Extrême paradis

GOUX_extreme_paradis

  RL_2024

En deux mots
Après le décès de son père en Floride, le narrateur se rend dans cet État qui a fait sécession pour tenter de comprendre ce qui s’est passé dans ce paradis réservé aux personnes âgées. Il va finalement découvrir que derrière les bonnes intentions se cache un monde beaucoup plus sombre. Un monde qui obsédait son père.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le paradis des vieux est un enfer

Clovis Goux imagine la sécession de la Floride pour y établir les VUF, les Villages-Unis de Floride. Dans cet État réservé au plus de 55 ans, le narrateur vient enterrer son père qui avait choisi ce petit paradis. Une dystopie habilement construite, avec humour et suspense.

Quand il apprend la mort de son père, le narrateur, qui est pigiste à Paris, décide de prendre l’avion pour la Floride. Didier, son géniteur, avait choisi de s’installer dans ce nouvel État, baptisé VUF (Villages-Unis de Floride). Réservé au plus de 55 ans possédant un patrimoine conséquent, il promet aux retraités de couler des jours heureux sous le soleil. Ici, pas d’insécurité – pour ne pas qu’elle s’endorme, la police est appelée quand deux voiturettes de golf s’entrechoquent – pas de cimetière, mais des circuits de golf et des barbecues pour entretenir la convivialité. «Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau.»
Arrivé sur place, il apprend que la mort de son paternel serait due à un accident après une mauvaise chute dans son salon, sur un coin de table. Mais comme la législation impose la crémation et la dispersion des cendres, il n’y a pas de cadavre. Ce qui va perturber le journaliste qui décide d’enquêter. Il interroge le chauffeur, un taiseux, et la femme de chambre, un peu plus bavarde. Il va réclamer le certificat de décès et tenter d’en apprendre davantage auprès de l’inspecteur Anderson, chargé des formalités.
Au fil des jours, il va découvrir comment fonctionne la communauté, mais aussi que son père était obsédé par les affaires criminelles au point de rassembler une solide documentation sur tous les faits divers et cold cases de la région: «Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence.» Michelle, l’amante du père, puis bientôt du fils, va pouvoir éclairer un peu sa lanterne.
Les codes du thriller vont permettre à Clovis Goux d’explorer les travers de ce communautarisme bâti sur la peur des jeunes, sur le dangereux repli sur soi. Je me souviens avoir vu, lorsque je voyageais en Floride, des publicités pour un village érigé par la Walt Disney Company et qui promettait un tel petit paradis avec sécurité renforcée, caméras de surveillance empêchant toute intrusion, pelouses au cordeau et personnel de maison à disposition. Cette dystopie élargit le champ et accentue le trait. Ici, on en supporte pas les jeunes pour s’arroger l’illusion d’une éternelle jeunesse. On ne supporte pas la mort pour entretenir l’illusion de l’immortalité.
Les enfants gâtés du XXe siècle, nourris de pop culture (les virées au cinéma proposées par le père à son fils les ont construits tous les deux), ont voulu un monde aseptisé et vont se retrouver dans l’univers de J.G. Ballard et notamment Super-Cannes. La preuve, une nouvelle fois, que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Un enfer que se construit à partir d’une oisiveté voulue – sans penser aux conséquences – et qui va déboucher sur la haine, la violence, le lynchage. D’une extrême à l’autre, en quelque sorte.

Extrême paradis
Clovis Goux
Éditions Stock
Roman
280 p., 20,90 €
EAN 9782234093843
Paru le 17/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, en Floride. On y évoque aussi Paris et une ferme dans les Dombes.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un avenir imminent, la Floride a fait sécession avec les États-Unis afin de fonder une fédération de communautés privées réservées aux seuls retraités: les Villages. Dans ce luxueux paradis artificiel conçu par et pour les seniors, la mort, le crime et la jeunesse ont été éradiqués au profit du divertissement. L’étrange décès d’un résident français vient cependant bouleverser l’équilibre instauré.
Accident? Meurtre? Suicide? Précipité dans l’univers outrancier des Villages-Unis de Floride, le fils du défunt part sur les inquiétants chemins qui ont menés son père à sa perte. En fouillant dans le passé, ce journaliste déboussolé par le deuil réveillera les vieux démons de la région. En cherchant la vérité, il basculera dans l’envers du décor. Alors les Villages dévoileront leur vrai visage.
Satire, dystopie ou anticipation? Avec force et humour Extrême paradis interroge nos ambiguïtés face à la violence comme les dérives communautaristes de nos sociétés: et si la sauvagerie était une nécessité? Et si la vieillesse était le futur de l’humanité?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine mag.
Paris la douce (Caroline Hauer)
Blog Littéraflure
Blog Voyages au fil des pages

Les premières pages du livre
« I Cool Aqua
1
L’école fantôme

La découverte d’une école maternelle au sein des Villages-Unis de Floride fut un véritable choc tant son existence, sa présence même, était une monstrueuse aberration, comparable, si je peux me permettre cette analogie, à la construction d’un abattoir dans un parc d’attractions. Et pourtant, malgré son incongruité, malgré son effrayante absurdité, elle est là, sous mes yeux, cachée du reste de l’humanité par une modeste colline boisée, à quelques mètres seulement d’un des bunkers du golf Harold Schwartz où l’armée des Villageois pratique son swing à l’année comme autant de salutations aux feux d’un soleil éternel que de défis lancés à un ennemi invisible.
L’aube point en dessinant en ombres chinoises une ligne d’horizon hérissée de palmiers lorsque j’approche, lampe torche à la main, du bâtiment. Surmontée du drapeau de l’État sécessionniste – une étoile à cinq branches insérée dans un soleil bleu aux rayons rouges et blancs – qui flotte en haut d’un mât, l’école en briques se déploie sur un seul niveau dont les fenêtres aux cadres clairs sont obstruées par d’épais rideaux. En son centre, l’entrée principale se fait sous un fronton de faux marbre supporté par des colonnes doriques. La porte grillagée n’est pas fermée. Par-delà le portique de sécurité désactivé (je ne suis de toute façon pas armé), le faisceau de la lampe révèle un vaste couloir le long duquel sont disposés en vis-à-vis des casiers et des portemanteaux sur lesquels scintillent de petits cirés jaunes au-dessus de bottes de pluie rouges sagement alignées sous des bancs de bois qui filent en perspective. J’approche des casiers métalliques en faisant grincer ma paire de Converse sur le sombre linoléum. Sur chacun figure une plaquette avec un prénom : Judy, Carolyn, Jason… J’en ouvre un au hasard pour constater qu’il est vide.

J’entre maintenant dans une salle de classe et découvre quatre rangées de pupitres accolés à des chaises d’enfant faisant face au bureau de l’instituteur derrière lequel s’étend un vaste tableau noir. Une carte de la Floride est accrochée à son cadre et l’on peut lire RÉVOLUTION inscrit à la craie blanche sur le noir de l’ardoise. Les murs de la classe sont vert d’eau. On y a punaisé des posters d’animaux ainsi que des peintures enfantines. Il y a une mappemonde dans un angle à côté d’un miroir et d’une bibliothèque. Je m’approche. Le cercle lumineux balaye les livres, en révèle quelques titres : Les Aventures de Tom Sawyer, La Case de l’oncle Tom, Les Quatre Filles du docteur March, Max et les Maximonstres, Charlie et la Chocolaterie, Le Magicien d’Oz, Le Royaume fantôme… Je ne connais pas ce dernier ouvrage et tends la main pour m’en saisir : contre toute attente le rayonnage bascule vers moi lorsque je tente de l’extraire du bout des doigts et je me retrouve avec un ensemble compact, étonnamment léger, dans les bras. Sans un bruit, je remets en place les faux livres en remarquant que le reste de la bibliothèque est également composé de ces mêmes blocs qui d’ordinaire, vendus au mètre, servent à décorer les appartements témoins, les salles d’exposition de marchands de meubles ou les espaces détente de certains fast-foods. En revenant sur mes pas, je constate que les dessins d’enfants sont des reproductions : de simples photocopies couleur.
J’explore à présent la cantine : un réfectoire, des tables rondes et basses entourées de petites chaises, des néons au plafond, un distributeur de plateaux et de couverts, un buffet à bain-marie, un buffet réfrigéré débranché… Ici comme dans tout l’édifice, chaque objet semble à sa place, prêt à l’emploi, mais étrangement orphelin, dénué de sens, soulagé de sa fonction, dans l’attente d’un signal qui déclencherait une série d’actions. Une porte vitrée mène aux cuisines : la pièce est vide. Sur le sol carrelé, il y a seulement un balai à franges gisant à côté d’un seau à essorer.
Dans les toilettes face aux miroirs et aux lavabos, il y a des urinoirs pour adultes et pour enfants, pas de portes aux WC. Je tourne l’un des robinets, mais l’eau ne s’en écoule pas. Plus loin, je pénètre dans une salle de repos avec une dizaine de lits d’enfants. Ils sont faits au carré, à l’identique ou presque : une couette et un oreiller à motifs, voitures pour les garçons, poupées pour les filles. La pièce est aveugle. Il y a un miroir face à l’entrée.

En sortant par la porte arrière qui ouvre sur la cour de récréation, je me retourne vers l’école avec l’étonnante impression qu’à la manière des poupées russes, le bâtiment cache une reproduction de lui-même à échelle réduite. Au-dessus de moi, le soleil tente de dissuader l’arrivée de ténébreux nuages à l’horizon et le ciel se décline en un strident dégradé qui va du pourpre au jaune soufre en passant par le vert cuivré, soit les prémices d’un des fameux cocktail skies vénérés ici-bas. Le brouillard matinal surgi des marais environnants recouvre un périmètre délimité par des grillages et des arbustes. Je pose alors le pied sur le mot Earth, soit la première case d’une marelle peinte sur le sol en caoutchouc, et l’image d’un lutin en ciré jaune sautant à cloche-pied dans un tapis de brume (avec ses petites bottes de caoutchouc rouge !) jusqu’à la case Heaven frappe mon esprit. Devant moi il y a un toboggan et des balançoires. En m’approchant du portique, je constate qu’une des trois balançoires a été décrochée. Et je comprends à cet instant précis que c’est ici que mon père a trouvé la mort.

2
Le Vampire de la Goutte-d’Or

Un mois plus tôt, j’étais à Paris en train de tirer les vers du nez au Vampire de la Goutte-d’Or lorsqu’un numéro inconnu s’afficha sur mon téléphone. Je laissai la messagerie se charger du mystérieux appel. Après quelques années laborieuses dans le monde de l’entreprise où mes seules joies furent les repas thématiques de la cantine (pour le Nouvel An chinois les caissières étaient habillées en geishas et un orchestre de mariachis anima la semaine mexicaine), je me retrouvais au chômage ou plutôt en boîte de nuit. C’est sous les flashes d’un stroboscope qu’un compagnon de boisson me proposa, une nuit particulièrement arrosée, de «piger» pour le journal dont il était le rédacteur en chef adjoint. Je lui opposai le fait que je n’avais jamais pris la plume pour écrire un mot. «Ça tombe bien, moi non plus!» répliqua-t-il dans un grand éclat de rire avant de commander une nouvelle tournée. Et c’est ainsi que je devins journaliste.

Ma mission était simple: interviewer des freaks, déformer leurs propos, inventer des faits et prier pour que mes «sujets» ne trouvent pas mon adresse après avoir lu mon « papier ». Avec le Vampire de la Goutte-d’Or, ça allait être compliqué: il habitait à côté de chez moi, dans des caves aménagées rue Myrha. Longs cheveux noirs ondulés et graisseux, yeux bleus translucides maquillés au khôl, teint verdâtre parsemé de boutons d’acné, toujours vêtu d’une redingote noire moisie, d’un pantalon en velours, de chemises à jabot et de bottes de l’armée allemande, le Vampire dénotait dans ce quartier peuplé en majorité d’immigrés. Il était le seul à faire peur aux hordes de gamins des rues qui avaient fui la misère d’un pays en guerre pour semer la terreur dans les lavomatics du coin ainsi qu’aux mamas en boubou qui faisaient régner l’ordre sur le pavé et se signaient lorsqu’elles le croisaient : la patte de poulet qu’il arborait en pendentif (en exhalant une redoutable odeur de camphre) était le signe certain qu’il pratiquait le vaudou dans son terrier.

Murs tapissés de velours rouge, crânes d’animaux montés en lampes de chevet, mannequin démantibulé en table basse, mandalas d’insectes morts, Christ inversé, Sainte Vierge profanée… Son logis souterrain était un savant mélange entre la caverne d’un sorcier, l’antre d’une goule et la salle à manger d’Ed Gein. Ma première question fut simple: comment faisait-il pour se laver? Sa réponse, expéditive : d’un ongle peint en noir, il me désigna un bac à sable dans un recoin obscur de la cave voûtée avant de me dérouler les grandes lignes de son parcours ; en rupture avec des parents pharmaciens à Rouen, il avait découvert Aleister Crowley et le LSD durant ses années chez les jésuites avant de former Kadaverik Likidator avec deux amis de pensionnat (Lucifred à la basse, Muinomednap à la batterie). Le groupe fit rapidement son trou au sein de la scène black metal hexagonale, leur répertoire se composant d’un seul morceau, Life Is Death, joué ad nauseam sous l’influence de drogues dures, lysergiques de préférence. La légende voulait qu’ils parvinssent ainsi (grâce également à un volume sonore défiant l’entendement) à faire vomir leur public. Le Vampire avait-il des problèmes de voisinage ? « Seulement le jour où la concierge a trouvé un pigeon crucifié sur ma boîte aux lettres. Une déclaration d’amour d’une de mes fans », répondit-il avec un large sourire halluciné qui découvrit des canines limées en pointes. Son surnom lui était-il monté à la tête? Je profitai de cet instant d’incertitude pour lui demander la direction des toilettes. Il me dirigea vers un seau en métal près du bac à sable. Tandis que j’urinais dans le récipient, j’interrogeai mon répondeur. Une voix lointaine m’informa en anglais qu’il était arrivé un terrible accident à mon père. Il était décédé. Il fallait que je rappelle au plus vite. La foudre s’abattit sur moi au moment où je reboutonnais mécaniquement ma braguette, pulvérisant mon crâne, mon cœur et le reste de mon corps en mille particules. Anéanti, je revins au ralenti auprès du Vampire en balbutiant d’une voix blanche : « J’ai… perdu… mon… père… » Il y eut un moment de vertige qui sembla durer une éternité avant qu’il ne réplique d’une voix lugubre: «T’inquiète pas mon pote, t’en trouveras bien un autre.» Sans plus attendre, je regagnai au plus vite la surface de la terre.

3
Les Ailes de l’enfer

1 235 km/h, 10 000 mètres d’altitude, l’Airbus A380 fonçait au-dessus de l’Atlantique alors que je commandais un nouveau bloody mary à l’hôtesse de l’air. J’avais par le passé interviewé l’une de ces belles femmes entre deux âges, perpétuellement en jet-lag, toujours trop maquillées, pour les besoins d’un article sur les films diffusés dans les avions (qui étaient mutilés pour respecter les sensibilités du plus grand nombre, les programmateurs évitant de proposer 747 en péril, Les Ailes de l’enfer ou Des serpents dans l’avion), et j’avais appris que l’une de leurs missions durant les vols était de clouer les passagers sur leurs fauteuils afin d’éviter tout risque d’incident, d’accident et de procès envers la compagnie aérienne. C’est pour cela que les hôtesses offraient suffisamment d’alcool aux voyageurs (mais pas trop) pour calmer leur nervosité (difficile de ne pas penser à la faucheuse en grimpant dans un avion) tandis qu’on les hypnotisait à coups de comédie romantique.

Je n’avais pas le cœur à voir un film avec Sandra Bullock. Labouré par les griffes du chagrin, je sanglotais en regardant la mer de nuages défiler à travers le hublot comme un suaire sans fin ou un rouleau de sopalin. La mort brutale de mon père avait révélé la nature intime des choses : tout était plus vif, plus violent, plus précis, d’une douleur infinie. La dernière conversation téléphonique que j’avais eue avec Didier tournait en boucle dans mon crâne. C’était en novembre, il m’avait appelé pour me proposer de passer Noël en sa compagnie. C’était le seul moment de l’année où les Villages autorisent leurs citoyens à recevoir des membres de leur famille et aux moins de cinquante-cinq ans à résider quelques jours en Floride. « Tu verras c’est le paradis ici, m’avait-il dit avec enthousiasme. On n’a pas le temps de s’ennuyer : on peut jouer au golf toute la sainte journée et il y a de super soirées rock organisées dans les clubs. On va vraiment s’éclater ! Allez viens, je te paye le billet. » La perspective de me retrouver à danser sur Sympathy for the Devil en compagnie de mon père et de retraités cramés aux UV me fit froid dans le dos et je déclinai son offre sous le prétexte d’un « papier » à rendre durant cette période. « Bon, tant pis, dit-il, visiblement déçu. N’oublie pas de m’envoyer ton article quand il sera publié (mon père était mon plus fidèle lecteur, j’en étais à la fois flatté et un peu embarrassé), on remettra ça l’année prochaine. Je t’embrasse, fiston. » Ce fut la dernière fois que j’entendis le son de sa voix et je regretterai à jamais de lui avoir menti ce jour-là. Si j’avais accepté sa proposition, peut-être serait-il en ce moment même en train d’enlacer une splendide sexagénaire sur Hotel California au lieu d’attendre ma visite, les pieds devant, dans la cellule réfrigérante d’une morgue.

Le plus dur avait été d’annoncer son décès à ma mère. Même s’ils s’étaient quittés depuis la nuit des temps (je ne les avais jamais vraiment connus ensemble, l’époque était volage et la fidélité une valeur «bourgeoise» pour les jeunes hippies), un profond attachement les unissait encore. « Mais qu’est-ce qu’il a pu bien se passeeeeeer? hurla-t-elle en éclatant en sanglots au bout du fil. Je n’aurais jamais dû le quitteeeeer… Si j’avais été là rien ne lui serait arrivéééé! Tout ça c’est ma fauuuuute!» Je raccrochai en lui disant que j’en saurais plus une fois sur place.

En regardant le parcours du long-courrier se dessiner en pointillé entre l’Europe et les Amériques sur l’écran face à moi (nous entrions à présent dans le triangle des Bermudes et j’en profitai pour commander un nouveau bloody mary), je me demandais une fois de plus ce qui avait poussé mon père à franchir le pas pour partir vivre là-bas. Après des années dans la fonction publique, la retraite avait sonné quand il m’annonça, lors d’un déjeuner dans un turc de la rue du Faubourg-Saint-Denis où il avait ses habitudes, qu’il quittait Paris pour les Villages-Unis de Floride.

« Je n’ai pas envie de finir ma vie dans cette ville pourrie, me dit-il en attaquant des keftas à coups de fourchette. La seule chose qui me retient ici, ce sont ces boulettes. Et toi bien sûr mon chéri. Mais tu es un grand garçon désormais. Tu voles depuis longtemps de tes propres ailes et tu n’as plus besoin que je te paye ta place de cinéma. »

Le souvenir du premier film qu’il m’avait emmené voir, le King Kong de Cooper et Schoedsack, surgit alors dans ma mémoire et je revis avec émotion le dieu singe combattre furieusement un T. rex pour sauver Fay Wray de ses crocs, au cœur de la mystérieuse île du Crâne. Didier aimait le cinéma et m’inocula le virus des salles obscures, attisa ma curiosité en me racontant les séquences clés de ses films préférés : le carnage final de Taxi Driver, la séance de roulette russe de Voyage au bout de l’enfer, la scène de la douche de Psychose. Il fut l’un des premiers à faire l’acquisition d’un magnétoscope, mais m’interdit de regarder Massacre à la tronçonneuse. Pour m’en faire une idée, je dus me contenter de la jaquette de la cassette vidéo (Éditions René Chateau) où un maboul en costard, portant un masque de chair, me fonçait droit dessus arme à la main, et surtout de la bande-son qui parvenait la nuit jusqu’à mon lit lorsque Didier regardait ce film banni. Entre les grincements du prélude, les rires déments d’un maniaque, les hurlements féminins incessants et le vrombissement démoniaque de la scie mécanique, j’ai ainsi imaginé Massacre à la tronçonneuse avant de le voir quelques années plus tard : le chef-d’œuvre de Tobe Hooper se révéla beaucoup moins violent que dans mon esprit, mais beaucoup plus dérangeant, me plongeant pour la première fois au cœur d’un cauchemar organique, d’une expérience physique comparable à celle d’un bad trip dans la chambre froide d’un boucher. »

Extraits

« Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence, composait un nouveau type de guide touristique invitant non à découvrir les splendeurs du Sunshine State mais bien à en explorer les égouts. À travers la masse d’informations réunies, je vis un point de fuite, je vis une architecture d’os et de viscères s’élever dans le ciel, je vis la dérive d’un esprit qui bascule peu à peu dans le vide, celui de quelqu’un qui perd le fil, qui se retrouve prisonnier du labyrinthe qu’il est en train d’échafauder. Et je sus à ce moment précis que, si je voulais découvrir la vérité, je devais suivre ce guide. » p. 92-93

« Surgis de nulle part, les Villageois affluaient vers une large bâtisse beige aux façades aveugles, le Hollywood Mall, comme si c’était jour de marché en France, dans une petite ville de Provence. Les voiturettes de toutes les couleurs prenaient d’assaut les places de parking et les seniors se retrouvaient sous les palmiers pour former des groupes qui papotaient. Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau. Je consultai le plan du Hollywood Mall dessiné par mon père afin de me diriger sur le parking. » p. 108-109

À propos de l’auteur
GOUX_Clovis_©patrice_normandClovis Goux © Photo Patrice Normand

Clovis Goux est journaliste indépendant. Il a écrit La Disparition de Karen Carpenter (Actes Sud, 2017), et chez Stock Chère Jodie (2020) et Les Poupées (2022). (Source: Éditions Stock)

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La langue des choses cachées

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En deux mots
Un prêtre accueille le fils de leur guérisseuse, qui revient au pays pour reprendre le flambeau, afin de le mener auprès d’un homme qui craint de perdre son fils. Son extrême sensibilité va lui permettre de ressentir tous les maux de la communauté et mettre en lumière la violence des hommes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le guérisseur revient au village

Dans ce conte tragique servi par une langue poétique, Cécile Coulon raconte comment le retour d’un fils au village va réveiller de douloureux souvenirs. Appelé à reprendre le rôle de guérisseuse de sa mère, il va découvrir tous les maux qui gangrènent la communauté.

Nous sommes à une époque qui n’est précisément définie dans un lieu qui ne l’est pas davantage, pas plus que les personnages qui portent des noms génériques, le fils, la mère, la femme, le prêtre. Bref, tous les ingrédients du conte sont rassemblés pour nous offrir un récit aussi sombre que lumineux.
Sombre, parce que l’atmosphère est lourde, les crimes odieux. Quand le prêtre accueille le fils, de retour au Fond du Puits après un long exil, il espère qu’il succèdera à sa mère qui avait le don de soigner les corps et les âmes. Dès ses premiers pas dans le village, il ressent ce trouble, comprend que la violence des hommes continue de régir le quotidien de la communauté: «les bûches tanguent près du feu, la table est rongée par le viol, le couloir suinte, la saleté gonfle le vieux papier. Une odeur d’air froid et de volets pourris hante la chambre».
Et si le père est un homme affreux, il aimerait sauver son fils sur lequel «il plante des yeux fous, ivres d’angoisse, furieux de peur». Mener à bien sa mission n’est pas chose facile pour ce successeur à la sensibilité exacerbée qui ressent d’emblée le mal qui préside aux destinées de ce microcosme et qui s’est instillé partout, dans les murs et dans les meubles, dans les corps et les âmes. Lui qui parle la langue des choses cachées, peut-il «rétablir l’équilibre du monde»?
Quand un enfant vient le chercher pour se rendre au chevet de sa grand-mère qui agonise, il se retrouve à l’endroit même où sa mère était venue soulager cette femme et comprend qu’ici résonnent «toutes les voix de toutes les femmes du Fond du puits depuis mille ans».
On le sait, Cécile Coulon aime s’imprégner de l’esprit du lieu pour dérouler ses histoires, comme dans Seule en sa demeure ou Une bête au paradis. Il n’en va pas autrement ici, dans cet endroit où suinte la violence et où règne le mutisme.
Où le temps est peut-être venu de parler cette langue des choses cachées pour ne plus laisser le viol impuni, pour ne plus subir le machisme ordinaire qui semble être inscrit dans les gènes.
Alors nous voilà du côté lumineux de ce roman, celui qui s’appuie sur les horreurs et la noirceur pour chercher une voie (voix) nouvelle.
Prenez la peine de lire quelques pages de ce livre à voix haute et vous comprendrez immédiatement son lyrisme hypnotique. La mélodie de ce texte d’une grande poésie ne vous lâchera plus. Alors vous ici parlerez la langue des choses cachées que Cécile Coulon enseigne ici dans toute sa pureté, comme une source cristalline s’écoulant au flanc d’une colline.

Cécile Coulon sera le vendredi 2 février 2024 à 20h à la Librairie 47° Nord à Mulhouse pour y présenter son livre.

La langue des choses cachées
Cécile Coulon
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
134 p., 17,90 €
EAN 9782378804046
Paru le 11/01/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
À la tombée du jour, un jeune guérisseur se rend dans un village reculé. Sa mère lui a toujours dit : «Ne laisse jamais de traces de ton passage.» Il obéit toujours à sa mère. Sauf cette nuit-là.
Cécile Coulon explore dans ce roman des thèmes universels: la force poétique de la nature et la noirceur des hommes. Elle est l’autrice de Une bête au Paradis, Prix littéraire du Monde, Trois saisons d’orage, prix des Libraires, et du recueil de poèmes Les Ronces, prix Apollinaire. Avec La Langue des choses cachées, ses talents de romancière et de poétesse se mêlent dans une œuvre littéraire exceptionnelle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Franceinfo Culture (Ariane Combes-Savary)
France culture
Femme actuelle (David Lelait-Helo)
RTS (Nicolas Julliard)
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Cécile Coulon présente «La langue des choses cachées» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Prologue
Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent, en prenant avec les cieux de funestes engagements : leurs mains caressent et déchirent, rendent la peau si douce qu’on y plonge facilement des lances et des épées. Rien ne les effraie sinon leur propre mort, leurs doigts sont plus courts que ceux des grands singes, leurs ongles moins tranchants que ceux des petits chiens, pourtant ils avilissent bêtes et prairies, ils prennent les rivières, les arbres et les ruines du vieux monde. Ils prennent, oui, avec une avidité de nouveau-né et une violence de dieu malade, ils posent les yeux sur un carré d’ombre et, par ce regard, l’ombre leur appartient et le soleil leur doit sa lumière et sa chaleur. Ils se nourrissent des légendes qui font la terre ronde et trouée, le ciel bleu et fauve, ils construisent des villes géantes pour des vies minuscules et la haine de cette petitesse les pousse à toutes les grandeurs. En amour, ils ne comprennent rien aux secousses du cœur et du sexe, ils tentent de les apaiser, leurs forces sont fragiles, leurs corps mal préparés aux tempêtes des sentiments. Ils ont trouvé un langage pour tout dire ; avec ce trésor, ils s’épuisent à convaincre qu’ils sont les chefs, les puissants, les vainqueurs.
Qu’importe qu’ils violent des femmes, des enfants, des frères ou des inconnus, qu’importe qu’ils vident des océans et remplissent des charniers, tout est voué à finir dans un livre, un musée, une salle de classe, tout sera transformé en statue, en compétition, en documentaire. Alors, qu’importe qu’ils incendient des bibliothèques, des villages et des pays entiers, qu’ils martyrisent ceux qu’ils aiment, il faut pour vaincre tout brûler, et regarder les flammes monter au-dessus des forêts jusqu’à ce qu’elles forment sous l’orbe des nuages de grandes lettres illisibles. Qu’importe qu’ils passent sur cette terre plus vite qu’un arbre, une maison, une tortue ou un rivage, ils sont si beaux, avec leurs yeux pleins d’amour et leurs mains pleines de sang, ils sont si beaux, avec leurs corps comme des brindilles, ils se tiennent droit, ils imitent les falaises, ils se croient montagnes ou sommets, ils sont si beaux dans leur soif capable de tarir les sources les plus anciennes, ils sont si beaux dans la timidité du premier baiser, cela ne dure qu’une seconde mais après ils ne seront plus jamais grands. Oui, c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent.
Au milieu de cette foule aveugle, titubante, certains comprennent les choses cachées. Ils devinent en silence les grands tremblements du corps, les affaissements soudains du sang, ils possèdent le don, la force. Ils se mêlent aux autres et les soignent, les apaisent, ils ressemblent à des hommes et des femmes mais ils portent en eux des décennies de douleur et de joie, ils connaissent le feu, ils l’ont en eux, ils maîtrisent les flammes. Comme des chiens de berger autour d’un troupeau affolé par l’orage, ces gens-là s’approchent d’un corps et immédiatement le corps parle avec eux, s’exprime, ils entendent, écoutent, répondent, ils guérissent, dans un fond de ferme, près d’un lit sale, à côté d’un berceau cassé, ils guérissent, voilà, on les appelle pour cela, mais c’est bien autre chose que nous ne comprenons pas.
Ils ont appris, très tôt, la langue des choses cachées.

À mi-pente, l’odeur du sang et des trembles mouillés lui parvint. Il avait marché longtemps : la journée finissait à mesure que la colline, derrière lui, s’arrondissait, et qu’une autre, devant lui, s’élevait. Le hameau gisait là, sous ses yeux abîmés par la bruine, il voyait un filet de maisons gris et noir de part et d’autre de ce qui ressemblait à une rivière, si étroite qu’elle disparaissait presque entre les arbres. Il distinguait deux ponts, bombés, plutôt larges, qui enjambaient fièrement le cours d’eau. L’église, toute menue dans cette vallée, tendait vers les nuages son clocher silencieux. D’où il se trouvait, il compta vingt maisons, trois longs bâtiments à l’écart – des étables –, une route qui piquait à l’entrée du village et sortait de l’autre côté avant de remonter.

C’était sa première fois.
Sa mère, âgée, ne quittait plus leur maison, à trente kilomètres. Quand on l’avait appelée, cette fois-ci elle s’était tournée vers son fils et il avait compris. Il prenait son tour. Il faisait suite.
– Où dois-je aller ?
– Entre deux basses collines. Il n’y a qu’un seul lieu-dit : le Fond du Puits. Ne traîne pas, tu es attendu.
– Et si je me perds ?
– Tu ne te perdras pas. C’est pour ça que les braves gens font appel à nous : car nous ne nous perdons jamais. Tâche de t’en souvenir.
Puis elle avait préparé un bagage léger et il était parti pour une journée de marche, les yeux fixés sur les basses collines à l’horizon, qui enfermaient un village où les âmes perdues avaient appelé.

Sur le chemin dix fois il s’était retourné, croyant sentir sa mère derrière lui. Mais rien ne bougeait, ni les trembles verts et longs, ni les prairies débordées par leurs fleurs. Le vent brisa le paysage en milieu de journée, il crut y entendre la voix de sa mère. Il devait avancer vite, passer la colline, arriver avant la nuit. Là, on attendait sa venue, il comprendrait, avait-elle dit, quelqu’un viendrait l’accueillir, on l’emmènerait dans une maison, et ça commencerait au bord d’un lit, près d’un malade. Cent fois il avait accompagné sa mère quand elle était appelée – il n’y avait pas d’autre manière de le dire, elle était appelée –, quand les hommes ne savaient plus où demander de l’aide. Les hôpitaux étaient trop loin, les médecins absents, les vieux refusaient d’être soignés autrement que par des coupeurs de feu, des guérisseurs, des rebouteux. Les noms qu’on donnait à sa mère, elle s’en accommodait, et quand son fils lui demandait comment elle se définissait, elle répondait : « Nous voyons des choses cachées et il n’y a pas de mot pour cela. »
Alors elle laissait celles et ceux qu’elle nommait « braves gens » utiliser le langage qu’ils voulaient pendant qu’elle apprenait le sien à son fils. Aujourd’hui, sur un chemin sans bornes, il partait seul accomplir cette tâche. Voir les choses cachées.

C’est une manière douce – trop douce – de raconter. Ce garçon, cheminant à dos de basse colline pour atteindre le Fond du Puits, ce garçon, jeune comme une tige, moins joli qu’un enfant mais plus qu’un adulte, ce garçon, pour les langues habituées aux choses cachées qu’il s’en va voir,
ce garçon est un drame.

Le Fond du Puits repose toujours à l’ombre : l’eau y est fraîche, l’herbe plus verte que sur les deux seins pelés qui l’entourent, une seule route le traverse, un clocher le grandit. Les maisons y sont bien rangées. Les vivants persistent à vivre. On ne quitte jamais le Fond du Puits sur ses deux jambes, mais toujours portés par d’autres. Des sorciers insolents ont fait ici de grands feux pour attraper le soleil et le soleil les a punis : plus jamais il ne vient. Parfois il effleure, en de rares occasions, il brûle les yeux, la peau éclate en bulles rouges sur le dos des enfants, alors on se terre encore plus loin, dans les arrière-cuisines et sous les appentis en bord de rivière. Le Fond du Puits s’appelle ainsi car, du sommet de la colline où le garçon se trouve, on n’imagine pas que la terre puisse accepter des endroits pareils.
Il comprend pourquoi sa mère l’a envoyé à sa place : elle n’a plus l’âge de marcher jusque-là. Elle n’a plus l’âge d’affronter cette solitude, ces vallées enfoncées. Lui doit apprendre que le soleil, ici, est un meurtrier, que l’eau est si froide qu’elle écrase le ventre, que la nuit les deux collines se rapprochent pour tenir entre leurs cuisses les maisons au chaud jusqu’à l’aube. Sa mère n’a plus l’âge d’entrer en ces lieux. Il le sent, depuis la pente qui tourne entre des bosquets de genêts et des corridors de fleurs de carotte. Il n’y a aucun troupeau, aucun barbelé aux rives des champs, pas d’affût de chasse à l’orée des bois. Entre les basses collines, il n’y a rien que le Fond du Puits.
Il se demande s’il en sortira vivant.

La nuit tombe : le prêtre attend devant la croix plantée dans un rocher gris, il a appelé la mère le matin, il sait où la trouver, comment l’atteindre. Lorsqu’il demande, elle vient. Mais la mère est vieille : le prêtre ne sait pas que cette fois son fils arrive. Quand la silhouette du garçon apparaît au pied de la colline, le prêtre, noir d’habit et d’iris, pense qu’un voyageur s’est égaré. Il avance promptement, ne souhaitant pas être dérangé quand la vieille viendra, mais alors que sur ce chemin à peine plus large qu’un grand cercueil les deux hommes se rapprochent, le prêtre reconnaît immédiatement l’étranger. Il y a dans sa démarche, dans son reste d’enfance, la trace de la mère, son pas inaudible, son calme, sa chevelure volante, mal peignée, et son dos droit malgré les trente kilomètres à pied. Le garçon s’arrête au milieu du chemin, il incline la tête et murmure :
– Vous savez qui je suis.
Le prêtre esquisse un sourire.
– Vous êtes le fils de votre mère et vous êtes arrivé bien vite. Suivez-moi.
Ils reprennent route côte à côte. De loin, on croirait des amis qui se rendent à un dîner sous les arbres, mais vite ils disparaissent, la nuit est entièrement là. Deux hiboux se répondent de l’autre côté du pont : le prêtre veut dire quelque chose, que c’est bon signe quand on arrive d’entendre ces hululements, rarement les oiseaux nocturnes souhaitent la bienvenue, mais c’est la première fois que le garçon vient ici et le prêtre sent son cœur battre à ses côtés à mesure qu’ils pénètrent dans la rue principale. Les maisons dorment : les deux hommes passent le pont, les chaussures du prêtre claquent sur les pavés inégaux et les savates du garçon glissent, il semble marcher sur l’air, pense le religieux. Le gave est furieux : le prêtre entend l’eau éclater sur les roches, il croit sentir le pont se dérober sous ses pieds. La rivière se retourne dans son lit : elle a commencé à ruer quelques heures avant l’arrivée du garçon, et son compagnon jurerait que sur son passage elle hurle, mais l’enfant aux cheveux de vieillard ne quitte pas l’église des yeux.
– Je dois dormir quelque part.
– Tout est arrangé : il y a une ancienne dépendance du presbytère à l’arrière, répond le prêtre en pointant du doigt un espace flou à côté du clocher. Votre mère a pour habitude de loger là.
Le fils se remet en marche comme si la conversation n’avait jamais eu lieu. Le prêtre connaît ces gens : rien du monde des hommes ne leur est inconnu, sauf les bonnes manières.

Ils suivent le bord de l’eau, cheminant sur d’anciens remparts écroulés, la nuit est pleine d’oiseaux hurleurs et de froissements de branches, on n’entend rien des maisons fermées, aucune lampe n’éclaire les fenêtres désolées et les paliers en forme de coquillage. Ils avancent sous un pauvre croissant de lune : le prêtre connaît par cœur le Fond du Puits, le garçon voit les choses cachées. Il n’a pas besoin de lumière, elle l’empêcherait de faire son travail. Sur la route entre sa maison natale et le hameau des basses collines, il a plusieurs fois protégé ses yeux du soleil, il s’est arrêté sous des arbres énormes. »

Extraits
« Certains comprennent les choses cachées. Ils ressemblent à des hommes et des femmes mais ils portent en eux des décennies de douleur et de joie, ils connaissent le feu. »

« La maison est tenue par un homme violent: les bûches tanguent près du feu, la table est rongée par le viol, le couloir suinte, la saleté gonfle le vieux papier. Une odeur d’air froid et de volets pourris hante la chambre: l’homme aux épaules rouges lève sur le fils des yeux sans âme, sans honte et sans remords. Sa femme n’est plus de ce monde, mais son fils, son unique fils croit-il, repose, vivant, dans ce lit qui est la seule place chaude de la maison. Le père est un homme affreux mais près de ce fils malade son inquiétude prend le dessus: il regarde son enfant avec la crainte de tout perdre. Il plante en lui des yeux fous, ivres d’angoisse, furieux de peur. C’est un homme monstrueux, il n’a fait que du mal autour de lui. Pourtant, son enfant, il ne l’a jamais battu, jamais touché. » p. 27

« Ce travail — sa mère dit que c’est un métier comme un autre et qu’il n’y a pas de mot mieux trouvé pour définir ce qu’ils font — permet aux familles de résister aux secousses du temps et du sol, il inspire les romanciers, les pasteurs et les sorcières, il déterre les vieilles histoires et enfouit celles qui ont besoin, encore, de mûrir. Mais si quelqu’un trouble le processus, si une voix recouvre celle des choses cachées, alors le fils sent trembler un autre monde, plus violent, plus noir, un lieu d’horreur. » p. 82

À propos de l’autrice
COULON_Cecile_©Julien_bruhatCécile Coulon © Photo Julien Bruhat

Cécile Coulon est née en 1990 au milieu des volcans d’Auvergne. En 2006, elle publie un premier texte dans une petite maison d’édition locale. Après avoir fait ses premières armes en région, elle est reçue, en 2009, aux Éditions Viviane Hamy, où elle restera jusqu’en 2018, publiant cinq romans, dont Le roi n’a pas sommeil (prix France Culture/Nouvel Observateur), et Trois saisons d’orage (prix des Libraires). En 2018, elle publie son premier recueil de poèmes aux Éditions du Castor Astral, Les ronces, et reçoit le Prix Apollinaire, ainsi que le prix Révélations Poésie de la Société des Gens de Lettres. Son roman Une bête au paradis paru à L’Iconoclaste en août 2019 a reçu le Prix littéraire Le Monde et a été élu le roman préféré des libraires. (Source: Trames)

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Perspective(s)

BINET_perspectives RL_automne_2023 coup_de_coeur

Lauréat du Prix du Roman historique 2023

En deux mots
Le peintre Jacopo da Pontormo est retrouvé assassiné dans la chapelle San Lorenzo où il achevait la réalisation de fresques. À l’émoi et aux questions suscitées par sa mort vient désormais s’ajouter l’enquête pour retrouver le coupable. Vasari va demander à Michel-Ange de le seconder dans cette tâche dans une Italie où les Médicis sont au cœur de toutes les intrigues.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qui a assassiné Jacopo da Pontormo?

Laurent Binet nous offre un roman épistolaire doublé d’une enquête policière. Située dans la Florence des Médicis, Perspective(s) est aussi une leçon d’Histoire, une exploration du monde foisonnant de l’art. Érudit, intrigant, emballant !

C’est à Jacopo da Pontormo que l’on confie le soin de réaliser les fresques du chœur de Basilique San Lorenzo de Florence. Quand commence ce roman, en janvier 1557, il met la dernière main à son œuvre. Mais il n’est pas satisfait du résultat et déprime. Il n’aura toutefois pas l’occasion de se morfondre bien longtemps puisqu’il est «retrouvé avec un ciseau fiché dans le cœur, juste en dessous du sternum». C’est ce que confie Giorgio Vasari à Michel-Ange Buonarroti dans l’une des premières lettres de ce roman épistolaire. Proche du duc de Florence, l’architecte Vasari est missionné pour mener l’enquête, mais se perd en conjectures. Pourquoi sa fresque a-t-elle été retouchée? Et par qui? Quel peut être le mobile du crime? Pourquoi un tableau a-t-il été volé? Autant de questions auxquelles il va lui falloir répondre et pour lesquelles il sollicite l’aide de Michel-Ange, même si celui-ci est à Rome où il supervise la décoration de la chapelle sixtine.
Pour l’artiste, le meurtrier est à chercher parmi tous ceux qui côtoyaient Pontormo et qui étaient à Florence à l’heure du crime. Ce qui fait déjà une longue liste de suspects, à commencer par les peintres – des apprentis aux valeurs sûres – engagés à ses côtés, mais aussi aux seconds couteaux, des broyeurs de couleur au petit personnel. Il ne faudra pas moins de 176 lettres pour venir à bout de ce mystère.
Entre-temps, on aura plongé dans une époque, un monde de l’art en effervescence, secoué lui aussi par la Contre-Réforme et par des rivalités intestines au sein de la famille Médicis, rivalités auxquelles Catherine prend sa part, bien que demeurant en France.
L’érudition de Laurent Binet fait ici merveille. Il a pu développer son intrigue à partir d’un mystère jamais élucidé – personne ne sait rien sur les circonstances et la date exacte de la mort de Pontormo – et d’un fait avéré, la destruction des fresques du peintre. Avec subtilité, il passe de l’art à la politique, montre que le tableau représentant la fille du Duc en Vénus lascive – il figure sur le bandeau du livre – peut provoquer à lui tout seul une affaire d’État et souligne que dans cette ambiance même le grand Michel-Ange se désole. Le romancier peut ici s’en donner à cœur joie, car la forme épistolaire lui permet de jongler avec les styles et avec les hypothèses. On se régale tout au long du livre de cette narration qui n’a rien à envier à ses glorieux prédécesseurs, des Lettres persanes de Montesquieu à La Nouvelle Héloïse de Rousseau et plus encore aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. D’ailleurs le romancier emprunte à son aîné le scénario des lettres retrouvées dont il n’est que l’humble traducteur. C’est ironique et impertinent, iconoclaste et documenté. Et servi avec un irrésistible humour.
Après Civilizations et La septième fonction du langage, voici une nouvelle preuve de la virtuosité de Laurent Binet.

PONTORMO_venus_et_cupidonVénus et Cupidon © Galleria dell’Accademia di Firenze

Perspective(s)
Laurent Binet
Éditions Grasset
Roman
304 p., 21,50 €
EAN 9782246829355
Paru le 16/08/2023

Où?
Le roman est situé en Italie, principalement à Florence. On y voyage aussi, notamment à Rome.

Quand?
L’action se déroule 1er janvier 1557 au 10 août 1558.

Ce qu’en dit l’éditeur
Florence, 1557. Le peintre Pontormo est retrouvé assassiné au pied des fresques auxquelles il travaillait depuis onze ans. Un tableau a été maquillé. Un crime de lèse-majesté a été commis. Vasari, l’homme à tout faire du duc de Florence, est chargé de l’enquête. Pour l’assister à distance, il se tourne vers le vieux Michel-Ange exilé à Rome.
La situation exige discrétion, loyauté, sensibilité artistique et sens politique. L’Europe est une poudrière. Cosimo de Médicis doit faire face aux convoitises de sa cousine Catherine, reine de France, alliée à son vieil ennemi, le républicain Piero Strozzi. Les couvents de la ville pullulent de nostalgiques de Savonarole tandis qu’à Rome, le pape condamne les nudités de le chapelle Sixtine.
Perspective(s) est un polar historique épistolaire. Du broyeur de couleurs à la reine de France en passant par les meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, chacun des correspondants joue sa carte. Tout le monde est suspect.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RFI (L’invité culture)
France Info Culture (Juliette Pommier)
Causeur (Jean-Paul Brighelli)
Le Télégramme (Stéphane Bugat)
20 minutes
Ernest mag (David Medioni)
La Règle du jeu (Christine Bini)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Bilan.ch (Étienne Dumont)
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Atlantico (Jean-Pierre Tirouflet)
Petit bulletin (Laurent Duchêne)
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Blog Vagabondage autour de soi
Blog Bulles de culture


Laurent Binet présente «Perspective(s)» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
1. Maria de Médicis à Catherine de Médicis, reine de France
Florence, 1er janvier 1557
S’il savait que je vous écris, mon père me tuerait. Mais comment refuser une faveur si innocente à votre altesse ? Il est mon père, mais n’êtes-vous pas ma tante ? Que me font, à moi, vos querelles, et votre Strozzi, et votre politique ? À la vérité, votre lettre m’a causé une joie que vous ne pouvez concevoir. Quoi ? La reine de France me supplie de l’entretenir sur sa ville natale, en échange de son amitié ? Quel plus beau cadeau le Ciel pouvait-il offrir à une âme esseulée comme celle de la pauvre Maria, qui n’est qu’entourée d’enfants et de servantes ? Mes petits frères sont trop occupés à jouer aux princes, mes petites sœurs jurent qu’elles n’épouseront jamais personne car nul parti ne saurait être assez digne d’elles – quand bien même il s’agirait du fils de l’empereur ! – et, dans les murs froids de ce vieux palais, je vois bien que ma mère complote avec mon père, sans rien me dire à moi, si bien que la seule certitude que je puis avoir est que l’on songe à me marier. Avec qui ? Personne n’a jugé utile jusqu’à présent de me renseigner sur ce point. Mais voilà déjà que j’abuse de votre amitié : assez parlé de moi !
Figurez-vous, ma chère tante, qu’il s’est produit dans Florence un drame épouvantable. Vous aurez peut-être gardé le souvenir du peintre Pontormo, car au milieu de tous les artistes dont notre patrie est si féconde, il passait, à ce qu’on raconte, pour l’un des plus réputés à l’époque où vous n’aviez pas encore quitté l’Italie pour la France, en route vers votre royale destinée. Imaginez qu’on l’a retrouvé mort dans la chapelle majeure de San Lorenzo, sur le chantier même auquel il travaillait depuis un temps immémorial : onze ans ! On raconte qu’il s’est donné la mort parce qu’il n’était pas satisfait du résultat. Je l’avais croisé quelquefois, chez son ami Bronzino : il avait l’air de ces vieux fous qui marmonnent dans leur barbe. N’importe, c’est bien triste.
Heureusement, toutes les nouvelles ne sont pas aussi tragiques, mais les autres n’auront, je le crois, rien pour vous surprendre : vous savez que chaque année, les préparatifs du carnaval commencent de plus en plus tôt, si bien que nos places sont déjà envahies par les ouvriers qui s’emploient à dresser des estrades, tandis que dans les maisons les couturières s’affairent à leurs ouvrages. Vous me trouverez futile, sans doute, si je vous dis que j’aime quand Florence se pare de ses habits de fête, mais qu’y puis-je ? Cette effervescence me réjouit, moi qui n’ai pour ainsi dire pas de distraction, à part aller poser pour l’un des innombrables portraits que mon père fait faire par Bronzino de tous les membres de sa famille, vivants ou morts. Rester assise pendant des heures : c’est vous dire si je m’amuse.
Le fils du duc de Ferrare, Alfonso d’Este, que vous avez peut-être connu en France car on m’a dit qu’il a combattu dans les Flandres au côté de votre époux le roi Henri, est arrivé cette semaine pour présenter ses hommages à mon père, qui tient absolument à me le faire rencontrer. On dit qu’il est sinistre, quelle corvée ! D’ailleurs, voilà maman qui m’appelle. Je vous baise les mains avec la ferveur d’une nouvelle amie. J’ai brûlé votre lettre selon votre désir, et je suivrai vos indications pour vous faire parvenir la mienne en toute discrétion. Quel dommage que vous soyez fâchés, avec mon père ! Mais je suis sûre que cette brouille ne durera pas et que vous viendrez sous peu visiter votre famille, et reverrez enfin votre belle Florence. Qui sait si le Bronzino ne fera pas votre portrait, à vous aussi ?

2. Giorgio Vasari à Michel-Ange Buonarroti
Florence, 2 janvier 1557
Cette fois, mon cher Maître, je ne vous écris pas à la demande du Duc pour vous supplier de revenir à Florence. Hélas, c’est un tout autre sujet qui m’amène à troubler vos journées romaines, dont je sais combien elles sont occupées par vos admirables travaux et les nombreuses contrariétés auxquelles votre art se confronte quotidiennement, surtout depuis l’élection de notre nouveau souverain pontife, qui semble si peu enclin à apprécier les beautés antiques ou modernes, au contraire de ses prédécesseurs.
Vous souvenez-vous lorsque, il y a quinze ans, je vous consultais en tout ? Vous aviez alors la bonté de me dispenser vos conseils, et c’est ainsi que je m’étais livré de nouveau, et avec plus de méthode et de fruit, à l’étude de l’architecture, ce que je n’aurais probablement jamais fait sans vous. C’est encore de méthode que j’ai besoin aujourd’hui, mais dans un domaine tout différent. Le Duc, en effet, a bien voulu m’honorer de sa confiance en me chargeant d’une mission aussi délicate qu’inhabituelle.
Jacopo da Pontormo, dont vous vantiez déjà le grand talent lorsqu’il n’était qu’un enfant plein de promesses, n’est plus. Il a été retrouvé mort dans la chapelle San Lorenzo, au pied de ses fameuses fresques qu’il avait jusque-là soustraites aux regards derrière des palissades de bois. Cette nouvelle en elle-même m’aurait décidé à vous écrire, car il fallait bien que quelqu’un vous apprenne ce terrible malheur. Mais ce sont les circonstances de sa mort qui justifient pleinement que je me tourne vers vous, une fois de plus.
En effet, dans la mesure où son corps a été retrouvé avec un ciseau fiché dans le cœur, juste en dessous du sternum, la thèse de l’accident nous a semblé d’emblée difficile à soutenir. C’est pourquoi le Duc m’a confié la charge d’éclaircir cette malheureuse histoire, d’autant plus que les zones d’ombre ne manquent pas, comme je vous laisse le soin d’en juger par vous-même : le corps de Jacopo, outre le ciseau qui l’a tué, portait les traces d’un coup violent à la tête, assené par un marteau qu’on a retrouvé sur le sol de la chapelle, au milieu de ses autres outils. Le pauvre Jacopo était étendu sur le dos, devant sa fresque sur le Déluge, dont il semble, aux traces de peinture fraîche, qu’il avait repeint une partie avant de mourir, au risque de laisser un raccord apparent. Vous savez comme moi que Jacopo était aussi lent qu’exigeant dans son travail et qu’il se corrigeait sans arrêt, mais cette retouche sur une petite partie du mur, qui devait inévitablement laisser voir le raccord à un endroit qui coupait une figure en deux, n’a pas manqué de m’étonner. Le connaissant, j’aurais pensé qu’il recommence le pan de mur entier, s’il n’était pas satisfait de la moindre parcelle de l’ensemble.
Cependant, les bizarreries de cette affaire ne s’arrêtent pas là. Lorsque le corps fut découvert, l’on se rendit à la maison où vivait Jacopo, via Laura, qui est une espèce de grenier auquel on accède par une échelle. Or, parmi une foule de dessins, de cartons et de maquettes remisés dans son atelier, se trouvait un tableau que vous ne connaissez que trop bien, puisque vous en avez jadis dessiné le modèle : vous vous souviendrez sans doute de ce Vénus et Cupidon dont le succès fut tel qu’il a inspiré des copies dans l’Europe entière – vous savez peut-être que j’eus moi-même le privilège d’en réaliser quelques-unes, qui n’égalent en aucune façon celles du Pontormo, mais qui toutefois eurent l’heur de plaire, car tout ce qui s’inspire de vos dessins ne peut que porter la trace de votre divin génie. C’était ce temps d’avant le retour de l’Inquisition, qui nous paraît déjà si loin, quand le cardinal Carafa n’était pas encore devenu Paul IV, où les nus n’étaient pas tombés en disgrâce mais étaient au contraire particulièrement recherchés. Bien entendu, personne n’aurait l’idée aujourd’hui de peindre un tel tableau, mais vous connaissez l’excentricité dont pouvait être coutumier notre brave Jacopo. Ce n’est pas, cependant, ce qui a retenu notre attention, car, si l’on met de côté les quatre années où le moine Jérôme Savonarole avait ravi les cœurs des gens simples, nous savons encore, nous autres Florentins, reconnaître les beautés du corps humain sans les considérer comme des obscénités diaboliques. D’ailleurs, le morceau d’étoffe que le Pontormo avait autrefois rajouté pour couvrir les cuisses ouvertes de la déesse avait été retiré sur la copie qui s’offrait à nos yeux. Mais ce qui nous étonna bien davantage – je ne sais comment formuler cela, ayant le désir de n’offenser personne, et surtout pas la famille de Son Excellence – était qu’en lieu et place du visage de Vénus, Jacopo avait substitué celui de la fille aînée du Duc, mademoiselle Maria de Médicis.
Vous voyez tout ce que cette histoire peut avoir de déplaisant, et pourquoi le Duc a tenu à en confier la résolution à un homme de confiance, faisant, dans le même temps, circuler la rumeur que le pauvre Jacopo avait mis fin à ses jours en raison de l’extrême mécontentement de lui-même dans lequel il était tombé. Il n’en demeure pas moins que tout ceci me laisse dans un épais brouillard, pour quoi je me permets, afin de démêler les fils embrouillés de cette ténébreuse affaire, de solliciter votre grande sagesse dont je sais qu’elle égale presque votre talent et concourt pleinement à votre génie.

3. Michel-Ange Buonarroti à Giorgio Vasari
Rome, 5 janvier 1557
Messire Giorgio, mon cher ami, je ne saurais vous dire combien je suis abattu, au point que je n’ai pas quitté le lit depuis ce qui me semble une éternité. Au vrai, j’étais déjà écrasé par tous les soucis que me donne le chantier de Saint-Pierre, mais la mort de Jacopo m’a pour ainsi dire achevé, et j’ai pleuré en lisant votre lettre. Jacopo était un peintre de grand talent, et selon moi l’un des meilleurs, non seulement de sa génération (celle qui est née entre la mienne et la vôtre, car je suis aux portes de la mort et vous encore dans la force de l’âge) mais tout simplement de son temps. En me demandant de vous aider à retrouver le coupable de ce crime inconcevable aux yeux de Dieu et du monde, je ne sais si vous frappez à la bonne porte, et je crains que vous ne surestimiez quelque peu l’étendue de ma sagesse, car voici déjà longtemps qu’à Rome l’on dit de moi que je suis sénile et fou. Néanmoins, et comme je veux vous être agréable, tout autant que je souhaite honorer la mémoire du Pontormo, je suis disposé à vous aider dans la mesure de mes moyens. Peut-être, en effet, qu’un point de vue, disons, oblique, c’est-à-dire non florentin, vous serait utile dans vos recherches. Si l’on approche le problème avec la rigueur et la logique d’un Brunelleschi ou d’un Alberti, il faut, pour trouver le coupable, établir d’abord l’occasion, ensuite la cause, ou bien d’abord la cause, puis l’occasion. Qui pouvait désirer la mort du pauvre Jacopo ? Et qui était avec lui, ce soir-là, pour lui asséner ce coup mortel ? En écrivant ces lignes, mes yeux se mouillent de larmes, et je le vois gisant dans son sang, le cœur transpercé par l’un de ces outils qui nous font vivre, nous autres artistes, tué par son propre ciseau, frappé par son propre marteau, et c’est comme s’il avait été trahi par ses plus fidèles compagnons. Mais foin d’effusions stériles. Si mes larmes sont un tribut à la mémoire de notre ami, elles ne nous aideront pas à identifier l’assassin. Enfin, une première conclusion : le coupable est à Florence, parmi vous.
J’ai peur, mon bon Giorgio, de ne pouvoir vous aider davantage, faute d’éléments supplémentaires. Après tout, je ne suis qu’un modeste sculpteur et, de Rome, le regard ne porte pas jusqu’à San Lorenzo. Par amour pour Jacopo, soyez mes yeux et tenez-moi informé des suites de vos recherches, je vous en prie.
Mais vous ne m’avez pas parlé de ses fresques. Comment les avez-vous trouvées ? On dit que le Duc lui avait donné pour tâche de rivaliser avec la Sixtine. Dites-moi votre sentiment, cher Giorgio, vous savez que j’ai toujours fait grand cas de votre jugement.

4. Giorgio Vasari à Michel-Ange Buonarroti
Florence, 7 janvier 1557
Cher Maître, d’emblée je veux vous rassurer : votre Sixtine ne sera pas surpassée par la chapelle du Pontormo. Comme vous m’en avez prié, je vous décrirai ce que j’ai vu : tout d’abord, en divers compartiments, dans la partie supérieure de la chapelle, la Création d’Adam et d’Ève, leur Désobéissance, leur Expulsion du Paradis, leurs travaux sur Terre, le Sacrifice d’Abel, la Mort de Caïn, la bénédiction des enfants de Noé et la construction de l’Arche. Ensuite, sur l’une des parois, dont la dimension est de quinze brasses en tous sens, un Déluge universel, où l’on voit une foule de cadavres et Noé conversant avec Dieu. C’est au pied de ce Déluge qu’on a retrouvé le pauvre Pontormo, et c’est sur cette paroi qu’il a retouché une partie de l’ensemble, alors que le reste était sec depuis longtemps. Sur l’autre paroi, il a figuré une Résurrection universelle, où domine une confusion égale, pour ainsi dire, à celle qui régnera le jour suprême. Vis-à-vis de l’autel sont groupés, de chaque côté, des personnages nus, qui sortent de terre et montent au ciel. Au-dessus des fenêtres, des anges environnent le Christ, qui dans toute sa majesté ressuscite les morts pour les juger. J’avoue que je ne comprends pas pourquoi Jacopo a placé sous les pieds du Christ Dieu le Père créant Adam et Ève. Je m’étonne aussi qu’il n’ait varié ni ses têtes ni sa couleur, et je lui reprocherai encore de n’avoir tenu aucun compte de la perspective. En un mot, le dessin, le coloris et l’ajustement de ses figures offrent un aspect si triste que, malgré mon titre de peintre, je déclare n’y rien comprendre. Il faudrait que vous puissiez la voir de vos propres yeux pour me l’expliquer, mais je doute cependant qu’alors votre jugement s’écarterait grandement du mien. Cette composition renferme bien quelques torses, quelques membres, quelques attaches merveilleusement étudiés, car Jacopo avait eu soin d’exécuter des maquettes en terre d’un fini extraordinaire, mais tout cela pèche par l’ensemble. La plupart des torses sont trop grands, tandis que les bras et les jambes sont trop petits. Quant aux têtes, elles sont totalement dépourvues de cette grâce et de cette beauté singulière que l’on observe dans ses autres peintures. Il semble ici ne s’être occupé de certains morceaux que pour négliger les plus importants. En somme, loin de se montrer dans ce travail supérieur au divin Michel-Ange, il est resté inférieur à lui-même, ce qui prouve qu’en voulant forcer la nature on aboutit à des qualités que l’on devait à sa libéralité. Mais Jacopo n’a-t-il pas droit à notre indulgence ? Les artistes ne sont-ils pas exposés à se tromper de même que les autres hommes ? Demeure cette question qui restera désormais sans réponse, puisque Jacopo l’a emportée dans la tombe : pourquoi avoir souhaité, peu de temps avant sa mort, retoucher une partie de son Déluge ? Qui peut dire de quoi étaient faites les rêveries profondes de cet homme ?
Quoi qu’il en soit, le Duc, dans sa grande sagesse, a confié l’achèvement des fresques au Bronzino.

5. Michel-Ange Buonarroti à Agnolo Bronzino
Rome, 9 janvier 1557
Messire Agnolo, j’ai appris par Vasari l’horrible drame qui a frappé Florence et nous tous, amants des arts et de la beauté, en la personne de votre maître et ami, foudroyé sur le lieu de ses plus grandes espérances mais aussi – je ne le sais que trop moi-même par mon expérience chèrement acquise – de ses plus grandes tortures. En effet, qu’y a-t-il de plus horrible que de peindre à fresque ? On passe la journée le cou tordu, la tête à l’envers, dix ou quinze pieds au-dessus du sol, à manier le pinceau comme on peut avant que l’enduit ait séché, sans quoi il faut tout recommencer. En vérité, si Messire Vasari ne m’avait rapporté les circonstances de sa mort, qui ne semblent guère prêter à équivoque, je n’aurais pas été surpris d’apprendre que le pauvre Pontormo avait mis fin à ses jours, car c’est une pensée qui m’a moi-même assailli certains soirs de désespoir, quand je sentais mon cou et mon dos brisés par le labeur, et qu’il me venait un goître à force d’avoir la tête en bas, sans même parler des intrigants et importuns toujours prompts à répandre la calomnie et à manigancer contre moi. Vous savez comme mon Jugement universel a été attaqué et décrié depuis près de vingt ans, l’Arétin, ce fils de pute, Dieu ait pitié de son âme, allant même le comparer à un bordel niché dans la plus grande chapelle de la Chrétienté. Ces critiques, non seulement n’ont pas cessé, mais n’ont fait que se multiplier et s’amplifier. C’en est au point où aujourd’hui le pape Paul IV, après avoir envisagé la destruction pure et simple de mon œuvre, a commissionné mon bon ami Messire Daniele da Volterra pour rhabiller mes figures dénudées, tant et si bien que le pauvre Daniele, contraint à cette tâche indigne, se voit déjà affublé du beau surnom de « caleçonneur » dans toute Rome. Voilà où nous en sommes. Il est bien loin, le temps où les papes m’offraient de somptueux cadeaux. Même Paul III, à qui le monde doit pourtant le retour de l’Inquisition romaine, m’avait fait présent d’un magnifique pur-sang arabe, qu’il prétendait être le coursier le plus rapide d’Orient et d’Occident. Rien n’était trop beau, alors, pour s’attacher mes services. Pauvre bête qui se languit dans son écurie comme moi dans ma tanière.
Je ne doute pas que Jacopo ait eu à subir les mêmes avanies car je me souviens de certains malveillants, jaloux et autres calomniateurs qui peuplaient Florence à mon départ, et je ne vois guère de raisons à ce qu’ils n’aient pas fait d’émules. C’est pourquoi je veux apprendre de votre bouche quel accueil on a fait aux fresques de Pontormo, et par-dessus tout avoir votre opinion sur son travail, car même s’il n’y a pas lieu de mettre en doute les réserves émises par Vasari, je penserai toujours que deux jugements valent mieux qu’un, dès lors qu’ils proviennent de personnes avisées et loyales.

6. Agnolo Bronzino à Michel-Ange Buonarroti
Florence, 11 janvier 1557
N’est-il pas vrai, cher Maître, que vous n’êtes pas revenu à Florence depuis vingt-trois ans, malgré les demandes répétées de Son Excellence le Duc, appuyées par les sollicitations de vos amis ? Peut-être ce nouvel argument viendra-t-il à bout de vos résistances, et notre pauvre Pontormo réussira-t-il là où tous les autres ont échoué : je vous jure que ses fresques sont d’une splendeur telle qu’on n’en avait pas vu de semblables depuis votre Sixtine. C’est un spectacle que le grand Michel-Ange se doit de contempler par lui-même, puisque aucun mot ne suffira à les décrire.
Ne croyez pas Messire Giorgio qui, pour être un homme de goût dont la probité ne saurait être questionnée, est aussi un courtisan qui sait se plier aux exigences de son maître. Vous ne savez que trop bien, comme le confirme votre lettre, combien la nudité des corps n’est plus en odeur de sainteté depuis que la Curie romaine a jugé bon d’offrir la tiare au contrôleur général de l’Inquisition, ce Carafa insensible aux beautés de l’art, pour qui toute représentation du corps humain est une offense faite à Dieu. L’extraordinaire Déluge qui est sorti de l’esprit et des mains sans pareilles de Jacopo n’a pas eu l’heur de plaire à la Duchesse, dont le goût espagnol s’accommode mal d’une vision aussi extraordinaire : des corps nus entassés dont certains semblent avoir été gonflés par leur séjour prolongé dans les eaux. Il y a tant de vérité dans cette peinture qu’une rumeur s’est répandue en ville prétendant que Jacopo aurait utilisé comme modèle des cadavres de noyés qu’il allait lui-même récupérer dans les hôpitaux. Ces racontars ne sont évidemment que pure fantaisie, mais la fabuleuse peinture du Pontormo est cause même de cette outrance : on n’a jamais vu noyés plus vivants que sur ces murs.
Son Excellence Cosimo, si elle ne partage pas les préventions de la Duchesse contre la représentation des chairs, n’étant ni Carafa ni femme ni espagnol, convoite néanmoins depuis trop longtemps le titre de roi de Toscane pour ne pas donner des gages au pape, seul habilité à lui octroyer une telle dignité. C’est pourquoi elle s’est bien gardée de manifester aucune marque d’approbation lorsque les fresques furent révélées à un petit nombre de privilégiés, après que le Duc leur eut fait ouvrir les palissades derrière lesquelles Jacopo les dissimulait. Mais je suis sûr, moi, que ces peintures plaisent au Duc malgré tout, et j’en veux pour preuve qu’il m’a confié l’honneur de les achever, car il sait qu’en tant que plus fidèle élève du Pontormo, je ne trahirai pas son héritage. Ainsi, Dieu dût-il m’en juger digne, quand le grand œuvre de Jacopo da Pontormo sera fini par mes soins, j’apposerai fièrement mon nom au côté du sien. Ce sera sa vengeance, et la nôtre, car nul doute qu’on l’a tué à cause de ses fresques, en raison de ce nouvel esprit du temps, qui est décidément bien sombre et bien contraire aux gens comme nous.

Extraits
« Cela étant dit, puisque tout tourne autour de l’assassinat du Pontormo, nous suivons d’autres pistes dont je peux assurer Votre Excellence qu’elles sont dans un état d’avancement promoteur et ne manqueront pas de porter leurs fruits sous peu, à savoir la recherche de la femme qu’on a vue au logis du peintre, ou cette bizarrerie observée sur l’un des panneaux de San Lorenzo, que je suis retourné voir pour constater que les couleurs sur la partie retouchée s’étaient, en séchant au fil des jours, en quelque sorte séparées de celles du reste du tableau, s’en distinguant légèrement, si bien que la partie retouchée est désormais nettement visible, ce qui ne peut signifier qu’une seule chose : celle-ci a été peinte par un peintre très habile mais pas par Pontormo. »

« Faites donc la liste des personnes, sans en écarter aucune, qui auraient pu ou voulu tuer Jacopo (ou bien, encore mieux, les deux ensemble). Si je vous ai bien suivi, nous avons l’ouvrier Marco Moro, dont je ne peux rien vous dire car je ne le connais pas, l’apprenti Battista Naldini, que je connais pour l’avoir employé comme professeur de dessin aux Innocents et qui ne m’a jamais causé le moindre tracas, notre ami Bronzino (aussi invraisemblable que paraisse cette supposition, forçons-nous à la considérer), la Duchesse (ne protestez pas, il s’agit là d’un exercice de l’esprit, rien de plus), et la femme mystérieuse qui est venue chez Jacopo en son absence (d’après Battista). Rajoutons même le Duc, pour que vous ne puissiez pas me reprocher d’être incomplet! En vérité, tous ceux qui étaient alors à Florence auraient pu commettre ce crime, n’est-ce pas ? Mais un seul y a trouvé un intérêt assez puissant pour mettre son projet à exécution. De quelle nature était cet intérêt ? C’est ce que nous devons découvrir. » p. 64

« Très cher ami Messire Giorgio, plus j’y songe et plus je pense que la clé du mystère est dans ce tableau de Vénus et Cupidon. Pourquoi avoir remplacé la tête par celle de la fille du Duc ? En dépit de ce que j’en ai moi-même jadis dessiné le modèle, sans autre intention que de montres la beauté de l’Amour mais aussi ses dangers et ses pièges, je ne peux ignorer que cette substitution trahit une intention provocante et hostile à l’égard de la famille ducale, car je me doute que la jeune Maria, qui ne doit pas avoir plus de dix-sept printemps et que son père songe sans doute à marier, n’a que peu à voir, au physique comme au moral, avec ma Vénus lascive et épanouie. D’autre part, je vois mal le brave Pontormo se découvrir un goût vicieux pour les jeunes vierges à soixante ans passés. Je pense que ce n’est pas la fille mais le père qui est visé dans cette peinture. Mais pourquoi donc Pontormo en aurait-il voulu à son protecteur et bienfaiteur, pour lequel il donnait tout son labeur depuis plus de dix ans, et en vérité depuis près de vingt? y a un mystère que je ne m’explique pas. Vous qui avez vu le tableau, avec votre œil de peintre confirmé, n’avez vous repéré aucun indice? En admettant que Naldini ait dit vrai sur la visite nocturne d’une femme encapuchonnée, que pouvait-elle bien vouloir, sinon quelque chose en rapport avec ce tableau? Et qui d’autre que le Duc ou sa famille aurait pu se sentir offensé d’un tel tableau? » p. 66

À propos de l’auteur

LAURENT BINET

Laurent Binet © Photo Jean-François Paga

Laurent Binet a été professeur de lettres pendant six ans en Seine–Saint-Denis. Son troisième roman, HHhH, paru en 2010 chez Grasset, lui a valu le prix Goncourt du premier roman. L’ouvrage raconte l’opération Anthropoid, tournée vers l’élimination du SS Vice-gouverneur de Bohême-Moravie, Reinhard Heydrich. Depuis, il a publié tous ses romans chez Grasset. Son cinquième roman, La septième fonction du langage, axé autour de la mystérieuse mort du sémiologue Roland Barthes, remporte le Prix Interallié 2015. Il a été adapté en bande dessinée par Xavier Bétaucourt, Olivier Perret et Paul Bona en 2022, chez Steinkis. En 2019, son texte Civilizations est lauréat du Grand prix du roman de l’Académie française 2019. Il a par ailleurs publié un Dictionnaire amoureux du tennis avec Antoine Benneteau, frère du tennisman Julien Benneteau.

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Crédit illimité

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En deux mots
De galère en galère, Diego est contraint d’aller demander de l’aide à un père honni. Le grand patron lui accordera les 50000 euros demandés à condition qu’il endosse le rôle de DRH et licencie quinze personnes. Une fois le contrat accepté, les choses ne vont pas se passer comme prévu.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’exécuteur des basses œuvres se rebiffe

Nicolas Rey se frotte à la grande entreprise et cela fait des étincelles! Son narrateur, chargé par son père de licencier un groupe d’employés, ne va pas endosser le costume du liquidateur. Un revirement qui nous vaut un petit bijou, humour compris.

Quel bonheur de lecture! Et quelle virtuosité. Arriver à faire d’un malheureux sans le sou amoureux de son analyste et chargé par son père de licencier une quinzaine de personnes un roman drôle, l’histoire d’un amour éperdu et une fable optimiste sur fond de misère économique, ce n’était pas gagné d’avance! Pourtant Nicolas Rey a relevé le défi haut la main.
Quand s’ouvre le roman, c’est le ciel qui tombe sur la tête de Diego Lambert. Le bilan qu’il dresse de sa situation est loin de faire envie. À la manière de François Hollande face à Sarkozy, il use de l’anaphore pour appuyer là où ça fait mal: « Moi, Diego Lambert, quarante-neuf ans, vieil adolescent attardé avec deux prothèses de hanche en céramique, sponsorisé autant que massacré par son père. Moi, Diego Lambert, alcoolique et ancien cocaïnomane sans chéquier et sans permis de conduire. Moi, Diego Lambert, interdit bancaire et incapable d’offrir un week-end au bord de la mer à l’éventuelle femme de sa vie les soirs où elle aurait trop peur de mourir. » L’ultime solution, qu’il se refusait à envisager jusque-là parce qu’il avait été trop maltraité par son géniteur, consiste à quémander 50000 € à son père, PDG d’une grosse entreprise qui fait commerce de céréales.
Ce dernier lui propose alors un marché. Il remplacera provisoirement sa DRH et devra procéder rapidement à une série de licenciements. Un dégraissage qui satisfera les actionnaires et fera grimper le cours en bourse.
Diego est bien contraint d’accepter et va faire défiler les victimes désignées dans son bureau. Mais Diego est libre dans sa tête et se range du côté des victimes d’une société qui se porte fort bien. Il va imaginer une solution qui plaira aux actionnaires sans pour autant procéder à des licenciements.
Pour son père, cette solution est acceptable, mais ne correspond pas au contrat passé. Aussi refuse-t-il à son fils de lui remettre la somme convenue. De quoi attiser la colère de Diego.
Car il entendait couvrir de cadeaux Anne Bellay, sa psy dont il est éperdument amoureux et à laquelle il a remis les 64 lettres écrites après chacune de leurs séances en guise d’adieu. Car il s’est bien rendu compte qu’il n’avait aucune chance qu’elle partage sa passion.
Sauf qu’après la lecture de ces missives, elle accepte finalement de le revoir. Tout espoir n’est donc pas perdu.
Avec maestria, Nicolas Rey va nous offrir un feu d’artifice final qu’il serait dommage de dévoiler ici. Soulignons plutôt combien cette excursion amorale dans l’univers de la grande entreprise est tout sauf politiquement correcte. En courts chapitres qu’une écriture nerveuse fait passer presque trop vite, on navigue entre le roman noir, la bluette romantique et, comme dit l’éditeur, la «farce œdipienne». Sans oublier la critique acerbe de ce patronat qui garde les yeux rivés sur le cours de bourse au détriment de ses employés. Sans avoir l’air d’y toucher – avec désinvolture et un humour froid – Nicolas Rey nous appelle à la vigilance et nous rappelle qu’à cœur vaillant rien n’est impossible, quitte à tricher un peu!

Crédit illimité
Nicolas Rey
Éditions Au Diable Vauvert
Roman
224 p., 18 €
EAN 9791030705157
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement dans les Hauts de France, du côté de Saint-Omer.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Diego Lambert n’a plus le choix. Il doit licencier quinze salariés de l’usine de son père s’il ne veut pas finir sur la paille. Mais rien ne va se dérouler comme prévu, jusqu’à l’irréparable. Dans cette fiction d’une ironie féroce et d’une beauté nouvelle, Nicolas Rey invente le crime parfait !
« Un roman plein d’humour et de folie à dévorer d’urgence. » Librairie Les Accents
« Nicolas Rey nous régale avec un texte où l’on retrouve l’humour, le désespoir, les situations géniales qui font la saveur de ce dandy romantique inégalable. » Librairie Les Mots et les Choses
« Une Conjuration des imbéciles à la française. Nicolas Rey retire avec brio les masques et faux-semblants du monde de l’entreprise. » Librairie La Colline aux livres

Les critiques
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Les premières pages du livre
« 1
À l’heure où je vous parle, je me trouve sur une terrasse en face de la gare de Lyon. Ma profession ? Interdit bancaire jusqu’à la gueule avec des kilos de dettes et d’impôts impayés. Je suis mort. Je peux juste régler mon café. Je peux juste regarder les pauvres gens qui s’enfoncent en forniquant histoire de pondre une poussette supplémentaire. Je peux juste penser à tous ceux qui tiennent le coup grâce au jardinage, à leur fox-terrier, au golf, au self du midi, à l’acuponcture, à leur résidence secondaire, à leur rêve d’aller vivre à Dubaï, à la prière, à la diététique, à leur copine Jennifer, à Ibiza, à Roland-Garros et au Bistro Romain de ce soir.

Il faut tenir, les doigts crispés sur son surf, sur ses actions, sur la danse brésilienne, sur l’hypnose ou sur la petite dynamique de groupe. Moi, je ne tiens plus. Je vais me lever et je vais prendre un taxi que je ne peux pas payer. Arrivé devant chez moi, je tends ma carte Black au chauffeur. Je fais le code. Je connais déjà la suite :

« Paiement refusé, il me dit.
— Je suis au courant, je rétorque.
— Vous avez un distributeur en face, si vous voulez.
— Ça ne changera rien. Je suis fauché, monsieur.
— Pourquoi vous ne me l’avez pas dit avant ?
— Parce que vous ne m’auriez jamais pris, avant.
— Et le métro, vous connaissez ?
— Je ne suis pas encore assez au point pour prendre le métro.
— Alors, on fait quoi, maintenant, connard ?
— Je veux bien laver votre berline si vous voulez.
— …
— Je monte chez moi. Je prends un seau, du liquide vaisselle, une éponge et j’y vais. Je suis dur à la tâche vous savez.
— Y a pas un proche qui pourrait vous dépanner ?
— Je n’ai plus de proches.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire que je n’ai plus que des lointains.
— Tirez-vous. »

De retour dans mon loft, je n’ai pas ouvert mon courrier. J’ai juste compté les enveloppes des impôts d’un côté et celles de la banque de l’autre côté. Je ne savais pas trop ce que cela signifiait mais la Société Générale l’emportait largement.

2
Reprenons. Je m’appelle Diego Lambert et je suis totalement ruiné. La banque va mettre en vente mon appartement, je suis poursuivi par les impôts, fiché à la Banque de France, je suis incapable de vous dire par quel miracle mon téléphone portable continue encore de fonctionner et, pire que tout, mon abonnement à la chaîne OCS a été résilié.

On ne devient pas pauvre en une seule prise. On savoure avant. On commence par compter ses sous. Et c’est déjà trop tard. On descend les marches les unes après les autres. Ensuite, on dégringole.

D’abord, il y a l’ultime crédit que l’on vous refuse. Arrivent les temps difficiles de l’aveu à ses proches. Et puis, on se retourne vers sa garde rapprochée, à savoir ses grands-parents.

C’est peu dire que je les ai sucés jusqu’à l’os, ces deux-là. Mon grand-père a vendu sa Golf neuve et m’a filé la recette en billets de cinq cents. Ma grand-mère a cédé tous ses bijoux Cartier : « De toute façon, je n’ai jamais aimé tes cousins, ils ont réussi trop facilement », m’a-t-elle confié un soir avec un triste sourire. J’ai tenu six mois avec ce petit pactole fortement convenable.

Ensuite, j’ai taxé ma petite sœur chérie, laquelle, n’ayant pas un sou, a emprunté la carte bleue de son mari en tâchant de ne pas dépasser le plafond autorisé. Elle s’est fait pincer au bout de quinze jours.

Son mari lui a dit que l’existence était une chose assez simple, en fait, qu’elle devait juste choisir entre lui ou moi. Enchaînant les inséminations artificielles dans l’espoir d’un enfant, elle a opté pour son mari. Difficile de lui en vouloir de manière acharnée sur ce coup-là. Ma mère, avec sa retraite d’enseignante à deux mille euros brut par mois, ne m’intéressait pas.

Non, à présent, c’était une fois de plus l’heure du grand combat, de l’affrontement terrible, du carnage évident : mon père et moi. Dans quel état allais-je finir cette fois-ci ? À genoux, allongé dans la poussière, bavant des caillots de sang à ses pieds ? Mon père : un maître en manipulation, en chantage affectif, en violence, en hurlement, en racisme, en népotisme, en perversité. Mon père règne sans partage sur notre territoire familial en règle générale et sur le Mal en particulier. Il a même réussi à faire en sorte que ses proches le plaignent alors qu’il a semé le malheur et la profonde tristesse dans le cœur des siens et qu’il possède toujours deux tours d’avance sur la vie de chacun d’entre nous.

3
Un matin, je me suis enfilé un Xanax et vingt minutes plus tard, je me suis rasé sans me couper. Puis, pour la première fois de mon existence, j’ai réussi à prendre le métro. Je suis arrivé au siège de l’entreprise multinationale. Je me suis annoncé à François, le secrétaire particulier de mon géniteur. Cet homme m’avait vu grandir. Il avait dépassé depuis longtemps l’âge de la retraite mais restait fidèle à mon père. Il avait tout sacrifié pour ce dernier. C’était le seul à connaître les moindres secrets de son patron. J’ai frappé à la porte d’entrée du royaume. Je me suis installé face à lui. Son bureau était comme dans mes souvenirs : totalement vide, pas la moindre trace d’un ordinateur, pas un dossier. Juste deux fauteuils en cuir où il recevait les visiteurs. La décoration aussi était réduite au minimum : des rideaux pourpres pour protéger du soleil et au mur une grande photo en noir et blanc de la vallée de la Durance. Vêtu de l’une de ses éternelles vestes à petits carreaux, mon père buvait son thé en lisant le Wall Street Journal.

Il a commencé sans quitter son journal des yeux :

« Que puis-je pour toi, mon cher fils ?
— J’ai des problèmes de liquidité, Papa.
— De quel ordre ?
— J’ai besoin de cinquante mille euros. »

Il a posé lentement sa tasse de thé et son journal. Il a levé ses yeux bleu délavé vers moi en faisant tourner sa chevalière en or :

« Et le métier d’écrivain, ça ne rapporte pas ?
— Non.
— Et celui de scénariste ?
— Non plus.
— Et celui de réalisateur ?
— Encore moins.
— Acteur ?
— Rien du tout.
— Journaliste ?
— C’est sans espoir, Papa.
— Et pourquoi c’est sans espoir ?
— Parce que je suis un mâle blanc hétérosexuel de presque cinquante ans. L’époque est sans merci. »

Mon père s’est levé. Il a ouvert la porte de son bureau et a articulé : « Passe me voir, demain, à sept heures, en costume cravate, s’il te plaît. »
Il a tendu la joue pour que je l’embrasse.
Lui n’embrassait jamais personne.

4
Le lendemain matin, mon père jubilait dans son fauteuil en cuir comme un gosse qui vient de réaliser une belle bêtise. Il tapotait de sa main droite un sac posé sur son bureau. Avant de prendre la parole, il a conservé le silence un long moment. Il a remonté une jambe de son pantalon jusqu’en dessous de son genou et s’est gratté le mollet. Je le connaissais par cœur. C’était le signe chez lui qu’il allait faire feu. Il m’a annoncé fièrement :

« Diego, il y a cinquante mille euros là dedans !

— Merci Papa.
— À une condition !
— Laquelle ?
— Que tu travailles pour la première fois de ta vie.
— Sans problème. Dis-moi ce que je dois faire.
— Remplacer Béatrice Forlaine.
— Qui est Béatrice Forlaine ?
— La DRH d’une de mes entreprises. Une entreprise de désherbant. Ça a même été ma première boîte en fait. Béatrice est en arrêt maladie pour un mois.
— C’est grave ?
— Dépression à mon avis.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle a choisi de se mettre en dépression pendant le mois que va durer la restructuration de l’entreprise.
— Et alors ?

Et alors, le métier de DRH, dans ces cas-là, c’est le pire de tous. Le plus ingrat. Tout le monde va te détester. Si tu arrives à résister à ça, tu auras mérité cet argent.
— Merci Papa.
— File, le chauffeur t’attend. Ton premier rendez-vous est à huit heures trente. Tu vas commencer par rencontrer un magasinier père de quatre enfants. Sur la fiche, Béatrice a inscrit que sa femme est atteinte d’une maladie génétique dont je n’arrive pas à déchiffrer le nom.
— Formidable.
— Bon Dieu comme je t’envie !
— Je ne vois pas trop ce que Dieu a à voir là-dedans, Papa.
— Oh, tu sais, Dieu, le Diable, c’est combines et compagnie tout ça. Il n’y a qu’une cloison qui les sépare. Tu ne vas pas me faire croire qu’ils ne se croisent pas de temps en temps, ces deux-là ! »

5
Antonio Lambert, mon père, possédait de nombreuses entreprises dans toute l’Europe et le monde entier. Il était un PDG reconnu, affichant les meilleurs bilans, estimé par les actionnaires et les salariés. Ses décisions, ses analyses, son charme, son éternel optimisme dans toutes les situations faisaient de lui un leader incontesté. Il venait du Sud. Alors, quoi qu’il arrive, trois cent soixante-cinq jours par an, il prenait tous les matins son petit déjeuner sur sa terrasse, quitte à porter deux manteaux sur ses épaules. Dès qu’il arrivait à son bureau, tous ses collaborateurs vous diront, de la standardiste au chef marketing, qu’ils avaient l’étrange sentiment que plus rien de grave ne pouvait se produire et que si jamais une situation se dégradait, mon père aurait avec certitude une solution. Antonio Lambert était pour ses salariés comme une drogue apaisante, une assurance vie. Il avait une façon très particulière de vous saluer le matin. Il vous serrait la main fortement et vous demandait comment vous alliez. Mais il ne vous quittait pas des yeux et ne disait plus un mot avant d’entendre votre réponse. Surtout, il se taisait tant qu’il n’était pas certain d’avoir bien entendu tout ce que vous aviez envie et besoin de lui dire. Ainsi, comme le silence continuait, vous vous laissiez aller à lui en avouer plus que d’ordinaire. Oui, dans le monde professionnel, cet homme inspirait à ses proches une confiance hors du commun.

Il y avait donc, entre autres, une entreprise de désherbant dans le Nord de la France nommée Ovadis, à Saint-Omer, qui commercialisait des fournitures pour l’agriculture, et faisait le commerce de céréales. Idéalement placée dans la plaine d’Arras, proche du port de Dunkerque, Ovadis avait fort à faire avec une concurrence faite de coopératives agricoles dynamiques. En un mot, l’entreprise vendait tout ce dont les agriculteurs avaient besoin pour produire : engrais, semences, plans, produits phytosanitaires. En échange, la boîte leur achetait plus tard tout ce que les agriculteurs avaient produit : du blé, de l’orge, des pommes de terre. L’entreprise possédait plusieurs entrepôts et magasins, des bureaux et des silos pour stocker les céréales.

Cinquante personnes travaillaient sur le site et vivaient au rythme des saisons et des cultures. La période de pointe se situait à l’époque de la moisson où les agriculteurs venaient livrer leurs récoltes. Alors, on faisait appel à des stagiaires et des CDD qui venaient grossir les rangs de ces travailleurs.

Après des années de succès, l’affaire traversait une période difficile à cause des normes sur les céréales, l’arrivée des lois contre les OGM pour l’agriculture et l’immense pression des écologistes.

La situation était limpide pour ma belle personne. Mon père m’avait nommé dans le rôle de la pire des putes : celui du liquidateur. Me nommer au poste de pseudo DRH, en fait chef du personnel, faisait de moi l’affreux capitaliste qui allait devoir se séparer de quinze salariés. On remplaçait Béatrice Forlaine, actuellement en dépression nerveuse, par le fils du boss.

Béatrice Forlaine, DRH très humaine, appréciée de tous, à laquelle tout le monde venait se confier, qui les avait tous embauchés, qui assurait leur formation, parfois leur promotion, qui gérait les congés comme les petites avances pour les fins de mois difficiles, Béatrice, remplacée par un Parisien affublé d’une barbe de trois jours et des cheveux hirsutes.

Arrivé dans mon nouveau bureau de la Défense, je réalise vite qu’il n’y a aucune latitude pour effectuer ma triste tâche, uniquement ce que la loi impose et aucun budget de négociation. Aline Forbac, ma toute nouvelle assistante, vient de quitter Saint-Omer pour me rejoindre à Paris. Aline semble être une femme d’une rare gentillesse. En revanche, je ne serai jamais tenté de la harceler sexuellement. Elle me raconte l’annonce de la restructuration par mail, le tsunami suscité, l’immense détresse de tous les salariés, largués dans une région sinistrée depuis longtemps par l’emploi, et encore plus par la crise. C’était elle qui avait aussi réceptionné le deuxième mail, celui dans lequel était jointe la liste des quinze victimes à sacrifier.

J’ai annulé mon premier rendez-vous. Je ne me sentais pas d’attaque pour commencer ma journée en disant à un père de quatre enfants et à sa femme handicapée que le type était viré sur-le-champ.

J’ai demandé à Aline les grandes lignes de ce plan social. Il n’y avait rien de très original : raisons économiques, préavis, mois de salaire par année passée dans l’entreprise, congés payés, coordonnées de Pôle emploi. « Putain, j’ai pensé, ils se sont défoncés vingt ans pour cette boîte et moi, je vais leur filer l’adresse postale de Pôle emploi… »

Mon prochain rendez-vous était à neuf heures trente. D’un seul coup, je me suis senti bien seul dans mon grand bureau. À neuf heures vingt-neuf, la porte s’est ouverte et un couple est apparu. J’ai regardé Aline d’un air désespéré mais elle a pris l’air désolé de la meuf qui veut dire : « J’ai trop la honte, je vais m’en vouloir toute ma vie mais j’ai oublié de te prévenir sur ce coup-là. »

J’ai proposé au couple de prendre place. Ils se tenaient la main comme si on venait de leur annoncer la mort de leur putain de gosse ou un truc dans le genre.

« C’est quoi le problème mes amours ? j’ai fait.
— C’est que nous sommes mariés depuis seize ans, monsieur.
— Félicitations.
— Et que nous travaillons tous les deux pour votre entreprise.
— …
— Et que nous sommes licenciés tous les deux.
— Chiotte.
— Comme vous dites.
— Et bien sûr, vous avez des enfants ?
— Trois enfants que nous devons élever, un loyer et plusieurs crédits.
— Bah oui, ce serait pas drôle, sinon.
— …
— Écoutez, je viens d’arriver ce matin. Laissez-moi étudier votre cas et je vous rappelle en fin de semaine.
— Merci monsieur.
— …
— Merci. Vraiment merci. »

À dix heures, j’ai appelé Aline pour la prévenir que j’aurais du retard lors de ma prochaine exécution. Je suis passé par la sortie de service, je suis allé m’acheter un macaron à la pistache et je l’ai savouré assis sur un banc. Il y avait un adolescent trop grand qui tenait sa mère par le bras et j’ai trouvé ça très gracieux.

Quelque chose clochait malgré tout. Je ne comprenais pas l’objectif de mon père dans cette mission. Il m’avait confié une tâche dont la raison m’échappait complètement. Virer des gens pour cinquante mille euros, c’était largement dans mes cordes. Il le savait. Je le savais. La terre entière le savait. Alors pour quoi faire ? Quel était le coup d’après ? »

Extrait
« Je me suis retrouvé seul sur ma chaise, Et là tout s’est effondré. Qui j’étais? Moi, Diego Lambert, quarante-neuf ans, vieil adolescent attardé avec deux prothèses de hanche en céramique, sponsorisé autant que massacré par son père. Moi, Diego Lambert, alcoolique et ancien cocaïnomane sans chéquier et sans permis de conduire. Moi, Diego Lambert, interdit bancaire et incapable d’offrir un week-end au bord de la mer à l’éventuelle femme de sa vie les soirs où elle aurait trop peur de mourir. Qui suis-je? Moi, Diego Lambert, face à une femme sublime, mariée, sûrement heureuse en ménage, mère de famille au métier épanouissant ?
On a beau dire que l’amour est un enfant de bohème qui ne connaît jamais de loi, mes chances de réussir une vie de bohème avec Anne Bellay étaient tout de même assez faibles, pour être franc juste quelques secondes. » p. 68

À propos de l’auteur
REY_Nicolas_©JP_BaltelNicolas Rey © Photo JP Baltel

Lauréat du Prix de Flore avec Mémoire courte, Nicolas Rey a publié romans, nouvelles et chroniques. Dos au mur, son dixième livre au Diable vauvert, a reçu le Prix Gatsby. (Source: Au Diable Vauvert)

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Maisons vides

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En deux mots
Un moment d’inattention et Daniel, trois ans, est enlevé dans le parc où sa mère l’avait emmené jouer. Un drame qui n’est pour la narratrice qu’une violence de plus dans une vie difficile. Elle va toutefois essayer de s’en sortir sans sa famille et sans les hommes qui la négligent, mais avec un « nouveau » garçon, croisé dans un parc.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’enfant perdu et l’enfant trouvé

Ce roman puissant, signé de la mexicaine Brenda Navarro, qui retrace le parcours d’une femme dont l’enfant de trois ans a disparu. Une chronique de la violence ordinaire, mais aussi un cri de rage.

Premier ouvrage à paraître dans une collection qui entend nous faire découvrir les voix d’Amérique latine, ce roman qui commence très fort: «Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait entre la balançoire et le toboggan du parc où je l’emmenais les après-midis. Je ne me souviens de rien d’autre.» On imagine le traumatisme, le sentiment de culpabilité et la dépression qui peuvent accompagner cette mère indigne qui n’a pas su surveiller ce fils qui désormais la hante. «C’est quoi un disparu? C’est un fantôme qui nous poursuit comme s’il faisait partie de notre corps.»
Les jours passent et aucun signe de vie ne vient la rassurer. Pas davantage que son entourage, à commencer par Fran, le père de Daniel et l’oncle de Nagore, qui désormais partage leur vie. «La sœur est morte, assassinée par son mari, voilà pourquoi Fran nous a imposé la garde de Nagore. Je suis devenue la mère d’une fille de six ans, alors que Daniel était déjà dans mon ventre.» Vladimir, son amant, n’est pas non plus apte à la libérer de son obsession. Après tout, il n’est guère différent des autres hommes qui ont traversé sa vie. Rafael, le premier, buvait et était violent.
Cette violence que l’on peut considérer comme le fil rouge de ce roman. Violence conjugale d’abord avec les coups qui pleuvent jusqu’à donner la mort. Comme dans cette scène où Nagore assiste ainsi à l’assassinat de sa mère par son mari. Violence sociale ensuite quand sur un chantier une bétonnière se casse et enterre vivant deux ouvriers, dont le frère de la narratrice. Les patrons, pour se dédouaner, affirmeront qu’il ne s’est pas présenté au travail. Violence et vengeance enfin, quand elle croise un joli garçon blond qui joue dans un bac à sable: «Je me suis encore rapprochée. Comme si je voulais le sentir. J’ai ouvert le parapluie rouge et, je ne sais pas comment, ni avec quelle force ou dans quel élan de folie, j’ai attrapé Leonel. Je me suis dirigée en courant vers l’avenue, où je suis montée dans le premier taxi que j’ai croisé et je suis partie avec l’enfant qui s’est mis à pleurer. Je me retournais constamment, mais le taxi a continué sa route. C’est comme ça que tout a commencé.»
Engrenage infernal, basculement vers la folie…
Brenda Navarro utilise des phrases courtes, un style percutant qui épouse parfaitement son propos. C’est dur, parfois cru, et c’est un miroir de cette société laissée pour compte qui ne peut répondre à la violence que par la violence.

Maisons vides
Brenda Navarro
Éditions Mémoire d’encrier
Premier roman
Traduit de l’espagnol par Sarah Laberge-Mustad
184 p., 17 €
EAN 9782897127978
Paru le 3/03/2022

Où?
Le roman est situé en Espagne, à Utrera et Barcelone puis au Mexique, principalement dans un quartier ouvrier de Mexico.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Portraits et destins de femmes que tout sépare, dans le Mexique contemporain.
Violences faites aux femmes et féminicides.
Voc/zes : une nouvelle collection dédiée aux voix de l’Amérique Latine.
Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils.
Un enfant disparu. Deux femmes. Celle qui l’a perdu et celle qui l’a volé.
Au lendemain de l’enlèvement de l’enfant, sa mère est désemparée. Elle est hantée par sa propre ambivalence: voulait-elle être mère? Dans un quartier ouvrier de Mexico, la femme qui a enlevé Daniel voit sa vie bouleversée par cet enfant dont elle a tant rêvé.

Les critiques

Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Les premières pages du livre
« Daniel a disparu trois mois, deux jours, huit heures après son anniversaire. Il avait trois ans. C’était mon fils. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait entre la balançoire et le toboggan du parc où je l’emmenais les après-midis. Je ne me souviens de rien d’autre. Ou plutôt si, je me souviens d’avoir été triste parce que Vladimir m’a annoncé qu’il partait, parce qu’il ne voulait pas tout brader. Tout brader, comme quand on vend quelque chose de précieux pour deux pesos. Ça, c’était moi quand j’ai perdu mon fils, celle qui de temps en temps, après quelques semaines, se débarrassait d’un amant furtif lui ayant offert en cadeau, parce qu’il avait besoin d’alléger son pas, des plaisirs sexuels à rabais. L’acheteuse arnaquée. L’arnaqueuse de mère. Celle qui n’a rien vu.

Je n’ai pas vu grand-chose. Qu’ai-je vu ? Je cherche parmi la chaîne de souvenirs visuels le plus petit fil conducteur qui me mènerait, ne serait-ce qu’une seconde, à comprendre à quel moment. À quel moment ? Lequel ? Je n’ai plus revu Daniel. À quel moment, à quel instant, entre quels petits cris étouffés d’un corps de trois ans est-il parti ? Qu’est-il arrivé ? Je n’ai pas vu grand-chose. Et bien que j’aie marché entre les gens en répétant son nom, je n’entendais plus rien. Des voitures sont-elles passées ? Y avait-il plus de monde ? Qui ? Je n’ai plus revu mon fils de trois ans.
Nagore sortait de l’école à deux heures de l’après-midi, mais je ne suis pas allée la chercher. Je ne lui ai jamais demandé comment elle était rentrée à la maison ce jour-là. En fait, nous ne nous sommes jamais demandé si l’un de nous était rentré ce jour-là, ou si nous étions tous partis dans les quatorze kilos de mon fils sans jamais revenir. Et jusqu’à aujourd’hui, aucune image mentale ne me donne la réponse.
Après, l’attente : moi, affalée sur une chaise crasseuse du bureau du ministère public, là où Fran m’a récupérée plus tard. Nous avons attendu les deux, et même si nous avons fini pour nous lever et que notre vie à continué, notre esprit est toujours là, à attendre des nouvelles de notre fils.

J’ai souvent souhaité qu’ils soient morts. Je me voyais dans le miroir de la salle de bain et je m’imaginais me regardant pleurer leur mort. Mais je ne pleurais pas, je retenais mes larmes et mon visage redevenait neutre, au cas où je n’aurais pas été assez convaincante la première fois. Alors je me replaçais devant le miroir et je demandais : qu’est-ce qui est mort ? Comment, qu’est-ce qui est mort ? Qui est mort ? Les deux en même temps ? Ils étaient ensemble ? Ils sont morts, morts, ou c’est une histoire inventée pour me faire pleurer ? Qui es-tu toi, toi qui m’annonces qu’ils sont morts ? Qui, lequel des deux ? Et moi, j’étais ma seule réponse face au miroir, à répéter : qui est mort ? Que quelqu’un soit mort, s’il vous plaît, pour ne plus sentir ce vide. Et face à cet écho silencieux, je me disais les deux : Daniel et Vladimir. Je les ai perdus les deux en même temps, et les deux, sans moi, sont toujours en vie quelque part dans ce monde.
On peut tout imaginer, sauf se réveiller un matin avec le poids d’un disparu sur les épaules. C’est quoi un disparu ?
C’est un fantôme qui nous poursuit comme s’il faisait partie de notre corps.
Même si je ne voulais pas être une de ces femmes que les gens regardent dans la rue avec pitié, je suis souvent retournée au parc, presque tous les jours, pour être exacte. Je m’asseyais sur le même banc et repassais tous mes mouvements en mémoire : le téléphone dans la main, les cheveux dans le visage, deux ou trois moustiques qui me pourchassaient pour me piquer. Daniel, avec un, deux, trois pas et son rire bête. Deux, trois, quatre pas. J’ai baissé les yeux. Deux, trois, quatre, cinq pas. Là. J’ai levé les yeux vers lui. Je le vois et je retourne à mon téléphone. Deux, trois, cinq, sept. Aucun. Il tombe. Il se relève. Moi, avec Vladimir dans l’estomac. Deux, trois, cinq, sept, huit, neuf pas. Et moi, tous les jours, derrière chaque pas : deux, trois, quatre… Et ce n’est que lorsque Nagore me dévisageait avec honte parce que je me trouvais encore là, entre la balançoire et le toboggan, à empêcher les enfants de jouer, que je comprenais tout : j’étais devenue une de ces femmes que les gens regardent dans la rue avec peur et pitié.
D’autres fois, je le cherchais en silence, assise sur le banc, et Nagore, à côté de moi, croisait ses jambes et restait muette, comme si sa voix était coupable de quelque chose, comme si elle savait d’avance que je la détestais. Nagore était le miroir de ma laideur.
Pourquoi ce n’est pas toi qui as disparu ? lui ai-je demandé cette fois où elle m’a appelée de la douche pour me demander de lui donner la serviette qu’elle avait laissée sur l’étagère de la salle de bain. Elle m’a regardée de ses yeux bleus, stupéfaite que j’aie osé le lui dire en plein visage. Je l’ai presque aussitôt prise dans mes bras et je l’ai embrassée plusieurs fois. J’ai touché ses cheveux mouillés qui dégoulinaient sur mon visage et sur mes bras, je l’ai enveloppée dans sa serviette, je l’ai serrée contre mon corps et nous nous sommes mises à pleurer. Pourquoi ce n’est pas elle qui a disparu ? Pourquoi a-t-elle été sacrifiée et n’a offert aucune récompense en échange ?

Ça aurait dû être moi, m’a-t-elle dit plus tard, un jour où j’étais allée la déposer à l’école. Je l’ai regardée s’éloigner entourée de ses camarades de classe et j’ai souhaité ne plus jamais la revoir. Oui, ça aurait dû être elle, mais ça ne l’a pas été. Pendant toute son enfance, tous les jours, elle est revenue à la maison.
On ne ressent pas toujours cette même tristesse. Je ne me réveillais pas chaque fois avec la gastrite comme état d’âme, mais il suffisait qu’il arrive quoi que ce soit pour qu’instinctivement j’avale ma salive et prenne conscience que je devais respirer pour faire face à la vie. Respirer n’est pas un geste mécanique, c’est un acte de stabilité ; quand il n’y a plus de joie, respirer maintient l’équilibre. Vivre se fait tout seul, mais respirer s’apprend. Je me forçais alors à faire les choses pas à pas : lave-toi. Brosse-toi les cheveux. Mange. Lave-toi, brosse-toi les cheveux, mange. Souris. Non, ne pas sourire. Ne souris pas. Respire, respire, respire. Ne pleure pas, ne crie pas, tu fais quoi ? Tu fais quoi ? Respire. Respire, respire. Peut-être que demain tu seras capable de te lever du fauteuil. Mais demain est toujours un autre jour, et pourtant, moi, je revivais constamment le même jour, je n’ai jamais trouvé le fauteuil duquel j’aurais finalement été capable de me lever.

Parfois, Fran me téléphonait pour me rappeler que nous avions aussi une fille. Non, Nagore n’était pas ma fille. Non. Mais nous prenons soin d’elle, nous lui offrons un toit, me disait-il. Nagore n’est pas ma fille. Nagore n’est pas ma fille. (Respire. Prépare le repas, ils doivent manger.) Daniel est mon seul enfant. Quand je préparais à manger, il jouait par terre avec ses petits soldats, et je lui donnais des carottes avec du citron et du sel. (Il avait cent quarante-cinq soldats, tous verts, tous en plastique.) Je lui demandais à quoi il jouait et il me répondait de ses syllabes incompréhensibles qu’il jouait aux soldats, et ensemble nous écoutions la marche qui les menait au combat. (L’huile est trop chaude, les pâtes brûlent. Il n’y a plus d’eau dans le mixeur.) Nagore n’est pas ma fille. Daniel ne joue plus avec ses soldats. Vive la guerre ! Alors souvent, l’école de Nagore m’appelait pour me dire qu’elle m’attendait et qu’ils devaient fermer. Je m’excuse, je répondais, mais j’avais le c’est parce que Nagore n’est pas ma fille sur le bout de la langue et je raccrochais, offensée qu’on puisse me réclamer cette maternité que je n’avais pas demandée. Et dans un sanglot réprimé, mais dont les sursauts m’étouffaient, j’implorais d’être Daniel et de disparaître avec lui, mais en réalité je perdais la notion du temps et Fran me retéléphonait pour me rappeler de m’occuper de Nagore, parce qu’elle était aussi ma fille.
Vladimir est revenu une fois, une seule fois. Peut-être par pitié, par obligation, par curiosité morbide. Il m’a demandé ce que je voulais faire. Je l’ai embrassé. Il s’est occupé de moi pendant un après-midi, comme si j’avais une quelconque importance à ses yeux. Il me touchait avec hésitation, comme s’il avait peur, ou avec la délicatesse de celui qui se demande s’il peut toucher la vitre fraîchement lavée. Je l’ai emmené dans la chambre de Daniel et nous avons fait l’amour. Je voulais lui dire, frappe-moi, frappe-moi et fais-moi crier. Mais Vladimir me demandait seulement si j’allais bien et si j’avais besoin de quelque chose. Si je me sentais bien. Si je voulais arrêter.
J’ai besoin que tu me frappes, j’ai besoin que tu me donnes ce que je mérite pour avoir perdu Daniel, frappe-moi, frappe-moi, frappe-moi. Je ne lui ai rien dit. Alors plus tard, par culpabilité, il m’a sorti la demande non faite que nous aurions dû nous marier. Qu’il… Non, rien. Qu’il ne m’aurait pas fait un enfant, lui ai-je répondu face à sa gêne, à sa peur de dire quelque chose qui le compromettrait. Qu’il ne m’aurait amenée à aucun parc avec notre fils. Non. Aucun fils. Qu’il m’aurait donné une vie sans souffrance maternelle. Oui, c’est peut-être ça, a-t-il répondu à mon insinuation, et puis, léger comme il l’était, il est reparti et m’a de nouveau laissée seule.
Ce jour-là, Fran est arrivé et a couché Nagore, et moi je voulais qu’il s’approche de moi et découvre que mon vagin sentait le sexe. Et qu’il me frappe. Mais Fran n’a rien remarqué. Cela faisait longtemps que nous ne nous touchions plus, même pas un frôlement.
Les soirs avant de dormir, Fran jouait de la guitare pour Nagore. Je le détestais, je ne lui pardonnais pas qu’il ose avoir une vie. Il allait travailler, il payait les factures, il jouait au bon gars. Mais, quel genre de bonté peut-il y avoir chez un homme qui ne souffre pas tous les jours d’avoir perdu son fils ?
Nagore venait me donner un bisou pour me dire bonne nuit tous les soirs quand l’horloge marquait dix heures dix, et moi je me cachais sous l’oreiller et je lui donnais une petite tape dans le dos. Quel genre de bonté peut-il y avoir chez une personne qui exige de l’amour en en donnant ? Aucune.
Nagore a perdu son accent espagnol à peine arrivée à Mexico. Elle m’imitait. Elle était une espèce d’insecte qui hibernait puis sortait et déployait ses ailes pendant que nous la regardions voler. Ses couleurs ont jailli, comme si seul le cocon tissé des mains de ses parents l’avait préparée à la vie. Elle sortait de l’enfance, surmontait sa tristesse. Je lui ai coupé les ailes après la disparition de Daniel. Je n’allais pas laisser quoi que ce soit briller plus que lui et son souvenir. Nous serions la photo de famille qui, bien que jetée par terre, poussée par le triste battement des ailes d’un insecte, reste intacte et ne se brise pas.
Fran était l’oncle de Nagore. Sa sœur lui avait donné le jour à Barcelone. Fran et sa sœur venaient d’Utrera. Les deux se sont éparpillés de par le monde avant de s’arrêter pour fonder une famille.
La sœur est morte, assassinée par son mari, voilà pourquoi Fran nous a imposé la garde de Nagore. Je suis devenue la mère d’une fille de six ans, alors que Daniel était déjà dans mon ventre. Mais je ne suis pas devenue mère, là était le problème. Le problème est que je suis restée en vie très longtemps. »

Extraits
« Leonel est allé dans le bac à sable. Je me suis rapprochée. Quelques gouttes de pluie ont commencé à tomber.
Leonel est alors retourné près de la bascule et sa mère lui a dit de faire attention, ou un truc du genre. Je me suis encore rapprochée. Comme si je voulais le sentir. J’ai ouvert le parapluie rouge et, je ne sais pas comment, ni avec quelle force ou dans quel élan de folie, j’ai attrapé Leonel. Je me suis dirigée en courant vers l’avenue, où je suis montée dans le premier taxi que j’ai croisé et je suis partie avec l’enfant qui s’est mis à pleurer. Je me retournais constamment, mais le taxi a continué sa route. C’est comme ça que tout a commencé. » p. 120

« Pourquoi pleurons-nous à la naissance? Parce que nous n’aurions jamais dû arriver dans ce monde. » p. 125

À propos de l’auteur
NAVARRO_Brenda_©Idalia_RíosBrenda Navarro © Photo Idalia Ríos

Diplômée de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), Brenda Navarro est sociologue et économiste féministe. Elle détient également une maîtrise en études de genre, des femmes et de la citoyenneté de l’Université de Barcelone. Elle a tour à tour été rédactrice, scénariste, journaliste et éditrice. Elle a travaillé pour plusieurs ONG des droits humains et a fondé #EnjambreLiterario, un projet éditorial voué à la publication d’ouvrages écrits par des femmes. Maisons vides, son premier roman, a été traduit dans une dizaine de langues, et a remporté le prix Tigre Juan en Espagne ainsi que le prix Pen Translation pour sa version anglaise. (Source: Éditions Mémoire d’encrier)

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Les orageuses

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots
Un groupe de filles, toutes victimes de harcèlement et de viol, décident de se venger et organisent des expéditions punitives auprès des coupables en constatant combien il est difficile de faire aboutir les actions en justice. Elles ont envie que la peur change de camp.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La bande de filles qui s’attaque aux violeurs

Marcia Burnier fait une entrée fracassante en littérature. Avec Les orageuses, elle imagine une bande de filles décidées à se venger de violeurs et qui organisent des expéditions punitives. Mais peuvent-elles guérir le mal par le mal?

Mia souffre. Elle souffre physiquement, un douleur qui s’étend le long de son dos. Elle souffre surtout psychiquement, ayant accumulé des expériences traumatisantes fae aux harceleurs. Au fil des ans, en croisant des hommes menaçants, elle a appris à se protéger, comme dans ce train qui l’amène à Grenoble. Alors, elle rabat sa capuche et se recroqueville dans son siège.
Mais c’est une autre Mia qui débarque du train. Elle retrouve sa bande. Avec Nina, Lila, Inès, Leo et Louise, elle a organisé une expédition punitive. Les meufs vont faire payer cet homme qui a forcé l’une d’elle, tout détruire dans son appartement, taguer les murs, détruire son mobilier, le dépouiller de son ordinateur. Car il faut que la peur change de camp!
Cette peur qui a paralysé Lucie le soir de ses 28 ans, quand elle avait ramené un mec chez elle. «La tête qu’il avait fait quand elle lui avait demandé de ralentir, les insultes qui avaient commencé à pleuvoir tout d’un coup. Et surtout, la peur qui avait débarqué dans son ventre, quand elle avait compris ce qui allait se passer (…) Elle n’avait rien fait, pas même donné une gifle, et avait attendu que ça passe, quand elle avait compris que les non qu’elle opposait n’avaient plus de valeur, qu’ils étaient comme du silence.»
La vie de Lucie a basculé cette nuit-là. Elle avait ressenti dans sa propre chair tous les témoignages des jeunes filles qui passent dans son bureau d’assistante sociale et à qui elle dit de porter plainte sans y croire. «Elle a envie de leur dire de se trouver vite une famille, un cercle, parce qu’elles vont être seules face à ça, comme elle l’a été jusqu’à très récemment».
Ce cercle né un peu au hasard des rencontres, mais auquel elle peut désormais s’accrocher. Et dont elle partage les idées, ayant compris que la justice ne se rend pas au tribunal ou si peu. D’ailleurs Mia, qui assiste régulièrement aux audiences du tribunal correctionnel, tient le registre des affaires bâclées et même des décisions prises contre les victimes. C’est ce qui est arrivé à Leo. Alors, les filles ont décidé de prendre les choses en main et d’agir. Un agent immobilier, un tatoueur, un prof de sciences-po vont recevoir leur visite…
Marcia Burnier raconte ces expéditions punitives, dit aussi les souffrances des victimes, la forte sororité qui s’installe. Elle dit aussi le fossé entre la justice et les crimes commis. Son roman est un constat douloureux et un cri qu’il faut entendre. Toutes les dénonciations et les prises de conscience, toutes les paroles qui se libèrent ne feront pas bouger des dizaines d’années d’immobilisme. Le constat est aussi cruel que lucide, #meeto a aussi ses limites.

Les orageuses
Marcia Burnier
Éditions Cambourakis
Premier roman
EAN 9782366245189
Paru le 2/09/2020

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, à Aubervilliers, à Grenoble et à Saint-Lunaire.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Depuis qu’elle avait revu Mia, l’histoire de vengeance, non, de “rendre justice”, lui trottait dans la tête. On dit pas vengeance, lui avait dit Mia, c’est pas la même chose, là on se répare, on se rend justice parce que personne d’autre n’est disposé à le faire. Lucie n’avait pas été très convaincue par le choix de mot, mais ça ne changeait pas grand-chose. En écoutant ces récits dans son bureau, son cœur s’emballe, elle aurait envie de crier, de diffuser à toute heure dans le pays un message qui dirait On vous retrouvera. Chacun d’entre vous. On sonnera à vos portes, on viendra à votre travail, chez vos parents, même des années après, même lorsque vous nous aurez oubliées, on sera là et on vous détruira. »
Un premier roman qui dépeint un gang de filles décidant un jour de reprendre comme elles peuvent le contrôle de leur vie.

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Présentation du roman Les orageuses par Marcia Burnier © Production éditions Cambourakis

Les premières pages du livre
« PROLOGUE
Meuf, meuf, MEUF respire. Respire comme on t’a appris, ouvre ta cage thoracique, si allez, ouvre-la bien fort. Merde. Prends ton téléphone, allez, prends-le, arrête, mais ARRÊTE de trembler. Voilà, comme ça. Respire on a dit. T’arrête surtout pas de respirer. Regarde pas la traînée sur ton pull, regarde-la pas, on s’en fout si ça partira au lavage, au pire tu le jetteras, tu l’aimais même pas ce pull. Ton téléphone. Arrête de pleurer. Appelle. Rappelle. Rappelle encore une fois, elle t’en voudra pas. Tu vois elle décroche, elle est inquiète. Raconte-lui putain, t’appelles pas à cette heure-là pour savoir comment elle va. Crache. Parle-lui du couloir. Parle-lui de ses mains sales et de ton corps glacé. Explique-lui cette nuit de garde, les pas qui s’approchent, ton soupir, tant pis si c’est brouillon, écoute sa voix à l’autre bout du fil elle t’écoute, elle est totalement réveillée. Respire encore un peu. Ralentis. L’histoire est pas compliquée, rappelle-toi : il est venu à ton étage, cet étage à moitié vide, à l’heure où les gamines dorment toutes profondément. Il a discuté, c’est pas grave si tu te rappelles pas de quoi, probablement du dernier skinhead qu’il a tabassé, elle s’en fout tu vois bien. T’as soupiré, il t’agace depuis longtemps, tu le trouves inintéressant, presque stupide, tu l’évites toujours soigneusement. Tu ne te rappelles pas de quoi vous avez parlé, mais tu te rappelles qu’il a soudain essayé de t’embrasser, tu te rappelles ses mains qui serraient ton cou, elles étaient moites et tu t’es dit quoi, ah oui tu t’es dit qu’il transpirait de stress, que c’était bon signe, qu’il était peut-être pas habitué à faire ça. Mais t’as eu de moins en moins d’air, arrête de t’excuser, tu pouvais pas respirer, et t’as eu peur, évidemment que t’as eu peur. Il a gardé une seule main sur ton cou, et t’as senti son odeur, tu puais la peur, la sueur froide avait coulé le long de ton dos, de tes aisselles, tu pensais que tu voulais pas mourir dans ce foyer, tu voulais pas mourir à Épinay, c’est con putain comme si ça aurait rendu les choses plus agréables s’il t’avait étranglée au bord de la mer. Dis-lui ce dont tu te rappelles, raconte-lui le silence, pas un bruit, il n’a rien dit, putain le gars n’a pas parlé, toi non plus remarque, t’as pas crié, en même temps t’es con ou quoi, il t’étranglait, c’est possible de crier quand on peut pas respirer ? C’est pas le moment de googler ça, raconte-lui la suite.
C’est là que t’as compris, en vrai t’avais compris avant probablement, mais quand t’as senti sa main sur ton ventre qui descendait, t’as compris et tu l’as fixé, si rappelle-toi, tu l’as fixé avec toute la haine que tu pouvais trouver et t’as attendu. T’as attendu le bon moment. Respire. C’était pas de la tétanie, c’était de la stratégie. Écoute-la bordel, calme-toi. Sa main était déjà en train de te fouiller et t’as senti qu’il se relâchait, qu’il pensait que c’était acquis, et tu t’es débattue, t’as rien fait de ce qu’on avait appris mais tu l’as fait lâcher. Reprends le fil de l’histoire, t’arrête pas en chemin, t’es bientôt chez elle, faut juste que tu restes au téléphone. Regarde cette traînée sur ton pull, regarde comme elle est rouge, t’as pas rêvé, t’as rien inventé, regarde ton sang qui macule ta manche, décris-lui la beigne que tu t’es prise, comment ça c’est signe de défaite, c’est signe de gloire, t’es dehors, tu respires, tu tousses mais tu respires, t’es pas morte à Épinay et ça c’est une putain de victoire.
Mia ouvre sa porte, les yeux un peu endormis mais ses gestes sont réveillés, rassurants. Inès s’engouffre dans l’appartement, transie de froid, dans la panique elle a oublié son manteau au foyer. Elle s’engouffre dans les bras de Mia, elle blottit sa tête, elle fout du sang partout. Son cerveau enregistre, il comprend enfin que c’est fini, que le type est loin, qu’il est resté là-bas, dans son couloir silencieux et humide, et qu’elle, elle est dans le cou de son amie, au chaud. Elle voudrait un thé, elle voudrait une douche, elle voudrait autre chose que ces fringues, elle voudrait manger, elle voudrait ses bras. Inès voudrait arrêter de trembler. Mia la porte jusqu’à la salle de bains, et la tient pendant qu’elle enlève ses vêtements. Quand la fille glisse sous l’eau chaude, elle sent son corps abandonner. Elle sent ses larmes dégouliner, sa vessie lâcher, elle hoquette en vérifiant qu’elle arrive bien à respirer. Quand l’eau s’arrête de couler, Mia est là, elle la frotte avec une serviette. En la regardant éponger le sang, Inès sent soudain quelle est prête. Plus rien ne coule mis à part sa rage. Cette rage pulse, elle se déverse dans tout son corps. Elle fait crisser ses articulations, elle lui bloque le dos mais surtout elle lui fait relever les yeux. Mia la fixe:
— Tu veux faire quoi?
Comme bon nombre de ceux qui lui ressemblent, il est arrivé, s’est assis et, à peine son veston déboutonné, il a écarté les jambes jusqu’à ce qu’elles se serrent contre celles de Mia. Classique. Comme si leurs couilles allaient exploser si leurs cuisses ne faisaient pas un angle de 90°. Mia hésite à se lancer dans la bataille et pense à ce soir, à ce qu’elle va faire et ça lui redonne un peu d’énergie. Elle écarte les jambes à son tour, tranquillement, centimètre par centimètre, pour regagner un vague espace vital. Elle résiste comme elle peut, en tendant tous les muscles de ses jambes, en essayant de se concentrer sur le film qui démarre sur son ordinateur. C’est pour ça que Mia déteste les sièges à quatre dans le train, encore plus quand elle est contre la fenêtre, ça l’oppresse ces jambes partout qui la font se recroqueviller contre la vitre. Enfin, après cinq minutes de bataille silencieuse, elle sent les jambes inconnues battre en retraite, desserre les poings et retrouve un peu de place.
Elle pense avoir du répit, mais elle entend des éclats de voix plus loin dans le wagon. En levant les yeux, elle voit avec dépit qu’un groupe d’hommes revient très alcoolisé du wagon-bar. Ils sont joyeux, ils ont envie de rire, de faire la fête, et ça pourrait être un non-événement, ça ne déclenche probablement aucune réaction chez les autres passagers qui l’entourent, mais Mia a appris durement. Elle a appris ce que voulait dire un groupe d’hommes bourré dans un espace public, elle sait qu’ils sont les mêmes qui la chahutent quand elle passe tard le soir devant une terrasse trop bondée, les mêmes qui lui tendent le ventre et qui la font couper sa musique, sortir son téléphone, prétexter un appel urgent et changer de wagon quand ils débarquent en criant et en prenant de la place dans le métro après leur soirée d’intégration.
Dans ce train qui l’emmène à Grenoble, Mia n’arrive pas à se concentrer sur son écran, un début de douleur dans le dos l’empêche de se relâcher complètement, Elle tente de fermer son visage le plus possible, le temps que le groupe passe, elle voudrait devenir invisible, elle se tasse davantage dans son siège, ça ne sera pas la première fois qu’elle sera vue comme une meuf peu avenante. La douleur commence à se faire plus forte, elle sent le muscle qui entoure sa colonne vertébrale se tendre plus que la normale. Peut-être que tout simplement, son corps est fatigué d’avoir peur. À trente ans, bientôt trente-et-un, elle sait se défendre, lancer ses poings et donner de la voix, prendre un air vénère et se balader avec plein de choses dans les poches. À trente ans, elle a surtout peur la nuit quand elle est seule. Elle peste contre cette angoisse qui débarque quand la nuit tombe, quand elle recouvre tout, quelle rend les coins plus sombres et ses pas plus bruyants, les hommes menaçants et ses cris inaudibles.
Pendant un moment, elle avait pensé qu’elle allait bien, que c’était fini tout ça, derrière elle. Les crises d’angoisse dans le RER qui l’obligeaient à descendre parce qu’un mec parlait trop fort près d’elle, celles qui se déclenchaient dans le métro à dix heures du mat parce qu’un autre buvait une bière et que ça lui semblait menaçant, la panique dans la foule, en boîte, dans un concert, les stratagèmes pour rentrer le soir, les moments d’impuissance où elle avait dû demander à quelqu’un de rentrer avec elle ou encore les dizaines d’heures passées à planifier le retour de soirée pour que personne ne s’aperçoive de la panique. Mia avait arrêté de se réveiller la nuit, persuadée que quelqu’un était entré dans l’appartement, elle ne se levait plus à quatre heures du matin pour fermer portes et fenêtres à clé, en sueur et les pupilles dilatées. Elle avait même commencé à rentrer les soirs de semaine à minuit en métro, elle n’avait pas eu peur et s’était sentie libre, guérie, elle avait retrouvé sa liberté d’avant agrippée au couteau dans sa poche, le regard haut, comme si la rue lui appartenait, comme si l’espace était pour elle, rien qu’à elle.
Mais Mia n’est pas naïve, elle sait. Elle sait que les démons reviennent, même après des années, que la peur n’est pas très loin, et ça ne l’a pas tellement étonnée qu’hier soir, elle ait fait cette crise de panique en plein milieu d’Aubervilliers, dans une rue tranquille. Son vélo avait lâché, elle ne savait pas comment réparer un dérailleur, bien sûr on ne lui avait jamais appris, on n’apprend jamais aux filles des trucs qui servent à minuit. Elle n’arrivait plus à bouger, malgré les deux clés à molette dans son sac et la lacrymo qui auraient dû la rassurer, c’était comme ça, le cœur qui s’emballe, les paumes de mains moites et les membres paralysés. Elle avait un peu chialé dans le taxi qu’elle avait fini par prendre, tant pis pour la fin du mois, et puis avait pensé à Grenoble, à ce qu’elle allait y faire, et elle avait respiré d’un coup. »

Extraits
« Elle raconte le message reçu ce matin, le flash-back de la nuit d’anniversaire, les copains qui l’encourageaient à ne pas rentrer seule pour fêter ça, le mec ramené chez elle parce qu’il lui inspirait confiance, son visage de bébé qui n’aurait pas fait de mal à une mouche. La tête qu’il avait fait quand elle lui avait demandé de ralentir, les insultes qui avaient commencé à pleuvoir tout d’un coup. Et surtout, la peur qui avait débarqué dans son ventre, quand elle avait compris ce qui allait se passer. Elle raconte à Mia la maigre résistance, les négociations pour une capote comme un prétexte pour que tout s’arrête, l’impossibilité de bouger surtout. Elle lui dit tout ce dont elle a honte et quelle traîne avec elle depuis la soirée de ses vingt-huit ans. Elle n’avait rien fait, pas même donné une gifle, et avait attendu que ça passe, quand elle avait compris que les non qu’elle opposait n’avaient plus de valeur, qu’ils étaient comme du silence. Le mec avait même passé la nuit dans son lit pendant qu’elle tentait de bouger les bras, de sortir un son, elle s’était répétée allez lève-toi une demi-douzaine de fois sans que son corps lui réponde. » p. 40-41

« Tous les jours dans son bureau, elle voit défiler les violées mais les violeurs sont introuvables, ils sont même absents de l’imaginaire, les filles enceintes disent qu’il n’y a pas de père, sur le formulaire de l’organisme qui décide qui sera réfugié ou non, l’OFPRA, il n’y a pas de rubrique enfant d’un viol alors Lucie bricole, elle barre «union antérieure » et écrit en majuscules VIOL. Elle répète inlassablement que les filles peuvent porter plainte, mais elle n’y croit pas elle-même. Elle a envie de leur dire de se trouver vite une famille, un cercle, parce qu’elles vont être seules face à ça, comme elle l’a été jusqu’à très récemment, mais elle reste souriante, elle apporte des verres d’eau, elle dit qu’elle comprend en hochant la tête, elle apaise. Mais depuis qu’elle avait revu Mia, l’histoire de vengeance, non de rendre justice lui trottait dans la tête. » p. 50

À propos de l’auteur
BURNIER_Marcia_©DRMarcia Burnier © Photo DR

Marcia Burnier est une autrice franco-suisse de 33 ans. Elle a co-créé le zine littéraire féministe It’s Been Lovely but I have to Scream Now et a publié différents textes dans les revues Retard Magazine, Terrain vague et Art/iculation.
Née à Genève, elle a grandi dans les montagnes de Haute-Savoie. Elle a notamment suivi des études de photographie et cinéma à Lyon 2 et vit désormais à Paris, tout en restant profondément passionnée par les loups. Les Orageuses est son premier roman. (Source: Éditions Cambourakis)

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Le pays des autres

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  RL2020

En deux mots:
Durant la Seconde guerre mondiale, Amine rencontre Mathilde du côté de Mulhouse. Le Marocain et l’Alsacienne vont s’aimer et se marier avant de s’installer du côté de Meknès. Dans «le pays des autres», Mathilde va devoir s’adapter, même si sa soif de liberté reste entière.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Mathilde, de Mulhouse à Meknès

Dans ce premier volet d’une trilogie explorant ses racines familiales, Leïla Slimani retrace la rencontre de ses grands-parents et leur installation au Maroc. Cette chronique douce-amère va nous conduite jusqu’en 1955.

Une image symbolise ce beau roman, celui du citrange, de cet oranger sur lequel on a greffé une branche de citronnier, qui donne des fruits immangeables. «Leur pulpe était sèche et leur goût si amer que cela faisait monter les larmes aux yeux». Car dans ce livre il en va des hommes comme de la botanique: «A la fin, une espèce prenait le pas sur l’autre et un jour l’orange aurait raison du citron ou l’inverse et l’arbre redonnerait enfin des fruits comestibles.» Dans «Le pays des autres», dans cette France qui n’est pas le pays d’Amine, dans ce Maroc qui n’est pas le pays de Mathilde toute la question est de savoir qui prendra le pas sur l’autre.
Tout commence avec la Seconde Guerre mondiale quand Amine, qui défend la patrie du pays qui exerce son protectorat sur son Maroc natal, rencontre Mathilde du côté de Mulhouse. Elle n’avait pas vingt ans, mais de «grands yeux ravis et surpris de tout, sa voix encore fragile, sa langue tiède et douce comme celle d’une petite fille». Il avait vingt-huit ans, il était «tellement beau qu’elle avait peur qu’on le lui prenne». Très vite, ils se marient et très vite elle décide de suivre son mari au Maroc, sorte de pays de cocagne où la fortune sourit aux audacieux. Du moins, c’est ce que le jeune couple veut croire. Mais dès le pays posé de l’autre côté de la Méditerranée, il leur faut déchanter. Quand Amine lui explique qu’en attendant d’avoir construit son domaine, il leur faudrait vivre chez sa mère, elle veut croire à une plaisanterie, avant de comprendre qu’au Maroc, c’est comme ça. «Cette phrase, elle l’entendrait souvent. À cet instant précis, elle comprit qu’elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres. Amine était sur son territoire à présent, c’était lui qui expliquait les règles, qui disait la marche à suivre, qui traçait les frontières de la pudeur, de la honte et de la bienséance.»
Aux premières difficultés viennent se joindre les déconvenues économiques. Si Amine est un bourreau de travail, son domaine est loin d’être fructueux. Il tâtonne, il cherche quelles cultures s’adaptent le mieux au climat et à la rocaille. «Pendant les quatre premières années à la ferme, ils allaient connaître toutes les déconvenues, et leur vie prendre des accents de récit biblique». Leurs beaux rêves se dissolvent dans les difficultés, le poids de la famille et notamment les regards méprisants du beau-frère, gardien des traditions. La place de Mathilde est auprès des femmes et auprès de ses enfants Aïcha et Selim.
L’Alsacienne a beau assurer à sa sœur Irène qu’elle vit un rêve, ses lettres cachent de plus en plus mal son mal-être. Pourtant, elle se bat, décide de suivre son mari quand il sort. «C’est ainsi, je viens avec.» Ce qui ne fait qu’augmenter la méfiance des marocains et renforcer la méfiance vis-à-vis de ce couple très particulier. Fort heureusement, Mathilde trouve quelques alliés, à commencer par sa belle-sœur Selma, dont elle va faire sa meilleure amie. Dragan, le médecin, la secondera aussi dans son ambition de soulager les maux des malades dans son «dispensaire», lui apportant des rudiments de médecine.
Dans ce premier volume de ce qui est annoncé comme une trilogie, Leïla Slimani n’occulte rien non des troubles qui agitent le pays et qui vont déchirer la famille Belhaj. Omar, le frère d’Amine prenant fait et cause pour les nationalistes: «Il n’y a plus que les armes qui permettront de libérer ce pays».
C’est dans ce climat insurrectionnel que Mathilde va perdre son père et ses illusions. Mais aussi vouloir transmettre à ses enfants des valeurs et des idées qui leur permettront de marcher la tête haute. Gageons que le prochain épisode sera celui de l’indépendance, et pas uniquement d’un pays. En attendant ne boudons pas notre plaisir à découvrir une autre facette du talent de Leïla Slimani avec cette plongée dans sa généalogie.

Le pays des autres
Leïla Slimani
Éditions Gallimard
Roman
368 p., 21,90 €
EAN 9782072887994
Paru le 5/03/2020

Où?
Le roman se déroule principalement au Maroc, à Meknès mais aussi à Fès ou encore Rabat ainsi qu’en France, à Mulhouse et environs.

Quand?
L’action se situe de la Seconde Guerre mondiale à1955.

Ce qu’en dit l’éditeur
En 1944, Mathilde, une jeune Alsacienne, s’éprend d’Amine Belhaj, un Marocain combattant dans l’armée française. Après la Libération, le couple s’installe au Maroc à Meknès, ville de garnison et de colons. Tandis qu’Amine tente de mettre en valeur un domaine constitué de terres rocailleuses et ingrates, Mathilde se sent vite étouffée par le climat rigoriste du Maroc. Seule et isolée à la ferme avec ses deux enfants, elle souffre de la méfiance qu’elle inspire en tant qu’étrangère et du manque d’argent. Le travail acharné du couple portera-t-il ses fruits? Les dix années que couvre le roman sont aussi celles d’une montée inéluctable des tensions et des violences qui aboutiront en 1956 à l’indépendance de l’ancien protectorat.
Tous les personnages de ce roman vivent dans «le pays des autres» : les colons comme les indigènes, les soldats comme les paysans ou les exilés. Les femmes, surtout, vivent dans le pays des hommes et doivent sans cesse lutter pour leur émancipation. Après deux romans au style clinique et acéré, Leïla Slimani, dans cette grande fresque, fait revivre une époque et ses acteurs avec humanité, justesse, et un sens très subtil de la narration.

Les critiques
Babelio
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France TV info (Laurence Houot)
La Presse (Nathalie Collard)
La Montagne (Rémi Bonnet)
Le Temps (Lisbeth Koutchoumoff Arman)
Culture-Tops (Anne-Marie Joire-Noulens)
We culte (Serge Bressan)
Jeune Afrique (Mabrouck Rachedi)
Blog Carobookine
Blog Mes petites chroniques littéraires


Leïla Slimani présente Le pays des autres à La Grande Librairie © Production France Télévisions

INCIPIT (Le premier chapitre du livre)
La première fois que Mathilde visita la ferme, elle pensa : « C’est trop loin. » Un tel isolement l’inquiétait. À l’époque, en 1947, ils ne possédaient pas de voiture et ils avaient parcouru les vingt-cinq kilomètres qui les séparaient de Meknès sur une vieille trotteuse, conduite par un Gitan. Amine ne prêtait pas attention à l’inconfort du banc en bois ni à la poussière qui faisait tousser sa femme. Il n’avait d’yeux que pour le paysage et il se montrait impatient d’arriver sur les terres que son père lui avait confiées.
En 1935, après des années de labeur comme traducteur dans l’armée coloniale, Kadour Belhaj avait acheté ces hectares de terres couvertes de rocaille. Il avait raconté à son fils son espoir d’en faire une exploitation florissante qui pourrait nourrir des générations d’enfants Belhaj. Amine se souvenait du regard de son père, de sa voix qui ne tremblait pas quand il exposait ses projets pour la ferme. Des arpents de vignes, lui avait-il expliqué, et des hectares entiers dévolus aux céréales. Sur la partie la plus ensoleillée de la colline, il faudrait construire une maison, entourée d’arbres fruitiers et de quelques allées d’amandiers. Kadour était fier soit à lui. « Notre terre ! » Il prononçait ces mots non pas à la manière des nationalistes ou des colons, au nom de principes moraux ou d’un idéal, mais comme un propriétaire heureux de son bon droit. Le vieux Belhaj voulait être enterré ici et qu’y soient enterrés ses enfants, que cette terre le nourrisse et qu’elle abrite sa dernière demeure. Mais il mourut en 1939, alors que son fils s’était engagé dans le régiment des spahis et portait fièrement le burnous et le sarouel. Avant de partir sur le front, Amine, fils aîné et désormais chef de famille, loua le domaine à un Français originaire d’Algérie.
Quand Mathilde demanda de quoi était mort ce beau-père qu’elle n’avait pas connu, Amine toucha son estomac et il hocha la tête en silence. Plus tard, Mathilde apprit ce qui était arrivé. Kadour Belhaj souffrait, depuis son retour de Verdun, de maux de ventre chroniques, et aucun guérisseur marocain ou européen n’était parvenu à le soulager. Lui qui se vantait d’être un homme de raison, fier de son éducation et de son talent pour les langues étrangères, s’était traîné, honteux et désespéré, dans le sous-sol qu’occupait une chouafa. La sorcière avait tenté de le convaincre qu’il était envoûté, qu’on lui en voulait et que cette douleur était le fait d’un ennemi redoutable. Elle lui avait tendu une feuille de papier pliée en quatre qui contenait une poudre jaune safran. Le soir même, il avait bu le remède dilué dans de l’eau et il était mort en quelques heures, dans des souffrances atroces. La famille n’aimait pas en parler. On avait honte de la naïveté du père et des circonstances de son décès car le vénérable officier s’était vidé dans le patio de la maison, sa djellaba blanche trempée de merde.
En ce jour d’avril 1947, Amine sourit à Mathilde et il pressa le cocher, qui frottait ses pieds sales et nus l’un contre l’autre. Le paysan fouetta la mule avec plus de vigueur et Mathilde sursauta. La violence du Gitan la révoltait. Il faisait claquer sa langue, « Ra », et il abattait son fouet contre la croupe squelettique de la bête. C’était le printemps et Mathilde était enceinte de deux mois. Les champs étaient couverts de soucis, de mauves et de bourrache. Un vent frais agitait les tiges des tournesols. De chaque côté de la route se trouvaient les propriétés de colons français, installés ici depuis vingt ou trente ans et dont les plantations s’étendaient en pente douce, jusqu’à l’horizon. La plupart venaient d’Algérie et les autorités leur avaient octroyé les meilleures terres et les plus grandes superficies. Amine tendit un bras et il mit son autre main en visière au-dessus de ses yeux pour se protéger du soleil de midi et contempler la vaste étendue qui s’offrait à lui. De l’index, il montra à sa femme une allée de cyprès qui ceignait la propriété de Roger Mariani qui avait fait fortune dans le vin et l’élevage de porcs. Depuis la route, on ne pouvait pas voir la maison de maître ni même les arpents de vignes. Mais Mathilde n’avait aucun mal à imaginer la richesse de ce paysan, richesse qui la remplissait d’espoir sur son propre sort. Le paysage, d’une beauté sereine, lui rappelait une gravure accrochée au-dessus du piano, chez son professeur de musique à Mulhouse. Elle se souvint des explications de celui-ci : « C’est en Toscane, mademoiselle. Un jour peut-être irez-vous en Italie. »
La mule s’arrêta et se mit à brouter l’herbe qui poussait sur le bord du chemin. Elle n’avait aucune intention de gravir la pente qui leur faisait face et qui était couverte de grosses pierres blanches. Furieux, le cocher se redressa et il agonit la bête d’insultes et de coups. Mathilde sentit les larmes monter à ses paupières. Elle essaya de se retenir, elle se colla contre son mari qui trouva sa tendresse déplacée.
« Qu’est-ce que tu as ? demanda Amine.
— Dis-lui d’arrêter de frapper cette pauvre mule. »
Mathilde posa sa main sur l’épaule du Gitan et elle le regarda, comme un enfant qui cherche à amadouer un parent furieux. Mais le cocher redoubla de violence. Il cracha par terre, leva le bras et dit : « Tu veux tâter du fouet toi aussi ? »
L’humeur changea et aussi le paysage. Ils arrivèrent au sommet d’une colline aux flancs râpés. Plus de fleurs, plus de cyprès, à peine quelques oliviers qui survivaient au milieu de la rocaille. Une impression de stérilité se dégageait de cette colline. On n’était plus en Toscane, pensa Mathilde, mais au far west. Ils descendirent de la carriole et ils marchèrent jusqu’à une petite bâtisse blanche et sans charme, dont le toit consistait en un vulgaire morceau de tôle. Ce n’était pas une maison, mais une sommaire enfilade de pièces de petite taille, sombres et humides. L’unique fenêtre, placée très haut pour se protéger des invasions de nuisibles, laissait pénétrer une faible lumière. Sur les murs, Mathilde remarqua de larges auréoles verdâtres provoquées par les dernières pluies. L’ancien locataire vivait seul ; sa femme était rentrée à Nîmes après avoir perdu un enfant et il n’avait jamais songé à faire de ce bâtiment un endroit chaleureux, susceptible d’accueillir une famille. Mathilde, malgré la douceur de l’air, se sentit glacée. Les projets qu’Amine lui exposait la remplissaient d’inquiétude.
*
Le même désarroi l’avait saisie quand elle avait atterri à Rabat, le 1er mars 1946. Malgré le ciel désespérément bleu, malgré la joie de retrouver son mari et la fierté d’avoir échappé à son destin, elle avait eu peur. Elle avait voyagé pendant deux jours. De Strasbourg à Paris, de Paris à Marseille puis de Marseille à Alger, où elle avait embarqué dans un vieux Junkers et avait cru mourir. Assise sur un banc inconfortable, au milieu d’hommes aux regards fatigués par les années de guerre, elle avait eu du mal à retenir ses cris. Pendant le vol, elle pleura, elle vomit, elle pria Dieu. Dans sa bouche se mêlèrent le goût de la bile et celui du sel. Elle était triste, non pas tant de mourir au-dessus de l’Afrique, mais à l’idée d’apparaître sur le quai où l’attendait l’homme de sa vie dans une robe fripée et maculée de vomi. Finalement elle atterrit saine et sauve et Amine était là, plus beau que jamais, sous ce ciel d’un bleu si profond qu’on aurait dit qu’il avait été lavé à grande eau. Son mari l’embrassa sur les joues, attentif aux regards des autres passagers. Il lui saisit le bras droit d’une façon qui était à la fois sensuelle et menaçante. Il semblait vouloir la contrôler.
Ils prirent un taxi et Mathilde se serra contre le corps d’Amine qu’elle sentait, enfin, tendu de désir, affamé d’elle. « Nous allons dormir à l’hôtel ce soir », annonça-t-il à l’adresse du chauffeur et, comme s’il voulait prouver sa moralité, il ajouta : « C’est ma femme. Nous venons de nous retrouver. » Rabat était une petite ville, blanche et solaire, dont l’élégance surprit Mathilde. Elle contempla avec ravissement les façades art déco des immeubles du centre et elle colla son nez contre la vitre pour mieux voir les jolies femmes qui descendaient le cours Lyautey, leurs gants assortis à leurs chaussures et à leur chapeau. Partout, des travaux, des immeubles en chantier devant lesquels des hommes en haillons venaient demander du travail. Là des bonnes sœurs marchaient à côté de deux paysannes, portant sur leur dos des fagots. Une petite fille, à qui l’on avait coupé les cheveux à la garçonne, riait sur un âne qu’un homme noir tirait. Pour la première fois de sa vie, Mathilde respirait le vent salé de l’Atlantique. La lumière faiblit, gagna en rose et en velouté. Elle avait sommeil et elle s’apprêtait à poser sa tête sur l’épaule de son mari quand celui-ci annonça qu’on était arrivés.
Ils ne sortirent pas de la chambre pendant deux jours. Elle, qui était pourtant si curieuse des autres et du dehors, refusa d’ouvrir les volets. Elle ne se lassait pas des mains d’Amine, de sa bouche, de l’odeur de sa peau, qui, elle le comprenait maintenant, avait à voir avec l’air de ce pays. Il exerçait sur elle un véritable envoûtement et elle le suppliait de rester en elle aussi longtemps que possible, même pour dormir, même pour parler.
La mère de Mathilde disait que c’était la souffrance et la honte qui ravivaient le souvenir de notre condition d’animal. Mais jamais on ne lui avait parlé de ce plaisir-là. Pendant la guerre, les soirs de désolation et de tristesse, Mathilde se faisait jouir dans le lit glacé de sa chambre, à l’étage. Lorsque retentissait l’alarme qui annonçait les bombes, quand commençait à se faire entendre le vrombissement d’un avion, Mathilde courait, non pas pour sa survie, mais pour assouvir son désir. À chaque fois qu’elle avait peur, elle montait dans sa chambre dont la porte ne fermait pas mais elle se fichait bien que quelqu’un la surprenne. De toute façon les autres aimaient rester groupés dans les trous ou dans les sous-sols, ils voulaient mourir ensemble, comme des bêtes. Elle s’allongeait sur son lit, et jouir était le seul moyen de calmer la peur, de la contrôler, de prendre le pouvoir sur la guerre. Allongée sur les draps sales, elle pensait aux hommes qui partout traversaient des plaines, armés de fusils, des hommes privés de femmes comme elle était privée d’homme. Et tandis qu’elle appuyait sur son sexe, elle se figurait l’immensité de ce désir inassouvi, cette faim d’amour et de possession qui avait saisi la terre entière. L’idée de cette lubricité infinie la plongeait dans un état d’extase. Elle jetait la tête en arrière et, les yeux révulsés, elle imaginait des légions d’hommes venir à elle, la prendre, la remercier. Pour elle, peur et plaisir se confondaient et dans les moments de danger, sa première pensée était toujours celle-là.
Au bout de deux jours et deux nuits, Amine dut presque la tirer du lit, mort de soif et de faim, pour qu’elle accepte de s’attabler à la terrasse de l’hôtel. Et là encore, tandis que le vin lui réchauffait le cœur, elle pensait à la place qu’Amine, bientôt, reviendrait combler entre ses cuisses. Mais son mari avait pris un air sérieux. Il dévora la moitié d’un poulet avec les mains et voulut parler d’avenir. Il ne remonta pas avec elle dans la chambre et s’offusqua qu’elle lui propose une sieste. Plusieurs fois, il s’absenta pour passer des coups de téléphone. Quand elle lui demanda à qui il avait parlé et quand ils quitteraient Rabat et l’hôtel, il se montra très vague. « Tout ira très bien, lui disait-il. Je vais tout arranger. »
Au bout d’une semaine, alors que Mathilde avait passé l’après-midi seule, il rentra dans la chambre, nerveux, contrarié. Mathilde le couvrit de caresses, elle s’assit sur ses genoux. Il trempa ses lèvres dans le verre de bière qu’elle lui avait servi et il dit : « J’ai une mauvaise nouvelle. Nous devons attendre quelques mois avant de nous installer sur notre propriété. J’ai parlé au locataire et il refuse de quitter la ferme avant la fin du bail. J’ai essayé de trouver un appartement à Meknès, mais il y a encore beaucoup de réfugiés et rien à louer pour un prix raisonnable. » Mathilde était désemparée.
« Et que ferons-nous alors ?
— Nous allons vivre chez ma mère en attendant. »
Mathilde sauta sur ses pieds et elle se mit à rire.
« Tu n’es pas sérieux ? » Elle avait l’air de trouver la situation ridicule, hilarante. Comment un homme comme Amine, un homme capable de la posséder comme il l’avait fait cette nuit, pouvait-il lui faire croire qu’ils allaient vivre chez sa mère ?
Mais Amine ne goûta pas la plaisanterie. Il resta assis, pour ne pas avoir à subir la différence de taille entre sa femme et lui. D’une voix glacée, les yeux fixés sur le sol en granito, il affirma :
« Ici, c’est comme ça. »
Cette phrase, elle l’entendrait souvent. À cet instant précis, elle comprit qu’elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres. Amine était sur son territoire à présent, c’était lui qui expliquait les règles, qui disait la marche à suivre, qui traçait les frontières de la pudeur, de la honte et de la bienséance. En Alsace, pendant la guerre, il était un étranger, un homme de passage qui devait se faire discret. Lorsqu’elle l’avait rencontré durant l’automne 1944 elle lui avait servi de guide et de protectrice. Le régiment d’Amine était stationné dans son bourg à quelques kilomètres de Mulhouse et ils avaient dû attendre pendant des jours des ordres pour avancer vers l’est. De toutes les filles qui encerclèrent la Jeep le jour de leur arrivée, Mathilde était la plus grande. Elle avait des épaules larges et des mollets de jeune garçon. Son regard était vert comme l’eau des fontaines de Meknès, et elle ne quitta pas Amine des yeux. Pendant la longue semaine qu’il passa au village, elle l’accompagna en promenade, elle lui présenta ses amis et elle lui apprit des jeux de cartes. Il faisait bien une tête de moins qu’elle et il avait la peau la plus sombre qu’on puisse imaginer. Il était tellement beau qu’elle avait peur qu’on le lui prenne. Peur qu’il soit une illusion. Jamais elle n’avait ressenti ça. Ni avec le professeur de piano quand elle avait quatorze ans. Ni avec son cousin Alain qui mettait sa main sous sa robe et volait pour elle des cerises au bord du Rhin. Mais arrivée ici, sur sa terre à lui, elle se sentit démunie.
*
Trois jours plus tard, ils montèrent dans un camion dont le chauffeur avait accepté de les conduire jusqu’à Meknès. Mathilde était incommodée par l’odeur du routier et par le mauvais état de la route. Deux fois, ils s’arrêtèrent au bord du fossé pour qu’elle puisse vomir. Pâle et épuisée, les yeux fixés sur un paysage auquel elle ne trouvait ni sens ni beauté, Mathilde fut submergée par la mélancolie. « Faites, se dit-elle, que ce pays ne me soit pas hostile. Ce monde me sera-t-il un jour familier ? » Quand ils arrivèrent à Meknès, la nuit était tombée et une pluie drue et glacée s’abattait contre le pare-brise du camion. « Il est trop tard pour te présenter ma mère, expliqua Amine. Nous dormons à l’hôtel. »
La ville lui parut noire et hostile. Amine lui en expliqua la topographie qui répondait aux principes émis par le maréchal Lyautey au début du protectorat. Une séparation stricte entre la médina, dont les mœurs ancestrales devaient être préservées, et la ville européenne, dont les rues portaient des noms de villes françaises et qui se voulait un laboratoire de la modernité. Le camion les déposa en contrebas, sur la rive gauche de l’oued Boufakrane, à l’entrée de la ville indigène. La famille d’Amine y vivait, dans le quartier de Berrima, juste en face du mellah. Ils prirent un taxi pour se rendre de l’autre côté du fleuve. Ils empruntèrent une longue route en montée, longèrent des terrains de sport et traversèrent une sorte de zone tampon, un no man’s land qui séparait la ville en deux et où il était interdit de construire. Amine lui indiqua le camp Poublan, base militaire qui surplombait la ville arabe et en surveillait les moindres soubresauts.
Ils s’installèrent dans un hôtel convenable et le réceptionniste examina, avec des précautions de fonctionnaire, leurs papiers et leur acte de mariage. Dans l’escalier qui les menait à leur chambre, une dispute faillit éclater car le garçon d’étage s’obstinait à parler en arabe à Amine qui s’adressait à lui en français. L’adolescent jeta à Mathilde des regards équivoques. Lui qui devait fournir aux autorités un petit papier pour prouver qu’il avait le droit, la nuit, de marcher dans les rues de la ville nouvelle en voulait à Amine de coucher avec l’ennemie et de circuler en liberté. À peine eurent-ils déposé leurs bagages dans leur chambre, qu’Amine remit son manteau et son chapeau. « Je vais saluer ma famille. Je ne tarderai pas. » Il ne lui laissa pas le temps de répondre, claqua la porte et elle l’entendit courir dans l’escalier.
Mathilde s’assit sur le lit, ses jambes ramenées contre son torse. Que faisait-elle ici ? Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même et à sa vanité. C’est elle qui avait voulu vivre l’aventure, qui s’était embarquée, bravache, dans ce mariage dont ses amies d’enfance enviaient l’exotisme. À présent, elle pouvait être l’objet de n’importe quelle moquerie, de n’importe quelle trahison. Peut-être Amine avait-il rejoint une maîtresse ? Peut-être même était-il marié, puisque, comme son père le lui avait dit avec une moue gênée, les hommes ici étaient polygames ? Il jouait peut-être aux cartes dans un bistrot à quelques pas d’ici, se réjouissant devant ses amis d’avoir faussé compagnie à sa pesante épouse. Elle se mit à pleurer. Elle avait honte de céder à la panique, mais la nuit était tombée, elle ne savait pas où elle était. Si Amine ne revenait pas, elle serait complètement perdue, sans argent, sans ami. Elle ne connaissait même pas le nom de la rue où ils logeaient.
Quand Amine rentra, un peu avant minuit, elle était là, échevelée, le visage rouge et décomposé. Elle avait mis du temps à ouvrir la porte, elle tremblait et il crut que quelque chose s’était passé. Elle se jeta dans ses bras et elle tenta d’expliquer sa peur, sa nostalgie, l’angoisse folle qui l’avait étreinte. Il ne comprenait pas, et le corps de sa femme, accrochée à lui, lui sembla affreusement lourd. Il l’attira vers le lit et ils s’assirent l’un à côté de l’autre. Amine avait le cou mouillé de larmes. Mathilde se calma, sa respiration se fit plus lente, elle renifla plusieurs fois et Amine lui tendit un mouchoir qu’il avait caché dans sa manche. Il lui caressa lentement le dos et lui dit : « Ne fais pas la petite fille. Tu es ma femme maintenant. Ta vie est ici. »
Deux jours plus tard, ils s’installèrent dans la maison de Berrima. Dans les étroites ruelles de la vieille ville, Mathilde agrippa le bras de son mari, elle avait peur de se perdre dans ce labyrinthe où une foule de commerçants se pressaient, où les vendeurs de légumes hurlaient leurs boniments. Derrière la lourde porte cloutée de la maison, la famille l’attendait. La mère, Mouilala, se tenait au milieu du patio. Elle portait un élégant caftan de soie et ses cheveux étaient recouverts d’un foulard vert émeraude. Pour l’occasion, elle avait ressorti de son coffre en cèdre de vieux bijoux en or ; des bracelets de cheville, une fibule gravée et un collier si lourd que son corps chétif était un peu courbé vers l’avant. Quand le couple entra elle se jeta sur son fils et le bénit. Elle sourit à Mathilde qui prit ses mains dans les siennes et contempla ce beau visage brun, ces joues qui avaient un peu rougi. « Elle dit bienvenue », traduisit Selma, la petite sœur qui venait de fêter ses neuf ans. Elle se tenait devant Omar, un adolescent maigre et taiseux, qui garda les mains derrière son dos et les yeux baissés.

Mathilde dut s’habituer à cette vie les uns sur les autres, à cette maison où les matelas étaient infestés de punaises et de vermine, où l’on ne pouvait se protéger des bruits du corps et des ronflements. Sa belle-sœur entrait dans sa chambre sans prévenir et elle se jetait sur son lit en répétant les quelques mots de français qu’elle avait appris à l’école. La nuit, Mathilde entendait les cris de Jalil, le plus jeune frère, qui vivait enfermé à l’étage avec pour seule compagnie un miroir qu’il ne perdait jamais de vue. Il fumait continuellement le sebsi, et l’odeur du kif se répandait dans le couloir et l’étourdissait.
Toute la journée, des hordes de chats traînaient leurs profils squelettiques dans le petit jardin intérieur, où un bananier couvert de poussière luttait pour ne pas mourir. Au fond du patio était creusé un puits dans lequel la bonne, ancienne esclave, faisait remonter de l’eau pour le ménage. Amine lui avait dit que Yasmine venait d’Afrique, peut-être du Ghana, et que Kadour Belhaj l’avait achetée pour sa femme sur le marché de Marrakech.

Extraits
« — Nous allons vivre chez ma mère en attendant. »
Mathilde sauta sur ses pieds et elle se mit à rire.
« Tu n’es pas sérieux ? » Elle avait l’air de trouver la situation ridicule, hilarante. Comment un homme comme Amine, un homme capable de la posséder comme il l’avait fait cette nuit, pouvait-il lui faire croire qu’ils allaient vivre chez sa mère ?
Mais Amine ne goûta pas la plaisanterie. Il resta assis, pour ne pas avoir à subir la différence de taille entre sa femme et lui. D’une voix glacée, les yeux fixés sur le sol en granito, il affirma :
« Ici, c’est comme ça. »
Cette phrase, elle l’entendrait souvent. À cet instant précis, elle comprit qu’elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres. Amine était sur son territoire à présent, c’était lui qui expliquait les règles, qui disait la marche à suivre, qui traçait les frontières de la pudeur, de la honte et de la bienséance. En Alsace, pendant la guerre, il était un étranger, un homme de passage qui devait se faire discret. Lorsqu’elle l’avait rencontré durant l’automne 1944 elle lui avait servi de guide et de protectrice. Le régiment d’Amine était stationné dans son bourg à quelques kilomètres de Mulhouse et ils avaient dû attendre pendant des jours des ordres pour avancer vers l’est. De toutes les filles qui encerclèrent la Jeep le jour de leur arrivée, Mathilde était la plus grande. Elle avait des épaules larges et des mollets de jeune garçon. Son regard était vert comme l’eau des fontaines de Meknès, et elle ne quitta pas Amine des yeux. Pendant la longue semaine qu’il passa au village, elle l’accompagna en promenade, elle lui présenta ses amis et elle lui apprit des jeux de cartes. Il faisait bien une tête de moins qu’elle et il avait la peau la plus sombre qu’on puisse imaginer. Il était tellement beau qu’elle avait peur qu’on le lui prenne. Peur qu’il soit une illusion. Jamais elle n’avait ressenti ça. Ni avec le professeur de piano quand elle avait quatorze ans. Ni avec son cousin Alain qui mettait sa main sous sa robe et volait pour elle des cerises au bord du Rhin. Mais arrivée ici, sur sa terre à lui, elle se sentit démunie. » p. 22-23

« Lorsque Amine l’avait épousée, Mathilde avait à peine vingt ans et, à l’époque, il ne s’en était pas inquiété. Il trouvait même la jeunesse de son épouse tout à fait charmante, ses grands yeux ravis et surpris de tout, sa voix encore fragile, sa langue tiède et douce comme celle d’une petite fille. Il avait vingt-huit ans, ce qui n’était pas beaucoup plus vieux, mais plus tard il devrait reconnaître que son âge n’avait rien à voir avec ce malaise que sa femme, parfois, lui inspirait. Il était un homme et il avait fait la guerre. Il venait d’un pays où Dieu et l’honneur se confondent et puis il n’avait plus de père… » p. 41

« Pendant les quatre premières années à la ferme, ils allaient connaître toutes les déconvenues, et leur vie prendre des accents de récit biblique. Le colon qui avait loué la propriété pendant la guerre avait vécu sur une petite parcelle cultivable, derrière la maison, et tout restait à faire. D’abord, il fallut défricher et débarrasser la terre du doum, cette plante vicieuse et tenace, qui demandait aux hommes un travail épuisant. Contrairement aux colons des fermes avoisinantes, Amine ne put compter sur l’aide d’un tracteur et ses ouvriers durent arracher le doum à la pioche, pendant des mois. Il fallut ensuite consacrer des semaines à l’épierrage, et le terrain, une fois libéré de la rocaille, fut défoncé à la charme et labouré. On y planta des lentilles, des petits pois, des haricots et des arpents entiers d’orge et de blé tendre. L’exploitation fut alors attaquée par un vol de sauterelles. Un nuage roussâtre, tout droit sorti d’un cauchemar, vint dans un crépitement dévorer les récoltes et les fruits dans les arbres. Amine s’emporta contre les ouvriers qui pour faire fuir les parasites se contentaient de taper contre des boîtes de conserves. » p. 49

« Pendant l’été 1954, Mathilde écrivit souvent à Irène mais ses lettres restèrent sans réponse. Elle pensa que les troubles qui agitaient le pays étaient responsables de ces dysfonctionnements et elle ne s’inquiète pas du silence de sa sœur. Francis Lacoste, nouveau résident général, avait succédé au général Guillaume et à son arrivée, en mai 1954, il promit de lutter contre la vague d’émeutes et d’assassinats qui terrorisaient la population française. Il menaça les nationalistes de terribles représailles et Omar, le frère d‘Amine, n’avait pas de mot trop dur pour lui. Un jour, ce dernier s’en prit à Mathilde et il l’insulte. Il avait appris la mort, en prison, du résistant Mohammed Zerktouni et il écumait de rage. « Il n’y a plus que les armes qui permettront de libérer ce pays. Ils vont voir ce que les nationalistes leur réservent. » Mathilde essaya de le calmer. « Tous les Européens ne sont pas comme ça, tu le sais très bien. » Elle lui cita l’exemple de Français qui s’étaient clairement déclarés favorables à l’indépendance et qui s’étaient même parfois fait arrêter pour avoir apporté une aide logistique… » p. 169

« Omar haïssait son frère autant qu’il haïssait la France. La guerre avait été sa vengeance, son moment de grâce. Il avait fondé beaucoup d’espoir sur ce conflit et il avait pensé qu’il en sortirait doublement libre. Son frère serait mort et la France serait vaincue. En 1940, après la capitulation, Omar afficha avec délice son mépris pour tous ceux qui manifestaient la moindre obséquiosité devant les Français. Il prenait du plaisir à les bousculer, à les pousser dans les queues des magasins, à cracher sur les chaussures des dames. Dans la ville européenne, il insultait les domestiques, les gardiens, les jardiniers qui tendaient, La tête basse, leur certificat de travail aux policiers français qui menaçaient : « Quand tu as fini de travailler, tu dégages : compris ? » Il appelait à la révolte, montrait du doigt les pancartes qui, au bas des immeubles, interdisaient les ascenseurs ou la baignade aux indigènes. » p. 211

« Un soir, alors qu’ils finissaient de dîner, un homme se présenta à leur porte. Dans l’obscurité du hall d’entrée, Amine ne reconnut pas tout de suite son compagnon d’armes. Mourad était trempé par la pluie, il grelottait dans ses habits mouillés. D’une main, il tenait fermés les pans de son manteau, de l’autre, il secouait sa casquette qui dégoulinait. Mourad avait perdu ses dents et il parlait comme un vieillard, en mâchant l’intérieur de ses joues. Amine le tira à l’intérieur et le serra contre lui, si fort qu’il put sentir chacune des côtes de son ancien compagnon. Il se mit à rire et il se fichait bien de mouiller ses vêtements. « Mathilde! Mathilde! » hurla-t-il en tirant Mourad derrière lui jusqu’au salon. Mathilde poussa un cri. Elle se souvenait parfaitement de l’ordonnance de son mari, un homme timide et délicat pour qui elle avait eu de l’amitié sans pouvoir jamais le lui exprimer. «Il faut qu’il se change, il est trempé jusqu’aux os. Mathilde, va lui chercher des vêtements. » Mourad s’insurgea, il mit les mains devant son visage et les agita nerveusement. » p. 239

À propos de l’auteur
Leïla Slimani est une journaliste et écrivaine franco-marocaine née à Rabat, Maroc le 3 octobre 1981, d’une mère franco-algérienne et d’un père marocain. Élève du lycée français de Rabat, elle a grandi dans une famille d’expression française. Son père, Othman Slimani, est banquier, sa mère est médecin ORL. En 1999, elle vient à Paris. Diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris, elle s’essaie au métier de comédienne (Cours Florent), puis se forme aux médias à l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP Europe). Elle est engagée au magazine Jeune Afrique en 2008 et y traite des sujets touchant à l’Afrique du Nord. Pendant quatre ans, son travail de reporter lui permet d’assouvir sa passion pour les voyages, les rencontres et la découverte du monde. En 2013, son premier manuscrit est refusé par toutes les maisons d’édition auxquelles elle l’avait envoyé. Elle entame alors un stage de deux mois à l’atelier de l’écrivain et éditeur Jean-Marie Laclavetine. Elle déclare par la suite: «Sans Jean-Marie, Dans le jardin de l’ogre n’existerait pas».
En 2014, elle publie son premier roman chez Gallimard, Dans le jardin de l’ogre. Le sujet (l’addiction sexuelle féminine) et l’écriture sont remarqués par la critique et l’ouvrage est proposé pour le Prix de Flore 2014. Son deuxième roman, Chanson douce, obtient le prix Goncourt 2016, ainsi que le Grand Prix des lectrices du magazine ELLE 2017. Il est adapté au cinéma en 2019, avec Karin Viard et Leïla Bekhti. En 2016, elle publie Le diable est dans les détails, recueil de textes écrits pour l’hebdomadaire Le 1. En parallèle, avec entre autres Salomé Lelouch, Marie Nimier, Ariane Ascaride et Nancy Huston, réunies sous le nom Paris des Femmes, elle cosigne l’ouvrage collectif théâtral Scandale publié dans la Collection des quatre-vents de L’avant-scène théâtre. En 2017 elle publie trois ouvrages: Sexe et mensonges: La vie sexuelle au Maroc qui a eu un fort retentissement médiatique, le roman graphique Paroles d’honneur, ainsi que Simone Veil, mon héroïne. Elle a été nommée représentante personnelle du président Emmanuel Macron pour la francophonie en novembre 2017. En 2020 paraît le premier tome d’une trilogie familiale, Le Pays des autres. Mère de deux enfants, elle est mariée depuis 2008 à un banquier. (Source: Babelio)

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Personne ne le saura

GAUTHIER_Personne_ne_le_saura

Personne ne le saura
Brigitte Gauthier
Gallimard série noire
Thriller
210 p., 16,50 €
ISBN: 9782070145904
Paru en octobre 2015

Où?
Le roman se déroule principalement à Lyon et environs, à Saint-Clément-sous-Valsonne, Vallériane-les-Bois, Villefrance-sur-Saône, Tarare, Saint-Loup, Les Olmes, Pontcharra-sur-Turdine, Joux, La Salette, Meyzieu, Ecully. Paris et Bagneux sont y est également mentionnés, tout comme Hong Kong, destination future de la narratrice.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
La drogue du viol est un thème à la mode, un sujet de société. Sauf quand le pantin qui tend ses seins et agite son cul, c’est vous, et que soudain, aveugle dans la nuit, vous êtes livrée à bien plus dangereux que des hommes, à votre imagination sans limites. Ils vous droguent. Ils vous violent. Personne ne le saura. Pas même vous d’ailleurs. Aucune preuve. Rien. Presque rien. Mais la vie ne sera plus jamais comme avant. Dans la nuit du Carmin, le club échangiste où l’a emmenée son ami Jules, Anna meurt. Trois heures de l’autre côté des miroirs. En s’éveillant de son coma, elle a tout perdu. Sa mémoire. Amar. L’homme qu’elle aime. L’obscurité demeure mais elle devra mener une enquête pour survivre à ce qu’il y a de pire. Pas ce que l’on vous a fait, ce que l’on vous a peut-être fait.

Ce que j’en pense
***
Imaginez vous réveiller sur un lit d’hôpital sans pouvoir comprendre par quel mystère vous êtes arrivé là. La chose est déjà déstabilisante en soi, mais quand en plus les seuls souvenirs qui vous viennent en mémoire sont ceux d’un ami photographe vous déposant là, venant d’un club échangiste. « J’ai chanté. J’ai fait l’amour avec un homme. Au-delà des cinq premières minutes, je n’ai pas de visuel. »
Et cette certitude : « on m’a droguée, on m’a droguée. »
Petit à petit les pièces vont se mettre en place. Quel rôle à joué l’ami Jules ? Qui est ce Joël qui était aussi présent ? Lui a-t-on vraiment fait absorber la drogue du viol ?
« J’ai bien eu tous les symptômes… perte d’inhibition… somnolence… nausées… Mon cas est celui de milliers d’autres femmes (…) A forte dose ces produits se transforment en armes. Ils peuvent occasionner le coma, la dépression ou la mort. »
Le trou noir fait peu à peu place à quelques flashes, au karaoké, au bar, au sauna du club Le Carmin. D’ami, Jules devient suspect, car il se contredit, livre des versions à la chronologie et aux acteurs changeants.
La certitude se fait petit à petit jour : Anna a été abusée durant ses trois heures de black out. Elle a été droguée et violée.
Dès lors se pose une question qui dépasse les soins hospitaliers et les analyses médicales. Que faire ? Porter plainte, mais contre qui et pourquoi? L’interrogatoire au commissariat est très traumatisant. Car une femme victime de viol dans un club échangiste l’a sans doute cherché. « Une femme violée, c’est une meurtrière en puissance.»
Il faut dés lors mesurer les dangers des paroles et des silences. Pour son entrée dans la série noire, Brigitte Gauthier délaisse les codes du genre. Ici pas d’enquête, pas de policier, pas de procès. Après sa déposition, elle comprend qu’elle n’aura quasiment aucune chance de voir justice rendue. Que ses adversaires, à condition de pouvoir prouver leurs agissements, auront derrière eux bien plus que des arguments de défense : la bien-pensance d’une société qui n’admet pas les vies dites dissolues. Que le crime dont elle a été victime peut se retourner contre elle…
Dans les conte de fées, les victimes s’en sortent, le bien triomphe du mal et quelquefois, les mauvais sont vengés. Seulement voilà, dans le cas présent, il ne s’agit pas d’un conte de fées. Mais si le combat d’Anna pour se reconstruire ne sera pas totalement vain.
Un roman noir à conseiller aussi pour faire évoluer les mentalités sur l’un des crimes les plus odieux et sans doute le plus impuni de nos sociétés dites civilisées.

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Extrait
« Je me réveille. Il est quinze heures. Jules est là. Il prend soin de moi comme s’il était de la famille. Ça me rassure de ne pas être seule. Il me demande comment je vais. Je fais une petite moue. Il me tend un verre de Doliprane.
« Je ne comprends pas ce qui s’est passé.
— Tu sais bien ce qui s’est passé.
— Non, pas vraiment.
— Tu n’as pas à t’en faire, je ne t’ai jamais lâchée. »
Jules a toujours su me donner l’impression que je n’étais pas seule au monde. Ses paroles m’aident. J’aimerais retrouver mes souvenirs mais je n’ai pas accès à toute une zone… Il y a eu le karaoké, le sauna, le bar et puis…
« Je me suis donnée à un mec… c’est ça ?
— Tu pourrais le reconnaître ?
— Non, enfin… Je ne sais pas. Il s’est penché vers moi.
— C’est venu naturellement. Tu l’avais bien… On peut dire tu… tu le pelotais. »
Je me souvenais d’avoir sucé un mec. Une sensation très ponctuelle. Juste cette douceur un instant dans ma propre douceur. Aucun mouvement, aucun acte, ni durée.
« Et tu faisais quoi ?
— Je te caressais les fesses… Au départ, j’étais côté fesses. » Jules me tend mon yaourt.
« Il t’a caressé les pieds, les jambes et il est remonté tranquillement. Pas de manifestation évidemment de “non”, donc il a continué, il s’est rapproché… » Hypnotisée par ces images qui tournent en boucle dans ma tête, je commence à m’assoupir. Jules parle dans le vide. »

A propos de l’auteur

Brigitte Gauthier a obtenu un Master of Fine Arts en scénario à l’université de Columbia à New York. Aujourd’hui professeur à l’université d’Évry-Val-d’Essonne, elle a hérité de ses recherches sur Harold Pinter et Pina Bausch un fort intérêt pour l’analyse des jeux de pouvoir. Personne ne le saura (Gallimard/Série Noire, 2015) est son premier roman. (Source : Editions Gallimard)
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