Le tiers pays

SAINZ_BORGO_le_tiers_pays  RL_automne_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Angustias Romero a choisi de quitter son pays avec son mari et leurs deux enfants qui vont mourir durant cet exil. Pour leur offrir une sépulture décente, elle va demander l’aide de Visitación Salazar, qui a créé «Le tiers pays», un cimetière illégal. Et pour rester auprès des défunts, elle lui propose de l’assister. Sauf que leur initiative gêne la mafia locale.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ce pays d’où on ne sort jamais

Après son superbe premier roman, La fille de l’Espagnole, la vénézuélienne Karina Sainz Borgo confirme tout son talent avec cette histoire d’exil, de violence et de pitié. Le tiers pays suit le parcours de deux femmes fortes qui ont choisi de vivre en compagnie des morts.

Quand l’épidémie a commencé à frapper les habitants du village, Angustias Romero a persuadé son mari Salveiro de quitter la Sierra orientale pour suivre la route des migrants vers l’occident. Pour ses enfants, il est déjà trop tard. À peine la frontière franchie, ils meurent et viennent remplir une morgue déjà surchargée. C’est alors qu’Angustias entend parler de Visitación Salazar, une femme qui s’est donné pour mission d’offrir une sépulture décente à tous ces cadavres qui s’entassent. Elle va trouver cette femme énergique et lui proposer de la seconder.
Derrière un panneau de bois avec cette inscription, Le tiers pays, elle a investi l’espace pour créer un cimetière illégal où elle enterre les cadavres sans sépulture, notant simplement dans le ciment frais leurs dates de naissance – quand elle est connue – et de décès. C’est là qu’Angustias va enterrer ses deux enfants et c’est là qu’elle entend rester, dans l’ombre de cette femme forte, sans doute l’une des seules à ne pas craindre Abundio, le Parrain local. Car elle est désormais seule, Salveiro lui ayant fait faux bond. «Mes enfants n’ont pas ressuscité et mon ventre est devenu sec comme de la vieille carne. Je me suis asséchée comme une liane et j’ai pris racine dans cette terre sableuse sous laquelle dormaient, bordés dans deux boîtes à chaussures, les seuls êtres que j’avais aimés.» Angustias devient alors Antigone.
Avec le minimum vital, Angustias va finir par imposer sa présence. Il faut dire que la tâche de Visitaciôn est immense. Dans cette région reculée, en proie à tous les trafics et où la corruption s’est imposée comme système politique, les cadavres s’accumulent. Et son initiative commence à déranger Abundio et ses sbires ainsi que ceux qu’on appelle les «irréguliers», des troupes armées qui séquestrent et tuent selon leur bon plaisir.
On sait depuis La fille de l’Espagnole combien Karina Sainz Borgo sait mettre en scène la violence et la douleur de l’exil, quand on se voit contraint de quitter un pays à la recherche d’un avenir meilleur. Mais aussi combien les femmes jouent le premier rôle. Angustias Romero et Visitación Salazar font mieux que résister. Elles prouvent aux forts en gueule combien ils sont faibles et lâches, comme le maire de Mezquite, Aurelio Ortiz, ou l’accordéoniste Jairo Domínguez, tous deux inféodés à Abundio.
On sait aussi combien l’écriture de la Vénézuélienne vivant aujourd’hui en Espagne est chatoyante, émotionnelle et poétique, faisant la part belle aux allégories et se rapprochant ainsi de glorieux prédécesseurs comme Borges et Cortázar.
Ce qui rend sa dénonciation sociale d’autant plus forte, elle qui aime à rappeler que l’Europe, où elle a trouvé refuge, a aussi connu des vagues d’émigration, pour fuir les famines ou le nazisme. Qu’on ne quitte pas son pays avec deux enfants sur le dos par plaisir et que face à une question aussi sensible, c’est la froideur et l’indifférence qui dominent, là où un peu de pitié et de compassion seraient un minimum.

Le tiers pays
Karina Sainz Borgo
Éditions Gallimard
Roman
Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante
300 p., 23 €
EAN 9782072958632
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé en Amérique latine dans un lieu imaginaire. Mais il pourrait s’agir d’une ville près de Cúcuta en Colombie ou, peut-être, du kilomètre 88 dans l’État de Bolívar au Venezuela.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Visitación Salazar est l’extravagante, gigantesque et mythique fondatrice d’un cimetière illégal aux confins de la sierra orientale et de la sierra occidentale, quelque part en Amérique latine. Il est appelé le Tiers Pays et c’est là que veut absolument se rendre une jeune migrante, Angustias Romero. Après avoir traversé clandestinement le désert et la frontière avec sa famille, cette ancienne coiffeuse, qui a tout laissé derrière elle, se retrouve seule, épuisée, complètement perdue. Elle n’a plus qu’un but : donner une digne sépulture aux siens. Or, le cacique local, les passeurs, les guérilleros, les narcotrafiquants et les militaires voudraient faire disparaître le Tiers Pays et récupérer le contrôle d’une région où tous les trafics sont possibles. Mais c’est compter sans le courage de Visitación et d’Angustias — nos deux Antigone modernes —, qui vont s’allier pour affronter, par tous les moyens, cet univers masculin de domination, de violence et de corruption.
Après le succès de La fille de l’Espagnole, Karina Sainz Borgo signe ici un deuxième roman remarquable. Inspiré de faits réels, Le Tiers Pays offre une narration qui évolue au fur et à mesure que l’intrigue se développe et mélange brillamment les genres du témoignage, du thriller, du western et de la tragédie antique, avec un hommage à peine voilé à Faulkner et à Rulfo.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Karina Sainz Borgo présente son roman «Le tiers pays» © Production Gallimard

Les premières pages du livre
« Je suis arrivée à Mezquite à force de chercher Visitación Salazar, la femme qui a donné une sépulture à mes enfants et m’a appris à enterrer ceux des autres. J’avais marché jusqu’au bout du monde, ou plutôt là où j’avais pu croire un temps que le mien était parvenu à son terme. Je l’ai trouvée un matin de mai au pied d’une colonne de niches funéraires. Elle portait un legging rouge, des bottes de chantier et un foulard bariolé noué derrière la tête. Une couronne de guêpes tournoyait autour d’elle. Elle ressemblait à une Vierge noire qui aurait atterri dans une décharge.
Dans ce terrain vague calciné, Visitación Salazar était le seul être encore en vie. Sa bouche aux lèvres brunes cachait des dents blanches et carrées. C’était une belle femme noire, plantureuse et pulpeuse. De ses bras, épais à force d’enduire les tombes à la chaux, pendaient des pans de peau qui luisaient au soleil. Plus que de chair et d’os, elle semblait faite d’huile et de jais.
Le sable souillait la lumière et le vent perforait les oreilles ; un gémissement qui jaillissait des crevasses ouvertes sous nos pieds. Plus qu’une simple brise, c’était un avertissement, une tolvanera : un tourbillon de poussière dense et impénétrable, comme la folie ou la douleur. La fin du monde ressemblait à ça : un tas de cendres formé par les os que nous semions sur notre passage.
À l’entrée de Las Tolvaneras pendait une pancarte peinte à la brosse: LE TIERS PAYS, un cimetière de non-droit où se retrouvaient les morts que Visitación Salazar enterrait en échange d’une aumône, et parfois même pas. Presque tous ceux qui gisaient là étaient nés et morts à la même date. Sur leurs tombes misérables, des gribouillis étaient gravés dans le ciment frais : l’écriture accidentée de ceux qui ne reposeront jamais en paix.
Visitación ne s’est même pas retournée pour nous regarder. Elle était au téléphone. De la main gauche elle tenait l’appareil ; de l’autre, des fleurs en plastique qu’elle a enfoncées dans le mortier fraîchement mélangé.
— Oui, ma belle, je t’écoute.
— Angustias, tu es sûre que cette femme va nous recevoir ? a demandé Salveiro.
J’ai hoché la tête.
— Je t’écoute, ma petite mère ! a-t-elle continué, débonnaire. Mais puisque je te dis qu’on n’en trouve plus, des cercueils ! Ooooh ! Il n’y a plus de réseauuuuu ! a-t-elle poursuivi, tragi-comique.
— Cette bonne femme est un moulin à paroles…, a ronchonné Salveiro.
— Mais tais-toi, Salveiro !
— Dis à ce type qu’il attende un peu ! a crié la femme en s’adressant enfin à nous. Les morts savent être patients ! Ils ne sont pas pressés, eux !
Une nouvelle rafale de vent nous a brûlé la peau. La terre de Mezquite ressemblait à une plaque en fonte jonchée de chardons et de larmes, un endroit où nul n’avait besoin de se mettre à genoux pour faire pénitence. Celle qui nous avait conduits jusque-là était largement suffisante.
Le Tiers Pays ressemblait à cela: une frontière à l’intérieur d’une autre où se rejoignaient la sierra orientale et la sierra occidentale, le bien et le mal, la légende et la réalité, les vivants et les morts.

L’épidémie et la pluie se sont abattues en même temps, comme les mauvais présages. Les criquets ont arrêté de chanter et une tumeur de poussière s’est formée dans le ciel, avant de se décharger en gouttes d’eau marron. À la différence des maux que nous avions déjà subis, celui-ci a pulvérisé nos souvenirs et nos désirs.
Le virus attaquait la mémoire, semait en elle la confusion, avant de la grignoter. Il se propageait à toute vitesse et plus le malade était âgé, pire c’était. Les vieillards tombaient comme des mouches. Leurs corps ne résistaient pas à l’assaut des premières fièvres. Au début, on a dit qu’il était transmis par l’eau, puis par les oiseaux, mais personne n’était capable d’expliquer cette épidémie d’amnésie qui nous a tous transformés en fantômes et a rempli le ciel de vautours. Le virus nous a abrutis avant de nous couvrir de peur et d’oubli. Nous marchions sans but, perdus dans un monde de fièvre et de glace.
Les hommes sortaient dans la rue et attendaient. Quoi? Je n’ai jamais pu le savoir.
Nous les femmes, nous nous activions pour tromper le désespoir : ramassant de quoi manger, ouvrant et fermant les fenêtres, grimpant sur les toits et balayant les cours. Nous accouchions en poussant et en criant, telles des folles à qui personne ne donnait rien, pas même un peu d’eau. La vie s’est concentrée en nous, dans ce que jusqu’alors nous avions été capables de retenir ou d’expulser. Mon mari aussi a attrapé le virus, mais j’ai mis du temps à m’en rendre compte. J’ai confondu les premiers symptômes avec son caractère. Salveiro parlait peu, il était réservé et n’avait aucune curiosité pour rien, au-delà de son petit monde. Lorsque je l’ai connu, il travaillait dans le garage familial et passait son temps à desserrer des boulons avec une clef en croix ou, couché à côté d’un cric hydraulique, à réparer une panne sous les tripes d’un camion détraqué. Je passais tous les jours devant le local noirci sans y prêter attention. Si je suis entrée un jour, c’est parce que j’avais besoin de graisse à moteur pour dégripper les serrures de la maison : un bidon de Trois en Un, quelque chose qui permette de lubrifier les ferrures, mais Salveiro m’a proposé de venir y jeter un œil.
— Ce ne sont pas les serrures. C’est le bois. Il est rongé par les termites, c’est pour ça que les portes ne ferment pas ; tu vois ça ? – Il m’a montré une fine poussière de sciure et de copeaux.
Il est revenu la même semaine pour examiner le toit et le reste de la maison. Il l’a inspectée de fond en comble : la poutre pleine de moucherons, les pieds de la table mal coupés ou la chaise mal sciée. Il allait et venait, une lime à la main. Il ponçait ici et donnait des coups de marteau là. Tout ce qu’il touchait cessait de grincer ou de crisser, comme s’il réparait les choses d’un simple regard.
— Angustias, qui c’est celui-là ?
— Le fils du garagiste, papa. Il est venu réparer les traverses et les cadres des fenêtres.
Après chaque visite, nous lui offrions une bière pour le remercier. Il s’asseyait sous le tamarin et se laissait interroger.
— Pourquoi vous ne laissez pas tomber la mécanique pour vous consacrer à ça ? Vous êtes doué, insistait mon père, mais Salveiro buvait sans répondre. Angustias a fait des études de coiffure. Lancez-vous : avec un diplôme de menuisier en main, vous pourriez monter votre propre atelier d’ébénisterie.
— Je viens d’ouvrir un salon de coiffure, l’ai-je interrompu pour me faire remarquer. Il est à deux rues d’ici. Tu veux passer te faire couper les cheveux ? Comme ça, je t’expliquerai les démarches pour s’inscrire aux cours.
Il s’est présenté le lendemain. Il portait un pantalon propre et une chemise bien repassée. Sa peau satinée et parfumée n’avait rien à voir avec ces bras toujours crasseux d’huile et de graisse. Après lui avoir frotté les cheveux avec du shampooing et de la crème, je l’ai conduit vers le fauteuil, j’ai couvert ses épaules d’une cape et je lui ai coupé les cheveux avec mes meilleurs ciseaux. Les mèches tombaient, encore humides.
Salveiro n’a pas suivi de formation de menuisier, mais il a continué à venir à la maison trois fois par semaine pour apporter une bricole ou arranger un détail.
— Angustias, ma fille, cet homme est un lourdaud, mais bon, s’il est à ton goût…, m’avait dit mon père à l’oreille avant de faire un sourire pour la seule photo que nous avions prise, devant les portes de la mairie où nous nous sommes mariés.
Mon mari était un homme honnête. Il était doué pour la bagatelle. Il savait me caresser avec la même patience que quand il sciait du bois. Il ne parlait pas, mais ça m’était égal. Et c’était bien là le problème : je n’ai même pas imaginé que ses silences avaient un rapport avec l’indolence qui envahissait les rues ; une nuée d’ennui qui a fini par ensevelir la ville.

Le jour de mon baptême, ma mère a choisi Angustias. Plus qu’un prénom, c’était un coup de griffe. Pour elle, le monde avait toujours existé dans le silence. C’est pour ça que quand quelqu’un m’appelle : « Angustias ! »…, je ne peux m’empêcher de penser à son destin de femme sans voix. Je suis à l’image de sa surdité et de son naufrage. Je suis endurante. Je suis faite pour supporter le malheur. Je parle sa langue.
Jusqu’à ce que naissent Higinio et Salustio je n’avais jamais songé à quitter la ville, mais les choses ont mal tourné. Les enfants étaient venus au monde prématurés et fragiles du cœur. À eux deux, ils ne pesaient pas deux kilos sur la balance de l’hôpital. Leurs petites mains ridées remuaient à peine. Leurs ongles étaient violacés et leurs yeux plissés. La vie n’allait interrompre qu’un instant leur chemin vers la mort.
Trois mois durant, j’ai attendu devant une couveuse, redoutant le pire. Bien que personne n’ait pu garantir que leur cœur allait résister, les médecins ont décidé de les opérer. Ils ont survécu, tandis que la ville continuait de s’effondrer sous la pluie terreuse qui tapissait les trottoirs. Je ne voulais pas que mes enfants grandissent dans cette vallée fantôme que tout le monde fuyait.
— On s’en va !
Salveiro m’a regardée, piqué par la vipère de l’aboulie, et il a continué de trifouiller les pièces d’un mixeur cassé.
— Je veux m’en aller, ai-je insisté.
— Tu crois que c’est si facile ? – Il a posé le tournevis –. Préparer un voyage, ça prend du temps…
— Tu peux rester si tu veux. Moi, je pars.
On a vendu nos meubles, nos draps, nos outils, ainsi que les miroirs, les fauteuils et les sèche-cheveux du salon de coiffure. Je n’ai gardé qu’une paire de petits ciseaux, que j’ai glissée dans ma poche et que je conserve encore aujourd’hui. Avec l’argent, nous avons pu payer une partie du billet de bus.

Nous avons quitté la capitale avec les enfants sur le dos et nous avons entrepris un voyage de plus de huit cents kilomètres ; la moitié en bus et l’autre à pied. Nous sommes arrivés à destination après avoir traversé huit départements de la sierra orientale, en plus des trois qui nous séparaient de Mezquite, un village de la frontière qui porte le nom d’un arbuste utilisé pour faire du charbon de bois.
Nous n’avions que quelques pièces, trois mandarines et un sac à dos avec une tenue de rechange, deux biberons et des sachets de lait en poudre que nous préparions dans les ruisseaux. Sur la départementale, une route qui traverse la cordillère centrale, avançait la colonne de migrants que nous formions. C’était comme ça qu’on nous appelait, nous qui fuyions l’épidémie.
Nous nous installions comme nous pouvions pour nous reposer et nous profitions du moindre ravin pour nous laver et cuisiner. Avant de reprendre la marche, je relevais mes cheveux pour ne pas gêner les enfants avec le frottement de mes mèches. J’avais fait le serment de ne pas les couper avant d’atteindre notre destination, quelle qu’elle soit. Salveiro marchait derrière moi, chassant les moustiques de ses mains et ramassant des bouts de bois qu’il mettait dans ses poches. Jour après jour, je sentais que je le laissais un peu plus loin derrière moi. J’étais persuadée que si je me retournais, j’allais le trouver écroulé sur le bord de la route, tel un arbre rongé par les termites. La nuit, je me suis souvent imaginée, me réveillant au milieu de nulle part, toute seule avec mes deux enfants. Je rêvais que je marchais à quatre pattes, transformée en lionne capable de humer dans le vent l’endroit où fuient les gazelles.
Les tentes dressées par les militaires à la frontière se distinguaient de très loin. La cohue de migrants qui affluaient en quête de nourriture et de médicaments pouvait se voir à des kilomètres. Ceux qui avaient encore de l’argent pouvaient partir en bus, les autres faisaient le chemin à pied, portant sur leur dos tout ce qu’ils pouvaient transporter. Des réfrigérateurs, des lampes et des casseroles gisaient, abandonnés sur le bord de la route, jusqu’à ce que quelqu’un les récupère pour les échanger contre de la nourriture.
Lorsque nous sommes arrivés au premier poste de contrôle avant le pont, un soldat nous a arrêtés pour inspecter nos papiers. Il était jeune et mince, et sa tête mal rasée était couverte par ces plaques que laissent ceux qui ne savent pas se servir d’un sabot.
— Où allez-vous ? – Il s’est d’abord adressé à Salveiro.
— À la sierra orientale… – Mon mari semblait encore plus absent que d’habitude.
— Nous sommes en pleine sierra orientale, citoyen.
— Il a voulu dire occidentale, l’ai-je interrompu. Nous avons de la famille là-bas. Nous voulons leur présenter nos enfants.
Le sergent m’a regardée, sceptique. Je lui ai donné ma carte d’identité et Salveiro la sienne. J’ai aussi montré les actes de naissance, mais il les a à peine lus. Toute son attention était concentrée sur les jumeaux. Il les observait avec curiosité. Tout d’abord Salustio, qui était dans les bras de mon mari, et ensuite Higinio, qui dormait, la tête posée sur mon épaule.
Il m’a demandé leur âge. Je lui ai expliqué qu’ils étaient nés avant terme et que c’était pour ça qu’ils avaient l’air plus petits. Il a hoché la tête et a regardé les papiers une dernière fois. Sa femme venait d’accoucher d’une petite fille, également prématurée, a-t-il expliqué tandis qu’il consignait nos noms dans un carnet.
— Comment s’appelle-t-elle ? ai-je demandé.
— Qui ?
— Votre fille…
— Elle n’a pas encore de prénom.
Il est entré dans la cahute et en est ressorti avec un sauf-conduit pour traverser la frontière.
— Que Dieu soit avec vous. – Et il nous a tendu le papier.
C’est ainsi que nous sommes repartis, Salveiro, les enfants et moi. Et Dieu n’a jamais daigné nous tenir compagnie.

Mes enfants sont morts à Sangre de Cristo, le premier hameau que l’on rencontre après avoir traversé la sierra orientale. Ils ont quitté ce monde dans le même ordre que celui dans lequel ils étaient arrivés. Higinio, d’abord, et Salustio, ensuite. Je les ai emmenés dans trois hôpitaux différents, espérant un miracle, mais personne n’a rien pu faire pour eux.
Nous les avons enveloppés dans des linges et nous les avons transportés comme ça avant de trouver des boîtes. Ils étaient si petits qu’ils auraient pu tenir tous les deux dans une seule, mais nous ne pouvions tout de même pas les tasser comme des chaussures. Salveiro a voulu les laisser à la morgue en attendant que nous puissions trouver un peu d’argent pour les enterrer, mais je m’y suis opposée. Ils étaient morts, mais c’étaient mes enfants, et je n’allais pas les laisser entassés dans un réfrigérateur rempli de cadavres anonymes. À la morgue, je suis tombée sur une note scotchée sur la porte rouillée d’une chambre froide : « Vingt-cinq fœtus, à inhumer par sacs de sept. » Elle était écrite au marqueur noir.
J’ai emmené mes enfants jusqu’ici pour la même raison que celle pour laquelle je suis partie en les portant sur mon dos. J’ai cru que je pouvais les sauver de la maladie et de l’oubli, même si, au lieu de les éloigner de la mort, je n’ai fait que les escorter jusqu’à elle. La nuit, quand les chemins se peuplaient de voleurs et de crapules, nous cherchions une place dans un de ces foyers qui avaient commencé à fleurir de toutes parts. On n’y était pas toujours en sécurité, mais au moins on pouvait y reprendre des forces.
Dans ces baraquements faits de piles de briques d’aération couvertes de tôle ondulée, les femmes et les enfants s’entassaient, rendus fébriles par la faim. Il y avait aussi des vieillards hébétés, abandonnés par leur famille juste avant la frontière, et des enfants dont les parents avaient disparu en route. Les orphelins qui ne mouraient pas devenaient des délinquants à la petite semaine ou rendaient des services aux familles en échange d’un pourboire. C’étaient des âmes incomplètes, des passagers entre un monde et l’autre.
Une infime partie de ceux qui entreprenaient la traversée savaient à quoi ils s’exposaient. Ils marchaient pendant des heures, n’ayant que de pauvres couvertures pour se protéger du froid. Quand la nuit tombait, et s’ils avaient la chance de trouver une place dans un foyer, ils s’effondraient sur des paillasses et de maigres matelas, affamés et transis par le froid du désert, qui à cette époque de l’année rudoyait la frontière, sans pitié.
Dans une rue de la dernière ville de la sierra orientale, une femme de mon âge chantait, une petite fille de huit ou neuf mois dans les bras. Parfois quelqu’un passait et jetait quelques pièces dans le panier en osier posé à ses pieds. Le bébé s’agitait, sur le point de pleurer. Alors la mère cessait de chanter, lui mordillait les doigts et sifflotait pour qu’il se rendorme. Je n’avais pas de pièces à lui donner, ni d’enfants à protéger. Les miens dormaient d’un sommeil profond et irrévocable dans des boîtes à chaussures.
Au refuge, je les ai cachés sous la couverture, et une méchante femme a essayé de me les voler. Je me suis jetée sur elle et je l’ai prise par les cheveux : c’était tout ce que j’avais réussi à attraper dans la pénombre. Elle s’est débattue, avant de s’enfuir avec une des deux boîtes. Lorsque le couvercle en carton est tombé par terre, elle a sursauté, épouvantée. Ses yeux, enfoncés dans des orbites violacées, luisaient de désespoir : elle cherchait quelque chose à revendre, une paire de chaussures peut-être, mais elle n’a trouvé qu’un enfant mort.
Quand j’ai récupéré la boîte, j’ai constaté qu’elle avait volé l’argent qui nous restait et le sauf-conduit pour traverser le pont. Debout, face à la porte ouverte, je l’ai vue s’éloigner dans la rue. J’avais encore une de ses mèches dans la main.

À trente kilomètres de Sangre de Cristo se trouvait le plus grand marché noir de la frontière : Cucaña, un piteux pays de cocagne où les mères, grands-mères et filles venaient vendre leurs cheveux. Elles arrivaient, leur chevelure ramassée en un chignon, et repartaient tondues, serrant quelques billets : à peine de quoi acheter trois paquets de riz.
Le salon de coiffure le plus fréquenté s’appelait Los Guerreros, un endroit miteux où travaillaient des dizaines d’employées préposées à la tonte. Dehors, une cinquantaine ou soixantaine de personnes attendaient leur tour comme on va à l’abattoir. Los Guerreros n’était en fait qu’une baraque qui n’avait même pas de bacs à shampooing et se réduisait à une rangée de chaises en plastique.
— Pour les tiens on te donne soixante, mais pour ceux de ta mère, beaucoup moins.
— Combien ?
— Vingt. Ce sont des cheveux de vieille, ils sont ternes, on dirait de la bourre, ça ne vaut rien.
— Soixante, c’est tout ? Mais mes cheveux sont très longs, a-t-elle protesté.
— C’est le prix du jour. Si ça ne te plaît pas, va voir en face, a tranché l’employée. Personne suivante !
Je me suis approchée pour mieux écouter, et toutes les femmes qui faisaient la queue se sont retournées pour regarder ma tresse, qui à l’époque m’arrivait jusqu’à la taille.
— Une tignasse comme la sienne, a-t-elle dit en pointant ses ciseaux vers moi, ça vaut un peu plus.
— Combien ? ai-je demandé.
— Quatre-vingts.
J’ai rejoint la file d’attente au milieu des marmonnements. Les femmes m’observaient comme si je portais un diadème en or. J’ai craint qu’elles ne m’arrachent les cheveux pour récupérer l’argent qu’on m’en donnerait. Mais je suis restée, parce que cette somme, nous en avions bien besoin. Après l’épisode du vol nous n’avions plus rien, pas même de quoi acheter des biscuits ou de l’eau. Deux heures plus tard, je suis entrée dans la boutique.
Les coiffeuses coupaient les cheveux comme si c’était du crin de cheval. Elles tiraient sur les mèches avec un peigne et plongeaient les ciseaux au plus près du crâne, pour ne pas en perdre un millimètre.
— Pas comme ça, ai-je corrigé, il faut commencer par l’arrière et continuer sur les côtés.
— Tu vas m’apprendre mon métier ? On n’est pas dans un salon de coiffure, ici !
— Fais-moi confiance. Je sais m’y prendre.
J’ai sorti les ciseaux de ma poche. J’ai enfoncé mes doigts dans les anneaux et j’ai coupé. Les mèches se sont détachées comme des morceaux de corde cassée sur le papier journal qui couvrait mes genoux. Ma besogne terminée, je me suis levée sans même me regarder dans la glace et je me suis dirigée vers le comptoir où une femme sortait des billets de la caisse.
On m’en a donné soixante-dix, dix de moins que ce qu’on m’avait promis. J’ai pris l’argent et je suis partie.

À Cucaña, toutes les femmes arboraient la même coupe. Elles formaient un peloton de créatures tondues. Moi au moins, j’avais encore deux doigts de cheveux. Elles, même pas.
Quand elles n’avaient plus rien à couper ni à vendre, elles offraient leur corps aux camionneurs. Elles les attendaient au petit matin, à l’endroit où voyageurs et routiers prenaient leur petit déjeuner, des hommes qui négociaient les tarifs à l’arrière des trucks. Toutes ne trouvaient pas des clients. Celles qui y parvenaient faisaient leurs affaires en vitesse. Puis elles allaient se laver et boire l’eau terreuse des robinets des WC publics, où elles se retrouvaient pour se partager l’argent. Elles regardaient à droite et à gauche et parlaient à voix basse, de crainte qu’on ne leur vole aussi leurs paroles.
Dans la rue, des fillettes et des adolescentes attendaient ; à leur âge, elles ne pouvaient pas encore faire la même chose que les adultes et elles restaient à garder les plus petits. Il était difficile de savoir si elles faisaient partie de la même famille, mais la pauvreté me semblait être un lien de parenté bien suffisant. Elles demandaient de l’argent en échange de fruits pourris qu’elles trouvaient dans les ordures pendant la nuit.
Ces gamines passaient leurs journées à vendre des produits qu’elles ne pouvaient même pas se payer. Elles vivaient au milieu des bagarres entre les vendeurs du marché, des vols et des délits. Elles avaient tout juste de quoi se nourrir, mais elles devaient gagner leur pain à coups d’arnaques et d’embrouilles. Avec le temps, elles avaient appris à prospérer elles aussi. Elles ne savaient pas lire couramment et elles écrivaient à grand-peine, mais de la vie elles savaient déjà tout.
Cucaña grouillait de gens disposés à tout acheter et à tout vendre. La moindre vétille avait un prix : les médicaments, les casseroles, les vêtements, les cigarettes de contrebande, les cheveux, les dents sur pivot, les molaires en or, les meubles, l’électroménager… La biographie de presque tout le monde pouvait être reconstituée à partir des ventes aux enchères et des rebuts du marché.
J’ai demandé à Salveiro qu’il tienne pour moi les boîtes à chaussures et je suis entrée dans les WC publics pour me changer et me laver. Il n’y avait même pas de cabines, à peine trois cuvettes sales, séparées des lavabos par des rideaux en plastique. Il n’y avait pas non plus de papier toilette ni de poubelles. Je me suis cachée derrière le rideau et j’ai mis une serviette hygiénique ; c’était l’avant-dernière.
En sortant j’ai trouvé deux femmes qui parlaient devant un miroir fendu tout en se frottant les aisselles avec des chiffons humides. Elles sentaient la sueur et le vinaigre. Je les ai tout de suite reconnues. Nous qui venions de la sierra orientale, nous n’avions pas besoin de parler pour savoir d’où nous étions. Pour qu’elles ne me remarquent pas, je me suis lavé la figure avec le filet d’eau brune qui sortait d’un robinet rouillé.
Elles étaient encore jeunes, mais leur peau était tannée, froissée par la faim et la fatigue. Elles parlaient à voix basse d’une cousine qui était morte. C’est la première fois que j’ai entendu le nom de Visitación Salazar. Elles l’appelaient « la femme de Las Tolvaneras ».
— Elle a dégotté une niche pour ma mère. Elle nous a même aidés à la transporter.
— Elle est très loin du cimetière ?
— À une soixantaine de kilomètres, à côté de la décharge de Mezquite.
— Combien elle t’a pris ?
— Cette femme, l’argent, elle s’en fiche. Elle dit qu’elle est une soldate de Dieu. Elle se déplace toujours dans un pick-up gris. Va la trouver et dis-lui que tu viens de ma part.
— Et qui va me remplacer pour mon tour de garde ?
— On verra ça plus tard. Dépêche-toi ! Tu ne peux pas laisser Herminia à la morgue ; les cadavres, ils s’en débarrassent vite.
Elles m’ont regardée en silence, méfiantes, alors je suis sortie à toute vitesse. Au beau milieu d’un fossé plein de flaques et de boue j’ai changé d’avis. Je voulais avoir plus d’informations sur cette Visitación : son numéro de téléphone ou au moins une adresse où la trouver. Je suis retournée aux WC publics, mais elles n’étaient plus là.
Au niveau des cantines du marché, je suis tombée sur une fillette qui ne devait pas encore avoir treize ans. Elle s’est avancée d’un pas décidé. Sa taille de petite fille maigrichonne cachait un corps sur le point de devenir adulte. Ses bras étaient décharnés et ses seins, minuscules, semblaient figés par le jeûne et la vie précaire.
— Tu m’achètes mes tomates ?
D’une main elle tenait un bâton ; de l’autre, un sac de fruits et légumes gâtés.
— Elles sont pourries.
— Ben…, a-t-elle lâché. Je te fais un prix. Tu n’auras qu’à les laver.
— Je n’en veux pas, et je n’ai pas d’argent. – Elle s’est gratté la tête –. Tu connais la femme de Las Tolvaneras ?
— Celle qui enterre les morts ? – Les cheveux de cette petite étaient tellement sales qu’on aurait dit de la paille –. Elle s’appelle Visitación Salazar. Tout le monde la connaît.
— Où je peux la trouver ?
— Ici ! Elle vient tous les jours, tôt le matin.
Elle m’a regardée, suspicieuse.
— Et pourquoi tu veux lui parler ?
— J’ai besoin d’un coup de main.
Elle a planté le bout de bois dans la terre et a mis les mains sur ses hanches.
— Ici on a tous besoin d’un coup de main. Alors, tu me les achètes, ces tomates ?
— Une autre fois.
J’ai tourné les talons et je suis partie en direction des étals du marché. J’ai trouvé Salveiro là où je l’avais laissé. Avachi, il regardait dans le vide.
— On part à Mezquite. – Je lui ai arraché les boîtes des mains.
— Pour quoi faire ?
— Chercher quelqu’un qui va nous donner un coup de main pour enterrer nos enfants.

Il n’était pas encore huit heures du matin quand le téléphone a sonné. Le maire de Mezquite se regardait dans la glace, une lame de rasoir à la main. Une moustache de mousse encore fraîche sur les lèvres, il a répondu à l’appel d’Alcides Abundio, le propriétaire de Las Tolvaneras, l’homme le plus riche et le plus puissant de la frontière.
— Allô, Abundio !
— Vous êtes un sacré crétin.
Aurelio Ortiz s’est essuyé le visage et a noué la serviette autour de sa taille.
— Les gens défilent à la mairie pour faire l’aumône. Ils vont sûrement aussi demander où se trouve la folle.
— Laquelle ?
— Eh bien, Visitación Salazar ! Qui d’autre ? Celle qui vous a ridiculisé avec un fusil de chasse. Ou vous ne vous en souvenez déjà plus ?
En effet, ça méritait d’être oublié.
— Les aumônes, c’est fini ! a hurlé Abundio, hystérique.
— Avant le virus c’était différent, mais maintenant… rendez-vous compte. La sierra grouille de migrants.
— Il a bon dos le virus ! Qu’ils crèvent tous, mais loin de mes terres !
— Gardez votre calme… – Aurelio Ortiz a posé la lame à côté du robinet et a changé le téléphone de main –. Vous êtes passé au bureau ?
— Bien sûr que non ! C’est Gladys qui me l’a dit.
Le maire a essuyé le miroir embué. Il était persuadé que quelqu’un le regardait dans la pénombre.
— Je vous ai dit que je ne voulais plus d’embrouilles avec Las Tolvaneras, mais comme vous êtes en campagne vous n’en avez rien à cirer.
Ortiz s’est retourné pour voir qui ou quoi était en train de l’épier.
— Aurelio, répondez ! Je vous parle ! Parce que gouverner avec mon soutien, c’est pas bien compliqué, mais même ça, vous en êtes incapable !
— Ne le prenez pas comme ça…
— Je le prends comme je veux ! Visitación est en train de jouer les provocatrices. Sale négresse insolente, avec ses morts du matin au soir. Je vais l’envoyer les rejoindre si elle ne dégage pas de ces terrains !
— Attendez les avocats.
— Mais je m’en contrefiche des avocats ! Je vous ai fait nommer maire de Mezquite pour que vous vous chargiez de mes affaires !
— Abundio…
— Taisez-vous, Aurelio ! Et écoutez-moi bien : j’ai promis une parcelle au curé. Et il y en a d’autres qui veulent leur part du gâteau, vous savez de qui je parle. Tant que ces tombes seront là, je ne pourrai pas tenir parole.
— Écoutez-moi.
— Chargez-vous de Visitación Salazar ou je vous fais écorcher vif ! – Et il a raccroché.
Le maire a passé la main sur son front. Il était nerveux. Il ne voulait pas avoir plus de problèmes avec Visitación Salazar, mais depuis que la bataille pour Las Tolvaneras avait commencé, elle avait empiété un hectare de plus sur ce qu’elle avait déjà usurpé. Elle les avait tous bien eus : le vieil Abundio, le commando armé des irréguliers et les passeurs qui vivaient du trafic de drogues, de personnes et de marchandises. Elle les avait tous bernés et, évidemment, ça ne faisait plaisir à personne.
Chacun d’entre eux, pour une raison différente, avait Visitación Salazar en travers de la gorge. Le plus amer, c’était le curé. Du jour au lendemain, le terrain que lui avait promis Abundio pour construire la maison paroissiale lui était passé sous le nez. Dépité et furieux, il a d’abord appelé la police, puis il a écrit à l’évêque. Il a même obtenu son excommunication. Il l’a accusée de profanation et d’usurpation de sacrement des saintes huiles, puis de vol, et enfin de sorcellerie. « Cette vermine est en train de dévaliser les biens de la Sainte Église et des pauvres de la sierra occidentale ! » répétait-il en levant les bras, les paumes tournées vers le ciel.
Mais c’était autre chose qui tracassait le curé. Le projet de maison paroissiale cachait un autre plan : monter un tripot pour les ivrognes du village, les ruiner à coups de crack, de gnôle et de bachata, pour qu’ils finissent par s’entretuer à la machette. S’il les conduisait vers le péché, son œuvre serait éternelle.
Aurelio était très inquiet.
— Mais tais-toi ! Ou tu vas te réveiller avec la bouche pleine de terre ! a grondé sa femme la nuit où il lui avait raconté l’affaire.
— Salvación, ne te mets pas dans cet état, moi je veux seulement…
— Tu travailles pour le vieux. Et tu dépends d’Abundio, toi et tes enfants. »

Extrait
« Mes enfants n’ont pas ressuscité et mon ventre est devenu sec comme de la vieille carne. Je me suis asséchée comme une liane et j’ai pris racine dans cette terre sableuse sous laquelle dormaient, bordés dans deux boîtes à chaussures, les seuls êtres que j’avais aimés.
Visitaciôn m’ignorait. Parfois elle me chargeait de menues tâches, mais rien de trop compliqué, et rien qui puisse gêner son travail. «Prépare du café, apporte-moi la pelle, coupe ces branches, va chercher ces pierres.» Elle sifflait les s en les aspirant et en accentuant la dernière voyelle des mots d’un coup de fouet autoritaire. » p. 80

À propos de l’auteur
SAINZ_BORGO_Karina_©Francesca-MantovaniKarina Sainz Borgo © Photo DR

Karina Sainz Borgo, née en 1982 à Caracas, est journaliste, blogueuse et romancière. Elle a quitté le Venezuela il y a une douzaine d’années et vit désormais en Madrid où elle collabore à différents médias espagnols et d’Amérique latine. La fille de l’Espagnole (La hija de la española, 2019) dont l’action se déroule à Caracas, est son premier roman. Il a fait sensation lors de la Foire du livre de Francfort en octobre 2018, les éditeurs d’une vingtaine de pays en ayant acquis les droits.  est son second ouvrage traduit en français. (Source: Livres Hebdo / Babelio)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Instagram de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#letierspays #KarinaSainzBorgo #editionsgallimard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturevenezuelienne #litteratureetrangere #litteratureespagnole #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Reste

DIEUDONNE_reste

  RL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du prix France Bleu / Page des libraires 2023

En deux mots
Quand M. meurt, noyé dans un lac de montagne, sa maîtresse avec laquelle il s’était offert une escapade de quelques jours, entend encore le garder quelques temps pour elle. Commence alors un road-trip macabre qui est aussi une folle déclaration d’amour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Encore un soir, encore une heure»

Adeline Dieudonné nous dévoile une nouvelle facette de son talent avec ce roman introspectif qui confronte une femme au cadavre de son amant. Il vient de se noyer dans un lac de montagne. Elle décide alors de le garder encore un peu pour elle.

M. est mort. Il est parti se baigner dans le lac du haut et s’est noyé. C’est sa maîtresse, avec laquelle il venait passer quelques jours dans le chalet de son ami Jacky, qui l’a trouvé flottant sur l’eau et qui l’a ramené dans leur chambre après avoir vainement essayé de le ranimer. Elle le lave et le remet dans leur lit. «Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain.»
Car pour l’heure, il n’est pas question d’appeler la police ou les secours. Il est plutôt question de partager encore quelques heures avec le bel homme, l’amant, l’amour de sa vie. Et surtout ne rien dire à personne, pendant que tout le monde croit que M. est toujours vivant.
Des instants qu’elle met aussi à profit pour écrire à sa femme qui attend son retour à la fin du week-end. «J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas. Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.»
Le roman prend alors un ton plus personnel et introspectif en même temps qu’il vire vers l’absurde. Tout en retraçant son parcours de femme, ses difficultés à partager une relation déséquilibrée – c’est toujours à la femme de faire des concessions – jusqu’à cette rencontre avec M. avec lequel elle a enfin trouvé un équilibre, même si elle comprend très vite qu’il ne quittera jamais la mère de ses enfants. Il reste «celui à qui elle pouvait tout dire, absolument tout, devant qui elle était moins pudique qu’envers elle-même». Elle va s’enferrer dans son idée de ne plus se séparer de M. Elle le rhabille et l’installe dans sa voiture pour un road-trip étonnant, ponctué d’une rencontre étonnante qui donnera ses lettres de noblesse à l’expression «l’avoir dans la peau».
La seconde lettre de ce roman épistolaire est datée du 4 mai 2022, un mois après la mort de M. et détaillera la chronologie de cette curieuse épopée qui n’a pourtant rien de morbide, bien au contraire. On est bien davantage dans cet humour belge teinté d’absurde dont Odile d’Oultremont nous a déjà régalé cette année avec Une légère victoire qui confrontait déjà une femme à la mort.
Après La vraie vie et Kérosène, voici une nouvelle confirmation du talent d’Adeline Dieudonné à traiter avec poésie de sujets difficiles et à trouver de la lumière dans le registre le plus noir.
Ajoutons que, comme à son habitude, la romancière nous offre en fin de volume, la playlist qui a accompagné l’écriture de son roman. Entre Nina Simone, Leonard Cohen ou encore Nick Cave, j’ajouterai Neil Young et son album Harvest évoqué dans le roman et ces quelques paroles de Jean-Jacques Goldmann écrites pour Céline Dion après le décès de son mari René. Je crois qu’elles résument bien l’état d’esprit de Camille:
«Un peu de nous, un rien de tout
Pour tout se dire encore ou bien se taire en regards
Juste un report, à peine encore, même s’il est tard
J’ai jamais rien demandé, ça c’est pas la mer à boire
Allez, face à l’éternité, ça va même pas se voir
Ça restera entre nous, oh juste un léger retard»

Reste
Adeline Dieudonné
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
282 p., 20 €
EAN 9782378803544
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans un chalet de montagne isolé des Alpes et dans la région.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne suis pas certaine d’avoir pleinement saisi ce qui m’est arrivé, ni ce qui m’a conduite à agir comme je l’ai fait. Certains matins, tout me semble limpide. A d’autres moments, je me vois comme un monstre, une créature que je ne reconnais pas, qui m’aurait possédée dans un instant de vulnérabilité. Mais je crois que cette image vient du regard des autres, j’ai fait ce que je pouvais. Il n’y a pas de morale à cette histoire. Tout ce que je sais, c’est que je vous dois les faits. Je vais donc m’attacher à les relater pour vous, et sans doute aussi pour moi, avec toute la précision dont je suis capable. Ils m’emmèneront sur des territoires obscurs, dans les marécages de ma conscience et, pour quelques secondes encore, contre la peau de M.

Cadavre exquis
Dans un chalet au milieu des montagnes, une femme et son amant se retrouvent en secret, sans que son épouse ne soit au courant. Tous deux vivent une idylle, une parenthèse hors du temps. L’amoureux succombe d’une crise cardiaque en quelques secondes. La narratrice se retrouve seule avec le corps sans vie de son amant. Elle décide de garder le corps et, pour surmonter son chagrin et la violence de l’évènement, commence à̀ écrire des lettres à l’épouse et lui raconte cette histoire d’amour infidèle.
Une initiation sentimentale
Auprès du corps inerte de celui qu’elle a tant aimé, toute sa vie sentimentale refait surface : les hommes qu’elle a côtoyés, ceux qui l’ont blessée ou ont abusé d’elle. Elle repense à ses échecs, jusqu’à̀ la rencontre de cet amant qui l’a révélée. Pour la première fois, elle a appris à̀ aimer. Maintenant que plus rien ne compte à ses yeux, un seul objectif lui donne le courage de vivre : lui offrir la plus belle des sépultures.
Une nouvelle facette d’Adeline Dieudonné
Après le détour par le récit choral avec Kérozène, l’autrice de La vraie vie revient au roman. Adeline Dieudonné est moins féroce, moins surréaliste, mais plus touchante, amoureuse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info (À livre ouvert)
L’Écho.be (Charline Cauchie)
RTBF (Entrez sans frapper)
Le carnet et les instants (Véronique Bergen)
L’Éclaireur Fnac (Thomas Louis)
Ernest mag. (David Medioni)
RCF (Christophe Henning)
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Des choses à dire
Blog Saginlibrio


Adeline Dieudonné présente son roman Reste à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Première lettre
Mardi 5 avril 2022.
M. est là, allongé près de moi. Il est mort.
Il est mort.
J’espère, en les écrivant, que ces mots m’aideront à appréhender cette réalité.
Je les observe, les déchiffre tandis qu’ils se forment sous ma main, les écris encore, pour en saisir la chair.
Ils m’échappent, me glissent hors des yeux, je recommence.

J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas.
Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.

9 h 32. J’ai regardé sa montre sur la table de nuit, là où il l’a laissée.
Je vous imagine en réunion de chantier. Ou à votre bureau, à dessiner des plans.
M. ne parle pas souvent de vous. Ne parlait. Ne parlait pas souvent de vous. Une forme de pudeur, je suppose.
Il vous aimait, il n’y a pas à en douter.

Peut-être que vous écrire, maintenant, me permet d’échapper à ici. Vous vous tenez droite, assise face à votre ordinateur, une tasse de thé tiède à portée de main – vous avez oublié de retirer le sachet, il doit être amer –, vous dessinez un garage, des lignes rouges jaunes vertes bleues sur l’écran noir. Vous êtes absorbée, projetée dans ce garage en devenir. Et vous pouvez y être absorbée, projetée, parce que quelque part, au fond de vous, sommeille la certitude que M. se promène à une poignée de kilomètres, que ses poumons se dilatent, se contractent, que son cœur palpite, que sa peau frémit.
Je tends la main, la pose sur son torse froid, immobile.
Je m’installe dans votre peau, dans votre tête, et je suis vous, pour quelques secondes, et pour quelques secondes mon problème le plus important consiste à décider s’il faut une porte déroulante ou abattante à ce garage, et de quel côté je vais placer le panneau de commande électrique. Ce faisant, je ne vous vole rien, puisque je ne vous prive pas de votre bureau, de votre thé amer, de votre innocence.
Il faudrait que je me lève. Que je m’habille.
M. semble endormi à mes côtés. Il est nu. Depuis hier matin déjà. Je crois que je suis en train de m’habituer. C’est son nouveau lui. Je l’ai secoué, j’ai pleuré, beaucoup, je me suis fâchée, l’ai giflé, je crois, je savais qu’il était mort, je ne suis pas folle, mais la colère m’a engloutie. Pourquoi n’arrivait-il pas à sortir de là ? Pourquoi se laissait-il aller comme ça ?
Il me faut du vin.

Le chalet n’est pas grand. Une chambre, une salle de bains, une cuisine sommaire qui ouvre sur un salon fatigué. Des truites naturalisées aux murs, des hameçons et des appâts dans des vitrines poussiéreuses. Un poêle à bois. Les murs exhalent un parfum de sel, froid, minéral. Je crois que nous aimions venir ici pour l’exiguïté du lieu. Poser nos brosses à dents côte à côte sur la petite vasque en pierre, écouter la même musique, nous frôler pour mettre le couvert, cuisiner.
Ici il n’y a rien. Et puisqu’il n’y a rien, il y a tout, pardon pour ce poncif, mais la forêt, le lac, les oiseaux, les herbes sauvages, c’est tout. Quand je dis qu’il n’y a rien, je veux dire qu’il n’y a personne. Personne d’autre que M. et moi. J’ignore ce qu’il vous racontait pour justifier ses absences. Un séminaire, quelques jours entre copains, un stage de natation… Nous n’en parlions jamais. Il avait honte, sans doute, et moi aussi.
Ici, on pouvait s’imaginer qu’on ne rentrerait jamais. Qu’on vieillirait comme ça, tous les deux. Un chien, quelques poules. Nous nous suffirions. Nous aimions ce mensonge. Et puis moi parfois j’y croyais.
En réalité, c’était un mensonge par omission. Non parce qu’il omettait ma fille – Nina est grande – mais plutôt mon besoin de solitude. J’aimais l’incursion de M. dans mon espace durant ces quelques jours que nous volions de temps en temps. Mais est-ce que je l’aurais supportée toute l’année ?
En fait oui, probablement oui. Nous étions assez vieux tous les deux, je veux dire lui et moi, pour savoir comment préserver notre espace de l’autre. Nous nous connaissions assez. Peut-être qu’il aurait suffi de me construire une cabane à côté du chalet, mon atelier, ma chambre à moi.
Alors, qu’est-ce que ce mensonge cachait au juste ?
Sans doute la terreur qui nous habitait tous les deux d’épuiser notre dialogue jusqu’ici intarissable. Dialogue des mots, bien sûr, dialogue des corps, dialogue affamé de ceux qui viennent de se rencontrer.
La terreur du silence blasé, du désir sec.
Et évidemment ce mensonge vous omettait vous. Et votre fils. Et le monde qui brûle.

12 h 43 à la montre de M., toujours posée sur la table de chevet. Je n’ose pas toucher à ses affaires. Je n’ose pas regarder son téléphone posé sur le buffet, à côté du poêle. J’aurais accès à sa vie. Son courrier, ses réseaux sociaux.
Est-ce que tout ça va disparaître avec lui ? Est-ce que son adresse mail sera supprimée ? Ou continuera-t-elle d’exister, comme une maison abandonnée, hantée par les échanges professionnels, les newsletters non lues, les vieilles factures, vos disputes ? Je sais que vous vous disputiez essentiellement par mail. C’est une chose que M. m’avait confiée. Lorsqu’une tension naissait, vous vous taisiez et poursuiviez la discussion par écrit. Est-ce que vous allez archiver ces échanges ? Je crois que si c’était mon histoire, mes disputes, mon couple, ces messages me seraient plus précieux que des photos de vacances, moins mensongers.
J’ai envie d’aller les lire. Je pourrais vérifier si le récit que M. me faisait de votre couple correspond à la réalité. Peut-être que si j’ouvrais son téléphone je découvrirais un tout autre M. Peut-être que je trouverais des horreurs, des vidéos abominables, de la pédopornographie, des chatons égorgés. On ne sait jamais.

Vous écrire me réconforte un peu. J’ai quitté la chambre, allumé un feu, mis de la musique. Nick Cave. Sa voix va bien avec le décor, le lac, les nuages fades. Mon gilet en laine trop grand, le crépitement du feu, le sol en pierres du pays. Tout sied. Un vrai cliché, on dirait une pub pour, pour je sais pas quoi, pour un truc que j’emmerde. Fait chier. Je me ressers un verre de vin. La bouteille que nous avons entamée avant-hier.
Aujourd’hui c’est mon anniversaire. Bon anniversaire ! J’ai quarante et un ans. J’imagine que quelque part, au fond de la valise de M., il doit y avoir un petit cadeau pour moi. Je préfère ne pas y penser. Quelle est la date de votre anniversaire ? Que vous offrait-il ? Vous disait-il encore « je t’aime » ? Vous embrassait-il encore ?
Demain je devrai rendre les clefs. Demain vous vous attendez à le voir revenir. Demain, il faudra partir.
Je pourrais appeler la police maintenant. J’aurais pu l’appeler hier.
Je n’ai pas pu. On me l’aurait pris. On vous l’aurait rendu. Et puis quoi ? S’il n’est pas avec moi, il est seul. Il aurait traversé seul les préparatifs des funérailles, on l’aurait couché dans une chambre froide, des mains l’auraient touché, qui ne sont pas les miennes.
Seul dans son cercueil pendant la cérémonie, seul dans le four. Je n’ai pas besoin de condoléances, pas besoin de cendres. Je ne suis rien. Mais M. a besoin de moi. Ou j’ai besoin de veiller sur lui. Je ne l’abandonnerai pas.
Je sais qu’il ne manquera à personne chez moi. Ma fille le connaît peu. Idem pour mes amis. Ça n’a pas d’importance, je l’ai aimé seule, je peux le pleurer seule. Mais je ne peux pas l’abandonner maintenant.
Ça n’est pas votre faute, je sais que vous auriez fait ce qu’il fallait. Mais ça n’aurait pas suffi.
Je vais retourner m’allonger contre lui.

Depuis ma rencontre avec M. je me demande comment ça va finir. J’ai toujours cru qu’il me quitterait, c’était dans l’ordre des choses. Ou alors que je rencontrerais quelqu’un. Classique. Quelqu’un qui voudrait partager son plan d’épargne-pension avec moi. Ça, j’avais essayé avant M. L’épargne-pension avait perdu. Romain. Sur le papier, c’était tentant. Il donnait un cours de menuiserie et je voulais menuiser. Il voulait un enfant, j’avais un ventre.
Romain était gentil, brillant, son intelligence m’érotisait, ça n’était pas réciproque. Il aimait me montrer, il aimait mes shorts courts, il aimait mon cul. Non, il n’aimait pas mon cul. Il était fier de mon cul. La lueur d’envie dans les yeux de ses potes l’égayait. J’étais son cul. Et la gentille mère de son enfant. Attentionnée, présente, certes, mais jamais assez. Jamais aussi dévouée que sa mère à lui. Il ne formulait pas de reproches, il se raidissait, laissait échapper des micro-tics d’insatisfaction, suivis d’un conseil, d’une suggestion. Il n’aimait pas que je m’investisse dans mon travail plus que nécessaire. Je suis prof de français. Il détestait que j’accompagne les voyages scolaires. Sa fille, sa femme, ses potes, le rugby le dimanche et voilà. Quatre potes. Il les avait rencontrés en maternelle et ils ne s’étaient plus quittés. J’admirais cette fidélité, cette constance. Un deuil, une séparation, un épisode alcoolique, dépressif, chacun posait quelques jours de congé, ils embarquaient le blessé et venaient lécher leurs plaies, ici au chalet. Le chalet de Jacky. Jacky, le parrain de Romain. Et donc le parrain de tous. Ce que les quatre potes avaient en commun, c’était l’absence du père. Père parti, jamais arrivé ou mort. Alors Jacky avait adopté tout le monde, en quelque sorte. Et il possédait ce chalet, ce lac.
Depuis ma séparation avec Romain, je suis restée en contact avec lui. Il reste fidèle aux ex aussi. Il comprend, il en a vu d’autres. La bande m’a répudiée, pas Jacky. Puis il a adopté M., presque sans poser de questions, même si M. n’avait pas vraiment besoin d’un père.
Demain, je devrai lui rendre les clefs du chalet.
Demain, je devrai prendre une décision.

J’ai eu peur de vieillir. C’est banal, évidemment. Ça m’est arrivé un jour par surprise. J’ai toujours entretenu un rapport serein avec mon âge, accueillant mes premières rides avec une relative indifférence. Été plutôt amusée de me trouver quelques poils et cheveux gris vers la fin de la trentaine. Il ne m’est pas venu à l’idée de les camoufler. Je marchais vers la quarantaine, droite, sereine, croyant avoir échappé à cette angoisse de l’âge par je ne sais quel miracle ou je ne sais quelle sagesse.
Et puis, trois jours avant mes quarante ans, lors d’un dîner chez une connaissance, une femme a évoqué devant moi une soirée passée avec M., sans savoir qui j’étais pour lui, ni qui il était pour moi. Elle racontait, le sourire lourd de sous-entendus, comme M. avait sympathisé avec une de ses amies. Une jeune femme charmante, fin de vingtaine, drôle, captivante. Il n’était pas question de drague, mais de la fascination de M., je pense même que l’expression « bave aux lèvres » a été prononcée. J’ai pris congé, prétextant une migraine foudroyante. Je suis rentrée chez moi, sous la pluie d’avril, furieuse d’avoir été obligée de laisser cette femme brosser un portrait aussi minable de M. sans réagir. Et puis furieuse de constater que ce récit m’avait ébranlée. Pas tant l’idée qu’une autre puisse capter l’attention de M., ce sont des choses qui arrivent, j’ai appris à dompter mon ego de ce côté-là. C’était l’âge de cette autre. Dix ans de moins que moi, seize de moins que M. « Le marché de la bonne meuf. » Je me suis sentie poussée vers la sortie de la foire aux bestiaux, où je tenais pourtant une place honorable, non par cette femme plus jeune que moi mais par lui, et sa terreur de vieillir. Qu’il venait de me transmettre.
Je me suis retrouvée ce soir-là face à ce constat comme devant une route éventrée par un cours d’eau souterrain. J’avais quarante ans moins trois jours, je me tenais au bord de ce gouffre, à la fois lasse et effrayée, à me demander comment remblayer tout ça. Une part de moi-même a tenté un vain « quitte-le, c’est lui le problème, ou c’est chez lui que réside le problème, pourquoi deviendrait-il le tien ? ». Mais je n’avais pas envie de quitter M. J’ai pensé que je pouvais vivre avec cette angoisse, cette épée au-dessus de la tête. Un jour M. se trouverait une maîtresse plus jeune. Dernier tour de carrousel, je serais remerciée, il faudrait rentrer.
Comment vivez-vous avec ça ? Est-ce que vous savez qu’il ne vous quittera jamais ? Enfin, qu’il ne vous aurait jamais quittée ? Parce que, vraiment, c’était le cas. Et ça me convenait, je crois l’avoir déjà dit, je ne sais plus.
Il y avait ces mots qui flottaient entre nous, que nous n’avions plus besoin de prononcer. « Aussi léger à porter que fort à éprouver. » C’était comme ça que nous définissions notre lien, nous en avions fait une sorte de devise ou de promesse, que nous avions empruntée à Camus, ou à René Char, je ne sais plus. L’un écrivait à l’autre : « Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. »

Quelle heure est-il ? Le soleil écrase le lac. Un troupeau d’ânes est venu boire il y a quelques minutes. Je me demande s’ils appartiennent à quelqu’un. Est-ce qu’on les élève pour une raison précise ? Est-ce qu’on les mange ? Quand j’étais petite, mes parents me racontaient que la viande des grisons était de la viande d’âne. Je crois que c’était pour que j’arrête de me jeter sur le plateau de charcuteries. Je ne sais plus si ça fonctionnait. Sans doute. Je pensais à Cadichon, dans les Mémoires d’un âne, et me rabattais sur les pistaches.
Une pie s’est posée sur l’encolure de l’un d’entre eux, a picoré quelques parasites dans sa crinière. L’âne a tendu le cou, il semblait aimer ça. Puis la pie s’est envolée et l’âne l’a suivie des yeux, presque triste, comme s’il se sentait abandonné. Est-ce qu’ils se connaissent ? Est-ce qu’elle vient l’épouiller régulièrement ? Possèdent-ils un langage commun ? Est-ce qu’elle le préfère aux autres ?
J’entends le cri d’un rapace. Une buse, un faucon, un aigle ? J’ignore qui vit dans ces montagnes. Je peux le voir tournoyer, trop haut pour que je puisse l’identifier. Encore que, même s’il venait se poser sur mon bras, je serais incapable de différencier un faucon d’une buse. Un aigle royal, peut-être.
Je regarde l’heure sur mon portable, je n’ose plus trop entrer dans la chambre. J’irai tout à l’heure, pour dormir près de lui. Il n’y a aucun réseau ici. Si j’avais voulu appeler les secours, je ne sais pas si j’aurais pu. Mais je n’ai pas essayé.

Je vous ai dit que je lui ai donné un bain ?
Il adorait les bains. C’était hier, dans l’après-midi. Il était si froid, j’ai voulu le réchauffer. Il n’était pas encore raide. Je l’avais ramené dans le chalet, luttant contre son poids et mon chagrin. Je pleurais sans arrêt, peinant à retrouver mon souffle. Aujourd’hui j’ai des courbatures dans les bras, les épaules, les cuisses. Je l’ai traîné, en passant mes avant-bras sous ses aisselles depuis la plage de galets. Ou alors c’est une grève ? Quelle est la différence entre plage et grève ? Un jour je vérifierai. En tout cas, l’étroite étendue de galets sur laquelle vient mourir le lac. « Vient mourir le lac », stupide formule… Le lac ne meurt pas, lui. Il ne mourra jamais.
Je réalise que je vous raconte tout dans le désordre. J’écris ce qui me vient, parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. Et que c’est à vous que je me sens liée maintenant. Est-ce que vous avez commencé à vous inquiéter ? J’espère que non. J’espère que vous vous endormirez confiante – demain soir il va rentrer –, que vous gagnerez une nuit de plus avec lui, même s’il n’est pas là, avec la certitude de lui dans votre vie. J’ai terminé la bouteille de vin. Je rêve d’une cigarette.

Je crois que je me suis trompée. Sur les raisons qui me poussent à vous écrire. J’ai cru que c’était un moyen d’échapper à l’instant, à ce chalet, à la douleur, au corps de M. gisant là sur le lit. J’ai cru qu’en m’adressant à vous, à travers l’espace et le temps, je pourrais être vous, me glisser dans votre peau, dans votre ignorance. Voir avec vos yeux, toucher ce que vous touchez. Est-ce que ce n’est pas ce que j’ai secrètement souhaité depuis ma rencontre avec M. ? Dormir près de lui chaque nuit, connaître ses gestes intimes, où il pose ses clefs en rentrant, comment il embrasse votre fils, ses rituels quotidiens, sa façon de ranger les courses, sa voix lorsqu’il prend un rendez-vous chez le médecin… Je ne sais pas. Il y a un prix à payer pour connaître ces détails-là. J’aurais aimé y accéder, découvrir chaque recoin de M. sans avoir à les côtoyer chaque jour. Vous pourriez dire la même chose. Je connais un autre M. que vous. M. dans son costume de mari infidèle. C’est si banal, pardon. Mais voilà où je voulais en venir. Je me suis trompée, je vous écris par amour, pas par amour pour M., quoique si, probablement aussi. Mais parce que je vous aime, vous. C’est ce que j’aimerais me faire croire en tout cas. C’est tordu, oui. Garder le corps de son amant mort c’est tordu, aimer c’est tordu. Je suis tordue, voilà. Mais donc je vous aime. Ou j’aimerais me le faire croire. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rivalité ? Nous ne sommes pas rivales. Vous ne l’auriez peut-être pas vu comme ça, et c’est la raison pour laquelle M. ne vous a jamais parlé de moi, mais moi je peux vous l’affirmer, il n’existe pas de compétition entre nous, je ne vous ai rien pris. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Et je vous aime, sans vous avoir rencontrée, parce que M. vous aimait. Et si je vous aime à travers ses mots, c’est que ses mots étaient tendres pour vous. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Au fond je ne sais rien. Rien de ce que vous avez ressenti quand l’homme que vous aimiez, qui vous avait tout promis, avec lequel vous aviez connu mille étreintes, avec lequel vous avez décidé d’avoir un enfant, cet homme qui a dû pleurer de bonheur sur votre corps, quand il s’est mis à vous appeler par votre prénom, quand son regard s’est éteint, quand vous avez fini par comprendre qu’une partie de votre histoire était terminée, ou morte, ou, si on veut utiliser un terme plus optimiste, s’était transformée. Il y a une part de transformation dans les histoires d’amour, j’en suis certaine, mais le désir qui meurt, c’est le désir qui meurt. Point.

Le lac n’a pas de nom. On l’appelle le lac d’en haut, par opposition à son frère, le lac d’en bas. Le lac d’en bas est plus grand. Jacky y élève des truites, pour les pêcheurs qui débarquent en saison. C’est lui qui m’a appris à pêcher, j’ai adoré ça. Passer des heures à observer le bouchon à la surface de l’eau. Espérer secrètement attraper un brochet. Jacky disait qu’il devait y en avoir une dizaine dans le lac. J’aurais adoré voir sa tête, et celle de Romain, et de tous les autres si moi j’en avais ramené un. Le soir, nous mangions ce que nous avions pris. Les truites goûtaient la vase. Jacky m’avait aussi montré comment les tuer, les ouvrir, les éviscérer.
Il tient l’hôtel du Lac. Personne ne se casse la tête sur les noms dans la région. Et de fait, quand on parle de l’hôtel du Lac, tout le monde sait de quoi on parle. Une grosse bâtisse de pierre et de bois, sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée, la réception, le restaurant, la boutique de location de matériel de pêche, un étage avec les chambres, un grenier aménagé en dortoir. Devant l’hôtel, un ponton en bois s’avance jusqu’au milieu du plan d’eau. Je ne connais pas sa surface exacte, je suis nulle en surface, je dirais qu’il doit être grand comme un terrain de foot et demi mais je dis sans doute n’importe quoi. J’imagine que vous sauriez. Une architecte sait ces choses-là, non ? D’ailleurs, pourquoi est-ce qu’on mesure toujours tout en terrains de foot ?
La première fois que je suis venue ici, c’était il y a dix-huit ans, j’étais enceinte de ma fille mais je ne le savais pas encore. Son père voulait me présenter à Jacky. Je dis « me présenter à Jacky » et pas « me présenter Jacky ». La seconde formule implique une réciprocité, or il n’y en avait pas. Romain était fier, comme s’il brandissait un trophée ou une médaille gagnée sur un champ de bataille, et j’étais fière d’être ce trophée. Jacky avait eu ce regard admiratif, un peu bluffé en me regardant, et j’avais senti Romain exulter. Je n’avais pas encore ouvert la bouche, c’était inutile. Le short en jean, sexy sans être outrancier, sur des jambes minces, les bottines western, le tee-shirt court et ample, le maquillage simple, les traits réguliers, le teint sain, le sourire facile. J’étais jolie, humble, sympa, pas chiante, pas hystérique, je savais où était ma place. J’étais ce qu’on attendait de moi. Je peux sembler amère, en réalité je ne le suis plus. Ni même en colère. Les années avec Romain sont des années d’oblitération. Si je voulais en parler avec douceur, je dirais que j’avais dressé un rideau de velours épais à l’intérieur de moi, derrière lequel j’avais caché mes besoins, mes aspirations, ma créativité. Derrière lequel je m’étais effacée. Si je voulais en parler avec plus de dureté j’évoquerais un cachot. Je m’en suis longtemps voulu de m’être infligé ça. Romain n’était pas un type brutal, j’aurais pu partir.
Il avait quatre ans quand son père avait quitté sa mère, Hélène. L’histoire banale du gars qui se montre un peu présent au début, jusqu’au jour où il demande une autre femme en mariage, fonde une autre famille. Hélène avait dû se débrouiller seule avec Romain et sa sœur, Annabelle. Jacky, le meilleur ami du père, sans doute un peu amoureux d’elle, l’avait soutenue. Il l’avait aidée à trouver un boulot de vendeuse dans un magasin de vêtements, lui avait appris à conduire pour qu’elle puisse passer son permis. Il était resté proche d’eux, loyal, sûr. Romain me racontait qu’il débarquait tous les dimanches après-midi avec des provisions pour la semaine, des petits cadeaux. Ça avait duré plusieurs années, jusqu’à ce qu’il rencontre Liliane. Ils s’étaient mariés et avaient acheté cet hôtel, loin d’Hélène. Mais Jacky n’avait jamais perdu le contact avec Romain et Annabelle, qui étaient alors de grands ados. Comme si Jacky avait attendu qu’ils soient assez âgés pour s’autoriser à partir. Ou alors c’est le temps qu’il lui avait fallu pour comprendre qu’Hélène ne l’aimerait jamais comme il l’aurait voulu.

Quand nous venions ici, M. se levait tôt pour aller nager.
Le lac n’est pas une simple cuvette comme celui d’en bas. C’est un cône profond d’une cinquantaine de mètres. La légende prétend qu’il aurait été formé par les larmes du diable. Romain m’avait raconté cette histoire, la première fois que j’étais venue ici avec lui. Il avait attendu la nuit. Il faisait froid, nous nous étions emmitouflés dans une couverture, assis sur la grève, les pieds dans l’eau. Nous partagions un joint. Romain s’était installé derrière moi, m’entourant de ses jambes, sa main qui ne tenait pas le joint me caressait les seins. Il portait un pantalon léger, je sentais son érection dans le bas de mon dos. Ses amis logeaient en bas chez Jacky, à l’hôtel du Lac, dans le dortoir sous les toits. Le petit chalet nous avait été réservé, comme à de jeunes mariés.
Le joint crépitait à quelques centimètres de mon oreille.
– On raconte que le diable avait une fille. Une créature effrayante et belle, moitié femme, moitié chèvre. Comme le diable, elle se tenait debout sur ses pattes arrière, le haut du corps et les seins nus, une chevelure broussailleuse, des yeux noirs. Elle vivait ici dans ces montagnes, heureuse. Et pendant ces années les hommes vécurent paisiblement, le diable ne tourmentant plus personne, fou d’amour pour sa fille. Il l’avait avertie : « Tu peux aller partout, dans ces montagnes, te lier d’amitié avec la marmotte, le bouquetin, le corbeau, le lynx. Mais tu ne dois jamais t’approcher des humains. » La petite avait grandi là-haut sur le glacier, elle connaissait chaque rocher, parlait le langage des fleurs et des insectes, nageait avec les loutres, avait appris à se cacher. Un jour, elle aperçut un berger et en tomba amoureuse. Elle l’observa de loin pendant plusieurs semaines, dissimulée derrière un rocher. Puis elle finit par braver l’interdit. Un matin, alors que le jeune homme veillait sur son troupeau, assis au soleil, elle approcha sans bruit, dressée sur ses pattes arrière…
– Et le chien du berger l’a bouffée !
– Non.
– Il a rameuté le village, ils l’ont pourchassée dans toute la montagne avec des torches et des fourches et ils l’ont brûlée ?
– Oh, t’es chiante, non. Il a pas voulu d’elle et elle s’est suicidée. Bref. Le diable s’est assis sur ce rocher et il a pleuré pendant des jours et des jours et des jours, ce qui a formé le lac.
Il avait cessé de me caresser les seins, son érection s’était tue.
J’ai l’impression de nous voir là, Romain et moi, assis au bord de l’eau, comme si les dix-huit ans qui me séparent de cette scène s’étaient réduits à l’épaisseur de la brume.

Les eaux sombres sont bordées d’une plage de cailloux clairs, couleur cendre, et tout autour les crocs montagneux qui lézardent le ciel. Hier je trouvais ça joli, majestueux, poétique, ce que vous voulez. Aujourd’hui ils m’apparaissent menaçants, sinistres, chargés d’une puissance maléfique.

Hier matin, j’ai senti M. se réveiller. Il m’a embrassé la nuque, m’a enlacée. Son corps du matin me paraissait presque étranger, tant les nuits que nous passions ensemble étaient rares. J’étais habituée à son corps de l’après-midi, ferme et frais. Au réveil, je le découvrais chaud, amolli par la nuit. Son souffle plus chargé que d’ordinaire. J’adorais ce nouveau M. Peut-être que dans ces moments-là j’étais un peu jalouse de vous. Et je lui en voulais presque d’écourter ces matins en partant nager. M. prend rarement son temps. Comme s’il était conscient d’une urgence qui m’échappait. Quand la soirée est bonne, je suis capable de tomber dans des gouffres temporels, oublier qu’il existe un lendemain, parler, danser, rire jusqu’à l’aube, jusqu’à l’épuisement. »

Extraits
« Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain. » p. 60

« M. était mon ami, c’était tout ce que je demandais, c’était tout ce que l’adolescente que j’étais demandait, «aussi léger à porter que fort à éprouver», celui à qui je pouvais tout dire, absolument tout, devant qui j’étais moins pudique qu’envers moi-même. Alors j’étais peut-être en train de fredonner une berceuse à un mort sur une montagne humide et blasée, prête à mourir moi-même d’une morsure de vipère, mais je l’avais eue, ma Harvest Moon. » p. 191

« — Je sais pas exactement… Je voulais… je voulais trouver autre chose pour lui, pas les funérailles classiques, je voulais qu’il soit bien, je voulais pas l’abandonner, je voulais pas le quitter mais maintenant je sais pas. Toute seule j’y arrive pas. Je pouvais pas affronter le regard de ma mère, ou de ma fille, je voulais pas les mêler à ça. On s’est aimés seuls tous les deux, je veux dire, dans notre coin, cachés, j’ai voulu continuer comme ça, le garder pour moi. Mais voilà, je suis fatiguée. Et puis il y a sa femme et son fils et tous les gens qui l’attendent et qui ne le voient pas revenir, je sais bien que je n’ai pas le droit de faire ça mais merde… » p. 202-203

À propos de l’auteur
DIEUDONNE_Adeline_DRAdeline Dieudonné © Photo DR

Adeline Dieudonné est née en 1982, elle habite Bruxelles. Elle a remporté avec son premier roman, La Vraie Vie, un immense succès. Multi-primé, traduit dans plus de 20 langues, ce livre a notamment reçu en 2018 le prix FNAC, le prix Renaudot des lycéens, le prix Russell et le prix Filigranes en Belgique ainsi que le Grand Prix des lectrices de ELLE en 2019. Il s’est vendu à 250 000 exemplaires. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

Page Wikipédia de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Page Facebook de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Reste #AdelineDieudonne #editionsdeliconoclaste #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #MardiConseil #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Ce qui reste des hommes

KHOURY-GHATA-ce-qui_reste-des_hommes  RL_hiver_2021

En deux mots
Avançant en âge Diane réserve une tombe dans un cimetière. Un emplacement prévu pour deux personnes. Elle va alors chercher qui pourrait l’accompagner dans sa dernière demeure. Une mission que suit d’un œil amusé son amie Hélène, une veuve bien joyeuse.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Deux veuves et une tombe-double

Dans un roman aussi court que pétillant, Vénus Khoury-Ghata raconte le parcours de deux veuves, la première en quête d’un compagnon pour sa tombe, la seconde passant du bon temps avec celui qui pourrait avoir occis son mari. Loufoque et entraînant!

Voilà une histoire peu banale. Diane, après avoir vécu un épisode traumatisant à la mort de son mari – il a été enterré à la va-vite – décide de prendre les choses en main pour sa propre mort en allant réserver un emplacement dans un cimetière. Son choix va se porter sur un marbre rouge, comme sa robe, mais surtout sur une tombe à deux places. La boutade de son amie Hélène, «il ne te reste plus qu’à trouver celui qui t’accompagnera», va vite devenir une obsession pour la croqueuse d’hommes. Lequel de ses amants accepterait-il de partager son tombeau? Et puis d’ailleurs sont-ils toujours en vie? Comme elle n’a plus de nouvelles, voici Diane en chasse. Si son carnet d’adresses est rempli de numéros de téléphone obsolètes, il peut encore servir grâce aux mentions des rues et des villes et lui permettre de renouer certains fils par trop distendus. Grâce à une concierge, qui a gardé le courrier de son locataire, elle va par exemple en apprendre davantage sur ce sinologue, parti visiter l’Empire du Milieu sur les traces de Révolution culturelle de Mao et la longue marche, et qui pourrait fort bien accepter son étrange proposition.
Hélène, également veuve, regarde cette chasse à l’homme avec intérêt, même si elle a pour sa part choisi de profiter de la vie. Rentrant dans la maison où son mari a été assassiné, elle se retrouve nez à nez avec deux squatteurs qui se sont appropriés les lieux et pourraient fort bien ne pas être étranger au règlement de compte sanglant perpétré là près de deux décennies plus tôt. Surprise mais nullement effrayée, elle va accepter ces deux hôtes un peu particuliers, alors que les voisins commencent à jaser. Mieux, elle les accompagne au casino et règle leurs dettes! Une veuve joyeuse et délirante qui n’hésite pas non plus à pratiquer des séances de spiritisme, histoire de demander leur avis aux défunts. À moins que ce ne soit un fantasme. Car il se pourrait fort bien que son histoire ne soit que littérature, une matière servie à sa copine romancière: «Tu t’es toujours servie de ta vie et de celle de tes amis pour imaginer tes livres. La goutte d’eau devient océan, sous la plume. Que d’amis caricaturés, leur vie fouillée, étalée au grand jour, au nom de la littérature!»
Dans ce subtil jeu de miroirs, Vénus Khoury-Ghata joue avec les codes, avec la fiction et avec ses lecteurs. Ceux qui connaissent un peu sa biographie savent qu’elle a eu deux maris, le second enterré chez des amis après un décès brutal, et un compagnon et peuvent faire le rapprochement avec Diane. Mais ce serait aller vite en besogne, sauf peut-être ce besoin de placer la littérature au-dessus de tout. La littérature qui vous sauve en période de confinement. La littérature et peut-être la présence d’un chat. «Elle oubliait qu’elle était une femme, rechignait à faire l’amour, réservant l’orgasme aux héroïnes de ses romans.» Avec beaucoup d’humour, elle nous offre ce bel antidote à la solitude.

Ce qui reste des hommes
Vénus Khoury-Ghata
Éditions Actes Sud
Roman
126 p., 13,80 €
EAN 9782330144623
Paru le 4/02/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
Diane, qui a atteint un âge qu’on préfère taire, se rend dans une boutique de pompes funèbres pour acheter une concession et se retrouve avec un emplacement prévu pour deux cercueils… La voilà qui recherche parmi les hommes qui l’ont aimée celui qui serait prêt à devenir son compagnon du grand sommeil. Un roman aussi grave que fantasque, qui mêle la vie et la mort, l’amour et la solitude, l’émerveillement et le chagrin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France tv infos (Valérie Oddos)
Actualitté (Victor de Sepausy)
L’Orient-Le Jour 1 (Fifi Abou Dib)
L’Orient-Le Jour 2 (Joséphine Hobeika)
RFI (Littérature sans frontières – Catherine Fruchon-Toussaint)
Mare Nostrum (Guillaume Sanchez)


Vénus Khoury-Ghata présente son nouveau roman Ce qui reste des hommes © Production TV5 Monde

Les premières pages du livre
« – Du marbre rouge alors que les tombes voisi¬nes sont noires ou grises, je vous le déconseille, madame.
L’employé de l’agence funéraire est catégorique. Mais ton choix est fait. Ton doigt revient sur le même échantillon : rouge méché de gris. Même couleur que la poitrine du rouge-gorge qui t’a regardée avec insistance ce matin à travers ta fenêtre.
Impatiente d’en finir, tu remplis le formulaire, si¬¬gnes puis te lèves.
– Une concession pour deux, précise-t-il en te raccompagnant à la porte.
Précision sans intérêt : tu y seras forcément seule, toi qui as si peur de la solitude.

Grand déballage de fleurs, boulevard Edgard-¬Quinet. Demain, la Toussaint ; après-demain, la fête des Morts. Des cadeaux d’anniversaire à deux sous. Des chrysanthèmes, comme si les morts ne méritaient pas mieux.
“Et pourquoi pas de l’herbe ? Ils n’ont qu’à brouter !” Tu maugrées, prise d’une colère incompréhensible.
Tant de douceur dans l’air. Septembre s’est faufilé dans l’automne. Par-delà le mur du cimetière, les feuilles d’un platane se prennent pour des petits soleils. Pourtant tu marches vite, comme on fuit : grande est ta hâte de quitter le boulevard des Morts.
Une robe dans une vitrine te cloue face à une boutique de la tour Montparnasse. Même rouge feu que ta pierre tombale : la soie copie la pierre.
Tu n’essaies pas, paies, retrouves la rue, traverses au feu rouge, pressée de rentrer avant la nuit.
Rares sont les taxis libres à cette heure du soir. Pas d’autobus qui mène à ton quartier. Pliée sous le poids du sac devenu soudain lourd, tu avances sous une pluie cinglante alors qu’il faisait beau une heure auparavant. Ta porte ouverte, tu poses le sac dans l’entrée, prends un bain puis te couches, trop fatiguée pour essayer la robe.

Sommeil agité, rêve oppressant. Tu marches dans la même rue que tout à l’heure, avec le même sac mais rempli à ras bord d’échantillons de marbre que tu dois livrer à un client dont tu as oublié le nom et l’adresse. Les passants s’écartent sur ton passage. Aucun d’eux ne propose son aide.

Réveillée, tu retrouves le sac là où tu l’as posé hier.
Vu dans la pénombre, il évoque un chat qui fait le gros dos.
La robe enfilée pèse lourd sur tes épaules. Une poussière rouge, du même rouge que la pierre tombale, se répand sur le parquet au moindre mouvement. Tu ne peux pas la garder. Tu vas la rendre à la boutique et demander du même coup au marbrier la date de livraison de la dalle.

Un tombeau à deux places, a-t-il dit.
Avec qui le partager ?
Question posée à ta première tasse de café du matin.
Divorcée, veuve et sans enfants, tu as perdu de vue les rares hommes qui t’ont aimée. Ta mémoire en a gardé quatre. Pas énorme, pour une vie. Tu aurais pu en compter plus si chaque veuvage n’était suivi d’une dépression de deux ans et chaque rupture de la décision de ne plus jamais aimer.
Quatre hommes éparpillés dans le même carnet de téléphone, jamais changé ou recopié en vingt ans.
Comment les retrouver et par quels mots leur expliquer la cause de ton appel ?
“Je viens de m’acheter une tombe dans un beau cimetière, ça te dit de partager ?”
Trop brutal.
“Il est vrai qu’on s’était mal quittés, mais il est temps de faire la paix. Pas de rancune de ma part. D’où ma proposition de t’installer pour l’éternité dans ma tombe. Gratis. Tu te déchausses et tu entres.”
Vulgaire.
Tu chercherais d’autres formules si le rouge-gorge d’hier ne venait se poser sur le rebord de ta fenêtre. Trois coups de bec rapides sur la vitre. Il réclame ses miettes de pain quotidiennes.
Vue de près, la tache rouge sur son poitrail te renvoie à une blessure sur une poitrine.

Opéré à cœur ouvert, Paul luttait contre la mort depuis vingt-trois jours dans le service de soins intensifs d’un hôpital parisien. On t’avait accordé deux minutes de visite, pas une de plus, et tu avais obéi.
“Sors-moi d’ici, ils veulent me tuer.”
Que d’efforts pour parvenir à prononcer ces quel¬ques mots, ses derniers, d’une voix hachée ! Les deux minutes écoulées, tu avais marché vers la porte puis crié “Je t’aime” de loin, sans te retourner.
“Je t’aime”, bonne réplique dans un mélodrame. À la différence que ce n’était pas du théâtre : Paul mourrait la nuit même. Rideau.

Paul était ton mari. Tu voulais faire des enfants avec lui, vieillir avec lui. La mort est inenvisageable quand on a une femme à aimer. N’étant propriétaire de rien dans aucun cimetière, Paul a été inhumé dans une tombe appartenant à des amis où tu n’auras pas ta place.
De lui, tu gardes une pipe en écume et des lunet¬tes, qu’il t’arrive encore de chausser pour savoir com¬¬ment il te voyait. Tu as également longtemps conservé son costume croisé, avant de le céder finalement à son ami Marc, qui tenait le rôle principal dans une pièce de Ionesco.
Tu as assisté à toutes les représentations. De dos, Marc dans le costume de Paul devenait Paul. Tu oubliais de respirer. De face, la magie cessait d’un coup. Tu étais la seule à ne pas l’applaudir lorsqu’il saluait. C’est tout juste si tu ne l’accusais pas de vol d’identité, de supercherie.
De retour dans sa loge, Marc se débarrassait vite du costume du mort, comme on le fait d’un person¬nage qui vous est imposé.
La pièce ayant fait son temps et Marc s’étant re¬¬trouvé au chômage, Paul est redevenu un mort parmi d’autres.

Toujours la même rage et le même sentiment d’im¬¬puissance quand tu penses à lui enterré chez des étrangers. Toujours la même déception face à la robe achetée sans l’avoir essayée. Comment expliquer la poussière rouge et grise qui tombe de l’ourlet ?
Un rouge noirâtre comme du sang séché, un gris à la texture de cendre.

La propriétaire du magasin n’est pas étonnée de te voir revenir avec la robe.
– Vous n’êtes pas la seule dans votre cas. D’autres clientes ont eu la même mésaventure. On n’entre pas dans ma boutique après un passage à la marbrerie funéraire. L’explication est simple : le marbre scié saigne. Ce qu’on prend pour de la poussière rouge est son sang.
Elle ne reprend pas la robe mais te conseille de t’en débarrasser, de préférence dans une benne de chantier.
– Les autres pierres seront libres de l’accepter ou de la rejeter.
– C’est ton prochain roman ? Un sujet en or. Il te reste à l’écrire. Un roman d’amour, cette fois, et surtout pas de poésie. Écris comme on parle.
Du délire, pour Hélène, la robe qui vomit de la poussière et le marbre qui saigne. Seule la tombe à deux places mérite son attention :
– Tu auditionnes les quelques hommes qui t’ont aimée et tu choisis le moins encombrant pour te tenir compagnie là où tu sais. »

Extrait
« Et si ton histoire de robe assortie à ta pierre tombale n’était qu’un subterfuge pour écrire un nouveau roman? Tu t’es toujours servie de ta vie et de celle de tes amis pour imaginer tes livres. La goutte d’eau devient océan, sous la plume. Que d’amis caricaturés, leur vie fouillée, étalée au grand jour, au nom de la littérature! “Du moment qu’ils ne lisent pas, me disais-tu. Les hommes de notre société sont trop occupés à gagner de l’argent, les femmes à Le dépenser.” » p. 55

À propos de l’auteur
KHOURY-GHATA_venus_©Catherine_HelieVénus Khoury-Ghata © Photo Catherine Helie

Née au Liban, Vénus Khoury-Ghata vit à Paris depuis 1972. Romancière et poète, elle est l’auteure d’une œuvre importante que plusieurs prix littéraires ont récompensée. Chez Actes Sud, elle a publié une Anthologie personnelle de poésie (1997) ainsi que quatre romans : La Maestra (1996 ; Babel n°506), Le Moine, l’Ottoman et la Femme du grand argentier (2004 ; Babel n°636), Une maison au bord des larmes (2005 ; Babel n°676) et La Maison aux orties (2006 ; Babel n°873). (Source: Éditions Actes Sud)

Page Wikipédia de l’auteur 

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#cequirestedeshommes #VenusKhouryGhata #editionsactessud #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2021 #litteraturefrancophone #litteraturecontemporaine #MardiConseil #rentréedhiver #RentréeLittéraireJanvier2021 #rentreelitteraire #rentree2021 #RL2021 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #livre #roman #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #lecteurscom #bouquiner #livresque #auteur #jaimelire #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

Rien que la mer

GEILLE_rien_que_la_mer

En deux mots
Le destin d’une femme bascule dans un petit port de Bretagne. Son mari la quitte lâchement. C’est sans doute le même sentiment que son père a dû partager lorsqu’il s’est retrouvé piégé à Mers-el-Kébir quelque soixante années auparavant. Voici la chronique de deux défaites avec la mer pour trait d’union, rien que la mer.

Ma note
etoileetoileetoile(beaucoup aimé)

Rien que la mer
Annick Geille
Éditions de La Grande Ourse
Roman
240 p., 18 €
EAN : 9791091416481
Paru en octobre 2016
Prix Encre marine 2016

Où?
Le roman se déroule principalement en Bretagne, à Sainte-Anne-la-Palud, à Saint-Malo, Quimper, Douarnenez. On y évoque l’Algérie avec la bataille de Mers-El-Kébir et la pointe Sud du continent américain partant vers l’Antarctique.

Quand?
L’action se situe de nos jours ainsi qu’en 1940.

Ce qu’en dit l’éditeur
3 Juillet 1940, baie d’Oran. Vers 18 heures, un déluge de feu s’abat sur la flotte française confinée dans le port de Mers el-Kébir. Quelques minutes d’un combat intense suffisent à ouvrir les portes de l’enfer. Brûlés, noyés, asphyxiés, 1297 marins trouvent la mort ce jour-là.
Seul le Strasbourg, croiseur de bataille commandé par le capitaine de vaisseau Collinet, réussit par une brillante manœuvre à appareiller sans être touché. A son bord, parmi les rescapés du massacre, Francis, radio de bord, Breton comme la plupart. Miraculé, traumatisé par ce qu’il considère comme un assassinat, il n’oublie rien. Pas à pas il reconstruit sa vie.
Quelque 60 ans plus tard, juillet toujours, tiédeur d’un soir d’été dans un petit coin perdu de Bretagne. Au Petit Hôtel du Grand Port, une femme attend son mari ou plutôt non, elle ne l’attend plus. Il est trop tard, il est parti. Ses pensées se succèdent en vrac. Pour ne pas mourir, elle fait front.
Et puis la Mer, porteuse d’Histoire et de Mémoire. La Mer, symbole de ces deux destins liés à tout jamais.
« Un jour, l’ancien marin s’est laissé couler ; j’en fus si éprouvée que j’ai voulu lui bâtir une sépulture par la littérature » A.G.

Ce que j’en pense
Si du côté de Jacques Brel la valse à trois temps peut encore «s’offrir des détours
du côté de l’amour», celle que nous propose Annick Geille est à l’opposé. Ici, rien n’est charmant. Le premier temps de cette valse se déroule en Bretagne sur la terrasse d’un hôtel de bord de mer. Une femme y attend son mari en regardant les personnes qui l’entourent, en laissant vagabonder son esprit sur leurs quelque vingt années de vie commune. Le temps passe et Pierre n’arrive toujours pas. Le maître d’hôtel s’approche alors : «– Madame, croyez que je suis désolé. J’ai un message à vous transmettre. Monsieur ne reviendra pas. Il a réglé la note du dîner, la chambre, ainsi que le petit déjeuner. Il m’a prié de vous avertir du fait qu’il ne reviendra jamais. Il vous exprime ses regrets, et vous souhaite bonne chance. Je suis désolé, madame, une chose pareille ne nous est jamais arrivée et si vous… »
À la brutalité de cette annonce les quelques mots qu’elle trouvera dans leur chambre ne pourront mettre du baume sur son cœur meurtri. Elle part à son tour, va retrouver son père malade.
Le second temps de la valse est tout aussi noir. Refaisant le chemin en marche-arrière, elle retrouve l’histoire familiale et l’épisode qui aura permis à son père de rencontrer sa mère. Nous sommes à quelques encablures de Mers el-Kébir en juillet 1940. La flotte anglaise va torpiller les bâtiments de la marine française, faisant quelque 1300 morts. Parmi les rescapés figure l’équipage du Strasbourg commandé par le capitaine de vaisseau Collinet et notamment Francis, ce père qui ne se remettra jamais vraiment de ce traumatisme, de ces camarades morts à quelques mètres de lui.
Pour sa fille, il est désormais urgent de lui dire combien elle l’aime. Un sentiment qu’elle a eu tant de mal à extérioriser, notamment du fait d’une mère possessive, accaparante. Mais elle arrivera trop tard.
Le troisième temps de la valse est celui d’un possible apaisement. À la violence et à la brutalité, au chagrin et au deuil succèdent maintenant une sorte de chemin vers la liberté. Pour cela, il faut offrir la sépulture dont il rêvait à son père, réaliser son rêve d’évasion. La procession vers Sainte-Anne-la-Palud est bouleversante. Elle ouvre d’autres horizons. La fille du marin a compris qu’elle sera sauvée par la mer. Rien que la mer…
Au-delà de l’hommage à ce père disparu, c’est bien le combat d’une femme qu’Annick Geille nous offre de suivre dans ce roman. Une femme qui va relever la tête. Une femme qui sait qu’une valse n’a pas trois temps, mais mille temps.

Autres critiques
Babelio
L’Express (Marianne Payot)
Viabooks (Olivia Phelip – entretien avec l’auteur)
Franceinfo (Le livre du jour – Philippe Vallet)
Paris Match (Edith Serero)
Blog Muze (Stéphanie Janicot)

Les premières pages du livre

Extrait
« Elle fit le tour du parking, qui était vaste, étudiant chaque véhicule. Rien. Il était vraiment parti. Elle n’en éprouva aucun étonnement, se trouvant juste assez sotte d’avoir pu imaginer qu’il en fût autrement. Le maître d’hôtel devait à présent raconter l’histoire en cuisine. Une séparation dans laquelle il avait joué un rôle. Il avait eu l’air sincèrement désolé. Et même s’il ne l’était pas, même si tous riaient d’elle à présent, car celui qui restait avait toujours l’air idiot, dans le fond, qu’est-ce que cela pouvait bien faire? »

A propos de l’auteur
Annick Geille, écrivain, critique littéraire et journaliste, a été rédactrice en chef de Playboy (la plus jeune rédactrice en chef de France). Elle a écrit de nombreux romans, dont Un amour de Sagan, Pour lui. Elle a obtenu le Prix du Premier Roman pour Portrait d’un amour coupable et le Prix Alfred-Née de l’Académie française pour Une femme amoureuse. Elle siège au Prix Freustié et au Prix du Premier Roman. Rien que la mer est son onzième roman. (Source : Éditions de La Grande Ourse)

Site Wikipédia de l’auteur 
Profil LinkedIn d’Annick Geille

Commandez le livre en ligne sur Amazon (il suffit de cliquer sur la couverture)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags:
#annickgeille #rienquelamer #RL2016 #roman #rentreelitteraire