Ressacs

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En deux mots
Et si la vocation de sculptrice de Clarisse Griffon du Bellay était inscrite dans ses gènes? Une hypothèse qui prend corps avec le livre laissé par son ancêtre, passager du radeau de la Méduse. Un voyage entre art et histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Errance dans un paysage de peau, de chair et d’os»

Revenant sur un épisode fondateur de la lignée familiale, la présence d’un ancêtre sur le radeau de la Méduse, Clarisse Griffon du Bellay interroge la version officielle de ce drame et son chemin artistique. La mort qui donne la vie.

Joseph Jean Baptiste Alexandre Griffon du Bellay est l’ancêtre de Clarisse Griffon du Bellay. S’il est passé à la postérité, c’est pour avoir été l’un des très rares survivants du radeau de la Méduse. Cette histoire, qui a inspiré la célèbre toile de Théodore Géricault, commence en juillet 1816 quand la frégate s’échoue sur un banc de sable au large des côtes africaines. Malgré tous les efforts de l’équipage le bateau reste bloqué. Il aurait alors fallu organiser des navettes en canot pour débarquer les quelques 400 passagers jusqu’à la côte pas si lointaine. Mais Hugues Duroy de Chaumareys, le commandant, ordonne la construction d’un radeau sur lequel 150 hommes prendraient place et qui serait remorqué par les chaloupes.
Mais rien ne va se passer comme prévu. La mer se déchaîne, les amarres se rompent et le radeau part à la dérive. Son voyage, raconté jour par jour par la romancière, est un enfer. Les naufragés boivent du vin et capturent des poissons volants. Mais ils sont trop nombreux, se suicident ou tombent à la mer quand ils ne sont pas tués. La quinzaine de survivant doit aussi son salut au cannibalisme.
Et c’est surtout cet aspect qui va bouleverser les Griffon du Bellay.
Après le procès du commandant et la parution du récit de deux témoins cherchant surtout à se dédouaner, Joseph Jean Baptiste annote son ouvrage et raconte l’indicible. Cet écrit va rester dans la famille et sera transmis de génération en génération, avec la promesse de conserver secret les détails du drame.
Quand Clarisse est autorisée à son tour à lire ces pages, elle comprend qu’elle porte cette histoire en elle, que ses cauchemars portent cette chair, que ses sculptures aussi, travaillées dans le plâtre puis dans le bois, viennent de ses ancêtres cannibales. Elle sent qu’elle tire son sang de là : «on est fait de ça, on l’aurait fait aussi.» Les secrets de famille et cette culpabilité, cette honte qu’elle porte à son tour trouvent un exutoire dans l’art, dans les sculptures puis dans ces lignes cathartiques.
Ce cri de rage qui remet en question une version officielle trop belle pour être honnête est aussi un cri de liberté, celui d’une artiste dont le verbe s’est fait chair.

Ressacs
Clarisse Griffon du Bellay
Éditions Maurice Nadeau
Premier roman
112 p., 17 €
EAN 9782862315348
Paru le 19/01/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
Chez les Griffon du Bellay, l’Épopée du Radeau de la Méduse a toujours été une Histoire de famille : depuis qu’en 1818, Joseph Jean Baptiste, l’ancêtre, un des quinze survivants du naufrage, a corrigé avec la minutie et la précision d’un sculpteur le récit officiel de la tragédie, il a été instauré la tradition de transmettre son exemplaire annoté de père en fils aîné.
Pourtant, c’est une des arrières-arrières-petites-filles, Clarisse, sculptrice, qui avec la même sincérité que l’aïeul, a ressenti la volonté intime de se dégager du tabou familial, à l’aide de son écriture, si proche de la pointe, précise, de sa gouge.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter (Elisabeth Philippe)
France Inter (L’édito culture)
Blog Litterae Meae
Blog Mediapart (Gilles Fumey)
Blog Les Découvreurs

Les premières pages du livre
« À mon père
J’ai toujours su pour le radeau, comme si j’avais été bercée avec cette histoire. Il n’y a pas eu de première fois. Je sais depuis toute petite. C’est ma mère qui m’en parlait, sans filtre, de cet ancêtre qui avait mangé de l’homme, qui avait bu son pipi et qui avait la peau toute rongée et brûlée par le sel de l’eau de mer.
Je n’en ai pas eu d’images mentales, je crois n’avoir rien imaginé. C’était ce que c’était.

Enfant, C’était plutôt un sentiment diffus. L’atmosphère lourde de chez mes grands-parents paternels. Une nuit d’hiver dans la « maison d’en face » où on logeait, à l’autre bout de la cour. Un jouet à poignée m’accompagnait, une sorte de petite radio qu’il fallait remonter pour entendre quelques notes: la chanson du petit navire où on tire à la courte paille pour savoir qui sera mangé.

C’est le plus petit qui perd et le plus petit c’est moi.

Ce n’était pas terrifiant, c’était étrange. Dérangeant peut-être. Mais comme l’était le reste de l’enfance, avec ce sentiment de ne pas être à sa place, de ne pas appartenir.

C’est dans cette maison qu’était gardé le «livre», une narration éditée du naufrage, écrite par d’autres rescapés, qui avait été annotée à la plume, dans les marges, par mon ancêtre. Dans mes souvenirs on disait que mon grand-père le gardait caché et que personne n’aurait le droit de le lire avant sa mort. Dans un texte d’un de mes cahiers datant d’une quinzaine d’années je parle de grand-mère qui, ayant survécu à mon grand-père, à son tour empêchait qu’on lise le livre, parce qu’il était trop horrible.

J’aime cette idée que c’est par la mort qu’il se transmet. Ce qui explique qu’on ne le cherche pas, qu’il ne se demande pas. Il est inatteignable.

Durant mon enfance, il y avait à la maison deux courants contraires. Le silence de mon père. Et ma mère, volubile, qui déclinait cette généalogie paternelle avec fierté et qui évoquait ce drame avec une extrême légèreté. Mes sœurs aînées ont plutôt connu une époque où on se taisait, alors que ma petite sœur a fini par trouver l’histoire « barbante » à force de l’entendre.

J’ai su plus tard la raison de ce changement : mon grand-père, qui n’en parlait pas dans sa propre famille, avait confié à ma mère, sa belle-fille, tous les détails de cette tragédie qui la passionnait tant. À cette époque une expédition scientifique était partie à la recherche de l’épave de la Méduse. Grand-père avait entretenu une correspondance avec le directeur de l’expédition. Suite à la découverte de l’épave il avait prêté des documents de famille pour une exposition aux musées de la marine de Paris et de Rochefort. Il n’a pas pu se résoudre à prêter le « livre ». C’était en 1981, l’année de ma naissance.

Je suis née sous ce signe.

Je ne saurais dire le rapport que j’entretenais avec cette histoire les années qui suivirent. Cette filiation trop déclinée était pour moi vide de sens. Il n’y avait rien à en penser. J’en parlais pourtant, parfois, et c’était juste un peu extraordinaire. Pour les autres.

Il y avait quand même le sentiment d’avoir ce quelque chose de spécial.

Puis un jour le fameux livre annoté est apparu physiquement sur la table du salon chez mes parents. À cette époque je devais être étudiante à Paris, mais je rentrais encore le week-end à la maison. Je me souviens de mon père et ma mère, penchés sur le livre, une loupe à la main, butant sur le décryptage d’un mot.
J’ai vu ce livre souvent, sans jamais le regarder. Je l’ai peut-être même ignoré, sciemment.

Je refusais de tout mon corps ce qui me déterminait à être « une jeune fille de bonne famille ». Loin de moi vieilleries, traditions et rituels de cimetière.
Les gestes face aux morts me semblaient absurdes et vains. Enlever inlassablement la mousse sur la tombe des siens. Mais c’était avant tout la réalité de la mort que je niais.

jusqu’à ce déchirement dans ma vie.

J’étais enfin autonome, financièrement. Je vivais dans ma petite chambre de bonne, je travaillais. Je suivais des cours de dessin d’après modèle et de modelage. Les choses s’étaient arrangées, organisées.
Et brutalement un mal-être a fondu sur moi. J’ai commencé à faire des crises d’angoisse. Pendant un an j’en ai fait tous les jours, et cela a été l’année la plus déterminante de ma vie.

Je m’asphyxiais, je ne pouvais plus déglutir ; commençait alors la panique, le cœur qui s’emballe, les jambes en coton. Ça me prenait n’importe où.

La peur. Constante.

Je me sentais mourir, plusieurs fois par jour, je découvrais mon corps faillible, traître.

Il a fallu rompre. Changer radicalement ce qui faisait ma vie. Moi qui étais plutôt légère et flottante je me trouvais clouée sur place.

J’ai déployé le nœud de mes angoisses.
Tout y était.
Mon sentiment essentiel du corps, de la mort, de la chair, de la palpitation. Mes interrogations profondes.
Tout est sorti en torrent.
Obscur, violent, indéchiffrable.

Je me souviens de moi comme d’un petit animal sauvage. Déterminée par ma peur. Je n’étais plus maître à bord. J’avançais en faisant ce qui m’était nécessaire pour survivre. Au jour le jour. C’est une année très nette dans mes souvenirs. Je me rappelle ma colère. J’étais aiguisée par cette lutte quotidienne. J’étais, étrangement, beaucoup plus vivante.

Je ne respirais librement que lorsque je dessinais. J’emportais partout un carnet comme une planche de salut. Dès que je sentais l’angoisse monter je me mettais à griffonner. J’ai transformé ma chambre de bonne de neuf mètres carrés en mon premier atelier de sculpture. J’ai protégé le sol avec du linoléum, mis de la bâche aux murs, installé des étagères pour stocker. Je travaillais le plâtre direct. Je dormais dans du plâtre, je mangeais du plâtre. Après quelques mois à ce régime j’étais incapable de reprendre ma vie là où je croyais l’avoir laissée en suspens. Et je suis rentrée pour trois ans en formation de sculpture en taille directe.

Cette « crise d’adulte » a finalement été ma chance. C’est là que tout s’est ouvert, mon chemin d’artiste et l’essence de mes grands questionnements. Je placerais là le début du travail lent et insidieux de mon inconscient pour laisser émerger, un jour, le radeau. »

Extraits
« La viande me parle de ma propre substance, m’en fait prendre la mesure. J’y recherche une force vitale, primordiale, à nu. Je veux faire surgir la présence à son niveau le plus profond, là où l’empreinte de la mort donne puissance à la vie.
Toucher à l’intimité pure.
Errance dans un paysage de peau, de chair et d’os.
Forces sourdes.
Essentielles.
La Perception viscérale du vivant. » p. 17

« Désorganisation du groupe, mésentente.
On ne prend que des demi-mesures pour tenter de remettre la Méduse à flot. Elle n’est pas assez délestée. Les manœuvres échouent. Immense et terrible gâchis qui à chaque instant aurait pu être évité, La mer grossit. Le gouvernail démonté vient frapper et éventrer la frégate.
Inévitablement.
Infailliblement. Tout se met en place pour la débâcle.
La panique se fait maître à bord.
Évacuation précipitée, dans la peur que la Méduse ne chavire, dans la peur que la mer ne devienne impraticable.
La Méduse ne sombrera pas, bien plantée dans son banc de sable. Il aurait suffi d’y rester. Organiser un va-et-vient de canots jusqu’à la côte, si proche. Aurait pu.
Aurait dû. Éviter le radeau. » p. 32

« Je suis la chair de la chair née de cette digestion première. » p. 46

« Par la sculpture est née l’incontournable nécessité d’exhumer de moi l’histoire du radeau.
Tailler, donner du corps aux choses, en leur donnant du temps, de la densité, du poids.
Prendre la mesure de l’impensable choix auquel je dois ma vie.
Cet héritage, je l’accepte aujourd’hui comme étant pleinement mien. Il aura été fondateur, déterminant mon rapport à la chair et à la meurtrissure. Mon rapport à la vie comme une envie féroce et farouche d’être là. » p. 75

« On se transmet le livre mais on se transmet aussi l’impossibilité de parler de son contenu, de formuler ce qu’il fait résonner en nous. L’objet s’entoure de mystère et devient l’objet physique du tabou. En nous laissant son livre sans directives, il nous a légué son propre questionnement irrésolu.
Que faire de ce témoignage ? Chacun ayant le livre entre les mains a dû se poser la question. Qu’aurait-il voulu qu’on en fasse ?
Nous nous trouvons impliqués malgré nous. Nous devenons complices du secret en nous taisant à notre tour. Nous recevons notre part de culpabilité. Et nous pouvons la transmettre à nouveau. » p. 83

« Le radeau a toujours été là. Je ne peux pas avancer plus sans sauter dans le vide, sans commencer à tailler, en aveugle. J’ai tout sur le bout des doigts mais je suis incapable de voir la forme que cela aura.
À l’heure qu’il est je me dis que ce que je dois faire ne doit pas me rendre malade, me rendre triste. Comme lorsque je me suis forcée à voir, alors que je n’étais pas tout à fait prête. Ça coince toujours un peu.
Je n’ai rien à démontrer. Seul, mon désir de mer, de failles, du travail de ronger, de détruire et de faire de la dentelle. Mon plaisir absolu de tailler des corps, de les dessiner, de les ouvrir. Tresser corps et vagues. Piéger les corps, les faire fondre, les traverser. Faire vivre la mer dans les corps, faire mourir les corps dans la mer. »

À propos de l’autrice
GRIFFON_DU_BELLAY_Clarisse_©Radio_France_Charlotte_PerryClarisse Griffon du Bellay ©Radio France Charlotte Perry

Clarisse Griffon du Bellay est née en 1981. Elle suit des études de lettres modernes,
avant de se consacrer à la sculpture en taille directe de bois. Depuis 2010, elle expose régulièrement en France et en Europe. Ressacs est son premier livre. (Source: Éditions Maurice Nadeau)

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Sarah, Susanne et l’écrivain

REINHARDT_sarah_suzanne_et_lecrivain  RL_automne_2023  coup_de_coeur

En lice pour le Prix Goncourt 2023

En deux mots
Sarah se confie à un écrivain, lui raconte ses problèmes de couple. Il décide alors de transposer son histoire en inventant le personnage de Susanne, une mère de famille vivant à Dijon et qui va choisir de prendre du recul en louant un petit appartement en banlieue. Un choix que son mari et ses enfants auront bien du mal à comprendre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des confidences qui font un roman

Avec «Sarah, Susanne et l’écrivain», Éric Reinhardt nous offre de pénétrer dans la fabrique littéraire. Après avoir recueilli les confidences de Sarah un écrivain décide de transposer son récit en créant le personnage de Susanne. Tout au long du roman en train de s’écrire, on suit ce trio. Avec délectation !

Susanne est généalogiste et vit avec son mari et ses enfants Paloma et Luigi à Dijon. Quand elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer, elle décide de revendre ses parts à son associée Delphine pour se consacrer à ses passions, l’art et l’écriture, même si ses manuscrits successifs sont refusés par les éditeurs et si ses œuvres d’art ne sont pas destinées aux grandes galeries. Elle prend aussi davantage de temps pour les musées et s’intéresse à un tableau qu’elle a vu dans la devanture d’un antiquaire. Se décidera-t-elle à l’acheter? Elle ne devra pas compter sur son mari pour l’encourager car ce dernier prend de plus en plus de recul. Il s’est aménagé une pièce à la cave où il a décidé de se remettre à la guitare. Mais plutôt que de gratter l’une de ses Gibson, il boit et fume des joints.
Cette présence-absence va finir par décider Susanne à réagir. Elle prend le large, même si ce n’est pas trop loin de leur bel appartement du centre-ville de Dijon. Elle choisit de louer dans la banlieue industrielle, à Longvic, histoire de faire un break. Et de faire réagir son mari et ses deux enfants.
Mais ce coup de poker n’a pas l’effet escompté. C’est même tout le contraire. Son fils rechigne à partager sa vie et préfère conserver ses habitudes, sa fille la soutient du bout des lèvres et son mari semble parfaitement à l’aise avec cette nouvelle vie. Susanne s’enfonce alors dans une spirale négative.
Ce drame est une fiction qu’écrit un auteur à partir des confidences de Sarah. Cette dernière, qui avait aimé les précédents romans, lui a confié qu’elle vivait «une histoire douloureuse et silencieuse qui lui donnait l’impression d’être dans l’un de ses livres.» Peut-être en mal d’inspiration ou simplement par curiosité, il lui a demandé de lui raconter son histoire afin de pouvoir la transposer dans un roman.
Nous voici donc en train de lire une histoire à tiroirs, celle de la «vraie» Sarah, de Susanne, son double de fiction, celle de l’écrivain transposant l’histoire de la première avec le personnage de la seconde et le tout composé par Éric Reinhardt, démiurge s’amusant à tirer les ficelles de cette vraie-fausse fiction.
Car bien entendu, ce qui fascine ici, c’est la plongée dans le travail d’écriture. Le romancier propose au lecteur de l’accompagner dans la création de son œuvre. Il nous montre comment il crée Susanne à partir de Sarah et comment il s’émancipe de l’une pour mieux cerner l’autre.
Cette explication de texte est aussi une manière de mettre fin à la polémique née après la publication de L’Amour et les forêts. On se souvient qu’une lectrice avec laquelle il avait échangé une correspondance puis retrouvée à Paris et qui lui avait raconté ses problèmes, y compris par écrit, avait porté plainte pour atteinte à la vie privée et contrefaçon. C’est donc avec les armes du romancier qu’Éric Reinhardt répond. Avec un formidable roman-gigogne qui donne ses lettres de noblesse à la création, au style et à l’imagination.

Sarah, Susanne et l’écrivain
Éric Reinhardt
Éditions Gallimard
Roman
420 p., 22 €
EAN 9782072945892
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Dijon et dans les environs. Mais on y évoque aussi l’Ouest de la France et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sarah a confié l’histoire de sa vie à un écrivain qu’elle admire, afin qu’il en fasse un roman. Dans ce roman, Sarah s’appelle Susanne.
Au départ de ce récit, Susanne ne se sent plus aimée comme autrefois. Chaque soir, son mari se retire dans son bureau, la laissant seule avec leurs enfants. Dans le même temps, elle s’aperçoit qu’il possède soixante-quinze pour cent de leur domicile conjugal. Troublée, elle demande à son époux de rééquilibrer la répartition et de se montrer plus présent, en vain. Pour l’obliger à réagir, Susanne lui annonce qu’elle va vivre ailleurs quelque temps. Cette décision provoquera un enchaînement d’événements aussi bouleversants qu’imprévisibles…
Réflexion sur le lien troublant et mystérieux qui peut apparaître entre lecteurs et écrivains, ce roman puissant, porté par la beauté de son écriture, fait le portrait d’une femme qui cherche à être à sa juste place, quelque périlleux que puisse être le chemin qui y mène.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Ariane Combes-Savary)
RTS (Julie Évard)
Benzine mag (Benoît Richard)
Les Échos (Isabelle Lesniak)
Page des libraires (Stanislas Rigot de la librairie Lamartine à Paris)
42 mag (Simon Bornstein)
À Voir À Lire
Paris Dépêches (Pascal Hebert)
Ici Beyrouth (Bélinda Ibrahim)
FNAC (Thomas Louis)


Éric Reinhardt présente «Sarah, Susanne et l’écrivain» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1
Sarah lui demanda comment il imaginait Susanne Stadler, puisque c’était le nom qu’il lui avait choisi. Qui est cette femme, finalement ? lui demanda-t-elle.

Il lui répondit qu’elle avait le même âge qu’elle, quarante-quatre ans au moment des faits, il n’avait pas modifié la date de naissance. Elle était brune et grande elle aussi, mariée et mère de deux enfants, Luigi et Paloma, de dix-sept et vingt et un ans. Les vrais prénoms, comme elle le lui avait demandé, n’avaient pas été conservés. Il avait également changé la ville. Susanne Stadler habitait Dijon.

Elle lui demanda pourquoi Dijon. Plutôt que Lens, Toulouse, Nancy, Clermont-Ferrand, que sais-je encore…

Il lui répondit qu’initialement, il avait voulu situer cette histoire dans le ventre du territoire français (si l’on peut dire), pour activer une sorte de métonymie. L’idée de l’isolement par ce point géométrique où l’on est le plus éloigné des pourtours, c’est ce que lui évoquait la situation de son héroïne et il avait cherché la ville qui par sa position géographique accentuerait cette impression. Il avait tapé France sur Google, il avait ouvert la carte, il avait posé son curseur sur la zone où il lui semblait que devait se dérouler cette histoire, il avait cliqué dessus et le nom d’une ville était apparu : 63610 Besse-et-Saint-Anastaise. Il s’y était rendu. Il avait visité les environs. Il était parti en quête d’autres villes. Il voulait multiplier les hypothèses. On ne choisit pas une ville à la légère. Il était allé en repérages à Bourges, il était allé en repérages à Nevers, il était allé en repérages à Vichy, il était allé en repérages à Clermont-Ferrand. Il avait arpenté leurs rues, repéré des quartiers où Susanne Stadler pourrait habiter. Dans ces différentes villes, il avait localisé des immeubles répondant aux besoins de la situation telle que Sarah la lui avait décrite. Il avait noté leurs adresses, pris des photographies des façades, spéculé sur la disposition des pièces. L’appartement où logerait la famille de Susanne Stadler devait compter de grandes et de nombreuses fenêtres, afin que l’on puisse suivre de l’une à l’autre depuis la rue l’évolution des habitants dans leur logement, avec suffisamment de recul et sans trop s’exposer aux regards, comme Sarah en avait elle-même fait l’expérience. Il avait hésité entre plusieurs villes. Cela avait duré longtemps. Plusieurs mois. Il était du genre indécis. Il l’avait toujours été. Pas elle ?

Si. Sarah lui répondit qu’elle aussi.

À Bourges, un soir de novembre, une image attrapée au cours d’une promenade l’avait porté à croire que c’était bien par ce couloir mental qu’il devait s’introduire dans l’histoire qu’il se proposait d’écrire, celle de Sarah, celle de Susanne Stadler. Cette image : une jeune femme qui au fond d’un magasin de livres d’occasion, grimpée sur un escabeau, dos à la vitrine, loin du froid du dehors, mettait de l’ordre sur des étagères. Son magasin était fermé. Elle se dressait sous un ruissellement de lumière blanche provenant d’antiques néons accrochés aux solives brunes à proximité de la bibliothèque. Le reste du local était non seulement dans un désordre épouvantable, encombré de cartons, de casiers, de piles de livres, mais plongé dans la pénombre, seuls les néons du fond ayant été allumés par la jeune femme pour lui permettre de ranger ses spacieux rayonnages, en vue sans doute de la prochaine réouverture de son commerce.
Ce tableau format marine perçait de sa clarté la nuit froide et luisante de novembre. Il était resté longtemps devant la vitrine, abrité par son parapluie. La scène se donnait à savourer de l’autre côté d’une mystérieuse frontière, en lisière du réel, comme si cette femme évoluait dans un monde imaginaire, dans un rêve. Comme si déjà elle était dans un livre, dans le livre qu’il désirait écrire et pour les besoins duquel il était justement là, en bordure de cette scène illuminée, à l’épier, à la contempler. Ou comme dans le passé. Il se disait que Susanne Stadler, s’il décidait de faire de Bourges sa ville de résidence, serait une amie de cette libraire, il écrirait une scène où attirée par un livre exposé en vitrine elle passerait la porte de la boutique, pour pouvoir le feuilleter.

Sarah lui demanda pourquoi l’histoire ne se situait pas à Bourges, alors.

Il avait laissé passer du temps sans pouvoir se décider. Finalement, il était retourné à Dijon par hasard et même si cette ville déplaçait l’histoire de Susanne Stadler vers les pourtours de l’Hexagone, dans l’arrondi de la cage thoracique, la décentrant, abolissant la métonymie, Dijon s’était imposée comme une évidence, il ne saurait pas dire pourquoi. Certes, le fait qu’il se soit rendu dans cette ville une première fois lorsqu’il avait vingt ans lui procurait cette sensation de profondeur et d’intériorité qu’il recherchait. Il avait l’impression que le personnage qu’il s’apprêtait à créer venait s’enfouir ou prendre naissance dans les ténèbres de son passé à lui, à la source même de son désir d’être écrivain. Dijon était une ville située non pas seulement en Bourgogne, mais aux confins de sa mémoire, de son imaginaire. En écrivant l’histoire de cette femme, Susanne Stadler, il circulait aussi dans la sienne.

Il y manquera l’océan. Sarah lui fit observer qu’elle avait beaucoup marché, toutes ces années, au bord de l’océan, sur le chemin des douaniers, à quelques kilomètres de sa maison. C’est pendant ces promenades qu’elle avait le plus réfléchi à ses projets d’architecture, tous orientés, après sa rémission, comme il le savait, vers la contemplation, une forme d’ascèse, le rapport au paysage, le désir obsessionnel de voir.

Il le savait. En revanche, il y aura des collines. Sans promenade au bord de l’océan, certes, Sarah avait raison, mais au milieu des vignes, autour de Dijon, sur les coteaux de Marsannay-la-Côte, Gevrey-Chambertin, du Clos de Vougeot, de Nuits-Saint-Georges, jusqu’à Saint-Romain les jours où elle avait le courage de rouler. Sarah connaissait-elle Saint-Romain ? C’est un village parfait perché sur une colline, duquel la vue est admirable, où assise sur un banc dont on jurerait que c’est vous, Sarah, qui l’avez installé là, en ce point précis, tellement ce point est exact, Susanne Stadler se laissera absorber par le paysage. Là, sur ce banc exact, en plus de regarder, elle prendra des notes dans un carnet. Elle réfléchira aux romans qu’elle désirait écrire. Il y aura aussi un tableau. Sarah verra. Un tableau que Susanne Stadler aura envie d’acheter.

Sarah lui demanda s’il ne trouvait pas que ça sonnait un peu trop Duras, Susanne Stadler. Non ? Susanne Stadler. Susanne Stadler. Qu’en pensait-il ? Elle n’était pas fan de ce nom.

Ce n’était pas faux. Il s’en était fait la remarque plusieurs fois. Il avait d’autres noms dans son carnet. Il avait pensé, par exemple, à Susanne Sonneur.

Susanne Sonneur. Susanne Sonneur. C’est bien, Susanne Sonneur. Je préfère Susanne Sonneur.

Alors parfait, optons pour Susanne Sonneur.

Sarah lui demanda quel métier il avait attribué, donc, à Susanne Sonneur, puisque tel est son nom désormais.

Généalogiste. Mais, après sa rémission, elle n’avait jamais repris son activité. L’art et la beauté l’avaient sauvée, elle pensait qu’elle pouvait le formuler de cette façon, c’est pourquoi elle avait voulu, une fois tirée d’affaire, y consacrer sa vie – si tant est que l’on puisse se considérer comme tirée d’affaire quand la tumeur a été éradiquée et que l’oncologiste vous déclare, cruellement réticent, non pas guérie, on ne l’est jamais vraiment, mais seulement en rémission, comme si l’on restait en sursis, à la merci constante d’une récidive. La beauté l’avait sauvée : au début de sa maladie, une voisine prof d’arts plastiques (décédée l’année dernière) lui avait offert une monographie de Nicolas de Staël à laquelle elle s’était raccrochée comme en haute mer un naufragé à un rondin providentiel. Tant de beauté méritait qu’elle vive un peu plus longtemps mais surtout, du moins y veillerait-elle, plus voracement, de façon plus attentive, c’est ce que ne cessaient de lui crier ces tableaux, leurs couleurs, leurs visions, leur équilibre miraculeux entre abstraction et figuration, là même où elle se promettait, dans sa propre vie, de se tenir, si elle en réchappait – on devrait toujours se tenir entre abstraction et figuration, dans cette zone équivoque et troublante qui fait se rencontrer poésie, rêves, intuitions, vie matérielle. Susanne Sonneur avait acheté l’éblouissante correspondance de Nicolas de Staël, un recueil de textes de Louise Bourgeois, un livre sur l’œuvre de Nicolas Poussin, un autre encore sur celle de Chardin. Ces livres l’avaient portée, nourrie et transcendée. Ils l’avaient déplacée. Elle avait commencé à dessiner, elle qui n’avait jamais dessiné. Sa voisine l’avait encouragée. Elle s’était découvert une passion pour le stylo bille. Puisque la beauté lui avait donné la force de se battre contre la maladie et qu’aussi bien elle pourrait rechuter dans quelques mois et en mourir, à quoi bon se dilapider dans une activité certes stimulante et lucrative, mais vaine dans le fond, non essentielle ? De même que Sarah, après sa rémission, avait vendu ses parts de leur agence d’architecture à celui avec qui elle l’avait montée, pour créer une structure plus expérimentale, presque artistique, réduite à sa seule personne, de même Susanne Sonneur avait abandonné à son associée le cabinet de généalogie qu’elles avaient lancé dix ans plus tôt. Elle avait voulu mettre sa vie en accord avec les exigences – inédites, intransigeantes – apparues à la faveur de son cancer. Tout comme vous, Sarah, exactement pareil.

En reprenant sa liberté, Sarah s’était affranchie des lois et des contraintes du marché de l’immobilier. Elle s’était installé un bureau dans une pièce au dernier étage de leur maison et avait commencé à réfléchir différemment à son activité. Guidée par une longue phrase du poète Francis Ponge recopiée un matin au rOtring sur un grand mur de son bureau, Sarah avait relié sa pensée architecturale au sacré, à la nature, à l’individu et à ses aspirations spirituelles (essentiellement contemplatives) bien davantage qu’elle n’avait pu le faire jusqu’alors, astreignant ses idées de bâtis au plus grand dénuement. La phrase de Francis Ponge, extraite de « Notes pour un coquillage », qu’on pouvait lire sur la chaux blanche irrégulière du mur, était la suivante : « Je ne sais pourquoi je souhaiterais que l’homme, au lieu de ces énormes monuments qui ne témoignent que de la disproportion grotesque de son imagination et de son corps (ou alors de ses ignobles mœurs sociales, compagniales), au lieu encore de ces statues à son échelle ou légèrement plus grandes (je pense au David de Michel-Ange) qui n’en sont que de simples représentations, sculpte des espèces de niches, de coquilles à sa taille, des choses très différentes de sa forme de mollusque mais cependant y proportionnées (les cahutes nègres me satisfont assez de ce point de vue), que l’homme mette son soin à se créer aux générations une demeure pas beaucoup plus grosse que son corps, que toutes ses imaginations, ses raisons soient là comprises, qu’il emploie son génie à l’ajustement, non à la disproportion, – ou, tout au moins, que le génie se reconnaisse les bornes du corps qui le supporte. » Sarah ne cessait de trouver cette pensée bouleversante de justesse. Ce manifeste en une seule phrase, qui tel un coquillage de mots respectait pour lui-même à la lettre le principe constructif qu’il édictait, et duquel avait découlé pour elle un nouvel idéal architectural, existentiel, métaphysique même, c’est ce qui avait résulté en premier lieu de son cancer du sein.

D’autant plus que son opération n’était pas allée sans difficultés, et que ce désir de coquille à sa taille s’était peut-être encore accentué lors de cette ultime épreuve, puisque Sarah, puisque Susanne Sonneur avait attrapé à l’hôpital une maladie nosocomiale.

Oui. Un streptocoque était entré dans son corps, entraînant une septicémie, d’où la décision des médecins de reléguer Sarah dans ce qu’elle avait perçu comme les tréfonds de l’hôpital, presque sa cave : elle était porteuse d’une bactérie, on devait en protéger les autres patients, la mettre à l’isolement. Comble de l’ironie, c’était le 21 juin, jour du solstice d’été, qu’on avait séquestré Sarah dans les cachots obscurs du CHU. Pendant trois jours d’angoisse et de douleurs, de solitude et de colère, trois jours sans sommeil ni consolation, les médecins avaient tout fait pour la sauver.

Acharnement du sort. Susanne a frôlé la mort une deuxième fois. Bizarrement, elle se sent seule, sale et honteuse, coupable, abandonnée. Épuisée de ces souffrances physiques et psychologiques, elle appelle son mari à l’aide, hurle son ressentiment et son dégoût, mais il se défile.

Cela ne voulait pas dire qu’il ne l’aimait pas, ni qu’il était dénué d’empathie. Mais il flottait. Lorsqu’il se tenait devant elle dans la chambre d’hôpital, il était comme un nuage aperçu par une fenêtre un jour d’été. Ainsi que des avions, les phrases de Sarah le traversaient sans modifier le moins du monde son indolente physionomie de cumulus.

Susanne lui crie sa souffrance et son mari s’éloigne, prend peur. Ils sont sur deux planètes. Elle a l’impression de faire seule cette immense traversée. De ne pouvoir se raccrocher à rien. Même l’art s’absente, la beauté, momentanément, la privant de tout recours. De Staël et sa chère Louise ne lui font plus aucun effet. Plus tard, quand elle se confrontera à la dureté de son mari, Susanne se dira que ce cancer avait laissé entre eux plus de séquelles qu’elle ne l’avait d’abord imaginé. Ou que ce dernier avait offert à Susanne la chance unique d’apercevoir, si elle l’avait voulu, ce qu’il serait capable de lui faire vivre par la suite, mais elle n’avait pas saisi cette opportunité ni introduit son œil par ce mince interstice.

Sarah lui dit qu’un autre signe avant-coureur, certes plus ténu et plus ambivalent, datant de l’époque où son cancer avait été en gestation, aurait pu l’alerter également.
Deux ans et demi avant la découverte de sa tumeur, ayant palpé dans son sein gauche une masse oblongue, elle avait pris rendez-vous pour une échographie. Déjà, il avait fallu à Sarah quinze jours d’atermoiements craintifs pour s’y résoudre. Diagnostic : un simple kyste. Quand Sarah demande au radiologue si elle doit faire une visite de contrôle dans six mois, on ne sait jamais, il lui répond que ce n’est pas nécessaire, que le délai habituel de deux ans suffira, car elle n’a pas d’antécédents familiaux.
Le soir même, au lieu de se réjouir de ces résultats rassurants, le mari de Sarah lui dit, sur un ton de reproche, qu’elle l’a empêché de dormir pendant quinze jours avec cette histoire, qu’elle exagère, qu’il s’est inquiété pour rien.

— On ne m’y reprendra plus, lui avait dit le mari de Susanne, sans qu’il soit possible d’élucider si c’était une façon pudique, puérile ou pince-sans-rire de témoigner son soulagement, ou déjà une bassesse.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? lui avait demandé Susanne étonnée.
— Tu vois très bien ce que je veux dire, ne fais pas l’innocente. Soit tu es malade, soit tu n’es pas malade. Se faire passer pour malade, juste pour, je ne sais pas, je trouve ça…

Le temps passe. Quelque chose comme trente-six mois.

Un jour, Sarah fait un malaise, elle tombe par terre à l’agence. Elle appelle son mari, qui la rassure au téléphone. Elle est surmenée, elle et son associé ont concouru à trop de consultations récemment, ils sont charrette en permanence, c’est normal de faire un malaise dans ces conditions. Il raccroche au bout de deux minutes.
Comme Sarah doit partir en vacances avec ses deux enfants la semaine suivante, et qu’elle est en effet épuisée, elle-même ne s’inquiète pas. Elle se dit qu’elle a besoin de se reposer.
À la plage, son maillot noir et mouillé est formel : cette grosseur est maintenant comme une bosse, elle doit bien faire trois centimètres. Comment est-il possible qu’elle ne l’ait pas vue avant. Et son mari ? Nulle abstinence entre eux, ils continuaient d’avoir des rapports sexuels réguliers, il aurait dû sentir cette boule lorsqu’il lui caressait les seins.
Mais elle était en vacances, c’était les vacances des enfants, elle s’en serait voulu d’assombrir ceux-ci et d’écourter celles-là en laissant ces tourments l’envahir, si bien qu’elle est restée sans rien faire alors même qu’en toute logique elle eût dû se précipiter chez le premier radiologue venu. D’autant qu’un ganglion était apparu. Son mari les a rejoints quelques jours plus tard, elle s’est ouverte à lui des peurs qui l’habitaient. Son mari lui a répondu qu’elle n’allait pas gâcher leurs vacances à cause d’une simple crise d’hypocondrie. Il lui paraissait évident qu’elle s’inquiétait sans raison.
Fallait-il être un éminent professeur de médecine pour comprendre qu’il se passait quelque chose de grave au contraire ?
Il était resté insensible au soupçon qu’elle pouvait être en péril. Le risque existait, et il était capable de l’éluder. Même tendrement, même amoureusement (car les vacances s’étaient très bien passées, ils avaient fait l’amour souvent), mais l’éluder tout de même. C’était cela le signe avant-coureur dont Sarah voulait parler.

Sarah n’avait pas tort. Susanne Sonneur aurait pu concevoir des doutes au sujet des qualités morales de son mari. De sa loyauté finalement. Mais a-t-on jamais envie, dans la vie, de se constituer des doutes? Les doutes, à la première occasion, on préfère les dissiper, voir le bon côté des choses, se persuader d’avoir été trompé par des impressions fallacieuses. On aime se dire que tout va bien, que son mari est formidable. Qu’il vous protège de vos démons morbides.
Après tout, c’était son corps, c’était à elle de prendre rendez-vous chez le médecin, pas à lui.
Au terme de leurs vacances d’été, l’idée leur vient de déménager.
Ils vivent dans le même appartement, dont ils sont propriétaires, qu’ils aiment beaucoup, spacieux, place du Président-Wilson, à quelques pas du cœur historique de Dijon, depuis bientôt quatorze ans, mais tout heureux soient-ils dans ce cinq-pièces avec balcon la perspective impromptue d’un changement les excite. C’est vivifiant de modifier ses habitudes, de faire varier les impressions que nous procure la ville, juste en se déplaçant de quelques rues. Ils prennent contact avec un agent immobilier de leur connaissance et se mettent à visiter des maisons avec jardin.
Susanne est toujours en état de sidération. Elle va mourir mais elle préfère différer le déclenchement de la bataille, elle le sait, qui l’attend, et sera lourde de conséquences. Éloigner l’instant de sa confrontation avec la réalité, c’est certes une forme de déni, mais ici par excès de lucidité. Puisque je vais mourir, autant retarder le démarrage du processus hospitalier. Susanne visitait ces maisons pour mourir dedans. Elle avertissait son mari qu’il leur fallait se dépêcher, faute de quoi elle risquait de ne plus pouvoir participer à l’emprunt. Mais ces phrases le laissaient de marbre. Comme s’il les trouvait complaisantes, trop histrionnes pour être honnêtes.

Sarah lui demanda, pardon de l’interrompre, quel était le métier du mari de Susanne Sonneur. Elle avait oublié de lui poser la question.

Avocat fiscaliste. Un spécialiste de l’optimisation fiscale. Il travaille dans un gros cabinet dijonnais. Et Dieu sait qu’à Dijon, avec les grosses fortunes des vins de Bourgogne…

Elle imaginait facilement. C’était une bonne idée avocat fiscaliste.

Susanne et son mari visitent une maison qui les ravit, Napoléon III, et décident de l’acheter, bien que le prix en soit élevé. C’était un jeudi, trois mois s’étaient écoulés depuis la plage et le maillot mouillé. Alors, ce jeudi-là, Susanne se dit qu’elle ne va pas attendre les six semaines de la signature de la vente pour vérifier ses craintes, à moins de prendre le risque que cette demeure ne soit pas même le refuge où elle irait agoniser, mais d’emblée sa sépulture, un caveau Napoléon III. Elle prend son portable et devant son mari appelle sa gynéco, qui ne peut la recevoir avant trois semaines. Elle téléphone ensuite à tous les cabinets de gynécologie de Dijon. La plupart sont sur répondeur, ceux qui répondent sont débordés. Alors elle contacte le radiologue, la secrétaire lui répond qu’il n’y a pas de place, Susanne insiste, elle lui dit (elle ment) que ses parents sont médecins retraités, ils l’ont examinée la veille et sont inquiets, alors la jeune femme finit par capituler et lui propose samedi huit heures.

Cette nuit-là, son mari et elle ont fait l’amour à deux reprises. Et si lui n’avait pas argué que l’attendait le lendemain une journée épuisante, Sarah l’aurait prié de la prendre une troisième fois, après un plat de spaghettis nocturnes. Peut-être même auraient-ils ouvert une bouteille de champagne, comme de jeunes amoureux. Elle était dans cet état d’esprit. Sarah savait qu’elle allait être privée de ces précieuses ressources deux jours plus tard, aux aurores, sur l’échafaud du radiologue.

Le samedi matin, Susanne se déshabille, elle est volubile, elle parle toute seule et fait des blagues, puis finit par montrer sa grosseur à la manipulatrice. Ce qui, l’instant d’après, traverse le regard de cette dernière, ne souhaitons à personne de jamais l’apercevoir dans aucun œil médical, tout vert-de-gris soit-il : de l’effroi pur. Quelques minutes plus tard, le radiologue lui dit d’emblée : C’est quoi ce truc. Silence. Visage dur et opaque. Elle lui répond : Le kyste d’il y a deux ans et demi. Il lui prescrit un bilan d’extension, des biopsies, la cytoponction du ganglion, une IRM le lundi à huit heures quinze à l’hôpital de Dijon.
Elle va chercher le produit en pharmacie et fait faire la prise de sang.
Elle pleure.
Lui, non.
Finalement, dans les heures difficiles qui suivront, Paloma, quatorze ans, lui parlera davantage que son mari, abattu mais lointain.

Sarah lui dit qu’elle avait toujours connu son mari pudique et réservé, avare en phrases sensibles où risqueraient de se dévoiler ses sentiments (il jugeait inconvenante l’expression de ses émotions, de quelque nature qu’elles fussent), mais elle s’était tout de même attendue à un peu plus de délicatesse : il lui était apparu ce jour-là bien en deçà du niveau émotionnel minimal qu’impliquait selon Sarah la gravité de la situation. La première chose qu’il fit fut d’annuler l’acquisition de la maison avec vue sur la mer repérée le jeudi précédent, mais, lui avait-il semblé, avec davantage de tristesse qu’il n’en avait montré quand sortant de chez le radiologue elle lui avait annoncé qu’elle avait une tumeur.

Le projet d’achat de la maison Napoléon III est anéanti, son mari en informe l’agent immobilier, une liste d’attente s’était constituée en tête de laquelle il avait obtenu d’être maintenu jusqu’au samedi après-midi.
Paloma essayait de consoler sa mère. Susanne ignorait depuis combien de temps sa fille savait. Longtemps peut-être. Mais elle savait. C’était certain. Elle n’avait pas paru étonnée, juste pourfendue (comme par une foudroyante confirmation de ses soupçons), quand sa mère lui avait déclaré, en rentrant à l’appartement ce samedi-là, que de l’avis du radiologue c’était très grave. Le lendemain, Paloma a voulu qu’elles prennent un bain ensemble. Elles ne l’avaient plus fait depuis des années. Le dernier remontait peut-être à ses huit ans ? Elles se le sont demandé. À l’époque de l’enfance de Paloma, elles ne manquaient jamais leur chaude trempette dominicale. Dans la baignoire, sa fille a posé ses doigts sur la tumeur et elle lui a demandé si cela lui faisait mal. Susanne a répondu que non.

— On rajoute un peu d’eau chaude ? a-t-elle proposé à sa mère en détournant le visage vers les robinets, pour lui dissimuler ses larmes.
Sarah lui a promis que tout irait bien.
Qu’il ne lui arriverait rien, à elle, sa fille adorée.

2
Une fois la chimio terminée, et la rémission promulguée, du bout des lèvres, par un oncologiste singulièrement précautionneux, la vie avait repris son cours.
Ils étaient restés dans leur grand appartement de la place du Président-Wilson. Déménager n’était plus…

Sarah devait l’interrompre de nouveau, elle en était désolée. Mais il avait oublié qu’après ces quelques phrases de son médecin, et pour fêter la fin des traitements, elle était allée s’enfermer trois jours entiers au musée du Louvre, n’en sortant que pour aller dîner et dormir à l’hôtel. Elle avait réservé une chambre dans un établissement suranné qui l’avait toujours charmée, l’hôtel Chopin, logé au cœur du passage Jouffroy comme un repère de cambrioleurs en cavale, et déjeunait à la cafétéria du musée. Passer au Louvre ne serait-ce qu’une seule journée, elle n’avait jamais eu l’idée de le faire y compris à l’époque où elle étudiait l’architecture à Paris. Il lui avait fallu frôler la mort pour que s’impose le regret que c’eût été de disparaître en ayant si peu profité de ce lieu inouï. Elle repensait souvent à ces trois jours. D’ailleurs, ayant déjà en tête de quitter son agence, et de se consacrer désormais, en solitaire, chez elle, en Bretagne, sous les toits de leur maison, à une architecture contemplative, métaphysique, elle allait dire religieuse, de plasticienne, elle avait pris pas mal de photographies. Notamment de tableaux du XVIIIe siècle, où le rapport du bâti aux paysages était souvent envisagé par les artistes d’une façon qui l’inspirait. Il ne se passait pas une semaine sans qu’elle regarde ces photos. Elle ne lui mentait pas. Tout ce qu’elle avait produit durant les années qui suivraient avait germé dans son cerveau au cours de ces trois jours d’immersion.

Il avait oublié cet épisode, Sarah avait raison, il en était désolé. Elle avait bien fait de l’interrompre. Susanne irait elle aussi passer trois jours entiers au musée du Louvre.

Merci. Poursuivons.

Susanne et son mari étaient restés dans leur grand appartement de la place du Président-Wilson. Déménager n’était plus d’actualité. Avant ce fameux samedi funeste, l’idée avait été de faire un emprunt à deux pour acquérir une maison en centre-ville, mais ce projet n’était plus envisageable puisque Susanne ayant été atteinte d’un cancer, un emprunt eût été d’un coût exorbitant. Susanne avait aménagé en atelier la chambre d’amis donnant sur cour, c’est dans cette pièce qu’elle s’enfermait chaque matin et qu’elle se mit à dessiner, non pas, comme Sarah, des abris-coquillages, des cavités oculaires posées devant des paysages, mais des scènes inspirées des Métamorphoses d’Ovide, nerveuses, au stylo bille, sur des formats de plus en plus impressionnants.
Elle avait tiré une certaine somme de la cession à son associée des parts qu’elle possédait dans leur cabinet de généalogie, mais moins que ce à quoi elle s’était attendue. Leur étude ne comptait qu’une salariée, en l’occurrence une secrétaire, et comme seul réel actif le réseau qu’elles deux s’étaient constitué au fil du temps dans l’univers feutré du notariat, ce qui, finalement, même si c’était bon an mal an la garantie d’un niveau minimal de chiffre d’affaires, ne s’était pas révélé si monnayable que ça. Certes, elle eût pu obtenir de Delphine, son associée, davantage d’argent, un peu, peut-être, si elle n’avait pas été dans une forme de précipitation, acceptant sans marchander les conditions que Delphine lui offrait. Susanne n’était pas d’humeur à mégoter, elle avait hâte de dessiner, d’écrire, de vivre sa nouvelle vie. Elle n’avait pas envie non plus d’entrer en conflit avec Delphine, pas après ce qu’elle venait de vivre de si conflictuel à l’intérieur de son propre corps.

Il est vrai que Sarah n’avait pas retiré de la vente de son agence d’architecture autant d’argent qu’elle l’avait escompté. Elle n’avait pas été en position de force pour négocier, son associé prétendait n’avoir rien demandé, c’était elle qui voulait partir, diriger seul leur structure ou en devenir l’unique propriétaire n’avait jamais été son ambition.
Ce qu’elle en avait obtenu, elle l’avait versé sur son compte courant pour subvenir aux besoins quotidiens de la famille. Tout mariés qu’ils étaient depuis presque quinze ans, son mari et elle n’avaient pas de compte bancaire commun, ni réuni leurs économies respectives. En vertu d’un accord tacite (ou, soyons précis, suggéré par lui, jamais discuté), c’est Sarah qui réglait les dépenses de la vie familiale : l’alimentation, les factures de téléphone et d’électricité, le fioul pour la chaudière, les locations d’appartement et les billets de train ou d’avion pour les vacances, les vêtements des enfants et ceux de son mari, bref, tout ce qui était prosaïque et périssable – tandis que lui, plus noblement, répartition typiquement patriarcale, remboursait les emprunts pour leur maison, ses travaux d’embellissement et les terrains que peu à peu ils acquéraient, mitoyens du leur, afin de se prémunir d’une quelconque contrariété visuelle. La vue était prodigieuse. Par temps clair, de son bureau sous les toits, Sarah pouvait apercevoir la mer. Les alentours étaient peu affectés par la propagation du psoriasis périurbain qui est fréquent dans la région. Sarah était heureuse dans cette maison, cette maison l’inspirait, elle lui donnait des forces, elle l’avait beaucoup aidée dans son combat contre la maladie. D’ailleurs, quand elle y repensait, il lui semblait incompréhensible que juste avant la découverte de son cancer du sein elle se soit laissé convaincre d’en acquérir une autre, certes plus spacieuse et plus spectaculaire encore, mais qui lui était intrinsèquement étrangère (elle l’avait senti tout de suite) et ne serait jamais devenue sa maison à elle au degré de plénitude qu’avait atteint celle-ci. Sarah aimait passer ses journées réfugiée sous les toits à se projeter dans toutes sortes d’expérimentations artistiques et architecturales.

Susanne s’enfermait chaque matin dans son bureau pour travailler, elle avait écrit un premier roman qui fut refusé par la dizaine de maisons d’édition à qui elle l’avait envoyé. Aucun de ces refus ne fut motivé, ils avaient tous été portés à sa connaissance par la froideur d’une lettre type découverte dans sa boîte à lettres parmi des prospectus et des envois publicitaires. C’était d’ailleurs le même genre de courrier détestable, impersonnel et mécanique, qu’on a envie de jeter à la poubelle à peine l’enveloppe décachetée. Combien de circulaires de cette nature avaient-elles été postées le même jour à d’autres apprenties romancières, créant chez toutes la même béance de découragement ? Des centaines sans doute. Pas une seule de ces maisons d’édition ne prit la peine de souligner les qualités que pouvait contenir son texte. Il devait bien y en avoir quelques-unes, il n’était pas possible que Susanne se soit à ce point aveuglée, elle était trop lucide pour s’attribuer des qualités qu’elle n’avait pas, elle qui doutait tout le temps d’elle-même. Le dessin et l’écriture, les sensations et leur retranscription patiente et minutieuse, c’était bien le seul territoire où elle avait envie de s’établir, où elle se sentait chez elle et s’estimait posséder une légère supériorité native sur le commun des mortels (ou, disons, des aptitudes qui l’en différenciaient, la rendaient spécifique, un peu intéressante). Qu’allait-il advenir d’elle s’il se confirmait que le monde extérieur lui déniait toute légitimité artistique, rendait présomptueuse, à ses propres yeux comme aux yeux de la société, sa présence indue et obstinée sur ce territoire si sélectif ?
Son mari s’était déclaré impressionné par ce qu’elle avait écrit. Il avait lu le manuscrit après la réception des dix lettres de refus et partagea l’opinion de son épouse : il était choquant qu’aucun de ces éditeurs n’eût souligné la finesse de son roman, lequel était si beau et surtout si imprégné de son étonnante singularité (celle de Susanne) qu’il leur était apparemment passé au-dessus des écoutilles à ces crétins d’éditeurs, c’était la seule explication qu’il voyait. Je ne crois pas que l’on puisse dire passer au-dessus des écoutilles, chéri, pardon, lui avait répondu Susanne en souriant. Son mari avait rigolé. Enfin tu vois ce que je veux dire quoi, moi qui te connais je vois bien à quel point ce livre est fort, il te ressemble, il a toutes tes manies, tes expressions, ton œil qui frise, ta façon de parler et même de marcher. Ton rythme et ta silhouette, ta légèreté. Il est donc irrésistible. Tu es gentil, avait répondu Susanne, étonnée que son mari (d’ordinaire si taiseux) puisse aller jusque-là – aussi haut ! avec autant d’emphase ! – dans l’expression d’une quelconque émotion. Il n’avait pas été aussi prévenant, ni désireux d’adoucir ses tourments, quand elle avait été malade. Quel retour fastueux à la vie ! Comme, à partir de la sixième lettre de refus (émanant de son éditeur préféré), elle avait beaucoup pleuré, perdant confiance en elle, se désolant de son absence de talent, son mari l’avait encouragée à commencer dès à présent un deuxième livre, lequel, cette fois, il en était certain, la ferait entrer par la grande porte dans le monde de la littérature.

Le mari de Sarah, lui, s’était offert à faire construire, sur leurs terres, à l’endroit où elle avait été conçue pour être érigée, sa première œuvre architecturale en tant qu’artiste. Rien n’eût pu lui faire plus plaisir, ni lui donner davantage d’espoir en l’avenir, un an après sa rémission, que la confiance qu’il avait alors manifestée à l’égard de ses ambitions artistiques.
C’était important d’insister sur ce point. L’amour de son mari avait sorti Sarah de son ornière, car elle eût pu continuer de s’enliser sans fin dans ses rêves, enfermée dans son bureau à forger des utopies, si aucune de celles-ci n’avait vu le jour. Sarah eût pu se détacher peu à peu du monde réel et s’isoler sans s’en rendre compte dans une activité stérile et illusoire de sécrétions fantasmatiques.

Il lui demanda de quelle œuvre il s’agissait. La tête enfouie, ou l’église de dentelle ?

Sarah lui répondit qu’il avait une excellente mémoire, vu qu’il n’était jamais venu chez elle. Il se souvenait des deux œuvres qui avaient été construites dans sa propriété ? Enfin, sa propriété. Ce qu’elle croyait être sa propriété…
Elle en était flattée en tout cas.

Elle lui avait envoyé des photographies. Elle ne s’en souvenait pas ? Il aimait beaucoup ces deux œuvres. Sincèrement. Elles étaient puissantes.

Elle le remerciait. Ça la touchait. Surtout en ce moment où ça n’allait pas fort. »

Extraits
« Sarah lui demanda comment il imaginait Susanne Stadler, puisque c’était le nom qu’il lui avait choisi. Qui est cette femme, finalement, lui demanda-t-elle.
Il lui répondit qu’elle avait le même âge qu’elle, quarante-quatre ans au moment des faits, il n’avait pas modifié sa date de naissance. Elle était brune et grande elle aussi, mariée et mère de deux enfants, Luigi et Paloma, de dix-sept et vingt et un ans. Les vrais prénoms, comme elle le lui avait demandé, n’avaient pas été conservés. Il avait également changé la ville. Susanne Stadler habitait Dijon.
Elle lui demanda pourquoi Dijon. Plutôt que Lens, Toulouse, Nancy, Clermont-Ferrand, que sais-je encore…
Il lui répondit qu’initialement, il avait voulu situer cette histoire dans le ventre du territoire français (si on peut dire), pour captiver une sorte de métonymie… »

« Vous m’avez alors écrit: « Je suis une femme de 45 ans. J’ai lu vos deux derniers romans. Je vis une histoire douloureuse et silencieuse qui me donne l’impression d’être dans un de vos livres… » À la lecture de ce message, je vous ai envoyé mon adresse mail, en vous disant: « Voilà. À bientôt alors. Vous me raconterez. » » p. 375

À propos de l’auteur
REINHARDT_Eric_©Francesca_MantovaniÉric Reinhardt © Photo Francesca Mantovani

Né en 1965 à Nancy, Éric Reinhardt est un romancier et éditeur de livres d’art français. Dès la toute première œuvre de l’écrivain, le roman Demi-sommeil (1998), le ton est donné. L’auteur a la critique satirique socio-familiale ancrée profondément dans son écriture. Chaque nouveau pas franchi dans le parcours d’Éric Reinhardt semble venir consolider cet état de fait.
C’est surtout son deuxième livre, intitulé Le Moral des ménages (2002), qui semble le plus confirmer l’omniprésence de cette atmosphère psychologiquement oppressante qui plane entre les lignes ouvertement et amèrement sarcastiques de l’auteur. À sa sortie, l’ouvrage fait beaucoup parler de lui. La première victime clairement visée par Éric Reinhardt reste la classe moyenne dans ses déprimantes désillusions en général, et chaque noyau familial (décortiqué constamment et sans détour) susceptible d’en faire partie, en particulier.
Après Existence (2004), Cendrillon (2007) et Le Système Victoria (2011), il est couronné par un Globe de cristal d’honneur pour l’ensemble de son œuvre. Éric Reinhardt est également auteur dramatique, nouvelliste et éditeur de livres d’art. C’est l’occasion renouvelée pour lui de travailler en collaboration avec différents artistes, dont le chorégraphe Angelin Prejlocaj, l’architecte Christian de Portzamparc, le plasticien Sarkis ou encore le créateur de chaussures Christian Louboutin. En 2014, il publie L’Amour et les Forêts (2014), roman qui remporte le prix Renaudot des lycéens, le prix Roman France Télévision, le prix du Meilleur roman de l’année 2014 du magazine Lire et le prix des étudiants France Culture-Télérama. (Source: ELLE / Éditions Gallimard). Après La Chambre des époux (2017), il a publié Comédies françaises en 2020 et Sarah, Susanne et l’écrivain en 2023.

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L’été en poche (01): Un été à l’Islette

JEFFROY_un_ete_a_lislette  lete_en_poche  coup_de_coeur

En deux mots
À son mari parti à la guerre, Eugénie va confesser les raisons qui l’ont conduite à l’épouser, retraçant le séjour qu’elle a effectué en tant que préceptrice à l’Islette, où elle a croisé Camille Claudel, Auguste Rodin et plus furtivement Claude Debussy.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Retrouvez ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format: Un été à L’Islette

Un été à l’Islette
Géraldine Jeffroy
Éditions Arléa Poche
Roman
112 p., 9 €
EAN 9782363083395
Paru le 1/06/2023

Les premières pages du livre
« Millou, ce que tu me racontes du front m’afflige… L’interminable attente dans le froid et la boue, l’ennui mêlé de peur… Et à présent le bruit incessant des bombardements, la terre gelée qui tremble, la terre qui vous avale…
Mon dieu, dans quel marasme sordide vous a-t-on jetés? Dire qu’ici les enfants jouent à être soldats, ignorant l’angoisse dans les yeux de leur mère, certains que c’est dans les batailles que naissent les héros. Ce n’est pourtant pas cela que je leur enseigne, non, je ne suis pas une bonne patriote. Mais donne-leur raison mon adoré et reviens-moi, si ce n’est en héros, du moins en vie. Bats-toi, puisqu’il le faut; tue pour ne pas être tué et seulement pour cela, je me moque de la victoire et de la France à présent. Peu m’importe l’issue de cette guerre, je veux que tu sois à nouveau ici, à mes côtés, pour que je puisse répondre à tes questions, car tu en auras. Longtemps je t’ai raconté une fable. Pour ton honneur et pour le mien. Puisque les hommes s’obstinent à tracer malgré elles le destin des femmes, j’ai très tôt décidé d’emprunter un autre chemin avant d’inventer librement ma vie.
Mes élèves ont quitté la classe il y a une heure, j’ai fermé l’école et je me suis installée à mon pupitre. J’y passerai certainement la nuit à t’écrire. Tu me liras avant ce Proust que tu me réclames et que tu recevras avec ma prochaine lettre. C’est ainsi, la guerre change les priorités et je n’ai que trop repoussé le moment. Lis donc sans attendre et si tu le peux ne t’interromps pas. Il est temps que tu saches quelle est vraiment mon histoire et pourquoi j’ai lié mon existence à la tienne.
Tout commença par l’irritation de ma mère à mon égard. Je suis née à Paris dans une famille d’artisans-commerçants. Ma mère confectionnait des chapeaux, mon père les vendait dans une petite boutique-atelier du 9e arrondissement qui faisait toute leur fierté. L’enseigne «chapelier-modiste Farnoux» attirait une clientèle exigeante et fidèle. Petits-bourgeois méritants, catholiques juste ce qu’il faut et même républicains débutants, mes parents n’eurent pas d’autre enfant que moi, tout occupés qu’ils étaient à la prospérité de leur affaire. Je fus une fillette facile, discrète
et très vite autonome. Devenue adolescente je restai une jeune fille sans histoires, curieuse de tout ou presque; à la grande déception de mes parents je montrais peu de dispositions pour la couture; j’étais une piètre vendeuse et je poussais l’affront jusqu’à ne pas avoir de «tête à chapeau». C’est ainsi qu’ils avaient souhaité que je fasse de études et que j’apprenne un peu le piano car tête à chapeau ou non, il faudrait, le temps venu me trouver un mari à la hauteur de ma «condition». On espéra que la nature opérerait sa par de travail, on attendit longtemps que les traits de mon visage s’affinent, que mon corps s’allonge… mais à l’âge où les morphologies n’évoluent plus guère, ma mère comprit que les prétendants ne se bousculeraient pas. Pragmatique, elle décida alors que je deviendrais institutrice afin d’assurer mon indépendance économique. Sur ce plan-là au moins je pensais pouvoir la satisfaire. Je trouvais dans mes lectures tout l’épanouissement nécessaire à mon bien-être et je ne pensais pas qu’un homme puisse me donner plus de satisfactions que celles que me procuraient les livres et la musique à laquelle j’avais pris, très tôt, énormément de goût.
Pour asseoir mes dispositions pour l’enseignement, ma mère trouva à me placer comme préceptrice tout un été au service d’une châtelaine tourangelle. »

Revue de presse
Entretien mené par avec Guillaume Colombat sur CitéRadio

Vidéo

Philippe Chauveau présente «Un été à l’Islette» sur Wb TV Culture

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Trio des Ardents

GRAINVILLE-trio-des-ardents  RL_2023

En deux mots
C’est dans le Paris des années 1930 qu’Isabel Rawsthorne rencontre Alberto Giacometti où elle finance ses études aux Beaux-arts en posant comme modèle. C’est à Londres durant le Blitz qu’elle croise Francis Bacon. Trois artistes qui traversent le XXe siècle, dans le bruit, la fureur et la passion artistique et amoureuse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Amour, gloire et beauté

Patrick Grainville poursuit avec gourmandise son exploration de l’histoire de l’art. Après Falaise des fous et Les yeux de Milos, voici donc un trio composé d’Isabel Rawsthorne, la peintre la plus méconnue des trois, d’Alberto Giacometti et de Francis Bacon.

«Elle, la plus belle des femmes de son temps, car l’hyperbole lui va. Tous les témoins de l’époque subjugués. Par l’ampleur souple de son pas, sa baudelairienne manière. Sa crinière, son flux. Elle est solaire, élancée, avec des fonds de mélancolie mouvante. Mariée à un reporter de guerre, Sefton Delmer, mais nomade, artiste, radicalement libre, rebelle. Un charme violent jaillit de ses grands yeux en amande, de ses pommettes de cavalière des steppes… Elle est sauvage, exubérante, dotée d’une génialité vitale… » Isabel Rawsthorne est l’étoile au cœur de la superbe constellation qui compose ce Trio des Ardents. Elle a un peu plus de vingt ans quand elle croise Alberto Giacometti à Paris où elle est venue parfaire sa peinture. Pour financer son séjour, elle pose pour les peintres auxquels elle se donne également.
«Derain vient de la peindre, brune, vive, ravissante, ruisselante de gaieté. Picasso rôde autour d’elle et la désire. Elle a probablement été le modèle de Balthus pour La Toilette de Cathy, peignoir ouvert, sinueuse ménade au mince regard effilé. Moue animale, chevelure d’or peignée par une gouvernante. Elle accompagnera bientôt le peintre et son épouse Antoinette en voyage de noces à Venise. Trio amoureux. Elle sera la maîtresse de Bataille… Égérie éclectique? Non, elle peint, elle va accomplir une œuvre bizarre et profonde, un bestiaire de hantises.» Mais ne sera jamais reconnue à son juste talent et passera d’abord à la postérité comme modèle, voire comme amante, que comme peintre. Avec sa plume étincelante, Patrick Grainville raconte ces années parisiennes d’avant-guerre où tous les arts se croisent et s’enrichissent les uns avec les autres du côté de Montparnasse. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Giacometti rejoint sa Suisse natale et Isabel retournera en Angleterre. «Il faut fuir la peste nazie». C’est durant le Blitz que la belle anglaise se lie avec Francis Bacon. L’homme tourmenté, qui avouera plus tard qu’elle a été la seule femme avec laquelle il a fait l’amour, mêle alors Éros et Thanatos, la chair et le sang qui trouveront une grande place dans son œuvre.
La création et la passion se mêlent dans les années d’après-guerre où l’effervescence culturelle reprend de plus belle. Les existentialistes, autour de Sartre et Beauvoir, y côtoient Man Ray et Hemingway. Isabel, de retour à Paris, renoue avec Giacometti, divorce et se remarie avec le musicien Constant Lambert, mais ne tarde pas à se jeter dans d’autres bras, sauf ceux de Picasso. L’auteur de Guernica sera sans doute l’un des seuls à ne pas obtenir ses faveurs. Car elle entend avant tout rester libre. Elle divorce à nouveau et repart en Angleterre où elle retrouve Bacon et s’amuse à organiser une rencontre avec Giacometti.
Après Falaise des fous qui suivait Gustave Courbet et Claude Monet du côté d’Étretat et Les yeux de Milos qui, à Antibes, retraçait la rencontre de Picasso et de Nicolas de Staël, cette nouvelle exploration de l’histoire de l’art est servie avec la même verve et la même érudition. Dès les premières pages, on est pris dans cette frénésie, dans ce tourbillon qui fait éclater les couleurs et briller les artistes. Durant ces soixante années très agitées mais aussi très riches, la plume de Patrick Grainville fait merveille, caressante de sensualité. Avec toujours de superbes fulgurances qui font que, comme le romancier, on s’imagine attablé au Dôme ou chez Lipp, assistant aux ébats et aux débats. Un régal !

Trio des Ardents
Patrick Grainville
Éditions du Seuil
Roman
352 p., 21,50 €
EAN 9782021523508
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi la Suisse et la Grande-Bretagne.

Quand?
L’action se déroule des années 1930 à la fin du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Isabel Rawsthorne est la créatrice d’une œuvre picturale secrète et méconnue. On a surtout retenu d’elle et de sa vie aventureuse qu’elle fut l’amante solaire et le modèle d’Alberto Giacometti. Francis Bacon confia qu’Isabel fut son unique amante. Elle fut encore son amie, son modèle, sa complice jusqu’à la fin. Elle posa d’abord pour le sculpteur Epstein, pour Balthus, Derain. Picasso fit plusieurs portraits d’elle sans qu’elle cède à ses avances.
À travers Isabel, son foyer magnétique et sa liberté fracassante, on assiste à une confrontation entre deux géants de la figuration, Bacon et Giacometti. Au moment même où triomphe l’abstraction dont ils se détournent avec une audace quasi héroïque. Bacon, scandaleux, spectaculaire, carnassier, soulevé par une exubérance vitale irrésistible mais d’une lucidité noire sur la cruauté et sur la mort. Giacometti, poursuivant sa quête d’une ressemblance impossible, travailleur obsessionnel jusqu’à l’épuisement. Chez Isabel, la mélancolie alterne avec l’ivresse vagabonde.
Des années 30 à la fin du siècle, telle est la destinée de ce trio passionné, d’une extravagance inédite, partageant une révolution esthétique radicale et une complicité bouleversante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
Elle apparaît dans l’air électrique. Avant que la horde déferle. Dernières années de paix amoureuse. Paris ignore que sa tête est déjà sous la hache. Montparnasse bruit de télescopages créatifs. La haute vie. Endiablée d’idées, de rencontres, de coups de foudre. Dans l’éclat de la faux. Avant l’invasion nazie, la perte, le déchaînement de la mort en masse… Elle resplendit au bord du gouffre.
Isabel se sent observée par un personnage au visage sensuel et tourmenté. C’est un homme qui brûle. Calciné d’obsessions. Les lèvres charnues, la chevelure bouclée. Son aspect de gitan cabossé, convulsif. Le brasier noir de son regard. C’est le maigre ascète de la sculpture existentielle. Un montagnard des Grisons. Alberto Giacometti. Elle, la plus belle des femmes de son temps, car l’hyperbole lui va. Tous les témoins de l’époque subjugués. Par l’ampleur souple de son pas, sa baudelairienne manière. Sa crinière, son flux. Elle est solaire, élancée, avec des fonds de mélancolie mouvante. Mariée à un reporter de guerre, Sefton Delmer, mais nomade, artiste, radicalement libre, rebelle. Un charme violent jaillit de ses grands yeux en amande, de ses pommettes de cavalière des steppes… Elle est sauvage, exubérante, dotée d’une génialité vitale… Quelques années plus tôt, le sculpteur Epstein a fait d’elle des visages et des bustes d’un érotisme frontal, quasi barbare. Elle fut son amante… Dans son atelier, acceptée par l’épouse de l’artiste. Partageant leur intimité sulfureuse. Svelte et pulpeuse. Dévorée d’étrangeté, d’exotisme sans cliché. Quelle figure caraïbe ou d’Orient. Primitive, puissante. Gorgée de sa plénitude dense, magnétique. Le Cantique des Cantiques incarné. Les mains sur les hanches, les mamelons forts, droits devant. On la dirait sur le point de bondir dans une lutte d’amour. L’aplomb superbe. Sans provocation. C’est moi, face au destin. Je suis la Vie.
Derain vient de la peindre, brune, vive, ravissante, ruisselante de gaieté. Picasso rôde autour d’elle et la désire. Elle a probablement été le modèle de Balthus pour La Toilette de Cathy, peignoir ouvert, sinueuse ménade au mince regard effilé. Moue animale, chevelure d’or peignée par une gouvernante. Elle accompagnera bientôt le peintre et son épouse Antoinette en voyage de noces à Venise. Trio amoureux. Elle sera la maîtresse de Bataille… Égérie éclectique ? Non, elle peint, elle va accomplir une œuvre bizarre et profonde, un bestiaire de hantises. Décoratrice de ballets aussi. Elle se liera de la façon la plus tendre, la plus complice, la plus alcoolique, et cela jusqu’à la mort, avec le créateur londonien homosexuel le plus provocant de son temps et du nôtre, féru de chair béante, écarlate, au pilori de la mort et du sexe brut… Il révélera qu’elle a été la seule femme avec laquelle il a fait l’amour. Francis Bacon, le dandy apocalyptique. Tableau de chasse improbable ? C’est le mouvement de la vie ouverte. Grande aventure spontanée, à cor et à cri. Isabel Nicholas, Isabel Delmer, demain : Lambert, Rawsthorne… Ces avatars, loin de la diviser, la répandent et l’incarnent à la proue d’une destinée océanique.
Alberto effaré. Elle se lève de sa table, il se dresse, l’aborde : « Est-ce qu’on peut parler ? » C’est plus sobre que Picasso accostant Marie-Thérèse Walter devant les Galeries Lafayette : « Nous allons faire de grandes choses ensemble. » Isabel fréquente la Grande Chaumière, ruche d’effervescence créatrice.
Giacometti harponné, enfiévré par tant de nonchalance allègre, de volonté vorace, d’intelligence vivifiante. Il ne songe pas à la faire poser. Il n’ose pas encore. Ils font la tournée des bars. Ils errent dans les rues de Paris encore libre. Il adore sa royauté. Il l’emmène au Louvre. Ils vont voir les Égyptiens, qui le fascinent. Hiératiques et familiers. Le pays des sphinx, son buste de Néfertiti. Il l’inonde de son verbe pantelant. Elle est secouée d’une hilarité enthousiaste et sonore. Sa voix d’or éclatant. Il s’arrête pour la contempler, dans la stupeur de l’aimer déjà. Ils échangent des cigarettes et des verres de vin, à la terrasse des coins de rue, des cafés de quartier. Il regarde sa bouche ourlée, fardée de rouge, halluciné par tant de pulpe rayonnante. C’est ainsi que Bacon entendait peindre les bouches. Il l’a toujours répété : comme un coucher de soleil de Monet. Les bouches d’Henrietta Moraes et d’Isabel Rawsthorne quand elles l’auront rencontré, charcutées de morsures, épaissies de surcharges. D’accidents de peinture. Chantiers de bouches, opéras de bouches. Giacometti éperdu.
Il réalise une tête d’Isabel intouchable, calme, harmonieuse. Isis d’Égypte. Antique. Le contraire du dionysiaque Epstein, l’inverse des portraits de Derain, gais, charmants, colorés, spontanés : Isabel semble à portée de baisers, de caresses, de paroles familières. Giacometti, lui, la retire au fond d’un quant-à-soi beau et froid. Linéaire. Parfaite. Statue à tout point de vue. Cependant, belle bouche ourlée, pommettes hautes, yeux en amande. Le désir est là, n’était la distance, l’autonomie quasi insulaire de la déesse.
Isabel ne se sent ni Vénus ni déesse, mais ardente, concrètement passionnée de vie, d’art. Radicalement aventureuse. Elle aura toujours de nouveaux amants par surprise, par élan, aimantée par la rencontre inédite et pour fuir la dépendance ou la mythologie où elle pourrait se sentir enfermée. Elle parle assez librement de cela à son mari Sefton Delmer. Le reporter protéiforme, le manipulateur virtuose, l’espion…
Giacometti fait cette Toute petite figurine. Sur un gros socle. Isabel minuscule, simplifiée en Vénus préhistorique au ventre élargi.
Car la scène archétypale a lieu, un soir, sur le boulevard Saint-Michel, vers 1937. Il a vu Isabel de loin au fond du boulevard, la silhouette d’Isabel. La distance. La bonne, la vraie. Son illumination. Sur ce boulevard mythologique, estudiantin, touristique. À quelle distance ? Comment ? Pourquoi ? Il la voit. C’est ainsi qu’on voit dans ce lointain qui est assez proche pour donner la vision juste. La mystérieuse optique de Giacometti. Son charabia magnifique et ressassé.

Il lui sculpte des têtes tourmentées à la Rodin. Isabel, moins égyptienne.
Giacometti n’ose embrasser Isabel. Il attend, errant de la chair, va au bordel, au Sphinx. Dans un décor d’Égypte et d’Italie romaine foudroyée : Louxor, Naples, ruines, Pompéi. Grandiose. Obélisque ou rien. Cléopâtre n’est pas loin. Fastes, miroirs Art déco, clientèle huppée. On entre par une porte et on ressort en catimini par une autre. Coulisses. Passage du quotidien au leurre mythologique. C’est moins compliqué, moins psychologique qu’une idylle avec une amante réelle. Le Sphinx : île cachée, perdue, coupée du monde. L’alignement fantastique des déesses qui sont des proies possibles. En choisir une, se comporter comme on peut. À la sortie, l’affaire est classée, chassée de la mémoire. Personne n’en répond, nul roman, nulle tragédie. Ou bien Giacometti reste au bar et regarde, rêve les femmes immenses et perdues, surnaturelles. Le thème freudien de la Mère expliquerait Giacometti, un peu comme Bacon le Père. Mère inaccessible bien sûr, désir et castration, houp ! La Mère. Madame Majeure. Matriarche de la montagne suisse, minérale et cosmique. Comme d’ailleurs il la dessinera, peindra : bloc rustique. L’impuissance supposée : la Mère. La femme-la Mère. Point de sœur, et pourtant : elle se nomme Ottilia. C’est beaucoup pour rêver, et la cousine Bianca. On a envie d’écrire tout de suite un poème, une idylle. Bianca modèle. On la dit capricieuse, 15 ans. Alberto 19, en adoration. Bianca ne l’aime pas. Alberto éperdu s’escrime déjà sur le rendu de la Tête qui devient comme un nuage et se dissout. Un biographe raconte cet épisode marquant où Alberto accompagne la jolie cousine vers la Suisse où elle entre au pensionnat. Un soir, il frappe à sa porte. C’est le moment. Elle lui ouvre. Il la supplie de le laisser peindre seulement son pied. Est-ce attesté ?
Le Pied ! Œdipe, me revoilà. Ses pieds percés. Il n’est jamais interdit d’y penser.

Et c’est donc justement une histoire de pied, attestée celle-là, qui va éclater.
Titre : L’Accident de la place des Pyramides.
Une nouvelle illumination. Scènes fondatrices. Ainsi, Bacon admirant la beauté des carcasses de viande du magasin Harrods. La boucherie primordiale. Ou initié par un palefrenier. Mieux, surpris par son père, déguisé dans les habits de sa mère. Beau comme du Rousseau exhibant ses fesses devant des lavandières, montrant : « l’objet ridicule ». Voilà le déclic. Giacometti victime d’un accident de voiture. Très freudien, l’accident de voiture : castration et tout. En plein dans le mille. On ne pourra pas y couper. Surtout que la blessure est très significative…
Alberto et Isabel dînent d’abord à Saint-Germain-des-Prés. Central et mythique, comme Saint-Michel. C’est la grande époque des Deux Magots, du Flore, de Sartre, de Simone, des discours monstres. Puis Alberto raccompagne Isabel et la quitte, sans tenter d’entrer avec elle dans l’hôtel et la chambre. Une voiture conduite par une Américaine ivre le percute place des Pyramides. Sphinx, Égypte, Œdipe : pied gonflé ! Il a, en effet, les métatarses du pied droit lésés. Ô joie, pleurs de joie ! Ce pied meurtri lui sied ; le délivre, l’exalte. L’accident a rompu un engrenage sans issue. Isabel vient le voir à l’hôpital. Complicité totale. Grand charme. Il va porter des béquilles enchanteresses. Il enjambe, il bondit, il voltige. Acrobate de rue, d’atelier. Castré-ailé. D’accord, il prend son pied.
Isabel lui donne la main dans la lumière.
Boiter lui confère une dignité royale, le hausse sur un piédestal. Sceptre d’une canne. Un amputé s’agrandit à raison de sa perte. Le membre enlevé vous rallonge sur le plan spirituel. On sait que les borgnes ont des pouvoirs mythiques, maléfiques ou prodigues. Aveugle, Homère dame le pion à la compagnie. Le castrat lance sa voix inouïe.
Piquant est le récit que fera de cet épisode, des années plus tard, Sartre, dans son autobiographie Les Mots. Au détour de ses considérations brillantes – car Les Mots brillent et séduisent enfin la bourgeoisie, qui reconnaît l’un des siens – le voilà qui débusque le cas de Giacometti et son accident des Pyramides. Sartre commence par confondre le lieu avec la place d’Italie. Moins mythologique ! L’accident, à ses yeux, souligne « la stupide violence du hasard ». Admettons. Puis Sartre imagine que Giacometti en aurait conclu : « Je n’étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre, je n’étais fait pour rien. » Sartre sonne son fameux tocsin existentiel d’alors. L’Absurde ! Il prend Giacometti pour le Roquentin de La Nausée, pâteux quidam en rade, dans l’existence sans queue ni tête. Hypnotisé par la visqueuse racine aperçue dans un jardin, immonde. Mais Giacometti n’a rien à voir avec une illustration des thèses sartriennes. Les pieds de ses personnages sont des souches fortes, sans maléfices, certes, des espèces de racines, mais qui ont peu de rapport avec la boursouflure organique et verruqueuse qui donne la nausée au héros sartrien. Giacometti déclarera : « mal écrit, mal pensé ! ». Et toc ! Sartre et son attirail de classes terminales peuvent aller se rhabiller.
Giacometti s’indigne, au comble de la colère : « pas fait pour sculpter » ! « Fait pour rien » ! De quoi se mêle le Penseur patenté ? Qu’il remballe sa philosophie ! Alberto, surréaliste en son temps, a gardé ses distances avec les oukases de Breton et s’est fait virer. Plus intéressé par le communisme d’Aragon, sans jamais s’y enfermer. Alors Sartre sera, à son tour, dédaigné.
L’ami Michel Leiris, authentique écrivain, fait preuve de plus de nuances, d’écoute, de finesse. Leiris tout aussi familier de Bacon. Le peintre adorait épier les veines gonflées, si typiques, de la tempe de son ami. Il avouait qu’il avait soudain envie de les percer d’un coup de fourchette. Et de rire ! Leiris est un steak sanglant. Comme tous les hommes. Pourtant, Bacon fera de lui des portraits sans distorsion monstrueuse, mais avec un grand coup de brosse curviligne effaçant une partie de la tête oblongue. Préciosité. Paraphe. Il y a du Bacon édulcoré pour touristes aimables des vernissages et du carnassier pour amateurs pâmés.

L’idylle reste pour ainsi dire vierge avec Isabel. Elle est charnelle, elle désire Giacometti, elle aime les hommes, leur transe intime, les poètes, les artistes, les médecins, les compositeurs, le photographe élégant Peter Rose Pulham qui deviendra, dès cette époque, un ami pour toujours. Elle adore les obsédés, les fous, les femmes, les danseuses, les oiseaux, les poissons… Tous les carambolages de la vie. Elle aime Alberto en artiste et libertine lucide. Il a peur. Il écarte le moment lyrique. Pied bandé, comme Bacon – tard dans son œuvre – peindra Œdipe, en maillot de corps blanc, pied saignant.

Pendant ces années d’amour chaste avec Alberto, Isabel se rend avec son mari, le journaliste britannique Sefton Delmer, en Espagne, où a éclaté la guerre civile. Isabel, c’est la vie multiple. Ils débarquent dans le camp franquiste et assistent à des exécutions. Isabel revient à Paris, auprès de Giacometti. Changement d’ambiance. Séances de pose. Désir ardent. Montparnasse, ses bars, la vie de primesaut. Delmer et son épouse forment un couple ouvert. Les maris d’Isabel auront volontiers les idées larges, elle n’irait pas choisir un jaloux paranoïaque. En 1937, Delmer lui donne rendez-vous à la frontière espagnole, à Saint-Jean-Pied-de Port. Elle va l’y attendre. Le village est plein de ruelles, de ruisseaux et de chalets. La montagne basque est hilarante. Elle se balade à vélo dans le paysage sauvage. Dommage que Giacometti ne puisse la contempler ainsi pédalant par les collines vertes et les crêtes enneigées, cheveux au vent. Jubilation de liberté farouche. Sa Vénus n’est plus l’Égyptienne hiératique, inaccessible, de son fantasme mais juvénile et joyeuse dévalant les pentes en vrilles de lumière. Elle dévore des truites et des écrevisses, boit de l’absinthe forte. La vie fougueuse. L’aventureux Delmer vient. Ils s’aiment. Guernica est tombée. Delmer ne se fait pas d’illusions sur le naufrage de l’Europe. Il va rejoindre le camp républicain dans sa voiture en compagnie d’Hemingway.
Sefton Delmer a connu Hitler de très près ! Il a été correspondant du bureau berlinois du Daily Express et le premier journaliste britannique à interviewer le Führer. En 1932, il a voyagé dans son avion privé. Il aurait pu alors essayer de l’assassiner. C’est ainsi qu’on rate sa vie… Ensuite le Daily Express a envoyé Delmer à Paris où il a rencontré Isabel. C’est ainsi qu’on réussit sa vie.
La même année, Isabel accompagne Balthus et sa compagne Antoinette de Watteville lors de leur voyage de noces en Italie. La belle Antoinette blonde et sportive invite en préalable la brune Isabel au restaurant. Seule à seule à loisir ; elles finissent la nuit à l’hôtel d’Isabel. Balthus, ravi, flanqué des deux initiées, peut plonger au cœur des délices de Venise.
Toujours en 1937, un autre couple de reporters est à l’œuvre au cœur de la guerre civile espagnole. Gerda Taro et son amant Robert Capa. Hardis. Épris de la cause républicaine. Pendant le siège de Madrid, non loin de la ville de Brunete, au mois de juillet, Gerda est victime d’un tank républicain qui recule et l’écrase par accident. Elle meurt le lendemain, à 26 ans. C’est Alberto Giacometti, à la demande d’Aragon, qui va concevoir son tombeau au Père-Lachaise. Il installe sur la dalle une sculpture du dieu Horus qu’il vient de créer. Horus au regard de lune et de soleil. Son œil blessé par son oncle Seth a guéri, il évoque les phases de la lune et de la renaissance. Horus accompagne les morts auprès de son père Osiris. Isabel, à la fin de sa vie, sera fascinée par les faucons et les éperviers, qu’elle représentera dans plusieurs tableaux.
Ce même mois de juillet, Picasso et Dora Maar, Eluard et Nusch, Lee Miller, Man Ray, la belle Antillaise, Ady Fidelin, lézardent sur la plage de la Garoupe, à Antibes. On les voit se baigner, s’embrasser, jouer. Nusch et Ady, nues, étroitement se caressent. Éros et Thanatos prodigués au hasard. Leurs semailles d’enfer et de paradis. Leurs bariolures de Venise, de Brunete, de Paris, d’Antibes…
L’ubiquité volage d’Isabel ivre de vie.
Après une nouvelle cure d’Alberto panique – l’épisode du pied – elle retrouve son reporter à Barcelone, où elle débarque à l’hôtel Majestic. Elle est vêtue d’une veste de cuir Hermès bleue avec des parements écarlates. Son mari lui demande de changer de tenue, car elle arbore les couleurs de l’uniforme fasciste.
Avant de se coucher, il lui raconte un épisode de sa vie passée en Allemagne :
– Tu sais, j’ai connu Hitler comme correspondant du Daily Express. J’avais noué une sorte d’amitié tactique avec Röhm, le chef des SA, qui me l’a présenté… Je l’ai interviewé en 1931. Costume bleu croisé, chaussures noires, bien astiquées, cravate noire. Chemise immaculée. Soigneusement coiffé. Raide. Teint de papier mâché. Il ressemblait à un ancien combattant devenu représentant de commerce. Rien d’impressionnant ! Sinon une tirade interminable sur une alliance rêvée entre l’Allemagne et l’Angleterre et notre sang nordique commun ! En 1933, lors de l’incendie du Reichstag, je me précipite sur les lieux. Hitler arrive, terrible cette fois ! Il avait les yeux qui semblaient lui sortir de la tête. Pour de bon ! Protubérants, de façon extraordinaire. Il se tourne vers moi et me dit : « C’est le travail des communistes. Vous êtes le témoin d’une grande époque de l’histoire de l’Allemagne. L’incendie est le commencement. » Une fureur flamboyait dans ses yeux bleu pâle.
– Tu vas m’empêcher de dormir.
On cite volontiers les illustres vedettes qui ont séjourné à l’hôtel Majestic : des reines, des princesses, les stars Carla Bruni et Deneuve… Mais nulle mention d’Isabel Rawsthorne, en veste éclatante, qui fut la complice des révolutionnaires de l’art, leur amante, leur égale en création. Dans la cité cernée de 1938. Aujourd’hui, on célèbre, au Majestic, le bar de la terrasse : la dolce vita, avec vue imprenable sur la ville. Barcelone fut prise. Bombardements mortels, ruines. Un millier de victimes. La vie est trop douce.

Bacon peint, à la veille de la guerre, un tableau effrayant. On n’en connaît que la photographie prise plus tard par Peter Rose Pulham, l’ami d’Isabel. Personnage descendant d’une automobile. Au centre, la grosse bagnole, la Mercedes décapotable d’Hitler à Nuremberg. On reconnaît la carrosserie massive, on voit une figure nazifiée à l’arrière. Mais ce qui accapare l’attention et nous remplit d’effroi est la bête qui se gonfle au-dessus de la voiture et descend. Gros ventre et long cou de diplodocus coiffé d’une gueule dentue. Sordide amalgame de bête reptilienne et de mécanique emphatique. Le nuptial et mortifère Führer enclenche son meeting triomphal. Bacon cerne le monstre dégoulinant du véhicule officiel. C’est déjà la goule fameuse, le serpent difforme qu’on verra de façon plus claire dans Trois Études pour figures à la base d’une Crucifixion en 1944. Le classique de Bacon, l’icône de la Tate Gallery. Avec son aspect de Picasso fantastique. Fond orange archétypal. Le long cou bandé, castration, érection, la gueule dévorante. L’obsession de la manducation est là. Le carnage primordial peut recommencer à jamais.
La représentation antérieure de la voiture du dictateur et de la bête est sans doute plus mystérieuse, car plus confuse, plus ténébreuse, moins bande dessinée, que Trois Études. Plus sournoise, plus secrète, plus apocalyptique. Sombre Léviathan de l’horreur chevauchant la carlingue du crime. Bacon remania ensuite son tableau.

L’Histoire hante Bacon, dès 1936. Autre totem nazi de la dévoration : une forme rousse, un animal, chien ou renard, aux oreilles couchées tend sa patte vers une figure monstrueuse, géométrique, un bloc transparent où l’on discerne, greffés à une arborescence, une silhouette anthropomorphe, un bras levé, des doigts, un crâne, un cri, une denture. Le Renard et les Raisins, ou Goering et son lionceau. Bacon enregistre très tôt les photographies de l’actualité, les signes de la violence. Plusieurs clichés existent de Goering et du félin fétiche. Vers 1934-1936. Gros bonhomme dans son uniforme blanc ou noir de la Luftwaffe. Héros de l’aviation, goguenard et pervers. Patelin, câlinant le fauve en herbe, si on peut dire. Debout, ou assis dans un fauteuil avec le lion plus fort déjà, déployé jusqu’au visage du chef humé, léché. Mamours. Ou Goering entouré d’officiers de sa bande, avec une femme qui baise la joue du lionceau. Le gros Goering en short et le lion. Néron et son Colisée de fauves. L’Aigle du Reich et le Lion de Goering. Bestiaire emblématique. Le bal des prédateurs a commencé, la chasse. On sonne la course vers le crime, les chiens se déchaînent. Est-ce un renard ? Un dogue ? Un lionceau ? Les marchands se sont débrouillés avec différents titres. La bête rousse, oreilles soumises, caressant de sa patte le gros totem crânien et manducatoire. C’est la noce de Goering, énorme fêtard et viandard. Cabotin cataclysmique. L’Histoire a pris sa direction. La meute s’élance, la « voie » est forte.
Bacon peindra des chiens. D’après les photos de Muybridge, ses études sur le mouvement. C’est la source officielle, l’archive des chercheurs. Une copie, comme si le savoir suffisait. Mais le chien ! Celui de l’enfance, des équipages et des échauffourées, les chiens et les chevaux des écuries, des palefreniers de l’amour.
Les chiens de Bacon sont bruts, en piste. Oui, déjà l’espace circonscrit de l’arène : Chien. Ou le très bel Homme avec chien, spectral, chien braqué devant un caniveau et coiffé d’une ombre large d’homme. Menace. Totem ténébreux, dans le bleu de la nuit, la pâleur de la lune. Chiens d’attaque, chiens de lutte, chiens de carnage.
Isabel Rawsthorne, qui peindra tant de bêtes, adore, pour son compte, le chien de Giacometti. L’inverse du canidé cruel. Isabel promènerait volontiers le chien d’Alberto. Il est de l’époque des chiens de Bacon. Long, flasque, interminable, dodelinant de l’échine, museau au ras du sol, la queue balayant l’air. Pattes hautes, maigres, de sauterelle. Il marche, il se balance, il étire sa silhouette dégingandée, élastique, de vagabond de la sculpture. Il est drôle, il est famélique, il est incongru. Non, il n’est pas sartrien, solitaire, existentiel. Il n’est pas métaphysique. Il ignore le Néant. Il est à peine beckettien. Pas Francis Ponge, non plus. Giacometti sourit. La balade de sa guenille, de son guignol de chien, est follement sympathique. Bacon met en scène les chiens de meute, le chien qui guette, hérissé, babines retroussées. Mufle d’assaut. Giacometti : long museau qui flaire la poussière. C’est un chien qui ne dévore pas, ne mord pas. Isabel sait qu’il lui a été inspiré par le Kazbek de Picasso, son lévrier afghan.

Comment c’est venu ? Bien des années avant la nuit avec Bacon. Elle est très belle, très jeune, elle rayonne de force et de joie sensuelle.

La guerre est déclarée. Une bonne chose, si on peut dire… Voilà de quoi dérégler les comportements, chavirer les mauvaises habitudes.
C’est d’abord la « drôle de guerre » et l’époque où Picasso et Dora Maar rencontrent souvent Giacometti. À la terrasse du Dôme, chez Lipp ou ailleurs. Picasso envoûté par le charme d’Isabel, sa volonté de vivre éclatante. La lionne rayonne sur le boulevard. L’Andalou rive sur elle ses yeux noirs, rutilants de convoitise. Derain et Balthus peignent des portraits d’Isabel et de Sonia Mossé, qui ignore l’horreur qui l’attend… Picasso tourne de plus en plus autour de la fille magnétique, vient à l’atelier d’Alberto. Satellisé ! Aimanté par le cas Giacometti, ses affres. Son modèle prodigieux. Chez Lipp, il déclare à Alberto, devant Isabel : « moi, je sais comment le faire… ». Alberto supporte mal les manigances du Malaguène obscène. Sartre et Picasso… Il faut se les faire ! La corrida de Picasso en rut. Les cogitations péremptoires du philosophe.
Picasso, en avril 1940, fait de mémoire plusieurs portraits d’Isabel, tarabiscotés, chatoyants. Dissymétriques à l’envi. Elle porte un de ces chapeaux biscornus dont il a déjà affublé Nusch Eluard et Lee Miller. Il désire Isabel. Comme toujours, une urgence folle, soutenue de drôlerie, de malice, d’intelligence aiguë. C’est trop évident. Elle refuse de coucher avec le soleil.

À Saint-Germain, Alberto et Isabel ont dit adieu à Tristan Tzara, menacé parce qu’il est juif. Ils vont au jardin des Tuileries. La nuit, les étoiles mêlées aux feuillages. Alberto prend la main d’Isabel et la tient au long des heures contemplatives. Il la respire. Il l’écoute, il baigne dans son aura. Elle aime cet escogriffe mal ficelé, au visage magnifique, anguleux et tarabusté, à la tignasse épaisse, à la voix de rocaille. Il lui parle de ses blocages en peinture, de l’impossibilité de peindre juste ce qu’il voit. Il radote. Elle adore cet abîme d’homme perplexe, ses soubresauts de vitalité, ses harangue soudaines. Cette voix.
Ils se taisent. Assis sur un banc, sous les arbres, devant une plate-bande, pas loin du vaste bassin du jardin. Ils ignorent qu’en 2000, là, devant eux, se dressera Grande Femme II. De Giacometti. Près de trois mètres de haut. Droite, frontale, verticale, jambes jointes, pieds énormes, piédestal, petite tête aiguë, anonyme. Le mystérieux désir du sculpteur.
La nuit merveilleusement claire les enveloppe dans le jardin des Tuileries, des feuillages frais et noirs. Main dans la main. Muets, ils ont – comme le révélera plus tard Isabel – le sentiment poignant que c’est la fin de leur jeunesse. Les statues qui les entourent se dressent telles des déités oniriques. Le roulement de la ville alentour s’est évanoui. Soudain cette forme leste. Ferronnerie vivace, aux aguets.
– Un renard ! souffle Giacometti.
– Une renarde, murmure Isabel, enchantée.
Giacometti la regarde et corrige :
– Oui, une belle renarde.
Ils la voient se diriger vers le bassin. Ils se redressent et la suivent en coulisse.
– Comme des Indiens, chuchote Isabel.
– Des Sioux.
La renarde s’arrête et guette. Repart, file, zigzague, rejoint la grande vasque. Elle se fige devant l’eau et, soudain, son corps glisse en avant. Elle boit. Ils sont ravis. Pur bonheur de contempler la bête qui se gorge.

– Une renarde sauvage dans Paris, c’est impossible, c’est un rêve…
Elle fait volte-face et s’élance tout à coup. Elle se dirige vers le Carrousel. Ils la perdent de vue. Ils attendent, surveillant tous les accès.
– C’est préférable pour elle de disparaître.
Giacometti caresse le visage d’Isabel, il lui frôle les reins. Il sent leur secrète vibration. Un fleuve de forces qui crépitent. Il devrait peindre, sculpter des reins. Il se dit qu’il ne saurait pas, qu’il ne pourrait pas, comme toujours. C’est beau, c’est impossible. Rodin, lui, sait. Bacon, les reins des lutteurs…
Elle marche, elle danse, ses hanches se balancent. Il est émerveillé. Elle remue sa chevelure. Comme font les femmes belles, libres, altières. Sous la pluie lumineuse d’étoiles. Elles se donnent ainsi un élan de la pointe du pied, en relevant la nuque, en épanchant leur crinière. On dirait qu’Isabel se trempe dans la beauté nocturne.
Ils découvrent un parterre où l’herbe n’a pas été complètement tondue. Assez haute, souple et drue. Ils se disent que la renarde est peut-être venue se cacher là. Ils s’approchent doucement, juste à la lisière de l’herbe noire. Pour la toucher, trop belle. Elle sent bon. Isabel en saisit une touffe et la ploie, la presse dans ses mains. L’odeur de sève afflue. Sa chevelure rejoint la pointe de la pelisse huilée de nuit. C’est presque continu, sensuel, infini, avec la renarde qui du fond du réseau des tiges les devine, les regarde. Son échine frémit d’étincelles de vie.
Bacon va peindre l’herbe merveilleuse. On n’en parle presque jamais. Étude de paysage. Mieux : Deux Figures dans l’herbe. Lutteurs encore d’amour, l’un grimpé sur l’autre, les fesses claires, rondes, parfaitement cernées, galbées, émergeant d’un foisonnement d’herbes fluides, mêlées de fleurs, de nuances laiteuses. Van Gogh dans un paysage, tout un enclos, un sanctuaire d’herbe folles, bigarrées, une joie de peindre le mouvement, les flèches des tiges, l’effusion végétale. Il n’aurait peint que l’herbe qu’il se serait imposé comme peintre de la nature qu’il détestait pourtant, en asthmatique phobique. Mais peindre est une autre chose que la vie. Isabel peindra, en 1970, ses Migrations, de grands pans de paysages jaune et bleu, quasi cosmiques. On ne la considère que comme un modèle transcendant, elle sera une créatrice ardente, inventive, à l’égal des deux rois, Bacon et Giacometti. Trio de la reine et des rois. Trois Figures.
Giacometti désire Isabel. Il la voudrait renarde nue, tressaillant dans son étreinte. Tous deux dans l’herbe luttant, fesses pâles, reins sombres, feu roux dans la tanière de l’atelier.
Elle, d’abord, droite et nue, immobile, bras le long du corps. Presque au loin. Énigme. Égypte. Indéfinie. Question ? Puis il s’approcherait d’elle qui viendrait vers lui. Précise, parfumée. Au fond de l’impasse de son atelier, rue Hippolyte-Maindron, où un arbre, descendu de l’étage supérieur, a projeté son feuillage, égayant les murailles de ses cheveux. Herbe vive.
L’un contre l’autre, ils traversent le jardin du Carrousel…

Il faut fuir la peste nazie. Delmer, le mari d’Isabel, la presse de rejoindre Bordeaux. Elle passe d’ultimes moments avec Alberto.
Après avoir sculpté son visage au long des années d’avant-guerre, il lui demande de poser nue. Elle se déshabille avec une facilité naturelle. Proche. Immense. Inouïe. Plus que déesse. Ineffable. Sa chair blanche, généreuse, ses formes déliées, splendides. D’athlète, de danseuse. À sculpter jusqu’à la fin de la vie. Le ravissement de Giacometti. Il finit par se déshabiller.
Seins, sexe, courbes épanouies, reins… La chair est un grand brasier blanc. Isabel irradie. Offerte. Souriante. Exubérante. Prodiguée en avalanche de neige ensoleillée. Et de forêt profonde. Parfumée renarde. Nappée de soie, d’or, diamantine. L’appelle tendrement du fond de sa voix métallique et charnelle. Il vient vers elle comme un fou, vers la louve épanouie. Bégayant, rauque, délirant d’amour. Agité, bras trop longs, mains trop grosses, corps dégingandé, tout en côtes, en os. Son accent formidable. Rocaille des Grisons, en chute de consonnes et voyelles hétéroclites. Elle le caresse, lui murmure des gentillesses et lui adresse des petites stimulations agiles. Sa tête en gros plan dépareillé, à tout-va, mâchoires crispées, yeux effarés. Touffe des cheveux hirsutes. Quasimodo tout fout le camp, grelotte, épars, disloqué. Tel un violoneux fellinien. Comment faire avec ce mec en transe ? Bizarrement, ce sera plus inopiné, plus facile avec l’autre, le dandy de Londres, le pédé nietzschéen, comme il dirait.
On aime Alberto et Isabel. On adore la grande bouche toute en dents jaunes de tabac du bougre des Grisons quand il mange les lèvres d’Isabel. Nul bain de sang à la Bacon, nulle trogne de fille-sanglier disloquée. Belle Isabel harmonieuse et bachique. Les deux. Sœur d’Apollon et de Dionysos. Ordre et anarchie sacrée. Amante humaine quand vient la mort du monde.
Elle part en emportant deux dessins de Giacometti et un de ses portraits peints par Derain qu’elle conservera jusqu’à sa mort.
Elle envoie à Alberto un message ultime où elle le supplie de fuir, de sauver sa vie. Elle lui déclare son amour le plus vrai, le plus fort. Elle sait désormais ce qu’ils sont l’un pour l’autre. Ils ne se reverront pas pendant les cinq années de guerre, de démence meurtrière. Ils se seront aimés au bord de l’abîme. Giacometti rejoint la Suisse.

L’effroi. Les piqués de l’aviation allemande. Le Blitz. La furie d’Hitler. Londres en charpie. Bacon a été réformé pour son asthme. Il a intégré l’Air Raid Precautions. Défense de la ville, Bacon secouriste. Dans les décombres. La fumée noire, les masques à gaz qu’il distribue. Épiphanies de cadavres. Est-ce là qu’il perce le secret de la chair crue, cramée ? Crucifiée. Celui qui deviendra l’as des Crucifixions croise des mecs éperdus.
Tout enfant déjà, il a connu la tuerie de la guerre civile irlandaise. Catholiques et protestants en embuscade autour de la maison. Cavalerie, escarmouches, fuites, complots dans la forêt, serments de sang, tortures, exécutions : la vie, l’hallali.
Dans un abri souterrain, un jeune homme est couché auprès de lui. Bacon scrute la poitrine baraquée, battante. À son goût. La peur enveloppe les réfugiés. Sous les secousses, les ébranlements de la tornade de bombes, la valse des bâtiments sapés. Le jeune homme a un regard fiévreux. Il grelotte. Bacon lui tapote les épaules, le console. Une irrépressible envie de baiser dans le chaos.
Il connaît, lui aussi, l’angoisse ou l’exaltation. Quand la nuit explose, il est saisi par les visages portant des masques à gaz et précédés par des torches. Nombre de ses personnages auront le visage distendu, défiguré. La terreur est parfois un créneau de lumière où on entreverrait son œuvre future. Les Érinyes, les Furies poursuivent tous les Oreste de la ville. Un grand oiseau, un vautour gigantesque tournoie au-dessus de la Tamise. Une vrille de ténèbres dans les éclairs des bombes. Carnage à volonté. Têtes écrabouillées, cadavres incendiés. Il va exceller dans ces sujets paroxystiques, jusque dans l’insupportable. Et quand on le lui reprochera, étonné, il observera qu’ainsi va la vie humaine, entre deux désastres, au fil de son feuilleton d’hécatombes. Il baise avec des inconnus dans l’imminence de l’anéantissement. Il navigue à vue dans le dédale d’instants, comme des brèches de sexe et de sang.
Churchill apparaît dans les ruines. Il fait le tour des reliques. Chapeau rond, canne, cigare. Impassible, ironique. Personne ne doute de la victoire finale. C’est un peuple sur un roc insubmersible. Des Anglais de granit.

Cependant, il y a les privilégiés qui fuient le feu dans leur maison de campagne. La merveilleuse unanimité de la patrie héroïque a des failles. Ceux qui possèdent un jardin peuvent y installer des abris Morrison ou Anderson. Les voilà, ces cages de fer très baconiennes. Les papes hurleront dans des prisons de verre et de grillage plus esthétiques. Mais l’idée est appliquée pour de vrai en 1940. On se fourre dans le clapier métallique en attendant que ça tombe. Le peuple qui n’a ni maison de campagne ni jardin se débrouillera dans des trous, des abris de rue.
Un autre jour. Autour de midi. Soleil franc sur Londres. Et un nouveau bombardement fulgure et tonne. Bacon porte secours avec son équipe. Course. Brancards. Murs en dents de scie. Carie noirâtre d’immeuble. Nuages de poussière ardente. À la fin, on se terre de nouveau dans le tunnel du métro. Gisants peureux. Mais tenaces. Ils sont glorieux, ces Londoniens qui ne fléchiront pas. Elle apparaît ! Il est frappé par les hautes pommettes d’Isis, les lèvres gonflées de chair, les yeux d’Orient. Elle croise son regard bleu de dandy de guerre. Elle s’assoit non loin de lui. Puis se dresse d’un coup, marche avec énergie de long en large pendant quelques minutes, dans l’éclairage blafard. Il admire la dégaine athlétique. La chevelure, la cambrure. Ils échangent encore un regard. Deux violences, deux tensions pathétiques. Elle n’ira pas vers lui qui reste adossé au mur, vigilant et passif. Elle se rassoit. C’est ainsi que, pour la première fois, sans que personne puisse le raconter plus tard, sans qu’ils le sachent eux-mêmes, Isabel Delmer a rencontré Francis Bacon. Sous la terre, au fond des Enfers. Dans la Goule. Avec la ville en feu. Au royaume de Bosch. Churchill debout dans les ruines. Face au Führer. Nous, on sait, n’est-ce pas ? On les voit.

Isabel, comme Bacon, n’est pas à un bombardement près. À Londres, auprès de Sefton Delmer, elle connaît une activité intense. Dans le petit appartement de Delmer de Lincoln’s Inn, elle donne un dîner qui réunit le prince Bernhard et la princesse Juliana de Hollande, la future reine. Delmer, le journaliste entreprenant, a le bras long, il est employé par les services secrets. Ian Fleming, le futur père de James Bond, est de la partie, hautes fonctions à l’Amirauté. Uniforme d’officier de marine.
D’autres amis, un banquier…
Le prince Bernhard chauffe l’ambiance en racontant que la veille, au moment du couvre-feu, au Claridge, il a tenté d’éteindre, de plusieurs rafales de son pistolet-mitrailleur, une lampe restée allumée dans un appartement à deux cents mètres de là ! Sans y parvenir. Voilà donc les cow-boys ! Le prince Bernhard enfile déjà son manteau après avoir bu un dernier cognac… Tout à coup, le souffle, le tonnerre, le choc. Tout le monde se précipite vers l’escalier qui a valsé. Isabel a son Derain sous le bras. Ian Fleming et Sefton Delmer réussissent à franchir le trou. Les secours arrivent et la soirée s’achève au Savoy. Quarante ans plus tôt, en 1901, Monet occupait une chambre dans cet hôtel luxueux. Il peignait les ponts, le Parlement sur la Tamise. Féerie éblouissante, fusion d’or, incendie de couleurs mystiques. Crépuscules oniriques. Bacon admire les couchants de Monet, mais le Beau va changer de camp ! Bacon en est le ravisseur brutal. Ses nymphéas suintent le sang.
Les jours qui suivent, les bombardements s’intensifient.
Un vrombissement, un grondement lourd, continu, enveloppe et submerge la ville. Une nappe de vacarme d’apocalypse. Les habitants fuient de nouveau ou se réfugient dans les caves, les abris. Tous les Stukas se dévoilent par tribus, légions équidistantes, soudain ils piquent avec leurs cris de moteurs longs et stridents. Mouchetant d’abord les lointains de l’azur, grains de ténèbres. Bientôt le cockpit et les ailes sont visibles. Le bruit, le rugissement, la puissance des gaz. Ils se succèdent, se resserrent, se séparent, se déploient au-dessus de la Tamise.
Vols noirs et clairs, la queue de l’appareil arborant la croix du svastika. Les chapelets de projectiles fuselés s’échelonnent dans le ciel avant d’exploser. C’est chorégraphique et précis. Une effroyable fécondité d’œufs lâchés par les soutes béantes. Des centaines de bombardiers appuyés par des centaines de chasseurs ne cessent de pilonner les immeubles trépidants, les crevasses des rues, des places éventrées. La ville martelée, dépecée par quartiers stratégiques. Les incendies. Des entrailles dorées, noires, confuses, empanachées, où l’ossature carbonisée des bâtiments se tord, éclate, s’écroule. Tempête de flammes emportant le monde des vivants. La ville hurle, fume, siffle, dans son spasme interminable. Grosse muqueuse de pierres et poutres qui chuintent, suent, craquent, crépitent. Les tonnerres, les emphases, les aigus des sirènes, les canonnades se répercutent en une chaîne de paroxysmes crevant le tympan, broyant le crâne. On ne voit rien des hommes qui meurent. Des milliers.
Vue des Stukas, une grande maquette de structures, tel un squelette, grille, se disloque, hérissée de chicots noircis, de vertèbres brisées, de lambeaux de décombres, lacérée de grandes lanières de fournaises, percée de cratères et de bouillons. Quand l’avion reprend de la hauteur, en son essor virtuose, le pilote admire son travail de couture, la fine dentelle des ruines, ces linéaments lacunaires de reliques, ce vaste Pompéi méticuleux, pulvérisé, liséré de brasiers délicats. Certains quartiers de Londres et de sa banlieue paraissent une miniature, un mandala de miettes, un rébus vaporeux. Ils sont loin, les hommes massacrés. Tout le détail des suppliciés. C’est la victoire d’un Vésuve plus dévastateur que le vrai.
L’allégresse dans les cockpits. De nouvelles vagues d’assaut affluent. Embusqués dans les créneaux de cette galette de murailles détruites, les batteries antiaériennes, les mortiers ripostent encore à feu roulant. Les avions dansent la ronde de l’enfer. C’est mieux que le Jugement dernier grotesque des grands maîtres de la peinture. Nul diable à fourche écarquillé de fureur, nulle chute des damnés nus. C’est une tapisserie entière d’agonies sans pittoresque. Les cockpits extralucides visent les restes. La rage de tuer, de détruire les estropiés, les mourants, de retourner, de trancher les cadavres sanglants sous le soc des éclats. Les pilotes opèrent dans une sphère transcendante, irréelle. Ils ignorent la mort en masse, en charnier, en charpie, en convulsions, cris. L’horreur dans tous les trous de férocité ardente. Le futur Bacon paraîtrait drôle et savoureux avec ses Crucifixions de boucherie fraîche. Ses « abominations macabres », diront ses ennemis. Isabel entendra Bacon les renvoyer aimablement au réel et à l’Histoire, bien plus monstrueux que sa peinture. Même le cri du pape, ce trou d’obus dans le mur de la peinture traditionnelle, ne saurait approcher l’immense abattoir de la ville mâchée, pilée, cramée, triturée d’ergots, de dentures de gravats, de récifs brisés, de vagues de fumées charbonneuses qui montent dans le ciel, graduées, moutonnent et se dissolvent lentement. En anneaux de cendres diaphanes. Plus tard, Dresde, Hambourg seront des compositions encore plus ciselées par l’anéantissement.

À propos de l’auteur
GRAINVILLE_patrick_©Francois_GuillotPatrick Grainville © Photo François Guillot

Patrick Grainville est né en 1947 à Villers (Normandie). En 1976, il a obtenu le prix Goncourt pour Les Flamboyants. Le 8 mars 2018, il est élu à l’Académie française, au fauteuil d’Alain Decaux (9e fauteuil). Après Falaise des fous il a publié Les Yeux de Milos et Trio des Ardents. (Source: Éditions du Seuil)

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La sarabande des Nanas

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En deux mots
Fille d’une Américaine et de Français fortunés, Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle aurait pu connaître une jeunesse dorée, mais elle vivra l’enfer. Dès la fin de l’adolescence, elle se marie et cherche le salut dans l’art. Après des débuts difficiles, elle réussit par s’imposer, notamment après sa rencontre avec Jean Tinguely qu’elle finira par épouser en secondes noces.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«L’art des fous, la clé des champs»

Dans cette biographie romancée, Catherine Guennec met en scène la belle Niki de Saint Phalle et raconte comment, après un viol, elle a réussi à échapper au suicide et à la folie pour imposer son art et laisser derrière elle une œuvre remarquable.

«J’ai cavalé au bord du vide. J’ai côtoyé les gouffres et j’en suis revenue. Tout était noir, tapissé de nuit, et soudain, peu à peu, la lumière, la couleur…
D’une certaine façon, peindre m’aura permis d’être «folle» de façon acceptable. Et sortez, je vous prie, ce mot «folle» des sphères médicales. Moi, je vous parle de poésie, d’art. « L’art des fous, la clé des champs ».»
Quelle belle idée que cette collection «le roman d’un chef d’œuvre» qui nous permet d’entrer dans l’intimité d’un artiste grâce à la magie du souffle romanesque et à un dispositif narratif particulièrement attrayant. Catherine Guennec a choisi ici le mode choral en donnant la parole à Niki, mais aussi à ses proches et à ceux qui l’ont côtoyée, comme par exemple le psychiatre qui l’a suivie dans son établissement.
Mais n’allons pas trop vite en besogne et commençons par le commencement, quand Niki s’appelait encore Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle, fille d’une Américaine qui préférera son pays à sa famille et d’un banquier de très bonne famille qui utilisera indifféremment sa cravache pour ses chevaux et ses enfants.
C’est dans les propriétés de la Nièvre et de l’Oise qu’elle grandit, dans le luxe mais sans amour. Les grands-parents veillent sur elle jusqu’à ce jour où la belle enfant reçoit la visite de son père et commet ce crime qui va la traumatiser profondément.
On comprend son humeur dépressive, ses tentatives de suicide, son internement. Mais on découvre aussi comment l’art, le dessin et la peinture avant la sculpture, parviendront à la sauver. D’abord en canalisant sa colère et sa violence, notamment avec ses œuvres à la carabine, puis avec des assemblages d’objets.
Elle s’émancipe du carcan familial en allant rejoindre sa mère aux États-Unis. À New York et Boston, elle travaille un temps comme mannequin puis rencontre Harry Matthews qu’elle épouse très vite et en avril 1951 naît leur fille Nora. Ils partent pour Cambridge, plein de rêves mais sans un sou. Harry veut devenir chef d’orchestre et voit le potentiel de son épouse: «Tu as le choix, Niki. Devenir un peintre traditionnel, somme toute mineur, ou donner toute ta mesure, ta démesure. Ta chance, c’est de ne savoir ni peindre ni dessiner, parce que tu vas tout inventer!»
Alors, elle a pris confiance, s’est décidée à voler de ses propres ailes. Elle part pour Paris, y découvre Brancusi et l’artiste-séducteur Jean Tinguely.
«Quand, pour la première fois, j’ai aperçu une de ses sculptures, un bric-à-brac grinçant suspendu dans son atelier, j’ai été saisie. Et conquise. Jamais rien vu de pareil ! C’était beau, c’était fou, c’était puissant et ça lui ressemblait.»
La suite est sans doute l’une des plus fascinantes collaborations entre deux artistes, un maelstrom créatif, des machines de l’un aux Nanas de l’autre, des mécaniques folles de l’un aux couleurs joyeuses de l’autre. Près de 3500 œuvres seront alors réalisées, près de deux par semaine!
Catherine Guennec nous entraîne avec bonheur dans La sarabande des Nanas, leurs soubresauts et leurs chocs. Car le couple va se séparer pour mieux se retrouver. Dans ce tourbillon, on n’oubliera rien des influences, celles de Gaudi et du Facteur Cheval, ni la genèse de l’une des œuvres maîtresses de Niki, le fabuleux Jardin des Tarots en Toscane. Après Gwenaelle Aubry qui avait publié l’an passé Monter en enfance et cherchait déjà dans les monstres de l’enfance de l’artiste les raisons de son œuvre foisonnante, voici un petit livre qui ravira tous les amateurs d’art. Car il possède une grande vertu: en le refermant, on n’a qu’une envie, retrouver ces Nanas, courir les musées et les expos. Ce monde joyeux et coloré, féministe et poétique qui répond pourtant à un crime.

Niki de Saint Phalle à Paris, Toulouse et Zurich
Paris
Les nanas vous attendent jusqu’au 21 octobre, à la Galerie Vallois, rue de Seine à Paris,

Toulouse

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Aux Abattoirs à Toulouse, jusqu’au 5 mars 2023 une grand exposition centrée sur les années 1980 et 1990 présentera «la seconde partie» de la vie de l’artiste qui prend pour point de départ l’année 1978 lorsque Niki de Saint Phalle lance le Jardin des Tarots et se finit en 2002 au décès de l’artiste.
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France TV Culture
L’exposition est complétée par la parution d’un catalogue :

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Niki de Saint Phalle. Les années 1980 et 1990. L’art en liberté
Collectif
Éditions Gallimard / Les Abattoirs
224 pages 35,00 €
9782072995729
Paru le 06/10/2022

Zurich

Jusqu’au 8 janvier 2023, le Kunsthaus de Zurich permet de mieux appréhender tous les talents de Niki de Saint Phalle. L’exposition révèle l’artiste excentrique et pleine d’humour, mais qui s’est toujours intéressée aux problématiques sociales et politiques de son époque.
RTS

Ajoutons le superbe documentaire en accès libre Production TV5 Monde

Signalons également le tournage prochain d’un film sur Niki de Saint Phalle. L’artiste franco-américaine y sera interprétée par Charlotte Le Bon, sous la direction de Céline Sallette.

La sarabande des nanas selon Niki de Saint Phalle
Catherine Guennec
Ateliers Henry Dougier
Roman biographique
136 p., 12,90 €
EAN 9791031205199
Paru le 24/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans la Nièvre et dans l’Oise, à Nice et à Lans-en-Vercors, à Paris, impasse Ronsin, puis à Soisy-sur-École, mais aussi aux États-Unis, à New York et Boston puis en Californie et en Espagne, à Deia, dans la commune de Majorque, en Suisse, à Neyruz et Fribourg. On y évoque aussi des séjours à Londres et Marrakech

Quand?
L’action se déroule de 1930 à 2002.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mêlant récit romanesque et enquête historique, l’auteur raconte l’histoire d’un tableau célèbre.
Très tôt, elle l’avait décidé. Elle serait une héroïne. «George Sand, Jeanne d’Arc, un Napoléon en jupons…» «L’important était que ce fût difficile, grand, excitant…» Un triple vœu exaucé – par le Ciel, les étoiles ou le Destin (auxquels elle croit) – et au-delà de toute attente.
L’histoire, celle d’une franco-américaine bien née (vieille noblesse française…) d’une extrême beauté, commence comme un conte de fées pour virer très vite au cauchemar, au film d’horreur, qui va pourtant rebondir encore et encore. A travers ses amours et son œuvre, féconde, multiforme, poétique, bavarde… qui nous raconte des histoires, son histoire, qui met en scène le couple mythique qu’elle forme avec le sculpteur Tinguely.
Cette héroïne, rebelle et magnifique, va prendre la carabine «pour faire saigner la peinture», explorer la représentation de la femme: avec ses mariées, ses déesses, ses mères dévorantes et ses fameuses nanas… opulentes, joueuses et colorées.
Sa vie – difficile, grande et excitante – est un roman.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Détour

Les premières pages du livre
« Cette histoire, c’est l’histoire d’une petite fille. Une histoire qui ressemble à un conte de fées. Comme ça, et d’entrée de jeu, les fées, gentilles « nanas », semblent s’être généreusement penchées sur son berceau armorié.

Elle s’appelle Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle. Un nom «qui frappe d’abord par sa résonance phallique 1», n’est-ce pas ? Mais un nom glorieux qui s’est distingué à travers les siècles. Jacqueline, la maman, Américaine, est très belle, sophistiquée, élégante. Physique d’actrice – elle ressemble à Merle Oberon – et réserve hautaine de grande bourgeoise. Et André, le père ? Petite gueule d’ange, fils de très bonne, très ancienne, très noble famille, et banquier.

Elle est jolie aussi, la young lady, plus que jolie même. Une poupée qui promet et qui fera tourner les têtes si les petits cochons ne la mangent pas. C’est « l’ogre » (Pierre de Saint Phalle) qui le dit.

Les siens l’ont toujours appelé « l’ogre ». À cause du fouet. L’efficace menace de sa rude et glaciale majesté pour dresser les enfants et les chevaux récalcitrants.

Seule la petite « princesse » sait apprivoiser le vieil aristo. « C’est une ensorceleuse. Quand elle sera grande, elle mènera les hommes par le bout du nez », affirme Monsieur le comte, sous le charme de ce petit bout de femme.

La fillette est attachante. Et coquette. Elle aime user les miroirs et trouve qu’elle a de beaux yeux, clairs et bleus comme ceux de papa.

Pas faux. Et pour la beauté et pour la ressemblance.

En remontant dans l’arbre généalogique familial, on trouve peut-être un certain Gilles de Rais, mais aussi une cousine lointaine, une marquise, la célèbre Montespan – l’éblouissante, la gracieuse, « l’ensorceleuse » maîtresse du Soleil. Port de déesse, flots de cheveux blonds, bouche délicate, nez mignon, grands yeux… clairs et bleus comme ceux d’André et de Marie-Agnès, sans doute. Patrimoine génétique.

La jolie petite fille va connaître la vie de château.

Ombres massives à l’horizon, les voilà apparaître.

D’abord le vieux château de l’ogre, noyé en Nièvre profonde, en pleine campagne. Et puis l’autre – plus prestigieux –, celui de Fillerval, propriété du grand-père Harper, l’avocat. Il est situé dans l’Oise. À Thury-sous-Clermont, un petit village à une heure de Paris. De vieilles pierres entourées de douves, nichées au cœur d’un parc fantastique, flanqué d’un jardin Louis XIV dessiné par Le Nôtre, s’il vous plaît. Il y a aussi un étang privé rempli de carpes, des bâtiments de ferme… Le charme de l’ancien allié au confort moderne. Grand-père Harper a fait aménager un court de tennis, un terrain de golf. Il a aussi sérieusement transformé les pièces de la bâtisse en les dotant d’un confort exceptionnel. Dix-huit domestiques, dont huit jardiniers, armée discrète et active, œuvrent en permanence au château.

La jolie petite fille grandit.

Elle croise bientôt le prince charmant. Il s’appelle Harry, il est beau, jeune, aimable, intelligent. Il l’aime et il l’épouse. Ils seront heureux, ils auront des enfants… Marie-Agnès au pays des merveilles.

Elle commence bien, l’histoire. Toujours d’entrée de jeu et en apparence. Et c’est important, les apparences, chez les Saint Phalle.

Marie-Agnès va aussi croiser en chemin la peinture, la sculpture. Une des rencontres, la rencontre de sa vie. Toutes ses « œuvres » – et elle déteste ce mot de grande personne, ce mot prétentieux – raconteront des histoires. Et à travers elles son histoire.

Sa vie est un roman.

1
Nana

L’histoire, la vraie, je la connais. Dans les grandes lignes. Enfin, je pense. Parce qu’on croit savoir, mais on ne sait jamais tout.

Si vous me demandiez par quel miracle je sais ce que je vais vous raconter, je vous dirais que je le sais, c’est tout. J’étais là, depuis le début. Et je l’ai toujours suivie, même de loin.

J’étais la « gouvernante française », la bonne. Celle qui s’occupait des enfants en l’absence de leur mère. La petite et son grand frère Jean m’appelaient « Nana ». Un nom qui vous rappelle sans doute quelque chose.

Si vous saviez comme j’ai été fière, émue même, quand j’ai vu ces grandes sculptures joyeuses, pimpantes, les fameuses Nanas… qui dansent, qui jouent, qui explosent de couleurs. Jamais je n’aurais imaginé la petite de Saint Phalle capable un jour de toute cette gaieté.

Était-elle triste ou timide, je ne pourrais dire, je sais seulement que cette petite était fermée comme une huître. Repliée sur ses secrets et ses chagrins d’enfant. Un vrai petit sphinx. Peut-être devrais-je dire « sphinge », le pendant féminin, non ?

Elle a toujours aimé les histoires de sphinx et d’Égypte. Les contes, les fables, les belles histoires. Je lui en ai raconté. Sa grand-mère Harper aussi. La petite ne se lassait pas des Malheurs de Sophie.

Si je remonte le temps et mes souvenirs, curieusement, je ne la revois jamais pleurer. Et pourtant… Je crois qu’elle n’y arrivait pas.

« C’est dommage », m’a-t-elle dit un jour, bien des années plus tard. « Parce que les larmes sont merveilleuses. Elles purifient », elles libèrent.

C’était une gosse courageuse et espiègle. Fière aussi. « Ne pas montrer quand ça fait mal » : on aurait pu broder ces sept mots sur ses chapeaux.

Oui, elle aimait déjà les chapeaux.

J’essaie de me souvenir d’une de ses formules. Mes larmes, oui, c’est ça, mes larmes sont de « petites stalactites pétrifiées et tranchantes ». Elle avait quoi, alors ? Douze, treize ans, tout au plus. Elle passait quelques jours d’été au château avec Jean. »

1. Double résonance puisqu’on la surnommera « Niki » (niquer). Dans la mythologie, Niké est une déesse personnifiant la Victoire.

Extraits
« J’ai cavalé au bord du vide. J’ai côtoyé les gouffres et j’en suis revenue. Tout était noir, tapissé de nuit, et soudain, peu à peu, la lumière, la couleur…
D’une certaine façon, peindre m’aura permis d’être «folle» de façon acceptable. Et sortez, je vous prie, ce mot «folle» des sphères médicales. Moi, je vous parle de poésie, d’art. « L’art des fous, la clé des champs. » p. 39

« Harry était fier de moi. Il prétendait que mon courage l’épatait. Appréciait-il mon travail? Il disait qu’il aimait ma spontanéité d’autodidacte. ma vision originale, «personnelle».
«Tu as le choix, Niki. Devenir un peintre traditionnel, somme toute mineur, ou donner toute ta mesure, ta démesure. Ta chance, c’est de ne savoir ni peindre ni dessiner, parce que tu vas tout inventer!»
J’ai pris confiance. » p. 40

« Quand, pour la première fois, j’ai aperçu une de ses sculptures, un bric-à-brac grinçant suspendu dans son atelier, j’ai été saisie. Et conquise. Jamais rien vu de pareil ! C’était beau, c’était fou, c’était puissant et ça lui ressemblait. » p. 53

À propos de l’auteur
GUENNEC_Catherine_©DRCatherine Guennec © Photo DR

Après une carrière en communication, Catherine Guennec, littéraire de formation, se consacre à l’écriture. Elle a notamment publié La modiste de la reine, le roman de Rose Bertin chez Lattès en 2004. Chez First, elle est l’auteur de Espèce de savon à culotte ! … et autres injures d’antan paru en février 2012, et de Mon Petit Trognon potelé, paru en 2013 ainsi que des romans et des dictionnaires érudits et amusants sur la langue française. Elle est notamment l’auteure de L’Argot pour les nuls. On lui doit déjà, dans la collection «Le roman d’un chef d’œuvre», Les heures suspendues selon Hopper, Sous le ciel immense selon O’Keeffe ainsi que La sarabande des nanas selon Niki de Saint-Phalle (Source: lisez.com / Babelio)

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Terre-des-Fins

PELLEGRINO_SEIGNE_VUATAZ-terre_des_fins

En deux mots
Le train de marchandises dans lequel montent Zed et Liv n’était pas censé transporter des passagers. Mais Sora n’est pas une passagère comme les autres, elle vient à Terre-des-Fins pour y trouver l’artiste dont elle prépare l’exposition et pourrait avoir besoin des deux graffeurs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La création du bout du monde

Bruno Pellegrino, Aude Seigne et Daniel Vuataz ont uni leur force créative pour concevoir ce roman à six mains, l’histoire d’une commissaire d’exposition à la recherche de l’artiste dont elle prépare l’exposition et qui va être guidée par Liv, elle-même artiste, délinquante et farouchement décidée à s’émanciper.

Pour Zed et Liv, il est temps de quitter leur cabane pour rejoindre la voie ferrée. Car le train venant de la capitale est chargé de marchandises et c’est en le braquant qu’ils assurent leur subsistance, même s’ils n’ont aucune certitude quant aux marchandises transportées. Mais cette fois la chance leur sourit: huile, thon, maïs doux. Un butin qui pousse Liv à pénétrer dans un second wagon où se trouvent des produits frais, mais aussi une femme qui donne l’alerte.
Une rencontre aussi inattendue que perturbante. Si Zed réussit à fuir, Liv est arrêtée et conduite à Terre-des-Fins, ou plus familièrement Terdef, le petit nom de cette cité minière sur le déclin. «À Terdef, si tu bosses pas à la mine, si t’es pas policière ou disons mécano, t’as pas plus de raisons de rester que de te foutre en bas d’une montagne. Du coup ceux qui restent, je me demande toujours à quel moment ils ont décidé de pas partir.»
La voyageuse imprévue, qui n’a rien d’une clandestine, va s’avérer être la planche de salut de Liv, car elle vient préparer une grande exposition consacrée à un enfant du pays, le sculpteur Mitch Cadum. Comme Zed et Liv sont graffeurs quand ils n’attaquent pas les trains de marchandises. Ils ont déjà maintes fois côtoyé les œuvres de Mitch, à moins qu’ils ne décident d’égayer ces blocs de granit de leurs sprays. Aussi Sora, la mystérieuse voyageuse, accepte-t-elle de suivre Liv contre la promesse de pouvoir rencontrer Mitch. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que la voleuse a imaginé ce scénario, qu’elle entendait gagner du temps, ayant compris combien le grand artiste était important à ses yeux.
Le roman bascule alors dans le polar, mais aussi dans une quête des origines, un montage artistique, le combat d’une communauté pour ne pas disparaître et une histoire d’amour improbable.
Je me souviens aussi de la surprise qui avait été la mienne en découvrant la vraie fausse biographie de l’écrivaine suisse Esther Montandon imaginée par le groupe de l’AJAR qui avait réussi un formidable roman avec Vivre près des tilleuls.
Je me souviens aussi d’une rencontre à Aix-les-Bains. Bruno Pellegrino venait de recevoir un Prix littéraire avant de partir pour Rome où l’attendait une résidence d’écrivain. Durant la conversation, il avait évoqué cette expérience d’écriture à plusieurs. Je me suis alors dit que la Suisse romande était chanceuse de posséder un tel laboratoire d’innovations littéraires.
Avec Bruno Pellegrino, Aude Seigne – qui a aussi publié cette année L’Amérique entre nous – et Daniel Vuataz confirment ici leur talent individuel et collectif. Ils ont imaginé ensemble une série littéraire intitulée Stand-by avant de répondre à l’invitation du Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains de Lausanne, le Mudac et proposer ce roman à six mains si bien ficelé. En répondant fort bien au cahier des charges proposé, allier art et littérature pour accompagner la grande exposition qui s’ouvrira le 18 juin, mais surtout parce que l’œuvre littéraire brille par son originalité et sa facture. Ici impossible de découvrir qui a écrit quoi, tant le passage des différentes versions entre les mains des auteur sont permis de lisser le texte. Voilà trois auteurs à suivre, en solo ou en collectif !

Terre-des-Fins
Bruno Pellegrino
Aude Seigne
Daniel Vuataz
Éditions Zoé
Roman
144 p., 13 €
EAN 9782889070169
Paru le 19/05/2022

Où?
Le roman est situé dans un pays imaginaire, au fond d’une vallée isolée.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Terre-des-Fins est une ville minière sur le déclin, un terminus du monde uniquement accessible par le rail. Liv, une jeune femme graffeuse, délinquante à ses heures, y voit débarquer Sora, une ambitieuse fille de la capitale, qui vient chercher en urgence l’œuvre d’un artiste. Liv se retrouve à servir de guide à la jeune citadine, dont le souhait le plus cher est de rencontrer cet artiste qu’elle vénère tant. Un récit d’émancipation sauvage et intime sous des allures de roman de gare.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Soundcloud (Lecture d’un extrait de Terre-des-Fins par Loubna Raigneau)


Bruno Pellegrino, Aude Seigne et Daniel Vuataz présentent Terre-des-Fins, roman de gare écrit à six mains © Production Éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Mes graffitis quitteront jamais cette ville. Je le dis sans tristesse, je vois juste les choses en face : les wagons que je peins, ils dorment aux entrepôts, fin de l’histoire. C’est Zed qui fait les trains de la gare, ceux qui s’en vont. Si quelqu’un le chope, il est mort, mais personne le chope et ses graffitis voient du pays. Il y en a même qui reviennent – quand on attend dans les hautes herbes l’arrivée du convoi, c’est toujours le suspense.
Ce matin Zed voulait pas que je vienne avec, ou faisait semblant de pas vouloir.
— Tu vas me ralentir.
J’ai pas compris pourquoi il disait ça. On bosse en tandem, on l’a déjà fait un million de fois, en plus le passage à niveau est tout près de la cabane et j’ai jamais rien ralenti. Les bons jours il nous appelle l’équipe de choc. Pas ce matin. J’ai commencé à protester mais tout s’est collé dans ma bouche. Quand ça arrive je me la ferme sinon ça empire. Zed est sorti de la cabane un peu plus tard, il m’a lancé son regard silencieux, je l’ai suivi.
L’été, la nuit se fatigue pas pour exister, le soleil se couche tard et c’est tout de suite l’aube, qui dure des heures. La lumière ressemble au lait qu’on coupe avec beaucoup d’eau les mauvais mois pour avoir plus. Je me force à aller lentement pour laisser Zed être devant – aucune envie de m’en prendre une de si bon matin. Il tousse tous les cinq pas dans sa polaire, ça me rappelle maman. L’herbe mouille mes chevilles, je marche dans le chemin provisoire que Zed crée.
Voir des graffitis qui reviennent c’est du bonus, mais on est pas dehors pour le plaisir ou la couleur des paysages. On peut pas se permettre de rater le passage du train. C’est arrivé cet hiver quand Zed s’est pas réveillé après une nuit au café des Mineurs. Je l’ai secoué, il m’a insultée, il s’est vomi sur les jambes et je pouvais pas y aller sans lui, une seule personne c’est pas une équipe de choc. On a bouffé du cochon d’Inde jusqu’aux beaux jours. Zed, on lui voyait les os sous les joues.
Quand on arrive au passage à niveau, il s’arrête en faisant le geste de silence. Je m’accroupis au bord du chemin de fer. La route qui passait ici a disparu depuis longtemps sous les herbes et il y a jamais eu de barrière. Maman racontait des histoires d’accidents de l’époque où les trains circulaient plusieurs fois en une seule journée, dans les deux sens. Il reste le panneau qui dit «Attention aux trains», et qui précise «Arrêtez-vous, regardez, écoutez».
Autour de nous, les herbes font onduler la plaine. Le soleil est juste derrière la montagne, il va bientôt sortir, ça aidera. Je ferme les yeux pour l’encourager. J’entends des cailles marcher pas loin et je revois mon rêve de cette nuit. Papa qui s’éloigne de moi, il part travailler à la mine, je veux le supplier de pas y aller mais les mots se collent dans ma bouche. Il va tourner la tête, il y a un problème avec son visage et je me réveille.
On entend le train avant de le voir. Un chantonnement qui remonte le chemin de fer, un sifflement qui grandit. Je le capte en premier, Zed a besoin de plus de temps, ensuite il tilte et me fait signe.
— T’es prête au moins ?
Le convoi apparaît, une lumière au loin comme si un lac se formait et inondait l’air. Je plisse les yeux. La locomotive, aucune surprise, c’est toujours le même modèle, la chromée. Je sais pas si personne a eu l’idée de la peindre ou si elle est systématiquement nettoyée à la capitale, mais elle rutile. Un mot de maman, rutile. Elle expliquait : propre comme un sou neuf, et papa ajoutait : belle comme un camion. Deux choses qu’on voit pas souvent ici où tout est crade, des billets de banque froissés aux vieilles jeeps qui montent de la gare vers la mine.
J’ai froid, j’ai vraiment froid, j’entoure mes genoux avec mon pull en attendant qu’on passe à l’action. La locomotive approche, j’arrive pas à distinguer ce qu’elle traîne derrière elle. Des fois c’est juste des wagons nettoyés, mais le plus souvent ils portent des graffitis justement, les noms de la jeunesse du coin, des trucs peints dans tous les sens, des dédicaces pour personne, des blazes de copains biffés après des embrouilles que tout le monde a oubliées. Je dis la jeunesse du coin mais c’est ma façon de parler, à part Zed et moi il y a plus grand monde.
Les grandes années, celles des parents, le convoi tirait jusqu’à vingt-cinq wagons marchandises et dix autres qui transportaient vraiment des gens. La compagnie vendait des carnets de tickets pour des voyages plus sûrs, plus ponctuels et plus confortables, c’était écrit sur les affiches comme si on était une destination de vacances. J’arrive pas à me représenter tous ces visages qui défilaient dans la plaine. J’ai pas connu les grandes années. Depuis que je suis petite c’est toujours le même topo : la locomotive, un seul wagon passager pour stocker la bouffe fraîche, et ensuite wagon-plateforme, wagon-plateforme, wagon-plateforme, wagon plateforme, parfois pendant vraiment longtemps. Et une seule fois par mois.
Ces temps Zed est d’une humeur chienne. Ça serait une bonne journée pour revoir le wagon-conteneur avec l’immense TERDEF posé au rouleau, ou même le wagon-plateforme recouvert de tags du temps où Zed était mioche. La cerise ce serait le wagon-citerne sur lequel il a peint ses trois lettres en géant. Sa plus belle pièce, il dit, mille ans qu’on l’a pas vue. Ça lui remettrait peut-être le sourire.
Le convoi grince en freinant, il ralentit jusqu’à la vitesse de la marche à hauteur du passage à niveau – c’est pour ça que notre cabane on l’a construite si loin de la ville, pour pouvoir se servir en premier, c’était stratégique. Zed serre la mâchoire. On a pas besoin de se parler, on connaît le boulot. Il laisse passer la locomotive, se redresse et observe la première voiture, un wagon passager avec des vieux graffitis mais pas les siens, des trucs amateurs qui méritaient pas de faire tout ce voyage. Zed s’assombrit encore. Il marche à côté du train pour se mettre dans l’élan, patiente avant de tendre le bras, attrape une poignée et grimpe sur le premier wagon-plateforme. Je me lance mais mon genou cogne contre le bord, Zed me rattrape par le bras et me tire vers lui.
— Putain t’es nulle ou tu le fais exprès ?
J’ai eu peur, Zed a déjà déclipsé deux sangles alors je l’aide. Les marchandises sont protégées par des bâches solidement fixées, le train pourrait traverser un ouragan, rien bougerait. Il y a des bidons d’huile de moteur et de friture, on en prend un de chaque qu’on balance pardessus bord, ils roulent dans les herbes sans rebondir. On fait pareil avec une douzaine de conserves de thon et la même chose de maïs doux. Zed bourrine sur les sangles qui se détendent en claquant, il s’enfile sous les bâches et trouve des planches, des clous, même quelques ampoules qu’il dépose au bord des voies en se mettant à plat ventre. … »

Extrait
« Le café des Mineurs est plein comme un cul. Anatoli et Isobel sont encore au fond, ils ont mis un échiquier entre eux et pas mal de vaisselle sale, ils jouent pas et je me demande de quoi ils parlent. À Terdef, si tu bosses pas à la mine, si t’es pas policière ou disons mécano, t’as pas plus de raisons de rester que de te foutre en bas d’une montagne. Du coup ceux qui restent, je me demande toujours à quel moment ils ont décidé de pas partir. Bermann pense qu’il deviendra chef quand Isobel sera trop vieille. Donna a le seul job de la ville qui paie, et encore, tout le monde vit à crédit. Anatoli est marié à sa locomotive — c’est le seul qui passe chaque mois quelques jours à la capitale en attendant le chargement du convoi, j’hallucine de voir qu’il reste pas là-bas. Zed voudrait travailler à la mine et pérenniser sa vie pour arrêter de braquer des trains. » p. 39

À propos des auteurs
PELLEGRINO_SEIGNE_VUATAZ_DR_ZoeDaniel Vuataz, Bruno Pellegrino et Aude Seigne (de g. à dr.) écrivent à six mains depuis la série littéraire Stand-by. Ensemble, ils ont créé une écriture qui conjugue vitesse, observation et amour de la narration. © Production éditions Zoé
Daniel Vuataz
Travaillant la plupart du temps en collectif, Daniel Vuataz (1986) est l’auteur de Terre-des-Fins (roman de gare) et de Stand-by (série littéraire) avec Aude Seigne et Bruno Pellegrino, de Vivre près des tilleuls (avec l’AJAR, Flammarion et J’ai lu) et de Big Crunch (comédie musicale avec Renaud Delay). Il a aussi écrit un livre sur le renouveau de la presse littéraire romande des années 1960 (Franck Jotterand et la Gazette littéraire, L’Hèbe) et été secrétaire de rédaction de l’Histoire de la littérature en Suisse romande (Zoé). Il participe à la programmation des Lectures Canap et du Cabaret Littéraire à Lausanne. En 2022 avec Fanny Wobmann, Aude Seigne et Bruno Pellegrino, il fonde le studio d’écriture collective la ZAC (Zone à créer, à conquérir, à chérir – à choix).
Bruno Pellegrino
Né en 1988, Bruno Pellegrino vit à Lausanne et Berlin. Lauréat du Prix du jeune écrivain pour sa nouvelle L’idiot du village (Buchet/Chastel, 2011), il a publié trois livres aux Éditions Zoé : Comme Atlas (2015), Là-bas, août est un mois d’automne (2018, qui remporte notamment le prix des Libraires Payot et le prix Écritures & Spiritualités) et Dans la ville provisoire (2021, prix Michel-Dentan et prix Paysages écrits). Bruno Pellegrino a été actif pendant dix ans au sein du collectif AJAR, auteur de Vivre près des tilleuls (Flammarion, 2016). Toujours chez Zoé, il co-écrit avec Aude Seigne et Daniel Vuataz les deux saisons de la série littéraire Stand-by (2018 et 2019) ainsi qu’un «roman de gare», Terre-des-Fins (2022).
Aude Seigne
À 15 ans, un camp itinérant en Grèce révèle à Aude Seigne ce qui sera sa passion et son objet d’écriture privilégié pendant les dix années qui suivront: le voyage. En parallèle de ses études gymnasiales, elle commence donc à voyager pendant l’été: Grèce, Australie, Canada, La Réunion. Le lycée terminé, elle découvre le temps d’une année sabbatique l’Europe du Nord, de l’Est, et le Burkina Faso. Elle effectue ensuite un bachelor puis un master en lettres – littérature françaises et civilisations mésopotamiennes – pendant lesquels elle continue d’écrire et de voyager autant que possible: Italie, Inde, Turquie, Syrie. Tous ces voyages, ainsi que la rêverie sur le quotidien, font l’objet de carnets de notes, de poèmes et de brefs récits.
C’est à la suite d’un séjour en Syrie qu’Aude Seigne décide de les raconter sous la forme de chroniques poétiques. Parues en 2011 aux éditions Paulette, ces Chroniques de l’Occident nomade seront récompensées par le Prix Nicolas Bouvier au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, et sélectionnées pour le Roman des Romands 2011. La même année, le livre est réédité aux éditions Zoé.
En 2015 paraît Les Neiges de Damas, suivi en 2017, d’Une toile large comme le monde. Parallèlement, Aude Seigne travaille, avec Bruno Pellegrino et Daniel Vuataz, à la série littéraire Stand-by, dont les deux saisons sont publiées respectivement en 2018 et 2019. En 2022, elle publie L’Amérique entre nous ainsi qu’un «roman de gare», Terre-des-Fins (2022).

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La dame d’argile

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En deux mots
Sabrina hérite d’un magnifique buste de femme resté dans la famille depuis des siècles. Pour cette restauratrice d’art, c’est l’occasion d’enquêter sur l’origine de cette statue, sur la sans-pareille qui a servi de modèle à l’artiste et de retourner en Toscane sur la terre de ses ancêtres.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quatre femmes puissantes

Dans son troisième roman, Christiana Moreau retrace le destin de quatre femmes au caractère bien trempé. Sabrina, Angela, Costanza et Simonetta vont nous faire voyager de Belgique en Toscane et du Quattrocento à nos jours.

Restauratrice au musée des beaux-arts de Bruxelles, Sabrina n’a pas à chercher bien loin pour trouver d’où lui vient sa vocation. Si elle est installée en Belgique, sa famille est originaire de Toscane. Avant de quitter l’Italie, ses ancêtres étaient artisans et travaillaient dans des poteries où de grands artistes venaient passer commande après avoir imaginé leurs œuvres. Sa grand-mère Angela, en partant rejoindre son mari qui avait trouvé du travail dans les mines du bassin houiller de Liège, s’était vue confier par sa mère un buste de femme, propriété de la famille depuis des siècles. C’est désormais dans son appartement que trône cette statue, héritée après le décès de la nonna.
Aussi c’est avec excitation qu’elle attend la visite de Pierre, son professeur d’histoire de l’art à l’université – qui avait aussi été son amant – pour lui présenter cette dame en terre cuite.
Ébahi, le spécialiste reconnaît immédiatement cette pièce extraordinaire.
«Le modèle se nomme Simonetta Vespucci.
— Comment le sais-tu ?
Pierre sourit devant sa stupéfaction.
— La devise qui est gravée dans l’argile, «La Sans Pareille», est la même que celle qui figurait sur l’étendard de Giuliano de’ Medici, pour une joute donnée sur la place Santa Croce à Florence. Simonetta Vespucci, La Sans Pareille, bien que mariée, fut la «Dame» du chevaleresque Giuliano, c’est-à-dire l’idéale bien-aimée.
— Qui était-elle?
— Simonetta Cataneo avait seize ans quand elle épousa Marco Vespucci, le cousin d’Amerigo.
— Le célèbre navigateur florentin?
— Lui-même, celui qui a donné son nom à l’Amérique.
— Et ma statue… est sa cousine?
— Par alliance. Cette jeune femme a illuminé les chefs-d’œuvre des maîtres du quattrocento, Ghirlandaio, Pollaiuolo, Piero di Cosimo, Botticelli ou Leonardo da Vinci. Elle était adorée, courtisée, les Florentins en étaient fous et une passion naquit entre elle et Giuliano de’ Medici. Si le monde entier connaît son image, en revanche, on sait très peu de choses d’elle.»
Des révélations qui confortent Sabrina dans sa volonté d’enquêter et de partir en Toscane sur les traces de la sans-pareille.
Jouant sur les temporalités, la romancière raconte au lecteur l’histoire d’Angela, de son voyage vers la Belgique avec sa précieuse statue, mais aussi celle de Simonetta dans la Toscane du quattrocento au milieu des intrigues et des alliances et cette effervescence artistique autour des Medici. La force du roman, c’est de nous permettre de vivre chacune de ses époques au présent. Une construction qui donne également au lecteur un coup d’avance sur Sabrina. Quand elle arrive à Impruneta, accompagnée d’un spécialiste de l’histoire de l’art, il sait déjà que Costanza a arpenté les rues du village toscan bien des siècles auparavant avant de partir, déguisée en garçon, pour se mettre au service d’Antonio Pollaiolo. Ou que Angela n’a pas osé dévoiler l’œuvre d’art soigneusement emballée quand elle a découvert le baraquement dans lequel vivait son mari, au milieu des terrils. Sans oublier l’arrivée de Simonetta venue de sa Ligurie natale pour épouser un Medici et nous faire partager l’effervescence de toute la cour, fascinée par sa beauté, mais surtout des artistes qui vont en faire leur modèle et dont on retrouvera les traits dans de nombreuses peintures et sculptures (lire à ce propos cet article de Connaissance des arts).
Ses allers-retours de la fin du XVe siècle à nos jours permettent de mieux comprendre l’incroyable audace de la jeune artiste qui a bravé bien des interdits pour pouvoir exprimer son art. Les femmes qui entendaient ne pas se contenter de faire de la figuration sont alors victimes d’hommes qui n’entendaient pas céder une once de pouvoir. Elles devront se battre tout autant que ces migrants arrivant en Belgique quelques siècles plus tard, leur force de travail ayant été échangée pour une tonne de charbon. Surveillés par des fonctionnaires zélés pour que le vent de la révolte ne se lève pas dans leur esprit voulu docile, ils leur faudra beaucoup de force de caractère et de solidarité pour sortir de leur misère.
Christiana Moreau réussit une fois de plus, en conjuguant sa plume alerte à une solide documentation, à nous faire découvrir un pan extraordinaire de l’histoire de l’art, à nous faire montrer Florence bien mieux que dans des guides touristiques, mais aussi à défendre la cause des femmes à travers ces quatre destins si attachants. Comme dans La sonate oubliée, elle sait habilement se servir de son histoire personnelle et de sa passion pour l’art pour nous offrir un somptueux roman.

Galerie d’art
BOTTICELLI_simonetta_vespucci

Simonetta Vespucci vue par Botticelli…

DI_COSIMO_Piero_Portrait_Simonetta_Vespucci…et par Piero di Cosimo

La dame d’argile
Christiana Moreau
Éditions Préludes
Roman
320 p., 18,90 €
EAN 9782253040507
Paru le 9/06/2021

Où?
Le roman est situé en Belgique, notamment à Bruxelles et dans le bassin houiller de Liège, du côté de Seraing. Mais la plus grande partie du livre se déroule en Italie, en Toscane, de Florence à Impruneta. On y passe aussi de la Ligurie à Milan.

Quand?
L’action se déroule parallèlement su trois périodes, de nos jours, dans les années cinquante et à la fin du XVe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sabrina est restauratrice au musée des Beaux-Arts de Bruxelles. Elle vient de perdre sa grand-mère, Angela, et a découvert, dans la maison de celle-ci, une magnifique sculpture en argile représentant un buste féminin, signée de la main de Costanza Marsiato. Le modèle n’est autre que Simonetta Vespucci, qui a illuminé le quattrocento italien de sa grande beauté et inspiré les artistes les plus renommés de son temps.
Qui était cette mystérieuse Costanza, sculptrice méconnue? Comment Angela, Italienne d’origine modeste contrainte d’émigrer en Belgique après la Seconde Guerre mondiale, a-t-elle pu se retrouver en possession d’une telle œuvre? Sabrina décide de partir à Florence pour en savoir plus. Une quête des origines sur la terre de ses ancêtres qui l’appelle plus fortement que jamais…
Dans ce roman d’une grande sensibilité, le fabuleux talent de conteuse de Christiana Moreau fait s’entremêler avec habileté les voix, les époques et les lieux, et donne à ces quatre destins de femmes un éclat flamboyant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Cité Radio (Guillaume Colombat – entretien avec Christiana Moreau)
Le Mag du ciné (Jonathan Fanara)

Les premières pages du livre
« Sabrina
Immobile sur sa chaise, Sabrina semble hypnotisée par la sculpture posée devant elle, sur la grande table d’atelier.
C’est un buste féminin.
Une terre cuite d’une belle couleur chaude, rose nuancé de blanc. Un visage fin et doux au sourire mélancolique, regard perdu au loin, si loin dans la nuit des temps. La chevelure torsadée emmêlée de perles et de rubans modelés dans la matière entoure la figure d’une façon compliquée à la mode Renaissance. La gorge est dénudée. Le long cou, souple et gracile, est mis en valeur par un collier tressé entortillé d’un serpent sous lequel apparaît une énigmatique inscription gravée : « La Sans Pareille ».
Depuis cinq ans qu’elle travaille pour le musée des Beaux-Arts de Bruxelles, c’est la première fois que la restauratrice a entre les mains un objet aussi fascinant et parfait. Le plus incroyable est qu’il lui appartient. À elle ! Une jeune femme d’origine plus que modeste, naturalisée belge, mais italienne de naissance.
L’excitation fait trembler sa lèvre inférieure qu’elle mordille de temps à autre. Son immobilité n’est qu’un calme de façade ; en elle grondent les prémices d’un orage sans cesse réprimé, dont les nuages noirs ne parviennent pas à déchirer le ciel de sa vie devenue trop sage. Elle s’est peu à peu accommodée de sa situation et semble, en apparence, avoir fait la paix avec elle-même. Elle n’éprouve plus ce désir destructeur qui l’a si longtemps rongée, et pourtant la menace couve. Des picotements désagréables tentent d’attirer son attention sur le risque imminent. Elle repousse ces pensées dérangeantes et tend la main vers la statue pour caresser la joue ronde et polie, sentir sous ses doigts la finesse du grain de la terre cuite, le lissé impeccable de la surface. Pas de peinture ni d’émaillage superflus, juste la patine des siècles lui procurant cette incomparable harmonie. Hormis le lobe d’une oreille ébréché ainsi qu’une mèche de cheveux brisée à l’arrière de la tête, sans doute à cause de la position couchée dans laquelle la sculpture a voyagé, son état de conservation semble miraculeux. Évidée, elle est épaisse de plus ou moins un centimètre. Sur la paroi interne, près de sa base, est gravé dans l’argile :
« Costanza Marsiato MCDXCIV anno fiorentino ».
Soudain, le son strident de la sonnerie qui retentit dans l’appartement tire Sabrina de sa réflexion. Elle sursaute, ce qui trahit son désordre intérieur.
Bien qu’elle attende depuis une bonne heure ce signal avec une impatience mal contenue, elle ressent pourtant dans son cœur une pointe de douleur, aussitôt tempérée par la perspective des exaltantes informations qu’elle va recevoir. Fébrile, elle traverse l’atelier vers le hall d’entrée et jette en passant un regard au miroir.
Elle n’aurait pas dû ! Il lui renvoie l’image d’une jeune femme agitée dans son chemisier rose fuchsia choisi pour ce rendez-vous, trop criard au goût de celui qui s’énerve à présent sur la sonnette. « Par provocation peut-être ? » lui suggère le reflet de son visage pâle, aux cernes bleutés.
Après avoir répondu à l’appel de l’interphone, elle attrape son sac abandonné sur la console à la recherche de maquillage. Elle remet du fard sur ses paupières rougies et de la poudre rose sur ses joues blêmes. Elle entend le visiteur sortir de l’ascenseur, se redresse et ouvre la porte blindée sur un homme en costume gris et pull assorti, la cinquantaine élégante. La moue qu’il esquisse du coin des lèvres laisse penser à Sabrina qu’il est inquiet. Elle connaît bien ce tic qui trahit son appréhension.
La jeune femme a les jambes flageolantes et la bouche entrouverte comme pour le mordre, ou l’embrasser.
— Enfin ! Pierre… parvient-elle à bredouiller, tu en as mis du temps…
Il se penche vers elle pour déposer un baiser sonore sur sa joue avec une expression d’ironie dans les yeux.
— Je ne te savais pas aussi pressée… dit-il avant d’ajouter, plus grave : Je pensais que nous deux, c’était terminé… tu m’avais dit…
Le retrouver là, devant elle, tout raide et sur ses gardes ! Elle ferme les yeux un instant. Elle a mal, mais ce n’est pas le moment de flancher, pense- t-elle. Elle dévisage Pierre et rétorque d’une voix peu maîtrisée :
— Il ne s’agit pas de cela !
Sabrina perçoit à travers le brouillard cotonneux de son émotion à quel point Pierre réactive la nostalgie de ces deux dernières années, l’ardeur prodigieuse qui l’avait portée dans les premiers mois de leur histoire avant que s’installent la culpabilité, le malaise, la rancœur et le désarroi.
Sans réfléchir davantage, elle lui prend la main et l’entraîne vers la pièce éclairée. Il y a des automatismes que nulle querelle ne peut effacer. Surpris, Pierre se laisse emmener sans broncher devant la table sur laquelle trône la statue.
Sabrina esquisse un geste comme pour faire les présentations, mais aucune parole ne franchit sa mâchoire crispée.
Il s’approche de l’œuvre et l’observe longtemps en silence.
Sabrina scrute le visage de Pierre pour y déceler la moindre réaction. Il fait le tour de la table, revient sur ses pas, prend la statue entre ses mains, la soupèse, la retourne, l’examine sous tous ses angles, caresse la surface satinée. Enfin, après un moment qui paraît interminable à Sabrina, il la repose.
N’y tenant plus, elle laisse échapper un « Alors ? ».
— D’où cela vient-il ?
— C’est à moi !
— À toi ? dit-il en souriant à ce qu’il pense être une plaisanterie.
— Oui… à moi ! répète-t-elle, soulagée d’en venir au fait, de pouvoir enfin confier son incroyable récit à une oreille compétente ; celle de son professeur d’histoire de l’art à l’université, expert en art ancien et accessoirement son ex-amant. Ma grand-mère est morte la semaine dernière, annonce-t-elle.
— Oh, je suis sincèrement désolé, dit Pierre sur un ton de circonstance.
Sabrina se réfugie derrière les larmes qui affluent, légitimant sa nervosité.
— Ma grand-mère italienne, ma nonna Angela…
— Je ne savais pas…
— Évidemment !
Sabrina hausse les épaules avec fatalité. Deux mois déjà qu’elle a poussé Pierre hors de chez elle, lui claquant la porte au nez par un matin chagrin. Elle avait voulu le mettre au pied du mur, car elle n’en pouvait plus d’être en marge, de scruter sans arrêt l’horloge, de se morfondre, de se résigner à beaucoup d’absence pour très peu de présence, d’espérer cet amant qui, par crainte de se faire piéger pour adultère, usait de mille et une ruses pour pouvoir passer une nuit chez elle. Elle en avait eu assez de se cacher comme une voleuse d’homme. Ce jour-là, de guerre lasse, elle lui avait enjoint de choisir. Sur-le-champ !
Elle avait perdu la partie.
Pierre n’avait pas eu le courage ou l’envie de se dégager d’un mariage qui le rassurait. Il s’était drapé dans ses scrupules et son devoir. Comment avait-elle ensuite trouvé la ressource de vivre encore après son éloignement ? L’amour-propre peut-être… L’obligation de sauver la face en lui prouvant qu’elle n’avait besoin de personne ? Qu’elle avait pris la bonne décision et n’avait pas de regrets ? Qu’elle était une femme libre et que son avenir était entre ses mains ? Pathétique ! S’il l’avait vue pleurer, attendre quelque chose, un signe, n’importe quoi qui puisse la guérir de ce naufrage.
Elle refoule cette houle d’amertume et se force à revenir au fait, en racontant très vite, par touches saccadées et en bousculant les mots.
— Laisse-moi t’expliquer. Angela était venue en Belgique après la guerre, à l’âge de vingt ans, pour y rejoindre mon grand-père, qu’elle connaissait à peine. Ils étaient jeunes et s’aimaient. Ils voulaient se construire une vie décente. Ils étaient pleins d’espoir.
Sabrina s’attendrit quelques instants sur le souvenir de ses aïeuls.
— Tu sais, poursuit-elle, après la Seconde Guerre mondiale, l’industrie carbonifère belge en Wallonie agonisait. Dans le sud du pays, les structures étaient usées, la production annuelle de charbon stagnait et la main-d’œuvre manquait à cause des conditions de travail très dures. Les Belges l’ont oublié… certains n’ont jamais voulu le savoir, ça n’était pas glorieux !
— Moi, je le sais… plaide Pierre. Mes parents ont connu cette époque, ajoute-t-il, conscient que cette affirmation souligne leur différence d’âge. Pour augmenter le rendement des mines, le gouvernement avait opté pour le recours à la main-d’œuvre étrangère à bas coût.
— C’est pour cette raison que la Belgique s’est tournée vers l’Italie. Après la guerre, le chômage y avait atteint un niveau inquiétant. L’émigration vers la Belgique s’est présentée comme une solution inespérée pour se débarrasser de l’excédent d’inactifs et éviter ainsi les désordres sociaux dans le pays.
Le premier accord bilatéral « mineur-charbon » prévoyait le transfert de cinquante mille travailleurs italiens dans les mines belges. Pour chaque ouvrier envoyé en Belgique, l’Italie recevait une tonne de charbon. Des hommes échangés contre du charbon !
— À l’époque, on n’en parlait guère, confirme Pierre, on le cachait comme une chose honteuse, et c’est vrai qu’elle l’était ! C’est bien plus tard que l’information s’est répandue.
Pierre se risque à regarder Sabrina, ses yeux mouillés, qu’il retrouve… presque comme avant. Elle paraît plus mûre que l’étudiante gauche et réservée pour laquelle il avait succombé à la tentation quelques années plus tôt. Concentrée, elle poursuit son récit sans prêter attention à son attendrissement.
— C’est ainsi que mes grands-parents, jeunes mariés, sans travail, réduits à la misère dans leur Toscane natale, ont décidé que mon grand-père partirait pour la Belgique.
Tandis qu’il l’écoute, Pierre ne peut s’empêcher de considérer l’attrayante assurance avec laquelle elle s’exprime, réveillant son désir. Il fait mine de tendre la main vers elle puis se ravise. Trop risqué. En aucun cas il ne veut faillir et revivre la cruelle aversion qui s’emparait de lui, chaque soir un peu plus forte lors du retour au foyer conjugal. Ce tiraillement inextricable entre les deux rivales malgré elles. Sabrina ne paraît pas s’être aperçue de son geste refréné.
— Chaque semaine, les trains emmenaient neuf cent cinquante hommes que se répartissaient les différentes mines de Wallonie. Mon grand-père travaillait dans des conditions déplorables dans le bassin industriel liégeois, mais il réussissait pourtant à envoyer un peu d’argent à Angela, qui survivait tant bien que mal si loin de lui. Plus tard, pour garantir une stabilité de la main-d’œuvre italienne, les mines belges ont encouragé les regroupements des familles. C’est dans cette nouvelle vague d’émigration que ma nonna Angela a rejoint son mari pour s’installer à Liège. Ils ont fait leur vie en Belgique, y ont acheté une maison, ont eu leur fille Francesca, ma mère, et ne sont jamais retournés dans leur chère Toscane, qui restait pour eux le paradis perdu, une cicatrice dans le cœur.
Elle secoue d’un air navré ses cheveux ondulés coupés au carré et, derrière ses allures de garçonne, Pierre la trouve si féminine. Il faut qu’il dise quelque chose d’intelligent, sinon elle va se douter qu’il ne l’écoute que d’une oreille distraite par l’attirance.
— Beaucoup d’Italiens que j’ai connus avaient la nostalgie de leur pays, pourtant ils ne pouvaient plus y retourner. À cause des enfants, nés ici, de leur vie reconstruite tant bien que mal.
— Il y a dix ans, mon grand-père est mort de silicose. La mine a fini par avoir sa peau… Ma grand-mère Angela est restée seule dans sa petite maison ouvrière avec une modeste pension de veuve. Et à présent, elle a rejoint son homme.
Sabrina se tait, luttant contre les larmes. Pierre, embarrassé, respecte son silence, la regarde serrer les dents, refouler les sanglots qui l’étouffent. Elle en a mal à la mâchoire. N’y tenant plus, ému, il prend sa main qu’elle lui abandonne.
— Après l’enterrement, murmure-t-elle, j’ai aidé ma mère à vider l’habitation. Cette maison, elle l’a en horreur. Elle représente toutes les privations de son enfance, les difficultés à s’intégrer parmi les écoliers belges. Elle n’invitait jamais de copains à jouer, car elle avait honte de la pauvreté et, d’ailleurs, aucun d’eux n’aurait voulu aller chez la « macaroni ». Elle souhaite la vendre au plus vite. Il y a entre ces murs trop de mauvais souvenirs pour elle, la misère puis la maladie de mon grand-père… Pendant qu’elle s’occupait du rez-de-chaussée, je m’affairais au grenier. Et c’est là…
Sabrina respire un grand coup.
— … c’est là que je l’ai trouvée ! dit-elle en faisant un geste théâtral vers la statue. Elle dormait dans une valise protégée par plusieurs épaisseurs d’étoffes. Dès le premier regard, j’ai bien vu que ce n’était pas un bibelot anodin. D’après ma mère, cette sculpture était dans la famille depuis de nombreuses générations. Elle-même n’en a qu’un vague souvenir de petite fille : l’interdiction formelle d’y toucher. Elle se rappelle qu’Angela l’avait rangée au grenier de peur qu’elle ne se brise. Elle lui disait qu’elle était précieuse parce qu’elle venait de Toscane et qu’il ne fallait jamais s’en séparer, quoi qu’il arrive.
— Et à présent elle est à toi ?
— Oui, ma mère me l’a donnée…
— Pourquoi ?
Sabrina a un petit rictus indulgent pour cet élégant bourgeois en costume gris, né avec une cuillère d’argent dans la bouche, qui n’a jamais eu à lutter pour sa survie et pour qui tout est facile.
— Tu ne peux pas comprendre combien elle est fière de ce que je suis devenue… Tu n’imagines pas ce que ça représente. Ils étaient de modeste condition et les enfants d’ouvriers faisaient rarement des études supérieures, surtout les filles italiennes. C’était dur pour eux. Cela coûtait cher et ils ont dû faire beaucoup de sacrifices…
— Je ne savais pas… balbutie Pierre pour la seconde fois.
— Bien sûr que tu ne savais pas, le coupe-t-elle, sarcastique. Et que penses-tu de la statue ? demande-t-elle à brûle-pourpoint pour changer de sujet avant de lui lâcher des mots qu’elle risquerait de regretter.
— Beaucoup de choses.
— Mais encore ?
— Elle est superbe ! Renaissance italienne.
— Quattrocento?
— Exact !
— Comment une histoire pareille est-elle possible ? C’est tout à fait invraisemblable! Angela n’avait aucune notion d’art, pas de culture, pas d’argent, pas même d’intérêt pour la Renaissance, pourquoi était-elle en possession de cette merveille? Ce n’est pourtant pas un objet volé? Du recel… J’espère que je ne vais pas avoir d’ennuis avec la police ou avec des mafieux! Comment prouver qu’elle m’appartient?
— C’est étrange, elle m’évoque un modèle de Botticelli, la coiffure, le front bombé, très dégagé… À cette époque, les femmes s’épilaient le front… Le nez à la française, signe de beauté à la Renaissance…
— C’est quoi, un nez à la française?
— Légèrement retroussé, à la différence des Italiennes qui l’ont plutôt droit avec la pointe inclinée vers le bas, comme toi, dit-il en souriant à cette jolie jeune femme qu’il a aimée et qu’il aime encore malgré tout ce qui a pu les séparer.
Sabrina, troublée, rencontre son regard bleu acier. Elle sent la confusion l’envahir et tente de se reconcentrer sur la sculpture.
— Puisque tu es le meilleur historien de l’art du pays, que peux-tu encore m’apprendre?
Pierre marque une pause en s’amusant de l’effet qu’il va produire.
— Je connais son identité…
— Costanza Marsiato ?
— Non, ça… il doit plutôt s’agir de la signature de la personne qui l’a réalisée.
— Mais c’est un nom de femme ! s’étonne-t-elle.
— C’est très bizarre, c’est vrai… C’est peut-être un « o » mal calligraphié… Costanzo ?
Sabrina examine l’inscription, réfléchit un instant et sent monter en elle une pointe de féminisme.
— Non, c’est bien un « a ». Et pourquoi pas une femme parmi tous ces sculpteurs prestigieux du quattrocento ? Costanza.
— Le modèle se nomme Simonetta Vespucci.
— Comment le sais-tu ?
Pierre sourit devant sa stupéfaction.
— La devise qui est gravée dans l’argile, « La Sans Pareille », est la même que celle qui figurait sur l’étendard de Giuliano de’ Medici, pour une joute donnée sur la place Santa Croce à Florence. Simonetta Vespucci, La Sans Pareille, bien que mariée, fut la « Dame » du chevaleresque Giuliano, c’est-à-dire l’idéale bien-aimée.
— Qui était-elle ?
— Simonetta Cataneo avait seize ans quand elle épousa Marco Vespucci, le cousin d’Amerigo.
— Le célèbre navigateur florentin ?
— Lui-même, celui qui a donné son nom à l’Amérique.
— Et ma statue… est sa cousine ?
— Par alliance. Cette jeune femme a illuminé les chefs-d’œuvre des maîtres du quattrocento, Ghirlandaio, Pollaiuolo, Piero di Cosimo, Botticelli ou Leonardo da Vinci. Elle était adorée, courtisée, les Florentins en étaient fous et une passion naquit entre elle et Giuliano de’ Medici. Si le monde entier connaît son image, en revanche, on sait très peu de chose d’elle. Elle serait morte de tuberculose à l’âge de vingt-trois ans et Botticelli ne cessera jamais de la peindre sa vie durant. Il l’avait souvent prise pour modèle et ne put jamais représenter la beauté qu’en l’évoquant. Il a même voulu être enterré dans l’église Ognissanti, auprès de sa tombe.
— Fidèle jusqu’au bout, murmure-t-elle, ne pouvant s’empêcher de comparer ce sentiment idéal avec sa lamentable histoire personnelle.
— À sa façon, car il préférait les garçons.
Sabrina est troublée par cet amour platonique. Elle se demande si des sentiments aussi forts qui durent jusqu’à la mort et même au-delà ne peuvent l’être que parce qu’ils sont chastes, inassouvis. L’amour idéal ne peut-il exister que dans la vertu désintéressée ? Dans l’impossibilité de vivre une attirance charnelle ? Est-ce que le sexe ramène la relation à un niveau de pulsion animale vite étiolée ? La passion est-elle vouée à l’échec lorsqu’elle est ancrée dans la médiocrité du quotidien ?
Sabrina avait tant espéré de sa liaison avec Pierre et attendait bien plus qu’il ne pouvait lui donner. Elle ne peut s’empêcher d’être remplie de regrets et sent revenir la vague bouleversante qu’elle a de plus en plus de mal à contenir. Durant ces derniers jours, avec le décès d’Angela, son émotivité a été mise à rude épreuve et la carapace qu’elle a tenté de construire jour après jour, cette coquille dans laquelle elle croyait s’être réfugiée, se fissure de toutes parts. Elle a beau essayer de garder le cap en se montrant brave, le bateau prend l’eau.
Avec une subite déraison, elle éprouve une envie incontrôlable de céder à l’appel du cœur. Elle s’effondre en larmes contre l’épaule accueillante de Pierre et aussitôt un étrange mélange de sentiments ambigus et délicieux l’enveloppe de réconfort.
Pierre, son amour, son absence, sa déchirure.
— Ne pleure pas, je t’en prie… je ne te savais pas aussi sensible.
Attendri, il profite de cet instant d’égarement pour l’entourer de ses bras consolateurs, lui caresser la nuque. Une étreinte chaude et silencieuse. Tempe contre tempe, ils restent figés face à la sculpture indifférente qui sourit dans le vague. Il n’a jamais voulu cette rupture et il la regrette plus que tout. Hélas, il n’a pas pu se conformer aux attentes de Sabrina et abandonner son épouse, sa compagne des bons et des mauvais jours depuis plus de vingt ans, une complicité, une douce habitude rassurante. Il n’a pas pu remettre sa vie en question. Lors de cette odieuse scène, elle avait sans doute raison quand elle lui a hurlé qu’il était lâche.
Les jambes de Sabrina flageolent si fort qu’elle a peur de tomber. Elle est secouée par une houle de larmes et noie l’épaule de Pierre en bredouillant entre deux sanglots :
— Trop d’événements autour de moi ces derniers jours… je n’en peux plus… et puis… nonna Angela… ma pauvre grand-mère qui aimait tant les histoires sentimentales… elle n’imaginait pas… elle n’a jamais su…
— Elle devait quand même s’en douter un peu puisqu’elle a si bien préservé ce chef-d’œuvre.
Pierre embrasse sa joue mouillée. Du bout des doigts, il caresse son épaule et glisse sur la douceur de sa peau au-dessus de l’échancrure du chemisier. Elle se sent mollir contre lui avec l’envie de s’abandonner.
— Quelle injustice, quelle tristesse… continue-t-elle à marmonner, Angela a vécu toute son existence si pauvrement alors que peut-être, qui sait, grâce à la statue, elle aurait pu être très riche…
Pierre cherche sa bouche, muselle ses paroles d’un baiser, aspirant son chagrin. Les yeux embués, elle secoue la tête, tente bien de lui échapper. Rien qu’un instant, sans conviction. L’esprit vidé, elle cède aux lèvres tendres. Il embrasse son visage salé, ses paupières gonflées. La douleur de leur séparation a été si brutale. Bien sûr, elle l’a voulue. Pourtant, en ce moment précis, ne compte plus que le besoin irrésistible et pernicieux de mettre toute cette souffrance entre parenthèses. Le désir annihile les bonnes résolutions.
*
Pierre s’est glissé hors des draps et est passé sans bruit dans la salle de bains. Il est là maintenant debout à côté du lit, enfilant son pull avec d’infinies précautions. Elle le regarde faire sans bouger. Elle sait déjà qu’il va filer rejoindre son épouse, pressé de se justifier en invoquant un prétexte quelconque qu’elle fera semblant de croire.
— Je t’ai réveillée, ma chérie ? Je ne le voulais pas… tu dormais si bien, j’en suis désolé.
Sabrina se demande ce qu’elle va faire de cet épisode d’abandon clandestin. Elle aurait préféré que tout soit limpide, normal. Que l’impulsion irrésistible qui les avait propulsés l’un vers l’autre ne s’arrête pas au seuil de sa porte, mais elle est aussi coupable que lui. Ils n’ont pas pensé aux conséquences. Puisque rien ne changera, elle fait un effort pour chasser les remords et les regrets qui commencent à l’assaillir. Tout le travail de lutte fourni pour essayer d’oublier vient d’être anéanti en une seule soirée par son inconscience.
Ce n’est pas ainsi qu’elle concevait l’amour lorsqu’elle était plus jeune. Elle croyait qu’on tombait amoureux et que tout était idéal et merveilleux. Nul ne lui avait enseigné combien ce sentiment est égocentrique, narcissique, intéressé. Comme ça vous dévaste, et tous les coups foireux auxquels il faut se hasarder pour gagner ce qu’on veut. Comment ses parents avaient-ils pu rester soudés, se soutenir dans les épreuves et traverser toutes ces années sans se séparer ? Comment pourrait-elle en vouloir à Pierre de ne pas remettre en question son mariage ?
Résignée, elle se force à lui dire d’une voix neutre et détachée :
— Ne t’en fais pas pour moi. Va vite retrouver ta femme… Il est tard, elle va s’inquiéter.
Pierre blêmit.
— Assurément, il serait mieux pour nous deux qu’elle n’apprenne pas ce que nous avons fait…
Sabrina semble si affligée qu’il détourne les yeux. Il culpabilise, n’est pas fier de lui. Elle ajoute :
— Tu crains qu’elle le sache ! Sûr qu’elle ne serait pas aux anges. Tu risquerais de morfler, pas vrai ?
Sabrina est bien consciente que lui renvoyer la responsabilité de leur faiblesse ne sert à rien, mais c’est plus fort qu’elle, elle ne veut pas être seule à souffrir. Elle a envie de lui faire peur, de lui faire mal. Trop tard pour regretter ! Cette scène lui donne un goût de déjà-vu et elle se sent trop lasse pour la rejouer.
— Tout cela n’a aucun sens. Nous devons oublier ce qui vient de se passer, murmure-t-elle, fataliste.
— Et toi, que vas-tu faire ? s’inquiète Pierre, mi-soulagé, mi-perplexe.
Sans hésitation, elle le regarde droit dans les yeux d’un air de défi :
— Partir pour Florence !
— Pour Florence ? Seule ?
— Oui. Pour deux raisons. M’éloigner de toi…
Il pâlit, accusant le coup.
— Et puis, je veux mener l’enquête. Savoir qui était cette mystérieuse Costanza. Pourquoi cette sculpture est restée inconnue jusqu’à nos jours. Comment elle était en la possession de ma nonna Angela. Découvrir son pays. M’imprégner de son atmosphère. Et encore bien d’autres choses que tu ne peux pas comprendre.
Elle soupire, soulagée d’avoir repris le contrôle de ses émotions, et pose la main sur le bras de Pierre en signe d’apaisement.
— S’il te plaît, fais-moi une promesse…
Pierre hésite, il est sur ses gardes, ne voulant pas revivre une nouvelle crise. Mais, sans attendre sa réponse, elle poursuit :
— Je dois reconnaître que tu as toujours été honnête envers moi. Tu ne m’as pas menti, tu ne m’as pas trahie. Ce n’était pas le bon moment pour nous deux, trop tard ou trop tôt… qui sait ? Le grand horloger a dû se tromper dans les heures… J’ai confiance en toi. Promets-moi de ne parler de la sculpture à personne. Pas avant mon retour, et pas avant que je puisse recueillir les informations nécessaires. Après tout, ce buste est peut-être une copie, ou plutôt une statue « à la manière de ».
— Ne t’en fais pas. Je te donne ma parole d’honneur de ne rien dire jusqu’à ton retour. Elle est restée plus de cinq cents ans dans l’anonymat, elle peut bien attendre encore un peu…
Il se dirige vers la table où il griffonne quelques lignes sur une feuille de papier.
Stefano Benedetti
Dottore in storia dell’arte
Esperto in Rinascimento
Via degli Strozzi, 5
Firenze
Sabrina se lève, enfile un peignoir et prend la feuille qu’il lui tend. Il explique :
— J’ai eu l’occasion de rencontrer Stefano Benedetti plusieurs fois lors de congrès. C’est le meilleur spécialiste de la sculpture Renaissance florentine. Tu peux aller le voir de ma part. Il est conservateur au musée du Bargello. Tu apprendras beaucoup de lui.
Il hésite puis ajoute avec un sourire penaud :
— Mais fais bien attention, c’est un charmeur italien. Un vrai latin lover !
— Merci bien ! Je suis vaccinée ! rétorque-t-elle en le poussant vers la sortie.
Il lui pose un dernier baiser sur le front en murmurant « Pardon » et elle referme sur lui la lourde porte blindée qu’elle a fait installer, ainsi qu’un coffre-fort caché dans un mur du salon, lorsqu’elle a commencé à avoir chez elle de plus en plus de travaux de restauration, des œuvres chères et précieuses. Elle paniquait à l’idée d’être cambriolée et avait fait transformer son appartement en bunker.
Elle retourne à l’atelier où trône sa mystérieuse nouvelle compagne et après l’avoir couvée d’un ultime regard amoureux, elle l’enferme dans le coffre-fort qu’elle dissimule derrière un tableau sans valeur.
— Bonne nuit, Simonetta Vespucci, murmure-t-elle.
Elle ouvre le tiroir du placard pour y trouver parmi quelques médicaments jetés en désordre celui qui vide la tête de la tristesse, de la solitude et de l’angoisse… Un demi-comprimé… non, tant pis, ce soir, un entier… Une gorgée d’eau pour faire passer avant de se recoucher dans son lit déserté. Elle se remémore sa grand-mère. Les jeux dans la petite maison quand ses parents travaillaient et n’avaient personne pour la garder pendant les vacances scolaires. Angela lui parlait dans un langage qui n’appartenait qu’à elle, mélangeant des mots français dans l’italien, un baragouin que la petite Sabrina comprenait parfaitement. Pour la première fois de sa vie, elle sent vibrer ses racines. Jamais auparavant elle ne s’est posé la question de ses origines ; elle était belge parmi les Belges. Mais aujourd’hui, elle entend l’appel de l’Italie. Le remue-ménage des derniers jours lui crie qu’elle doit partir. Faire ce voyage serait remonter dans le temps, dans les souvenirs perdus, et tisser le fil de sa propre histoire familiale, mieux comprendre d’où elle vient.
Ici, elle se sent seule… si seule. Elle en veut à Pierre et à elle-même. Elle a un besoin irrésistible de fuir très loin de tout ce qui la blesse. »

Extraits
« Le modèle se nomme Simonetta Vespucci.
— Comment le sais-tu?
Pierre sourit devant sa stupéfaction.
— La devise qui est gravée dans l’argile, «La Sans Pareille», est la même que celle qui figurait sur l’étendard de Giuliano de’ Medici, pour une joute donnée sur la place Santa Croce à Florence. Simonetta Vespucci, La Sans Pareille, bien que mariée, fut la «Dame» du chevaleresque Giuliano, c’est-à-dire l’idéale bien-aimée.
— Qui était-elle?
— Simonetta Cataneo avait seize ans quand elle épousa Marco Vespucci, le cousin d’Amerigo.
— Le célèbre navigateur florentin?
— Lui-même, celui qui a donné son nom à l’Amérique.
— Et ma statue… est sa cousine?
— Par alliance. Cette jeune femme a illuminé les chefs-d’œuvre des maîtres du quattrocento, Ghirlandaio, Pollaiuolo, Piero di Cosimo, Botticelli ou Leonardo da Vinci. Elle était adorée, courtisée, les Florentins en étaient fous et une passion naquit entre elle et Giuliano de’ Medici. Si le monde entier connaît son image, en revanche, on sait très peu de choses d’elle. » p. 22-23

« La Sans Pareille Terre cuite naturelle lisse, sans chamotte.
École Renaissance toscane.
Année florentine MCDXCIV — 1494 (l’année florentine commençait le 25 mars, jour de l’Annonciation)
Auteur : Costanza Marsiato (?)
Dimensions : 30 X 20 x 20 cm
État de conservation : lobe de l’oreille gauche ébréché. Mèche de cheveux arrière droite cassée.
Caractéristiques: argile sédimentaire d’origine marine, marquée par sa composition minéralogique riche en carbone qui, travaillée, offre des particularités structurelles et esthétiques très spécifiques telles que: basse absorption, résistance mécanique, résistance aux agents atmosphériques, physiques et chimiques, inaltérabilité dans le temps.
L’argile (grise d’origine) contient un pourcentage important d’oxyde de fer (environ 5%), qui détermine à la cuisson une couleur rouge rosé nuancé de blanc. » 72-73

À propos de l’auteur
MOREAU_Christiana_©DRChristiana Moreau © Photo DR

Christiana Moreau est une artiste autodidacte, peintre et sculptrice belge. Elle vit à Seraing, dans la province de Liège, en Belgique. Après La Sonate oubliée et Cachemire rouge, La Dame d’argile est son troisième roman. (Source: Éditions Préludes)

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Un été à l’Islette

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
À son mari parti à la guerre, Eugénie va confesser les raisons qui l’ont conduite à l’épouser, retraçant le séjour qu’elle a effectué en tant que préceptrice à l’Islette, où elle a croisé Camille Claudel, Auguste Rodin et plus furtivement Claude Debussy.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Auguste Rodin, Camille Claudel et moi

La narratrice du second roman de Géraldine Jeffroy est engagée comme préceptrice durant «Un été à L’Islette». Elle y côtoiera Auguste Rodin et Camille Claudel. Une rencontre que va changer sa vie.

Nous sommes en 1916. Une institutrice se retrouve seule. Son mari est parti à la guerre et ses élèves sont rentrés chez eux. Elle prend alors la plume pour raconter son histoire, pour expliquer à son mari pourquoi elle a choisi de l’épouser. Sous la plume de Géraldine Jeffroy, d’un clacissisme parfait pour ce roman qui nous entraine sur les terres de Balzac, on va très vite comprendre qu’il suffira d’«Un été à l’Islette» pour changer une vie.
Fille d’un couple de parisiens petits-bourgeois – ils tiennent une chapellerie dans le IXe arrondissement –, Eugénie est destinée à devenir institutrice. Afin de la préparer à son futur métier, elle est envoyée en juin 1892 comme préceptrice dans une belle propriété du Val de Loire pour s’occuper de Marguerite, une enfant de six ans.
Réticente à faire ce voyage, elle va toutefois vite tomber sous le charme du lieu et de ses habitants, apprivoiser le personnel, les châtelains et son élève, mais surtout faire la connaissance d’une artiste qui vient s’installer pour l’été.
JEFFROY_chateau_lisletteCe n’est que progressivement que le lecteur découvre que la «barbe sur socle» qui accompagne cette artiste jusqu’à la propriété avant de filer à Paris est Auguste Rodin et qu’Eugénie va séjourner à l’Islette en compagnie de Camille Claudel.
Pour la sculptrice qui se donne corps et âme à son art, il ne s’agit pas de villégiature. La sculpture sur laquelle elle travaille, représentant des jeunes danseuses, accapare tout son temps. Il lui faut toutefois composer avec une santé fragile et essaie de trouver de l’aide auprès d’Eugénie. Cette dernière accepte de l’aider en échange de cours de dessin pour son élève qui va aussi servir de modèle.
Géraldine Jeffroy, en choisissant de nous faire part de la correspondance qu’elle entretient avec Claude Debussy vient tout à la fois donner davantage de relief à son récit et souligner combien le processus créatif est pour les deux artistes, une recherche éperdue vers une certaine perfection.
Quand Auguste Rodin s’invite à son tour, Eugénie croit avoir perdu le lien privilégié qu’elle a pu construire avec Camile. Mais Rodin a aussi besoin d’elle et l’engage comme secrétaire durant son séjour. Une nouvelle aventure commence, plus brève mais plus orageuse, alors que des œuvres majeures se créent, La Valse et La Petite Châtelaine pour Camille Claudel, le Balzac de Rodin et L’Après-midi d’un faune pour Debussy.
Soulignons ici le talent de la romancière qui réussit parfaitement à imbriquer la fiction à la réalité historique, à rendre tout à fait plausible cette rencontre et les parcours respectifs de ces artistes qui marqueront à tout jamais la future institutrice.
Ce court – et beau – roman peut se lire comme un chemin vers l’émancipation d’une jeune femme, comme un manuel de création artistique, comme un nouvel épisode des relations tumultueuses entre Camille Claudel et Auguste Rodin. Mais il est avant tout la confirmation du joli talent de Géraldine Jeffroy !

JEFFROY_camille-rodin-100ans« Vous ne pouvez vous figurer comme il fait bon à l’Islette… et c’est si joli là ! …
Si vous êtes gentil à tenir votre promesse, nous connaîtrons le paradis. » Camille Claudel à Rodin © Documents photographiques: Château de l’Islette

Un été à l’Islette
Géraldine Jeffroy
Éditions Arléa
Roman
144 p., 17 €
EAN 9782363082015
Paru le 12/09/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à L’Islette (à 2 kilomètres à l’ouest d’Azay-le-Rideau) et dans les environs, à Cheillé et Tours, ainsi qu’à Paris.

Quand?
L’action se situe de la fin du XIXe siècle à 1916.

Ce qu’en dit l’éditeur
Château de l’Islette, juillet 1892. Camille Claudel y installe son atelier estival. Comme Rodin tarde à la rejoindre, elle confie son désarroi à Claude Debussy et travaille sans relâche. À mesure que La Valse prend forme, traduisant la tension extrême au sein du couple, la petite châtelaine et sa préceptrice, Eugénie, entrent dans la danse.
Géraldine Jeffroy tisse avec subtilité vérité artistique et imagination romanesque. Des destinées se croisent et des passions s’exacerbent. Cet été-là verra naître des chefs-d’œuvre: La Valse et La Petite Châtelaine de Camille Claudel, le Balzac de Rodin et L’Après-midi d’un faune de Claude Debussy.

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INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Millou, ce que tu me racontes du front m’afflige… L’interminable attente dans le froid et la boue, l’ennui mêlé de peur… Et à présent le bruit incessant des bombardements, la terre gelée qui tremble, la terre qui vous avale…
Mon dieu, dans quel marasme sordide vous a-t-on jetés? Dire qu’ici les enfants jouent à être soldats, ignorant l’angoisse dans les yeux de leur mère, certains que c’est dans les batailles que naissent les héros. Ce n’est pourtant pas cela que je leur enseigne, non, je ne suis pas une bonne patriote. Mais donne-leur raison mon adoré et reviens-moi, si ce n’est en héros, du moins en vie. Bats-toi, puisqu’il le faut; tue pour ne pas être tué et seulement pour cela, je me moque de la victoire et de la France à présent. Peu m’importe l’issue de cette guerre, je veux que tu sois à nouveau ici, à mes côtés, pour que je puisse répondre à tes questions, car tu en auras. Longtemps je t’ai raconté une fable. Pour ton honneur et pour le mien. Puisque les hommes s’obstinent à tracer malgré elles le destin des femmes, j’ai très tôt décidé d’emprunter un autre chemin avant d’inventer librement ma vie.
Mes élèves ont quitté la classe il y a une heure, j’ai fermé l’école et je me suis installée à mon pupitre. J’y passerai certainement la nuit à t’écrire. Tu me liras avant ce Proust que tu me réclames et que tu recevras avec ma prochaine lettre. C’est ainsi, la guerre change les priorités et je n’ai que trop repoussé le moment. Lis donc sans attendre et si tu le peux ne t’interromps pas. Il est temps que tu saches quelle est vraiment mon histoire et pourquoi j’ai lié mon existence à la tienne.
Tout commença par l’irritation de ma mère à mon égard. Je suis née à Paris dans une famille d’artisans-commerçants. Ma mère confectionnait des chapeaux, mon père les vendait dans une petite boutique-atelier du 9e arrondissement qui faisait toute leur fierté. L’enseigne «chapelier-modiste Farnoux» attirait une clientèle exigeante et fidèle. Petits-bourgeois méritants, catholiques juste ce qu’il faut et même républicains débutants, mes parents n’eurent pas d’autre enfant que moi, tout occupés qu’ils étaient à la prospérité de leur affaire. Je fus une fillette facile, discrète
et très vite autonome. Devenue adolescente je restai une jeune fille sans histoires, curieuse de tout ou presque; à la grande déception de mes parents je montrais peu de dispositions pour la couture; j’étais une piètre vendeuse et je poussais l’affront jusqu’à ne pas avoir de «tête à chapeau». C’est ainsi qu’ils avaient souhaité que je fasse de études et que j’apprenne un peu le piano car tête à chapeau ou non, il faudrait, le temps venu me trouver un mari à la hauteur de ma «condition». On espéra que la nature opérerait sa par de travail, on attendit longtemps que les traits de mon visage s’affinent, que mon corps s’allonge… mais à l’âge où les morphologies n’évoluent plus guère, ma mère comprit que les prétendants ne se bousculeraient pas. Pragmatique, elle décida alors que je deviendrais institutrice afin d’assurer mon indépendance économique. Sur ce plan-là au moins je pensais pouvoir la satisfaire. Je trouvais dans mes lectures tout l’épanouissement nécessaire à mon bien-être et je ne pensais pas qu’un homme puisse me donner plus de satisfactions que celles que me procuraient les livres et la musique à laquelle j’avais pris, très tôt, énormément de goût.
Pour asseoir mes dispositions pour l’enseignement, ma mère trouva à me placer comme préceptrice tout un été au service d’une châtelaine tourangelle. »

Extraits
« Ainsi j’assistai à quelques séances de poses pendant lesquelles je devais noter les réflexions du maître. Les études de tête plongèrent Rodin dans de longs silences de perplexité. Il tournait, concentré, autour de son modèle et de son bloc de terre, allant de l’un à l’autre, collant ses yeux de myope sur le nez d’Estager, passant d’un profil à l’autre, il tournait tel un toréador, les yeux injectés de sang, modelant de ses grosses mains la boule informe et brune sur sa selle: la naissance du poignet pour tasser, la paume pour aplatir, le pouce pour modeler… petit à petit il tirait un sens de ces bosses et de ces creux, petit à petit de la terre et de l’eau naissait une expression. »

« C’est à ce moment-là que je pris réellement conscience de ma solitude. J’avais eu à l’IsIette l’illusion d’avoir une famille, ou du moins une place non négligeable. »

À propos de l’auteur
Géraldine Jeffroy est née à Chinon, en Touraine. Elle est professeur de lettres en région parisienne. Elle est également l’auteur de Soutine et l’Écolier bleu, Fondencre, 2019. (Source: Éditions Arléa)

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Les Mains de Louis Braille

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En deux mots:
La vie de Louis Braille passionne la narratrice qui décide d’en faire un film. On la suit tout au long de l’écriture du scénario et de ses découvertes avec, en parallèle, le récit de la vie de l’inventeur de l’écriture pour aveugles.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La scénariste emportée par son sujet

Hélène Jousse résume parfaitement son premier roman en disant qu’il s’agit de l’histoire «d’une scénariste qui se met à l’écriture d’un film sur Braille et qui, en découvrant la vie de cet enfant, va voir sa propre vie transformée.»

Ce qui est formidable avec le premier roman d’Hélène Jousse, c’est qu’il nous offre plusieurs portes d’entrée, toutes aussi passionnantes les unes que les autres. Il y a d’abord celle qui nous fait découvrir Constance, la narratrice. La vie ne l’a pas épargnée puisqu’elle se retrouve désormais seule après le décès de son mari et va tenter d’apaiser sa douleur dans le travail. Une situation particulière qui va lui permettre, presque inconsciemment, de développer une sensibilité très particulière pour le sujet du film qu’elle prépare, un biopic consacré à Louis Braille, l’inventeur du système d’écriture pour aveugles qui porte aujourd’hui son nom. Et dont Thomas, le réalisateur, va profiter.
Car Constance est scénariste. En la suivant, on va pouvoir découvrir comment se construit un film, comment un scénario s’étoffe, quel travail de repérage est nécessaire et comment on tente de remplir les lacunes d’une biographie. Aurélien, jeune recherchiste, va ici s’avérer d’un précieux secours. C’est notamment lui qui va apprendre à Constance le curieux marché passé entre l’État et la commune natale de Louis Braille: son corps est au Panthéon, ses mains sont à Coupvray.
Hélène Jousse a eu la bonne idée de nous offrir un roman dans le roman. Il nous ramène au tout début du XIXe siècle, à ce jour funeste où le petit Louis s’amuse dans l’atelier de bourrelier de son père et se crève un œil avec un poinçon. Une blessure si vive qu’elle va entraîner la perte de son œil et, quelques jours plus tard, la perte de sa vue. Mais Louis est un garçon curieux, avide de savoir et à six ans, au fond de la classe, son instituteur ébahi découvre qu’il a enregistré les fondamentaux de l’arithmétique, de la grammaire, de l’histoire et de la géographie. Avec l’aide du curé, puis d’un nobliau de province, il est accepté à Paris, dans le seul établissement accueillant les jeunes aveugles. En fait, il s’agit d’un endroit insalubre où les élèves tombent comme des mouches. Mais là encore, Louis résiste aux difficiles conditions de vie et à la cruauté de l’équipe dirigeante.
Il trouve d’une part du soutien auprès de Gabriel, un collègue avec lequel il s’entend à merveille – «Les deux forment un tandem incroyablement performant. Ils se sont trouvés.» – et d’autre part auprès du concierge qui brave le règlement et sa hiérarchie pour venir en aide aux pensionnaires. Il s’arrange par exemple pour donner de l’argile à Louis lorsqu’il est mis au cachot pour qu’il puisse passer le temps en façonnant la Terre (quand on sait qu’Hélène Jousse est aussi sculptrice, on imagine le plaisir qu’elle a dû éprouver en imaginant cette scène). Mais ces petites lueurs d’espoir ne peuvent enrayer l’inexorable déclin d’une institution si mal gérée. Le miracle va se produire en 1821, avec l’arrivée d’un nouveau directeur.
Ce dernier va transformer le système éducatif en place et notamment proposer à Charles Barbier de La Serre de faire un exposé sur son système de codage par points mis au point pour l’armée.
Gabriel et Louis s’enthousiasment, mais doivent bien vite se rendre à l’évidence: «celui qui voit ne peut avoir la moindre idée de l’île noire dans laquelle ils vivent, ni des passerelles nécessaires pour rejoindre le continent des voyants.» Quelques mois plus tard le «procédé pour écrire les paroles, la musique et le plain-chant au moyen de points, à l’usage des aveugles et disposés pour eux» est créé.
Constance parviendra-t-elle à vendre son histoire? Le film Les Mains de Louis Braille verra-t-il le jour? Je vous laisse le découvrir, tout comme le destin réservé à Louis Braille à la suite de son invention. Attendez-vous à quelques surprises!

Les mains de Louis Braille
Hélène Jousse
Éditions JC Lattès
Roman
350 p., 19 €
EAN 9782709661560
Paru le 06/02/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris, Mais aussieht à Coupvray.

Quand?
L’action se situe de nos jours. On y évoque aussi le döbut de XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Veuve depuis peu, Constance, la quarantaine, auteur de théâtre à succès, se voit confier l’écriture d’un biopic sur Louis Braille par son producteur et ami Thomas. Assistée d’Aurélien, mystérieux et truculent étudiant en histoire, elle se lance à cœur perdu dans une enquête sur ce génie oublié, dont tout le monde connaît le nom mais si peu la vie.
Elle retrace les premières années de Louis Braille, au tout début du XIXe siècle, ce garçon trop vif qui perd la vue à l’âge de trois ans à la suite d’un accident. Déterminé à apprendre à lire, il intègre l’Institution royale des jeunes aveugles. Mais dans ce bâtiment austère et vétuste, où les petits pensionnaires sont élevés à la dure, nul n’entend leur enseigner la lecture. Et pour cause: il n’existe aucune méthode. Constance découvre le combat de Louis pour imaginer la lecture au bout des doigts, jusqu’à l’invention, a même pas dix-huit ans, du système qui a révolutionné depuis la vie de tous les aveugles.
Dans ce roman, hommage à ce garçon dont le génie n’avait d’égale que la modestie, Hélène Jousse entremêle les vies et les époques et explore la force de l’amour, sous toutes ses formes. Avec une question qui affleure : qu’est-ce qu’un destin, sinon une vie qui fait basculer celle des autres?

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Luchon Mag (entretien avec Hélène Jousse)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Scénario scène 1. Trois ans. Coupvray.
C’est un jour de juillet pluvieux. Un matin de l’été 1812. Depuis l’aube, les averses ont succédé aux éclaircies. Louis aime la pluie parce qu’elle réunit sa famille. Quand il pleut, sa mère renonce à aller au champ et reste à l’abri avec lui et sa sœur aînée. Parfois, son père aussi cède à l’attrait de cette intimité tendre et chaude, au cœur de sa maison. Il abandonne son atelier et les rejoint autour de la cheminée, tel l’avare s’assurant que son trésor n’a pas disparu.
Depuis le jour où sa mère, impérieuse et joueuse, a fait arrêter la diligence de Meaux en pleine campagne pour qu’il puisse écouter les gouttes d’eau s’écraser sur le plafond entoilé de la calèche, Louis raffole du bruit de la pluie. Toute sa vie, il continuera à l’aimer. Sa bonne nature ne connaît pas la rancune.
Mais aujourd’hui, malgré l’orage, sa mère n’est pas là, contrairement à son habitude. Obligée d’aller vendre ses légumes au marché, elle n’a pas voulu qu’il l’accompagne, de peur qu’il ne prenne froid. Elle l’a laissé sous la surveillance de son mari, dans l’atelier où l’enfant adore fureter.
Louis aime se lever très tôt et prendre une longueur d’avance sur le jour naissant, sur ses parents et sa sœur qui sommeillent encore. Il fouine. Les objets et leur mystérieux ballet l’intriguent. Les choses lui en apprennent beaucoup sur les gens. Tout semble lui dire quelque chose. Alors, dans son petit monde de tout petit enfant, il ne néglige rien, et tout devient grand.

M. Braille termine de coudre un harnais pour le notaire, qui ne va pas tarder à lui amener son cheval. On le dit consciencieux et habile, et les gens viennent de loin pour le faire travailler, lui, et pas un autre. Louis le voit. Il en est fier. Le bourrelier aime son métier qui mobilise ses mains mais aussi, dans la conscience que nécessite chaque geste, le meilleur de son esprit.
Le petit garçon reste là, à regarder son père au travail. Ce ne sont pas les gestes d’un artisan adroit qu’il voit mais une danse toujours nouvelle et chaque fois aussi distrayante. Le visage à hauteur d’établi, Louis observe les mains de son père s’envoler, se refermer sur un outil, puis se reposer sur le cuir tendre. Ses deux bras merveilleusement articulés se plient et se déplient en rythme pour affûter, couper, piquer, tordre, étirer, lustrer. Le buste, léger et vif, s’ajuste avec souplesse, accompagnant chaque geste. Louis contemple ce beau géant en branle au-dessus de lui.
L’enfant regarde fasciné le corps solide de son père, comme un monde en soi. Il y voit une splendide mécanique capable de reconstruire, s’il le fallait, la grande mécanique qui l’entoure. Louis, âgé de trois ans – trois ans et demi, précise-t-il –, a le regard dilaté par l’admiration qu’il ressent pour ce puissant humain qui, non seulement existe, mais par bonheur l’aime, lui, si petit. Alors, il se dit que ça n’est pas rien ce qu’il est, puisque le colosse se penche si bas et si souvent vers lui. Et cela le rend heureux, simplement et profondément heureux d’avoir le droit d’être là.
Ils ont passé la matinée ensemble dans l’atelier, – un de ces moments de l’enfance où le temps semble s’étirer, où la félicité de l’instant contamine l’instant d’après, où le bonheur nous laisse croire qu’il ne se sauvera jamais.
M. Braille quitte un instant son établi pour fixer le harnais à l’encolure du cheval de son client qui l’attend dehors, déjà trempé. Louis se retrouve seul. Seul au monde dans le monde de son père qu’il croit être déjà le sien. Après avoir longuement promené son regard autour de lui, il commence à toucher les objets de cuir fabriqués par son père. Puis les objets qui fabriquent les objets, ses précieux outils, prolongements de la main paternelle. Et puis, il se prend pour son père… Comment faire autrement ?
Debout, hissé sur le tabouret tournant, il saisit d’une main un morceau de cuir, et de l’autre le poinçon de métal que maniait l’artisan. Il va aider son papa, continuer son travail. Et il sera fier de lui. Louis entend sa voix grave dans la cour. Rassuré, il décide d’imiter le mouvement qu’il a vu faire tant de fois. Miracle, l’outil lui obéit. Il s’aperçoit qu’il reproduit sans mal le geste du bourrelier. Alors il recommence. Il en est stupéfait. Comme si sa main savait déjà. Il regarde le morceau de cuir poinçonné. Il pousse un soupir de satisfaction, se relâche, et, à cette seconde précise, le tabouret vrille et emporte son corps. Dans sa chute, la pointe qu’il serre encore dans sa main se plante dans son œil. Un hurlement déchire l’espace qui le sépare de son père. La minute suivante, Simon est là, tenant dans ses bras un petit garçon inanimé, le visage en sang. Cet enfant est le sien. Cette minute de trop, Simon ne se la pardonnera jamais. Elle va pourtant faire de la vie de son fils un destin. Qu’est-ce qu’un destin, sinon une vie qui fait basculer celle des autres? »

Extraits
« Carnet rouge de Constance
Thomas, c’est lui qui a tout déclenché. Il a toujours taillé dans le réel comme on taille dans un bloc de marbre. Jamais un coup de ciseau hésitant.
J’avais rendez-vous avec lui le lendemain de ma visite au Panthéon pour discuter de l’achat des droits de ma dernière pièce, qu’il voulait adapter au cinéma. Et là, sans doute pour parler d’autre chose que de boulot, je lui ai raconté Louis Braille, l’accident, l’infection, l’enfant inventeur, la tombe gravée en braille, la vieille dame et sa main tendre sur mon épaule, et tout ce que je sais et aime déjà de Louis. J’en avais les larmes aux yeux. Cet enfant génial me touche davantage que je ne l’aurais cru. Thomas m’a écoutée sans un mot, bouche bée, puis m’a posé quelques questions précises et inattendues, comme il en a le don.
Après notre déjeuner, Thomas m’a invitée à le suivre dans son bureau. Il est soudain devenu grave et m’a parlé comme si je n’avais pas le choix. Ne pas décider convenait tout à fait à ce moment vertigineux de ma vie. Ne rien vouloir. Que l’on veuille pour moi. J’étais prête à accepter n’importe quelle proposition décente qui me maintienne dans le courant de la vie. Par chance, ç’a été celle-ci. « Constance, faites-moi un scénario de la vie de Braille », m’a-t-il demandé comme s’il m’avait dit « Faites-moi un enfant ». Il a continué, pragmatique : « J’aurai des financements si le film est prêt pour le festival de Cannes. Il va falloir faire vite. Vous avez deux mois, Constance. C’est une vraie course contre la montre. C’est vous et personne d’autre que je veux. »

« Je ne parviens plus à écrire. Cela m’est déjà arrivé, mais cela ne m’inquiète pas toujours autant. J’y suis depuis un mois. Je suis partie bille en tête. J’ai d’abord lu tout ce que je pouvais, pas grand-chose finalement, car peu de gens se sont penchés sur son destin. Je ne me l’explique pas. Quelques-uns de ses contemporains ont parlé de Louis dans des notes biographiques: Pignier, Coltat, Roblin sont de ceux-là. Gabriel, son fidèle ami, n’en a pas eu le temps car il a suivi Louis dans la mort et pour la même raison. Ces récits nourrissent le précieux ouvrage de Pierre Henri écrit dans les années 1950 avec un soin méticuleux et un respect scrupuleux de la vérité. Depuis, un Américain C. Michael Mellor a rassemblé lettres et documents pour retracer, au plus juste, la vie de Louis. J’ai pris des notes sur les notes, j’ai gribouillé des carnets, j’ai tracé des croquis, l’ai dessiné le plan de l’Institut, j’ai résumé, j’ai extrapolé, j’ai composé des scènes, j’ai écrit un synopsis pour les mettre dans l’ordre. Puis cet ordre m’a déplu. Je l’ai reconstruit autrement et encore autrement. »

« Les Mains de Louis Braille, voilà Aurélien le titre du film, et la pierre d’angle de notre récit! Tout repose sur les mains de Louis, ce sont des mains qui voient, ce furent les premières mains à lire, c’est un morceau de corps glorieux qu’on s’arrache, c’est la nuit qu’on traverse. Elles ne lui appartiennent plus dès lors qu’elles deviennent un symbole.» Je ne m’arrêtais plus. J’étais enflammée. «Les mains de Louis Braille ne sont pas des mains, elles sont la prunelle des yeux du monde aveugle!» J’exultais. Moi aussi je me les appropriais, d’emblée, d’instinct. »

« Je venais de plonger dans un autre monde, de comprendre ce qui depuis deux ans me faisait défaut: je n‘étais pas aveugle. Pour avoir accès au braille, il faut ne pas voir. Voir empêche de lire du bout des doigts. Le code inventé par Louis est génial car il fait de la pulpe du doigt une tête de lecture. D’abord lente, elle gagne en vitesse après des mois d’apprentissage pour finir par avoir la vitesse d‘un œil qui parcourt une ligne. Le professeur aveugle m’avait ouvert les yeux sur cette évidence. C’est en me les fermant qu’il y était parvenu. »

À propos de l’auteur
Hélène Jousse est sculptrice. Elle enseigne son art aux autres, et en particulier aux enfants. Il y a trois ans, un jeune homme aveugle depuis quelques mois est venu lui demander de l’aider à sculpter. Pour elle, un monde s’est ouvert. Les Mains de Louis Braille est son premier roman. Elle vit à Paris (6e). (Source : Éditions JC Lattès)

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Manifesto

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En deux mots:
Léonor part à la Pitié-Salpêtrière pour y veiller son père Félix. Elle sait qu’il vit ses dernières heures. Tandis que l’esprit du défunt vagabonde en compagnie d’Hemingway, sa fille lui confie ce qu’elle lui doit, ses mots d’amour…

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Aficionado, appassionato… Manifesto

Une nouvelle petite merveille signée Léonor de Récondo. Après le magnifique Point Cardinal, voici un témoignage très émouvant sur les dernières heures passées avec son père Félix.

Avec cet émouvant hommage à son père, Léonor de Récondo démontre avec maestria qu’elle est l’une de nos plus belles plumes. C’est-à-dire qu’elle réussit à faire une œuvre littéraire d’un drame intime, qu’elle parvient à transcender la mort de son père pour en faire une ode à la liberté. Un Manifesto tout entier contenu dans cette phrase «Pour mourir libre, il faut vivre libre.»
Après Amours et Point Cardinal, voici donc le récit des derniers jours de Félix, cloué sur son lit dans une chambre l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Un univers froid et sans âme, un environnement dont Léonor et sa mère vont tenter de faire abstraction pour accompagner les derniers jours de cet homme.
Félix a quant à lui déjà fait disparaître les murs de l’hôpital. Il est au bord de la mer assis sur un banc aux côtés d’Ernest Hemingway. Ce n’est «pas seulement le lieu du souvenir, mais aussi celui d’une espérance, d’une vie passée fringante et riche».
On l’aura compris, l’esprit de Félix vagabonde, s’engage sur les routes des souvenirs, celui d’une enfance en Espagne, de la guerre contre Franco, de l’exil.
Et qui mieux qu’Hemingway, cet autre amoureux de l’Espagne, pour évoquer ces années, ces paysages, ces combats et la douleur de l’exil. Sans oublier les morts, à la fois si lointains et si proches, les morts qu’il va rejoindre… «Mais je n’y crois pas. On meurt, c’est tout, et on agrandit l’âme de ceux qui nous aiment. On la dilate. La mienne va bientôt exploser.»
Pour Cécile et Léonor l’inconcevable, l’inacceptable, mais la tout aussi inévitable fin s’inscrit dans une autre chronologie, à la fois insoutenable dans l’attente et trop rapide pour tout dire : «Je ne veux rien oublier, je veux que ça s’inscrive. Dans quelques heures, je ne te verrai plus, c’est maintenant que se fait le souvenir. Et pourtant, je sais que je vais oublier, comme j’ai oublié les mains et le rire de Frédéric, et ce n’est pas faute d’amour. Je voudrais retenir vos voix à tous, en faire une polyphonie. Y ajouter la mienne le moment venu.»
Une procession qui n’oublie ni les grands-parents, ni le frère, ni Dominique retrouvée morte dans un squat à Montreuil.
Au chagrin, à la peine qui tétanise, j’imagine ce besoin de trouver une issue, de «faire le deuil». Et j’imagine tout autant la romancière essayer de poser sur le papier un début d’histoire, d’y revenir, de pleurer de rage, de tout jeter puis de recommencer. Puis d’arriver à ce moment de grâce, de communion avec Félix le sculpteur. Où ce qu’il dit de son art peut aussi se dire de celui de sa fille «mon paysage intérieur est surpeuplé, foule dense, désespérée souvent. On m’a demandé d’où venaient mes personnages, s’il y avait une image originelle qui viendrait hanter toutes les autres. Je ne le crois pas. Il y a des émotions passées qui, lorsqu’on les retrouve en pensée, nous bouleversent chaque fois.»
Bouleversant, ce roman l’est à coup sûr. Il impose Léonor de Récondo comme l’une de nos plus élégantes stylistes.

Manifesto
Léonor de Récondo
Sabine Wespieser éditeur
Roman
192 p., 18 €
EAN 9782848053141
Paru le 10/01/2019

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris avec des réminiscences de l’exil de l’Espagne vers la Côte basque. On y cite Irun, Saint-Jean-de-Luz, Hendaye, Dax, Mont-de-Marsan ainsi que les Cévennes ou encore Nîmes. On y évoque aussi Montreuil.

Quand?
L’action se situe de nos jours. On y évoque des souvenirs remontant jusqu’à 1920.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Pour mourir libre, il faut vivre libre.» La vie et la mort s’entrelacent au cœur de ce «Manifesto» pour un père bientôt disparu. Proche de son dernier souffle, le corps de Félix repose sur son lit d’hôpital. À son chevet, sa fille Léonor se souvient de leur pas de deux artistique – les traits dessinés par Félix, peintre et sculpteur, venaient épouser les notes de la jeune apprentie violoniste, au milieu de l’atelier. L’art, la beauté et la quête de lumière pour conjurer les fantômes d’une enfance tôt interrompue.
Pendant cette longue veille, l’esprit de Félix s’est échappé vers l’Espagne de ses toutes premières années, avant la guerre civile, avant l’exil. Il y a rejoint l’ombre d’Ernest Hemingway. Aujourd’hui que la différence d’âge est abolie, les deux vieux se racontent les femmes, la guerre, l’œuvre accomplie, leurs destinées devenues si parallèles par le malheur enduré et la mort omniprésente.
Les deux narrations, celle de Léonor et celle de Félix, transfigurent cette nuit de chagrin en un somptueux éloge de l’amour, de la joie partagée et de la force créatrice comme ultime refuge à la violence du monde.

Les critiques
Babelio
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RFI
Blog Domi C Lire
Blog Sur la route de Jostein


Léonor de Récondo présente son nouveau roman Manifesto © Production Librairie Mollat

Incipit (Les premières pages du livre)
J’ai commencé l’écriture de ce texte depuis plusieurs mois déjà, quand je fais un rêve. Je suis dans une pièce entourée d’une multitude de petits bouts de papier. Cécile, ma mère, est assise sur un canapé, elle m’observe. Je dois écrire la quatrième de couverture de ce livre. Je suis angoissée, j’essaie de mettre en ordre les petits bouts de papier, ce qu’il s’est passé dans les années 1980, puis 1990, et cette nuit-là. La nuit du 24 au 25 mars 2015 où Cécile et moi avons accompagné Félix, mon père, vers la mort.
Je suis perdue, Cécile est calme. Elle me dit :
– C’est simple, Léonor. Quelle est la phrase qui viendrait tout définir?
Je la regarde, je ne sais pas. Sans lui répondre, je continue de fouiller frénétiquement les papiers.
Elle poursuit :
– La phrase importante de ce manifeste, de ton Manifesto?
Je m’arrête à nouveau. Je réfléchis et réponds :
– Pour mourir libre, il faut vivre libre.
Et je me réveille en sursaut avec ce mot «Manifesto».
Cécile, en plus d’être l’un des personnages principaux de ce texte, m’offrait un titre et la possibilité de poursuivre l’écriture de cette ultime conversation entre Félix et Ernest Hemingway.

«Je te vois assis sur le banc en marbre, le ciel sous les pieds. Tu regardes la vallée. Je m’approche lentement, la montée m’a fatigué. Tu as le dos courbé. Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus, Ernesto? Des décennies, dans les années cinquante sûrement, j’avais vingt ans, et toi, trente de plus.
Aujourd’hui, je savais que je te trouverais là. Il faut qu’on se raconte, toi, moi, les autres. Sinon, on se taira et on regardera le paysage longtemps, à s’en remplir les yeux. On se dira : tu te souviens ? Et on se souviendra de tout, Ernesto, très précisément de chaque détail.
Peut-être qu’on posera des mots dessus. Il paraît que ça allège. On deviendra, alors, si légers qu’il n’y aura plus de banc, plus rien, juste le ciel et tous les détails qu’on y trouvera. On se regardera et on rira des rides, des cheveux blancs, des dents qui manquent. On s’observera du coin de l’œil, la pupille vive comme au premier jour, et on pensera aux femmes qu’on a aimées, à leurs corps, à leurs seins chauds et fragiles dans nos paumes, à leurs ventres tendus, à nos bouches
sur leurs lèvres. On y pensera comme si c’était hier, et nos mains nues se souviendront. Je te vois de dos, Ernesto, je m’approche lentement.
Je vois la forêt et le bois, je sens la chaleur de l’été. On lancera les phrases à la montagne. Tu me parleras de ton suicide et des toros. Je te parlerai de mes enfants morts, et puis j’ouvrirai la boîte que j’ai avec moi et je te montrerai le violon. Il n’y aura personne pour le faire sonner, mais ça n’a plus d’importance. J’ai tellement imaginé, rêvé ce son, qu’en ouvrant l’étui tu l’entendras un peu, et moi, je l’entendrai parfaitement.
La musique se faufile dans le fil du bois, attend, se cache, puis s’endort. Léonor viendra la réveiller un jour. Mais aujourd’hui, ce qui compte, c’est qu’on se retrouve, toi et moi.
Tu me parleras de Madrid et du Florida, de Martha, comme elle était chic toujours, même dans la poussière des bombardements, même sur le front, même devant la mort au coin de la rue. Et puis tu me décriras encore et encore ses jambes, si longues. Je hocherai la tête. Je ne l’ai jamais rencontrée. On va revivre tout ça ensemble avec nos doutes et nos silences. Personne n’est là pour nous entendre, pour se moquer du lyrisme des deux petits vieux. On ne radote pas. Non, on se dit tout ça avec notre corps, une bonne dernière fois. Une dernière fois aussi longue qu’une éternité. Et on se tapera sur l’épaule.
Ernesto, tu es en vie.»
«Toi aussi Félix.»

Extrait
« Je ne veux rien oublier, je veux que ça s’inscrive. Dans quelques heures, je ne te verrai plus, c’est maintenant que se fait le souvenir. Et pourtant, je sais que je vais oublier, comme j’ai oublié les mains et le rire de Frédéric, et ce n’est pas faute d’amour. Je voudrais retenir vos voix à tous, en faire une polyphonie. Y ajouter la mienne le moment venu. »

À propos de l’auteur
Léonor de Récondo, née en 1976, débute le violon à l’âge de cinq ans. Son talent précoce est rapidement remarqué, et France Télévisions lui consacre une émission alors qu’elle est adolescente. À l’âge de dix-huit ans, elle obtient du gouvernement français la bourse Lavoisier qui lui permet de partir étudier au New England Conservatory of Music (Boston/U.S.A.). Elle devient, pendant ses études, le violon solo du N.E.C. Symphony Orchestra de Boston. Trois ans plus tard, elle reçoit l’Undergraduate Diploma et rentre en France. Elle fonde alors le quatuor à cordes Arezzo et, grâce au soutien de l’association ProQuartet, se perfectionne auprès des plus grands maîtres du genre (Quatuor Amadeus, Quatuor Alban Berg). Sa curiosité la pousse ensuite à s’intéresser au baroque. Elle étudie pendant trois ans ce nouveau répertoire auprès de Sigiswald Kuijken au Conservatoire de Bruxelles. Depuis, elle a travaillé avec les plus prestigieux ensembles baroques (Les Talens Lyriques, Le Concert d’Astrée, Les Musiciens du Louvre, Le Concert Spirituel). De 2005 à 2009, elle fait partie des musiciens permanents des Folies Françoises, un ensemble avec lequel elle explore, entre autres, le répertoire du quatuor à cordes classique. En février 2009, elle dirige l’opéra de Purcell Didon et Enée mis en scène par Jean-Paul Scarpitta à l’Opéra national de Montpellier. Cette production fait l’objet d’une tournée. En avril 2010, et en collaboration avec la chanteuse Emily Loizeau, elle crée un spectacle mêlant musique baroque et musique actuelle.
Léonor de Récondo a été premier violon sous la direction de Vincent Dumestre (Le Poème Harmonique), Patrick Cohën-Akenine (Les Folies Françoises), Enrico Gatti, Ryo Terakado, Sigiswald Kuijken. Elle est lauréate du concours international de musique baroque Van Wassenaer (Hollande) en 2004.
Elle fonde en 2005 avec Cyril Auvity (ténor) L’Yriade, un ensemble de musique de chambre baroque qui se spécialise dans le répertoire oublié des cantates. Un premier disque de l’ensemble paraît chez Zig-Zag Territoires autour du mythe d’Orphée (plusieurs fois récompensé par la presse), un deuxième de cantates de Giovanni Bononcini en juillet 2010 chez Ramée.
Léonor de Récondo a enregistré une quinzaine de disques (Deutsche Grammophon, Virgin, K617, Alpha, Zig-Zag Territoires) et a participé à plusieurs DVD (Musica Lucida). En octobre 2010, paraît son premier roman, La Grâce du cyprès blanc, aux éditions Le temps qu’il fait.
Depuis 2012, elle publie chez Sabine Wespieser éditeur: en 2012, Rêves oubliés, roman de l’exil familial au moment de la guerre d’Espagne. En 2013, Pietra viva, plongée dans la vie et l’œuvre de Michel Ange, rencontre une très bonne réception critique et commerciale. Amours, paru en janvier 2015, a remporté le prix des Libraires et le prix RTL/Lire. Point cardinal, paru en août 2017 a été finaliste du prix Fnac, élu prix du Roman des étudiants France Culture/Télérama, et 5e au palmarès Livres Hebdo des libraires. Manifesto, paru en janvier 2019, renouera avec la veine autobiographique de Rêves oubliés.

Page Wikipédia de l’auteur 

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