D’or et de jungle

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En deux mots
Une agence privée se propose de mettre la main sur un État afin d’offrir aux maîtres de la tech la souveraineté qui lui manque pour pouvoir échapper aux cadres législatifs trop contraignants. À la tête d’une équipe de choc, elle choisit le sultanat de Brunei.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le coup d’État clés en main

Dans son nouveau roman, Jean-Christophe Rufin nous offre le mode d’emploi du coup d’État moderne. Ce faisant, il souligne la fragilité de nombreux pays, la volonté des Gafam de s’affranchir de pouvoirs qui restreignent leur champ d’action et nous sert de guide à Brunei. Un formidable roman d’anticipation et d’espionnage.

C’est après Valparaiso, du côté des Galapagos, que débute ce formidable roman. Sur un paquebot de croisière où des personnes âgées entretiennent le mythe des aventuriers, sous la houlette de Flora, une spécialiste de la plongée. Elle part avec son petit groupe à la découverte de la riche flore et faune sous-marine. Mais l’expédition ne va pas tout à fait se dérouler comme prévu. Fascinée par un monstrueux requin rose, elle va laisser ses clients se débrouiller pour batifoler avec la bête. Et se voir débarquer.
À des milliers de kilomètres de là, Ronald a rendez-vous avec Marvin. Des retrouvailles qu’il a soigneusement préparées afin de mettre toutes les chances de convaincre son interlocuteur de le suivre dans son projet. Il faut dire qu’en quelques années son ami est devenu l’un des hommes les plus influents de la planète.
Ce grand sportif est passé à la postérité pour avoir créé le moteur de recherche Golhoo et engrangé des millions de dollars, comme ses collègues des Gafam. En 1995, il a épousé Kathleen, prof à Stanford. Le couple a deux enfants, Sandy et Matthew. Aujourd’hui, Marvin «régnait sur un empire de la tech, qui employait des centaines de milliers de personnes à travers le monde et avait transformé la vie des milliards d’individus devenus ses clients, était un des personnages les plus puissants et les plus respectés non seulement de Californie, mais du monde entier.»
Autour d’un verre, Ronald tente d’amadouer son ami en lui racontant quelques-uns de ses exploits, lui qui après avoir travaillé pour l’armée s’était retrouvé au sein d’une agence privée de mercenaires. Grand spécialiste du renseignement, il cache soigneusement à son interlocuteur qu’il sort de prison après une opération qui a tourné au fiasco à Madagascar. En revanche, il lui dévoile qu’il a désormais sa propre entreprise et qu’elle pourrait fort bien se mettre au service des géants du numérique. Car si jusqu’à présent les Gafam avaient pu prospérer à l’ombre ou même avec le soutien des États, elles avaient désormais atteint des limites, tant en termes de puissance qu’en termes de limites éthiques. C’est notamment le cas dans le domaine de la biotechnologie, de l’homme augmenté, la nouvelle marotte de Marvin après le décès d’Edward, son cousin schizophrène, suicidé à 22 ans.
Ronald lui explique alors que la meilleure façon de contourner un État, c’est d’en créer un. Ou, ce qui sera moins compliqué, de prendre le contrôle d’un État existant. C’est l’objectif qu’il s’était fixé avec un groupe de libertariens.
Fasciné autant qu’ébahi par le projet, Marvin va donner à son ami les moyens de ses ambitions.
C’est là que nous retrouvons Flora, engagée par Marvin pour mener à bien l’opération autour de spécialistes en géostratégie, d’un groupe de hackers et de mercenaires triés sur le volet.
Après avoir soigneusement étudié les cibles possibles, ils ont fini par désigner le sultanat de Brunei comme la cible idéale.
C’est sur ce petit confetti au nord de Bornéo qu’un petit groupe de touristes débarque pour les premiers repérages. L’occasion aussi pour le lecteur de découvrir ce coin d’Asie du Sud-Est et la famille qui y règne sans partage depuis des années.
Alors que s’enclenchent les phases de ce coup d’État préparé avec de la haute technologie plutôt qu’avec des armes et des troupes, on constate avec un certain effroi combien un pays, même riche, peut être fragile.
Jean-Christophe Rufin est ici au meilleur de sa forme. Il peut s’appuyer sur une solide documentation, mais aussi sur son expérience de diplomate et de médecin humanitaire, sans oublier ses voyages à Brunei. Le tout rend ce roman très vraisemblable. Du coup, derrière cet habile scénario – quasiment le mode d’emploi du coup d’État 2.0 – on peut lire ce roman d’anticipation comme une mise en garde. Attention à l’appétit des grandes entreprises dont le budget dépasse de loin celui de nombreux États, attention aussi aux fake news qui se multiplient avec l’amélioration des technologies et l’utilisation accrue de l’intelligence artificielle. Si l’on n’y prend pas garde, la réalité dépassera bientôt la fiction!

D’or et de jungle
Jean-Christophe Rufin
Éditions Calmann-Lévy
Roman
400 p., 22,50 €
EAN 9782702187548
Paru le 7/02/2024

Où?
Le roman est situé au Chili, à Valparaiso et Santiago, aux îles Galapagos, en Californie, puis à Nice et au sultanat de Brunei. On y évoque aussi Madagascar, la Somalie, l’Afrique du Sud et, beaucoup plus étonnant, ma ville natale de Sarreguemines.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Aveuglés par le grand soleil, les rescapés se répandirent dans le parc en s’éloignant le plus possible du palais. Flora dévisageait avec angoisse les personnes qui sortaient. Enfin, elle aperçut Jo, apparemment indemne.»
Sur les rivages de la mer de Chine méridionale, le sultanat de Brunei, petit pays d’or (noir) et de jungle, mène, dans un décor des Mille et Une Nuits, une existence prospère et en apparence paisible. Pourtant, un coup d’État d’un nouveau type va s’y dérouler et le livrer «clefs en main» à une grande entreprise californienne du numérique.
Flora est la petite-fille d’un célèbre mercenaire qui a passé sa vie à renverser des pouvoirs établis. Fascinée par son exemple, elle s’engage dans le milieu dangereux des agences de sécurité privées. Elle se retrouve plongée au cœur de cette opération de subversion sans précédent.
Ce grand roman d’aventures contemporain met en scène à la fois le basculement d’un pays et le parcours d’une femme, habitée par un irrépressible goût de l’action, de l’interdit et du danger.
Jean-Christophe Rufin déploie dans ce nouvel ouvrage toute la puissance narrative qui a fait son succès (Rouge Brésil, Le Parfum d’Adam, Check-Point…). Mais aussi son expérience internationale et sa capacité à saisir les enjeux de demain. Dans un monde où l’inimaginable devient réalité, le destin de Brunei pourrait bien être un jour le nôtre…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info culture
RTBF Culture
Blog Vagabondage autour de soi


Jean-Christophe Rufin présente «D’or et de jungle» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Prologue
Une dispute ne manque jamais d’éclater, à l’agence Providence, chaque fois que quelqu’un entreprend de raconter cette histoire. Il se trouve toujours un parti pour affirmer qu’elle ne débute pas en mer de Chine méridionale, où elle se déroule pour l’essentiel, mais dans l’océan Pacifique, au large du Pérou.
Il est vrai que cette aventure aurait suivi un autre cours si Flora, ce jour-là, n’avait pas rencontré un requin-baleine.
À bord du navire de croisière Prairial, cette blonde de trente-deux ans avait autant d’importance que le capitaine, même si elle était payée trois fois moins que lui. C’était sur elle que reposait toute l’escroquerie intellectuelle qui avait fait la fortune de la compagnie. Grâce à la présence de cette ancienne championne de plongée, une croisière de retraités arthritiques, intéressés par la bonne chère et gâtés par un personnel aux petits soins, pouvait s’intituler « navigation d’aventure ».
Cette réputation flatteuse était d’abord due aux conférences quotidiennes de Flora, consacrées à la faune marine. Elles étaient illustrées par des diapos colorées mais Flora ne se faisait aucune illusion. Pour l’essentiel, l’assistance était composée d’hommes seuls qui portaient moins leur attention sur les anémones de mer que sur ses formes harmonieuses de sportive. Le responsable du personnel avait été clair avant le départ. N’hésitez pas à vous habiller court. Le client est roi.
Mais la principale contribution de Flora au programme sportif du bateau était les sorties en mer et ce que le catalogue appelait pompeusement les « plongées découvertes ».
Ces épreuves étaient réservées à un groupe d’élite, cinq ou six passagers tout au plus sur deux cents, qui pouvaient se prévaloir de la forme physique et de l’intrépidité nécessaires pour aller barboter une heure dans les eaux chaudes des tropiques.
Les jours où se déroulaient ces sorties, les participants, le torse bombé tels des gladiateurs, traversaient le navire et se rendaient au pont 3 pour enfiler leur combinaison personnelle. Il n’était pas toujours facile de rapprocher les bords en caoutchouc pour parvenir à remonter la fermeture Éclair ventrale. Flora feignait de considérer les bourrelets de graisse comme des signes flatteurs de maturité et même, sans insister, de virilité.
Elle était en mer depuis six mois et enchaînait les croisières. Ce travail l’avait bien dépannée quand elle s’était retrouvée sans ressources l’année précédente. Sur le CV qu’elle avait transmis à la compagnie, elle n’avait mentionné que sa première place aux championnats d’Europe de plongée libre. Bien que son titre remontât à dix ans, la responsable DRH ne lui avait posé aucune question sur ce qu’elle avait fait depuis. C’était tant mieux. Si elle avait dû tout raconter, il est plus que probable qu’ils ne l’auraient pas engagée.
À bord, Flora était logée à l’étage du personnel, au ras de l’eau, juste à côté du secteur des officiers. Mais faute de place, elle devait partager sa cabine avec une autre femme. Pendant quatre mois, elle avait cohabité avec une danseuse australienne. Cette Judy assurait les activités de réveil musculaire des passagers et faisait partie de la troupe qui donnait chaque soir des spectacles dans le grand salon. Flora l’aimait beaucoup. Malheureusement, Judy entretenait un flirt avec un officier mécanicien et ils avaient décidé de quitter le navire à l’escale de Valparaiso.
Elle avait été remplacée par Marika, une Polonaise mal soignée qui fumait en cachette près du hublot. Cette promiscuité mettait constamment Flora sur la défensive, d’autant plus qu’elle soupçonnait Marika de fouiller ses affaires quand elle ne les surveillait pas. Elle dormait mal et se montrait de plus en plus sujette à des réactions agressives. Un soir qu’elle arpentait les coursives, elle avait sèchement rembarré un passager du pont 6, celui des cabines de luxe qui donnaient droit à tous les égards. L’homme chauve et ventripotent lui avait fait une remarque à peine plus appuyée que celles auxquelles les femmes du bord étaient habituées.
Flora était trop irritable pour se contenir. Les mots « gros porc » avaient été rapportés au directeur de croisière et lui avaient valu un premier avertissement.
Elle abordait la session de plongée aux Galápagos avec une sourde inquiétude.
La sortie se présentait pourtant sous les meilleurs auspices. Le temps était magnifique, la mer translucide et chaude, étale et sans houle.
Les cinq intrépides du jour embarquèrent dans le Zodiac sous les encouragements bruyants des autres passagers, alignés le long du bastingage.
La plongée commença à moins d’un mille nautique, sur le rebord d’un plateau sous-marin. Retrouver l’eau produisait toujours un effet intense sur Flora. Elle se sentait envahie par un calme voluptueux et regagnait d’un coup l’aisance, la grâce dans les gestes, la puissance de concentration et de mouvement qui lui faisaient défaut dans l’atmosphère sèche et violente du monde aérien.
Malgré l’envie qu’elle en avait, elle ne pouvait s’abandonner complètement à cette jouissance. Il lui fallait surveiller sa petite troupe de plongeurs, car, en dépit des exploits qu’ils s’attribuaient dans les conversations de table, ils manquaient d’expérience et de technique. Ils palmaient lentement, tripotaient anxieusement le bouton de réglage du débit d’oxygène et prenaient garde à ne pas descendre trop en profondeur.
Sur les pentes sous-marines, le fond rocheux dessinait des reliefs spectaculaires dans lesquels s’abritaient quantité d’espèces de poissons et de mollusques. Ce décor somptueux et débonnaire parut calmer les angoisses du groupe. Les gestes se firent moins précipités, les trajectoires plus harmonieuses.
Apaisés par cette entrée en matière rassurante, les plongeurs n’en ressentirent que plus brutalement le choc.
En tournant l’angle d’une sorte de crête sous-marine, ils virent apparaître tout à coup une énorme masse pâle, rose et blanc. Ils crurent d’abord être tombés sur la coque d’un navire. Mais ils se trouvaient déjà trop loin de la surface pour que ce fût vraisemblable. Rapidement, la forme ne leur laissa plus aucun doute. Par un mouvement brusque de sa nageoire caudale, elle leur présenta son flanc. C’était un gigantesque être vivant. Une bête.
Elle devait peser plusieurs tonnes. Sa masse était encore agrandie par l’effet de loupe du milieu aquatique. Même les moins expérimentés comprirent qu’il ne s’agissait pas d’un mammifère. Quand l’animal tourna la tête, ils reconnurent, béante et sombre, la gueule d’un monstrueux requin.
La panique s’empara du groupe, déclenchant des réactions incohérentes. Un des plongeurs, en faisant brutalement volte-face, perdit son masque. Un autre s’enfuit si vite qu’une de ses palmes se détacha de son pied. Un autre encore nagea en fermant les yeux de terreur et se heurta de plein fouet à l’hélice heureusement arrêtée du Zodiac, qui lui déchira néanmoins la joue.
Flora observa cette débandade sans réagir. Elle avait conscience que son devoir était d’intervenir, de porter secours au groupe qui lui était confié. Elle savait ce qu’il lui en coûterait de ne pas assumer ses responsabilités. En même temps, une force irrésistible l’immobilisait.
Le plus étonnant était que cette force, loin de l’accabler, avait une vertu libératrice. Elle sentait en elle une forme de soulagement et même de revanche à voir disparaître ces gens qui lui gâchaient son plaisir.
Elle resta seule avec le requin-baleine, une espèce inoffensive et rare, impressionnante de puissance et de calme, d’une beauté stupéfiante. Dans ces eaux cristallines, des pinceaux de lumière posaient des touches colorées sur la peau soyeuse du poisson géant. Flora se tenait devant lui et le regardait. Il lui sembla remarquer dans son œil un éclat de connivence et elle s’approcha. Lorsqu’elle arriva à moins d’un mètre du requin, il fit demi-tour et Flora sentit contre son visage les remous qu’avaient provoqués les nageoires.
En quelques battements de palmes, elle alla se placer sur le dos de l’animal et posa la main sur lui.
Doucement, il se mit à nager, entraînant sa cavalière. Il lui fit faire de longues voltes dans l’eau, plongea et remonta, tandis que Flora, comme dans une fête foraine, riait de ces jeux, criait d’émotion quand il accélérait.
Elle aurait voulu rester toujours ainsi, que cet instant n’eût pas de fin. Elle se voyait entreprendre un long voyage sur sa monture ondoyante. Peut-être eût-il mieux valu pour elle qu’elle y parvînt.
Mais son destin était autre. Le requin, comme s’il avait finalement saisi à quel monde elle appartenait, la déposa près du Zodiac où gisaient les rescapés gémissants. Leurs yeux étaient pleins de haine pour celle qui les avait abandonnés. Flora lâcha le requin et nagea vers le bateau.
Elle ignorait encore de quel prix elle allait payer ces inoubliables moments de bonheur.

1
Lorsqu’on s’apprête à rencontrer un des hommes les plus riches du monde, il est vivement conseillé de se composer une attitude digne et même conquérante, surtout si on vient de sortir de prison.
Ronald Daume savait qu’il pouvait compter sur sa cinquantaine élégante, sa haute taille et ses cheveux poivre et sel, coupés court. À tout cela s’ajoutait une carrure d’athlète, car il n’avait rien eu d’autre à faire les mois précédents que de soulever des haltères en ciment entre quatre murs.
Il se tenait immobile au milieu de l’immense salon désert où il avait été introduit par deux gardes du corps, à peine plus baraqués que lui. Un subtil parfum d’intérieur, sur des notes de cuir et de vétiver, emplissait l’espace.
La lumière du couchant déclinait sur le Pacifique. Les collines de Los Angeles s’assombrissaient, mais un dernier rayon soulignait d’ocre jaune la ligne régulière de la baie. Les grues de port vibraient dans les lointains et des voiliers blancs se pressaient de regagner la côte, griffant d’écume le violet presque noir de l’océan.
Ronald regardait l’horizon à travers la baie vitrée. Une main dans la poche de sa veste et l’autre pinçant son col, il avait pris naturellement ce déhanchement imperceptible qui, joint à son sourire énigmatique, lui donnait un air nonchalant, décontracté, à la limite de l’insolence.
— Monsieur ne va pas tarder. Puis-je vous servir quelque chose à boire ?
La femme de chambre s’était approchée sans un bruit sur la moquette épaisse. Elle avait un accent latino, les paupières un peu bridées et la peau cuivrée des métis de la côte caraïbe.
— Venezuela ? demanda Ronald en plongeant son regard dans celui de la fille.
À cause de la modestie de ses origines, il avait échappé à la tyrannie des orthodontistes et sa denture était irrégulière. Une incisive plantée légèrement de travers donnait à son sourire un attrait particulier, dont il faisait consciemment usage. Ses yeux noirs, profondément enfoncés dans leurs orbites, son nez fin et ses traits aigus conféraient à son visage une force virile qu’atténuaient une peau soyeuse et un tapis de barbe taillée ras qui lui couvrait jusqu’au milieu des joues. Il faisait penser à un fauve, mais dans la version apprivoisée, celle qui se caresse et rassure les enfants.
— Oui, Maracaibo, répondit-elle en se troublant comme s’il avait arraché son tablier bleu à liseré blanc.
Ils rirent tous les deux.
— Comment vous appelez-vous ?
— Rigoberta.
— Eh bien, non, Rigoberta, merci. Je n’ai besoin de rien.
Ronald, dans les moments décisifs, avait besoin de ces fulgurances de séduction. C’était une manière de vérifier la puissance de son charme, comme s’il avait passé le doigt sur le fil d’un couteau, pour s’assurer de son tranchant.
La fille salua avec une petite révérence embrouillée et s’enfuit. Il la regarda disparaître dans l’enfilade interminable des salons puis reprit son guet solitaire, en observant le décor. Près de lui, entre deux baies vitrées, un gigantesque tableau de Jackson Pollock donnait le ton à tout l’ameublement. Les canapés, les tables basses, les lampes étaient signés par les plus grands designers des années soixante. L’ensemble était disposé dans une harmonie totalement impersonnelle. Marvin y était-il pour quelque chose ? Il était plus probable que l’aménagement avait été sous-traité à un décorateur à la mode et très cher. Dans toutes les directions s’ouvraient de nouveaux espaces. Çà et là étaient ménagés des puits de verdure, encombrés de plantes tropicales. Quelle taille pouvait avoir la maison ? Ronald ne l’avait pas vue de l’extérieur, car le taxi l’avait déposé devant un mur qui cachait le bâtiment et les jardins. C’était certainement une des plus grandes propriétés de Santa Monica.
L’attente durait et l’obscurité gagnait au-dehors. Dans les salons, les éclairages s’allumèrent doucement, déclenchées sans doute par un savant programme domotique. Il était tenté de s’assoir, mais la mise en scène qu’il avait prévue exigeait qu’il restât debout. Il se tourna vers la baie et regarda scintiller dans le lointain le semis lumineux de la ville. Peut-être parce que le soleil avait disparu, il lui sembla que la température que maintenait l’air conditionné dans la maison avait baissé. Il frissonna et resserra les pans de sa veste.
Soudain, il perçut dans le reflet de la vitre de petits mouvements derrière lui. Des silhouettes furtives se distribuaient discrètement dans les salons. Une garde rapprochée se mettait en place ; le maître des lieux n’allait pas tarder à apparaître. Daume continua à fixer l’obscurité.
— Ronald ! Toi ici… Quel bonheur !
Le visiteur ne réagit pas tout de suite. Il attendit que celui qui l’appelait avance encore et répète son nom. Marvin tendait les deux mains devant lui, paumes ouvertes, comme un pasteur bénit ses ouailles. Il se figea en voyant Daume, qui le dominait d’une tête, se retourner et le dévisager de ses yeux brillants.

Marvin Glowic, le créateur du moteur de recherche Golhoo, l’homme qui régnait sur un empire de la tech, qui employait des centaines de milliers de personnes à travers le monde et avait transformé la vie des milliards d’individus devenus ses clients, était un des personnages les plus puissants et les plus respectés non seulement de Californie, mais du monde entier. Sur son visage se lisait d’habitude l’air de colère indignée qu’affichent les faibles quand ils ont l’habitude d’être obéis. Mais en retrouvant Ronald, il avait d’un seul coup abandonné sa superbe et repris l’attitude soumise et admirative qu’il avait toujours eue devant lui dans l’adolescence. Il était redevenu le gringalet timide, à la tignasse rebelle, mal à l’aise avec ses semblables, qui bricolait jadis dans le garage de ses parents. Ronald avait vécu son enfance parmi les animaux et c’étaient eux qui lui servaient de référence pour juger les humains. Il avait toujours associé Marvin à une espèce d’écureuil, avec son petit visage pincé, son nez perpétuellement frémissant, ses incisives écartées et une grosse touffe de poils d’un brun roux rabattue sur le front. Ses bras courts et ses mains jointes sur la poitrine lui donnaient l’air de tripoter une noisette invisible. Le temps avait un peu dégarni sa mèche, un début de calvitie lui dénudait le haut du crâne et lui qui dans le temps était très maigre avait maintenant un début de ventre. Mais son petit nez, ses grosses joues et sa peau grasse le faisaient encore ressembler à un adolescent.
Le principal changement était dans son regard. Il avait remplacé ses lunettes de myope par des lentilles et ses yeux, naguère tournés vers un ciel d’algorithmes et d’équations, étaient devenus froids et même cruels.
Signe que son pouvoir était absolu et ne lui imposait aucune convention sociale, il portait encore son éternel T-shirt, à la seule différence que celui-ci, griffé d’une grande marque, devait coûter très cher. Il n’avait même pas renoncé à son bermuda de surfeur, décoré d’oiseaux exotiques. Il était chaussé de Nike mais devait en posséder désormais toute une collection, car elles n’étaient pas défoncées et boueuses comme autrefois mais propres et d’un modèle rare.
Un long instant, il contempla Ronald de haut en bas, détailla son costume d’alpaga léger, sa chemise blanche au col ouvert et ses mocassins en daim, et l’émotion fit perler des larmes à ses paupières. Ronald écarta les bras. Alors, obéissant à une pulsion archaïque venue du fond de la préhistoire, Marvin se dépouilla d’un coup de sa fortune, de sa célébrité, de tous ses pouvoirs, pour redevenir le copain fasciné et soumis qu’il avait été à l’époque de leur jeunesse. Ils se donnèrent une accolade bruyante qui ressemblait davantage à la capture d’un insecte par une mygale qu’à une étreinte virile.
Marvin entraîna son visiteur jusqu’à un canapé en cuir blanc et ils s’assirent chacun à un bout, le dos appuyé contre un accoudoir. La femme de chambre réapparut, les yeux baissés, plus pour éviter le regard de Ronald que par déférence à l’égard du maître de maison.
— Qu’est-ce que tu bois ?
— Un double scotch sans glace, s’il vous plaît, Rigoberta, dit Ronald en se tournant vers la fille.
— Et moi un Coca zéro.
La femme de chambre s’éclipsa.
— Elle s’appelle Rigoberta ?
— Oui. Tu ne le savais pas ? Elle vient de la côte est du Venezuela. Je connais bien son pays.
— Tu n’as vraiment pas changé ! fit Marvin en secouant la tête. Cinq ans qu’elle travaille ici et je ne lui ai jamais demandé son nom. Toi, en quelques minutes…
Marvin éclata d’un rire bruyant et carnassier, qu’il avait dû étudier pour l’accorder avec son pouvoir. Ronald l’accompagna mais silencieusement, sans faire bouger ses traits. Leur courte pavane de mâles avait définitivement produit son effet, rétablissant entre eux la hiérarchie secrète de leur adolescence.
— Ton message m’a fait vraiment plaisir. Une riche idée, le mot manuscrit ! Je ne lis jamais les mails. J’en reçois des milliers par jour… Et tous les appels sont filtrés par mes secrétaires. Mais les lettres écrites à la main, c’est devenu si rare que ça les impressionne encore. Elles n’osent pas les ouvrir elles-mêmes.
— Ah, oui ? Quelle chance !
En vérité, ce succès ne devait rien au hasard. Ronald avait enquêté soigneusement auprès de diverses sources, avant de choisir ce moyen pour reprendre contact. Il tenait à ce que son interlocuteur l’ignore et n’y voie qu’une bizarrerie de plus, comme ses costumes de coupe italienne ou ses boutons de manchettes en nacre.
— Voilà, commença-t-il en feignant d’improviser, comme je te l’ai écrit, j’ai eu un accident assez sérieux cette année et j’ai repassé toute ma vie dans ma tête…
— Rien de grave ? Tu es guéri ?
Malgré ses efforts, Marvin appartenait à la catégorie décourageante des hommes sans masque. Tous ses sentiments se lisaient à livre ouvert sur ses traits juvéniles. Il était sincèrement désespéré à l’idée que son ami pût être en danger.
— Non, heureusement. Tout va bien maintenant.
Inutile de lui expliquer que l’accident en question avait la forme d’une cellule sans fenêtre, avec trois autres détenus.
— Tant mieux… tant mieux !
Rigoberta revenait avec les boissons sur un plateau. Pendant qu’elle posait les verres sur la table basse, le regard de Marvin allait du visage de la fille à celui de Ronald, avec l’excitation d’un gamin qui espionne un couple par le trou d’une serrure. Il en fut pour ses frais, car Ronald n’accorda aucune attention à la domestique et elle repartit sans laisser rien paraître.
— Tu ne peux pas savoir comme j’ai plaisir à revoir les copains d’avant. D’avant tout ça.
Il fit un geste circulaire de la main et jeta un regard mauvais vers l’enfilade des salons.
— Surtout toi…, ajouta-t-il en soupirant. Viens, on va se mettre dehors. On gèle ici. Je vais leur dire de couper la clim.
Ils sortirent par une des baies vitrées et se retrouvèrent sur une terrasse immense décorée de pots d’Anduze, où poussaient des hibiscus. L’océan, au loin, était argenté par la lumière d’une lune presque pleine. Marvin marcha jusqu’au parapet de pierre et ils s’assirent dessus. Ronald tenait son verre à la main tandis que Marvin avait emporté la canette.
— Je me souviens comme si c’était hier du jour où tu es arrivé dans notre école à San Francisco.
— La Darwin School !
— Tu débarquais de la brousse, dit Marvin. On aurait cru que tu avais passé ton enfance à chasser l’ours !
— C’était presque vrai. Mon père m’apprenait à tirer sur les coyotes et à piéger les fennecs dans le désert…
— Vous étiez où avant ? En Arizona ?
— Oui, et au Nebraska aussi. En fait, on vivait dans une caravane et on changeait souvent de ville.
— Et moi, j’étais un petit Juif de Californie, avec un grand-père tailleur arrivé de Pologne et qui n’avait pas bougé du quartier. Je n’ai jamais osé te demander pourquoi vous vous étiez fixés à San Francisco. Je dois t’avouer…
Il hésita et rougit imperceptiblement.
— … que tu me faisais un peu peur.
— Mes parents vivaient comme des hippies, dit Ronald en souriant avec bienveillance. D’ailleurs, c’est ce qu’ils étaient, de vrais hippies, et ils avaient fait connaissance comme ça, dans un festival de rock. Mon père venait d’un petit bled du Midwest. Il avait perdu un œil au Vietnam et ne perdait jamais une occasion de manifester contre la guerre.
— Pourtant, j’ai rencontré ta mère. Elle avait l’air assez classique et même un peu austère.
— Elle était fille de bourgeois et, un jour, le naturel est revenu. Elle a fini par en avoir assez de la vie en caravane, surtout avec un homme qui lui tapait dessus quand il était camé. L’année de mes quatorze ans, elle a hérité la maison de son oncle Benjamin, à Frisco. Alors elle a laissé mon père fumer ses pétards dans le désert et m’a emmené en ville.
— Elle était française ou je me trompe ?
— D’origine. Mais lointaine. Je crois que son arrière-grand-père était arrivé de Bretagne au moment de la ruée vers l’or.
— En tout cas, nous, on t’appelait « le Français ».
— À cause de mon nom, sans doute. Mes parents ne s’étaient pas mariés et j’ai toujours porté celui de ma mère.
Tandis qu’ils parlaient, ils gardaient l’un et l’autre les yeux tournés vers la mer. Un paquebot de croisière avec toutes ses cabines allumées remontait lentement vers le port.
— On voulait changer le monde, dit pensivement Marvin, tu t’en souviens ? On discutait le soir pendant des heures, assis sur l’escalier en bois devant chez moi.
— Oui, je vois encore le vieux tram qui montait la côte…
Ronald se forçait un peu à s’attendrir mais il sentait que c’était le passage obligé pour faire tomber complètement les défenses de Marvin. Il y avait toujours eu un fond de méfiance en lui et ça ne s’était certainement pas arrangé avec le temps et le succès.
— Tu n’arrêtais pas de parler d’Alexandre le Grand, de Mao, de Napoléon, de De Gaulle. Ton truc, c’était l’histoire.
— Et toi, tu t’intéressais à la musique, aux maths. Tu bricolais des petits moteurs, tu lisais des revues de science.
La lune avait fini par se hisser au milieu du ciel. Sa lumière blafarde blanchissait les dalles de la terrasse comme si une fine poussière s’y était déposée.
— En fait, c’est toi qui avais raison, dit Ronald en levant son verre. Le vrai changement du monde est hors du monde.
Marvin avait les yeux gonflés de larmes. L’évocation de sa réussite ne suscitait d’habitude en lui qu’une forme de mépris teinté de méchanceté. Mais quand elle était exprimée par celui qu’il avait tellement admiré, il se sentait déborder de reconnaissance. Il sauta à bas du parapet et se donna de grandes claques sur les fesses pour les épousseter.
— Tu restes dîner ? cria-t-il d’une voix trop forte, pour reprendre contenance.
La question n’appelait pas de réponse. Sur le bristol qu’il avait fait parvenir à Ronald figuraient déjà les mots « lui faire l’honneur de dîner ».
— Viens, tu vas m’expliquer ce que tu as fait pendant toutes ces années et pourquoi tu nous as abandonnés comme ça…

2
Ils traversèrent plusieurs salons et une salle à manger d’apparat bizarrement meublée de chaises dorées, à la mode des Émirats, pour arriver finalement dans une pièce minuscule. Elle était garnie d’une bibliothèque neuve en palissandre aux trois quarts vide. Sur une des étagères trônait un chandelier à sept branches en acier noir. Un écran éteint occupait un mur et des revues traînaient en désordre sur une table basse. C’était la première fois, depuis qu’il avait pénétré dans la maison, que Ronald découvrait les traces d’une présence humaine. Les fauteuils avaient été poussés dans un coin pour faire place à une table à jeu. Deux couverts étaient dressés sur le feutre vert.
Ils s’installèrent face à face.
— Vous vivez vraiment dans cette maison ?
— Dans celle-ci et dans quelques autres, dit Marvin d’un air las. J’en ai une à Cape Code et une aux Bahamas. Plus un chalet en Suisse et quelques baraques où je ne mets jamais les pieds.
Il énumérait ces possessions comme un condamné qui vide ses poches avant d’être incarcéré.
Un serveur philippin au visage lisse s’approcha et, sans demander l’avis de personne, remplit les verres avec du vin blanc tiré d’une carafe en cristal.
— C’est un château-machin-chose. En tout cas, j’ai demandé un vin français. Goûte-le et dis-moi s’il est convenable.
Ronald saisit son verre à pied, le huma, le fit tourner et observa le liquide le long des parois. Puis il en dégusta une gorgée et différa son verdict.
Marvin paraissait sincèrement anxieux du résultat. Sur cela comme sur le reste, Ronald le tenait à sa merci et prenait son temps pour le soulager.
— Corton-charlemagne. Grand millésime des années quatre-vingt-dix. J’hésite sur la date précise.
Marvin claqua dans les mains et le serveur apparut.
— Apporte la bouteille.
Elle devait être posée sur une desserte dans le couloir, car le Philippin revint presque immédiatement. L’étiquette était décollée et en lambeaux mais, en la brandissant devant lui, Marvin parvint à lire avec l’accent américain : kortone-tcharlmaigne, 1997.
— Incroyable ! Tu me sidères.
Ronald prit l’air modeste et trinqua.
— Un des meilleurs vins blancs du monde. Félicitations.
Il but une nouvelle gorgée tandis que Marvin enfilait son verre cul sec.
— Franchement, comment fais-tu ? Je n’ai jamais compris.
— Comment je fais quoi ?
— Connaître tous ces trucs. Les vins, les produits de luxe, l’élégance… Et ce n’est pas d’aujourd’hui. Tu as toujours été comme ça. À part pour faire du sport, je t’ai toujours connu en costume avec des vraies chaussures, alors que tu avais été élevé au fond des bois.
Ronald se tut un long instant. Élevé au fond des bois… Comment expliquer la terreur qu’il avait ressentie en arrivant en ville et comment l’exemple de la vie sauvage avait été son seul secours ? Pour effrayer, se cacher ou combattre, les bêtes font usage de leur parure comme d’une arme. À San Francisco, dès ses premiers jours au milieu des humains, il avait décidé qu’il ne serait jamais pris en défaut sur sa vêture. Pour tenir les autres à distance, pour forcer leur respect, pour obtenir leur confiance et surtout pouvoir la tromper, il fallait porter les habits des maîtres du monde, ceux qu’on voyait à la télévision, à Wall Street et au Capitole. Il avait copié ses premiers modèles dans des revues chipées dans le garage des voisins. Sa grand-mère maternelle, qui vivait deux blocs plus loin, les lui avait cousus sur sa vieille machine.
— Mon côté français, sans doute…
L’explication était celle qui pouvait le mieux satisfaire la curiosité de Marvin.
— Je regrette que Katleen n’ait pas été libre. J’aurais aimé te la présenter. Elle enseigne la physique à Stanford et, malheureusement, c’est la période des conseils de classe.
Dans leur adolescence, Marvin était terrorisé par les filles et il admirait Ronald pour ses succès féminins. Comment s’y était-il pris pour en rencontrer une ? Il était probable qu’elle avait fait tout le travail d’approche et qu’il s’était laissé séduire.
— Dommage, en effet. Je serais heureux de la connaître. Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?
Au cours des semaines qui avaient précédé, Ronald avait préparé cette rencontre comme il le faisait pour recruter un agent, même s’il s’agissait cette fois d’autre chose. Il avait lu tout ce qu’on pouvait trouver sur Marvin, sa carrière, sa fortune, sa famille. Il se souvenait, mieux que lui peut-être, de la date de son mariage (13 octobre 95) et de l’âge de ses deux enfants, Sandy (vingt-six ans) et Matthew (vingt-quatre ans). Mais rien ne devait altérer le caractère prétendument spontané de ces retrouvailles. Il laissa Marvin lui expliquer cela et accueillit ces révélations avec un intérêt mêlé de surprise.
— Voilà, tu sais tout ce qui me concerne. Maintenant, j’aimerais bien en apprendre un peu sur toi. Marié ?
— Non.
— Jamais ? insista Marvin avec un sourire un peu grivois.
— Strictement jamais, dit Ronald comme s’il faisait état d’une allergie alimentaire.
— Ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont dû te manquer.
— Défaut de persévérance, peut-être…
— Des enfants ?
— Pas à ma connaissance.
Marvin hocha la tête d’un air désapprobateur. Il respectait les choix de chacun mais, au fond de lui, ne comprenait pas comment on pouvait passer toute une vie sans être entouré d’une famille.
— Je sais que ce n’est sûrement pas facile à résumer mais, bon Dieu, qu’est-ce que tu as donc fait pendant ces trente ans ?
Ils en arrivaient au point délicat. Ronald y avait beaucoup réfléchi. Comment présenter sa vie ou, à défaut, une version de sa vie qui non seulement ne provoque pas de la déception chez Marvin, mais préserve et si possible augmente sa fascination ? Ronald avait été formé à se construire des légendes ; cependant, dans ce cas précis, les recettes habituelles du monde secret ne s’appliquaient pas. Personne n’était mieux placé que Marvin, avec ses gigantesques moyens de recherche, pour faire voler en éclat n’importe quelle couverture. Ronald devait s’en tenir à la vérité. Ou du moins à une partie de la vérité, et surtout l’entourer de mystère.
Il commença par une figure rhétorique.
— Ma vie n’a rien d’exceptionnel. Comparée à tout cela…, dit-il en jetant un regard vers les salons illuminés.
— Tout ça quoi ? Le fric ? Tu crois que ça m’importe ? Au stade où j’en suis, ça ne veut plus rien dire. Une maison ou dix… De toute manière, on ne peut pas toutes les habiter en même temps. Regarde : je vis dans un palais mais je me terre dans trois chambres et une salle de sport. Je travaille autant qu’avant et Katleen aussi. J’ai juste assez de temps pour suivre un peu les résultats de basket, faire une heure de vélo d’intérieur et regarder une série le soir. Mes enfants font des études et bossent comme tous les autres. Je me suis occupé de mes parents jusqu’à leur mort. D’accord, j’ai du kortone-trucmuche dans ma cave mais, pour tout t’avouer, je préfère le Coca.
Il fit signe au serveur de lui apporter une canette.
— Si ! reprit-il avec une expression mauvaise. Tu veux que je te dise ce que ça m’apporte d’être riche ? Eh bien, je suis entouré de gens qui en veulent à ma fortune et cherchent à me faire la peau. Je ne peux plus faire un pas sans un garde du corps, je circule en voiture blindée et mon fils Matthew a échappé à une tentative d’enlèvement quand il avait quatre ans. Alors estime-toi heureux de ne pas connaître ce bonheur.
— Tant mieux si tu vois les choses de cette manière, parce que pour moi l’argent n’a jamais été un but non plus. En fait, je suis entré dans l’armée.
— Dans l’armée ! Génial ! Ah, ça ne m’étonne pas. Tu as toujours été fasciné par les conquérants.
— Je crois que c’était surtout en réaction à mon père qui haïssait tout ce qui portait un uniforme.
— Et physiquement, continua Marvin qui égrenait ses souvenirs avec enthousiasme, tu étais bâti à toute épreuve. Tu te rappelles les olympiades interuniversitaires, justement l’année où tu as disparu ? Tu avais tout gagné : le sprint, le marathon, le saut à la perche. Même le lancer du poids. Et qu’est-ce que tu as fait, alors, dans l’armée ? Tu dois être au moins général.
— En vérité, ma spécialité, c’est le renseignement, l’action clandestine. Et je ne suis pas resté dans l’armée.
— Ça alors ! Barbouze… C’est fascinant. Raconte-moi comment ça se passe, quelles missions tu as remplies… Tu as tué des gens ? Tu t’es fait tirer dessus ? On t’a pris en otage ?
Ronald eut un sourire indulgent.
— Je ne peux pas trop entrer dans les détails. Tu dois le comprendre.
— Bien sûr. Je ne te demande pas des secrets d’État, mais tu peux quand même m’en dire un peu plus.
Voyant que le Philippin rôdait toujours dans le couloir, Marvin crut que Ronald craignait d’être écouté.
— On va monter sur le toit. Personne ne pourra nous entendre.
Ils grimpèrent par un escalier métallique en colimaçon et se retrouvèrent dans un espace planté d’arbres qui occupait toute la surface de la maison. De discrets éclairages étaient disséminés dans les bosquets. Une brise de mer salée et chargée d’odeurs de pin soufflait du large et faisait bruire les feuillages de la terrasse.
— Alors ? Vas-y, raconte.
— J’ai d’abord essayé la politique. Quand j’ai quitté la Californie, j’ai suivi des études dans une université de la côte est, assez médiocre, à vrai dire. Je ne tenais pas à m’en vanter. Ensuite, j’ai travaillé avec un congressiste. En fait de conquérant, c’était magouilles et compagnie. J’ai vite compris qu’il me fallait autre chose. Un véritable engagement, de vrais risques. À ce moment-là, je me suis enrôlé dans les rangers. Au 75e.
Le nom de ce régiment de prestige faisait toujours son petit effet. Marvin le regardait avec des yeux brillants.
— Tu t’es battu ?
— Je te l’ai dit, ma spécialité, c’est le renseignement. On m’a formé pour ça à Fort Bragg. Ensuite, j’ai participé à des missions extérieures, au Kosovo notamment. Mais il y a eu le 11 septembre, cette foirade lamentable. On m’a envoyé en Afghanistan. L’opération Gecko, ça te dit peut-être quelque chose ? Tous les tuyaux étaient faux. Les djihadistes avaient déguerpi quand on a débarqué. La honte totale. J’ai décidé de quitter l’armée.
— Pour faire quoi ?
— La même chose, mais dans le privé.
— C’est vraiment sérieux, les agences de renseignement privées en Amérique ? Je croyais que c’était plutôt un truc des Russes pour couvrir les saloperies du Kremlin. Wagner, tout ça…
— À vrai dire, on trouve un peu de tout. Des agences, il s’en est créé beaucoup ici, après la chute du communisme. Tu te souviens, la mode, c’était la réduction des dépenses de sécurité. L’État fédéral s’est mis à sous-traiter à tour de bras à des officines privées. Elles étaient moins chères et pouvaient travailler sans avoir les parlementaires sur le dos. Certaines ont disparu et beaucoup ne sont pas très solides. J’ai rejoint la plus ancienne et qui reste la meilleure, l’agence Providence.
— Joli nom.
— Fondée au Rhode Island, capitale : Providence. Créée et dirigée par un homme exceptionnel prénommé Archibald. Tout le monde l’appelle Archie.
En marchant sur le toit arboré, ils étaient arrivés dans une sorte de clairière, un camp en plein air. Au milieu d’un cercle de ciment qui formait une cuvette brûlait un feu de bois. Un tas de bûches était empilé sur le côté pour l’alimenter. Marvin en jeta une dans le foyer et les deux hommes s’assirent en tailleur en bordure du cercle.
— Allez, on est bien ici et personne ne viendra nous déranger. Raconte-moi tes missions. Il n’y a rien qui m’excite plus. J’ai un cousin qui est commandant dans l’armée israélienne. Je l’écouterais pendant des heures.
— Ton cousin est dans l’active. Les opérations spéciales, c’est autre chose. On peut faire tomber des gouvernements, liquider des mafieux, infiltrer des groupes terroristes. Il n’y a qu’une chose qu’on n’ait pas le droit de faire.
— Laquelle ?
— En parler.
Une grimace de déception déforma le visage de Marvin.
— C’est vraiment dommage. Je trouve ça tellement plus excitant. Je regarde tous les films d’espionnage. Franchement, si c’était à recommencer, je crois que je choisirais ce métier-là.
Cette proclamation sonnait faux. Il était évident que Marvin était trop fier de sa vie pour en préférer une autre. Pourtant, c’était sans doute un rêve secret, comme la nostalgie d’un domaine qu’il ne connaîtrait jamais et qui manquait à sa toute-puissance. Il avait l’air vraiment déçu. Ronald laissa la mélancolie s’installer, puis versa le contrepoison qu’il avait préparé.
— Console-toi. Tu pourrais bien être rattrapé par ce monde-là un jour.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Ronald eut un rire gêné, donnant à croire que ses propos avaient dépassé sa pensée. Finalement, il se décida à répondre mais en regardant par terre et en paraissant hésiter.
— Eh bien, j’ai ma petite idée sur la manière dont les choses vont tourner pour ta boîte et pour les GAFAM en général.
— Et alors ?
— Alors je ne serais pas surpris que, d’ici peu, nous ayons l’occasion de travailler ensemble.

3
Le vent était tombé. La fumée montait droit dans le ciel californien et semblait se fondre dans la Voie lactée, au milieu d’une infinité d’étoiles. Ronald leva les yeux et, en cet instant, se recommanda à celle qui, parmi toutes les autres, dirigeait son destin. C’était le moment.
— Tu m’as demandé ce que je pense. Je te l’ai dit en toute amitié, comme au bon vieux temps, mais, en fait, ça n’a aucune importance.
— J’aime ça, mais explique-toi vraiment. Je ne comprends pas bien ce que tu veux me dire.
Ronald affecta encore de se faire prier. Puis il se décida, comme à regret, et développa sa pensée.
— C’est pourtant simple. Je pense que nos deux manières de changer le monde sont en train de converger. Jusqu’à présent, toi et tes collègues, les pionniers de la révolution numérique, vous avez pu vous développer sans vous occuper de politique. Vous êtes américains et l’Amérique vous a laissés tranquilles. Elle avait besoin de vous. Ni l’État de Californie ni le gouvernement fédéral ne vous ont trop embêtés. Ils vous ont permis de patauger librement dans l’eau tels des marcassins dans un marigot et le monde entier a applaudi à chacune de vos trouvailles.
— On peut dire ça, concéda Marvin, sans pouvoir cacher qu’il n’aimait pas trop être comparé à un cochon dans une souille. Et alors ?
— Mon opinion est qu’aujourd’hui, ce n’est plus le cas et cela le sera encore moins demain. Vous étiez hors de l’histoire, à l’abri dans votre monde. Maintenant, vous allez être obligés d’y entrer et de vous battre.
— Tu parles des taxes qu’ils veulent nous faire payer ?
— D’abord, mais ce n’est pas le plus important.
— Pourtant, c’est déjà un vrai sujet. Pas plus tard que lundi dernier, notre D.G. a dû batailler avec une commission sénatoriale. Ces imbéciles de démocrates ne savent faire que ça : dépenser et taxer. Ils emboîtent le pas aux Européens et à tous ceux qui veulent leur part du gâteau. Heureusement, ce n’est pas à moi de me coltiner tout ça. Je paie des gens très cher pour traiter les questions de fonctionnement.
— Tu t’occupes des nouveaux projets, du développement de la boîte, c’est cela ?
— En effet, il n’y a que ça qui m’intéresse. J’ai toujours pensé que maîtriser les technologies de l’information était une aventure qui nous conduirait au-delà de l’imaginable. Nous y sommes. Ça devient vertigineux, affreusement complexe et stressant, avec la concurrence mondiale dans ces domaines. Mais il n’y a rien de plus excitant. Tu n’imagines pas tous les projets qu’on a dans les cartons.
— C’est toi qui les conçois ?
— Impossible. Tout va trop vite. Moi, on me propose des idées. Plus elles sont folles et plus elles m’excitent. Les petits programmes sans envergure, je les laisse aux ingénieurs. Mon boulot, c’est de repérer le truc impossible, énorme et de mettre un paquet d’argent dessus pour le réaliser.
— Tu t’intéresses à un secteur en particulier ?
— Les biotechs. La santé, la biologie, le corps humain, si tu préfères. On a tous nos marottes. Musk veut aller sur Mars, ce nigaud de Zuckerberg claque tout son fric pour créer un métavers. Moi… comment t’expliquer ?
Il hésita puis reprit à voix basse, presque en chuchotant, signe qu’il allait aborder un sujet intime.
— J’avais un petit-cousin schizophrène qui vivait chez nous, tu te souviens de lui ?
— Bien sûr. Attends… Laisse-moi me rappeler. Il s’appelait… Edward.
— Extraordinaire ! Tu ne l’as pas oublié. Ça me touche.
Retrouver ce prénom avait été pour Ronald une des étapes les plus difficiles dans la préparation de cet entretien. Marvin avait parlé de ce cousin dans une interview mais sans le nommer. Ronald s’était douté qu’il y avait là une clef secrète et que Marvin aborderait le sujet.
— C’est à lui que je pense quand je cherche à orienter le développement de ma boîte. Les outils que nous avons créés devraient permettre de comprendre enfin pourquoi il était comme ça, comment on aurait pu l’aider. Le guérir peut-être. En tout cas, éviter qu’il se suicide à vingt-deux ans.
Il avait les yeux brillants de larmes.
— Mon truc à moi, c’est la vie, la maladie, la mort, l’intelligence, la souffrance.
Ronald hocha la tête et prit l’air contrarié. Mais il gardait le silence. Il tenait à montrer qu’il hésitait et même qu’il regrettait d’avoir orienté la discussion sur ces sujets.
— Vas-y ! l’encouragea Marvin. N’aie pas peur de me dire ce que tu penses. On est entre nous. On discute.
Tendant le bras, Ronald attrapa une bûche et la lança dans le feu. Elle fit jaillir une gerbe d’étincelles.
— Ce que je pense, c’est qu’au stade où vous en êtes, vous allez toucher le dur. Tous autant que vous êtes mais surtout toi, avec le domaine que tu as choisi. Tant que vous vous amusiez à cartographier le monde ou à créer des applis pour reconnaître les plantes ou trouver l’origine d’un meuble, vous ne gêniez personne. Je caricature, évidemment. Mais tu comprends ce que je veux dire. Aujourd’hui, vous vous attaquez à l’essentiel : l’humain et ses limites. D’après ce que je sais, vous travaillez sur l’allongement de la vie, sur l’interface entre le biologique et la machine, vous développez des outils d’intelligence artificielle qui pulvérisent le savoir humain.
— Exactement. Et alors ?
— Alors, vous allez avoir tout le monde sur le dos. L’État va se dresser devant vous, avec ses normes, ses limites éthiques et légales, sa volonté de tout contrôler. Je ne suis pas un spécialiste, mais toi, tu dois bien comprendre ce dont je parle.
En réalité, Ronald avait travaillé le sujet à fond et aurait pu donner mille exemples de programmes sensibles, depuis la société Altos Labs créée par Jeff Bezos pour lutter contre le vieillissement, jusqu’aux projets d’implants bioniques dans le cerveau ou de manipulation du génome. Il préférait néanmoins que Marvin remplisse lui-même les blancs.
— Il est vrai que nous voyons tout comme des ingénieurs. On résout les problèmes et après on fait.
— Sauf que vous n’êtes plus seuls. Aujourd’hui, il vous faut prendre en compte les jeux d’intérêt, les lois, la politique. Tous les groupes de pression, économiques, religieux, professionnels, écologiques, vont vous tomber dessus. « Préserver l’humain », « ne pas rompre les grands équilibres », « ne pas jouer les apprentis sorciers », ce genre de choses… L’État était jusqu’ici votre allié ; il va devenir votre pire ennemi. Tu te souviens de l’histoire de la première greffe du cœur ?
— C’était en 68, quelque chose comme ça ? Je n’étais pas né.
— Renseigne-toi, c’est intéressant. Les Américains avaient une énorme avance à l’époque sur les techniques chirurgicales. Il y avait un type à New York, le professeur Shumway, qui avait tout inventé. Il aurait dû faire la première greffe du cœur chez un humain. Malheureusement, les lois aux États-Unis ne le lui permettaient pas. Si le patient mourait, et il était inévitable qu’il meure, on l’aurait mis en taule pour meurtre. Résultat, il avait un stagiaire sud-africain, un certain Christiaan Barnard. Le gars a volé la technique. Il est reparti chez lui, dans un pays où la loi n’était pas aussi protectrice de la vie humaine. Et il a réalisé la première mondiale. Voilà exactement ce qui vous pend au nez.
— Avec les Chinois.
— Entre autres.
— On se bat.
— Vous perdrez, trancha Ronald.
Marvin était superstitieux. Il ne pouvait s’empêcher de toucher le bouclier de David qu’il portait autour du cou avant de signer un contrat, de chercher une étoile filante au moment de prendre une décision importante, de consulter secrètement le verdict du jeu de Yi King caché dans un tiroir de son bureau avant de monter dans un avion pour un voyage à l’étranger. Il avait confié ces manies à plusieurs journalistes qui avaient fait des portraits de lui. Ronald le savait. C’est la raison pour laquelle il prenait ce ton péremptoire. Il voulait que Marvin soit convaincu que le retour de son ami après trente ans d’absence était un signe et qu’en somme, pour le dire d’une façon plus spirituelle, Ronald était un prophète.
Après avoir lâché son oracle, il fit mine de vouloir passer à autre chose.
— Quelles études suivent tes enfants ?
Mais, comme il l’espérait, Marvin était ébranlé par sa prédiction et revint sur le sujet.
— Toi qui connais la politique, qu’est-ce que tu penses qu’il faudrait faire ?
— Je te l’ai dit, je ne suis pas un spécialiste de votre domaine. J’exprime seulement ce que je sens…
— Quand même, tu dois bien avoir une idée derrière la tête.
— Tu veux vraiment l’entendre ?
— Oui, je te fais confiance.
— D’une façon générale, je pense que la seule façon, demain, de vous protéger contre l’État, ce sera d’en avoir un.
Habitué aux équations qui tombent juste, Marvin était excité par les paradoxes. Quand il en rencontrait un, il prenait l’air terrifié et fasciné d’un gamin qui découvre une méduse échouée sur une plage. Il resta un long moment silencieux.
— Il faut que je te raconte quelque chose, dit enfin Marvin. Mais c’est vraiment confidentiel. Je participe à un petit groupe informel, à Palo Alto. On se réunit de temps en temps, rien de régulier, mais on est en contact les uns avec les autres, une vingtaine de personnes tout au plus. Il y a des dirigeants de boîtes de la Silicon Valley. Musk vient parfois et Bezos aussi. Mais il y a aussi des gens moins connus qui occupent des postes importants dans nos secteurs. Des hommes et des femmes. Leur point commun, c’est que ce sont tous des libertariens convaincus. Ils croient à la liberté absolue et pensent que l’État n’a pas le droit de la limiter. Leur conviction est qu’il faut le contrôler pour l’empêcher de nuire.
Ronald attendait la suite, tel le chasseur qui a tendu un piège et voit sa proie avancer lentement vers le collet.
— La dernière réunion, c’était juste après la défaite de Trump. Tous les participants étaient abattus. Ils affirmaient qu’on avait perdu notre dernière chance de changer le rapport de force avec l’État fédéral. À ce moment-là, deux types ont pris la parole l’un après l’autre pour dire à peu près la même chose.
Marvin parut hésiter. Il but une gorgée de Coca et s’essuya la bouche avec le dos de la main avant de continuer.
— On les connaît bien, ces deux-là. Ils avaient déjà fait parler d’eux il y a quatre ou cinq ans. Là, ils pensaient que leur heure était venue et ils sont repartis à la charge.
— Pour dire quoi ?
— Leur idée, c’est que la seule solution, c’est… l’indépendance de la Californie.
Le petit rire de gorge de Marvin faisait penser à un adolescent qui a lâché une obscénité en public. Ronald savait exactement qui étaient les deux personnes en question. Il avait lu leurs déclarations qui, à l’époque, avaient été considérées comme une provocation. Il en connaissait parfaitement le contenu et c’étaient-elles qui lui avaient donné l’idée de contacter Marvin pour lui proposer son projet.
— Franchement, personne n’a pris l’idée très au sérieux.
— Et vous avez eu bien raison ! confirma Ronald. Ce serait une nouvelle guerre de Sécession et les fédéraux la gagneraient plus facilement encore que la première.
— On est d’accord. Mais ça nous a fait réfléchir. Certains d’entre nous se sont groupés pour acheter des terrains dans le comté de Solano.
— Pour quoi faire ?
— Construire une ville à nous. Ne plus rester englués en Californie, qui est en train de devenir un enfer. L’immigration, la pauvreté, la violence et ce crétin de gouverneur qui aggrave les choses et nous fait cracher pour payer ses erreurs.
Ronald écouta sans rien dire puis secoua la tête.
— Une ville ne vous servira pas à grand-chose. Vous serez toujours soumis aux lois, à la fiscalité, aux lobbies. Votre problème, c’est l’État. Aussi bien la Californie que l’État fédéral. Et pour se soustraire à l’État, il faut en avoir un.
Marvin était assez fier de son argumentation et, en constatant qu’il n’avait pas convaincu son interlocuteur, il ne cacha pas sa déception.
— Alors, se rebiffa-t-il, explique ce que tu entends par « avoir un État » ?
Ronald différa sa réponse. Il avait l’air de rassembler ses idées, comme si la question l’avait pris de court. Marvin tournait pensivement la canette dans sa main. On aurait dit qu’il y cherchait un millésime.
— Il y a cent quatre-vingt-treize États à l’ONU, commença Ronald. Plusieurs d’entre eux ont un budget annuel de moins d’un milliard de dollars. Rappelle-moi quel est le chiffre d’affaires d’une boîte comme la tienne.
— Près de trois cents.
— Voilà.
— Où veux-tu en venir ?
— Je dis simplement que ton entreprise est de l’ordre de grandeur de nombreux États dans le monde. Et même de la plupart, si vous vous y mettez à plusieurs, avec les autres GAFAM. Pourtant ces États, si pauvres qu’ils soient, possèdent quelque chose que vous n’avez pas et qui vous manquera de plus en plus cruellement.
— Quoi ?
— La souveraineté.
Marvin prenait un plaisir visible à cette discussion. Pour l’alimenter, il mettait son point d’honneur à formuler des objections.
— Excuse-moi mais nous ne sommes pas un peuple. Nous sommes des entreprises. Une entreprise ne peut pas posséder un État.
— Tout le monde peut posséder un État. Une mafia peut posséder un État, un groupe terroriste peut posséder un État, même un service de renseignement peut en posséder un, regarde la Russie. Et rappelle-toi ce qu’on disait de la Prusse au temps de Frédéric II : « Ce n’est pas un État qui a une armée. C’est une armée qui a un État. »
Ils n’avaient pas remis de bois depuis un moment, accaparés par la discussion. Un tapis de braises rougeoyait, traçant les lignes mouvantes de continents de feu.
— En somme, tu me conseilles d’acheter un État ?
Le visage rougi par le brasier, Marvin ne pouvait cacher l’excitation que provoquait en lui cette idée.
— Je te parle du principe, coupa Ronald. Les modalités, c’est autre chose. Les relations internationales forment un réseau complexe d’intérêts et d’interdépendances. Il y a des zones d’influence. Il faut aussi tenir compte des peuples, malgré tout. On ne peut pas se pointer avec un paquet de fric et dire « j’achète ».
— Je suis heureux de te l’entendre dire.
— Ce n’est pas impossible pour autant. Prendre le contrôle d’un pays, c’est un métier. Il faut choisir judicieusement sa cible, analyser les forces en présence et mettre en œuvre toutes sortes de techniques de subversion. Dans notre jargon, on appelle ça un coup d’État clefs en main.
Marvin se figea, frappé d’une sorte de stupeur voluptueuse, un peu comme le jour où on lui avait annoncé qu’il avait gagné son premier million avec ses algorithmes.
— Un coup d’État clefs en main ! répéta-t-il, les yeux dans le vague. Génial. J’adore.
Il se leva d’un bond et se dirigea vers un auvent couvert de tavaillons.
— Un coup d’État clefs en main, répétait-il en fouillant dans l’obscurité, jusqu’à trouver un frigo sous le bar.
Il en sortit deux petites bouteilles de soda puis vint se rassoir.
— Un coup d’État clefs en main… C’est ce que vous faites, alors, dans votre officine, à Providence ?
— Entre autres. Mais…
— Mais quoi ?
— En vérité, j’ai quitté Providence. Pour monter ma propre agence.
Ronald saisit un tisonnier qui traînait près du foyer et se mit à fourrager dans les braises, libérant des effluves de résine brûlée.
— Franchement, reprit-il en laissant paraître sa gêne, cette discussion me met un peu mal à l’aise. C’est mon pain quotidien, ces histoires de politique et ces opérations secrètes, et c’est pour cela que j’en ai parlé. Mais je ne voudrais surtout pas que tu croies que je suis venu te vendre mes services…
Marvin but une grande rasade de soda.
— Quelle idée ! Franchement, ça ne m’a pas effleuré l’esprit. J’aime les discussions stimulantes. J’ai si rarement l’occasion de parler avec des gens qui ne travaillent pas dans mon domaine… La plupart des personnes que je vois ont le nez dans le guidon, comme moi. Ça fait du bien de prendre de la hauteur. Il y a longtemps que je n’ai pas eu de conversation comme celle-là, avec de grandes idées et des projets visionnaires. Au fond, il n’y a que cela qui m’intéresse.
Il jeta sa bouteille vide sur les braises et regarda le plastique se tordre sous l’effet de la chaleur. Il reprit sur un ton plus grave.
— On a une nouvelle réunion bientôt, avec les libertariens. Le groupe s’étoffe, à ce qu’il paraît. On est tous concurrents mais on a des problèmes communs, et le principal, c’est celui qu’on vient d’aborder. Je vais leur parler de ton idée. Sûr que ça va les emballer autant que moi.
— Comme tu voudras, mais méfie-toi quand même. On vous accuse déjà de tous les vices. Si quelqu’un venait à apprendre que vous avez de tels projets, ce serait la catastrophe. C’est le genre de sujets qui doivent rester absolument secrets et être sous-traités à des professionnels de confiance.
— Laisse-moi faire.
Ils parlèrent encore longtemps dans la nuit silencieuse. Ils évoquèrent leurs amis d’autrefois. Comme tous les grands affectifs, Marvin gardait en mémoire le nom de leurs professeurs et des anecdotes insignifiantes sur leur vie d’adolescents.
— Tu ne peux pas savoir comme je suis heureux de t’avoir retrouvé, conclut-il en posant la main sur l’épaule de Ronald.
Bien qu’il eût toujours horreur du contact physique, il se garda de tressaillir. Il en remit même une couche à propos du bonheur que ces retrouvailles étaient censées provoquer en lui.
Ils avaient laissé mourir le feu, et les braises ne les réchauffaient plus. La fraîcheur venue de la mer faisait frissonner Marvin sous son T-shirt. Il proposa à Ronald de redescendre.
La centrale domotique avait fait diminuer l’intensité de toutes les lampes pour la nuit. Les salons plongés dans la pénombre paraissaient encore plus inhumains que de jour.
— Tu es venu comment ?
— En taxi.
Marvin appela un de ses chauffeurs. Une limousine noire se gara devant eux en crissant sur le gravier de la cour. Deux vigiles guettaient dans l’ombre, à la lisière des bosquets de buis. Ronald monta à l’arrière et Marvin se pencha à l’intérieur par la vitre ouverte.
— Rappelle-moi comment elle s’appelle, ton agence.
— Ne cherche pas, répondit Ronald, qui avait remis ses lunettes noires malgré l’obscurité. C’est mon agence, point final. Tu ne la trouveras nulle part. Discrétion d’abord. Il suffit de t’adresser à moi.
— Tu n’as laissé qu’une adresse postale sur ta lettre.
Ronald sortit de sa poche de veston une petite carte de visite sur laquelle figuraient son nom, un numéro de portable et une adresse mail.
— J’ai compris, murmura Marvin, trop heureux d’entrer, si peu que ce fût, dans le monde du secret. Je te donne des nouvelles bientôt.
Et il ajouta, avec une mimique de conspirateur :
— Discrètement.
Il était trois heures du matin. Le chauffeur reconduisit Ronald sans desserrer les dents. Il le déposa à cent mètres d’un hôtel trop minable pour qu’il eût osé en donner l’adresse. »

À propos de l’auteur
RUFIN_jean_christophe_Steeve_juncker_gomezJean-Christophe Rufin © Photo Steeve Juncker Gomez

Jean-Christophe Rufin est médecin. Il fut l’un des pionniers du mouvement humanitaire et, à ce titre, a parcouru de nombreux pays en crise. Il a exercé des fonctions diplomatiques (attaché de coopération au Brésil, ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie). Romancier, il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages qui ont tous conquis un large public en France et à l’étranger: Rouge Brésil (prix Goncourt 2001), Immortelle randonnée, Le Tour du monde du roi Zibeline, ainsi que la série des aventures d’Aurel le consul… Il est membre de l’Académie française depuis 2008. (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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L’Or du Rhin

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En deux mots
Une jeune femme est retenue prisonnière, un prof de grec est assassiné non loin de l’Université populaire où il enseigne et un attentat terroriste endeuille Strasbourg. Le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope se souviendront longtemps de ce 11 décembre 2018 et de leurs enquêtes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Rapt, homicide(s) et terrorisme

Pour la nouvelle enquête du duo formé par le commissaire Landrini et la journaliste Ira Hope, Dominique Gouillart n’a pas lésiné sur les moyens, nous offrant une enquête qui va aussi s’appuyer sur l’Histoire alsacienne mouvementée pour nous offrir une «enquête rhénane» haletante.

Malika n’a plus vraiment la notion du temps en ce 11 décembre 2018, car cela fait de longues heures qu’elle est séquestrée dans ce qui ressemble à une cave. La drogue qu’elle est contrainte d’ingurgiter rend sa mémoire défaillante. Le commissaire Landrini en revanche n’oubliera pas de sitôt cette date. Il était paisiblement en train de manger une choucroute lorsqu’il a reconnu les rues de Strasbourg sur les chaînes d’information qui relataient l’attentat terroriste en cours et la recherche active du ou des fauteurs de trouble. Son téléphone a toutefois mis du temps à sonner et n’a pas manquer de le surprendre. Au lieu d’apporter du renfort à ses collègues, il a été chargé d’enquêter sur un meurtre mystérieux commis rue des Bains. Un enseignant de grec à l’Université populaire avait été retrouvé bardé de deux entailles profondes gisant sur le trottoir.
L’enquête ne s’annonce guère aisée avec si peu d’indices. Alors, il faut commencer par dérouler les leçons de base, essayer l’enquête de voisinage, demander aux voisins ce qu’ils ont pu voir ou entendre, approcher les collègues et les étudiants.
Tandis que le policier et la journaliste se démènent, Malika se morfond dans sa cellule, essayant avec peine de lutter contre les drogues qu’on lui administre pour tenter de structurer ses pensées. Mais son esprit vagabonde, l’entraîne en Grèce où elle a passé des vacances sur un voilier avec sept autres personnes. Elle avait profité du désistement de sa sœur blessée pour rejoindre ce groupe et répondre à l’invitation du professeur aujourd’hui décédé. Sans savoir pourquoi ces images lui reviennent, elle revoit parfaitement la victime, le couple Bartel et les autres occupants. Des informations qui seraient bien utiles à Landrini qui commence cependant à dérouler le fil ténu de son enquête.
En explorant l’appartement et l’ordinateur de l’enseignant, il a pu découvrir qu’il rédigeait des chroniques sous le pseudonyme de Pantaleon pour mettre en garde contre des complotistes qu’il annonçait vouloir dénoncer prochainement. Une piste à explorer, tout comme celle qui conduit chez Wagner. Mais c’est Ira qui va finir par comprendre que c’est sur les photos de vacances prises en Grèce que se trouve la clé de l’enquête.
En tant que membre éminente active de la Société d’Études holmésiennes, Dominique Gouillart joue parfaitement sur le registre des indices semés au fil du récit, sans oublier les fausses pistes et les rebondissements, ce qui rend ce suspense fort agréable à lire. Mais l’intérêt de son récit est double, car il explore aussi le passé tourmenté de la région, celui qui donne son titre au livre, et qui va bien au-delà de la musique de Wagner. On y arpente les rues de Strasbourg comme c’était le cas dans ses précédents romans, «Échec à la reine» (2018) et «Le Monstre vert de Strasbourg» (2021) et on remonte le temps, lorsque l’Alsace était tour à tour allemande puis française. Des bouleversements qui ont donné lieu à bien des histoires et légendes dont les esprits curieux comme celui de Dominique Gouillart fait son miel. Et nous régale !

L’Or du Rhin
Dominique Gouillart
Le Verger Éditeur
Polar
200 p., 12 €
EAN 9782845744202
Paru le 4/11/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Strasbourg. On y évoque aussi une croisière au large de la Grèce et les contreforts des Vosges.

Quand?
L’action se déroule en 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
En cette nuit fatale du mardi 11 décembre 2018, Strasbourg est secouée par un attentat qui endeuille brutalement le marché de Noël. Toutes les forces de police sont mobilisées pour courir après le terroriste qui s’est enfui en direction du quartier de Neudorf. Le commissaire Landrini, resté seul de garde, hérite d’un meurtre commis près des bains municipaux, bien trop à l’écart pour être du fait du terroriste.
Rageant de ne pas pouvoir se joindre à ses collègues dans leur traque, il entame ce qui va devenir une enquête d’une grande complexité. Enlèvement, assassinat, manipulation des réseaux informatiques, organisation criminelle internationale, science et pseudo-science, et même l’opéra de Wagner viendront s’entrechoquer dans cette affaire, où la journaliste Ira Hope ne sera pas de trop pour aider le commissaire, qui risquera sa vie.
Cette troisième enquête d’Ira Hope mêle intrigue et rebondissements sur un rythme haletant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« L’ampoule rouge qui pendait au plafond dispensait une lumière parcimonieuse et sanglante dans la cave en béton où elle était enfermée. Depuis combien de temps? Malika ne savait plus exactement. Quatre jours? Cinq jours? Régulièrement, quand elle dormait – ce qui était presque toujours le cas -, on venait lui apporter une maigre nourriture et changer le seau hygiénique, mais l’eau qu’elle buvait avait un goût métallique prononcé et la mettait dans un état semi-comateux, qui lui faisait perdre la notion des heures et des jours.
Elle ne maîtrisait pas vraiment ses pensées: c’étaient ses pensées qui s’imposaient à elle, et s’enchaînaient de façon chaotique. Le somnifère, ou l’anxiolytique, en tout cas la drogue qu’on lui administrait, diluée dans l’eau qu’elle était bien obligée de boire sous peine de mourir de soif, lui ôtait toute énergie et effilochait sa lucidité. Le temps vide de tout, sauf d’ombres inquiétantes, s’écoulait seconde par seconde, minute par minute, le passé remontait par bribes incertaines, et le futur se perdait dans les sables de l’angoisse.
Il lui fallait faire un effort extraordinaire pour se rappeler le rond-point de Dorlisheim, encore en travaux, au pied des Vosges – un vendredi soir, lui semblait-il – où elle était sortie de sa voiture pour effectuer un reportage-photos. Elle avait senti un chiffon humide sur sa figure, avec une odeur aigre. C’est tout ce qu’elle se rappelait. Elle s’était ensuite retrouvée dans ce cube de béton, une cave sans doute, dont sa main droite pouvait effleurer le mur de parpaings, et sa main gauche râcler le sol irrégulier. Elle était couchée sur un matelas en mousse qui atténuait la rudesse du sol. Ses pieds pouvaient presque toucher le mur opposé à sa tête, ce qui supposait une distance d’un peu moins de deux mètres. Le mur qui lui faisait face était un peu plus long ; peut-être trois mètres. Ce qui voulait dire, pensait-elle avec effort dans son cerveau ralenti, qu’elle était enfermée dans un local dont la surface faisait cinq ou six mètres carrés.
Quand elle demeurait plus longtemps sans boire, et qu’elle était davantage éveillée, elle observait les variations de la lumière rouge sur les parois. Et puis elle se rendormait, La cave était remarquablement silencieuse. On n’entendait rien. Sauf, de temps à autre, un bruit caractéristique de chaudière qui se rallumait. Cela expliquait pourquoi elle n’avait pas froid.
Des souvenirs très lointains remontaient par bribes dans sa conscience, mais elle n’avait pas le temps de s’y arrêter parce qu’ils s’enfuyaient aussitôt. Elle savait encore qui elle était – Malika -, qui l’avait élevée – Hubert -, quel métier elle exerçait – photographe -, en quelle année on était – 2018 – mais ces flashes surgis d’une sorte de néant ne faisaient que rajouter à sa confusion mentale.
Elle résista à la tentation de boire, pour ne pas retomber dans cet état presque confortable, mais confus, de semi-inconscience narcotique. Qui avait bien pu l’enlever en ce soir de décembre? Pourquoi la séquestrait-on? Elle ne se voyait pas d’ennemis particuliers. Mais pouvait-on savoir? Sa conscience embrumée balayait les cercles de son milieu professionnel, de ses parents, de ses relations nombreuses en France et à l’étranger… Que pouvait-on lui reprocher? D’avoir trop bien réussi, peut-être. Mais de là à l’enlever et à la séquestrer…
On avait certainement signalé sa disparition. Sa sœur, en tout cas, devait forcément s’étonner de son silence: elle avait sûrement averti la police. Une enquête avait été lancée, on interrogeait sa sœur, son père, ses amis. On cherchait quand et où on l’avait vue en dernier, on étudiait ses habitudes et ses derniers rendez-vous, on lançait des hommes à sa recherche…
Et si personne n’avait signalé sa disparition?
On lui donnait bien à manger et à boire, l’air tiédasse circulait librement, elle était encore en vie. Mais pour combien de temps? Qu’est-ce qu’ils voulaient? Obtenir une rançon? La violer? Jusqu’ici, elle n’avait pas été agressée physiquement, mais ça pouvait venir. Un individu venait la ravitailler. Elle l’avait entraperçu: un geôlier vêtu de noir, sinistre. Pourquoi? Le supplice d’un emprisonnement à vie? Quelle horreur!
Elle avait toujours éprouvé de la pitié pour tous ces animaux qu’on voit enfermés dans des cages, condamnés à une détention sans fin. Ils n’avaient pas demandé à subir ce sort. Elle non plus. Un désespoir brutal s’abattit sur elle à l’idée d’être détenue elle aussi, des années durant, dans un cachot aveugle. Flageolante, elle se leva pour aller boire. Entre le confort artificiel de la drogue et l’angoisse de l’éveil, autant choisir la drogue! Elle se recoucha.
La porte métallique s’entrouvrait parfois sur son cerbère… Elle était trop comateuse pour réagir, mais elle le distinguait vaguement entre ses paupières mi-closes: une silhouette haute et maigre; un homme, certainement. Il posait sur le sol un carton de nourriture et changeait le seau. Il jetait un bref coup d’œil en sa direction. Elle distinguait le pantalon noir et le sweat à capuchon rabattu jusqu’à ses yeux. Un violeur ou un tortionnaire? Non! Un homme de main qui exécutait les ordres comme un fonctionnaire? Sans doute. Un salaud, en tout cas.
Ensuite, elle se traînait jusqu’aux provisions: deux très longs sandwichs, quelques bananes et une bouteille d’eau en plastique d’un litre et demi.
La cave sentait les bananes, dont les peaux rendaient une odeur douçâtre; elle exhalait aussi faiblement le vin qui y avait été probablement entreposé. L’image d’une bonne bouteille surgissait pendant quelques secondes, mirage au milieu du désert de la nuit. Une vague odeur de bois était également perceptible. Peu à peu, le narcotique faisait son effet, estompant la terreur de l’enfermement à vie, des sévices qu’on pourrait lui infliger. Le grand escogriffe entraperçu n’avait cherché ni à la tuer, ni à la malmener, ni même à l’approcher. Jusqu’à quand? Hésitait-il? Quel était son rôle, et pourquoi la retenait-il ainsi? De nouvelles images envahissaient sa conscience peu consciente, à la fois molles et heurtées, transférant l’angoisse dans l’au-delà du cauchemar. Elle s’endormait.
Elle ne pouvait pas savoir quelle frénésie avait gagné le monde réel, un monde dont elle était désormais exclue.

Au même moment, vers 21h 00, le commandant Landrini arrivait en voiture à l’angle de la rue des Bains et du boulevard de la Victoire, à Strasbourg. Le trajet en voiture lui avait permis de remettre de l’ordre dans ses idées, chahutées par l’ampleur des problèmes qui se posaient à lui. Conduit par le jeune lieutenant Wolter, récemment intégré dans la brigade, le véhicule avait foncé. Les artères, fantomatiques, étaient totalement désertes: pas un passant, pas une fille pour faire le trottoir, pas une ombre.
La couleur rouge du véhicule des pompiers, dont les zébrures jaunes ressortaient dans la nuit, avait attiré immédiatement leur attention. Ils s’étaient garés juste derrière. La minuscule rue des Bains tire son nom des impressionnants bains municipaux, au style colossal et germanique, que l’Allemagne de Guillaume II a légués à la ville de Strasbourg, et qui la bordent sur la totalité de son flanc est. On pouvait deviner l’imposant bâtiment, brunâtre à cette heure, dont les sommets se perdaient dans la nuit.
Le capitaine des pompiers attendait les deux policiers. Il ne dissimula pas sa satisfaction de les voir arriver. Les bandes jaunes réfléchissantes tranchaient sur sa tenue sombre. Ses joues et son nez étaient rougis par le froid, et de la buée s’exhalait de sa bouche quand il parlait. On était dans la soirée du mardi 11 décembre 2018; des attentats avaient éclaté au centre de Strasbourg. On ne savait plus où donner de la tête, et on appelait déjà le véhicule des pompiers sur un autre site.
L’immeuble moderne, en forme d’équerre, qui faisait le coin du boulevard de la Victoire et de la rue des Bains, avait son entrée sur le boulevard, et la sortie des garages sur la rue. C’est devant cette sortie de garage qu’un passant avait aperçu un corps allongé sur le sol. Incapable de déterminer si l’homme était vivant ou mort, blessé ou ivre mort, il avait immédiatement appelé le 15.
Quand les pompiers étaient arrivés, l’homme était bel et bien mort, et ce n’était plus de leur ressort. Comme le capitaine l’expliqua rapidement à Landrini, ils s’étaient efforcés de ne pas polluer la scène de ce qui était manifestement un crime, puisque deux entailles sanglantes apparaissaient nettement dans le dos de la victime, allongée sur son flanc gauche, la face dirigée vers la paroi métallique de la porte du garage, et les jambes repliées. »

Extrait
« Ira se penche sur une première photo: sept personnes y prennent la pose, debout sur le pont d’un bateau. Ils sont tous en short ou en maillot de bain, bronzés et souriants.
— C’est un ensemble de photos prises en Grèce, commente Sonya: les unes prises par Alex, les autres par Malika, en septembre dernier. Ils m’ont donné les meilleures. Pour moi, c’était une façon de voyager virtuellement, puisque je n’avais pas pu faire le déplacement. Sur l’image que vous, avez là, on voit à gauche les organisateurs du voyage el leurs enfants, les Bartel; au milieu, vous avez Alex. Quand je pense… C’est Malika qui a pris la photo, et on ne la voit pas dessus. Pourvu qu’elle ne soit pas en danger! À droite, vous avez les deux scientifiques du voyage, un chercheur en biologie et son assistant. Est-ce que vous ne remarquez rien ? Non. Au début, Ira ne remarque rien. Mais peu à peu, en bien, une petite idée germe dans sa tête. » p. 142

À propos de l’auteur
GOUILLART_Dominique_DRDominique Gouillart © Photo DR

Dominique Gouillart est arrivée en Alsace pour des raisons professionnelles, séduite par le charme de la région, elle y est restée. Universitaire, elle est spécialiste des Littératures de l’Antiquité, une passion qu’elle a fait partager pendant des années à ses étudiants. L’Antiquité, explique-t-elle, n’est pas une fin en soi: c’est un pont entre passé et présent, une réponse à nos questions et nos angoisses contemporaines à travers les grands mythes antiques. Elle est membre actif de la Société d’Études holmésiennes Les évadés de Dartmoor et a rédigé plusieurs articles et nouvelles dans la revue Le Carnet d’écrou. Elle a publié trois volumes dans la collection «enquêtes rhénanes»: Échec à la reine (2018), Le Monstre vert de Strasbourg (2021) et L’Or du Rhin (2022). (Source: Le Verger Éditeur)

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Les sables

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En deux mots
Dans une cité portuaire des bateaux partent et arrivent, des gens se croisent, apparaissent puis disparaissent. Marlo est le premier à ressentir ce trouble, à vivre des événements qu’il a de la peine à comprendre, entre réalité et fake news. Il sera suivi d’une galerie de personnages qui eux aussi tenteront de sortir des sables.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Six personnages en quête de réel

Pour son premier roman, Basile Galais a choisi de nous transporter dans une cité portuaire, dans un monde où la vérité a disparu. Alors tous ses personnages tentent de la retrouver. Déroutant, troublant, étrange.

« Les Sables est venu avec le vent, porté par les bourrasques qui s’engouffraient entre les immeubles droits d’une ville, celle du Havre, de la Cité, un espace traversé de lumières qui a ouvert un interstice dans lequel je me suis coulé. Car il est avant tout question d’une plongée en écriture, une immersion totale qui m’a saisi et a saisi, d’un même élan, chacun des personnages, nous mettant au même rang. » Après avoir fait les Beaux-Arts, c’est au bénéfice d’une résidence d’écriture au Havre que Basile Galais a écrit ce premier roman très singulier.
À l’image de Marlo, le premier personnage à entrer en scène dans cette dystopie, le lecteur est en permanence appelé à se mettre au diapason des personnages, tous en quête de vérité. Pour Marlo, il ne semble pas y avoir de doute. Il se souvient nettement du déroulé des événements. Sur la jetée, il a assisté à une altercation entre deux groupes d’hommes avant de rentrer chez lui retrouver ses parents et son frère jumeau. Mais le lendemain, tout le monde avait disparu, même un bout du complexe portuaire, avalé par sa mémoire ou par la force des éléments.
Ester, quant à elle, doit rejoindre un centre de recherches accessible uniquement par bateau. Une mission curieuse qui la déstabilise, les instructions restant parcellaires. Il faut avouer que pour une professeure de linguistique ces mots qui perdent leur sens sont tout sauf rassurants. Et les choses ne vont pas aller en s’arrangeant car on a annoncé la mort du Guide. Peut-être la dernière figure tutélaire à laquelle se raccrocher. Même si presque simultanément l’image se brouille à nouveau. Il est question de fake news. Mais le doute persiste et ronge les esprits. «C’est comme si son expérience sur l’île et la mort du Guide n’étaient qu’une seule et même chose, une sorte de jeu de miroirs orchestré par un illusionniste voulant la rendre folle.» D’ailleurs, elle semble incapable d’une pensée structurée, ce qui pour une enseignante est un gros handicap. Ses élèves vont en faire la douloureuse expérience.
Pourra-t-elle compter sur Gaspar qui a fait ce curieux voyage avec elle. Mais ce peintre est lui aussi confronté à une énigme. Quels sont ces visages qui apparaissent? Ont-ils un lien avec la mort du Guide? Lui qui essaie de saisir le réel pour le retranscrire, de déposer sur sa toile les nuances de couleur, de lumière, de densité peine aussi à transcender son ressenti dans ses œuvres.
Alors qu’il se rapproche d’Ester, qu’ils font l’amour, le mystère n’en reste pas moins entier. «Tout est noyé dans une sorte de doute que les personnages tentent de résoudre en courant, à leurs risques et périls, après une vérité qui se dérobe» explique Basile Galais dans un entretien accordé à Maze.
C’est cette étrangeté, cette ambiance particulière que plusieurs autres personnages vont traverser, à commencer par Maeva, la journaliste et Henri le photographe, tous deux en quête de légitimité. Sans oublier Alexander, sorte d’agent secret retiré des affaires pour jouir de ses biens, un appartement avec une piscine étonnante et dont la relation avec Ester reste bien mystérieuse. Un mystère qui plane encore davantage sur Dennis, spécialistes des mondes virtuels et dont on comprend qu’il est sans doute celui qui a le plus de mal à faire le tri entre le vrai et le faux, le virtuel et le réel. Peut-être qu’à la nuit tombée, lui aussi trouvera de quoi se rassurer dans le sexe.
Basile Galais dit ici toute l’étrangeté de notre société, bombardée par des images et de l’information en continu, mais qui a du plus en plus de peine à faire le tri, à discerner l’important du superflu, le vrai du faux. À l’image de quelques-uns de ses personnages, il nous suggère de trouver des points d’ancrage dans l’art et la culture. La photographie, la peinture, l’écriture deviennent alors les nouvelles frontières. Celles qui nous offrent la liberté.

Les Sables
Basile Galais
Éditions Actes Sud
Premier roman
240 p., 21 €
EAN 9782330169213
Paru le 17/08/2022

Où?
Le roman est situé dans une ville portuaire, sans davantage de précisions

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est une Cité portuaire, verre et béton sur sable, qui se dresse contre un ciel-champ de bataille. Un enfant se volatilise, la ville est amputée d’un morceau de terre mais ne s’en souvient pas. Une fake news tourne en boucle sur tous les écrans, la mort d’un Guide spirituel, quelque part au fond d’un désert, secoue des mondes lointains, retentit jusqu’au plus proche. L’information attaque la réalité et le vertige saisit chacun différemment, interrogeant la mémoire, la vérité, l’avenir. Dans la tempête, quelques silhouettes se détachent, nous ouvrant le chemin vers une histoire de disparition et d’oubli.
Dans une langue précise et atmosphérique, génératrice d’images en haute définition dont la netteté contraste avec éclat contre le mystère omniprésent, Les Sables observe comment les habitants de la Cité s’affrontent à cette série de dérèglements. Et nous plonge dans leur trouble.
Sismographie d’une modernité inquiète où la réalité n’est jamais certaine, ce roman est aussi une expérience d’immersion totale dans l’univers inédit et immédiatement prégnant d’un écrivain qui croit aux pouvoirs de l’imagination.

Les critiques
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Toute la culture (Marianne Fougère)
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Basile Galais parle de sa résidence d’écriture au Château Hagen de Nouméa où il a retravaillé son premier roman Les sables © Production Alexandre Rosada

Les premières pages du livre
« LA ZONE
Il avançait comme le spectre d’un lieu hanté. Il était l’ombre de la zone, l’enfant d’un hors-champ.
Les lampadaires se dépliaient dans la brume, de grands cônes de lumière jaune qui s’évaporaient dans le noir. Les allées étaient désertes, quelques emballages volaient le long du trottoir. Au loin, la myriade de lumières du complexe éblouissait la nuit. Un souffle grondait, s’arrêtait puis recommençait. La flamme emplissait le ciel, une lumière vacillante apparaissait sur son visage puis le noir s’emparait de nouveau des formes. C’était un immense crachat de feu qui s’échappait des cheminées et cela lui semblait la plus belle chose qui soit. Ces quelques mètres de combustion le bouleversaient depuis toujours.
Marlo était né là. La zone était déjà abandonnée à l’époque, supplantée par le complexe qui venait de s’établir. Son père l’avait imprégné de sa méfiance face à ce monstre rutilant qui l’avait poussé à passer ses journées dans le canapé du salon, vêtu de son éternel jogging maculé de taches de gras, il s’enfilait son premier whisky à quatorze heures, jamais avant. C’est la faute au complexe, il disait. Le doigt de Marlo aussi, c’était la faute au complexe, cette protubérance qui s’échappait de son auriculaire droit, cette petite monstruosité qui se faisait l’écho des cheminées cracheuses de feu et des cuves chromées dont les reflets déformaient l’espace alentour. Tous les médecins qu’il avait consultés s’étaient tus en la voyant, comme s’il n’y avait là rien à redire, ils avaient simplement échangé un regard entendu, les hommes en blouse blanche et ses parents.
Il avait grandi entouré par la haine du complexe, une haine qui se développait proportionnellement à sa protubérance, une croissance lente et inexorable. Pourtant, depuis qu’il avait sept ans il sortait chaque soir par la fenêtre de sa chambre pour aller admirer les machines qui s’y activaient la nuit. Un grouillement de lumières et de sons, c’était l’atmosphère dans laquelle il s’était construit. Il se demandait si c’était dû à son petit doigt, cette fascination pour les géants mécaniques.
Il errait comme chaque nuit, porté par les souffles qui s’échappaient des cheminées du port. Les barbelés brillaient dans l’éclat fugitif des flammes. Au loin, les lumières de la Cité vibraient. L’air était lourd et saturé d’une odeur qui lui piquait la gorge et les yeux. Ses pas résonnaient un instant dans la nuit avant de se fondre dans le murmure des machines. Il y avait quelque chose d’organique dans ce ballet de lumières et de sons, quelque chose qui lui faisait considérer le complexe comme une créature vivante, avec ses râles, ses grognements et son pouls battant la mesure.
Il longeait la clôture, enveloppé par cette étrange harmonie, lorsqu’un mouvement rompit le calme. À une centaine de mètres devant lui, au niveau de la guérite marquant l’entrée du complexe, un projecteur découpait nettement les silhouettes qui se contorsionnaient dans la nuit. Un jeune homme aux cheveux longs se débattait face à deux colosses en costume noir. Il s’agrippait de toutes ses forces à un caméscope que les deux hommes tentaient de lui extirper. Le jean du jeune chevelu qui se tortillait dans tous les sens avait glissé au niveau de ses genoux et son tee-shirt commençait à partir en lambeaux dans la lutte. Les colosses, avec leurs crânes luisants, prenaient nettement le dessus.
Ils parvinrent enfin à le maîtriser et se dirigeaient vers l’intérieur du complexe quand le jeune homme se mit à hurler dans la direction de Marlo 99.9 la parole du loup qui dort, 99.9 rien ne stoppe les flux invisibles, 99.9 le pouvoir n’a pas de prise sur le vide ! Il avait la voix d’un possédé, on aurait dit un fou en plein délire, un prophète déclamant une litanie. Les hommes en costume se retournèrent et balayèrent l’obscurité du regard. Marlo se plaqua au grillage, le souffle court. Il entendit le captif se contorsionner dans un ultime effort et crier 99.9 ! Son cœur était à deux doigts de lui exploser le thorax. Quand il se dégagea du grillage pour jeter un œil à la scène, les trois silhouettes avaient disparu. Il ne restait qu’une tache de lumière, vide.
Lorsqu’il arriva à la bicoque, l’horizon commençait déjà à bleuir. Le rideau de sa chambre oscillait dans le vent qui s’engouffrait par la fenêtre entrouverte, de la fumée s’échappait par la grille d’aération, une flaque reflétait un morceau de lune. Il aperçut la silhouette de son frère endormi, il l’observa quelques instants, détaillant ce visage qui aurait pu être le sien, cette peau translucide qui ne pouvait voir le jour sans brûlure, et ces yeux, derrière les paupières closes, qu’il savait azurins. Il trouvait toujours étrange de pouvoir contempler son double exact, il ne s’était jamais habitué à cette sensation paradoxale, cette façon qu’il avait de se retrouver dans l’autre sans jamais parvenir à s’y reconnaître totalement. Son jumeau dormait paisiblement. Une douleur aiguë irradiant l’extrémité de sa main le sortit de sa rêverie. Il enjamba la fenêtre sans bruit, se glissa dans les draps glacés et aperçut son doigt ; la protubérance était violine.
Ça, il était le seul à l’avoir.
Un jour, alors que les vieux barbus grisonnants s’étaient regroupés dans le salon, comme ils faisaient quelquefois, parlant fort et crachant leur haine envers le complexe, le plus en verve, un gros à la moustache drue qui sentait le rance, l’avait saisi par les aisselles et brandi devant les autres comme un trophée de chasse, exposant son petit doigt aux regards ébahis de ses camarades. Son père ne l’avait pas supporté et ils s’étaient battus dans le salon, mettant tout sens dessus dessous. Les objets avaient valdingué, l’ancienne table basse en verre s’était brisée. Tout s’était terminé quand sa mère était sortie de la cuisine et avait hurlé. Le gros moustachu, son père et les autres qui braillaient autour s’étaient arrêtés net. C’était sa force, à sa mère, elle ne disait jamais rien, elle faisait tout, et de temps en temps elle hurlait. Il y avait en elle un feu qui par instants jaillissait, autrement, il restait tout entier contenu dans sa chevelure cuivrée. Marlo s’était tenu là, le gros moustachu et les autres s’étaient tirés en vitesse et son père s’était affalé dans le canapé l’air hagard. Il avait du sang déjà sec sur la lèvre inférieure et sous la narine droite. Depuis, les barbus grisonnants n’avaient pas reparu si ce n’est au détour d’un article dans la presse locale décrivant une énième tentative de blocage du complexe par un groupe de récalcitrants, et son père n’avait plus décollé son derche du canapé. Marlo s’était senti responsable de cette déchéance, il avait appuyé tous les jours sur son petit doigt pour que la protubérance disparaisse, cette petite excroissance qui semblait la cause de tous les maux.
La radio tournait à plein tube quand il se réveilla. Les voix du monde pénétraient sa chambre, celle d’un chroniqueur à la diction saccadée, celles d’hommes en colère, de femmes éplorées, d’enfants en détresse ; des tonalités et des langues qui lui emplissaient l’esprit d’images mentales variées, un désert à perte de vue, des visages mats enturbannés, de grands tissus dans le vent, des kalachnikovs. Le lit de son frère était vide, le salon aussi. La radio diffusait pour les objets, le canapé défoncé par le cul de son père qui s’y enfonçait chaque jour, le poste télé à l’écran bombé, le papier peint crasseux qui se décollait en lambeaux, les semblants de plantes que sa mère s’entêtait à conserver bien qu’elles soient toutes à moitié mortes, le tapis à poils qui abritait des années de poussière, une guirlande cramée pendue à la bibliothèque, les quelques livres jaunis qu’elle contenait, les sacs poubelles remplis de bouchons en plastique que Marlo collectait. C’était la première fois qu’il voyait ces objets isolément et cela lui parut bizarre. Il prit alors conscience de l’absence de ses parents, de l’absence de son frère. Il s’approcha de la fenêtre de la cuisine donnant sur la zone et l’ouvrit.
L’odeur avait quelque chose d’iodé, un parfum qui se déposait sur la peau. Des cristaux de sel constellaient le montant de la fenêtre. Une lumière étrange éclairait les ensembles de béton et de tôle. Les plantes grimpantes continuaient d’envahir les surfaces ; on disait de certaines espèces qu’elles avaient la force de briser des carreaux. Les structures des silos se découpaient à contre-jour, le quai jonché d’éclats de verre scintillait.
Un courant d’air traversa la pièce, portant avec lui l’atmosphère suspendue de la zone. La radio tournait toujours. Il était question d’un martyr, d’une vengeance prochaine et d’une foule qui se piétinait et s’automutilait dans sa procession. Ça braillait à travers le poste dans une langue inconnue, il y avait de l’exaltation, du désespoir bruyant. Ici, c’était vide, Marlo était seul. Pourquoi ne parlait-on que du bruit ? Il sentait son monde se rétrécir dans les cris qui s’échappaient du poste. Il alluma la télé, l’image hésita un instant puis une foule vue du ciel apparut, matérialisant la plainte qui s’échappait de la radio. Une journaliste blonde au teint clair dit Le Guide est mort. Marlo sentit une bouffée d’angoisse monter. Un élancement sourd parcourait son petit doigt, la malformation semblait plus grosse et plus violette que la veille. Il se dirigea vers la porte et sortit dans la zone.
Une lumière diaphane imprégnait l’espace d’une sorte de transparence. Il longea le quai désert, passa devant les docks aux verrières brisées par la végétation hargneuse. Des grillages et des panneaux d’interdiction en barraient l’entrée, le maillage métallique crevé en plusieurs endroits découvrait des restes de squats à l’intérieur des enceintes. Les nomades qui habitaient ces lieux précaires avaient disparu. Il sentait l’angoisse le coloniser lentement.
Ses pas sonnaient creux, comme si l’esplanade avait perdu sa consistance. Il continua d’avancer, se dirigeant instinctivement vers le complexe. Devant lui, il aperçut le seau, la flasque cabossée et la boîte de plombs du vieux pêcheur posés sur la bitte rouillée. Il avait beau le voir chaque jour, ils ne s’étaient jamais adressé la parole, le vieil homme semblait vivre retranché en lui-même. Il s’approcha, s’attendant à deviner la silhouette en contrebas, penchée sur les eaux, mais il n’y trouva personne. Le pêcheur n’était plus là.
Il se mit à marcher de plus en plus vite. La lumière irréelle, la sensation d’être pris en étau, la disparition de ses parents, de son frère, la disparition de toute présence humaine ; il n’arrivait pas à appréhender les choses, tout était différent. Sa marche se transforma en course, une course effrénée qui se voulait oubli, fuite, réveil. Mais rien, rien qu’un souffle haletant, une sueur froide et l’inconnu. Marlo était seul, perdu dans l’ombre d’un cauchemar.
Il arriva au niveau de la guérite, l’endroit même où, la veille, il avait assisté à l’altercation entre les types en costume et le jeune chevelu. Là où trônait la vieille bâtisse en dur, au bout de la digue reliant la zone à la Cité, il n’y avait plus rien, rien hormis la mer. Marlo crut que ses veines allaient éclater sous la pression, son sang battait ses tempes et des acouphènes lui martelaient les oreilles. Il s’approcha, les jambes en coton. Une béance crevassait l’esplanade. La jetée avait disparu, la guérite avec. Les contours de la Cité s’étaient évaporés. La zone était devenue une île à la dérive.
Il ne restait que l’océan, immense.

LA CITÉ
ESTER
C’est un jour neutre. Le paysage portuaire se dilue dans l’atmosphère sans contraste. Un vent léger menace de forcir. La mer grise est froissée par le clapot. La ville est muette et figée, pas une présence ne s’en extrait hormis quelques feuilles qui volent. Seuls les goélands rompent le calme, ils gueulent et tournoient dans le ciel laiteux.
Ils ont certainement tous reçu le même e-mail une semaine auparavant, sinon ils ne seraient pas là à se jauger, ne sachant pas vraiment quel désir les a poussés jusqu’ici. La curiosité, ou autre chose peut-être. Le silence de la Cité qui s’étend et l’absence de contours auxquels se rattacher instillent une certaine méfiance au sein du groupe qui petit à petit s’étoffe de nouveaux membres. Ils sont tous vêtus de noir. Rien de tel n’était mentionné dans le courriel qu’ils ont reçu. Pourquoi donc cette connivence austère ? Ce hasard qui ne semble pas en être un fait grandir le soupçon, des yeux anxieux se croisent et s’évitent.
Une corne de brume résonne au loin. Le silence se réinstalle, les goélands sont partis à l’assaut du bateau encore masqué par la digue. Plus personne n’arrive, le groupe semble complet. Les regards sont devenus des coups d’œil hâtifs accompagnés de gestes nerveux. Une berline noire aux vitres fumées s’approche et se gare à quelques mètres du groupe.
Un chauffeur en costume en sort, contourne la voiture par l’arrière et ouvre la portière. Un homme tout de blanc vêtu apparaît. L’attention du groupe est désormais tournée vers lui. Elle remarque immédiatement ses yeux, ils sont gris.
Ester ne s’attendait pas à ça. Elle a pris sa valisette, elle déteste ne pas avoir ses affaires à portée de main. Quand l’homme au complet blanc a annoncé que le centre de recherches n’était atteignable que par bateau elle a failli s’effondrer. L’ambiance avait été suffisamment pesante jusque-là, avec tous ces inconnus qui se regardaient de biais. Elle avait d’emblée flairé qu’il s’agissait d’intellects supérieurs, ça se sentait à la manière qu’ils avaient tous de rouler des yeux.
Elle est seule dans sa cabine et n’en revient toujours pas. Le courriel ne stipulait aucune information précise quant au voyage, seulement des propos vagues et allusifs, des tournures presque poétiques qui ont piqué sa curiosité. Il y était question d’une île déserte, d’un espace où déployer des perceptions nouvelles, une pensée neuve ; ce genre d’élucubrations. Sa vie dans la Cité tournait un peu à vide alors elle s’est dit pourquoi pas. Sa cabine est spacieuse. Elle est assise sur le lit et se sent rassurée, elle se faisait une image bien plus spartiate du voyage en mer. Dans la chambre tout est doux et tamisé. Il y a une odeur fraîche de propreté qui ne semble pas artificielle. Une grande baie vitrée est masquée par un store. Elle se lève et fait glisser les lames sur le rail. Dehors, le paysage défile à toute allure. Elle vacille et manque de tomber en arrière.
Elle se rattrape in extremis à l’encadrement de la fenêtre. Elle ne pensait pas qu’un bateau pouvait filer à une telle allure sur l’eau, ou plutôt au-dessus de l’eau ; rien ne bouge sous ses pieds. Elle essaie de reprendre ses esprits. La mer continue de défiler, il y a quelque chose d’envoûtant dans cette course. Elle finit par s’apaiser dans la contemplation du paysage qui devient abstrait ; un flux de formes indistinctes dans lequel elle se coule. Elle paraît désormais absente, debout face à la baie vitrée. Elle a les yeux mi-clos et la bouche entrouverte. Un son sec et répétitif ponctue sa méditation. Il se fait de plus en plus proche. Quelqu’un frappe à la porte. Ester l’avait immédiatement remarqué, l’isolant du reste des individus. Il n’avait pas le même comportement ; quand tous les autres, par leurs regards en biais et leurs tics nerveux, avaient manifesté les symptômes évidents d’une phobie sociale caractéristique d’une précocité intellectuelle, lui était resté calme, absorbé par sa contemplation qui semblait l’emmener vers un horizon vague. Il se tient devant elle et la fixe de cet air à la fois détaché et intense qui l’a tout de suite interpellée. Le regard de l’homme fuit par-dessus son épaule de temps à autre, comme s’il cherchait à voir quelque chose derrière elle, dans la chambre.
— Vous avez jeté un œil par la fenêtre ?
— Oui, c’est un peu flippant, et beau en même temps. J’ai failli tomber en ouvrant le store.
— J’arrive pas à réfléchir, je voudrais pourtant, mais impossible. J’arrive pas y croire. — Tout est si calme. Avant de vous ouvrir, je ne savais pas trop si je rêvais ou pas. Ce bateau est incroyable, on dirait qu’on ne touche pas l’eau.
— Je voulais parler du paysage.
— Je ne rêve pas ?
— Non, je ne crois pas.
— Vous avez visité ?
Ils marchent dans les coursives du bateau. Les portes sont numérotées, comme dans un hôtel, le sol est recouvert d’une fine moquette beige, les murs ponctués de tableaux et de lampes à la lumière tamisée. Ester a l’impression d’avoir déjà foulé ce type de couloirs avec ce type de tableaux et de lampes accrochés aux murs. Elle le suit. Il a l’air tout aussi attentif qu’elle aux détails. Ils avancent en silence. Au bout de l’enfilade, ils gravissent quelques marches qui débouchent sur un espace plus large. C’est une pièce ovale entièrement vitrée qui offre une vue panoramique sur l’océan. Des appareils électroniques clignotent sur des consoles. Ester est de nouveau prise d’un vertige. Elle s’arrête un instant et s’appuie contre le mur. L’homme s’est avancé au centre de l’espace, son regard vague se porte au travers des vitres, empli de cette perplexité qui ne l’a pas quitté depuis qu’elle l’a rencontré, quelques minutes plus tôt. Elle l’observe, seul au milieu de cette pièce vide, cerné par l’océan qui se déroule, immense.
Le carton disposé dans sa cabine mentionnait un rendez-vous sur le Roof I à dix-neuf heures. Le nombre de fauteuils correspond exactement au nombre de personnes convoquées. Devant chaque siège, un dossier à couverture blanche est disposé sur la table. Les gens qui étaient sur le port le matin même prennent place. L’homme au complet blanc les accueille, un semblant de sourire au coin de l’œil. Ils ont tous remarqué le dossier, personne n’ose l’ouvrir. Un petit homme aux cheveux ras et aux yeux globuleux a l’air particulièrement nerveux. L’homme au complet blanc commence à parler, il évoque une clause de confidentialité à signer impérativement. Ester observe les faces blêmes qui l’entourent, elle s’attarde sur le visage du petit homme, avec ses yeux grossis par les verres de ses lunettes, un visage d’enfant se dit-elle. L’homme en blanc continue son discours dans ce langage stéréotypé qui sied bien au décor – Il est vivement conseillé de consulter le dossier qui sera à rendre avant l’accostage, paraphé et signé. L’île devrait se dessiner à l’horizon demain matin. Le mail et les pièces jointes spécifiques qui vous ont été envoyés à chacun seront l’unique base sur laquelle commencer le travail. Les directions de recherche et les modalités seront à définir par chacun en fonction de son approche personnelle. Les travaux interdisciplinaires sont bien évidemment encouragés et adviendront naturellement. Ce qui nous intéresse ici, c’est vos perceptions, vos sensibilités. Une rumeur monte de la table. Toutes ces personnes qui ne s’étaient pas adressé la parole commencent à chuchoter puis à parler, prises d’une vigueur jusque-là insoupçonnée. La raison de ce voyage est toujours aussi floue, et cela ne lui déplaît pas. Ester dévisage les membres du groupe avec un léger dégoût. Il est le seul à se tenir à l’écart, indifférent à cette fièvre soudaine. Il paraît absorbé par ce qui se passe derrière les fenêtres. Elle le trouve beau, avec son regard vague. La nuit s’étend derrière les vitres du Roof I, noire et sans lune. L’homme en blanc salue l’assemblée et se retire. Les membres du groupe se lèvent dans un murmure insupportable. Elle ne bouge pas, lui non plus.
Seul le souffle de l’homme perce le silence de la cabine. Ester le regarde. Les draps forment un ensemble de plis et de surfaces qui se lovent sur les contours de son corps endormi, son visage est serein. Tout est limpide dans ce paysage de coton. Ils ne se sont pas vraiment parlé, le jeu de séduction n’a pas eu lieu, seulement des regards prolongés par le silence. Elle ne sait plus bien qui a brisé la distance, cet espace qui habituellement se rompt par les mots, par une avance, un sous-entendu qui suspend la pudeur et amène le premier contact. Il n’y a eu que l’intensité des regards, sans détour, une espèce de sincérité qui n’existe pas dans son souvenir, dans ses expériences passées. Des corps sans les mots. Elle sent encore le désir frémir sur sa peau. La main ferme et tendre dans le pli de l’aine. Des rais de lumière filtrent par les lames du store et se déforment dans les sillons des draps. Un faisceau traverse le visage de l’homme endormi, elle s’approche et lèche la peau irradiée de lumière.
Ils sont tous sur le Roof I. Un air cérémoniel entoure les silhouettes à mesure que le paysage se précise, un fond de méfiance flotte sur les visages. Une mince bande de terre se dessine à travers les baies panoramiques, elle semble léviter au-dessus de l’eau, comme privée d’ancrage. L’air est frais et sans odeur.
Doucement, des formes émergent et des contours se dessinent. Des lignes de béton accompagnées de bittes d’amarrage plantées à égale distance s’étendent.
Derrière, des dunes cuivrées ondulent dans la brume matinale. Les masses de sable progressent sur ce qui n’est autre que les vestiges d’un port industriel.
L’aperçu lointain lui laisse une impression étrange, un mouvement dans lequel aucune image n’est saisissable. Le paysage lui donne le vertige autant qu’il l’inquiète. Elle se détourne et cherche l’homme au regard vague. Pour la première fois, son visage n’exprime pas cette espèce d’absence, il est anxieux, ou concentré peut-être. Elle revient à l’horizon et aperçoit un point fixe dans l’indistinction générale, une tache de lumière comme un reflet sur une toiture. Elle plisse les yeux et croit deviner une forme dans la chaleur qui ondoie. Une silhouette fait le guet à côté d’une ruine. On dirait un enfant.

La ville est secouée. C’est sonore. Rien ne bouge. Seuls les stores des commerces se gonflent et se dégonflent. Les sifflements, les souffles plus rauques et les claquements créent un drôle de vacarme, presque harmonieux. Les piétons qui occupent les trottoirs se déportent en faisant une série de petits pas chassés à chaque rafale. D’autres semblent vouloir se prémunir de tels écarts en adoptant une démarche étrange, ils avancent penchés, le corps obliquant du côté d’où proviennent les bourrasques. C’est une chorégraphie inédite qui se joue entre les immeubles droits. Le ciel s’abaisse puis remonte sous les grains qui se succèdent.
Ester avance dans ce maelstrom qui lui paraît tout intérieur, elle ne saurait dire pourquoi, c’est comme si, depuis son séjour sur l’île, sa peau était devenue poreuse, qu’entre elle et le monde la frontière s’était dissoute. Devant, à l’abri de l’un de ces blocs de béton immuables, une femme enveloppée de châles est entourée de pigeons. Un voile recouvre ses yeux. Ester se dit qu’elle est certainement aveugle. Lorsqu’elle arrive à son niveau, la femme lève la tête et son regard jusque-là absent la fixe.
— Il faut écouter les oiseaux, ils voient, ils voient les vérités qui se fourvoient, les mensonges qui pullulent, les visions et les croyances, ils tournoient au-dessus des hommes. Il n’y a rien à voir sur les surfaces, rien à voir sur la mer étale, seulement un pâle reflet du ciel, un miroir à briser, les lettres dans les mots, le contour d’une main sur la roche, la paume marquée dans la pierre, rien d’autre, tout et son contraire. Il faut écouter les oiseaux, ils tournoient les oiseaux, il faut briser la glace, retrouver les pierres devenues sable, derrière le ciel on tombera.
Ester a continué à marcher comme si de rien n’était. Désormais, elle est prise de remords. Elle est arrêtée sur le trottoir et vacille à chaque coup de vent. Ce serait ridicule de revenir en arrière, mais elle n’arrive plus à avancer, à s’éloigner de cette présence magnétique, de ses deux yeux calcaire. Ce langage obscur lui en rappelle d’autres, toutes ces voix méconnues qui parsèment la Cité, dans les ruelles, les métros, les squares, les églises, au pied des immeubles, dans les asiles, les prisons, dissimulées dans les bois, les parcs, à la périphérie, sous les ponts, les échangeurs, tapies dans des souterrains, dans l’ombre des terrains vagues ; ces voix l’ont toujours fascinée. Elle finit par reprendre sa route. Derrière elle, la femme s’est immédiatement replongée dans son mutisme, se séparant de nouveau du monde des hommes.
Elle arrive avec une dizaine de minutes d’avance dans l’amphi B, comme à son habitude. Le temps de sortir ses mémos et de brancher son ordinateur au vidéoprojecteur. Elle aime avoir ce laps de temps pour se réapproprier la salle, mesurer l’écho de sa voix, reprendre la conscience des distances, de son corps dans l’espace. »

Extrait
« Un vent frais pénètre la pièce. Ces rêves obscurs l’habitent depuis son retour du centre de recherches, mais la fréquence avec laquelle ils se manifestent s’accroît depuis le mensonge à la télé. Les doutes qui l’assaillent lorsqu’elle se réveille sont de plus en plus fondamentaux. C’est comme si son expérience sur l’île et la mort du Guide n’étaient qu’une seule et même chose, une sorte de jeu de miroirs orchestré par un illusionniste voulant la rendre folle. » p. 37

À propos de l’auteur
GALAIS_Basile_©Malika_MoussiBasile Galais © Photo Malika Moussi

Né en 1995 à Nouméa, Basile Galais grandit en Nouvelle-Calédonie. Il quitte l’île pour étudier en métropole, d’abord aux beaux-arts de Biarritz puis de Nantes, où il pratique la peinture, puis en création littéraire, au Havre. Aujourd’hui, il vit sur son voilier dans la petite rade de Nouméa. Les Sables est son premier roman. (Source: Éditions Actes Sud)

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Temps sauvages

VARGAS_LLOSA-temps_sauvages  RL-automne-2021  coup_de_coeur

En deux mots
Un importateur de bananes et un publicitaire ont trouvé la martingale pour développer leurs affaires: faire croire que les réformes lancées au Guatemala par le président Arbenz étaient téléguidées par Moscou. Cette fake news, comme on ne l’appelait pas encore au sortir de la seconde Guerre mondiale, a entraîné des milliers de morts et ruiné tous les efforts de démocratie et de progrès durant des décennies.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Guatemala, quarante ans de malheur

Manuel Vargas Llosa retrace les circonstances qui ont mené au coup d’État et à la chute du président réformateur Jacobo Arbenz au Guatemala en 1954. Ce faisant, il montre comment un mensonge a plombé ce pays pour des décennies.

C’est une histoire vieille de près d’un siècle et pourtant d’une actualité brûlante. C’est la démonstration que le capitalisme le plus sauvage n’hésite pas à s’affranchir de la vérité pour prospérer toujours davantage. C’est la démonstration de l’impérialisme américain dans ce qu’il a de plus détestable et c’est enfin la tragédie d’un petit pays d’Amérique centrale, aujourd’hui l’un des plus pauvres au monde: le Guatemala.
La plume magique de Mario Vargas Llosa en fait pourtant d’abord une histoire d’hommes et de femmes, d’ambitions et de rêves, de pouvoir et de trahison, d’amour et de jalousie. Comme dans une tragédie antique, s’avancent d’abord les principaux protagonistes. Sam Zemurray, juif fuyant les pogroms et qui débarque aux États-Unis à la veille du XXe siècle, pourrait être le plus bel exemple du rêve américain. Self made man qui a l’idée d’importer des bananes et qui ne va pas tarder à imposer ce fruit sur les tables américaines et faire de sa société, la United Fruit Company, une multinationale qui s’étend principalement en Amérique centrale et latine ainsi qu’aux Antilles.
C’est en 1948 à New York qu’il rencontre Edward L. Bernays, lui aussi immigré juif, neveu de Sigmund Freud pour lui proposer de s’occuper des relations publiques de son entreprise qui souffrait d’une mauvaise réputation aussi bien aux États-Unis que dans les pays d’importation. Les deux hommes si dissemblables vont monter l’une des plus formidables opérations de désinformation de l’histoire et asseoir leur prospérité pour un demi-siècle.
Mais n’anticipons pas et poursuivons cette galerie de personnages hauts en couleur avec miss Guatemala, Martita Parra. Née chétive, la fille d’une famille d’artisans venus d’Italie et d’un juriste et avocat, va devoir épouser un médecin de 28 ans son aîné, le docteur Efrén Garcia Ardiles. Ce dernier ayant avoué à son père qu’il l’avait mise enceinte.
Jacobo Arbenz Guzmán entre alors en scène. Fils d’un pharmacien suisse qui a passé sa jeunesse aux côtés des indiens croupissant dans la pauvreté, «il sut qu’au Guatemala il y avait un grave problème social lié aux inégalités, à l’exploitation et à la misère, même si, ensuite, il se dirait que c’était grâce à sa femme, la Salvadorienne María Cristina Vilanova, qu’il était devenu un homme de gauche.» Brillant officier il devint ministre de la défense d’Arévalo, premier président soucieux de réformer le pays vers davantage de justice sociale. Mais durant son mandat, il eut surtout à combattre les tentatives de coups d’État et les factieux, avant de céder le pouvoir à son ministre de la défense, brillamment élu par un peuple avide de changement. Nous sommes en 1950 et c’est le moment de retrouver Bernays et Zemurray. Les deux hommes ont peaufiné leur plan, fait entrer de riches famille dans leur conseil d’administration et approché les journalistes pour leur proposer l’exclusivité des informations sur ce qui se trame réellement au Guatemala. Derrière le pouvoir en place, il fallait voir la main des communistes soucieux d’établir une tête de pont dans cette région du monde, voire d’installer une base militaire à quelques encablures du pays de l’oncle Sam. Après la parution des premiers articles, le département d’État et la CIA commencèrent aussi à s’intéresser à la question. Et quand Arbenz fit voter sa loi de réforme agraire, les oppositions avaient eu le temps de fourbir leurs armes, de nouveaux acteurs de faire leur apparition. Trujillo, le dictateur de la République dominicaine, dont Vargas Llosa avait déjà parlé dans La fête au bouc, qui racontait les derniers jours de sa dictature.
Avec l’aide de l’un de ses sbires, Johnny Abbes García, le Dominicain entendait neutraliser son voisin en soutenant le colonel Carlos Castillo Armas qui préparait des troupes au Honduras pour envahir son pays et prendre le pouvoir. N’oublions pas non plus John Peurifoy, l’ambassadeur américain, venu pour «en terminer avec la menace communiste».
Après le coup d’État, on va retrouver miss Guatemala qui a quitté son mari en espérant retrouver son père. Mais il refusera de la voir, alors sur un coup de tête cherchera refuge auprès du Président de la République qui en fera sa maîtresse. Le destin de la belle est à lui seul un roman. Contrainte à fuir après l’assassinat de son amant, on la retrouvera en République dominicaine dans d’autres bras, mais aussi au micro d’une radio de plus en plus écouée dans toute l’Amérique centrale. Une vraie vedette qui va susciter de nouvelles convoitises.
Le Prix Nobel de littérature péruvien a eu accès aux archives déclassifiées du département d’État et de la CIA, mais il a aussi rencontré beaucoup des acteurs et des victimes de cette fake news aux conséquences dramatiques. Ce faisant, il ne plonge pas seulement dans l’Histoire d’un petit pays d’Amérique centrale, il nous met en garde contre cette mode qui consiste à prêcher le faux pour faire basculer l’opinion. L’arme préférée des populistes et complotistes de tout poil est redoutable. Raison de plus pour aiguiser son esprit et ne pas prendre pour argent comptant toutes ces théories qui aujourd’hui – réseaux sociaux aidant – ne cessent de s’accumuler. Une mise en garde nécessaire qui est aussi un appel à la vigilance.

Temps sauvages
Mario Vargas Llosa
Éditions Gallimard
Roman
Traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort
400 p., 23 €
EAN 9782072903861
Paru le 9/09/2021

Où?
Le roman est situé au Guatemala, principalement à Guatemala Ville. On y voyage aussi aux États-Unis, au Mexique, en République Dominicaine, au Honduras et au Salvador ainsi qu’en Suisse, à Genève.

Quand?
L’action se déroule de la fin de la Seconde guerre mondiale jusqu’au tournant du siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Conçu comme une redoutable machine narrative, Temps sauvages nous raconte un épisode-clé de la guerre froide : le coup d’État militaire organisé par les États-Unis au Guatemala en 1954, pour écarter du pouvoir le président légitime Jacobo Árbenz. Ce nouveau roman constitue également une sorte de coda à La fête au Bouc (Gallimard, 2002). Car derrière les faits tragiques qui se déroulent dans la petite République centroaméricaine, le lecteur ne manquera pas de découvrir l’influence de la CIA et de l’United Fruit, mais aussi du ténébreux dictateur de la République dominicaine, Trujillo, et de son homme de main: Johnny Abbes García.
Mario Vargas Llosa transforme cet événement en une vaste fresque épique où nous verrons se détacher un certain nombre de figures puissantes, comme John Peurifoy, l’ambassadeur de Washington, comme le colonel Carlos Castillo Armas, l’homme qui trahit son pays et son armée, ou comme la ravissante et dangereuse miss Guatemala, l’un des personnages féminins les plus riches, séducteurs et ambigus de l’œuvre du grand romancier péruvien.

Les critiques
Babelio
goodbook.fr
Les Échos (Pierre de Gasquet)
France Culture (Olivia Gesbert)
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Toute la Culture (Ilan Lévy)
Lpost.be (Jacques Melon)
Pages des libraires (Camille Colas Librairie du Channel, Calais)
Que Tal Paris
Blog Le domaine de Squirelito

Manuel Vargas Llosa s’entretient avec Christophe Ono-dit-Biot à propos de son roman Temps sauvages © Production Le Point

Les premières pages du livre
« Avant
Inconnus du grand public et, par ailleurs, peu présents dans les livres d’histoire, les deux hommes qui ont eu probablement le plus d’influence sur le destin du Guatemala et, d’une certaine façon, sur celui de toute l’Amérique centrale au XXe siècle furent Edward L. Bernays et Sam Zemurray, deux personnages qui ne pouvaient être plus différents de par leur origine, leur personnalité et leur vocation.
Zemurray naquit en 1877, non loin de la mer Noire, et, étant juif à une époque de terribles pogroms sur les territoires russes, s’enfuit aux États-Unis, où il débarqua, accroché à la main de sa tante, avant l’âge de quinze ans. Ils trouvèrent refuge chez des parents à Selma, dans l’Alabama. Edward L. Bernays appartenait lui aussi à une famille d’émigrants juifs, mais d’un niveau social et économique élevé, avec, de surcroît, un illustre personnage dans sa lignée : son oncle Sigmund Freud. Si leur trait commun était d’être juifs, bien que peu pratiquants au demeurant, ils étaient en effet fort dissemblables. Edward L. Bernays se flattait d’être en quelque sorte le père des relations publiques, une spécialité qu’il n’avait pas inventée, mais qu’il porterait (aux dépens du Guatemala) à une hauteur inégalée jusqu’à la transformer en l’arme politique, sociale et économique majeure du XXe siècle. Cela deviendrait un fait d’évidence, même si, parfois, l’egolâtrie du personnage pousserait la revendication de cette paternité à des extrêmes pathologiques. Leur première rencontre avait eu lieu en 1948, année où ils commencèrent à travailler ensemble. Sam Zemurray avait sollicité un rendez-vous et Bernays le reçut dans le petit bureau qu’il avait alors au cœur de Manhattan. Il est probable que ce Bernays à la mise élégante et à la parole mesurée, aux manières aristocratiques et parfumé à la lavande Yardley ait été peu impressionné par le mastard énorme et mal attifé, sans cravate, pas rasé, vêtu d’une veste élimée et chaussé de godillots de paysan.
— J’ai essayé de lire votre livre, Propaganda, et je n’y ai pas compris grand-chose, dit Zemurray au publicitaire en guise de présentation.
Il parlait un anglais laborieux, comme s’il doutait de chaque mot.
— Pourtant, il est écrit dans un langage élémentaire, à la portée de n’importe quelle personne alphabétisée, se justifia Bernays.
— Possible que ce soit ma faute, reconnut le mastard, sans se démonter le moins du monde. En vérité, je ne suis en rien un lecteur. Je suis à peine passé par l’école dans mon enfance là-bas, en Russie, et je n’ai jamais bien appris l’anglais, comme vous pouvez voir. Et c’est pire quand j’écris des lettres, bourrées de fautes d’orthographe. L’action m’intéresse plus que la vie intellectuelle.
— Bon, s’il en est ainsi, je ne sais en quoi je pourrais vous être utile, monsieur Zemurray, dit Bernays, faisant mine de se lever.
— Je ne vous ferai pas perdre beaucoup de temps, le retint l’autre. Je dirige une société qui importe des bananes aux États-Unis depuis l’Amérique centrale.
— L’United Fruit ? demanda Bernays surpris, examinant avec plus d’attention son visiteur miteux.
— Nous avons, semble-t-il, une très mauvaise réputation, aussi bien aux États-Unis qu’en Amérique centrale, c’est-à-dire dans les pays où nous opérons, poursuivit Zemurray en haussant les épaules. Et, à ce que je vois, vous êtes la personne qui pourrait arranger ça. Je viens vous engager comme directeur des relations publiques de l’entreprise. Bon, donnez-vous le titre qui vous plaît le mieux. Et pour gagner du temps, fixez vous-même votre salaire.
Ainsi avait commencé la relation entre ces deux hommes si dissemblables, le publiciste raffiné qui se prenait pour un universitaire et un intellectuel, et le grossier Sam Zemurray, un homme qui s’était forgé lui-même, un entrepreneur audacieux qui avait commencé avec cent cinquante dollars d’économies et monté une société qui – même si son apparence ne le révélait pas – l’avait transformé en millionnaire. Il n’avait pas inventé la banane, bien sûr, mais grâce à lui, aux États-Unis où peu de gens auparavant avaient mangé de ce fruit exotique, elle faisait désormais partie de l’alimentation de millions de gens et commençait à se populariser en Europe et dans d’autres régions du monde. Comment y était-il parvenu ? Il était difficile de le savoir objectivement parce que la vie de Sam Zemurray se confondait avec les mythes et les légendes. Cet entrepreneur primitif avait davantage l’air de sortir d’un livre d’aventures que du monde industriel américain. De plus, lui qui, au contraire de Bernays, était tout sauf vaniteux avait l’habitude de ne jamais faire état de sa personne.
Au cours de ses voyages, Zemurray avait découvert la banane dans les forêts d’Amérique centrale et, avec une heureuse intuition du profit commercial qu’il pourrait tirer de ce fruit, il commença à l’exporter par bateau vers La Nouvelle-Orléans et d’autres villes d’Amérique du Nord. Dès le départ, elle fut fort appréciée. Tant et si bien que la demande croissante le conduisit à se convertir, de simple commerçant, en agriculteur et producteur international de bananes. Voilà comment avait commencé l’United Fruit, une société qui, au début des années 50, étendait ses réseaux au Honduras, au Guatemala, au Nicaragua, au Salvador, au Costa Rica, en Colombie et dans plusieurs îles des Caraïbes, et générait plus de dollars que l’immense majorité des entreprises des États-Unis, et même du reste du monde. Cet empire était, sans aucun doute, l’œuvre d’un seul homme : Sam Zemurray. Maintenant, des centaines de personnes dépendaient de lui.
Il avait travaillé pour la compagnie du matin au soir et du soir au matin, voyagé à travers toute l’Amérique centrale et les Caraïbes dans des conditions héroïques, disputé le terrain à la pointe du pistolet et du couteau à d’autres aventuriers comme lui, dormi en pleine brousse des centaines de fois, dévoré par les moustiques et contractant des fièvres paludéennes qui le martyrisaient de temps à autre. Il avait suborné les autorités, trompé des indigènes et des paysans ignorants et négocié avec des dictateurs corrompus grâce auxquels – profitant de leur convoitise ou de leur stupidité – il avait acquis peu à peu des propriétés qui comptaient maintenant plus d’hectares qu’un pays européen de bonne taille, créant des milliers d’emplois, construisant des voies ferrées, ouvrant des ports et alliant la barbarie à la civilisation. C’était du moins ce que Sam Zemurray disait quand il devait se défendre des attaques que subissait l’United Fruit – qu’on appelait la Fruitière et surnommait la Pieuvre dans toute l’Amérique centrale –, non seulement de la part des envieux, mais aussi des concurrents nord-américains qu’en vérité il n’avait jamais autorisés à rivaliser avec son entreprise à la loyale dans une région où elle exerçait un monopole tyrannique sur toute la production et la commercialisation de la banane. Pour cela, au Guatemala par exemple, Zemurray s’était assuré le contrôle absolu de l’unique port du pays dans les Caraïbes – Puerto Barrios –, de l’électricité et du chemin de fer qui traversait le pays d’un océan à l’autre et appartenait aussi à sa compagnie.
Bien qu’aux antipodes l’un de l’autre, les deux hommes formèrent une bonne équipe. Sans aucun doute, Bernays aida grandement à améliorer l’image de la société aux États-Unis, à rendre celle-ci présentable devant les hautes sphères politiques de Washington et à la mettre en relation avec des millionnaires à Boston, qui se flattaient d’être des aristocrates. Il était arrivé à la publicité de manière indirecte grâce à ses bonnes relations avec toutes sortes de gens, surtout des diplomates, des politiciens, des patrons de presse, radio et télévision, des chefs d’entreprise et de riches banquiers. C’était un homme intelligent, sympathique, gros bûcheur, et l’un de ses premiers succès fut d’organiser la tournée de Caruso, le célèbre chanteur italien, aux États-Unis. Ses manières ouvertes et raffinées, sa culture, son affabilité, séduisaient les gens, car il donnait l’impression d’être plus important et influent qu’il ne l’était en réalité. La publicité et les relations publiques existaient avant sa naissance, bien entendu, mais Bernays avait élevé cette pratique, tenue pour mineure par toutes les entreprises qui y recouraient, au rang de discipline intellectuelle de haut vol, participant de la sociologie, de l’économie et de la politique. Il donnait des conférences et des cours dans de prestigieuses universités, publiait livres et articles en présentant sa profession comme la plus emblématique du XXe siècle, synonyme de prospérité et de progrès. Dans son livre Propaganda (1928), il avait écrit cette phrase prophétique qui le ferait passer, d’une certaine manière, à la postérité : « La manipulation consciente et intelligente des comportements constitués et de l’opinion des masses est un élément important de la société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme méconnu de la société constituent un gouvernement invisible qui est le pouvoir véritable dans notre pays… La minorité intelligente a besoin de faire un usage continu et systématique de la propagande. »
Cette thèse, que certains critiques avaient considérée comme la négation même de la démocratie, Bernays aurait l’occasion de la mettre en œuvre avec beaucoup d’efficacité dans le cas du Guatemala dix ans après avoir commencé à travailler comme conseiller publicitaire de l’United Fruit.
Ses conseils contribuèrent énormément à conforter l’image de la compagnie et à lui assurer appuis et influence dans la sphère politique. La Pieuvre ne s’était jamais souciée de présenter son remarquable travail industriel et commercial comme profitable à la société en général et, tout spécialement, aux « pays barbares » où elle opérait ; et qu’elle aidait – selon la définition de Bernays – à sortir de la sauvagerie en créant des emplois pour des milliers de citoyens dont elle élevait ainsi le niveau de vie en les intégrant à la modernité, au progrès, au XXe siècle et à la civilisation. Bernays convainquit Zemurray de faire construire par la compagnie quelques écoles sur ses domaines, d’envoyer des curés catholiques et des pasteurs protestants dans les plantations, de bâtir des dispensaires de premiers soins et d’autres établissements de même nature, d’accorder des bourses et des allocations aux étudiants et aux professeurs, idées qu’il présentait comme une preuve indubitable du travail de modernisation qu’elle réalisait. En même temps, selon une planification rigoureuse, avec l’aide de scientifiques et de techniciens, il lançait la consommation de la banane au petit déjeuner et à toute heure du jour comme quelque chose d’indispensable à la santé et à la formation de citoyens sains et sportifs. C’est lui qui fit venir aux États-Unis la chanteuse et danseuse brésilienne Carmen Miranda (Chiquita Banana au cinéma et au music-hall). Elle rencontrerait un immense succès avec ses chapeaux faits en régimes de bananes et, grâce à ses chansons, elle assurerait avec une efficacité extraordinaire la promotion de ce fruit qui, la publicité aidant, intégrerait bientôt les foyers américains.
Bernays réussit également à rapprocher l’United Fruit du monde aristocratique de Boston et des sphères du pouvoir politique – chose qui jusqu’alors n’était jamais venue à l’esprit de Sam Zemurray. Les plus riches des richards de Boston ne possédaient pas seulement argent et pouvoir, ils avaient aussi des préjugés et ils étaient en général antisémites. De fait, ce ne fut pas tâche aisée pour Bernays d’obtenir, par exemple, que Henry Cabot Lodge acceptât de faire partie du directoire de l’United Fruit, ni que les frères John Foster et Allen Dulles, membres de l’important cabinet d’avocats Sullivan & Cromwell de New York, consentissent à être les fondés de pouvoir de la compagnie. Bernays savait que l’argent ouvre toutes les portes et que pas même les préjugés raciaux ne lui résistent. Il réussit, de la sorte, à nouer ce lien difficile après ce qu’on a appelé la Révolution d’octobre au Guatemala en 1944, quand l’United Fruit commença à se sentir menacée. Les idées et les relations de Bernays se révéleraient d’une très grande utilité pour renverser le prétendu « gouvernement communiste » guatémaltèque et le remplacer par un autre plus démocratique, autrement dit plus docile à ses intérêts.
C’est pendant la période du gouvernement de Juan José Arévalo (1945-1950) que les inquiétudes commencèrent. Non que le professeur Arévalo, qui défendait un « socialisme spirituel », confusément idéaliste, se fût engagé contre l’United Fruit. Mais il avait fait approuver une loi du travail qui permettait aux ouvriers et aux paysans de former des syndicats ou de s’y affilier, ce qui sur les terres de la compagnie n’était pas permis jusqu’alors. Cela fit dresser l’oreille de Zemurray et des autres dirigeants. Lors d’une session houleuse du directoire, tenue à Boston, on convint qu’Edward L. Bernays voyagerait au Guatemala, qu’il évaluerait la situation et les perspectives futures et qu’il verrait si les choses qui s’y passaient, sous le premier gouvernement issu d’élections vraiment libres dans l’histoire de ce pays, étaient dangereuses pour la compagnie.
Bernays passa deux semaines au Guatemala, installé à l’hôtel Panamerican dans le centre-ville, à quelques pas du palais du Gouvernement. Avec l’aide de traducteurs, car il ne parlait pas l’espagnol, il s’entretint avec des fermiers, des militaires, des banquiers, des parlementaires, des policiers, des étrangers installés dans le pays depuis des années, des leaders syndicaux, des journalistes et, bien évidemment, avec des fonctionnaires de l’ambassade des États-Unis et des dirigeants de l’United Fruit. Bien qu’il ait beaucoup souffert de la chaleur et des piqûres de moustiques, il accomplit un excellent travail.
Lors d’une nouvelle réunion du directoire à Boston, il exposa son impression personnelle de ce qui, à son sens, survenait au Guatemala. Il fit son rapport à base de notes avec l’aisance d’un bon professionnel et sans la moindre trace de cynisme :
— Le danger que le Guatemala devienne communiste et soit une tête de pont pour que l’Union soviétique s’infiltre en Amérique centrale et menace le canal de Panama est éloigné, et je dirais même que, pour le moment, il n’existe pas, les rassura-t-il. Fort peu de gens au Guatemala savent ce que sont le marxisme et le communisme, pas même les deux ou trois pelés qui se déclarent communistes et qui ont créé l’école Claridad pour diffuser des idées révolutionnaires. Ce péril est irréel, bien qu’il nous convienne que l’on croie qu’il existe, surtout aux États-Unis. Le vrai péril est d’une autre nature. J’ai parlé avec le président Arévalo en personne et avec ses plus proches collaborateurs. Lui est aussi anticommuniste que vous et moi. La preuve en est que le président et ses partisans insistent pour que la nouvelle constitution du Guatemala interdise l’existence de partis politiques ayant des connexions internationales. Ils auraient, de même, déclaré à plusieurs reprises que « le communisme est le plus grand danger qu’affrontent les démocraties » et fini par fermer l’école Claridad tout en déportant ses fondateurs. Mais, aussi paradoxal que cela paraisse, son amour sans mesure pour la démocratie représente une sérieuse menace pour l’United Fruit. Messieurs, il est bon de le savoir, pas de le dire.
Bernays sourit et jeta un regard théâtral à la ronde : quelques-uns des membres du directoire sourirent par politesse. Après une brève pause, il poursuivit :
— Arévalo voudrait faire du Guatemala une démocratie à l’exemple des États-Unis, pays qu’il admire et qu’il prend pour modèle. Les rêveurs sont dangereux en général, et en ce sens le docteur Arévalo l’est certainement. Son projet n’a pas la moindre chance de se réaliser. Comment transformer en démocratie moderne un pays de trois millions d’habitants dont soixante-dix pour cent sont des Indiens analphabètes à peine sortis du paganisme ou qui y sont encore, et où il doit y avoir trois ou quatre chamans pour un médecin ? Un pays où, par ailleurs, la minorité blanche, composée de grands propriétaires terriens racistes et exploiteurs, méprise les Indiens et les traite comme des esclaves ? Les militaires avec qui je me suis entretenu semblent vivre aussi en plein XIXe siècle et pourraient faire un coup d’État à tout moment. Le président Arévalo a essuyé plusieurs rébellions de l’armée et a réussi à les écraser. Soyons clairs : bien que ses efforts pour faire de son pays une démocratie moderne me paraissent vains, toute avancée sur ce terrain, que l’on ne s’y trompe pas, nous causerait un grave préjudice.
« Vous vous en rendez compte, n’est-ce pas ? poursuivit-il, après une nouvelle pause prolongée qu’il mit à profit pour boire quelques gorgées d’eau. Prenons quelques exemples. Arévalo a approuvé une loi du travail qui permet de constituer des syndicats dans les entreprises et les domaines agricoles ; elle autorise les ouvriers et les paysans à s’y affilier. Et il a édicté une loi contre les monopoles calquée sur celle des États-Unis. Vous pouvez imaginer ce que signifierait pour l’United Fruit l’application d’une telle mesure pour garantir la libre concurrence : sinon la ruine, du moins une chute sérieuse des bénéfices. Ceux-ci ne proviennent pas seulement de l’efficience de notre travail, des efforts et des dépenses que nous faisons pour combattre les déprédateurs, assainir les sols que nous gagnons sur la forêt pour produire plus de bananes, mais aussi du monopole – qui éloigne de nos territoires des concurrents potentiels – et des conditions vraiment privilégiées dans lesquelles nous travaillons : exonérés d’impôts, sans syndicats et à l’abri des risques et périls que tout cela entraîne. Le problème n’est pas seulement le Guatemala, petite partie du théâtre de nos opérations. C’est la contagion aux autres pays centraméricains et à la Colombie si l’idée de se transformer en « démocraties modernes » s’implantait chez eux. L’United Fruit devrait affronter les syndicats, la concurrence internationale, payer des impôts, garantir les soins médicaux et la retraite des travailleurs et de leur famille, être la cible de la haine et de l’envie qui menacent en permanence les entreprises prospères et efficaces dans les pays pauvres, et a fortiori si elles sont américaines. Le danger, Messieurs, c’est le mauvais exemple. La démocratisation du Guatemala, bien plus que le communisme. Même si, probablement, cela ne réussira pas à se concrétiser, les avancées dans cette direction signifieraient pour nous un recul et une perte.
Il se tut et passa en revue les regards perplexes ou inquisiteurs des membres du directoire. Sam Zemurray, le seul à ne pas porter de cravate et qui détonnait, par sa tenue informelle, parmi les messieurs élégants qui partageaient la longue table où ils étaient assis, prit la parole :
— Bien, voilà le diagnostic. Quel est le traitement qui permet de guérir la maladie ?
— Je voulais vous laisser respirer avant de continuer, plaisanta Bernays en prenant un autre verre d’eau. Maintenant, passons aux remèdes, Sam. Ce sera long, compliqué et coûteux. Mais le mal sera coupé à la racine. Et cela donnera à l’United Fruit encore cinquante années de croissance, de bénéfices et de tranquillité.
Edward L. Bernays savait ce qu’il disait. Le traitement consisterait à agir simultanément sur le gouvernement des États-Unis et sur l’opinion publique américaine. Ni l’un ni l’autre n’avaient la moindre idée de l’existence du Guatemala, et encore moins qu’il constituerait un problème. C’était une bonne chose, en principe. « C’est nous qui devons informer le gouvernement et l’opinion publique à propos du Guatemala, et le faire de telle sorte qu’ils soient convaincus que le problème est si important, si grave, qu’il faut le conjurer immédiatement. Comment ? Avec subtilité et opportunisme. En organisant les choses de façon que l’opinion publique, décisive dans une démocratie, fasse pression sur le gouvernement pour qu’il agisse afin de mettre un frein à une menace sérieuse. Laquelle ? Ce que n’est pas le Guatemala, comme je vous l’ai expliqué : le cheval de Troie de l’Union soviétique infiltré dans l’arrière-cour des États-Unis. Comment convaincre l’opinion publique que le Guatemala se transforme en un pays où le communisme est déjà une réalité vivante et que, sans une action énergique de Washington, il pourrait être le premier satellite de l’Union soviétique dans le Nouveau Monde ? Au moyen de la presse, de la radio et de la télévision, sources principales d’information et d’orientation pour les citoyens, aussi bien dans un pays libre que dans un pays esclave. Nous devons ouvrir les yeux de la presse sur le danger en marche à moins de deux heures de vol des États-Unis et à deux pas du canal de Panama.
« Il convient que tout se passe de manière naturelle, ni planifiée, ni téléguidée par personne, et encore moins par nous, trop intéressés à cette affaire. L’idée que le Guatemala soit sur le point de passer aux mains des Soviétiques ne doit pas venir de la presse républicaine et de la droite aux États-Unis, mais plutôt de la presse progressiste, celle que lisent et écoutent les démocrates, c’est-à-dire le centre et la gauche. C’est celle qui touche le public le plus nombreux. Pour donner la plus grande vraisemblance à cette idée, tout doit être l’œuvre de la presse libérale. »
Sam Zemurray l’interrompit pour lui poser une question :
— Et qu’est-ce qu’on va faire pour convaincre cette presse qui est une pure merde ?
Bernays sourit et fit une nouvelle pause. En acteur accompli, il promena un regard grave sur tous les membres du directoire :
— C’est pour cela qu’existe le roi des relations publiques, c’est-à-dire moi-même, plaisanta-t-il, sans aucune modestie, comme s’il perdait son temps à rappeler à ce groupe de messieurs que la Terre est ronde. C’est pour cela, Messieurs, que j’ai tant d’amis parmi les propriétaires et les directeurs de journaux, de radios et de télévisions aux États-Unis.
Il faudrait travailler avec prudence et habileté pour que les médias ne se sentent pas manipulés. Tout devait se dérouler avec la spontanéité que met la nature dans ses merveilleuses transformations, faire en sorte que cela constitue des « scoops » que la presse libre et progressiste découvrirait et révélerait au monde. Il fallait caresser dans le sens du poil l’ego des journalistes, qui était, en général, surdimensionné.
Quand Bernays eut fini de parler, Sam Zemurray redemanda la parole :
— S’il te plaît, ne nous dis pas combien va nous coûter cette plaisanterie que tu as décrite avec tant de détails. Cela fait trop de chocs pour une seule journée.
— Je ne vous dirai rien de plus pour le moment, acquiesça Bernays. Il importe que vous vous souveniez d’une chose : la compagnie gagnera beaucoup plus que tout ce qu’elle pourra dépenser dans cette opération si nous obtenons que le Guatemala ne devienne pas la démocratie moderne dont rêve le président Arévalo pour le prochain demi-siècle.
Les dires d’Edward L. Bernays lors de cette mémorable séance du directoire de l’United Fruit à Boston s’accomplirent au pied de la lettre, confirmant, soit dit en passant, la thèse qu’il avait exposée selon laquelle le XXe siècle serait celui de l’avènement de la publicité comme outil principal du pouvoir et de la manipulation de l’opinion publique dans les sociétés aussi bien démocratiques qu’autoritaires.
Peu à peu, vers la fin de la présidence de Juan José Arévalo, mais surtout pendant celle du colonel Jacobo Árbenz Guzmán, commencèrent de paraître dans la presse des États-Unis des reportages qui, dans le New York Times, le Washington Post ou l’hebdomadaire Time, signalaient le danger croissant que représentait pour le monde libre l’influence acquise par l’Union soviétique au Guatemala par le biais de gouvernements qui, bien que cherchant à afficher leur caractère démocratique, étaient en réalité infiltrés par des communistes, des compagnons de route, des crétins utiles, car ils prenaient des mesures en contradiction avec la légalité, le panaméricanisme, la propriété privée, le marché libre, et ils favorisaient la lutte des classes, la haine de l’inégalité sociale, ainsi que l’hostilité envers les entreprises privées.
Des magazines et des revues nord-américains qui ne s’étaient jamais intéressés auparavant ni au Guatemala, ni à l’Amérique centrale, ni même à l’Amérique latine, commencèrent, grâce aux habiles démarches et aux relations de Bernays, à envoyer des correspondants au Guatemala. On les logeait à l’hôtel Panamerican, dont le bar deviendrait guère moins qu’un centre de presse international, où ils recevaient des dossiers parfaitement documentés sur les faits qui corroboraient ces indices – l’adhésion syndicale comme arme de combat et la destruction progressive de la propriété privée – et obtenaient des interviews, programmées ou suggérées par Bernays, avec des fermiers, des entrepreneurs, des chefs religieux (parfois l’archevêque lui-même), des journalistes, des leaders politiques de l’opposition, des pasteurs et des professionnels qui confirmaient avec force détails les craintes que le pays se transforme peu à peu en un satellite soviétique grâce auquel le communisme international pourrait miner l’influence et les intérêts des États-Unis dans toute l’Amérique latine.
À un moment donné – précisément alors que le gouvernement de Jacobo Árbenz lançait la réforme agraire dans le pays –, les démarches de Bernays auprès des propriétaires et directeurs de magazines et de revues ne furent plus nécessaires : une véritable inquiétude – c’était l’époque de la guerre froide – s’était fait jour dans les cercles politiques, économiques et culturels aux États-Unis, et les médias eux-mêmes s’empressaient d’envoyer des correspondants pour vérifier sur le terrain la situation de cette minuscule nation infiltrée par le communisme. L’apothéose fut la publication d’une dépêche de l’United Press, écrite par le journaliste britannique Kenneth de Courcy, qui annonçait que l’Union soviétique avait l’intention de construire une base de sous-marins au Guatemala. Life Magazine, The Herald Tribune, l’Evening Standard de Londres, le Harper’s Magazine, The Chicago Tribune, la revue Visión (en espagnol), The Christian Science Monitor, entre autres, consacrèrent de nombreuses pages à montrer, au travers de faits et de témoignages concrets, la soumission graduelle du Guatemala au communisme et à l’Union soviétique. Il ne s’agissait pas d’une conjuration : la propagande avait superposé une aimable fiction à la réalité et c’est sur cette base que les journalistes américains, mal préparés, écrivaient leurs chroniques sans se rendre compte, pour la plupart, qu’ils étaient les pantins d’un génial marionnettiste. Ainsi s’explique qu’une personnalité de la gauche libérale aussi prestigieuse que Flora Lewis ait couvert d’éloges disproportionnés l’ambassadeur américain au Guatemala, John Emil Peurifoy. Le fait que ces années furent les pires du maccarthysme et de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique contribua fortement à faire de cette fiction une réalité.
Quand Sam Zemurray mourut, en novembre 1961, il allait avoir quatre-vingt-quatre ans. Retiré des affaires en Louisiane, croulant sous les millions, il ne lui entrait toujours pas dans la tête que ce qu’avait planifié Edward L. Bernays lors de cette lointaine réunion du directoire de l’United Fruit à Boston s’était accompli au pied de la lettre. Il ne soupçonnait pas non plus que la Fruitière, bien qu’elle ait gagné cette guerre, avait déjà commencé à se désintégrer et que dans peu d’années son président se suiciderait, la compagnie disparaîtrait et qu’il en resterait seulement de mauvais et abominables souvenirs.

I
La mère de miss Guatemala appartenait à une famille d’émigrants italiens, les Parravicini. Après deux générations, le nom avait été raccourci et hispanisé. Quand Arturo Borrero Lamas, jeune juriste, professeur de droit et avocat en exercice, demanda la main de la jeune Marta Parra, cela fit jaser toute la société guatémaltèque parce que, de toute évidence, la fille des cavistes, boulangers et pâtissiers d’origine italienne n’était pas du même rang social que cet élégant monsieur convoité par toutes les jeunes filles à marier de la haute société, lui qui avait un nom, de la fortune et un prestige professionnel. Les commérages finirent par cesser et la plupart des gens assistèrent, les uns en tant qu’invités, les autres en spectateurs, au mariage qui fut célébré à la cathédrale par l’archevêque de la ville. Le général Jorge Ubico Castañeda, éternel président, en fut aussi, donnant le bras à son aimable épouse, vêtu d’un élégant uniforme constellé de médailles ; et, sous les applaudissements de la foule, ils se firent tirer le portrait sous le porche avec les mariés.
Ce mariage ne fut pas une réussite du côté du lignage. Marta Parra tombait enceinte tous les ans et, malgré toutes ses précautions, elle accouchait de garçons squelettiques à moitié morts et qui décédaient au bout de quelques jours ou de quelques semaines en dépit des efforts des infirmières, des gynécologues et même des sorciers et sorcières de la ville. Après cinq années d’échecs répétés, Martita Borrero Parra vint au monde et se montra très vite si belle, si vive et si éveillée qu’on la surnomma miss Guatemala. Contrairement à ses frères, elle survécut. Et comment !
Elle était née maigrichonne, la peau sur les os. Ce qui frappait depuis cette époque où les gens faisaient dire des messes pour que la drôlesse n’ait pas la malchance de ses frères, c’était la finesse de sa peau, ses traits délicats, ses yeux immenses et ce regard paisible, fixe, pénétrant, qui se posait sur les gens et les choses comme si elle s’efforçait de les graver dans sa mémoire pour l’éternité. Un regard qui déconcertait et faisait peur. Símula, l’Indienne maya-quiché qui serait sa nourrice, prédisait : « Cette gamine aura des pouvoirs ! »
La mère de miss Guatemala, Marta Parra de Borrero, ne put guère profiter de cette fille unique qui avait survécu. Non qu’elle mourût – elle vécut jusqu’à quatre-vingt-dix ans passés et décéda dans un asile de vieillards sans bien se rendre compte de ce qui se passait autour d’elle – mais à la suite de la naissance de la fillette elle se trouva épuisée, silencieuse, déprimée et (comme on disait à l’époque, par euphémisme, pour désigner les fous) dans la lune. Elle restait chez elle à longueur de journée, immobile, sans parler ; ses bonnes, Patrocinio et Juana, lui donnaient à manger à la cuillère et lui faisaient des massages pour empêcher ses jambes de s’atrophier ; seules des crises de larmes qui la plongeaient dans une somnolence hébétée la tiraient de son étrange mutisme. Símula était la seule avec qui elle s’entendait, ou peut-être la servante devinait-elle ses caprices. Le docteur Borrero Lamas finit par oublier qu’il avait une femme ; les jours et les semaines passaient sans qu’il entre dans la chambre déposer un baiser sur le front de son épouse, et il consacrait tout le temps qu’il ne passait pas dans son bureau – plaidant au tribunal ou donnant des cours à l’université de San Carlos – à Martita, qu’il cajolait et adorait depuis sa naissance. La fillette grandit collée à son père. Ce dernier laissait Martita gambader parmi les visiteurs, quand le week-end sa maison coloniale se remplissait de ses amis d’âge mûr – juges, fermiers, politiciens, diplomates – qui venaient jouer à l’anachronique vingt-et-un. Le père s’amusait du regard qu’elle portait sur ses amis avec ses grands yeux gris-vert comme si elle voulait leur arracher leurs secrets. Elle se laissait câliner par tous mais, hormis avec son père, était très peu encline à répondre à ces marques de tendresse.
Des années plus tard, en évoquant cette première époque de sa vie, Martita se souviendrait à peine, comme des flammes s’allumant et s’éteignant, du grand trouble politique qui, soudain, commença à meubler les conversations de ces notables venus les fins de semaine jouer ces parties de cartes d’antan. Elle les entendait vaguement dire, vers 1944, que le général Jorge Ubico Castañeda, ce monsieur couvert de galons et de médailles, était devenu brusquement si impopulaire qu’il y avait eu des mouvements de troupe et de civils ainsi que des grèves d’étudiants pour tenter de le renverser. Ils y réussirent la même année avec la fameuse Révolution d’octobre, quand surgit une nouvelle junte militaire présidée par le général Federico Ponce Vaides, qui fut elle aussi renversée par les manifestants. Enfin il y eut des élections. Les vieux messieurs du vingt-et-un avaient une peur panique de voir le professeur Juan José Arévalo, qui venait de rentrer de son exil en Argentine, l’emporter car, disaient-ils, son « socialisme spirituel » (qu’est-ce que cela voulait dire ?) attirerait la catastrophe sur le Guatemala : les Indiens relèveraient la tête et se mettraient à tuer les bonnes gens, les communistes à s’approprier les terres des grands propriétaires et à envoyer les enfants de bonne famille en Russie pour les vendre comme esclaves. Quand ils parlaient de ces choses-là, Martita attendait toujours la réaction d’un de ces messieurs qui participaient à ces week-ends de parties de cartes et de commérages politiques, le docteur Efrén García Ardiles. C’était un bel homme, yeux clairs et cheveux longs, qui se moquait régulièrement des invités en les désignant comme des paranoïaques des cavernes car, selon lui, le professeur Arévalo était plus anticommuniste que tous réunis et son « socialisme spirituel » rien d’autre qu’une manière symbolique de dire qu’il voulait faire du Guatemala un pays moderne et démocratique en le soustrayant à la pauvreté et au féodalisme primitif dans lequel il vivait. Martita se souvenait des disputes qui éclataient : les vieux messieurs accablaient le docteur García Ardiles en le traitant de Rouge, d’anarchiste et de communiste. Et quand elle demandait à son papa pourquoi cet homme bataillait toujours seul contre tous, son père répondait : « Efrén est un bon médecin et un excellent ami. Dommage qu’il soit si fou et tellement de gauche ! » Martita fut piquée par la curiosité et décida de demander un rendez-vous au docteur García Ardiles pour qu’il lui explique ce qu’étaient la gauche et le communisme.
À cette époque, elle était déjà entrée au collège belgo-guatémaltèque (de la congrégation de la Sainte Famille d’Helmet) tenu par des religieuses flamandes, que fréquentaient toutes les filles de bonne famille du Guatemala ; et elle avait commencé à rafler les prix d’excellence et à décrocher de brillantes notes aux examens. Cela ne lui coûtait pas beaucoup d’efforts, il lui suffisait de mobiliser un peu de cette intelligence naturelle dont elle débordait et de savoir qu’elle ferait un immense plaisir à son père avec les excellentes appréciations de son carnet de notes. Quel bonheur éprouvait le docteur Borrero Lamas le jour de la fin des classes, quand sa fille montait sur l’estrade recevoir son diplôme pour son application à l’étude et sa parfaite conduite ! Et avec quels applaudissements les bonnes sœurs et l’auditoire félicitaient la fillette !
Martita eut-elle une enfance heureuse ? Elle se le demanderait souvent les années suivantes et répondrait que oui, si ce mot signifiait une vie tranquille, ordonnée, sans soubresauts, d’enfant entourée de domestiques, gâtée et protégée par son père. Mais n’avoir jamais connu la tendresse d’une mère l’attristait. Elle rendait visite une seule fois par jour – le moment le plus difficile de la journée – à cette dame toujours alitée qui, tout en étant sa mère, ne lui portait aucune attention. Símula l’emmenait lui donner un baiser avant d’aller dormir. Elle n’aimait pas cette visite, car cette dame paraissait plus morte que vive ; elle la regardait avec indifférence et se laissait embrasser sans lui rendre sa tendresse, quelquefois en bâillant. Elle ne s’amusait pas plus avec ses petites amies dans les fêtes d’anniversaire où elle se rendait avec Símula en guise de chaperon, pas même à ses premiers bals quand elle était déjà dans le secondaire, que les gars se mettaient à courtiser les filles, à leur adresser des mots doux, et que les couples commençaient à se former. Martita s’amusait plus durant les longues veillées du week-end avec les bonshommes du vingt-et-un. Et surtout lors des apartés qu’elle avait avec le docteur Efrén García Ardiles qu’elle accablait de questions sur la politique. Il lui expliquait qu’en dépit des lamentations de ces messieurs, Juan José Arévalo manœuvrait bien, essayant enfin d’introduire un peu de justice dans ce pays, surtout pour les Indiens, c’est-à-dire la grande majorité des trois millions de Guatémaltèques. Grâce au président Arévalo, disait-il, le Guatemala allait se transformer enfin en démocratie.
La vie de Martita prit un tour extraordinaire le jour de ses quinze ans, à la fin de 1949. Tout le vieux quartier de San Sebastián, où se trouvait sa maison, vécut de quelque manière cette célébration. Son père lui offrit la quinceañera, fête par laquelle les bonnes familles du Guatemala célébraient les quinze ans de leurs filles, une fête qui signifiait leur entrée dans la société. Son père, en même temps qu’il l’emplit de lumières, fit décorer de fleurs et de guirlandes la maison au vaste vestibule, aux fenêtres à grilles et au jardin luxuriant qui se situait au cœur du quartier colonial. Il y eut une messe à la cathédrale célébrée par l’archevêque lui-même, à laquelle Martita assista vêtue d’une robe blanche pleine de dentelles, avec dans les mains un bouquet de fleurs d’oranger, toute la famille présente, y compris des oncles, tantes, cousins et cousines qu’elle voyait pour la première fois. Il y eut des feux d’artifice dans la rue et une grande piñata pleine de bonbons et de fruits confits que se disputèrent avec bonheur les jeunes invités. Les domestiques et les garçons servaient en costume traditionnel, les femmes avec le huipil plein de couleurs et de formes géométriques, les jupes à volants et les ceintures noires, les hommes avec le pantalon blanc, la chemise de couleur et le chapeau de paille. Le Club hippique se chargea du banquet et on engagea deux orchestres, l’un traditionnel avec neuf joueurs de marimba, l’autre plus moderne formé de douze professeurs qui interprétèrent les danses à la mode : bamba, valse, blues, tango, corrido, guaracha, rumba et boléro. Au beau milieu du bal, Martita, la reine de la fête, qui dansait avec le fils de l’ambassadeur des États-Unis, Richard Patterson Jr., perdit connaissance. On la porta jusqu’à sa chambre et le docteur Galván, qui était présent en tant que chaperon de sa fille Dolores, amie de Martita, l’examina, prit sa température et sa tension et la frictionna avec de l’alcool. Elle reprit rapidement ses esprits. Ce n’était rien, expliqua le vieux médecin, une légère chute de tension à cause des émotions de la journée. Martita se rétablit et revint au bal. Mais elle passa le reste de la soirée tristounette et comme ailleurs.
Quand tous les invités furent partis, la nuit étant bien avancée, Símula s’approcha du docteur Borrero. Elle murmura qu’elle souhaitait le voir seule à seul. Il la conduisit à la bibliothèque. « Le docteur Galván se trompe, lui dit la nourrice. Chute de tension ! Mon œil ! Je suis désolée, docteur, mais je vous le dis tout net : votre fille est enceinte. » Ce fut au tour du maître de maison d’avoir des vapeurs. Il se laissa tomber dans le fauteuil ; le monde, les étagères remplies de livres tournaient autour de lui comme un manège.
Bien que son père la priât, la suppliât, la menaçât des pires châtiments, Martita manifesta la force de son caractère et combien elle irait loin dans la vie en refusant sans appel de révéler qui était le père du bébé en train de prendre forme dans son ventre. Le docteur Borrero Lamas fut sur le point de perdre la raison. Il était très catholique, une vraie grenouille de bénitier, pourtant il en vint à envisager l’avortement quand Símula, le voyant fou de désespoir, lui dit qu’elle pourrait conduire la demoiselle chez une « faiseuse d’anges ». Mais, après avoir tourné et retourné la question dans sa tête et surtout après avoir consulté son confesseur et ami, le père jésuite Ulloa, il décida de ne pas exposer sa fille à un risque aussi grand et qu’elle n’irait pas en enfer pour avoir commis ce péché mortel.
Savoir que sa fille avait gâché sa vie lui déchirait le cœur. Il dut la retirer du collège belgo-guatémaltèque car la grossesse la faisait vomir et s’évanouir à tout moment et les bonnes sœurs auraient découvert son état, et le scandale n’aurait pas manqué. L’éminent juriste souffrait terriblement de ce que sa fille ne ferait pas un beau mariage à cause de cette folie. Quel jeune homme sérieux, de bonne famille et à l’avenir assuré donnerait son nom à une dévoyée ? Négligeant son cabinet et ses cours, il consacra tous les jours et toutes les nuits qui suivirent la révélation que la prunelle de ses yeux était enceinte à chercher à découvrir qui pouvait être le père. Martita n’avait eu aucun prétendant. Elle ne semblait pas même intéressée, comme les autres filles de son âge, à flirter avec les jeunes gens tant elle était accaparée par ses études. N’était-ce pas extrêmement étrange ? Martita n’avait jamais eu d’amoureux. Le docteur surveillait toutes ses sorties en dehors des heures de cours. Et qui, comment, où l’avait-on mise enceinte ? Ce qui d’abord lui avait paru impossible se fraya un chemin dans sa tête et, rongé par le doute, il décida d’en avoir le cœur net. Il chargea de cinq balles le vieux revolver Smith & Wesson qu’il avait peu utilisé, s’exerçant au tir au Club des Chasseurs, ou lors de parties de chasse où l’entraînaient ses amis dudit cercle et où il s’ennuyait profondément.
Il se présenta à l’improviste chez le docteur Efrén García Ardiles, qui vivait avec sa mère fort âgée dans le quartier voisin de San Francisco. Son vieil ami, qui venait de rentrer du cabinet où il passait ses après-midi – il travaillait le matin à l’hôpital général San Juan de Dios – le reçut aussitôt. Il le conduisit à un petit salon où se trouvaient sur des étagères des livres et des objets primitifs maya-quiché, des masques et des urnes funéraires.
— Toi, tu vas répondre à ma question, Efrén – le docteur Borrero Lamas parlait très lentement, comme s’il lui fallait s’arracher les mots de la bouche. Nous sommes allés ensemble au collège des frères maristes et, en dépit de tes absurdes idées politiques, je te considère comme mon meilleur ami. J’espère qu’au nom de cette longue amitié, tu ne me mentiras pas. C’est toi qui as mis ma fille enceinte ?
Il vit le docteur Efrén García Ardiles devenir blanc comme un linge. Ce dernier ouvrit et ferma la bouche à plusieurs reprises avant de lui répondre. Il parla enfin, en bégayant, les mains tremblantes :
— Arturo, je ne savais pas qu’elle était enceinte. Oui, c’est moi. C’est la pire chose que j’ai faite dans ma vie. Jamais je n’aurai fini de m’en repentir, je te le jure.
— Je suis venu te tuer, fils de pute, mais tu me dégoûtes tellement que je ne peux même pas.
Et il éclata en sanglots qui lui secouaient la poitrine et baignaient son visage de larmes. Ils restèrent près d’une heure ensemble, et quand ils se séparèrent à la porte, ils ne se serrèrent pas la main ni ne se donnèrent les habituelles tapes dans le dos.
En arrivant chez lui, le docteur Borrero Lamas gagna directement la chambre où sa fille s’était enfermée à clé depuis le jour de son évanouissement.
Son père lui parla depuis la porte, sans s’asseoir, toujours debout, d’un ton qui n’admettait aucune réplique :
— J’ai parlé avec Efrén et nous sommes arrivés à un accord. Il se mariera avec toi pour que cet enfant ne naisse pas comme ces petits que les chiennes mettent bas dans la rue et qu’il puisse avoir un nom. Le mariage sera célébré dans la propriété de Chichicastenango. Je parlerai au père Ulloa pour qu’il vous marie. Il n’y aura aucun invité. On l’annoncera dans le journal puis on enverra les faire-part. Jusqu’à ce moment-là, nous continuerons à faire semblant d’être une famille unie. Après ton mariage avec Efrén, je ne te reverrai ni ne m’occuperai de toi, et je chercherai le moyen de te déshériter. D’ici là, tu resteras enfermée dans cette chambre, sans sortir.
Ainsi fut fait. Les noces soudaines du docteur Efrén García Ardiles avec une fille de quinze ans, vingt-huit de moins que lui, donnèrent lieu à papotages et commérages qui firent le tour de la ville de Guatemala et la tinrent en haleine. Tout le monde sut que Martita Borrero Parra se mariait de cette façon parce que ce docteur l’avait mise enceinte, ce qui n’était pas surprenant de la part d’un type avec de telles idées révolutionnaires, et tout le monde plaignit le probe docteur Borrero Lamas qu’à partir de ce moment personne ne vit plus sourire, ni participer aux fêtes, ni jouer au vingt-et-un.
Le mariage eut lieu dans la lointaine propriété du père de la mariée, aux environs de Chichicastenango, là où l’on cultivait le café, et il fut lui-même l’un des témoins ; les autres étaient des employés de la ferme, analphabètes, qui durent signer avec des croix et des bâtons avant de recevoir pour ça quelques quetzals. Il n’y eut pas même un verre de vin pour trinquer au bonheur des nouveaux mariés.
Les époux revinrent à la ville de Guatemala directement au domicile d’Efrén et de sa mère, et toutes les bonnes familles surent que le docteur Borrero, tenant sa promesse, ne verrait plus jamais sa fille.
Martita accoucha au milieu de 1950 d’un enfant qui, officiellement du moins, était un prématuré de sept mois. »

Extraits
« II convient que tout se passe de manière naturelle, ni planifiée, ni téléguidée par personne, et encore moins par nous, trop intéressés à cette affaire. L’idée que le Guatemala soit sur le point de passer aux mains des Soviétiques ne doit pas venir de la presse républicaine et de la droite aux États-Unis, mais plutôt de la presse progressiste, celle que lisent et écoutent les démocrates, c’est-à-dire le centre et la gauche. C’est celle qui touche le public le plus nombreux. Pour donner la plus grande vraisemblance à cette idée, tout doit être l’œuvre de la presse libérale. »
Sam Zemurray l’interrompit pour lui poser une question :
— Et qu’est-ce qu’on va faire pour convaincre cette presse qui est une pure merde ?
Bernays sourit et fit une nouvelle pause. En acteur accompli, il promena un regard grave sur tous les membres du directoire :
— C’est pour cela qu’existe le roi des relations publiques, c’est-à-dire moi-même, plaisanta-t-il, sans aucune modestie, comme s’il perdait son temps à rappeler à ce groupe de messieurs que la Terre est ronde. C’est pour cela, Messieurs, que j’ai tant d’amis parmi les propriétaires et les directeurs de journaux, de radios et de télévisions aux États-Unis.
Il faudrait travailler avec prudence et habileté pour que les médias ne se sentent pas manipulés. Tout devait se dérouler avec la spontanéité que met la nature dans ses merveilleuses transformations, faire en sorte que cela constitue des «scoops » que la presse libre et progressiste découvrirait et révélerait au monde. Il fallait caresser dans le sens du poil l’ego des journalistes, qui était, en général, surdimensionné. » p. 29

« La vie de Martita prit un tour extraordinaire le jour de ses quinze ans, à la fin de 1949. Tout le vieux quartier de San Sebastián, où se trouvait sa maison, vécut de quelque manière cette célébration. Son père lui offrit la quinceañera, fête par laquelle les bonnes familles du Guatemala célébraient les quinze ans de leurs filles, une fête qui signifiait leur entrée dans la société. Son père, en même temps qu’il l’emplit de lumières, fit décorer de fleurs et de guirlandes la maison au vaste vestibule, aux fenêtres à grilles et au jardin luxuriant qui se situait au cœur du quartier colonial. Il y eut une messe à la cathédrale célébrée par l’archevêque lui-même, à laquelle Martita assista vêtue d’une robe blanche pleine de dentelles, avec dans les mains un bouquet de fleurs d’oranger, toute la famille présente, y compris des oncles, tantes, cousins et cousines qu’elle voyait pour la première fois. Il y eut des feux d’artifice dans la rue et une grande piñata pleine de bonbons et de fruits confits que se disputèrent avec bonheur les jeunes invités. Les domestiques et les garçons servaient en costume traditionnel, les femmes avec le huipil plein de couleurs et de formes géométriques, les jupes à volants et les ceintures noires, les hommes avec le pantalon blanc, la chemise de couleur et le chapeau de paille. Le Club hippique se chargea du banquet et on engagea deux orchestres, l’un traditionnel avec neuf joueurs de marimba, l’autre plus moderne formé de douze professeurs qui interprétèrent les danses à la mode: bamba, valse, blues, tango, corrido, guaracha, rumba et boléro. Au beau milieu du bal, Martita, la reine de la fête, qui dansait avec le fils de l’ambassadeur des États-Unis, Richard Patterson Jr., perdit connaissance. On la porta jusqu’à sa chambre et le docteur Galvän, qui était présent en tant que chaperon de sa fille Dolores, amie de Martita, l’examina, prit sa température et sa tension et la frictionna avec de l’alcool. Elle reprit rapidement ses esprits. Ce n’était rien, expliqua le vieux médecin, une légère chute de tension à cause des émotions de la journée. Martita se rétablit et revint au bal. Mais elle passa le reste de la soirée tristounette et comme ailleurs.

Quand tous les invités furent partis, la nuit étant bien avancée, Simula s’approcha du docteur Borrero. Elle murmura qu’elle souhaitait le voir seule à seul. Il la conduisit à la bibliothèque. « Le docteur Galvän se trompe, lui dit la nourrice. Chute de tension! Mon œil! Je suis désolée, docteur, mais je vous le dis tout net : votre fille est enceinte. » Ce fut au tour du maître de maison d’avoir des vapeurs. Il se laissa tomber dans le fauteuil ; le monde, les étagères remplies de livres tournaient autour de lui comme un manège.
Bien que son père la priât, la suppliât, la menaçât des pires châtiments, Martita manifesta la force de son caractère et combien elle irait loin dans la vie en refusant… » p. 38-39

À propos de l’auteur
VARGAS_LLOSA_Mario_©power_axleMario Vargas Llosa © Photo Power Axle

Mario Vargas Llosa, né au Pérou en 1936, est l’auteur d’une vingtaine de romans qui ont fait sa réputation internationale. Son œuvre, reprise dans la Bibliothèque de la Pléiade, a été couronnée par de nombreux prix littéraires, dont le plus prestigieux, le prix Nobel de littérature, en 2010. (Source: Éditions Gallimard)

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Une fille sans histoire

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  RL_automne-2019  68_premieres_fois_logo_2019

Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Adèle aime secrètement Matteo, le jeune homme qui fréquente le bar où elle travaillait. Quand elle découvre qu’il est l’une des victimes des attentats de Paris, elle se fait passer pour sa petite amie. Un rôle qu’elle ne va dès lors plus cesser d’enrichir…

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Dans le rôle de la victime collatérale

Pour son premier roman Constance Rivière s’est mis dans la peau d’une jeune fille qui endosse le rôle de la petite amie d’une victime des attentats de Paris. La mécanique infernale est lancée…

Nous sommes à Paris le 13 novembre 2015. C’est ce jour qu’un groupe de terroristes choisit pour frapper et laisser planer la peur sur la ville. D’abord incrédule, Adèle se terre chez elle en entendant les sirènes et les cris qui montent jusque chez elle. Comme beaucoup d’habitants de la capitale, elle reste sidérée devant sa télévision. «Alors qu‘elle s’apprêtait à aller dans la cuisine pour se faire un café et manger quelque chose, Adèle vit apparaitre un visage, une photo tenue par des mains qui tremblaient, une mère qui demandait des nouvelles de son fils, ce visage elle le connaissait, pas si bien mais quand même, elle avait aimé le regarder de loin dans le petit bar où il venait presque tous les soirs, où elle avait travaillé l’été dernier, avant qu’elle ne soit renvoyée, un peu à cause de lui. Elle se souvenait juste qu’il s’appelait Matteo, un prénom qui était, avec son accent italien, guttural, rauque, une promesse d’ailleurs.»
Quel instinct la pousse alors à se rendre à l’École militaire où sont accueillies les familles des victimes? Le besoin de monter sa compassion? Celui de secourir une mère en détresse? Difficile à dire. Toujours est-il qu’Adèle se présente comme la «petite amie» de Mattéo et qu’elle est prise en charge par la cellule d’aide psychologique. Que Saïd l’encourage à mettre des mots sur sa douleur, de raconter son histoire. Si elle ne se rend pas compte que son mensonge initial va l’entraîner dans une spirale infernale, elle se complaît dans ce rôle de victime. Tombe dans les bras des parents de Matteo et décide de les prendre sous son aile.
L’un des atouts de ce roman tient à sa construction polyphonique. Constance Rivière donne en effet tour à tour la parole aux différents protagonistes, ce qui permet au lecteur d’appréhender cette supercherie sous des aspects bien différents suivant qu’il s’agisse de la version d’Adèle, de Saïd, de la mère de Matteo ou encore de Thomas, le camarade de Matteo aux beaux-arts. Chacun portant à sa manière une pièce du puzzle, chacun vivant une réalité différente.
Les heures puis les jours passent, offrant à Adèle l’occasion d’enrichir son scénario pour le rendre plus crédible, de parler des victimes qu’elle a accueillies, de sa relation avec Matteo. Après avoir accueilli les parents de Matteo chez elle, avoir suivi sa dépouille jusqu’à Rome où ont lieu les funérailles, elle s’occupe des formalités administratives et de l’appartement qu’il occupait, raconte son histoire aux médias et devient l’une des porte-parole de l’association des victimes. En fait, « plus les heures passaient, plus elle était convaincue qu’elle avait bien eu une relation avec Matteo, peut-être pas une relation au sens où les gens l’entendent d’habitude, avec des échanges et des ébats, mais un lien muet qu’il avait forcément senti puisqu’il était là si fort, en elle.»
À l’image de Blandine Rinkel avec Le nom secret des choses, les ressorts du mensonge et de la mystification sont ici presque aussi importants que l’histoire elle-même. La vie d’Adèle bascule au moment où elle n’arrive plus à distinguer le vrai du faux. «Elle ne savait plus si la vérité, c’était le vécu des autres ou ses mots à elle, ce qui s’était vraiment passé cette nuit-là…»
Mais plus cette histoire s’ancre dans l’esprit de la jeune fille et plus la suspicion vient habiter l’esprit de ses proches. Même Saïd en vient à douter de la version de cette victime qu’il aimerait tant aider. Le filet va petit à petit se resserrer.
Constance Rivière réussit là un premier roman tout en finesse, montrant comment un mensonge en entraîne un autre et comment le fameux «quart d’heure de célébrité» devient une sorte de besoin dans une société en soif de belles histoires et de nouveaux héros. Un danger d’autant plus insidieux que l’on préfère souvent le «beau mensonge» à la démonstration de la «fake news».

Une fille sans histoire
Constance Rivière
Éditions Stock
Premier roman
144 p., 17,50 €
EAN 9782234088221
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Haïti.

Quand?
L’action se situe le 13 novembre 2015 et durant les semaines qui suivent.

Ce qu’en dit l’éditeur
13 novembre 2015. Comme tous les soirs, Adèle est assise seule chez elle, inventant les vies qui se déroulent derrière les fenêtres fermées, de l’autre côté de la cour. Quand soudain, en cette nuit de presqu’hiver, elle entend des cris et des sirènes qui montent de la rue, envahissant son salon, cognant contre ses murs. La peur la saisit, elle ne sait plus où elle est, peu à peu elle dérive. Au petit matin apparaît à la télévision l’image de Matteo, un étudiant porté disparu, un visage qu’elle aimait observer dans le bar où elle travaillait. Sans y avoir réfléchi, elle décide de partir à sa recherche, elle devient sa petite amie. Dans le chaos des survivants, Adèle invente une histoire qu’elle enrichira au fil des jours, jouant le personnage qu’on attend d’elle. Les autres la regardent, frappés par son étrangeté, mais ils ne peuvent pas imaginer qu’on veuille usurper la pire des douleurs.
Une histoire contemporaine où l’on est happés par l’émotion et le trouble. Un roman nécessaire.

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À l’occasion de la sortie de son premier roman, Une fille sans histoire, Constance Rivière parle de ses habitudes de lecture. © Production Hachette France

INCIPIT (Les premières pages du livre)
Elle voudrait lever la tête mais elle n’y arrive pas. Sa tête toujours trop lourde quand il s’agit de regarder au-dehors et non en dedans. Elle entend derrière elle des bruissements de voix qu’elle distingue à peine, elle reconnaît quelques intonations, des tremblements qu’elle réussissait à apaiser il y a peu de temps et si longtemps déjà, des pas qu’elle devine, des regards qui lui font mal au dos, au cou, lourds de reproches, elle tente de se concentrer mais la voix forte et distincte du juge la dérange, il lui pose des questions qui contiennent les réponses, il emploie des mots qu’elle ne comprend pas, cupidité, perversité, duplicité, tétété, comme une machine à écrire mécanique, déréglée. Et au fond de son ventre il y a ce mot que tous attendent et qu’elle ne parvient pas à faire remonter, il est coincé entre l’estomac et le plexus, elle essaie d’inspirer profondément pour créer un courant vers le haut, la cage thoracique, la gorge, qu’il parvienne jusqu’à sa bouche, qu’il sorte enfin. On vient de lui poser une nouvelle question, la dernière. C’est le silence soudain, temps suspendu, tous les regards sont tournés vers elle, ils n’attendront pas longtemps, alors elle se concentre, elle s’y est préparée à ce moment mais elle ne savait pas que ce serait si difficile, elle fait un ultime effort et elle finit par le cracher ce mot, nécessaire mais qui la dégoûte, ce mot qui ne dit rien de ce qu’elle a vécu ces derniers mois, elle finit par le dire, dans un souffle qui lui semble un cri, «pardon», elle le répète plusieurs fois, pardon, pardon, pardon, maintenant qu’il est sorti il l’envahit tout entière, il ne cesse de se déverser, de plus en plus fort, les larmes viennent avec, elle pleure pour la première fois, elle pleure comme elle ne pensait jamais pleurer, son visage inondé, son corps qui se relâche, qui s’abandonne. Derrière elle, les respirations reprennent. La sentence peut tomber. Douze mois, dont six avec sursis.
Il ne faisait pas particulièrement froid pour une nuit de presque hiver, mais ça ne changeait pas grand-chose pour elle, qu’il pleuve ou qu’il vente, chaque soir, Adèle ouvrait grand sa fenêtre. Elle avait peur de l’air vicié qui s’installe si vite dans les petits espaces, de la poussière, des microbes, ennemis invisibles mais puissants, qui contaminent et détruisent l’organisme insidieusement. Enfant déjà, son père lui avait appris à laisser les fenêtres de sa chambre ouvertes toute la journée et, dès qu’il faisait un peu chaud et humide, à mettre ses peluches au frigo pour tuer les acariens. Elle s’était parfois dit que ça aurait pu lui faire des amis, ces animaux minuscules, mais elle obéissait toujours à son père. Puis c’était devenu une habitude.
Alors, en cet automne qui ne voulait pas finir, comme elle avait cessé de sortir de chez elle, recluse volontaire, dormant le jour, veillant la nuit, Adèle attendait avec une obsession maniaque l’heure où les automobilistes commencent à allumer les premiers phares pour faire rentrer dans son salon l’air frais et pur. Elle s’installait sur le rebord de sa fenêtre ouverte, toutes lumières éteintes pour mieux deviner la vie derrière les fenêtres fermées qui peu à peu s’allumaient de l’autre côté de la cour. Assez loin pour qu’elle ne se sente pas trop intrusive. Assez près pour qu’elle puisse deviner, juste deviner. Les formes qui passent et repassent. Ou qui restent plus longtemps, affairées. Qui à préparer un dîner tardif. Qui à se maquiller pour sortir dans ce quartier qu’elle avait aimé parce qu’il était si vivant. Qui, dodelinant de la tête avec une régularité de métronome, à lire une histoire à un enfant.
Elle n’aimait rien tant que sentir cette banalité de la vie quotidienne, faite de rites et de rythmes, une normalité dont elle avait tant rêvé et dont la possibilité même semblait lui avoir échappé depuis qu’elle avait perdu son dernier travail. Elle n’avait osé le dire à personne. Elle ne fréquentait pas grand monde de toute façon, elle était si seule, depuis si longtemps. Donc, à l’heure où, avant, elle embauchait, à 18 heures tous les jours sauf le dimanche et le lundi, elle restait chez elle à regarder des fenêtres fermées, s’allumant les unes après les autres, la sienne seule ouverte et sombre.
Ce soir-là, cela faisait au moins trois heures qu’Adèle était assise à sa fenêtre. Elle s’était presque assoupie, la tête heurtant régulièrement l’ouvrant, la réveillant aussitôt que les rêveries prenaient le pas sur ce qu’elle voyait de la vie des autres. C’est dans cet état de semi-conscience, son esprit perdu quelque part entre les songes qui l’habitaient et la réalité qui la nourrissait, que lui parvinrent les premiers bruits, des hurlements de sirènes qui portaient en elles l’urgence, le drame et l’effroi.
Adèle ne pouvait rien voir que les toits et les fenêtres de l’autre côté de sa cour, mais ces bruits avaient envahi son salon, ça lui faisait mal, elle sentait que quelque chose était en train de basculer, elle ne savait pas quoi, mais le basculement était bien là, de plus en plus fort, dissociant son corps et sa tête, affreuse douleur qui pulsait sous ses tempes, sensation de vertige qui l’attirait vers le vide, dehors, là où les cris l’appelaient. Il lui fallut un effort énorme pour repousser son corps à l’intérieur, poids lourd, passif, pas à sa place, écrasé maintenant sur le sol du salon, alors qu’elle se sentait ailleurs.
Cette lutte l’avait épuisée. Les sirènes redoublaient. Ça cognait dans sa tête et ça rebondissait sur ses murs. Trop de bruit pour un drame du quotidien. Elle l’avait senti tout de suite, elle n’était pas folle, quelque chose de terrible était arrivé, et ce n’était pas seulement en elle. Adèle finit par allumer la télévision. Ne plus deviner mais voir, ne plus inventer mais comprendre, tous ces bruits dehors, c’était trop violent, ça avait fait sauter les plombs de son imagination, trop lourd pour sa bande passante.
À l’écran, on mentionnait un attentat à Saint-Denis, à côté du Stade de France. Le président de la République y était, en partait, son ministre de l’Intérieur l’avait rejoint, mais ils étaient déjà en train de rentrer à Paris, repasser le périphérique, s’éloigner des premières explosions qui avaient à peine perturbé le match, tout juste un regard d’interrogation et le doigt levé vers le ciel d’un joueur au milieu du terrain, bruits de pétards lointains au milieu des cris et des sifflets, ces explosions dont il ne fallait surtout pas qu’elles perturbent le match, tout devait continuer comme avant, tout plutôt qu’un mouvement de panique, même pour ceux qui savaient, ne pas bouger, rester face caméra, concentrés sur le jeu, à la fin on dirait au public ce qui se passait, les pelouses pourraient être envahies de visages hébétés, on pourrait dire parce qu’on saurait qu’il n’y a plus de risques, les gens descendraient calmement, mais s’ils cherchaient à descendre tout de suite ce serait la crise, les bousculades, la menace de corps écrasés par la peur des autres, les stades ne sont pas faits pour les mouvements de foule, donc les autorités étaient parties discrètement, le moins nombreuses possible, pour rentrer dans le centre de Paris où d’autres coups de feu, d’autres cris, ailleurs mais pas sans lien, les journalistes parlaient d’un bar puis d’un autre, sans rien savoir vraiment, sauf que ça bougeait, ça se démultipliait, monstre à douze bras, et autant d’armes, qui tiraient sur la vie, pour l’anéantir où qu’elle rie, où qu’elle boive, où qu’elle chante. Ça bougeait, ça tuait, mais pas si près de chez elle. Elle ne discernait toujours pas pourquoi elle avait pu percevoir quelque chose, ni si ce qu’elle entendait par sa fenêtre avait un lien avec ce qu’elle voyait dans l’écran. À la télévision, on montrait surtout des voitures fonçant dans la nuit vers les ministères, l’Élysée, pour mettre en place des procédures, réunir des gens, et prendre des décisions sur des événements que personne ne comprenait.
De là où elle était, Adèle sentait que les rues soudain se vidaient, que l’air de dehors n’était plus pur mais chargé de peur, une peur qui la saisissait elle aussi, pourtant toujours assise sur le sol de son salon, enveloppée dans une couverture comme on n’en fait plus, en laine grise, rêche mais chaude, un œil sur les fenêtres en face qui restaient fermées, éteintes, sourdes à la rumeur de la ville, un œil sur l’écran de télévision qui amplifiait cette rumeur de terreur. La peur qui revenait, la peur qu’elle avait connue il n’y avait pas si longtemps, autres bruits de sirènes dans la nuit emportant son père inanimé, la peur qu’elle pensait avoir oubliée, la peur qui reprenait possession de tout son corps, mélangeant le passé et le présent, l’intérieur et l’extérieur, la veille et le sommeil.
Vers 22 heures, apparut un bandeau mentionnant une attaque terroriste en cours dans la salle du Bataclan, si près de chez elle, où elle disait tout le temps qu’elle irait bientôt, c’était son Godot à elle, le Bataclan, sauf qu’elle ne l’attendait pas, c’était la salle qui l’attendait, elle en était certaine, elle y pensait presque chaque jour. Ce soir-là, elle avait vraiment failli y aller. Elle recommençait tout juste à avoir envie de sortir, c’était à côté, certes il y aurait du monde mais dans la pénombre d’une salle de concert, c’était moins inquiétant. Deux jours plus tôt elle avait regardé le programme. Le groupe ne lui disait rien. Elle préférait des choses plus classiques. C’est ce qui l’ennuyait avec cette salle si jolie, avec ses lettres de toutes les tailles et sa devanture de toutes les couleurs, joyeuse comme un cirque presque – comme les cirques de son enfance, parenthèses heureuses, c’est pour cela qu’elle avait choisi de s’installer là, dans ce quartier, mais jamais elle ne connaissait les groupes qui s’y produisaient. Malgré tout, ce soir-là, elle avait eu envie d’y aller, cette pensée lui donnait le vertige, elle aurait pu y être, elle aurait dû y être, avec tous ces otages dans cette salle, elle y était presque, puisque si proche, dans l’espace comme dans le possible.
Adèle fit alors la seule chose qui lui semblait raisonnable, elle ferma la fenêtre, elle s’isola dans le noir, bien protégée face à cette télévision où se racontait, minute par minute, ce que les journalistes ne savaient pas, ce qu’ils ne voyaient pas, qu’ils tentaient de comprendre ou de deviner, comme elle, chaque soir, devant ses fenêtres fermées. Elle était captivée par ce qu’elle voyait à l’écran, incapable de s’en détacher, fascination mortifère pour l’horreur, l’horreur réelle, celle des combats de gladiateurs, sans distance ni représentation, on n’allait plus au théâtre pour voir des tragédies, on allumait la télévision, et on regardait ces chaînes d’information en continu qui lui semblaient le plus souvent des chaînes de répétition en continu. »

Extraits
« Alors qu‘elle s’apprêtait à aller dans la cuisine pour se faire un café et manger quelque chose, Adèle vit apparaitre un visage, une photo tenue par des mains qui tremblaient, une mère qui demandait des nouvelles de son fils, ce visage elle le connaissait, pas si bien mais quand même, elle avait aimé le regarder de loin dans le petit bar où il venait presque tous les soirs, où elle avait travaillé l’été dernier, avant qu’elle ne soit renvoyée, un peu à cause de lui. Elle se souvenait juste qu’il s’appelait Matteo, un prénom qui était, avec son accent italien, guttural, rauque, une promesse d’ailleurs. »

« À leur regard de reconnaissance, elle s’est sentie soulagée, elle les comprenait, ils s’en remettraient à elle. Quand elle reviendrait, elle leur montrerait ce qui lui restait de sa relation avec Matteo, parce que plus les heures passaient, plus elle était convaincue qu’elle avait bien eu une relation avec Matteo, peut-être pas une relation au sens où les gens l’entendent d’habitude, avec des échanges et des ébats, mais un lien muet qu’il avait forcément senti puisqu’il était là si fort, en elle.
Alors qu‘elle marchait dans les rues alentour, qui transpiraient l’horreur et la peine, Adèle passait sans cesse du clair au flou, il allait falloir que l’image se fixe, qu’elle trouve la bonne focale avant de rentrer chez elle, mais ça mettait du temps, elle n’arrivait plus à distinguer le vrai du faux, elle ne savait plus si la vérité, c’était le vécu des autres ou ses mots à elle, ce qui s’était vraiment passé cette nuit-là et ces dernières semaines ou ce qu’elle avait raconté, avec tant de détails, odeurs et couleurs comprises, elle devait choisir, en fait elle avait déjà choisi, les mots étaient sortis avant qu’elle ait eu le temps d’y réfléchir, mentir cela voudrait dire revenir sur son histoire… »

À propos de l’auteur
Ancienne élève de l’ENS et de l’ENA, Constance Rivière est maître des requêtes au Conseil d’État; elle fut conseillère à l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Une jeune fille sans histoire est son premier roman. (Source: Éditions Stock)

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