant.
— J’en doute, répondit Karine. Toi, tu as un orchestre symphonique dans ton salon, moi j’ai un zoo.
Sophie éclata de rire :
— Je te prends demain matin ? demanda-t-elle.
— Si je suis prête à temps…
— Je te prends chez toi. Je klaxonne quand je suis là, et tu n’as qu’à laisser Greg se débrouiller. À demain, ma belle.
Sophie l’avait appelée ma belle. Personne ne lui avait dit ça depuis bien longtemps. Karine s’empara du gobelet isotherme et décida de l’emballer à nouveau. Elle avait bu dedans, mais elle pouvait le lui offrir quand même, non ?
Ce soir-là, à la Maison de verre, la famille Braun dîna du repas préparé par Arpad. Puis Léa et Isaak partirent se coucher et ce fut le rituel du soir : les enfants et Sophie se serrèrent dans le lit d’Isaak, et Arpad leur lut théâtralement quelques chapitres du livre qu’ils avaient commencé quelques soirs auparavant. La lecture du soir était toujours un moment de grande connivence familiale. Arpad ne se lassait jamais de voir sa petite troupe suspendue à ses lèvres. Et plus son auditoire était pris dans l’histoire, plus il redoublait d’efforts et d’effets dans sa narration. Le temps pouvait s’arrêter.
Ce soir-là, à la Verrue, la famille Liégean dîna tardivement des lasagnes qui avaient trop cuit. Puis, au moment où les enfants étaient enfin sur le point de se coucher, l’aîné avoua en pleurant qu’il n’avait pas fait ses devoirs et qu’il aurait des ennuis en classe. Greg dut l’aider pour ses maths. Il y eut des agacements, des cris et les devoirs furent finalement faits par Greg lui-même. Après cet épisode, les enfants étaient très agités et leur père dut déployer des trésors de patience pour les mettre au lit. Lorsqu’ils furent enfin endormis, Greg rejoignit Karine dans la cuisine. Elle terminait la vaisselle. Le silence froid qui régnait dans la pièce était l’indice de la mauvaise humeur ambiante. Greg s’efforça de lancer la conversation :
— Tout le monde dort enfin. Natalia aurait quand même pu contrôler les devoirs.
— Je te laisserai le lui dire, répondit Karine d’un ton sarcastique. La dernière fois que je lui ai fait une remarque, elle s’est vexée.
— Il faudrait quand même vérifier les devoirs avant le dîner, suggéra Greg.
— Est-ce que le il faudrait s’adresse à moi ? demanda Karine, qui contenait difficilement son agacement. Il faudrait peut-être aussi que tu ne rentres pas aussi tard à la maison, non ?
— Je t’ai envoyé un message…
— Si tu crois que je vois mes messages avec les garçons qui crient autour de moi. Je n’ai même pas le temps d’aller aux toilettes !
— Je suis désolé, dit Greg qui voulait à tout prix éviter une nouvelle dispute. La prochaine fois j’appellerai. Je devais absolument terminer des rapports. Tout est devenu tellement bureaucratique, c’est fatigant. Comme si on n’avait pas déjà assez de paperasse. Le prochain que j’entends dire que les fonctionnaires ne fichent rien, je lui en colle une !
Karine, qui voulait elle aussi désamorcer la tension, acquiesça pour montrer de l’intérêt à ces propos insipides. Elle s’en fichait de ces histoires de paperasse et de ces intrigues de bureau. Elle voulait un peu plus de rêve dans sa vie. Au fond, elle ne pouvait pas le dire à son mari, mais elle voulait une vie comme celle d’Arpad et Sophie. La vaisselle terminée, Greg s’installa au salon devant la télévision.
— Je vais vite prendre une douche, dit Karine. On peut continuer notre série ensuite.
Mais lorsque Karine réapparut dans le salon, en robe de chambre, Greg avait déserté le canapé. Il était sur le pas de la porte, en train d’enfiler son manteau, la laisse du chien à la main.
— Tu vas où ? s’étonna-t-elle.
— Promener Sandy.
— À cette heure-ci ? Il peut parfaitement aller faire pipi dans le jardin.
— Est-ce que quelqu’un a promené Sandy depuis ce matin ? demanda Greg en connaissant déjà la réponse.
— Non, concéda Karine.
— Alors il faut bien que quelqu’un s’y colle. Si je ne le promène pas, personne ne le fera.
— C’est un reproche ? s’agaça Karine.
— Non. Un simple constat.
— C’est toi qui voulais un chien, rappela-t-elle.
— Ce sont les enfants qui voulaient un chien, nuança Greg.
— Les enfants veulent aussi un poney. Est-ce que cela veut dire que nous aurons bientôt un poney dans notre salon ?
Greg haussa les épaules. Inutile d’ergoter. Il siffla Sandy et disparut avec lui dans la nuit.
Il avait quitté la maison en pensant ne faire que le tour du pâté de maisons. Mais un pas en entraînant un autre, il se retrouva sur la route de la Capite et continua jusqu’au chemin privé qui menait à la Maison de verre. C’était plus fort que lui. Il pénétra dans la forêt et se faufila entre les rangées d’arbres, comme il l’avait déjà fait le matin même. Arrivé à proximité de la lisière, Greg enroula la laisse de Sandy autour d’un tronc : le chien, familier de la manœuvre, se coucha placidement sur un tapis de feuilles mortes. Greg disparut dans les taillis, guidé par les lumières de la maison. Il se tapit dans les branchages pour observer l’intérieur du grand cube dont les baies vitrées offraient une impressionnante vue de coupe. Et quel spectacle il découvrit dans le salon ! Sophie, nue sur le canapé, s’offrait à son mari, qui, derrière elle, imprimait en elle son mouvement.
Greg les dévorait du regard. Après la scène du salon, il les épia jusque dans leur chambre. Il les devina prenant une douche, puis il les vit se promener nus dans la pièce, aller et venir avec leur brosse à dents dans la bouche, avant de se blottir dans le lit l’un contre l’autre. Ils lurent pendant un moment. Lorsque la lumière s’éteignit, Greg rentra chez lui et se glissa dans le lit conjugal aux côtés de Karine qui dormait déjà.
À la Maison de verre, une fois que Sophie fut endormie, Arpad se releva et descendit à la cuisine. Il était incapable de fermer l’œil. Il ruminait. Il attrapa son téléphone portable et fit défiler sur l’écran les photos qu’il avait prises le matin même à la boutique Cartier. Il contempla longuement cette bague en forme de tête de panthère. Pour l’enfiler, on glissait le doigt à travers la gueule de l’animal. C’était un travail d’orfèvrerie extraordinaire. Il était convaincu que cette panthère représentait le cadeau d’anniversaire parfait pour Sophie. Mais, au vu du prix astronomique du bijou, il avait eu une hésitation et avait dit au vendeur qu’il reviendrait.
Il était tourmenté. Il savait qu’il devait renoncer à ce bijou.
Il était temps de tout avouer à Sophie. De cesser cette mascarade.
Mais il ne pouvait pas lui faire ça à une semaine de son anniversaire.

15 ans plus tôt.
Septembre 2007.
Saint-Tropez

Il ne reviendrait plus jamais à Saint-Tropez.
Cet endroit qu’il avait tant aimé, il le quittait pour toujours. Il ne pouvait plus rester ici, c’était trop risqué.
En quelques heures, Arpad venait de tirer un trait sur une partie de sa vie. Il allait disparaître vite et bien, sans laisser de traces.
Il avait commencé par son appartement. À la petite vieille qui lui louait un meublé au-dessus de chez elle, il avait fait valoir un « impératif familial ». Elle n’avait pas posé de questions et s’était surtout empressée d’accepter les deux mois de loyer qu’il lui avait apportés dans une enveloppe en guise de préavis. Puis il avait vidé les lieux et entassé tout ce qu’il possédait dans sa petite voiture.
Il s’était ensuite rendu au Béatrice, l’un des hauts lieux de la nuit tropézienne, où il travaillait depuis une année. Il supervisait toute la partie bar et accueil de ce restaurant branché qui se métamorphosait en club au fil de la soirée. Au gérant de l’établissement, il raconta qu’il venait de décrocher un emploi dans la finance : une offre qu’on ne pouvait pas refuser. Le gérant avait été très compréhensif. « Arpad, tu n’as pas à t’excuser. Tu as été à l’université pendant cinq ans. Je n’avais encore jamais vu un responsable du bar diplômé en économie. Tant mieux pour toi. Mais j’aurais aimé que tu me dises que tu cherchais un job en parallèle, que je puisse commencer à recruter un remplaçant. »
Au Béatrice, il espéra voir Sophie, mais elle n’était pas encore là. Comme il ne parvenait pas à la joindre par téléphone, il arpenta les rues de Saint-Tropez à sa recherche. En vain. Tant mieux, au fond : elle n’aurait avalé aucun de ses mensonges. Il devrait peut-être renoncer à elle pour la protéger.
Son dernier arrêt dans la région fut dans une station-service où il fit le plein. Pendant qu’il remplissait le réservoir d’essence, il copia dans un calepin deux numéros : celui de Sophie et celui de Patrick Müller, un banquier suisse, rencontré au Béatrice, qui pourrait certainement lui être utile. Lorsque ce fut fait, il détruisit sa carte SIM et se débarrassa de son téléphone en l’abandonnant dans une poubelle. On ne le retrouverait plus.
Il rejoignit ensuite l’autoroute. Direction nord.
Il ne reviendrait plus.
C’est ce qu’il croyait.

Chapitre 4.
17 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
Lundi 13 juin
Mardi 14 juin
→ Mercredi 15 juin 2022
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

5 heures 45 du matin, à Cologny.
La campagne était encore plongée dans l’obscurité. Greg courait à un bon rythme sur la route de campagne, son chien filait à côté de lui. Les deux silhouettes, qui venaient de quitter la Verrue, rejoignirent rapidement la forêt. Greg s’arrêta au milieu des bois, attacha Sandy à un arbre et alla s’installer dans les taillis pour observer la Maison de verre. Tout était encore éteint.
Greg s’assit par terre et sortit de son sac à dos un thermos de café. Il se servit une tasse et attendit le début du spectacle. Une lumière s’alluma soudain dans la cuisine. Sophie y apparut et se fit un café. Greg rangea sa gourde et s’empara de ses jumelles. Il nota qu’elle était de plus en plus matinale.
Sophie se posta devant la baie vitrée, sa tasse à la main. Elle était vêtue d’un t-shirt et d’un short. Greg admira ses jambes, les examinant longuement au travers de ses jumelles. Il remonta lentement le tracé de ses chevilles, ses mollets, ses genoux puis ses cuisses, et s’arrêta sur le tatouage de panthère. Une sonnerie retentit dans sa poche, brisant le silence tranquille des bois. C’était son téléphone. Merde ! pesta Greg. Il s’empara de l’appareil et comprit, au numéro qui s’affichait sur l’écran, que c’était le boulot. Il décrocha – il n’avait pas le choix – et s’adressa à son interlocuteur en chuchotant, comme il l’aurait fait si sa femme dormait à côté de lui.
Il faisait encore sombre dehors, aussi le regard de Sophie fut-il immédiatement attiré par un bref faisceau de lumière à l’orée de la forêt. Cela n’avait duré qu’un instant, mais elle avait parfaitement identifié une lueur artificielle. Elle ouvrit la porte-fenêtre et crut percevoir une voix d’homme. Son cœur bondit dans sa poitrine : il y avait quelqu’un dans la forêt, juste là. Elle poussa un cri et alluma toutes les lumières.
Greg comprit qu’il avait été repéré. Il détala jusqu’à son chien pour le détacher, mais la laisse, au gré des mouvements de l’animal, s’était enroulée en un nœud que Greg n’arrivait plus à défaire. Il commença à paniquer. Il pouvait entendre Sophie qui appelait Arpad à la rescousse. La lumière de la chambre s’alluma.
Greg s’acharnait sur la laisse. Plus il tirait, plus le nœud se serrait. Cet imbécile de chien ! Il n’avait pas de couteau, impossible de couper l’épaisse lanière de cuir. Il se retourna vers la Maison de verre et aperçut Arpad qui déboulait de la cuisine dans le jardin en hurlant Qui est là ?
Le nœud de la laisse résistait toujours. Greg était en proie à la panique. Il voyait la lumière d’une lampe de poche approcher dangereusement et entendait les cris d’Arpad, qui devait être aussi effrayé que lui. Encore quelques mètres et il serait pris. Ne pouvant faire autrement, il décrocha la laisse du collier de son chien et détala à toute allure, entraînant l’animal avec lui et laissant la lanière autour de l’arbre. Arpad arriva à l’orée des bois et balaya les troncs du faisceau de sa lampe. Il vit une ombre s’enfuir. Stop ! s’écria-t-il, le cœur dopé par l’adrénaline. Arrêtez-vous !
Greg courait aussi vite qu’il pouvait. La peur lui donnait des ailes. Son chien avait de la peine à le suivre. Sur la route, il accéléra encore la cadence et prit la direction de la Verrue.
Arpad avait renoncé à poursuivre la silhouette. Il retourna à la maison et appela la police.
Greg, de retour chez lui, abandonna le chien au rez-de-chaussée et se précipita dans la chambre pour prévenir Karine. Le bureau m’a appelé, je dois partir tout de suite. Elle dormait encore, mais la phrase de Greg la fit se dresser immédiatement dans son lit. Sois prudent, lui dit-elle d’une voix douce. Appelle-moi quand ce sera terminé. Il acquiesça et quitta la maison en tenue de sport. Comme le voulait le protocole, il fallait, en cas d’appel urgent, rejoindre le quartier général le plus vite possible. Il sauta à bord de son Audi de fonction garée devant la maison et démarra en trombe. En pleine accélération, tenant le volant d’une main, il ramassa de l’autre le gyrophare posé sur le tapis de sol côté passager et le colla sur le toit du véhicule. Puis il enclencha les lumières et la sirène de son véhicule banalisé.
Dans la Maison de verre, l’agitation avait réveillé Isaak et Léa. Arpad et Sophie s’étaient efforcés de calmer le jeu pour ne pas traumatiser les deux enfants.
— Rien de grave, mes chéris, leur assura Sophie. Sans doute un promeneur. Je ne m’y attendais pas, ça m’a surprise.
— Si c’était un promeneur, pourquoi vous avez appelé la police ?
— Quand on a un doute, il vaut mieux vérifier, la police est là pour ça, répondit Arpad comme si c’était parfaitement normal.
Sophie s’enferma avec les enfants dans sa chambre et leur mit un film à la télévision. Isaak, enchanté, demanda si on ne pouvait pas appeler la police tous les jours et Léa voulait savoir si, en raison des évènements, l’école était annulée.
— C’est mercredi, lui rappela Sophie, il n’y a pas école, ma chérie.
— Est-ce qu’on pourra prendre le petit-déjeuner au lit ? demanda Léa.
— Bonne idée, approuva Sophie.
— Est-ce qu’on pourra voir les policiers ? espéra Isaak.
— Certainement, confirma Sophie qui peinait à dissimuler sa préoccupation.
Léa saisit sa chance :
— Est-ce qu’on peut manger des bonbons pour le petit-déjeuner ?
— Non, répondit Sophie avec une inflexion agacée qu’elle regretta aussitôt.
Son ton trahissait sa nervosité. Elle avait un mauvais pressentiment.
Dans le jardin, Arpad sillonnait le gazon, à la lisière de la forêt. Il n’y avait pas de barrière, ni de haie. La nature faisait la démarcation, c’était d’ailleurs le charme particulier de cet endroit. Il songea qu’il avait peut-être été naïf de s’y croire à l’abri.
Greg, à bord de sa voiture de police, filait à toute allure sur la rampe de Cologny et rejoignit les quais du bord du lac Léman. Les voitures des travailleurs matinaux se rangèrent sur le bas-côté pour laisser place au véhicule d’urgence qui fonça jusqu’au rond-point de Rive puis continua sa route jusqu’au quartier des Acacias, où se trouvait le quartier général de la police.
Quelques minutes plus tard, Greg entrait dans les vestiaires du groupe d’intervention où ses collègues étaient déjà en train de s’équiper. Comme toujours dans ces moments-là, l’ambiance était tendue mais calme. L’heure était au sérieux et à la concentration. Greg, comme les autres policiers, revêtit son uniforme noir, son gilet pare-balles, et posa sa cagoule sur la tête sans la dérouler encore. Puis, en tant que commandant de permanence, il donna le briefing général sur la base des informations reçues un peu plus tôt par téléphone. « Départ pour la rue des Pâquis. La brigade criminelle a voulu cueillir un individu chez lui. Grosse résistance du mec, qui a repoussé les inspecteurs et qui est maintenant enfermé chez lui. À nous d’aller le déloger. On en saura davantage sur place. »
La dizaine de policiers monta à bord de trois véhicules qui partirent en file indienne. Ils traversèrent la ville, projetant sur les façades des immeubles les lumières de leurs gyrophares. Greg, sur le siège passager de la voiture de tête, se dévisageait avec malaise dans le rétroviseur. Il avait eu chaud. Lui, le chef d’équipe du groupe d’intervention, respecté et apprécié de tous, avait manqué de se faire prendre comme un vulgaire voyeur.

7 heures, à la Maison de verre.
Deux véhicules de patrouille de police-secours étaient garés devant le portail des Braun. À l’intérieur de la maison, un agent prenait la déposition de Sophie, tandis que les trois autres policiers sur place inspectaient l’orée des bois, accompagnés par Arpad. À l’étage, Léa et Isaak regardaient la télévision.
Dans la forêt, les policiers ne savaient plus guère où regarder. Leur ronde ne les avait menés à rien. Ils avaient examiné attentivement la partie limitrophe du sous-bois sur toute la longueur de la propriété des Braun sans trouver d’indices. Il y avait bien cette laisse attachée à un arbre. Mais il y avait aussi, à proximité, un vélo pour enfant complètement rouillé, et des emballages en plastique par-ci par-là. Même ici, les forêts étaient des poubelles.
— Et vous dites que l’individu était derrière ce buisson ? demanda encore un policier à Arpad pour montrer qu’il prenait la situation au sérieux.
— Oui.
Par acquit de conscience, le policier s’accroupit pour observer le sol une énième fois, mais la terre sèche était vierge de toute trace.
— Malheureusement, il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire, expliqua-t-il à Arpad. C’était peut-être un rôdeur, ou un cambrioleur en repérage. Si ça peut vous rassurer, je doute qu’il s’agisse de quelqu’un qui voulait pénétrer chez vous : les cambrioleurs n’entrent pas dans les maisons à l’heure où tout le monde se lève. Ils préfèrent opérer quand les lieux sont vides, ou la nuit quand tout le monde dort.
— C’est rassurant, dit Arpad.
— Vous avez une alarme chez vous ? demanda le policier.
— Non.
— Vous devriez. De nos jours, ce n’est pas un gros investissement.
— Vous allez faire venir la police scientifique ? demanda Arpad.
— Pour quoi faire ? On n’a pas trouvé d’empreintes.
— Est-ce que ce n’est pas justement à eux de trouver les empreintes ? fit remarquer Arpad. Il y a cette laisse, attachée à un arbre. C’est quand même étrange, non ?
— Laissez-moi appeler la brigade des cambriolages pour les informer, indiqua alors l’agent d’un ton faussement concerné.
Le policier s’éloigna de quelques pas pour téléphoner à la centrale. Il demanda à parler à l’inspecteur de permanence de la brigade des cambriolages, rattachée à la police judiciaire. Il se doutait bien que son interlocuteur l’enverrait sur les roses, mais il voulait être irréprochable : on ne savait jamais à quoi s’en tenir avec ces types des quartiers huppés qui connaissaient tous du beau monde et qui n’hésitaient pas à se plaindre en haut lieu lorsqu’ils considéraient ne pas avoir été pris suffisamment au sérieux.
L’inspecteur décrocha et l’agent de police-secours lui fit un rapide exposé des faits.
— Donc, si je résume, tu as quoi ? demanda l’inspecteur.
— Au mieux, une laisse de chien attachée à un arbre sur la voie publique.
— Une laisse attachée à un arbre, tu es sérieux ? Par quel moyen sont-ils entrés dans la maison ?
— Non, personne n’est entré dans la maison, précisa l’agent. Il n’y a pas eu d’effraction. »

À propos de l’auteur
DICKER_joel_©markus_lamprechtJoël Dicker © Photo Markus Lamprecht

Joël Dicker est né en 1985 à Genève où il vit toujours. Ses romans sont traduits dans le monde entier et sont lus par des millions de lecteurs. Son œuvre a été primée dans de nombreux pays. En France, il a reçu le Prix Erwan Bergot pour Les derniers jours de nos pères, puis le Prix de la vocation Bleustein-Blanchet, Le Grand prix du roman de l’Académie française et le Prix Goncourt des lycéens pour La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Ce roman a aussi été élu parmi «les 101 romans préférés des lecteurs du monde» et a été adapté en série télévisée par Jean-Jacques Annaud. Il a publié en 2015 Le livre des Baltimore, en 2018 La Disparition de Stéphanie Mailer, en 2020 L’Énigme de la chambre 622 et en 2022 L’Affaire Alaska Sanders. Un animal sauvage, paru en 2024 est son second roman publié au sein de sa propre maison d’édition Rosie & Wolfe.

Site internet de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#unanimalsauvage #JoelDicker #editionsrosieetwolfe #hcdahlem #RentréeLittéraire2024 #litteraturesuisse #littératurefrancophone #romannoir #polar #thriller #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #roman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

L’été en poche (29): Mon maître et mon vainqueur

G07084_MonMaitreEtMonVainqueur_CV.inddlete_en_poche  coup_de_coeur

En deux mots
Le narrateur est convoqué par le juge pour détailler l’affaire qui concerne ses meilleurs amis. En lui racontant la relation entre Tina, Edgar et Vasco, il va cependant faire bien davantage que détailler un fait divers. Car ce rendez-vous entre eros et thanatos est un bijou d’humour grinçant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Mon maître et mon vainqueur

Les premières pages du livre
« J’ai su que cette histoire allait trop loin quand je suis entré dans une armurerie. Voilà ce que plus tard, beaucoup plus tard me confierait Vasco, un jour où nous serions assis, lui et moi, en terrasse d’un café. Ce jour-là donc, je veux dire celui où il est entré dans une armurerie, Vasco avait reçu des menaces, sérieuses au point qu’il avait éprouvé le besoin de se procurer une arme à feu.
C’était un vendredi d’octobre un peu avant midi, à côté de la gare du Nord. En vitrine, en plus des carabines et des armes de poing, Colt, Browning, Beretta, Luger – des noms qui lui étaient familiers, mais dont il n’aurait su dire s’ils renvoyaient à des marques ou des modèles, si beretta par exemple était un nom commun, ou si c’était celui d’une marque, un nom propre passé dans le langage courant –, en vitrine il y avait des armes blanches, dagues, épées, couteaux, poignards et même, me dirait Vasco, un sabre à champagne.
L’armurier était au fond de sa boutique, assis sur un tabouret devant un écran d’ordinateur, un sandwich à la main.
Il a levé la tête : je peux vous aider ?
Voilà, a dit Vasco, je pense m’inscrire dans un club de tir, vous auriez quelque chose à me conseiller ?
Mouais, a marmonné l’armurier, si vous revenez dans un an.
Et il lui a expliqué que ça n’était pas si facile, ça n’était pas comme aux États-Unis où on sortait d’un magasin avec un 9 mm dans un sac en papier comme si on venait de commander une demi-douzaine de donuts, non, en France, il fallait une autorisation, soumise à diverses conditions cumulatives – être majeur et licencié d’un club de tir, ne pas avoir de casier judiciaire, ne pas avoir été admis sans consentement en soins psychiatriques, et cætera. Et puis il fallait adresser sa demande en préfecture, fournir tout un tas de pièces, formulaires, justificatifs, déclarations, certificats, actes, licences, avis, carnets, tout cela pouvait durer des mois, au moins un an et encore, l’a prévenu l’armurier, pas sûr qu’on vous la donne, cette autorisation : vous savez, avec les attentats…
Et si je suis menacé, a objecté Vasco, si je dois me défendre, je fais comment ?
Le mieux, a suggéré l’armurier, c’est une matraque télescopique, celle-ci par exemple. Et il a sorti de la vitrine une matraque noire, en acier nickelé, avec manche en caoutchouc cranté antidérapant – la crème de la crème pour seulement 59 euros 90. Faites voir, a demandé Vasco. Pliée, la matraque mesurait vingt et un centimètres, déployée, elle en faisait cinquante-trois, tout juste de quoi tenir un assaillant à distance.
Entre ça et rien, s’est dit Vasco, et il est sorti avec sa matraque télescopique dans un étui en nylon. Et pendant près d’un mois il ne sortait plus qu’avec sa matraque, avec aussi la boule au ventre, s’attendant à voir débarquer à tout moment en bas de chez lui Edgar avec une batte de base-ball, puisque c’est cela qu’entre autres choses Edgar avait écrit dans son mail : je vais te défoncer à coups de batte.
Ma matraque, ma petite matraque, se rassurait Vasco en la caressant : il suffisait de la tenir par le manche, puis d’exécuter, d’un mouvement vif du poignet, un geste de balancier d’arrière en avant et hop, elle se déployait aussitôt. Ça devenait alors une arme redoutable, un coup dans la mâchoire, avait précisé l’armurier, et l’assaillant n’avait plus qu’à boire de la soupe pendant six mois. Voilà à quoi songeait Vasco quand il songeait à Edgar, de la soupe, viens donc me trouver, et tu vas boire de la soupe pendant six mois.
Ah, s’est écrié le juge, ceci explique cela :
Ni Colt ni Luger
Ni Beretta ni Browning
Bois ta soupe Edgar
Encore un haïku, j’ai dit. Vous n’avez qu’à compter les syllabes : cinq, sept, cinq. Dix-sept au total.
Dix-sept syllabes, vous dites ? a demandé le juge qui récitait le haïku à voix basse, en comptant sur ses doigts :
Ni/Colt/ni/Lu/ger (5)
Ni/Be/ret/ta/ni/Bro/wning (7)
Bois/ta/sou/pe/Ed/gar (6)
Le dernier vers, a dit le juge : il compte six syllabes, pas cinq.
Cinq. À cause de l’élision : la voyelle en fin de mot s’efface devant celle qui commence le mot suivant. Le juge est un bon juge, par exemple, en plus d’être une flagornerie est un hexasyllabe : le e de juge s’efface au profit du e de est : Le/ju/ge est/un/bon/juge = six syllabes. Idem avec Bois/ta/sou/pe Ed/gar : le e de soupe s’efface devant le e d’Edgar, le vers compte cinq syllabes et le tercet dix-sept. Mais enfin, je ne suis pas là pour un cours de versification…
En effet, a dit le juge. Puis : Vuibert, apportez-moi le scellé no 1.
Et en attendant que le greffier lui apporte le scellé no 1, le juge s’est allumé une clope. Il m’a demandé si j’en voulais une, mais je ne fumais pas, je n’avais jamais vraiment fumé de ma vie, alors il a fumé seul, le juge, en silence, à la fenêtre entrouverte, le regard perdu au loin vers la fontaine Saint-Michel, les cheveux dans le vent que le vent échevelait ; sa cravate penchait, on aurait dit un poète, et peut-être qu’au fond sa vocation c’était ça : vivre en poète. Peut-être qu’il s’était retrouvé par hasard sur les bancs d’une faculté de droit, par hasard à l’École nationale de la magistrature, plus tout à fait par hasard au palais de justice de Paris, à mener des enquêtes, à éplucher des dossiers, à auditionner des témoins, alors qu’au fond de lui il n’aspirait qu’à être poète, ou plus simplement à jouer au poète, à en prendre la pose, c’est-à-dire à regarder le soleil se coucher sur la Seine en déclamant des sonnets, la cravate de travers.
Voilà à quoi je pensais, pendant que lui pensait aux fleuves impassibles, au prince d’Aquitaine à la tour abolie, à la chair qui est triste, hélas, aux sanglots longs des violons de l’automne, plus prosaïquement à ses gamins qu’il faudrait aller chercher tout à l’heure à l’école, à sa femme qui lui avait demandé de passer au pressing, récupérer sa jupe en cuir noir, aux bas résille, aux jarretières en dentelle qu’il lui arrivait de porter là-dessous ; à rien, peut-être. Il a écrasé sa clope sur l’appui de fenêtre ; la porte s’est ouverte ; le greffier était là.
Vous le reconnaissez ? a demandé le juge.
Sauf erreur de ma part, j’ai dit, il s’agit du greffier.
Le greffier a souri, mais pas le juge.
Pas le juge qui a dit, en montrant le scellé no 1 que lui avait remis le greffier : ça, vous le reconnaissez ?
Comment ne pas le reconnaître ? Je l’avais regardé pendant des heures, j’en avais caressé le canon et la crosse, je l’avais tenu entre les mains avec une infinie précaution. J’avais même mis Vasco en joue, pour plaisanter j’avais appuyé sur la détente, et j’avais entendu le cliquetis que ça fait quand on tire à sec, sans munition, et que le chien vient percuter le barillet. J’aurais pu le reconnaître entre mille.
Alors, a insisté le juge, vous le reconnaissez ?
Et j’aurais pu prétendre que non, que je ne l’avais jamais vu, ce Lefaucheux à six coups de calibre 7 mm, désolé, ça ne me dit rien, j’aurais pu dire, mais je me suis rappelé qu’un peu plus tôt j’avais prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, j’avais même levé la main droite, je me suis rappelé que j’étais face au juge, dans le bureau du juge, et le juge n’avait pas l’air d’être là pour rigoler.
Attendez, j’ai dit, faites voir.
Et de nouveau j’ai pu l’examiner de très près, ce revolver, de nouveau j’ai vu, même à travers le sachet en plastique transparent, les poinçons « ELG et étoile », les initiales « JS » frappées sur la face avant du barillet, et bien sûr le numéro de série, le fameux no 14096 qui avait tant affolé l’histoire de la littérature.
J’ai concédé que oui, je le reconnaissais.
Bien, s’est félicité le juge. Continuons à faire le lien entre ce revolver et ce cahier.
Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Un Clairefontaine à grands carreaux, format 21 × 29,7. Quatre-vingt-seize pages dont il ne restait qu’un peu plus de la moitié – le reste avait fini dans ma corbeille. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains. Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour.
Quelle affaire, j’ai dit. Et si le juge m’avait convoqué, c’est qu’il avait de bonnes raisons de croire que je pouvais l’aider à y voir plus clair. Un véritable casse-tête, m’avait-il avoué : pas de témoins, ou plutôt, s’était-il corrigé, deux cent cinquante témoins dont aucun n’était fiable, car tous, connaissant de près ou de loin la victime, avaient pris son parti, tous accablaient le mis en examen qui n’avait qu’un nom à la bouche : Tina. Vasco répétait en boucle Tina, Tina, Tina, comme si psalmodier son prénom allait la faire revenir. Voyez ça avec Tina, disait Vasco, mais la Tina en question, se désolait le juge, refusait de collaborer à l’enquête, au sujet de laquelle Vasco se contentait d’un laconique : le cahier, tout est dans le cahier, vous n’avez qu’à lire les poèmes.
Alors, avait demandé le juge, vous m’expliquez ?
Je passais pour être le meilleur ami de Vasco. J’étais l’un des amis les plus proches de Tina. Autant dire qu’il attendait beaucoup de moi, le juge. Et moi j’étais d’accord pour lui expliquer ce qu’il voulait, si ça lui chantait je pouvais bien me faire l’exégète d’un recueil de poèmes, mais enfin je l’avais quand même mis en garde, il allait devoir s’armer de patience, tout cela allait prendre du temps. C’était toute une histoire, cette histoire.
Je suis payé pour qu’on m’en raconte, avait dit le juge.
Par quoi je commence ?
Parlez-moi d’elle. Parlez-moi de Tina.
3
Un silence. De Tina j’ai d’abord entendu un silence. On l’avait invitée à la radio un matin pour la promo de sa pièce, l’animateur venait de lui demander si le théâtre ne faisait que reproduire le réel, ou s’il le transcendait pour atteindre une forme d’universel, question à laquelle en retour on n’obtient le plus souvent qu’une réponse éculée – pas le genre de Tina qui avait décidé d’y réfléchir vraiment, comme si elle pesait intérieurement chacun de ses mots.
Résultat, un blanc, un long blanc que l’animateur a comblé comme il pouvait, en rappelant l’heure qu’il était (9 h 17), le nom de la station et celui de son invitée, son âge (vingt-huit ans), sa profession (comédienne), le titre de la pièce (Deux jours et demi à Stuttgart) dont elle partageait l’affiche et qui lui valait une nomination aux Molières (de la révélation féminine) et enfin son sujet (l’ultime rencontre entre Verlaine et Rimbaud, les deux jours et demi qu’ils avaient passés ensemble à Stuttgart en février 1875), avant de reformuler la question (alors, le théâtre, mimétisme ou mimèsis ?)
J’étais chez moi, dans la salle de bains, la radio posée sur la machine à laver, je me brossais les dents et je pouvais entendre distinctement le frou-frou des brins de la brosse sur l’émail de mes dents, je pouvais entendre s’écouler le mince filet d’eau et surtout, surtout les silences de Tina, oui, j’entendais les silences de Tina, et je songeais qu’il faudrait établir une typologie du silence, les décrire puis les classer, du silence suggestif au silence oppressant, du silence solennel au silence désolé, du silence monotone d’un coin de campagne en hiver au silence pieux des fidèles à l’église, du silence éploré des chambres funéraires au silence contemplatif des amants au clair de lune, tous, il faudrait les décrire, jusqu’aux silences radiophoniques de Tina.
Ça a duré comme ça pendant dix minutes d’un silence quasi parfait, seulement interrompu par les questions de l’animateur qui les posait maintenant en s’excusant presque, comme s’il était intimidé par les silences réflexifs de Tina, de longs silences inhabituels à la radio, et dont les relances de l’animateur ne faisaient que redoubler l’intensité. Elle m’avait d’abord intrigué, puis elle m’avait agacé. Elle semblait s’écouter ne rien dire comme d’autres s’écoutent parler. L’animateur a fini par lancer une chanson : Ton héritage, de Benjamin Biolay – je m’en souviens comme si c’était ce matin même, je l’entendais pour la première fois, magnifique, cette chanson, si tu aimes l’automne vermeil merveille rouge sang, ai-je fredonné, ça vous dit quelque chose ? Non ? Bon.
Toujours est-il qu’après la chanson de Biolay Tina s’est mise à parler.
Non pas d’elle, non pas de sa pièce, non pas pour répondre aux questions de l’animateur : elle s’est mise à réciter des poèmes. Combien de temps nous reste-t-il, a demandé Tina, dix minutes, c’est ça ? Alors laissez-moi vous offrir un peu de Verlaine, un peu de Rimbaud, laissez-moi vous réciter des poèmes. Et pendant dix minutes en direct à la radio, à une heure de très grande écoute elle a dit des vers, elle a commencé par un sonnet des Poèmes saturniens, et quand elle a eu fini de réciter celui-là, sans même laisser l’animateur la relancer elle a enchaîné avec un autre poème, de Rimbaud cette fois-ci : Au Cabaret-Vert sur le dernier vers duquel elle a dit écoutez, écoutez la double allitération, en s, en r, la chope immense, avec sa mousse que dorait un rayon de soleil arriéré, écoutez bien, et elle l’a répété, ce vers, en détachant chaque syllabe, en accentuant chaque phonème, et sans transition on a eu droit au Bateau ivre, aux vingt-cinq quatrains scandés de bout en bout comme ils devraient toujours l’être, d’une voix juste et posée, venue non pas des cordes vocales, non pas du frottement de l’air des poumons sur les replis du larynx, mais de plus loin, de plus bas, du cœur, des tripes, du bas-ventre, que sais-je, une voix qui vous fait entendre les clapotements furieux des marées, qui vous fait voir les lichens de soleil et les morves d’azur, les hippocampes noirs, les archipels sidéraux, et pendant qu’on pouvait écouter, sur une station concurrente, un élu local dénoncer un projet de réformes décidé en catimini par une bande d’incapables, véritable coup de rabot qui allait grever les finances des communes, et sur une autre un ministre défendre cette mesure nécessaire dans la conjoncture actuelle pour parvenir à l’équilibre budgétaire, relancer la croissance et retrouver la confiance des ménages, et sur une autre encore un leader syndical mettre en garde le chef du gouvernement qui se disait déterminé à garder le cap et néanmoins désireux de renouer le dialogue social, et sur une autre enfin un imitateur imiter tout ce monde entre deux rires affectés du patron de la matinale, Tina, elle, récitait de la poésie, et moi j’étais là, dans ma salle de bains, adossé au tambour de la machine à laver, et comme un million d’auditeurs ce matin-là je ne respirais plus qu’à la césure, entre deux hémistiches.
Je l’avais trouvée tour à tour artificielle et sincère, poseuse puis touchante, je ne savais pas à quoi m’en tenir, je ne savais pas si j’étais fasciné ou agacé ou les deux à la fois, mais elle m’avait donné envie d’aller la voir, sa pièce. Il ne restait que quelques places de catégorie 4, à trente-huit euros et à « visibilité réduite », et j’ai pensé naïvement qu’elle serait partiellement réduite, la visibilité, dérisoirement réduite, j’ai pensé qu’à ce prix je pourrais voir au moins les deux tiers de la scène et même, pourquoi pas, en prenant la peine de me pencher un peu, la scène tout entière – or ce que j’avais pris pour une mise en garde anodine était un euphémisme, doublé d’une véritable escroquerie : je me suis retrouvé sur un strapontin, derrière un poteau, que dis-je, un pilier, un pilier porteur, énorme, massif, et sans doute que si vous le retiriez, ce pilier, c’était tout l’édifice qui s’écroulait sur lui-même, et à ce moment-là je n’étais pas contre le voir s’écrouler sur les salauds qui me l’avaient vendue, cette place, car j’avais beau me contorsionner, j’avais beau passer mon cou derrière celui de mon voisin, rien. Je n’ai rien vu de Deux jours et demi à Stuttgart. Trente-huit balles, j’ai dit. Et soixante-dix balles d’ostéo. Pour le torticolis. »

L’avis de… Jean-Paul Enthoven (Le Point)
« On pourrait dire: c’est l’histoire de Vasco qui aime Tina, laquelle épouse Edgar tout en préférant Vasco – ce qui ne serait pas follement original… On pourrait affirmer aussi bien : c’est l’histoire de Verlaine qui, enivré par la passion et l’absinthe, tire deux coups de pistolet sur Rimbaud – mais ce fait divers n’est-il pas déjà connu dans ses moindres détails ? Or François-Henri Désérable, jeune romancier impétueux et lettré, est beaucoup plus malin… La preuve ? Il s’arrange pour que le pistolet de Verlaine (un Lefaucheux à six coups en vente chez Christie’s) soit acheté par Vasco qui, il fallait y penser, l’introduit dans son histoire d’amour avec Tina. Le tout s’intitule: Mon maître et mon vainqueur (tiré, bien sûr, d’un vers verlainien…). À l’arrivée, c’est un roman magnifique, drôle, intelligent, rieur, léger – comme toutes les histoires d’amour (très) fou. (…) on est ici dans le cœur du réacteur passionnel. Avec prose en fusion et phrases à haute valeur émotive ajoutée. Un régal. Tristes sires, stylistes moroses, amateurs de yoga et de sentiments bios s’abstenir. »

Vidéo


François-Henri Désérable présente Mon maître et mon vainqueur © Production Gallimard

Tags
#monmaitreetmonvainqueur #FrancoisHenriDeserable #foliogallimard
#hcdahlem #roman #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #editionsgallimard #étéenpochedesblogueurs #livredepoche #VendrediLecture

Mon Maître et mon Vainqueur

DESERABLE-Grand-Prix-Academie-francaise

  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En deux mots
Le narrateur est convoqué par le juge pour détailler l’affaire qui concerne ses meilleurs amis. En lui racontant la relation entre Tina, Edgar et Vasco, il va cependant faire bien davantage que détailler un fait divers. Car ce rendez-vous entre eros et thanatos est un bijou d’humour grinçant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’ami, la femme, l’amant, le (futur) mari et le juge

Dans son nouveau roman, François-Henri Désérable rassemble les ingrédients du roman à suspens, du roman d’amour et de la quête existentielle. Le tout servi par un style aussi brillant qu’enlevé. On comprend l’Académie Française qui vient de lui décerner son Grand Prix!

Un revolver, un cahier Clairefontaine de 96 pages dans lequel ont été écrits une vingtaine de poèmes rassemblés sous le titre Mon maître et mon vainqueur et des traces de poudre sur les mains. Voilà les indices retrouvés sur Vasco et voilà comment débute cet excellent roman. Le narrateur, convoqué par le juge parce qu’il connaissait particulièrement bien les protagonistes de cette affaire, va répondre aux questions du magistrat et dérouler l’histoire de Vasco, de Tina et d’Edgar.
C’est d’abord l’histoire de Tina qu’il veut entendre. Leur première rencontre s’est faite via une émission de radio durant laquelle la comédienne venait présenter sa pièce. Il avait d’emblée été séduit par sa voix et ses silences. Il avait alors eu envie de la voir sur scène. Et là, malgré une place derrière un pilier, il était tombé sous le charme de ses yeux émeraude. Va alors naître une belle amitié qui va se renforcer au gré de leurs rencontres hebdomadaires.
Les choses vont se gâcher lorsqu’il entraîne Tina dans une soirée et lui présente son ami Vasco qui tombe éperdument amoureux de la belle. Une attirance qui est réciproque et qui va faire fi des conventions et de la promesse faite à Edgar de l’épouser. Car Tina est en couple depuis des années, mère de deux jumeaux et engagée dans les préparatifs d’un mariage qui s’annonce somptueux.
Comme dans les meilleurs vaudevilles, la femme, l’amant et le (futur) mari vont se croiser sous le regard incrédule du narrateur mis dans la confidence.
Dans le bureau du juge, il va confier ce qu’il sait de cette affaire, donnant par la même occasion aux lecteurs des détails plus intimes et livrant des sentiments que la justice n’a pas à connaître.
L’occasion est belle pour que la plume allègre de François-Henri Désérable, qui nous avait déjà séduite dans Un certain M. Piekielny fasse à nouveau merveille. Enlevée et poétique – quelques protagonistes y taquinent la muse et Verlaine va jouer un rôle important dans cette tragi-comédie – ce récit vous fera aussi découvrir quelques trésors de la BnF, reviendra sur la relation Rimbaud et Verlaine et vous proposera quelques sonnets et haïkus, ma foi assez réussis.
Avec cet instant poésie, voici venu le moment de vous dévoiler l’origine du titre de ce nouveau superbe roman. Il est issu du recueil Les chansons pour elle (1891) et intitulé «Es-tu brune ou blonde?»
Es-tu brune ou blonde ?
Sont-ils noirs ou bleus,
Tes yeux ?
Je n’en sais rien mais j’aime leur clarté profonde,
Mais j’adore le désordre de tes cheveux.

Es-tu douce ou dure ?
Est-il sensible ou moqueur,
Ton cœur ?
Je n’en sais rien mais je rends grâce à la nature
D’avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur.
Comme l’écrit avec beaucoup d’à-propos Jean-Paul Enthoven dans sa chronique du Point, «on est ici dans le cœur du réacteur passionnel. Avec prose en fusion et phrases à haute valeur émotive ajoutée. Un régal. Tristes sires, stylistes moroses, amateurs de yoga et de sentiments bios s’abstenir.» En d’autres termes, régalez-vous!

Mon maître et mon vainqueur
François-Henri Désérable
Éditions Gallimard
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782072900945
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR.
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains.
Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTS (Cecilia Mendoza)
Ernestmag.fr (David Medioni)
Décapage
Page des libraires (Isabelle Aurousseau-Couriol, Librairie de Paris à Saint-Étienne)
La cause littéraire (Philippe Chauché)
Philomag (Philippe Garnier)
Actualitté (Maxime DesGranges)
Causeur (François Kasbi)
Toute la culture (Julien Coquet)
La lettre R
Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)
Blog L’Espadon
Blog Tabous


François-Henri Désérable présente Mon maître et mon vainqueur © Production Gallimard

Les premières pages du livre
« 1
J’ai su que cette histoire allait trop loin quand je suis entré dans une armurerie. Voilà ce que plus tard, beaucoup plus tard me confierait Vasco, un jour où nous serions assis, lui et moi, en terrasse d’un café. Ce jour-là donc, je veux dire celui où il est entré dans une armurerie, Vasco avait reçu des menaces, sérieuses au point qu’il avait éprouvé le besoin de se procurer une arme à feu.
C’était un vendredi d’octobre un peu avant midi, à côté de la gare du Nord. En vitrine, en plus des carabines et des armes de poing, Colt, Browning, Beretta, Luger – des noms qui lui étaient familiers, mais dont il n’aurait su dire s’ils renvoyaient à des marques ou des modèles, si beretta par exemple était un nom commun, ou si c’était celui d’une marque, un nom propre passé dans le langage courant –, en vitrine il y avait des armes blanches, dagues, épées, couteaux, poignards et même, me dirait Vasco, un sabre à champagne.
L’armurier était au fond de sa boutique, assis sur un tabouret devant un écran d’ordinateur, un sandwich à la main.
Il a levé la tête : je peux vous aider ?
Voilà, a dit Vasco, je pense m’inscrire dans un club de tir, vous auriez quelque chose à me conseiller ?
Mouais, a marmonné l’armurier, si vous revenez dans un an.
Et il lui a expliqué que ça n’était pas si facile, ça n’était pas comme aux États-Unis où on sortait d’un magasin avec un 9 mm dans un sac en papier comme si on venait de commander une demi-douzaine de donuts, non, en France, il fallait une autorisation, soumise à diverses conditions cumulatives – être majeur et licencié d’un club de tir, ne pas avoir de casier judiciaire, ne pas avoir été admis sans consentement en soins psychiatriques, et cætera. Et puis il fallait adresser sa demande en préfecture, fournir tout un tas de pièces, formulaires, justificatifs, déclarations, certificats, actes, licences, avis, carnets, tout cela pouvait durer des mois, au moins un an et encore, l’a prévenu l’armurier, pas sûr qu’on vous la donne, cette autorisation : vous savez, avec les attentats…
Et si je suis menacé, a objecté Vasco, si je dois me défendre, je fais comment ?
Le mieux, a suggéré l’armurier, c’est une matraque télescopique, celle-ci par exemple. Et il a sorti de la vitrine une matraque noire, en acier nickelé, avec manche en caoutchouc cranté antidérapant – la crème de la crème pour seulement 59 euros 90. Faites voir, a demandé Vasco. Pliée, la matraque mesurait vingt et un centimètres, déployée, elle en faisait cinquante-trois, tout juste de quoi tenir un assaillant à distance.
Entre ça et rien, s’est dit Vasco, et il est sorti avec sa matraque télescopique dans un étui en nylon. Et pendant près d’un mois il ne sortait plus qu’avec sa matraque, avec aussi la boule au ventre, s’attendant à voir débarquer à tout moment en bas de chez lui Edgar avec une batte de base-ball, puisque c’est cela qu’entre autres choses Edgar avait écrit dans son mail : je vais te défoncer à coups de batte.
Ma matraque, ma petite matraque, se rassurait Vasco en la caressant : il suffisait de la tenir par le manche, puis d’exécuter, d’un mouvement vif du poignet, un geste de balancier d’arrière en avant et hop, elle se déployait aussitôt. Ça devenait alors une arme redoutable, un coup dans la mâchoire, avait précisé l’armurier, et l’assaillant n’avait plus qu’à boire de la soupe pendant six mois. Voilà à quoi songeait Vasco quand il songeait à Edgar, de la soupe, viens donc me trouver, et tu vas boire de la soupe pendant six mois.

2
Ah, s’est écrié le juge, ceci explique cela :
Ni Colt ni Luger
Ni Beretta ni Browning
Bois ta soupe Edgar
Encore un haïku, j’ai dit. Vous n’avez qu’à compter les syllabes : cinq, sept, cinq. Dix-sept au total.
Dix-sept syllabes, vous dites ? a demandé le juge qui récitait le haïku à voix basse, en comptant sur ses doigts :
Ni/Colt/ni/Lu/ger (5)
Ni/Be/ret/ta/ni/Bro/wning (7)
Bois/ta/sou/pe/Ed/gar (6)
Le dernier vers, a dit le juge : il compte six syllabes, pas cinq.
Cinq. À cause de l’élision : la voyelle en fin de mot s’efface devant celle qui commence le mot suivant. Le juge est un bon juge, par exemple, en plus d’être une flagornerie est un hexasyllabe : le e de juge s’efface au profit du e de est : Le/ju/ge est/un/bon/juge = six syllabes. Idem avec Bois/ta/sou/pe Ed/gar : le e de soupe s’efface devant le e d’Edgar, le vers compte cinq syllabes et le tercet dix-sept. Mais enfin, je ne suis pas là pour un cours de versification…
En effet, a dit le juge. Puis : Vuibert, apportez-moi le scellé no 1.
Et en attendant que le greffier lui apporte le scellé no 1, le juge s’est allumé une clope. Il m’a demandé si j’en voulais une, mais je ne fumais pas, je n’avais jamais vraiment fumé de ma vie, alors il a fumé seul, le juge, en silence, à la fenêtre entrouverte, le regard perdu au loin vers la fontaine Saint-Michel, les cheveux dans le vent que le vent échevelait ; sa cravate penchait, on aurait dit un poète, et peut-être qu’au fond sa vocation c’était ça : vivre en poète. Peut-être qu’il s’était retrouvé par hasard sur les bancs d’une faculté de droit, par hasard à l’École nationale de la magistrature, plus tout à fait par hasard au palais de justice de Paris, à mener des enquêtes, à éplucher des dossiers, à auditionner des témoins, alors qu’au fond de lui il n’aspirait qu’à être poète, ou plus simplement à jouer au poète, à en prendre la pose, c’est-à-dire à regarder le soleil se coucher sur la Seine en déclamant des sonnets, la cravate de travers.
Voilà à quoi je pensais, pendant que lui pensait aux fleuves impassibles, au prince d’Aquitaine à la tour abolie, à la chair qui est triste, hélas, aux sanglots longs des violons de l’automne, plus prosaïquement à ses gamins qu’il faudrait aller chercher tout à l’heure à l’école, à sa femme qui lui avait demandé de passer au pressing, récupérer sa jupe en cuir noir, aux bas résille, aux jarretières en dentelle qu’il lui arrivait de porter là-dessous ; à rien, peut-être. Il a écrasé sa clope sur l’appui de fenêtre ; la porte s’est ouverte ; le greffier était là.
Vous le reconnaissez ? a demandé le juge.
Sauf erreur de ma part, j’ai dit, il s’agit du greffier.
Le greffier a souri, mais pas le juge.
Pas le juge qui a dit, en montrant le scellé no 1 que lui avait remis le greffier : ça, vous le reconnaissez ?
Comment ne pas le reconnaître ? Je l’avais regardé pendant des heures, j’en avais caressé le canon et la crosse, je l’avais tenu entre les mains avec une infinie précaution. J’avais même mis Vasco en joue, pour plaisanter j’avais appuyé sur la détente, et j’avais entendu le cliquetis que ça fait quand on tire à sec, sans munition, et que le chien vient percuter le barillet. J’aurais pu le reconnaître entre mille.
Alors, a insisté le juge, vous le reconnaissez ?
Et j’aurais pu prétendre que non, que je ne l’avais jamais vu, ce Lefaucheux à six coups de calibre 7 mm, désolé, ça ne me dit rien, j’aurais pu dire, mais je me suis rappelé qu’un peu plus tôt j’avais prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, j’avais même levé la main droite, je me suis rappelé que j’étais face au juge, dans le bureau du juge, et le juge n’avait pas l’air d’être là pour rigoler.
Attendez, j’ai dit, faites voir.
Et de nouveau j’ai pu l’examiner de très près, ce revolver, de nouveau j’ai vu, même à travers le sachet en plastique transparent, les poinçons « ELG et étoile », les initiales « JS » frappées sur la face avant du barillet, et bien sûr le numéro de série, le fameux no 14096 qui avait tant affolé l’histoire de la littérature.
J’ai concédé que oui, je le reconnaissais.
Bien, s’est félicité le juge. Continuons à faire le lien entre ce revolver et ce cahier.
Le cahier, c’était la première chose que m’avait montrée le juge, quand tout à l’heure j’étais entré dans son bureau. Un Clairefontaine à grands carreaux, format 21 × 29,7. Quatre-vingt-seize pages dont il ne restait qu’un peu plus de la moitié – le reste avait fini dans ma corbeille. Sous la couverture souple et transparente, on pouvait lire au feutre noir : MON MAÎTRE ET MON VAINQUEUR
Sur les pages suivantes, il y avait des poèmes. Voilà ce qu’on avait retrouvé sur Vasco : le revolver, un cahier noirci d’une vingtaine de poèmes et, plus tard, après expertise balistique, des résidus de poudre sur ses mains. Voilà ce qu’il en restait, j’ai pensé, de son histoire d’amour.
Quelle affaire, j’ai dit. Et si le juge m’avait convoqué, c’est qu’il avait de bonnes raisons de croire que je pouvais l’aider à y voir plus clair. Un véritable casse-tête, m’avait-il avoué : pas de témoins, ou plutôt, s’était-il corrigé, deux cent cinquante témoins dont aucun n’était fiable, car tous, connaissant de près ou de loin la victime, avaient pris son parti, tous accablaient le mis en examen qui n’avait qu’un nom à la bouche : Tina. Vasco répétait en boucle Tina, Tina, Tina, comme si psalmodier son prénom allait la faire revenir. Voyez ça avec Tina, disait Vasco, mais la Tina en question, se désolait le juge, refusait de collaborer à l’enquête, au sujet de laquelle Vasco se contentait d’un laconique : le cahier, tout est dans le cahier, vous n’avez qu’à lire les poèmes.
Alors, avait demandé le juge, vous m’expliquez ?
Je passais pour être le meilleur ami de Vasco. J’étais l’un des amis les plus proches de Tina. Autant dire qu’il attendait beaucoup de moi, le juge. Et moi j’étais d’accord pour lui expliquer ce qu’il voulait, si ça lui chantait je pouvais bien me faire l’exégète d’un recueil de poèmes, mais enfin je l’avais quand même mis en garde, il allait devoir s’armer de patience, tout cela allait prendre du temps. C’était toute une histoire, cette histoire.
Je suis payé pour qu’on m’en raconte, avait dit le juge.
Par quoi je commence ?
Parlez-moi d’elle. Parlez-moi de Tina.

3
Un silence. De Tina j’ai d’abord entendu un silence. On l’avait invitée à la radio un matin pour la promo de sa pièce, l’animateur venait de lui demander si le théâtre ne faisait que reproduire le réel, ou s’il le transcendait pour atteindre une forme d’universel, question à laquelle en retour on n’obtient le plus souvent qu’une réponse éculée – pas le genre de Tina qui avait décidé d’y réfléchir vraiment, comme si elle pesait intérieurement chacun de ses mots.
Résultat, un blanc, un long blanc que l’animateur a comblé comme il pouvait, en rappelant l’heure qu’il était (9 h 17), le nom de la station et celui de son invitée, son âge (vingt-huit ans), sa profession (comédienne), le titre de la pièce (Deux jours et demi à Stuttgart) dont elle partageait l’affiche et qui lui valait une nomination aux Molières (de la révélation féminine) et enfin son sujet (l’ultime rencontre entre Verlaine et Rimbaud, les deux jours et demi qu’ils avaient passés ensemble à Stuttgart en février 1875), avant de reformuler la question (alors, le théâtre, mimétisme ou mimèsis ?)
J’étais chez moi, dans la salle de bains, la radio posée sur la machine à laver, je me brossais les dents et je pouvais entendre distinctement le frou-frou des brins de la brosse sur l’émail de mes dents, je pouvais entendre s’écouler le mince filet d’eau et surtout, surtout les silences de Tina, oui, j’entendais les silences de Tina, et je songeais qu’il faudrait établir une typologie du silence, les décrire puis les classer, du silence suggestif au silence oppressant, du silence solennel au silence désolé, du silence monotone d’un coin de campagne en hiver au silence pieux des fidèles à l’église, du silence éploré des chambres funéraires au silence contemplatif des amants au clair de lune, tous, il faudrait les décrire, jusqu’aux silences radiophoniques de Tina.
Ça a duré comme ça pendant dix minutes d’un silence quasi parfait, seulement interrompu par les questions de l’animateur qui les posait maintenant en s’excusant presque, comme s’il était intimidé par les silences réflexifs de Tina, de longs silences inhabituels à la radio, et dont les relances de l’animateur ne faisaient que redoubler l’intensité. Elle m’avait d’abord intrigué, puis elle m’avait agacé. Elle semblait s’écouter ne rien dire comme d’autres s’écoutent parler. L’animateur a fini par lancer une chanson : Ton héritage, de Benjamin Biolay – je m’en souviens comme si c’était ce matin même, je l’entendais pour la première fois, magnifique, cette chanson, si tu aimes l’automne vermeil merveille rouge sang, ai-je fredonné, ça vous dit quelque chose ? Non ? Bon.
Toujours est-il qu’après la chanson de Biolay Tina s’est mise à parler.
Non pas d’elle, non pas de sa pièce, non pas pour répondre aux questions de l’animateur : elle s’est mise à réciter des poèmes. Combien de temps nous reste-t-il, a demandé Tina, dix minutes, c’est ça ? Alors laissez-moi vous offrir un peu de Verlaine, un peu de Rimbaud, laissez-moi vous réciter des poèmes. Et pendant dix minutes en direct à la radio, à une heure de très grande écoute elle a dit des vers, elle a commencé par un sonnet des Poèmes saturniens, et quand elle a eu fini de réciter celui-là, sans même laisser l’animateur la relancer elle a enchaîné avec un autre poème, de Rimbaud cette fois-ci : Au Cabaret-Vert sur le dernier vers duquel elle a dit écoutez, écoutez la double allitération, en s, en r, la chope immense, avec sa mousse que dorait un rayon de soleil arriéré, écoutez bien, et elle l’a répété, ce vers, en détachant chaque syllabe, en accentuant chaque phonème, et sans transition on a eu droit au Bateau ivre, aux vingt-cinq quatrains scandés de bout en bout comme ils devraient toujours l’être, d’une voix juste et posée, venue non pas des cordes vocales, non pas du frottement de l’air des poumons sur les replis du larynx, mais de plus loin, de plus bas, du cœur, des tripes, du bas-ventre, que sais-je, une voix qui vous fait entendre les clapotements furieux des marées, qui vous fait voir les lichens de soleil et les morves d’azur, les hippocampes noirs, les archipels sidéraux, et pendant qu’on pouvait écouter, sur une station concurrente, un élu local dénoncer un projet de réformes décidé en catimini par une bande d’incapables, véritable coup de rabot qui allait grever les finances des communes, et sur une autre un ministre défendre cette mesure nécessaire dans la conjoncture actuelle pour parvenir à l’équilibre budgétaire, relancer la croissance et retrouver la confiance des ménages, et sur une autre encore un leader syndical mettre en garde le chef du gouvernement qui se disait déterminé à garder le cap et néanmoins désireux de renouer le dialogue social, et sur une autre enfin un imitateur imiter tout ce monde entre deux rires affectés du patron de la matinale, Tina, elle, récitait de la poésie, et moi j’étais là, dans ma salle de bains, adossé au tambour de la machine à laver, et comme un million d’auditeurs ce matin-là je ne respirais plus qu’à la césure, entre deux hémistiches.
Je l’avais trouvée tour à tour artificielle et sincère, poseuse puis touchante, je ne savais pas à quoi m’en tenir, je ne savais pas si j’étais fasciné ou agacé ou les deux à la fois, mais elle m’avait donné envie d’aller la voir, sa pièce. Il ne restait que quelques places de catégorie 4, à trente-huit euros et à « visibilité réduite », et j’ai pensé naïvement qu’elle serait partiellement réduite, la visibilité, dérisoirement réduite, j’ai pensé qu’à ce prix je pourrais voir au moins les deux tiers de la scène et même, pourquoi pas, en prenant la peine de me pencher un peu, la scène tout entière – or ce que j’avais pris pour une mise en garde anodine était un euphémisme, doublé d’une véritable escroquerie : je me suis retrouvé sur un strapontin, derrière un poteau, que dis-je, un pilier, un pilier porteur, énorme, massif, et sans doute que si vous le retiriez, ce pilier, c’était tout l’édifice qui s’écroulait sur lui-même, et à ce moment-là je n’étais pas contre le voir s’écrouler sur les salauds qui me l’avaient vendue, cette place, car j’avais beau me contorsionner, j’avais beau passer mon cou derrière celui de mon voisin, rien. Je n’ai rien vu de Deux jours et demi à Stuttgart. Trente-huit balles, j’ai dit. Et soixante-dix balles d’ostéo. Pour le torticolis.
Autant vous dire qu’en sortant de là je l’avais mauvaise. D’accord, me direz-vous, ça ne m’avait pas empêché de tout entendre, de la première à la dernière réplique – celle, authentique, qu’a eue Verlaine en apprenant la mort de Rimbaud –, mais enfin j’aurais quand même voulu la voir, cette pièce « sensible et haletante » selon Le Point, « d’un réalisme sidérant » (Le Monde), « portée par deux comédiennes au sommet de leur art » (Télérama), avec « la jeune Lou Lampros, magistrale dans le rôle de Rimbaud » (L’Officiel des spectacles) et « la révélation de l’année dans celui de Verlaine » (Elle, qui parlait donc de Tina). Il n’y avait eu d’avis mitigé que celui du Figaro : « Un monument de verbiage à la scénographie sans grâce, à peine sauvé par sa distribution faussement audacieuse (les deux poètes incarnés par deux femmes, quelle idée !) » – phrase hélas un peu trop longue, avaient fait valoir les producteurs de la pièce, pour figurer in extenso sur l’affiche, mais qu’on avait quand même tenu à reproduire partiellement : « Un monument […] ! » (Le Figaro).
C’était marqué comme ça, en lettres capitales, sur l’affiche à l’entrée du théâtre : « UN MONUMENT […] ! » (Le Figaro), et juste au-dessus il y avait le nom de la pièce, et encore au-dessus les visages des deux comédiennes, Lou et Tina, dos à dos, et j’ignore pourquoi, mais j’ai été comme happé par le regard, par les yeux de Tina – des yeux…
Que votre ami, a dit le juge, évoque dans un poème.
mon insomnie
continuelle
la zizanie
perpétuelle
la symphonie
habituelle
de mes nuits :
le vert inouï
de tes yeux
(et en plus ils sont deux)
Pas de doute, j’ai dit, ce sont bien les yeux de Tina, ils sont verts, ils sont deux, pas de doute. Des yeux d’un vert, mon Dieu. Un vert propre à ses yeux : des yeux vert-de-tina. L’Amazonie vue du ciel, disait Vasco, avec un zeste de bleu : l’iris a la vigueur de la houle ; tout est grondement, roulement, tohu-bohu perpétuel où se noie la pupille, comme un navire démâté par l’orage. Et sur l’affiche aussi ils étaient verts, ses yeux, mais d’un vert pâle, un vert délavé d’après la pluie ; elle avait un demi-sourire, un menton carré, légèrement proéminent ; une moustache postiche lui mangeait la moitié du visage.
Et j’aurais pu lui dire, au juge, comment j’étais parvenu, via le producteur de sa pièce que je connaissais plus ou moins, à faire sa rencontre, comment elle et moi étions devenus amis, oui, j’aurais pu lui dire la tendre complicité qui depuis m’unissait à Tina (je ne prétends pas qu’au début je n’avais pas eu envie de coucher avec elle, elle aussi y avait songé quelque temps, disons que l’idée l’avait effleurée, et bien qu’elle n’ait jamais rien laissé entendre en ce sens, j’aime à croire que ce fut le cas, mais elle n’avait aucune intention d’être infidèle à Edgar – et cela va de soi, c’était avant Vasco. Et puis l’envie nous était passée, nous étions parvenus à sublimer ce désir, à fragmenter l’éros pour n’en garder que sa dimension spirituelle – tant mieux : notre amitié valait mieux qu’un corps-à-corps éphémère, et d’une certaine façon elle était déjà de l’amour, et c’est peut-être ça, l’amitié : une forme inachevée de l’amour).
J’aurais pu lui dire tout ça mais ça n’était pas le sujet. Le sujet, c’est que nous avions pris l’habitude de nous voir une fois par semaine, le jeudi après-midi – c’était jour de relâche au théâtre. Nous nous retrouvions à l’Hôtel Particulier, qui présentait le double avantage d’être à deux pas de chez moi et pas trop loin de chez elle : ainsi je n’avais jamais à l’attendre longtemps. Elle disait souffrir depuis plusieurs années d’une pathologie qu’elle craignait irréversible : elle omettait de prendre en compte le temps de trajet. Elle ne partait de chez elle qu’à l’heure où elle était attendue, comme si, d’un claquement de doigts, elle pouvait se retrouver sur le lieu de rendez-vous où elle arrivait en général en retard d’un quart d’heure, parfois plus, jamais moins – elle ratait des trains, elle offusquait des gens, c’est comme ça, mon vieux, il faut t’y faire, disait Tina. Alors quand un jeudi après-midi je lui ai fait savoir que je recevais des amis à dîner samedi soir, qu’il y aurait ce Vasco que je voulais lui présenter, et qu’elle m’a dit j’essaierai de passer (elle avait déjà quelque chose de prévu), il m’a semblé tout naturel qu’il ne fallait pas trop compter sur sa présence parmi nous ce soir-là.

4
Vasco n’aimait que les brunes ou les blondes or les cheveux de Tina tiraient vers le roux – auburn, avec des reflets acajou. Tina n’aimait les garçons qu’aux yeux verts, or ceux de Vasco étaient bleus, avec une touche de marron. Elle n’était pas du tout son genre ; il n’avait jamais été le sien. Ils n’avaient rien pour se plaire ; ils se plurent pourtant, s’aimèrent, souffrirent de s’être aimés, se désaimèrent, souffrirent de s’être désaimés, se retrouvèrent et se quittèrent pour de bon – mais n’allons pas trop vite en besogne.
Il n’avait pas fallu bien longtemps après ça, après sa rencontre avec elle, pour que Vasco m’assaille de questions. Il voulait tout savoir de Tina, un peu comme vous, j’ai dit, qui voulez tout savoir de Vasco. Car elle était venue, finalement. En retard, comme d’habitude, mais elle était venue. Nous en étions au dessert, Vasco s’entretenait de bowling avec Malone, son avocat – qui en ce temps-là n’était pas son avocat, mais un avocat que nous avions pour ami. Et je les écoutais d’une oreille, j’écoutais Vasco lui raconter la seule fois de sa vie où il avait joué au bowling, c’était un mercredi soir à Joinville-le-Pont, un cauchemar, disait Vasco, il se souvenait encore de sa boule qui finissait une fois sur deux dans les rigoles en bordure de la piste, des quilles toujours droites, comme une armée de soldats nains prêts à fondre sur lui, et du zéro humiliant qui s’affichait sur le panneau d’affichage. J’ai vécu des heures outrageantes au bowling de Joinville-le-Pont, disait Vasco quand on a toqué à la porte. C’était Tina.
Un bouquet de jonquilles qu’elle avait dans les mains dissimulait son visage, mais je pouvais voir, de part et d’autre du bouquet, ses cheveux et ses boucles d’oreilles, des boucles immenses ornées de pétales d’hortensia, et qui la faisaient ressembler à une princesse andalouse – à l’idée que Vasco se faisait d’une princesse andalouse, et d’ailleurs c’est comme ça que plus tard il l’appellerait, ma princesse andalouse, il dirait. Tiens, c’est pour toi, m’a dit Tina ; alors j’ai mis les fleurs dans un vase pendant qu’elle s’excusait du retard, elle arrivait d’une autre soirée, elle avait un peu picolé, est-ce que j’avais du champagne ? Je lui ai servi une coupe, elle a trinqué avec nous, je ne sais plus de quoi nous avons parlé, je me souviens que nous l’écoutions sans rien dire, Vasco surtout qui semblait fasciné : il la regardait avec un sourire un peu niais, droit dans les yeux, comme s’il voulait vivre là où portait son regard. Je te promets s’échappait d’un tourne-disque, mais le vinyle était rayé, et la voix de Johnny butait sur le mot couche de « Je te promets le ciel au-dessus de ta couche » – couche, couche, couche, bégayait Johnny, alors Tina s’est levée, elle a soulevé la pointe du tourne-disque, et comme il n’y avait plus de musique… »

Extraits
« Le ravissement à deux acceptions: celle d’enchantement, de plaisir vif, mais aussi celle d’enlèvement, de rapt. Et c’est précisément cela que depuis quelques temps Tina éprouvait, le sentiment d’être enlevée à sa propre vie: celle d’une femme qui aimait un homme qui lui était fidèle, et qu’elle allait épouser. Elle avait vu Vasco trop souvent, à des intervalles trop rapprochés, elle était maintenant sur le point d’être foutue, c’est elle qui disait ça, je suis à ça, disait-elle en rapprochant son pouce de son index, d’être foutue – sa façon de lui dire sans le dire qu’elle commençait à l’aimer. Elle s’en voulait, mais moi je crois qu’elle n’aurait pas dû s’en vouloir: on ne choisit pas de tomber amoureux, on le fait toujours malgré soi. Elle était, disait-elle, une grenade, une putain de grenade dégoupillée entre ses jambes, il était encore temps pour lui de les prendre à son coup, parce qu’entre elle et lui il n’y avait pas de lendemains, et sans lendemains, elle explosait.
Or d’ici quelques mois elle allait se marier, elle aimait son mari, elle ne voulait ni ne pouvait aimer un autre homme, il pouvait comprendre, non? Mais Vasco ne comprenait pas, il ne comprenait rien, Vasco, il ne voyait pas qu’il y avait, dans l’exubérance, dans l’allégresse endiablée de Tina, dans cette façon qu’elle avait de se dévoiler sans pudeur, de se livrer sans réserve à qui croisait son chemin, amis intimes ou parfait inconnus, dans l’illusion qu’elle leur donnait de tout leur donner, il ne voyait pas qu’il y avait là un moyen de mieux leur dérober l’essentiel: son tumulte intérieur, ses fêlures, l’insondable gouffre dans quoi s’engouffrait son immense solitude. p. 62-63

Elle et lui se connaissaient depuis bientôt deux mois maintenant et j’étais devenu le confident de l’un et le confesseur de l’autre, l’historiographe de leur amour: car c’était bien d’amour, qu’il s’agissait — des vertiges enivrants de l’amour en ses débuts: les veilles des jours où ils devaient se voir leur étaient délectables par les lendemains qu’elles promettaient, et les lendemains des jours où ils s’étaient vus par les souvenirs de la veille. Et si Vasco s’employait à rester léger, vaguement indifférent, feignant de n’éprouver pour Tina qu’un désir incertain, tout, dans l’inflexion, dans le modelé de sa voix s’altérait quand il me parlait d’elle — or elle était son unique sujet de conversation, sa seule obsession, il n’avait à la bouche que le prénom de Tina dont ce jour-là c’était l’anniversaire. p. 66

À propos de l’auteur
DESERABLE_francois_henriFrançois-Henri Désérable © Photo Claire Désérable

François-Henri Désérable est l’auteur de trois livres aux Éditions Gallimard, dont Évariste et Un certain M. Piekielny. Dans Mon maître et mon vainqueur, roman virevoltant, il laisse percevoir une connaissance sensible des tourments amoureux. (Source: Éditions Gallimard)

Site internet de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags

#monmaitreetmonvainqueur #FrancoisHenriDeserable #editionsgallimard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2021 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #MardiConseil #grandprixdelacademiefrancaise #RentréeLittéraireaout2021 #rentreelitteraire #rentree2021 #RL2021 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

L’homme qui n’aimait plus les chats

AUPY_lhomme_qui_naimait_plus_les_chats

  RL_automne-2019    68_premieres_fois_logo_2019

 

Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Sur une île les chats disparaissent un jour, sans laisser de traces. À ce mystère vient s’ajouter celui d’une administration qui répond à ce problème en organisant une distribution de chiens appelés «chats». Thomas, le gardien du phare, s’inquiète et essaie de mettre en garde le narrateur…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Des chats qui ont du chien

Un premier roman sous forme de conte pour nous mettre en garde contre les dérives du langage. Avec humour et fantaisie, Isabelle Aupy nous démontre que les chiens ne font pas chats.

Sur cette petite île balayée par les vent et les embruns, la vie est plutôt rude. Un environnement qui vous forge un caractère. Ceux qui ont décidé de vivre là sont par définition des marginaux, par choix ou par nécessité. Une vie à l’écart que leur convient pourtant très bien et qu’ils n’ont guère envie de voir changer. Mais ce microcosme va connaître un événement aussi bizarre que déstabilisant: leurs chats disparaissent. Aussi décident-ils d’envoyer l’instituteur du village sur le continent pour expliquer la situation et tenter de trouver une solution. Lorsqu’il revient, il est accompagné d’une femme de «l’administration» qui entend régler ce problème. Les fonctionnaires qui arrivent alors ont avec eux des cages dans lesquelles se trouvent des chiens et qui sont offerts aux insulaires pour remplacer leurs chats. D’ailleurs l’administration leur explique que ces bêtes sont des chats, quand bien même ils auraient l’air de chiens. Les premiers bénéficiaires de ces animaux ne bronchent pas, après tout ils leur tiennent aussi compagnie.
C’est Thomas, le gardien de phare, qui s’alarme. Lui qui vit isolé – il ne sort plus depuis que sa femme a quitté l’île avec son fils malade – ne perd pourtant rien de ce qui se trame autour de lui. S’il se méfie des fonctionnaires, il craint encore davantage cette dérive langagière. Parce qu’il faut bien appeler un chat un chat, il faut continuer à appeler un chien un chien. Céder à cette «facilité de langage», c’est mettre le doigt dans un engrenage infernal. Car la langue «change celui qui la parle, ça oui, elle le transforme, et quand on s’en rend compte, c’est déjà trop tard.»
À l’image des chats qui ne sont pas soumis, il va tenter de lancer la rébellion, de fédérer ses amis, Ludo, Gwen, Sergei, le curé, l’instituteur ou encore Léonore et Myriam. Mais la partie est loin d’être gagnée, car l’attaque est insidieuse. Pourquoi refuseraient-ils des cadeaux?
Le conte d’Isabelle Aupy est redoutablement bien construit, allant chercher derrière l’anecdote une réflexion sur la liberté de choix, sur la force du langage, sur l’endormissement des consciences. Prenons garde à la douceur des choses! Prenons garde aux «éléments de langage»! Prenons garde aux vessies que l’on veut nous faire prendre pour des lanternes! Prenons garde à ne pas sombrer dans un grand n’importe quoi aseptisé et uniformisé!

L’homme qui n’aimait plus les chats
Isabelle Aupy
Éditions du Panseur
Premier roman
128 p., 12,50 €
EAN 9782490834006
Paru le 16/03/2019

Où?
Le roman se déroule sur une île, sans davantage de précisions.

Quand?
L’action se situe à l’époque contemporaine.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a goût de sel et d’embruns, ce vent qui met la pagaille et donc remet tout en ordre. Il y a la voix de ce vieil homme qui nous raconte son histoire et celle des autres en cherchant ses mots aux accents de son émotion, pour comprendre un monde où le langage se manipule pour changer les idées.
Traité sous la forme de la transmission orale, l’auteur nous offre une œuvre qui s’inscrit dans la lignée des grandes dystopies telles 1984 et Matin Brun. Mais là où ces histoires nous condamnent à subir un demain qui s’écroule, L’homme qui n’aimait plus les chats est bien plus qu’une utopie, c’est un possible, un autrement: un aujourd’hui déjà en train de se relever.
Aujourd’hui, ou demain, sur une île sans nom au large du continent, un vieux monsieur raconte.
Il raconte Thomas qui ne descend jamais de son phare, Gwen incapable de cacher ses émotions, Sergei et son violon pleurant sur le Printemps de Prague, les engueulades avec le curé philosophe, les repas du dimanche à la table de Ludo, la vieille Léonore au sourire maternel, le jeune professeur qui rougit comme un homard et Myriam qui rouille sous la pluie.
À travers ses mots qu’il cherche aux accents de son émotion, le narrateur nous parle de lui, de nous, du vivre ensemble et de leurs chats libres comme la mer et le vent. Mais quand les chats disparaissent sans laisser de trace pour être remplacés par des chiens, c’est la façon de vivre de tous les habitants qu’on tente de modifier. Se pose alors pour eux le choix de se battre ou de laisser faire.
Parce que cette histoire met en scène des personnages qui nous ressemblent, parce qu’elle est intemporelle, universelle et traite avec simplicité de sujets complexes (la liberté, le conformisme, le deuil), le lecteur, qu’il soit petit ou grand, littéraire ou profane, est invité, à travers une dystopie sans artifices et terriblement actuelle, dans une quête de sens et d’identité au milieu d’un monde où le langage se manipule pour changer les idées et appeler un chien un chat.

68 premières fois
The Fab’s blog 
Blog T Livres T Arts

Les autres critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Marie-Ange Pinelli)
Blog Unwalkers 
Blog Kanou Book

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Imagine une île avec des chats. Des domestiqués, des pantouflards et des errants qui se baladent un peu chez l’un, un peu chez l’autre, pas faciles à apprivoiser, mais qui aiment bien se laisser caresser de temps en temps. Et puis aussi, des qui viennent toujours quand on les appelle, des qui s’échappent la nuit pour funambuler sur les toits, d’autres qui rentrent au contraire pour se blottir contre soi.
On ne trouvait pas de chiens sur cette île, enfin si peu que ça ne comptait pas. Ils s’avèrent utiles, mais c’est vrai qu’ils sont contraignants. Faut s’en occuper, les promener, les dresser. Ils sont dociles et sympas, bien sûr, et je n’ai rien contre, mais franchement, moi je suis un homme à chat. J’aime leur indépendance, leur indifférence aussi. A l’époque, j’aimais surtout l’idée qu’ils venaient à moi quand ils le voulaient, d’égal à égal, pas par fidélité, habitude, ou parce qu’ils ne savaient pas où aller. Et sur notre île, on avait des chats, beaucoup de chats.
Puis, ils ont disparu, sans qu’on le voie vraiment d’ailleurs… C’est le problème avec les chats, ils sont tellement libres qu’on a mis du temps à remarquer leur absence, ou que leur nombre diminuait doucement. Et puis ils se ressemblent aussi, alors on a sans doute confondu. Mais, au bout d’un moment, on a commencé à se gratter le haut du crâne.
Le rouquin, lui, j’ai vu tout de suite qu’il ne revenait pas. C’était un chat de nuit, un chat de sommeil plutôt, de ceux qui réchauffent le lit. Alors le lit froid, ça se remarque.
Je l’ai cherché le rouquin. Je voulais l’appeler, mais je ne connaissais pas son nom. Son nom pour moi, c’était le bruit des volets que je ferme: le claquement du bois et le grincement des gonds rouillés. Et tous les soirs, il s’amenait.
J’ai demandé à la voisine. Elle ne trouvait plus 565 pique-assiettes. Elle en accueillait trois qui grattaient à la porte quand elle cuisinait, attirés par les odeurs, et qui quémandaient des restes. Avec leurs manières de clochards, elle les aimait bien. Toujours polis, toujours é patienter sagement au lieu de se faufiler entre les jambes quand elle leur apportait une gamelle pleine. Et ils savaient partager, ça oui, pas besoin de couper en trois, ils se lançaient presque des civilités. C’était des errants distingués.
Trois jours qu’elle les sifflait, comme ça, pour voir. Le même problème que moi. Leurs noms à eux, c’était les odeurs de poulet, de poisson et de bœuf. Et depuis peu, elle avait beau mettre les petits plats dans les grands, elle avait perdu ses trois invités. Ce n’est pas qu’on s’inquiétait, ils avaient sûrement trouvé mieux à faire, meilleur lit et meilleure cuisinière.
Alors les jours sont passés, des jours sans chats, des nuits sans chat. »

Extrait
« Il parlait le convaincu. C’est une langue étrange ça, le convaincu, une langue à sens unique faite des mêmes mots que nous, mais un peu différente: elle ne connaît pas les points d’interrogation. Et puis, c’est une langue qu’on ne remarque pas sur le coup. Elle change celui qui la parle, ça oui, elle le transforme, et quand on s’en rend compte, c’est déjà trop tard. » p. 28

À propos de l’auteur
Jeune auteure bordelaise de 35 ans, Isabelle Aupy est kinésithérapeute de métier au CHU de Bordeaux. Depuis des années, elle dépose ses mains sur des corps accidentés ou meurtris par la maladie, ces corps qui pour la plupart n’ont pas accès aux mots pour se dire ni se raconter. Mains et corps deviennent ces points de contact par lesquels le soin circule de l’un à l’autre. Et depuis ces expériences, Isabelle tente dans son travail d’écriture d’aller saisir le corps du texte, se mettant à son écoute, afin d’en extraire la parole, afin de nous faire entendre une voix dans toute sa singularité n’enlevant rien de ses accents, ses aspérités, sa fragilité, son authenticité…
Son premier roman, L’homme qui n’aimait plus les chats, publié aux éditions du Panseur en mars 2019 est déjà récompensé par le prix «Coup de foudre» aux Vendanges littéraires de Rivesaltes. Son prochain roman, Le Panseur de mots, paraîtra en mars de 2020. (Source: http://revuedescitoyensdeslettres.org/profil/938-isabelleaupy)

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#lhommequinaimaitplusleschats #IsabelleAupy #editionsdupanseur #hcdahlem #roman #unLivreunePage. #livre #lecture #books #littérature #lire #livresaddict #lectrices #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #rentreelitteraire #rentree2019 #RL2019 #auteur #book #writer #reading #RentréeLittéraire2019 #LitteratureFrancaise #68premieresfois #primoroman #premierroman #lundiLecture

Le café des petits miracles

BARREAU_le-cafe-des-petits-miracles

En deux mots:
Nelly aime son prof de philo, mais ce dernier ne voit en elle qu’une charmante collaboratrice. En désespoir de cause, elle part pour Venise où la magie des lieux et une histoire de famille enfouie vont lui offrir de quoi panser ses bleus à l’âme.

Ma note:
★★★ (j’ai bien aimé)

Ma chronique:

De Paris à Venise, d’un amour à l’autre

La recette de Nicolas Barreau a beau être à chaque fois la même, elle n’en reste pas moins très efficace. Ce voyage à Venise en apporte une nouvelle preuve.

Héloïse d’Ormesson nous offre chaque année depuis 2015 un nouveau roman de Nicolas Barreau (un pseudonyme derrière lequel les journalistes allemands ont cru reconnaître l’éditrice allemande Daniela Thiele). En 2014, avec Le sourire des femmes, il – conservons pour l’instant le masculin – avait d’emblée trouvé un large public, déjà avide de ce que l’on appelle aujourd’hui les feel good books. Suivront, avec le même succès Tu me trouveras au bout du monde, La Vie en Rosalie et Un soir à Paris.
Le café des petits miracles utilise les mêmes ingrédients de la comédie romantique que les ouvrages précédents et réussit à nouveau à nous concocter une délicieuse recette, pour peu que l’on adhère à sa croyance en la devise des chevaliers, « ces trois mots magnifiques et puissants inscrits sur leurs armoiries et drapeaux: Amor Vincit Omnia» (l’amour triomphe de tout).
Trois mois qui sont aussi inscrits sur l’anneau que Nelly a hérité de sa grand-mère et qui vont la mener à Venise. Mais n’anticipons pas.
Au début du livre la jeune femme est à Paris, amoureuse de son prof de philo. Une flamme qu’elle n’a pas osé déclarer, attendant le moment opportun. Quand ce dernier l’invite à l’accompagner Outre-Atlantique pour un séminaire, on se dit que l’opportunité est bien belle. Sauf que Nelly ne peut prendre l’avion, victime d’une phobie liée à un accident qui l’a traumatisée. Elle devra patienter… et laissera passer sa chance.
C’est en désespoir de cause qu’elle prend le train pour Venise par un froid matin de janvier, histoire de se changer les idées, de découvrir la Sérénissime, mais surtout pas pour tomber dans les bras du premier dragueur venu. Il ne va d’ailleurs pas tarder à surgir, le beau Valentino, pour lui proposer de la guider dans la ville. Mais Nelly ne veut pas se laisser conter fleurette. « Elle aspirait à l’amour, certes. Mais pas à une aventure avec un séducteur (aussi sympathique fût-il), aventure qui serait terminée avant même d’avoir eu le temps d’épeler le mot «avventura». Un Italien ne pouvait s’empêcher de chercher à conquérir le cœur d’une jolie femme — c’était une sorte de sport national. » Mais quelquefois les circonstances – un sac qui tombe sur une gondole – vous poussent à réviser votre jugement.
On se doute bien qu’après quelques rendez-vous manqués et autant de quiproquo, l’amour va finir par l’emporter.
Comme dans la chanson de Jo Dassin, dans ce petit café un peu à l’écart,
« Au rendez-vous des amours sans abri
On était bien, on se sentait seuls au monde
On n’avait rien, mais on avait toute la vie ».
Si l’histoire est certes cousue de fil blanc, elle nous permet de déambuler dans Venise, d’apprendre plus joyeusement que dans un guide de voyage la topographie, l’architecture, l’histoire de cette ville sans doute tout aussi romantique que Paris.
Et quel mal y aurait-il à se laisser entraîner par le charme, l’émotion, la douceur des choses?

Le café des petits miracles
Nicolas Barreau
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
304 p., 18 €
EAN : 9782350874388
Paru le 8 février 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris ainsi qu’à Venise et aux alentours.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Timide et romantique, Éléonore adore s’évader dans la lecture et croit aux présages, petits messagers du destin. N’ayant pas hérité de l’intrépidité de sa grand-mère, elle n’est pas le genre à prendre une décision sur un coup de tête. Mais la vie est parfois imprévisible ! Et une phrase énigmatique trouvée dans un vieux livre peut avoir des conséquences inattendues, de celles qui bouleversent une existence. Éléonore l’ignore encore, par ce froid matin de janvier, quand elle saute dans un train pour Venise…
Destination la Sérénissime où Nicolas Barreau nous embarque dans une magnifique histoire, d’un campo l’autre, au gré des calli et au pied des campanili. Son Café des petits miracles nous invite à prendre le bonheur par la main et à croire en l’amour.
Venezia, amore mio!

Les critiques
Babelio
Blog Des pages et des îles 

Les premières pages du livre
« PROLOGUE
Nelly aimait la lenteur. Elle était plus encline à flâner qu’à se hâter, et elle réfléchissait très longuement avant de prendre une décision. Par ce clair après-midi d’automne, tandis qu’elle se promenait au bord de la Seine et que le serpent de tôle se pressant le long du quai se figeait sous les coups de klaxon, elle ne put s’empêcher de penser à Paul Virilio et à ses théories sur « l’immobilité fulgurante ».
Oui, il était fâcheux que l’être humain essaie toujours de repousser ses limites, et l’accélération croissante du monde ne mènerait à rien de bon. Son mémoire de licence sur Virilio avait toutefois mené Nelly à Daniel Beauchamps, ce qui était une excellente chose. Voilà déjà onze mois, trois semaines et cinq jours qu’elle assistait le professeur de philosophie, et aussi longtemps qu’elle était secrètement amoureuse de lui.
Enfin, très secrètement. Nelly se persuadait parfois que la perspective de leur bonheur prochain était presque plus belle que sa concrétisation, qui se produirait forcément un jour. Qu’y avait-il de plus euphorisant que d’être allongé dans son lit, sous le dais nocturne des possibilités, et de rêver à des choses qui pourraient arriver?
Un sourire hésitant traversa le visage de Nelly, qui, instinctivement, serra plus fort la bandoulière de son sac en cuir. Ce matin-là, Daniel Beauchamps lui avait laissé un message car il voulait discuter avec elle! Se faisait-elle des idées ou le ton du professeur était-il différent, pas comme d’habitude?
L’homme de grande taille, prévenant, qui traînait légèrement la jambe droite (un accident de vélo dans sa jeunesse, pas tout à fait guérie), l’avait aussitôt charmée avec ses yeux bleu translucide, si vifs. Elle n’oublierait jamais que, pour son premier jour de travail, il était venu à l’université en avance, juste pour elle. Cela faisait presque un an que Nelly, plus que ponctuelle, avait monté rapidement l’escalier de la faculté de philosophie, pour constater avec étonnement que les bureaux étaient encore vides. Seul le secrétariat trahissait une présence humaine – une tasse de café au lait solitaire fumait sur un bureau, derrière lequel personne n’était assis : même Mme Borel, auprès de qui Nelly devait se présenter, se faisait attendre. La jeune femme avait donc fait des allées et venues dans le couloir, indécise, pour finir par frapper à la porte de Beauchamps. Alors qu’elle s’apprêtait à baisser prudemment la poignée, elle avait vu, au bout du couloir, le professeur se diriger vers elle, le pas rapide, de sa démarche légèrement balancée.
– J’en étais sûr, avait-il dit, ses yeux scintillant chaleureusement derrière de grandes lunettes. Ma nouvelle assistante est déjà là, et il n’y a personne pour l’accueillir. – Il lui avait tendu la main en souriant, avant de tourner la clé dans la serrure et de l’inviter à entrer. – Après vous, mademoiselle Delacourt, après vous ! Je suis désolé que vous ayez dû attendre. Mon équipe a parfois une conception démesurément large du cum tempore. – Il avait écarté pour elle une chaise devant son bureau encombré, avant de se laisser tomber dans son fauteuil en cuir. – Quoi qu’il en soit : bienvenue dans notre bande de clampins. Les choses ne peuvent que s’améliorer avec vous, je le sens. Puis-je vous offrir un café avant que Mme Borel ne donne signe de vie? Ce qui va probablement durer encore un certain temps…
Il lui avait adressé un clin d’œil, et c’est à cet instant qu’il avait ravi le cœur de Nelly.
Certes, ce n’était pas la première fois qu’on conquérait son cœur; pendant ses études, il y avait bien eu l’un ou l’autre camarade pour lui plaire. Cependant, il s’agissait maintenant de la vraie vie. Elle avait un vrai travail. Et le Pr Beauchamps était un homme, un vrai, pas un garçon amoureux qui chercherait maladroitement ses seins ou ne saurait pas vraiment ce qu’on dit à une femme.
En tant que fille d’une libraire passionnée, qui n’hésitait pas à installer le parc de la petite Nelly devant les rayonnages surchargés de sa boutique à Quimper, et pouvait, plongée dans un roman captivant, oublier son enfant (laquelle sortait de l’étagère un livre après l’autre et jouait paisiblement avec, absorbée dans cette activité), Nelly aimait les livres par-dessus tout. Et en tant que fille d’un affectueux ingénieur du bâtiment qui faisait sauter la petite sur ses genoux et était parti bien trop tôt – un accident tragique, dont Nelly ne parlait jamais, ayant entraîné ses parents dans la mort –, elle était tombée amoureuse de cet homme. Il était plus âgé sans être vieux, cultivé sans être prétentieux, et avait de toute évidence un faible pour les femmes (ce dont Nelly devait prendre connaissance avec un certain malaise teinté de jalousie).
Heureusement, le Pr Beauchamps n’était pas beau. Nelly Delacourt nourrissait une profonde méfiance envers les hommes séduisants, qui étaient en général très imbus d’eux-mêmes et n’avaient rien dans le crâne, tant la vie leur facilitait la tâche. Avec sa démarche gauche, son nez de boxeur prononcé au-dessus de lèvres fines que resserrait la concentration, Beauchamps n’aurait jamais remporté un concours de beauté, mais son regard intelligent et son sourire aimable rendaient extrêmement désirable, aux yeux de Nelly, l’homme capable de donner des cours sur Paul Virilio et Jean Baudrillard aussi intéressants et divertissants.
Au cours des semaines suivantes, elle s’était renseignée discrètement sur son mentor. Divorcé, il vivait apparemment sans petite amie non loin du parc des Buttes-Chaumont, et, avait-elle appris, vouait une grande admiration à Frank Sinatra. C’était déjà un début.
Il faut dire que Nelly connaissait tout Sinatra. Enfant, elle avait le droit de manipuler les vieux disques de la collection de son père, un honneur particulier. Concentrée au plus haut point, elle posait délicatement le fragile saphir sur la galette de vinyle noir, comme papa le lui avait montré, puis la voix veloutée de Frank Sinatra s’élevait, après de légers craquements. Une certaine magie venait emplir le salon, et la petite fille aux boucles brunes, assise dans le grand fauteuil à oreilles, jambes ramenées vers elle, regardait ses parents évoluer sur les notes de Somethin’ Stupid ou Strangers in the Night. Le monde était alors en ordre, et Nelly se rappelait bien l’atmosphère de ces après-midis, quand musique et pénombre l’enveloppaient comme un cocon de soie – un puissant sentiment de sécurité qu’elle n’avait plus jamais éprouvé dans sa vie. Restaient les chansons de Sinatra, et une nostalgie indéfinie qui s’emparait d’elle quand elle les écoutait. »

Extrait
« Se laisser aller à discuter avec des étrangers n’avait jamais été une bonne idée.
Elle se redressa et eut un geste évasif de la main.
– Ah, oubliez ça ! Trop compliqué. Je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps, il vaut mieux que j’y aille.
Elle se leva et lissa son trench.
– Non, il ne vaut pas ! s’exclama-t-il en se redressant précipitamment, lui barrant la vue sur Notre-Dame avec ses deux mètres. Je trouve tout ça devient vraiment excitant ! Tell me more, s’il te plaît.
– Je ne vous connais même pas.
– Je suis Sean, répondit-il avec un sourire désarmant. Et j’adore d’écouter les histoires compliquées. Tu sais ce qu’on dit à la maison, dans le Maine ?
Nelly secoua la tête.
– Non, que dit-on dans le Maine ?
– Aussi long que tu vis, rien n’est simple. Life is trouble. Only death is not, you know, fit Sean qui mit son étui à guitare sur l’épaule et lui tendit une main comme un battoir. Viens, on va boire quelque chose. – Remarquant son hésitation, il eut un nouveau sourire. – Allez, viens ! Dans le Maine, on dit aussi tu ne dois jamais laisser seule une malheureuse femme, avant qu’elle a ri encore.
Nelly se mordit la lèvre inférieure.
– Très drôle ! Je parie que vous venez de l’inventer. »

À propos de l’auteur
Sous le pseudonyme de Nicolas Barreau se cache un auteur franco-allemand qui travaille dans le monde de l’édition. Après le succès phénoménal du Sourire des femmes et de Tu me trouveras au bout du monde et de La Vie en Rosalie, Le café des petits miracles est aussi promis à devenir un nouveau best-seller international. (Source : Éditions Héloïse d’Ormesson)

Page Facebook de l’auteur

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#lecafedespetitsmiracles #nicolasbarreau #editionsheloisedormesson #hcdahlem #heloisedormesson #rl2018 #roman #rentreelitteraire #rentree2018 #unLivreunePage. #livre #lecture #books #littérature #lire #lectrices #lecteurs