Over the Rainbow

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots
Après la remarque d’une amie d’enfance, Constance Joly a ressenti la nécessité d’écrire l’histoire de son père, homosexuel et mort du sida. Avec une infinie tendresse, elle retrace le parcours de cet homme, de ce père marié trop tôt.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des mots pour combler le manque

Constance était une jeune fille lorsqu’elle a perdu son père, mort du sida. À à la suite de la remarque d’une amie, l’auteure de Le Matin est un tigre a ressenti la nécessité de mettre des mots sur ce vide. Une confession bouleversante.

«Oui, c’est ça, je me souviens: il fait partie des vieux homos qui sont morts les premiers» La remarque de Justine, venue rendre visite à son amie d’enfance pour voir son bébé a provoqué un choc et poussé Constance Joly à prendre la plume. «La honte et le chagrin qui m’avaient ravagée en refermant la porte sur elle, il y a aujourd’hui une vingtaine d’années, se sont changés en nécessité. Celle de remonter le cours de ta vie.» Une vie qui commence à Nice dans les années 1960, au sein d’une famille qui va se déchirer le jour où sa mère découvre son frère de dix-huit ans «au lit avec un nègre». Bertrand est contraint de quitter le domicile familial, non sans avoir lancé «c’est pas moi le plus pédé des deux». Jacques, le futur père de Constance, ne va pas tarder à fuir à son tour Nice pour Paris et la fièvre de mai 1968. Et pour ne pas être «le plus pédé des deux» se choisit la plus belle et la plus cultivée des femmes. Lucie enseigne à la Sorbonne, l’avenir est plein de promesses.
Quand naît leur fille, Jacques veut encore croire à leur histoire et choisit le prénom de Constance. «Tu as envie de cette vertu dans ta vie, creuser ton sillon dans ce mariage, dans cette fiction. Durer, persévérer, j’en porte le prénom et la charge. Tu ne persévéreras pas dans ton rôle de mari, mais dans celui de père, si. Tu as été un père discret, emprunté, timide et merveilleux.»
Une rencontre à Clermont-Ferrand va bousculer toutes ses certitudes. Denis a 27 ans et va éveiller un désir qui plus jamais ne s’éteindra. Quelques mois plus tard lui succédera Ivan que Lucie trouvera dans le lit conjugal. La rupture est consommée.
Commence alors pour Constance la vie d’enfant de divorcés, qui partage sa vie entre le cocon maternel et l’appartement mystérieux que son père partage avec son «copain». Petit à petit, elle trouve ses marques, grandit. Après ses premières expériences amoureuses et après avoir consolé sa mère qui n’imaginait plus un nouvel amour possible, elle doit essayer de trouver des mots apaisants pour son père qu’Ivan vient de quitter.
Il finira par se consoler dans les bras de Sören. C’est au moment où Constance prend son envol et trouve l’amour que son père est frappé par «la plus « grande catastrophe sanitaire que l’humanité ait connue », selon l’expression de l’Organisation mondiale de la santé, vient de paraître, mais personne ne le sait pour le moment». Peut-être est-ce le résultat d’un voyage à San Francisco à l’automne 1979. Mais il n’en sait rien. Il n’en dit rien. Le zona, premier indice de la maladie, sera guéri au bout de quinze jours. Mais d’autres symptômes ne vont pas tarder à faire leur apparition et les décès dans la communauté homosexuelle se multiplient.
Constance la romancière a su trouver dans les mots, la façon de crier son amour pour son père. En courts chapitres, qui sont autant de reflets d’une grande humanité, elle raconte un drame. Mais à la froide réalité, elle préfère les chauds rayons du soleil. Et c’est bouleversant. «J’écris pour ne pas tourner la page. J’écris pour inverser le cours du temps. J’écris pour ne pas te perdre pour toujours. J’écris pour rester ton enfant». Mission brillamment accomplie!

Over the rainbow
Constance Joly
Éditions Flammarion
Roman
192 p., 17 €
EAN 9782081518650
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Nice et dans la région puis à Paris, Clermont-Ferrand et la Bourgogne. On y évoque aussi des voyages à San Francisco, des vacances en Grèce, à Stromboli, à l’île de Ré, au Portugal et en Dordogne, un séjour à Saint-Pétersbourg, à Cerisy, à Venise et à Séville.

Quand?
L’action se déroule de la fin des années 1960 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Celle qui raconte cette histoire, c’est sa fille, Constance. Le père, c’est Jacques, jeune professeur d’italien passionné, qui aime l’opéra, la littérature et les antiquaires. Ce qu’il trouve en fuyant Nice en 1968 pour se mêler à l’effervescence parisienne, c’est la force d’être enfin lui-même, de se laisser aller à son désir pour les hommes. Il est parmi les premiers à mourir du sida au début des années 1990, elle est l’une des premières enfants à vivre en partie avec un couple d’hommes.
Over the Rainbow est le roman d’un amour lointain mais toujours fiévreux, l’amour d’une fille grandie qui saisit de quel bois elle est faite: du bois de la liberté, celui d’être soi contre vents et marées.

68 premières fois
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog T Livres T Arts
Blog Calliope Pétrichor
Blog Mes écrits d’un jour

Les autres critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Cheek Magazine (Pauline Le Gall)
France TV info (Anne-Marie Revol)
Têtu
Nice Matin (Jimmy Boursicot)
Blog Les livres de K 79
Blog Trouble Bibliomane
Blog Le tourneur de pages


Entretien avec Constance Joly à propos de son roman Over the Rainbow © Production Escale du livre – Bordeaux


Lecture du roman par l’auteure et Céline Milliat-Baumgartner © Production Maison de la poésie – Paris

Les premières pages du livre
« 1. Toute histoire commence par quelqu’un qui s’en va
Elle avait été la grande amie de mes seize ans, on avait passé le bac ensemble, on avait aimé le même garçon, on s’était disputées, réconciliées, éloignées, puis tout à fait perdues de vue. Je savais qu’elle vivait seule, qu’elle avait travaillé dans l’humanitaire, et je l’avais prévenue quelques jours auparavant que j’avais accouché d’une petite fille. Elle m’avait alors annoncé sa visite. Je ne l’avais pas vue depuis dix ans. J’avais un trac de débutante. Je vaporisais des effluves de fleur d’oranger dans la pièce, arrangeais un coussin, essayais différents sourires devant le miroir. Le bébé dormait, j’allais régulièrement vérifier sa blondeur mousseuse, je la trouvais indécemment belle, j’étais fière. Fière et bouillonnante d’impatience.
Elle a sonné. Mon cœur a fait un looping et je suis allée ouvrir. Lorsque je l’ai vue, je me suis souvenue de tout ce que notre amitié avait laissé de boue dans son sillage. Je me suis souvenue que Justine n’était pas du genre « gentil », et qu’elle m’avait même toujours sacrément dominée. Il m’est revenu que nos roulades dans l’herbe étaient accueillies par ses sarcasmes, que les clopes que je fumais étaient trop chères à son goût, qu’elle me trouvait trop souriante, trop maigre, trop grande. J’ai revu tout cela en un clin d’œil, alors que son regard bleu se plantait dans le mien dans l’encadrement de la porte. Et j’ai su que cette visite serait une erreur. Je l’ai su d’instinct, alors que je lui dédiais mon fameux sourire et qu’elle entrait dans l’appartement où mon tout petit bébé venait de se réveiller avec des sanglots déchirants. Elle a jugé ma fille trop gâtée, mon appartement trop cossu, et en laissant son index caresser ma rangée de livres, s’est arrêtée sur le seul ouvrage vaguement honteux que je possédais, en s’esclaffant.
Quand je l’ai enfin raccompagnée à la porte, Justine m’a demandé des nouvelles de mon père. J’ai été surprise la première seconde, puis j’ai pensé à une blague, une de ses sales blagues d’ado, et j’ai presque été soulagée de retrouver son humour, mais à mon effarement, elle s’est reprise. Mais non, bien sûr, elle était bête, il était mort. « Le dasse, c’est ça ? » J’ai dû hocher la tête. Elle a ajouté en appelant l’ascenseur : « Oui, c’est ça, je me souviens : il fait partie des vieux homos qui sont morts les premiers. » L’ascenseur s’est arrêté à l’étage et Justine est montée dedans en me lançant un de ses fameux « Salud ! ». En refermant la porte, j’ai réalisé que le bébé s’était arrêté de pleurer. Et que je tremblais.
Elle avait oublié ta mort. Cela peut arriver, bien sûr, je la lui avais apprise cinq ans auparavant, nous ne nous étions pas revues depuis. Je pouvais comprendre. Je pouvais lui pardonner ça. Mais elle avait parlé de toi comme d’un « vieil homo », elle avait évoqué ta maladie, le sida, sans même lui donner son vrai nom. Cette maladie secrète, coupable, honteuse, que toi-même tu avais tue jusqu’à la fin. Et ces mots grelottaient dans mon cerveau : « vieil homo », « le dasse ». Ce que tu avais dû endurer pour vivre ton homosexualité. Ce que tu avais souffert pour en mourir. Le silence qui avait cousu tout cela. Ta vie en lisière, ta vie en sourdine. Et soudain, le fracas de ces paroles qui prétendaient te résumer. Justine avait réglé ton cas en deux formules. La honte et le chagrin qui m’avaient ravagée en refermant la porte sur elle, il y a aujourd’hui une vingtaine d’années, se sont changés en nécessité. Celle de remonter le cours de ta vie.
Mon histoire commence par quelqu’un qui s’en va.

2. Super-huit
Je vivais avec ton souvenir depuis longtemps maintenant, comme une rumeur sourde, une soufflerie de hotte, un bruit parasite que l’on finit par oublier. Je m’étais arrangée avec ça, et ressortais de ma mémoire une boîte où s’entassaient les scènes de notre passé ensemble. Ces vingt-deux années où je t’ai connu. Une boîte de rushs, pas très volumineuse (je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup de souvenirs), emplie de scènes de différentes époques : des voyages, des vacances, des week-ends ; une période niçoise, une période parisienne ; et puis des cadrages serrés, tes mains, tes yeux, un détail de tes appartements successifs : un tableau, tes balcons, ton fauteuil. Ça me suffisait, je crois, je piochais là-dedans, je remuais des bouts, j’en prenais un pour l’observer, tiens, la Yougoslavie, tiens, mes deux ans, je me rejouais une petite scène, et je refermais la boîte.
Je possède aussi quelques albums photos et un film. D’épais albums crème à couverture tapissée, avec intercalaires en papier cristal hérités de ta mère. Lucie et toi, à l’École normale. Toi adolescent, en pantalons courts, place Masséna. Toi, période embonpoint et rouflaquettes. Toi, jeune père. Le jardin du Luxembourg, les bassins miroitants, les statues qui servent de perchoir aux pigeons. Moi, canotier sur la tête, salopettes tricotées alourdies de couches. Couleurs pastel, robes rose thé ou vert amande de maman, jeans beiges et impers pour toi, jupes à fleurs, coupes laquées des grands-mères, nos épaules dorées devant les vignes, mes sabots rouges, la barbe à papa qu’on me retire pour la photo, mon visage poudré de sucre rose, mon air interdit. Deux ou trois décennies de bonheurs posés. Trois gros volumes jaunis, que je range avec mes DVD.
Le film est en super-huit ; il a lieu au square Marco-Polo derrière la Closerie des Lilas, en face de l’immeuble où nous habitions. Les images tremblent légèrement, accompagnées du ronronnement de la caméra. Ce sont des images trop claires, surexposées, striées de lignes noires intempestives. Le cadrage est amateur, les couleurs fanées, la nature absente. Chaque vêtement, chaque coupe de cheveux, chaque élément du décor est daté. Le mouvement, privé de parole, est à la fois comique et poignant. Les silhouettes sont minces, les sourires gênés. L’image capture tout cela : la jeunesse et la joie, l’embarras et la mélancolie des regards. Des mots prononcés, des rires muets. Visages et bouches éclosent en fleurs d’oubli. L’image vacille. Lucie est dans la splendeur de ses trente ans, cheveux noirs en cascade, jean pattes d’eph et une cape sous laquelle je ne cesse de disparaître. Cela ressemble à un jeu de torero, je suis le minuscule taureau frisé, ma mère agite sa cape, je m’y engloutis, et dès que la cape s’éloigne, je trottine de toute la force de mes mollets. Ma mère est mon phare, ma terre promise, je n’ai d’yeux que pour elle, et lui tends des bras languissants. Tu me fais signe, maladroitement, allez viens, viens, je peux presque lire sur tes lèvres, mais je t’évite, ton corps est un obstacle, je veux ma mère. Tu cherches à attraper ma main, et je te la dérobe. Le geste que tu fais alors me déchire aujourd’hui : tu lèves un bras résigné, tant pis, et tu nous regardes. Je fixe aujourd’hui cette main avec laquelle j’écris, celle qui voulait t’échapper, cette main qui essaie de te saisir et n’attrape plus que du vide.
Il y a ce moment où tu nous laisses à notre corrida amoureuse dans le fond du cadre, et où tu t’avances vers la caméra : ton jean blanc, ta chemise aux manches retroussées, tu avances de ton grand pas, de tes jambes immenses, tu approches encore, ta ceinture, puis ton torse, ton visage en gros plan, tu souris de plus en plus largement à mesure que tu rejoins le filmeur, ton visage prend tout le cadre maintenant, tes lèvres, tu parles (mais que dis-tu ?), tu ris, tu ris tellement.
Puis c’est le noir.
Peut-être est-ce au moment où le noir engloutit ce sourire, où tu disparais. J’ai pourtant vu ce film des dizaines de fois, mais ce jour-là, le noir qui te succède me poursuit. Ton visage frissonne sous mes paupières.

En rangeant le film super-huit, je sais que le moment est venu de trier mes souvenirs pour écrire ton histoire. Une histoire dont je serais la monteuse. La menteuse. Celle qui comble les vides, synchronise gestes et paroles. Celle qui rejoue le passé.
Je connais la langue des absents. C’est toi qui me l’as apprise.

3. Le bonhomme de cire
Nice coule dans tes veines comme un mauvais sang. Tu y as laissé l’aîné renfrogné et responsable, l’adolescent qui collectionnait les prix d’excellence, le jeune marié mutique et bouffi que tu fus, et tant d’autres versions tronquées de toi-même. Tous ces Jacques ne te ressemblent plus. Tu t’y es marié devant la cathédrale Sainte-Réparate un jour de février 1966. Sur les rares photos de la cérémonie, tu ressembles à un bonhomme de cire, sourire pétrifié, bras ballants, costume trop ajusté. Lucie, chignon ingrat, lèvres étirées, est emmeringuée dans sa robe de satin lourd et son bouquet figé.
Tu as parlé le moins possible cette année-là. Que peut bien dire un bonhomme de cire ? Tu as donné le change, tu as joué le jeu, tu l’as joué le mieux possible, tu connaissais les règles par cœur. Jusqu’au moment où tu n’as plus pu. Tromper, tu sais faire. Mais tu veux vivre. J’imagine cela, cette urgence. Alors tu es parti. Tu as quitté ce soleil, la surexposition, Nice et ses orangers amers. Tu es parti avec ta femme, ta femme si belle et bientôt triste.
De Nice, il ne te reste que l’étourdissante odeur du figuier de la Réserve, celle des citrons et du thym en fleur ; les tons rose et vénitien des façades, le glacier de la place Garibaldi, le vieux port et ses antiquaires. Tu as mis Nice en bocaux, fruits confits, confiture de cédrats, artichauts poivrade et olivettes, et enveloppé tout ça dans de grandes brassées de mimosas en fleur.
À Paris, la parole te reviendrait. L’envie. 1968 soufflerait sur ta torpeur, elle réveillerait ton sang visqueux. Vous seriez de jeunes professeurs, vous manifesteriez dans la rue, vous auriez des amis engagés, bientôt célèbres. Vous iriez à la Cinémathèque, au théâtre, en banlieue, à Nanterre, à Bobigny ; tu écrirais pour Les Temps modernes, Lucie te passerait Simone de Beauvoir au téléphone, elle traduirait Primo Levi, vous découvririez ensemble Chéreau, Dario Fo, Vitez, Planchon ; vous feriez des soirées dansantes, des pique-niques improvisés, tu serais le meneur de votre petite troupe, et Lucie serait gaie.
Tu avais cru si fort à la fiction de votre amour que là encore, tu avais fait illusion. Tu parlais désormais, tu criais même dans la rue avec les autres. Tu parlais, tu étais si drôle, tu faisais rire tes célèbres amis.
Tu parlais, oui, mais tu ne t’écoutais pas.
La nuit, tu faisais toujours le même rêve. Le décor changeait parfois : un pont, une plage, une ruelle, mais le scénario variait peu. Dans ces rêves, tu marchais, un feutre mou te cachait le visage, tu étais poursuivi par un cercle de lumière qu’il te fallait fuir. À un moment, sortant de l’ombre, un homme s’avançait vers toi. Il soulevait ton chapeau d’un doigt. Le cercle de lumière vous rattrapait, et c’était alors l’éblouissement soudain. Il avait le visage de Robert Redford et te souriait. Ses mains parcouraient ton corps, puis l’homme s’agenouillait lentement. Le ciel tournoyait, le décor s’effaçait tandis que l’univers semblait se fondre et se concentrer en une boule de feu dans ton ventre.
Tu te réveillais, le ventre collant, le cœur affolé. Lucie dormait, sa bague de topaze jetant un feu pâle dans la pénombre.

4. Le coquelicot
Il paraît que tu es venu à la maternité avec un brin de muguet en plein mois de mars. Une fleur miraculeuse, dont je me demande où tu avais bien pu la trouver. Il paraît qu’avant même de me prendre dans tes bras, tu avais compté tous mes doigts. Tu avais été rassuré – c’est bien, il y en avait dix –, tu avais réussi, tu étais père d’une enfant normale, toi qui devais te vivre en mari usurpé, en père imposteur. Toi qui devinais sans doute que l’élan qui t’avait jeté vers le corps de ta femme, celle que tes amis t’enviaient, n’avait rien de spontané. Lucie te plaisait, certes, tu l’aimais comme on peut aimer une amie, une belle amie pulpeuse, et elle, t’adorait. Un jeune couple élancé, deux lianes brunes et rieuses, la vie devant eux. Ensemble, vous partagiez tout : les séances de cinéma au Quartier latin, la littérature italienne que vous enseigniez l’un et l’autre, le goût de la mer et celui des fêtes insensées où vous alliez déguisés, les flâneries dans les petites cours pavées de Paris, les manifs contre la guerre du Vietnam, les tableaux dégotés chez les antiquaires ; vous partagiez tout, et aussi votre lit, aux lourds draps brodés.
Il y a eu cet été 68. Celui qui a succédé à l’embrasement de la rue. Vous êtes heureux et épuisés, les copies corrigées, Paris bien trop chaud, le boulevard du Montparnasse désert, le pollen en suspension dans l’air. Et si on partait un peu, si on allait à la campagne ? Vous voilà à vélo dans les champs, des fleurs de pavot à la main, cherchant de l’ombre aux terrasses. La trouvant dans une abbaye aux chambres spartiates. Dehors, les branches se balancent souplement, lourdes de fleurs épanouies. Le corps doré de Lucie, son sourire de torche, le coquelicot piqué dans ses cheveux, et ton impulsion soudaine. Les clématites grimpent aux fenêtres, le vent apporte l’odeur sèche de la pierre, peut-être une cloche dans la vibration du soir. C’est dans ce théâtre d’ombres que j’ai été conçue.

5. Silence
Tu as haï ton frère très tôt. Ton petit frère blond aux boucles de fille, aussi gracieux que tu es maladroit, aussi moqueur que tu es appliqué. Vous partagez la même chambre rue Pastorelli, à Nice. Une pièce exiguë, deux lits adossés aux murs, une fenêtre au milieu où le soleil n’entre pas. La seule chose que vous avez en commun, c’est la détestation sourde. La voix haut perchée de votre mère et ses lèvres trop fardées. L’échine courbée de votre père, qui rentre du garage les mains encore poisseuses d’huile de moteur et de cambouis. Son air affable, dominé. Les promenades du dimanche à Saint-Jean-Cap-Ferrat, culottes courtes, boucles disciplinées et sourires de façade. Voyez le petit Bertrand, l’ange doré, et Jacques, l’aîné, regard renfrogné. Ils sont l’envers d’une même médaille, ils sont si semblables. Sous la table du restaurant le dimanche, les coups de pied entre frères, les bleus sur les tibias, les grimaces contenues. Sans vous concerter, vous avez cherché dans les livres le chemin de la sortie. Vous avez appris par cœur des pages entières du dictionnaire, lu et relu Hugo, Stendhal, Henri de Régnier, tout ce qui traîne. Vos bagarres sont violentes, votre haine farouche. Tu ramasses tous les prix d’excellence, Bertrand aussi, et tu frémis de rage.
Car au fond de toi, tu sais. Tu sais que Bertrand est celui qui arrivera à découdre son image de la broderie familiale, à effacer ses boucles blondes des photos. Tu comprends intuitivement qu’il est libre, et qu’il sortira du cadre. Tu sais que toi, tu t’efforceras plus durement encore d’y rester prisonnier.
Bertrand et toi vous haïssez parce que vous êtes les mêmes.
Deux garçons qui se savent homosexuels et qui le taisent.
Ce que vous partagez ne peut se dire.

6. Le damné
Ton frère a quitté Nice au seuil de l’âge adulte à la suite de l’incident.
Bertrand a dix-huit ans lorsqu’un après-midi votre mère vous propose une énième balade à Saint-Jean. Ton frère refuse, tu acceptes à contrecœur, tu pars avec tes parents, laissant Bertrand à son Gaffiot. Parce qu’elle se sent souffrante, votre mère écourte la promenade, et vous rentrez plus tôt que prévu, tous les trois. Tout de suite, tu comprends qu’il s’est passé quelque chose. Tu comprends qu’il s’est passé cette chose. Ta mère a un pressentiment elle aussi, d’un pas agité elle fait claquer ses talons sur le parquet en direction de votre chambre. Elle ouvre la porte, étouffe un cri, vacille sur le seuil, votre père vient soutenir sa femme qui manque de s’évanouir. Tu as compris avant eux. Sans rien voir, sans rien entendre des mots confus qui sortent de la bouche de ta mère, tu sais. Une rancœur aigre te remonte dans la gorge alors qu’elle pleure maintenant, qu’elle suffoque, renversée sur la bergère de velours bleu. Bertrand est au lit, avec un nègre. Voici la phrase exacte, celle qui va circuler dès lors à mi-voix dans la famille : Bertrand, 18 ans. Au lit. Avec un nègre. Bertrand, trois fois coupable. Mineur, pédé, et rastaquouère.
À la demande de tes parents, tu as siégé au conseil de famille improvisé à la hâte, réunissant tes grands-parents, tes parents, ton frère et toi autour de la table du salon. Ton embarras, peut-être ta joie secrète aussi. Quelle sanction pour ce frère dégénéré ? Ce frère qui vit avec fracas ce que, à l’ombre de toi-même, tu refoules ? Alors, Jacques, nous t’écoutons ? Tu t’éclaircis la voix, le regard clair de ton frère te brûle les yeux. Le feu de ta honte gagne tes oreilles, elles sont écarlates. La famille est suspendue à ta parole d’aîné. Tu es assis au centre du cercle ; tu suggères la pension, dans un marmonnement inaudible que l’on te fait répéter. »

Extraits
« « Oui, c’est ça, je me souviens: il fait partie des vieux homos qui sont morts les premiers ». L’ascenseur s’est arrêté à l’étage et Justine est montée dedans en me lançant un de ses fameux «Salud!». En refermant la porte, j’ai réalisé que le bébé s’était arrêté de pleurer. Et que je tremblais.
Elle avait oublié ta mort. Cela peut arriver, bien sûr, je la lui avais apprise cinq ans auparavant, nous ne nous étions pas revues depuis. Je pouvais comprendre. Je pouvais lui pardonner ça. Mais elle avait parlé de toi comme d’un «vieil homo», elle avait évoqué ta maladie, le sida, sans même lui donner son vrai nom. Cette maladie secrète, coupable, honteuse, que toi-même tu avais tue jusqu’à la fin. Et ces mots grelottaient dans mon cerveau: «vieil homo», «le dasse». Ce que tu avais dû endurer pour vivre ton homosexualité. Ce que tu avais souffert pour en mourir. Le silence qui avait cousu tout cela. Ta vie en lisière, ta vie en sourdine. Et soudain, le fracas de ces paroles qui prétendaient te résumer. Justine avait réglé ton cas en deux formules. La honte et le chagrin qui m’avaient ravagée en refermant la porte sur elle, il y a aujourd’hui une vingtaine d’années, se sont changés en nécessité. Celle de remonter le cours de ta vie.
Mon histoire commence par quelqu’un qui s’en va. » p. 12-13

« En rangeant le film super-huit, je sais que le moment est venu de trier mes souvenirs pour écrire ton histoire. Une histoire dont je serais la monteuse. La menteuse. Celle qui comble les vides, synchronise gestes et paroles. Celle qui rejoue le passé. Je connais la langue des absents. C’est toi qui me l’as apprise. » p. 17

« C’est toi qui proposes le prénom «Constance». Tu as envie de cette vertu dans ta vie, creuser ton sillon dans ce mariage, dans cette fiction. Durer, persévérer, j’en porte le prénom et la charge. Tu ne persévéreras pas dans ton rôle de mari, mais dans celui de père, si. Tu as été un père discret, emprunté, timide et merveilleux. » p. 37

« Denis t’invite à le suivre. Les rues de Clermont-Ferrand sont irréelles dans cette nuit où tu suis un homme, tu ne reconnais plus rien, mais lui sait où il t’emmène, il marche vite. À l’hôtel de la Gare, vous montez dans une chambre minuscule, éclairée par un réverbère orange. Denis lève les yeux vers toi pour la première fois depuis le café, et son regard est si intense que tu as l’impression d’accéder à un niveau supérieur de ton existence. Tu comprends que tu ne pourras plus jamais te passer de cette sensation. Tout ensuite se déroule comme dans ton rêve avec Robert Redford. Sauf que tout est réel, et que dans les bras de Denis, tu pleures enfin. » p. 44-45

« La première mention du virus est datée du 5 juin 1981, Un titre technique : « Pneumocystis pneumonia Los Angeles ». L’article relate que durant la période d’octobre 1980 à mai 1981, cinq jeunes hommes, tous homosexuels, sont traités pour une pneumonie à pneumocystis, dans trois hôpitaux de Los Angeles. Deux des patients sont morts. Les cinq patients sont également victimes d’infections par cytomépgalovirus. L’acte de naissance officiel de la plus «grande catastrophe sanitaire que l’humanité ait connue», selon l’expression de l’Organisation mondiale de la santé, vient de paraître, mais personne ne le sait pour le moment. » p. 83

« Elle a cette phrase peu après: «Il faut tourner la page. Il ne faut pas oublier, mais il faut tourner la page.» Cette jeune fille m’a infiniment émue, et elle a raison, bien sûr qu’elle a raison. Mais je ne veux pas tourner la page. Il y a des zones comme ça où le jardin reste en friche. J’écris pour ne pas tourner la page. J’écris pour inverser le cours du temps. J’écris pour ne pas te perdre pour toujours. J’écris pour rester ton enfant. » p. 101

À propos de l’auteur
JOLY_Constance_©Roberto_FrankenbergConstance Joly © Photo Roberto Frankenberg

Constance Joly travaille dans l’édition depuis une vingtaine d’années et vit en région parisienne. Le matin est un tigre, son premier roman (Flammarion, 2019), a été très bien accueilli par la critique et les libraires. (Source: Éditions Flammarion)

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Les orageuses

BURNIER_les_orageuses Logo_premier_roman  68_premieres_fois_logo_2019

Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots
Un groupe de filles, toutes victimes de harcèlement et de viol, décident de se venger et organisent des expéditions punitives auprès des coupables en constatant combien il est difficile de faire aboutir les actions en justice. Elles ont envie que la peur change de camp.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La bande de filles qui s’attaque aux violeurs

Marcia Burnier fait une entrée fracassante en littérature. Avec Les orageuses, elle imagine une bande de filles décidées à se venger de violeurs et qui organisent des expéditions punitives. Mais peuvent-elles guérir le mal par le mal?

Mia souffre. Elle souffre physiquement, un douleur qui s’étend le long de son dos. Elle souffre surtout psychiquement, ayant accumulé des expériences traumatisantes fae aux harceleurs. Au fil des ans, en croisant des hommes menaçants, elle a appris à se protéger, comme dans ce train qui l’amène à Grenoble. Alors, elle rabat sa capuche et se recroqueville dans son siège.
Mais c’est une autre Mia qui débarque du train. Elle retrouve sa bande. Avec Nina, Lila, Inès, Leo et Louise, elle a organisé une expédition punitive. Les meufs vont faire payer cet homme qui a forcé l’une d’elle, tout détruire dans son appartement, taguer les murs, détruire son mobilier, le dépouiller de son ordinateur. Car il faut que la peur change de camp!
Cette peur qui a paralysé Lucie le soir de ses 28 ans, quand elle avait ramené un mec chez elle. «La tête qu’il avait fait quand elle lui avait demandé de ralentir, les insultes qui avaient commencé à pleuvoir tout d’un coup. Et surtout, la peur qui avait débarqué dans son ventre, quand elle avait compris ce qui allait se passer (…) Elle n’avait rien fait, pas même donné une gifle, et avait attendu que ça passe, quand elle avait compris que les non qu’elle opposait n’avaient plus de valeur, qu’ils étaient comme du silence.»
La vie de Lucie a basculé cette nuit-là. Elle avait ressenti dans sa propre chair tous les témoignages des jeunes filles qui passent dans son bureau d’assistante sociale et à qui elle dit de porter plainte sans y croire. «Elle a envie de leur dire de se trouver vite une famille, un cercle, parce qu’elles vont être seules face à ça, comme elle l’a été jusqu’à très récemment».
Ce cercle né un peu au hasard des rencontres, mais auquel elle peut désormais s’accrocher. Et dont elle partage les idées, ayant compris que la justice ne se rend pas au tribunal ou si peu. D’ailleurs Mia, qui assiste régulièrement aux audiences du tribunal correctionnel, tient le registre des affaires bâclées et même des décisions prises contre les victimes. C’est ce qui est arrivé à Leo. Alors, les filles ont décidé de prendre les choses en main et d’agir. Un agent immobilier, un tatoueur, un prof de sciences-po vont recevoir leur visite…
Marcia Burnier raconte ces expéditions punitives, dit aussi les souffrances des victimes, la forte sororité qui s’installe. Elle dit aussi le fossé entre la justice et les crimes commis. Son roman est un constat douloureux et un cri qu’il faut entendre. Toutes les dénonciations et les prises de conscience, toutes les paroles qui se libèrent ne feront pas bouger des dizaines d’années d’immobilisme. Le constat est aussi cruel que lucide, #meeto a aussi ses limites.

Les orageuses
Marcia Burnier
Éditions Cambourakis
Premier roman
EAN 9782366245189
Paru le 2/09/2020

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, à Aubervilliers, à Grenoble et à Saint-Lunaire.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Depuis qu’elle avait revu Mia, l’histoire de vengeance, non, de “rendre justice”, lui trottait dans la tête. On dit pas vengeance, lui avait dit Mia, c’est pas la même chose, là on se répare, on se rend justice parce que personne d’autre n’est disposé à le faire. Lucie n’avait pas été très convaincue par le choix de mot, mais ça ne changeait pas grand-chose. En écoutant ces récits dans son bureau, son cœur s’emballe, elle aurait envie de crier, de diffuser à toute heure dans le pays un message qui dirait On vous retrouvera. Chacun d’entre vous. On sonnera à vos portes, on viendra à votre travail, chez vos parents, même des années après, même lorsque vous nous aurez oubliées, on sera là et on vous détruira. »
Un premier roman qui dépeint un gang de filles décidant un jour de reprendre comme elles peuvent le contrôle de leur vie.

68 premières fois
Blog La Bibliothèque de Delphine-Olympe

Blog Calliope Pétrichor

Les autres critiques
Babelio 
Lecteurs.com
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Blog ça sent le book
Blog Mes pages versicolores 


Présentation du roman Les orageuses par Marcia Burnier © Production éditions Cambourakis

Les premières pages du livre
« PROLOGUE
Meuf, meuf, MEUF respire. Respire comme on t’a appris, ouvre ta cage thoracique, si allez, ouvre-la bien fort. Merde. Prends ton téléphone, allez, prends-le, arrête, mais ARRÊTE de trembler. Voilà, comme ça. Respire on a dit. T’arrête surtout pas de respirer. Regarde pas la traînée sur ton pull, regarde-la pas, on s’en fout si ça partira au lavage, au pire tu le jetteras, tu l’aimais même pas ce pull. Ton téléphone. Arrête de pleurer. Appelle. Rappelle. Rappelle encore une fois, elle t’en voudra pas. Tu vois elle décroche, elle est inquiète. Raconte-lui putain, t’appelles pas à cette heure-là pour savoir comment elle va. Crache. Parle-lui du couloir. Parle-lui de ses mains sales et de ton corps glacé. Explique-lui cette nuit de garde, les pas qui s’approchent, ton soupir, tant pis si c’est brouillon, écoute sa voix à l’autre bout du fil elle t’écoute, elle est totalement réveillée. Respire encore un peu. Ralentis. L’histoire est pas compliquée, rappelle-toi : il est venu à ton étage, cet étage à moitié vide, à l’heure où les gamines dorment toutes profondément. Il a discuté, c’est pas grave si tu te rappelles pas de quoi, probablement du dernier skinhead qu’il a tabassé, elle s’en fout tu vois bien. T’as soupiré, il t’agace depuis longtemps, tu le trouves inintéressant, presque stupide, tu l’évites toujours soigneusement. Tu ne te rappelles pas de quoi vous avez parlé, mais tu te rappelles qu’il a soudain essayé de t’embrasser, tu te rappelles ses mains qui serraient ton cou, elles étaient moites et tu t’es dit quoi, ah oui tu t’es dit qu’il transpirait de stress, que c’était bon signe, qu’il était peut-être pas habitué à faire ça. Mais t’as eu de moins en moins d’air, arrête de t’excuser, tu pouvais pas respirer, et t’as eu peur, évidemment que t’as eu peur. Il a gardé une seule main sur ton cou, et t’as senti son odeur, tu puais la peur, la sueur froide avait coulé le long de ton dos, de tes aisselles, tu pensais que tu voulais pas mourir dans ce foyer, tu voulais pas mourir à Épinay, c’est con putain comme si ça aurait rendu les choses plus agréables s’il t’avait étranglée au bord de la mer. Dis-lui ce dont tu te rappelles, raconte-lui le silence, pas un bruit, il n’a rien dit, putain le gars n’a pas parlé, toi non plus remarque, t’as pas crié, en même temps t’es con ou quoi, il t’étranglait, c’est possible de crier quand on peut pas respirer ? C’est pas le moment de googler ça, raconte-lui la suite.
C’est là que t’as compris, en vrai t’avais compris avant probablement, mais quand t’as senti sa main sur ton ventre qui descendait, t’as compris et tu l’as fixé, si rappelle-toi, tu l’as fixé avec toute la haine que tu pouvais trouver et t’as attendu. T’as attendu le bon moment. Respire. C’était pas de la tétanie, c’était de la stratégie. Écoute-la bordel, calme-toi. Sa main était déjà en train de te fouiller et t’as senti qu’il se relâchait, qu’il pensait que c’était acquis, et tu t’es débattue, t’as rien fait de ce qu’on avait appris mais tu l’as fait lâcher. Reprends le fil de l’histoire, t’arrête pas en chemin, t’es bientôt chez elle, faut juste que tu restes au téléphone. Regarde cette traînée sur ton pull, regarde comme elle est rouge, t’as pas rêvé, t’as rien inventé, regarde ton sang qui macule ta manche, décris-lui la beigne que tu t’es prise, comment ça c’est signe de défaite, c’est signe de gloire, t’es dehors, tu respires, tu tousses mais tu respires, t’es pas morte à Épinay et ça c’est une putain de victoire.
Mia ouvre sa porte, les yeux un peu endormis mais ses gestes sont réveillés, rassurants. Inès s’engouffre dans l’appartement, transie de froid, dans la panique elle a oublié son manteau au foyer. Elle s’engouffre dans les bras de Mia, elle blottit sa tête, elle fout du sang partout. Son cerveau enregistre, il comprend enfin que c’est fini, que le type est loin, qu’il est resté là-bas, dans son couloir silencieux et humide, et qu’elle, elle est dans le cou de son amie, au chaud. Elle voudrait un thé, elle voudrait une douche, elle voudrait autre chose que ces fringues, elle voudrait manger, elle voudrait ses bras. Inès voudrait arrêter de trembler. Mia la porte jusqu’à la salle de bains, et la tient pendant qu’elle enlève ses vêtements. Quand la fille glisse sous l’eau chaude, elle sent son corps abandonner. Elle sent ses larmes dégouliner, sa vessie lâcher, elle hoquette en vérifiant qu’elle arrive bien à respirer. Quand l’eau s’arrête de couler, Mia est là, elle la frotte avec une serviette. En la regardant éponger le sang, Inès sent soudain quelle est prête. Plus rien ne coule mis à part sa rage. Cette rage pulse, elle se déverse dans tout son corps. Elle fait crisser ses articulations, elle lui bloque le dos mais surtout elle lui fait relever les yeux. Mia la fixe:
— Tu veux faire quoi?
Comme bon nombre de ceux qui lui ressemblent, il est arrivé, s’est assis et, à peine son veston déboutonné, il a écarté les jambes jusqu’à ce qu’elles se serrent contre celles de Mia. Classique. Comme si leurs couilles allaient exploser si leurs cuisses ne faisaient pas un angle de 90°. Mia hésite à se lancer dans la bataille et pense à ce soir, à ce qu’elle va faire et ça lui redonne un peu d’énergie. Elle écarte les jambes à son tour, tranquillement, centimètre par centimètre, pour regagner un vague espace vital. Elle résiste comme elle peut, en tendant tous les muscles de ses jambes, en essayant de se concentrer sur le film qui démarre sur son ordinateur. C’est pour ça que Mia déteste les sièges à quatre dans le train, encore plus quand elle est contre la fenêtre, ça l’oppresse ces jambes partout qui la font se recroqueviller contre la vitre. Enfin, après cinq minutes de bataille silencieuse, elle sent les jambes inconnues battre en retraite, desserre les poings et retrouve un peu de place.
Elle pense avoir du répit, mais elle entend des éclats de voix plus loin dans le wagon. En levant les yeux, elle voit avec dépit qu’un groupe d’hommes revient très alcoolisé du wagon-bar. Ils sont joyeux, ils ont envie de rire, de faire la fête, et ça pourrait être un non-événement, ça ne déclenche probablement aucune réaction chez les autres passagers qui l’entourent, mais Mia a appris durement. Elle a appris ce que voulait dire un groupe d’hommes bourré dans un espace public, elle sait qu’ils sont les mêmes qui la chahutent quand elle passe tard le soir devant une terrasse trop bondée, les mêmes qui lui tendent le ventre et qui la font couper sa musique, sortir son téléphone, prétexter un appel urgent et changer de wagon quand ils débarquent en criant et en prenant de la place dans le métro après leur soirée d’intégration.
Dans ce train qui l’emmène à Grenoble, Mia n’arrive pas à se concentrer sur son écran, un début de douleur dans le dos l’empêche de se relâcher complètement, Elle tente de fermer son visage le plus possible, le temps que le groupe passe, elle voudrait devenir invisible, elle se tasse davantage dans son siège, ça ne sera pas la première fois qu’elle sera vue comme une meuf peu avenante. La douleur commence à se faire plus forte, elle sent le muscle qui entoure sa colonne vertébrale se tendre plus que la normale. Peut-être que tout simplement, son corps est fatigué d’avoir peur. À trente ans, bientôt trente-et-un, elle sait se défendre, lancer ses poings et donner de la voix, prendre un air vénère et se balader avec plein de choses dans les poches. À trente ans, elle a surtout peur la nuit quand elle est seule. Elle peste contre cette angoisse qui débarque quand la nuit tombe, quand elle recouvre tout, quelle rend les coins plus sombres et ses pas plus bruyants, les hommes menaçants et ses cris inaudibles.
Pendant un moment, elle avait pensé qu’elle allait bien, que c’était fini tout ça, derrière elle. Les crises d’angoisse dans le RER qui l’obligeaient à descendre parce qu’un mec parlait trop fort près d’elle, celles qui se déclenchaient dans le métro à dix heures du mat parce qu’un autre buvait une bière et que ça lui semblait menaçant, la panique dans la foule, en boîte, dans un concert, les stratagèmes pour rentrer le soir, les moments d’impuissance où elle avait dû demander à quelqu’un de rentrer avec elle ou encore les dizaines d’heures passées à planifier le retour de soirée pour que personne ne s’aperçoive de la panique. Mia avait arrêté de se réveiller la nuit, persuadée que quelqu’un était entré dans l’appartement, elle ne se levait plus à quatre heures du matin pour fermer portes et fenêtres à clé, en sueur et les pupilles dilatées. Elle avait même commencé à rentrer les soirs de semaine à minuit en métro, elle n’avait pas eu peur et s’était sentie libre, guérie, elle avait retrouvé sa liberté d’avant agrippée au couteau dans sa poche, le regard haut, comme si la rue lui appartenait, comme si l’espace était pour elle, rien qu’à elle.
Mais Mia n’est pas naïve, elle sait. Elle sait que les démons reviennent, même après des années, que la peur n’est pas très loin, et ça ne l’a pas tellement étonnée qu’hier soir, elle ait fait cette crise de panique en plein milieu d’Aubervilliers, dans une rue tranquille. Son vélo avait lâché, elle ne savait pas comment réparer un dérailleur, bien sûr on ne lui avait jamais appris, on n’apprend jamais aux filles des trucs qui servent à minuit. Elle n’arrivait plus à bouger, malgré les deux clés à molette dans son sac et la lacrymo qui auraient dû la rassurer, c’était comme ça, le cœur qui s’emballe, les paumes de mains moites et les membres paralysés. Elle avait un peu chialé dans le taxi qu’elle avait fini par prendre, tant pis pour la fin du mois, et puis avait pensé à Grenoble, à ce qu’elle allait y faire, et elle avait respiré d’un coup. »

Extraits
« Elle raconte le message reçu ce matin, le flash-back de la nuit d’anniversaire, les copains qui l’encourageaient à ne pas rentrer seule pour fêter ça, le mec ramené chez elle parce qu’il lui inspirait confiance, son visage de bébé qui n’aurait pas fait de mal à une mouche. La tête qu’il avait fait quand elle lui avait demandé de ralentir, les insultes qui avaient commencé à pleuvoir tout d’un coup. Et surtout, la peur qui avait débarqué dans son ventre, quand elle avait compris ce qui allait se passer. Elle raconte à Mia la maigre résistance, les négociations pour une capote comme un prétexte pour que tout s’arrête, l’impossibilité de bouger surtout. Elle lui dit tout ce dont elle a honte et quelle traîne avec elle depuis la soirée de ses vingt-huit ans. Elle n’avait rien fait, pas même donné une gifle, et avait attendu que ça passe, quand elle avait compris que les non qu’elle opposait n’avaient plus de valeur, qu’ils étaient comme du silence. Le mec avait même passé la nuit dans son lit pendant qu’elle tentait de bouger les bras, de sortir un son, elle s’était répétée allez lève-toi une demi-douzaine de fois sans que son corps lui réponde. » p. 40-41

« Tous les jours dans son bureau, elle voit défiler les violées mais les violeurs sont introuvables, ils sont même absents de l’imaginaire, les filles enceintes disent qu’il n’y a pas de père, sur le formulaire de l’organisme qui décide qui sera réfugié ou non, l’OFPRA, il n’y a pas de rubrique enfant d’un viol alors Lucie bricole, elle barre «union antérieure » et écrit en majuscules VIOL. Elle répète inlassablement que les filles peuvent porter plainte, mais elle n’y croit pas elle-même. Elle a envie de leur dire de se trouver vite une famille, un cercle, parce qu’elles vont être seules face à ça, comme elle l’a été jusqu’à très récemment, mais elle reste souriante, elle apporte des verres d’eau, elle dit qu’elle comprend en hochant la tête, elle apaise. Mais depuis qu’elle avait revu Mia, l’histoire de vengeance, non de rendre justice lui trottait dans la tête. » p. 50

À propos de l’auteur
BURNIER_Marcia_©DRMarcia Burnier © Photo DR

Marcia Burnier est une autrice franco-suisse de 33 ans. Elle a co-créé le zine littéraire féministe It’s Been Lovely but I have to Scream Now et a publié différents textes dans les revues Retard Magazine, Terrain vague et Art/iculation.
Née à Genève, elle a grandi dans les montagnes de Haute-Savoie. Elle a notamment suivi des études de photographie et cinéma à Lyon 2 et vit désormais à Paris, tout en restant profondément passionnée par les loups. Les Orageuses est son premier roman. (Source: Éditions Cambourakis)

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Certains cœurs lâchent pour trois fois rien

PARIS_Certains_coeurs_lachent_pour_trois_fois_rien

  RL_hiver_2021

En deux mots:
«tu n’arriveras jamais à rien. Tu n’es qu’une merde.» Cette phrase assénée par son père hantera longtemps Gilles Paris. Pris dans une terrible spirale qui va le voir enchaîner les dépressions – qu’il nous détaille – il révèle aussi combien son addiction pour l’écriture l’aura aidé.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Même les gens normaux ont droit au bonheur»

Huit livres et autant de dépressions. Gilles Paris raconte une vie rongée par ce mal insidieux et comment, avec ses amis, ses amours et ses emmerdes, il a pu s’en sortir.

Au sein d’une maison d’édition, les attachés de presse sont des travailleurs de l’ombre. Quand leur travail paie et qu’un auteur est mis en avant, c’est évidemment parce que l’auteur a du talent et quand le livre ne trouve pas de couverture médiatique, c’est forcément que l’attaché de presse a failli. Si le cas de Gilles Paris est un peu à part, ce n’est pas tant qu’il a plusieurs décennies d’expérience dans le métier, mais parce qu’il est également auteur, avec huit livres à son actif dont le désormais célèbre Autobiographie d’une courgette, adapté au cinéma en 2016 par Claude Barras sous le titre Ma vie de Courgette. Dans les prochains mois suivront une adaptation au théâtre ainsi qu’une bande dessinée (dessins de Camille K et scénario d’Ingrid Chabbert). Il peut par conséquent porter un regard sur les deux aspects du métier. Toutefois, ce n’est pas l’aspect central de son récit. Avec honnêteté et sans filtre, il nous raconte les huit dépressions successives dont il a été victime. Un mal insidieux qui a bien failli l’emporter, car il a quelquefois accompagné sa chute d’une tentative de suicide. Et entendre alors le médecin lui expliquer que «Certains cœurs lâchent pour trois fois rien». Le sien a résisté, si bien qu’il peut aujourd’hui témoigner.
Raconter que la première fois qu’il a été laissé pour mort, cela n’avait rien à voir avec une dépression mais aux coups portés par son père. Une violence physique qui a été précédée d’une violence morale puisque régulièrement, il lui répétait qu’il n’arriverait jamais à rien, qu’il n’était qu’une merde. Une phrase devenue comme un mantra, une relation toxique sur laquelle il peut enfin mettre des mots: «Je me suis tu pendant des années. Je n’ai pas cherché à me libérer auprès d’un psychologue, d’un ami, encore moins de ma famille. Je me suis défoncé, abusant de cocaïne et de vodka, j’ai frôlé le bord des abîmes, reconnu si peu le visage verdâtre dans le miroir. Accroupi au-dessus du siège des toilettes, toutes couleurs aspirées, j’ai reniflé la mort, serrant le poing, froissé comme des feuilles sèches éparses que le vent emporte.»
Gilles Paris raconte les folles années de sa jeunesse, les addictions à la drogue et au sexe, la parenthèse avec Pascaline, le seule femme qu’il ait jamais aimée, les nuits à danser et les amants qui s’accumulent jusqu’à ces matins glauques où on se sent seul, triste, perdu. La première dépression arrive en 1992, elle sera suivie de sept autres, entrecoupées par des périodes durant lesquelles l’attaché de presse fera du bon travail, notamment pour les éditions Plon, servira d’homme à tout faire de Françoise Sagan, écrira des livres et rencontrera Laurent, l’homme qui va partager sa vie, l’apaiser, le secourir. Tout semble aller bien. «Je suis heureux avec Laurent. J’ai écrit un livre qui a du succès. J’ai un chouette appartement, un travail que j’aime. J’ai enfin trouvé mon équilibre». Mais ce bonheur sera de courte durée. La nouvelle dépression qui s’amorce «restera la plus inexplicable de toutes, et la plus rude. Elle va durer deux ans».
Comme toutes les dépressions qui vont suivre, elle va s’accompagner d’un séjour en hôpital psychiatrique. Les pages sur ces établissements sont aussi éclairantes que glaçantes. Elles dépeignent «la vie sans magie et sans couleurs». Alors Gilles Paris, comme Hippolyte, son personnage dans Inventer les couleurs, crée les couleurs là où elles n’existent pas. Il écrit. «L’écriture n’est pas une thérapie pour moi, elle est ma vie, en dehors des dépressions. Quand on aime autant la fiction que je l’aime, on en injecte dans sa vie pour la rendre moins cruelle.» Le paradoxe veut pourtant qu’après chaque livre une nouvelle dépression suive. Si bien qu’après la parution de Au pays des kangourous il s’imagine que ses livres sont en partie responsables de ses dépressions. «Après chaque lancement, je rechute. C’est systématique. Laurent, toujours pratique, me conseille d’arrêter d’écrire. Autant mourir.»
On remerciera l’auteur de son éclairage sincère et sans fioritures. En le suivant, on comprend combien ce mal est complexe, parce qu’en grande partie inexplicable. Et on se prend à espérer que la bête est enfin terrassée.

Certains cœurs lâchent pour trois fois rien
Gilles Paris
Éditions Flammarion
Récit
220 p., 19 €
EAN 9782081500945
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. Mais on s’y déplace beaucoup, en France, à Montpellier, Biarritz, Angoulême, Issy-les-Moulineaux, Montréal, Benerville-sur-Mer, Cannes, Montmorency, Meudon, Marne-la-Vallée, Rungis, Enghien, Vichy, dans le Gers, à Juan-les-Pins, à Houlgate, en Afrique, particulièrement en Sierra Leone, à Blama et Freetown, en Europe, à Majorque, en Grèce, à Athènes et Amorgos, en Grande-Bretagne, à Londres, à Miami, au Mexique, à Playa del Carmen, Almyrida Sands, New York, Amsterdam, à Nassau aux Bahamas, en Allemagne, à Hambourg et Munich ou encore en Italie, en Crète ou aux Maldives. Ibiza, Sienne, Venise.

Quand?
L’action se déroule des années 1960 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Les cliniques spécialisées, je connais. Je m’y suis frotté comme on s’arrache la peau, à vif. Les hôpitaux psychiatriques sont pleins de gens qui ont baissé les bras, qui fument une cigarette sur un banc, le regard vide, les épaules tombantes. J’ai été un parmi eux.»
Une dépression ne ressemble pas à une autre. Gilles Paris est tombé huit fois et, huit fois, s’est relevé. Dans ce récit où il ne s’épargne pas, l’auteur tente de comprendre l’origine de cette mélancolie qui l’a tenaillé pendant plus de trente ans. Une histoire de famille, un divorce, la violence du père. Il y a l’écriture aussi, qui soigne autant qu’elle appelle le vide après la publication de chacun de ses romans. Peut-être fallait-il cesser de se cacher derrière les personnages de fiction pour, enfin, connaître la délivrance. « Ce ne sont pas les épreuves qui comptent mais ce qu’on en fait », écrit-il. Avec ce témoignage tout en clair-obscur, en posant des mots sur sa souffrance, l’écrivain nous offre un récit à l’issue lumineuse. Parce qu’il n’existe pas d’ombre sans lumière. Il suffit de la trouver.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Grande Parade (Serge Bressan)
Boojum, l’animal littéraire
La Valse des pages (Chronique suivie d’un entretien avec l’auteur)
Publik’Art 
Vivre fm («Entre nous» – podcast)
Blog Toujours à la page 
Blog Valmyvoyou lit 

Les premières pages du livre
« AVERTISSEMENT
Ce livre n’est pas une autobiographie, mais des éclats de vie pour mieux comprendre les méandres de la dépression. Je n’ai pas vraiment cherché non plus à en trouver les causes. Elles sont multiples et sinueuses. S’en approcher, c’est s’en éloigner en même temps. Deux dépressions ont peu de choses en commun. Tenter de les cerner comme les chiens en meute traquent le gibier à la chasse serait une erreur. La bête a souvent le dernier mot, avant qu’on puisse la terrasser par sa propre volonté et le traitement médical adéquat. Je suppose que ma vie ressemble plus au dernier chapitre dans ses moments les plus exaltants, mais je ne peux nier ces trente années de combat que j’ai voulues sans fard. Soit la moitié de ma vie à réfléchir aussi à tout ce que mon père m’a fait ou pas, emmêlant le fil de ces années sombres. Comme le souvenir intact d’une photographie que je n’ai pas cherché à embellir, ni à modifier pour mieux émouvoir. Plutôt que de diriger la mémoire à mon avantage, je me suis abstenu d’en parler. Entre deux dépressions, j’ai eu la chance de vivre normalement et de supporter la menace d’une épée de Damoclès. Je suis heureux de la vie que j’ai menée, elle ressemble à celle de milliers d’autres personnes. Il vient une heure où chacun doit affronter ses démons pour mieux s’en libérer. J’aime être un parmi tous. Un anonyme dans la foule. Un inconnu célèbre que personne ne reconnaît. Je me suis défendu contre la bête, pas question d’être dominé par elle. Entrez dans ma vie, comme on entre dans une danse.

Lettre au père
Je te tutoie encore. C’est tout ce que j’ai en tête, quand ma vie, entre tes mains, s’est réduite au silence. Je ne commencerai pas cette lettre par « Cher papa », rien de toi ne m’est cher. Ces deux syllabes, pa-pa, se répètent comme un refus. Si au moins j’avais pu, pas à pas, me rapprocher de toi. J’entends juste une négation : pas de papa. Le vide abyssal où je tombe depuis soixante et un hivers.
Je me relève l’été, j’aime la chaleur sur mon corps, la mer qui m’avale, ma peau qui brunit. Je ne connais rien de tes étés à toi, juste une chaise longue sur un carré de pelouse verte où tu lis l’un de mes livres qui ne t’est pas dédicacé, et ne le sera jamais. Plus rien ne nous lie, si ce n’est cette photo envoyée par ta femme sur mon portable, où tu essaies sûrement de me dire que tu t’intéresses à moi, quand rien de toi ne me soucie en retour. Tu as pris du ventre avec les années, je m’évertue à le perdre à chaque dépression, comme le poids trop lourd de notre histoire.
Maman me prend pour toi depuis que tu es parti. Plus de quarante ans déjà. Les conversations se terminent mal entre elle et moi, un dialogue de sourds qui laisse ses empreintes et ne règle aucun compte. Je ne te ressemble pas, pourtant. J’ai choisi d’être écrivain alors que tous les mots de la terre nous séparent. J’aime les hommes. Toi, ta nouvelle famille.
Je suis devenu attaché de presse, par hasard, pour communiquer, puisqu’avec toi il n’en est rien. Je n’ai pas de haine à ton égard, cela ressemblerait trop à de l’amour. J’aime te savoir loin : je n’ai pas peur de te croiser quand je marche au hasard des rues. Je n’ai rien de toi, ni ton adresse postale, ni ton portable, ni d’anciennes photographies, toutes jetées, brûlées ou disparues. Je t’imagine avec tes cheveux gris épars, tes petites veines éclatées comme un trop-plein de colère, agacé comme autrefois quand tu me regardais sans me voir, les mots sautant de ta bouche comme des balles qui ne m’ont pas tué. Tu as essayé pourtant, ta colère l’emportant sur la raison.
Je n’avais pas vingt ans et tu t’es comporté comme un salaud dans mon premier appartement, rue Eugène-Manuel. Tes poings sur moi, tes coups de pied dans mon ventre, dans ma tête. Ce jour-là, une personne dont j’ignore tout m’a porté sur son épaule et déposé dans un hôpital. Je l’aurais aimé, cet inconnu qui passait devant mes fenêtres et m’a sauvé.
On ne m’a pas appris à te rendre la pareille. Ni toi, ni personne. C’est peut-être ce que je suis en train de faire avec cette lettre. J’aurais dû réagir avant, t’en coller une. Je t’ai laissé me faire mal. L’extérieur ce n’est rien, la peau cicatrise. Mais en dedans, rien ne me réparera.
Je danse dans les rues quand personne ne me regarde. J’essaie de rendre ma vie plus insouciante, et tu n’y es pas le bienvenu.
La vie n’est pas une voie romaine.
Dans mes cauchemars tu me frappes encore, jamais satisfait, moi non plus puisque je te laisse me cogner sans réagir, comme une règle interdite. Les médecins ne s’intéressent alors qu’à mes angines, aussi blanches que la poudre que j’inhale la nuit. Je me suis tu pendant des années. Je n’ai pas cherché à me libérer auprès d’un psychologue, d’un ami, encore moins de ma famille. Je me suis défoncé, abusant de cocaïne et de vodka, j’ai frôlé le bord des abîmes, reconnu si peu le visage verdâtre dans le miroir. Accroupi au-dessus du siège des toilettes, toutes couleurs aspirées, j’ai reniflé la mort, serrant le poing, froissé comme des feuilles sèches éparses que le vent emporte. Je me déprécie à ce jeu. Je te donne raison. Je me brûle, je me fais mal, j’écrase des cigarettes dans la paume de ma main, sans souffrir, car tout ce que je retiens, c’est cette blessure inguérissable que tu m’as faite. Elle revient comme un boomerang et cogne à ma tempe. Parce que je n’ai pas réagi, parce que je n’ai pas osé lever la main sur toi, je pensais m’être condamné à aimer le mal, à le chercher la nuit comme un fauve, ne sachant plus comment conjuguer le verbe « aimer ».
Quand je tombe la première fois, je t’appelle. Nous ne nous sommes pas vus depuis quatorze ans. Je me souviens de nos pas dans les allées du parc, de la brume en hiver. La lumière se fait rare, le froid, lui, te ressemble, il s’insinue. En sortant de cette clinique, je viens te voir dans ta maison, près de Vichy. Tu me cognes plus fort en niant ce qui s’est passé chez moi. Je crois un moment en perdre la raison. Cela me hante encore. J’aurais tout inventé. Un écrivain-né. Un écrivain mort-né.
Une année plus tard, tu reconnais tes torts. J’aurais dû te frapper. En finir. Mais je suis juste cette écorce qui protège l’arbre. Seuls les mots dansent entre mes doigts. Fra-Gilles, et fort à la fois. J’encaisse, je prends les coups, j’esquive, je tombe, je me relève chaque fois. J’aime, je donne tout, je suis excessif, je ne sais rien faire à moitié. Je me tiens en équilibre sur les frises des falaises. J’ai peur du vide, j’ai peur de moi. J’ai dix ans, plus de soixante ans, bientôt cent ans. Tout ce que tu as laissé derrière toi s’est étiolé. Maman, ma sœur et moi tenons presque debout, c’est un miracle. Toi, tu as ta nouvelle famille avec Évelyne devenue Laura, et Marie-Diane, une deuxième sœur, ma demi- rien du tout. Elle nous traite de dingues, ma sœur Geneviève et moi. Elle n’a pas tort en ce qui me concerne. Les cliniques spécialisées, je connais. Je m’y suis frotté comme on s’arrache la peau, à vif. J’y ai séjourné après avoir avalé trop de pilules, des blanches, des roses, avec un peu de whisky ou de Martini rouge. Que la fête commence ! J’y ai connu toutes sortes de vies, des vies en marge, ou brisées, j’ai appris que lorsque la roue tourne, ce n’est pas toujours pour avancer. Les hôpitaux psychiatriques sont pleins de gens qui ont baissé les bras, qui fument une cigarette sur un banc, le regard vide, les épaules tombantes. J’ai été un parmi eux. J’ai fréquenté des dizaines d’hôpitaux, à Paris, en banlieue et à Montpellier, où tu n’es plus jamais venu me voir. Je ne t’ai appelé que la première fois.
Pour pardonner, il faut commencer par soi-même. Je l’ai fait en me réveillant, des électrodes sur la poitrine, survivant au pire. L’hiver 2016, un médecin m’a dit doucement que j’avais eu de la chance. « Certains cœurs lâchent pour trois fois rien. » La douceur me fait toujours réfléchir. Avec ce que je tenais au creux de ma paume, quelqu’un d’autre y serait resté. Toi ?
J’ai publié huit livres. Chacun est une réponse à ta violence, à ton absence, à ces mots entrés en moi comme un glaive, juste avant que je perde conscience, du sang plein la bouche. Tu ne vaux rien. Tu ne feras jamais rien de ta vie. Tu es une merde. Parfois, je le pense vraiment. Je me détruis, je m’isole, je suis incapable d’amour, incapable de donner. Tu gagnes, un instant.
J’aspire les endorphines de mes leçons de sport, comme je me penchais autrefois sur les lunettes des toilettes. Cristaux blancs et pluie cinglant mon visage. Rien ne me retient, ni la neige, ni la bourrasque, ni le froid qui me gèle les doigts. Je suis un warrior. Quand je boxe, la cible te ressemble, j’essaye de rattraper le temps perdu.
Je me suis marié pour conjurer le mauvais sort. J’ai épousé Laurent. Vingt ans de vie commune et d’hôpitaux psychiatriques. Parfois, Laurent en a assez, il ne supporte plus ma tête trop pleine, le cendrier débordant, mon regard qui n’en est plus un, mais il reste auprès de moi, et nous t’oublions dans ta maison où je ne me rappelle rien. Ni la couleur de tes canapés où nous avons à peine parlé, ni celle de tes yeux : je ne les ai pas assez regardés.
Un ami cher m’a demandé de t’écrire cette lettre. Toi qui n’en as jamais eu, ni reçu un seul mot de moi. Une boîte de Pandore que j’ouvre sans peur. Je ne crains plus rien de toi. Tu dois être vieux maintenant, auprès de ta femme, de ta fille, à peindre des tableaux surgis de la pénombre de tes rêves, après ce métier d’architecte que tu as tenté, en vain, de m’enseigner. Déjà, tout ce qui venait de toi ne m’intéressait pas. Peut-être que tu ne peins plus. Tu attends juste que ton heure vienne.
Je ne suis pas obligé de t’aimer. Je l’ai compris depuis peu. Pas plus moi que toi, d’ailleurs. Ni ma mère qui finit ses jours dans une maison de retraite. Quand on me demande le livre que je préfère parmi ceux que j’ai écrits, je réponds invariablement : « Demanderait-on à un père lequel de ses enfants il préfère ? » Ma sœur a toujours eu ta préférence. Je ne lui en veux pas. J’ai sept enfants livres, huit avec celui-ci. Ils sont toute ma famille, tout comme ceux que j’aime sans limites, car je n’ai pas appris à aimer autrement. J’ai tant d’amour à donner pour rattraper celui que je n’ai jamais eu avec toi. Ton avis est forcément différent du mien, mais je ne tiens pas à le connaître, ni à devenir un jour ton père. Je n’ai pas choisi cette voie.
J’ai dix ans, plus de soixante, bientôt cent ans, tu peux t’éteindre. Pour moi tu l’as fait depuis longtemps. Récemment, Geneviève m’a appris que tu perdais la tête. Je sais ce que c’est. Je l’ai perdue, à ma manière, à huit reprises.
Je me souviens de cette odeur de cuir nauséabond dans la Mercedes que tu conduisais. Elle est indissociable de toi. J’ai couru un jour derrière cette voiture. Tu avais fui notre bel appartement, je voulais savoir où tu allais. Mais tu t’es éloigné avec cette odeur qui a imprégné ma mémoire et je me suis retrouvé seul dans un quartier inconnu. J’ai marché, sonné, abandonné par toi pour longtemps. Des années plus tard, je me suis réveillé dans un lit qui n’était pas le mien, J’y étais seul, sans un mot. J’ai fait le tour de cet endroit, sans rien reconnaître. Je suis parti laissant un merci écrit sur un ticket de métro. Je n’ai jamais su qui m’avait recueilli au bout de cette nuit-là. J’imagine un père absent veillant sur moi.
Je t’ai longtemps cherché parmi des hommes de ton âge, avant d’y renoncer. Tu n’étais jamais là. J’avais envie d’une vie sans toi, ce que j’ai construit au fil des ans, avec Laurent. Nous sommes devenus toi et moi deux inconnus, séparés par des centaines de kilomètres et nos milliers de pensées éparses. Je ne fais plus le saut de l’ange, j’apprends à dire «je t’aime» et à croire en moi. Je ne me sens plus obligé en rien en ce qui te concerne. Je suis délivré de toi et j’avance entre les mots et la ponctuation. Tu n’es plus qu’un point isolé dans un livre. Un point final.

Mélancolie
La mélancolie entre en moi. Elle préfère l’automne ou l’hiver, les lumières grises et les brumes qui recouvrent les parcs des institutions psychiatriques. Elle obscurcit les âmes et s’y réfugie tout entière. Elle évacue la joie et la bonne humeur. Les plafonds, le ciel, même, ressemblent à un couvercle en verre sous lequel je peine à rester droit. Je n’ai plus rien d’un I majuscule. Tout juste un e rabougri. Je regarde le sol. J’ai cent ans. L’âge de maman, penchée sur son déambulateur.
La mélancolie prend toute la place. Elle étire ses pattes visqueuses dans mon corps qui s’engourdit à sa merci. Elle se débarrasse du passé et de l’avenir. Elle m’oblige à vivre le présent comme seul horizon. Elle n’aime ni la vie, ni les couleurs. Elle m’ôte l’espoir, l’envie et le désir. Hippocrate la définissait autrefois comme un trouble des humeurs. Les médecins ont emprunté ce doux nom de mélancolie pour décrire cette maladie mentale qui développe le sentiment d’incapacité, la tristesse profonde, l’absence du goût de vivre. Elle survient sans prévenir. À peine ai-je senti une grande nervosité, la fatigue et le vain sentiment que plus rien ne semblait possible. Les peurs grimpent comme le lierre sur l’arbre. La panique poursuit la raison et souvent la rattrape. La dépression me possède, elle dédouble ma personnalité, tout en laissant ma conscience intacte. La tristesse m’envahit, plus rien ne me fait sourire. Tout relève alors d’un effort surhumain. Pourquoi me lever le matin, alors que la bête resterait au lit à ne rien faire, sinon dormir ? Pourquoi se laver, aller jusqu’à la salle de bains qui me paraît si loin ? Ou rester sous la douche tandis que l’eau coule, que mon corps s’affaisse sur le carreau et que l’eau tiède le recouvre d’une fine pellicule, pareille au placenta d’une mère ? Pourquoi répondre au téléphone et dire que tout va mal quand personne ne m’écoute vraiment ? Et tous ces gens qui s’inquiètent et m’envoient marcher ou courir, quand tout ce qui m’intéresse est une mort lente, sombrer dans le noir, avaler des somnifères jour et nuit pour que le corps épuisé trouve enfin sa place. Cette bête en moi retient toutes les horloges du monde. Le temps ne sera plus le même, tant que l’animal me domine. Il va falloir égrener les heures comme un sablier filmé au ralenti. Pas seulement parce que la zone cérébrale est atteinte et que certains efforts ressembleront à des poids trop lourds. Tout ce que j’entreprends est retardé par la dépression, et le temps qui joue un rôle essentiel dans l’évolution de la maladie mentale me paraît hors d’atteinte. Le regard que je porte sans cesse à ma montre, au réveil, me renvoie à un film d’anticipation où l’heure serait presque toujours la même.
La nourriture n’a plus le même goût. Elle ne me rassasie plus, elle me dégoûte. Avec les médicaments, il me faut constamment boire de l’eau, ce liquide qui, très vite, provoque en moi la nausée de vivre, comme un sentiment de noyade, de submersion. Chaque gorgée me donne envie de vomir mes tripes. Ma vie résiste, goutte d’eau débordante et dérisoire.
À la nuit tombée, j’éteins une à une les lumières trop fortes qui m’éblouissent. J’observe les fenêtres d’en face. Ces hommes, ces femmes, à l’intérieur, qui se déplacent. J’envie leur vie sans la connaître. Je l’imagine forcément meilleure que la mienne. Je laisse le courrier s’accumuler. Le portable est sur silencieux, je ne supporte plus le moindre bruit. Je ne décroche plus. Je ne poste plus rien sur les réseaux sociaux, cette idée d’un bonheur imposé. Je suis incapable, le soir, de regarder mes mails. Je ne veux voir personne. Je n’ai plus rien de social à part Laurent qui me protège, et ne m’en voudra pas de me taire. La télévision me remplace. Et mon chien Franklin, un beagle, se colle constamment à moi. J’ai parfois l’impression qu’il me comprend mieux que quiconque.
Emmuré en moi-même, bientôt je confonds les jours. La tristesse est dans mon regard, dans mes gestes lents, dans ma bouche qui refuse de s’ouvrir. Les messages s’accumulent sur le répondeur de mon portable. Depuis combien de temps ne suis-je pas passé sous la douche ? Depuis combien de temps n’ai-je pas donné de mes nouvelles ?
Je franchis la porte de la salle de bains. Je me lave, mains hésitantes sur mon corps nu qui me semble lourd. Je me sèche. Je m’habille lentement. Rien ne va avec rien. Je m’en fiche. Je vais voir un médecin. C’est le début d’un long processus. Le tout premier pas, vacillant, vers la guérison. Je n’y pense même pas.
Les rues sont sinistres. La foule m’effraye. Je reste planté au-dessus des marches du métro. Je ne peux pas les descendre. J’ai peur de tomber. Peur de tout. Je m’engouffre dans un taxi. Je transpire. Je donne une adresse et je prie pour que le chauffeur m’oublie à l’arrière. Dans la salle d’attente, je choisis une chaise isolée. Je regarde furtivement les visages. Les âges. La bête est insatiable. Elle prend tout. Rue Garancière, cet hiver 2016, tous ces malades m’ont paru si jeunes.
Dans le bureau d’un psychiatre, je ne résiste plus. Je pleure. Je parle en même temps. J’en ai assez. Je suis en colère. J’ai brûlé des cigarettes au creux de ma main, autrefois, pour mieux me faire comprendre. Quand je tombe, chaque fois, j’entends la voix du père. Ses mots. Tu es une merde. Et là, devant ce psychiatre qui me regarde avec bienveillance, comme un père normal le ferait, j’ai envie de poser ma tête sur son épaule et de sentir sa main caresser mes cheveux. Je l’invente, cette caresse. J’en ai tant besoin.
Je fais disparaître l’ordonnance dans la poche de mon pantalon.
Je vais devoir téléphoner au bon docteur M. et reprendre mes séances de psychanalyse. Parler de moi, de mes petites lâchetés, de mes défauts soigneusement cachés que seul Laurent connaît bien, des hommes de ma vie, de mes amants, de mes excès. De Lui. Je vais guetter les rares phrases du docteur M. quand il me reprend et me demande d’aller plus loin. Je me déprécie. Tu ne feras jamais rien de ta vie. Je m’abîme.
Quand vient la dépression, à ce moment précis, je ne déteste pas ce lâcher-prise où je n’ai plus à me soucier de rien. Juste un trou dans lequel je tombe sans me soucier de la chute. Que pourrais-je faire d’autre dans une piscine dont j’ai touché le fond, sinon donner le coup de pied qui me ramène à la surface ? Si paresser au sol est tentant quand plus rien ne me sourit, je sais in extremis que rien n’est joué et que la vie en vaut vraiment la peine. Je mets juste un certain temps avant d’en être sûr. C’est plus facile de ne pas faire de choix. Les mots et les images peuvent être trompeurs, tout comme les sentiments. Rien ne résiste au temps. Je me dis juste que tout cela n’était qu’un long moment d’hésitation. Et hors de l’eau, j’apprécie enfin de respirer comme si je m’en étais abstenu pendant toute la durée de la dépression.
Comme si la maladie n’avait été qu’un long temps d’apnée.

Huit dépressions en trente ans de vie
Huit.
J’en ai traversé huit, en trente ans de vie.
Les sept premières ont été suivies d’hospitalisation, de quinze jours à plus d’un an. L’image dominante qui me revient à l’esprit, ce sont les bancs dehors, où je m’assois en silence, les jambes serrées, une cigarette au bout des doigts, le regard ailleurs, la mémoire absente. Parfois, j’y bois un café que je suis allé chercher à la cafétéria, et je me souviens brièvement de plages et de petits déjeuners avec Laurent, au Mexique ou en Italie. Ma vie d’avant. Un rayon de soleil un peu glacial s’attarde sur ma nuque, mon visage, mes mains nues. Je reste des heures à ne rien faire, imaginant la chaleur me rendre, un instant, la vie que la bête m’a volée. Je suis un parmi les fous. Laurent est à la maison, ce chez nous qui ne veut plus rien dire. Les premières permissions de sortie sont catastrophiques. Je reconnais peu l’appartement où je vis. Je suis un visiteur pressé. Je veux rentrer chez moi, à l’hôpital. Là-bas, au moins, je suis un sans domicile fixe avec toit. Je range ma vie d’avant dans un mouchoir, au fond de ma poche. Elle ne tient à rien.
J’ai parfois un ou deux compagnons de banc, aussi peu bavards que moi. Nos jambes se touchent, ça me rassure. Je ne suis plus seul. Nos têtes penchées ne regardent rien de précis. Plongés dans nos pensées abyssales, la tempête est intérieure. Je ne me souviens d’aucun prénom. Je n’ai jamais revu un seul patient au-dehors. Je n’ai pas cherché à les revoir. Les médecins me le déconseillent. Je sais de toute façon que ma vie d’après ne sera pas avec eux. Pourtant, durant chacun de mes séjours, ils sont tout pour moi. Plus importants que Laurent, que mes proches. J’ai une autre vie à l’hôpital. Je suis là pour guérir. Je cherche leur présence pour partager en silence nos solitudes et nos liens qui me paraissent aussi contraints que les racines entremêlées des figuiers. Il nous arrive d’échanger quelques mots, des phrases bancales sur un instant de nos vies. »

Extraits
Je me suis tu pendant des années. Je n’ai pas cherché à me libérer auprès d’un psychologue, d’un ami, encore moins de ma famille. Je me suis défoncé, abusant de cocaïne et de vodka, j’ai frôlé le bord des abîmes, reconnu si peu le visage verdâtre dans le miroir. Accroupi au-dessus du siège des toilettes, toutes couleurs aspirées, j’ai reniflé la mort, serrant le poing, froissé comme des feuilles sèches éparses que le vent emporte. Je me déprécie à ce jeu. Je te donne raison. Je me brûle, je me fais mal, j’écrase des cigarettes dans la paume de ma main, sans souffrir, car tout ce que je retiens, c’est cette blessure inguérissable que tu m’as faite. Elle revient comme un boomerang et cogne à ma tempe. p. 15

Après la parution d’Au pays des kangourous va naître en moi le sentiment que mes livres sont en partie responsables de mes dépressions. Après chaque lancement, je rechute. C’est systématique. Laurent, toujours pratique, me conseille d’arrêter d’écrire.
Autant mourir.
Les médecins, sans trop s’avancer, évoqueront la fatigue cérébrale. Est-ce que je me vide en écrivant chaque roman ? Mais me vider de quoi ? De mots produits par mon inconscient ? Est-ce qu’en allant toujours plus profond en moi, je crée une fissure dans laquelle je disparais, comme celle du plafond de ma chambre d’adolescent ?
Face à sa page ou à son écran, l’écrivain est seul. Une solitude choisie, un éloignement volontaire. p. 59

Mais ce bonheur est de courte durée. Tout semble bien aller pourtant. Je suis heureux avec Laurent. J’ai écrit un livre qui a du succès. J’ai un chouette appartement, un travail que j’aime. J’ai enfin trouvé mon équilibre et tout va me filer entre les doigts. Cette troisième dépression qui s’amorce restera la plus inexplicable de toutes, et la plus rude. Elle va durer deux ans. Un an complet d’hôpitaux ou de cliniques psychiatriques dont Cochin, Enghien, Sainte-Anne, la Pitié-Salpétrière, La Lironde à Montpellier. Un an pour remonter la pente, Les médecins évoqueront l’incidence du succès. La fatigue, mais les dépressions sont en grande partie inexplicables, c’est ce qui les rend si complexes. L’explication rassure toujours. p. 129

« L’écriture n’est pas une thérapie pour moi, elle est ma vie, en dehors des dépressions. Quand on aime autant la fiction que je l’aime, on en injecte dans sa vie pour la rendre moins cruelle. Dans L’Été des lucioles, je fais dire à Victor: «La vie sans magie, c’est juste la vie.» Dans Inventer les couleurs, Hippolyte dit: «Il faut inventer les couleurs là où elles n’existent pas.» Que serait en effet la vie sans magie et sans couleurs? Un établissement psychiatrique. » p. 170

À propos de l’auteur
PARIS_Gilles_©Lylia_BerthonneauGilles Paris © Photo Lylia Berthonneau

Gilles Paris est l’auteur de huit romans qui ont tous connu un succès critique. Son best-seller Autobiographie d’une courgette a fait l’objet d’un film césarisé et multirécompensé en 2016. (Source: Éditions Flammarion)

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De sel et de fumée

SAINT-MAUR_de-sel_et_de_fumee  RL_2021  Logo_premier_roman

En deux mots:
C’est l’histoire de Samuel et Lucas. Ce pourrait être l’histoire de la rencontre de deux hommes qui oublient leur hétérosexualité pour vivre une belle histoire d’amour, mais c’est d’abord une histoire de deuil et de souffrance, de solitude. Car Lucas est mort.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Vie et mort de Lucas

Pour son premier roman Agathe Saint-Maur s’est mise dans la peau d’un homme pour raconter une passion homosexuelle et le drame qui vient mettre fin à leur relation. Entreprise risquée, mais parfaitement maîtrisée.

Roman de passion et de feu, histoire d’amour et de mort, De sel et de fumée est magnifique et bouleversant. Quand, sur les bancs de Sciences-Po Paris, Samuel rencontre Lucas, rien ne laissait prévoir qu’ils allaient vivre l’une de ces histoires incandescentes qui marquent une vie. Car sur bien des points, ils sont à l’opposé l’un de l’autre. Samuel est parisien, Lucas vient de province. Samuel est issu d’une famille bourgeoise, Lucas d’un milieu modeste. Samuel est juif, Lucas est catholique. Samuel est lié à Claire, même si leur relation s’étiole, Lucas est célibataire. Samuel est un intello un peu timide, Lucas est engagé dans la lutte au sein des Antifas, arborant fièrement son bandana rouge. Mais tout cela, on va l’apprendre par la suite, car le roman commence avec la déchirure, avec la mort de Lucas. Battu à mort, Samuel retrouve son cadavre: «Je l’ai vu échoué sur un trottoir, où le sang se confondait à son foulard dans une variation de rouges digne des plus belles palettes, je l’ai contemplé habillé de la chemise en papier de soie bleue du service de réanimation, et entièrement nu sur la table du funérarium. Je l’ai vu le soir où on l’a trouvé sous la lumière des lampadaires, et le matin dans l’éclairage blafard des néons de l’hôpital. Je sais la manière dont on l’a nettoyé en soins intensifs, et préparé à la morgue. Je l’ai vu passer du présent à l’imparfait, de l’actif au passif.»
Agathe Saint-Maur va dès lors faire d’incessants allers-retours, racontant les jours durant lesquels ils se sont côtoyés, apprivoisés, amis avant d’être amants. Puis la passion a tout emporté, laissant les deux hommes hébétés. Avant que ne viennent s’immiscer les instants de doute, d’incompréhension qui vont ronger leur relation. Il faut dire que Samuel a beaucoup de peine à choisir entre la femme qu’il continue d’aimer et l’homme qui partage désormais son lit. Il faut dire que Lucas n’a pas dit non aux avances de Mélanie. Une bisexualité qui fera des ravages. Et qui, dans le regard des autres, sonnera comme une condamnation. Viendra encore la sidération de la perte, la souffrance de se retrouver seul. «On n’imagine pas à quel point c’est effrayant, la solitude, avant de l’avoir vécue. Je veux dire vraiment vécue.» Mais il faut bien tenir. Il faut bien trouver un moyen de ne pas se laisser avaler par cette souffrance.
Les pages durant lesquelles Samuel regarde la mort en face sont les plus fortes, les plus riches de sens. Avec cette découverte: « La mort a ceci de terrible entre autres choses, toutes également déplaisantes qu’elle crée des représentations nouvelles, devenant ainsi paradoxalement, malgré sa toute-puissance létale, source de naissance.» Je vous le disais, magnifique et bouleversant.

De sel et de fumée
Agathe Saint-Maur
Éditions Gallimard
Roman
240 p., 18 €
EAN 9782072887567
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. Mais on y évoque aussi des voyages, par exemple en Suède ou en Thaïlande, à Bangkok.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Samuel raconte Lucas — l’amour, le désamour, le sexe après l’amour, l’amour après la mort de Lucas.
Samuel, d’une bourgeoisie de gauche, et Lucas, d’un milieu populaire, étudient à Sciences Po. La Manif pour Tous défile. Lucas, très engagé aux côtés des «antifas», descend dans la rue avec son bandana rouge au milieu des fumigènes. Il est blessé lors d’une bagarre, il ne survit pas.
Samuel se souvient de Lucas — de leur rencontre, de leurs hésitations, du désir fou, des jalousies, des ruptures. Car Samuel n’a jamais tout à fait coupé les ponts avec Victoire, qu’il a aimée ; car Lucas s’est laissé séduire par Mélanie aux jambes fines et fuselées.
Ils n’ont rien pour s’entendre, tout pour se plaire. Ils tombent amoureux et c’est un amour hérissé de violence et de tendresse, qui laisse sur les lèvres un goût de sel et de fumée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Quintessence livres
Blog Books’Njoy


Agathe Saint-Maur présente son premier roman De sel et de fumée © Production Gallimard

Les premières pages du livre
« Je connais par cœur le poids de ses hanches, l’alternance des sons aigus et rauques de son rire d’enfant fumeur, le chemin emprunté par la sueur qui part de son front jusqu’aux ailes de son nez quand la chaleur l’accable, la note un peu plus sévère de sa voix quand il parle politique, l’expiration contenue de son plexus quand un opposant l’agace, la rougeur de ses joues après l’amour. Je sais que, comme moi, il donne des coups de poing dans les murs lorsqu’il est énervé, et qu’il est du genre à aller acheter des croissants pour le petit déjeuner quand vous vous êtes endormis fâchés. Les yeux fermés, je peux m’apercevoir qu’il a pleuré rien qu’en écoutant sa respiration, et je sais deviner quand il va rire en observant le fourmillement du coin de son œil droit. Je l’ai vu emmitouflé dans un anorak, sous des centimètres de neige, la nuit en Suède, et nu, enroulé dans un drap, au réveil, à Bangkok. Je l’ai vu se concentrer, se révolter, mentir, lire des recueils de poésie, se taire, vomir, réciter des poèmes, mâcher, cracher, me séduire, me dire qu’il m’aime, se moquer de moi, me dire qu’il m’aime, me sucer, me dire qu’il m’aime.
Et puis, je l’ai vu mourir.
Depuis, je connais aussi par cœur le poids de son corps dans le brancard du Samu, l’alternance des sons aigus et rauques de la respiration artificielle à laquelle on l’a branché, le chemin emprunté par le sang qui partait de son front jusqu’aux ailes de son nez, la note un peu plus grave dans la voix du médecin urgentiste quand il m’a décrit son état, l’expiration pénible de son plexus pendant les soins, la pâleur de ses joues avant la perfusion. Je sais qu’il avait les phalanges abîmées par son dernier combat, et qu’il portait dans son sac un sachet de viennoiseries. Je pouvais deviner quand il souffrait rien qu’en écoutant sa respiration, et j’espérais toujours qu’il allait se mettre à éclater de rire, scrutant avidement son œil droit qui ne fourmillait plus. Je l’ai vu échoué sur un trottoir, où le sang se confondait à son foulard dans une variation de rouges digne des plus belles palettes, je l’ai contemplé habillé de la chemise en papier de soie bleue du service de réanimation, et entièrement nu sur la table du funérarium. Je l’ai vu le soir où on l’a trouvé sous la lumière des lampadaires, et le matin dans l’éclairage blafard des néons de l’hôpital. Je sais la manière dont on l’a nettoyé en soins intensifs, et préparé à la morgue. Je l’ai vu passer du présent à l’imparfait, de l’actif au passif.
Je l’ai regardé être ramassé, porté, intubé, extubé, devenir un corps qui circule de bras délicats de pompiers en mains musclées d’infirmières, d’espaces clos en espaces stériles, de lits d’hôpitaux en chambres mortuaires. Je l’ai vu ensanglanté, tuméfié, cousu, recousu, propre, coiffé, apprêté. Vivant, et mort. Je l’ai vu dans des états qu’il ignorera toujours avoir traversés.
Putain casse-toi Lucas ! »
Du sang coule sur ma lèvre inférieure. Je lèche, c’est métallique, comme une cuiller en acier après la vaisselle. Lucas est debout comme un con, son pantalon à la main. Penaud. Son sexe est encore dur, je peux le voir à la bosse que fait son caleçon. Je ne me souviens pas de l’avoir vu le remettre. Je dois me concentrer, ne pas penser à ça maintenant. Je lèche encore ma lèvre. Acier. Son regard est doux sur moi.
« Sors. »
Je lui arrache son ballotin de fringues des mains, me dirige vers la porte de l’appartement. Sous mes pas, le parquet grince, rompant la tension figée de l’instant, profanation par le bruit. Les moments suspendus, sacrés, n’existent que dans les films.
« Sors putain. Je déconne pas. Sors de chez moi. »
Lucas a l’air choqué. C’est la première fois que je lui dis que parce qu’il ne paie pas, ce n’est pas chez lui, ici. C’est la première fois que je lui dis ça car c’est la première fois que je le pense. J’espère qu’il croit que je l’ai toujours pensé.
« Samuel, attends… S’il te plaît. Fais pas le con. »
À l’acier se mêle le sel, je comprends de la pointe de ma langue que je pleure. Quelque part en chemin, j’ai dû me mettre à pleurer. Je croyais être enragé. Je ne veux pas de cette faiblesse qui s’accroche à mon pied. J’entends que Lucas proteste mais je fais celui qui ne veut rien savoir, lui fourre ses fringues dans les bras à la va-vite, sans le toucher, comme si son contact était un champ électrique, comme s’il était la fois où j’ai reçu la première décharge de ma vie, alors que je tenais la main de ma mère devant un pré à chevaux, comme si Lucas était ce moment où ma mère avait touché sans réfléchir le fil qui entourait le champ, comme s’il était l’instant où, électrocuté, je m’étais senti trahi parce que, non contente de ne pas me protéger, ma mère m’avait jeté au danger de la pâture, me transmettant le courant électrique par la main qu’elle tenait : comment croire alors que cette main pourrait jamais m’aider par la suite ? Je sais en tout cas depuis longtemps que se toucher c’est succomber. Deux personnes qui se sont aimées ne peuvent continuer à se détester qu’à la condition d’une distance respectable entre leurs corps. Le corps est la porte d’entrée dérobée du cœur, celle par laquelle on ne voit pas le danger passer. La peau a la mémoire de l’amour bien plus longtemps que les cerveaux.
Lucas se tait, renonce à une bataille qu’il ne veut pas gagner, une bataille jouée pour la forme. Sa seule résistance, c’est son regard, qu’il lève sur moi. Son visage. De même que l’on ne prend conscience de l’existence d’un bruit que lorsqu’il cesse, la beauté de Lucas ne m’écrase que maintenant qu’elle m’échappe. Elle me transperce comme un marteau-piqueur s’arrête. J’ai toujours su que Lucas était beau, c’est une chose que l’on sait sans avoir besoin de la vérifier, la certitude machinale d’une connaissance scolaire, comme s’il n’y avait pas besoin de réapprendre quotidiennement sa beauté. C’est pourtant un spectacle dont j’ai eu tort de me priver. Ses yeux, sa bouche, son grain de beauté au coin des lèvres. Ses lèvres que j’ai mordues, et ma lèvre fendue. Il déplie son pantalon, très lentement, l’enfile. Son sexe a rétréci, je crois. Je regarde son ventre pendant qu’il met son tee-shirt, je pense que c’est peut-être la dernière fois que je le vois, et je retiens un halètement de douleur. La perspective des choses irrémédiables que l’on provoque en sachant qu’on les regrettera est une douleur physique, comme la perspective des choses qui nous ont appartenu et dont on ne jouira plus, hypothèques sans droit de rachat. Reprends ton corps, c’est vrai qu’il est à toi. Je l’avais un peu oublié dans l’intervalle, c’est qu’il était tout le temps confondu avec le mien. Je regarde son ventre qui disparaît, et j’ai envie de le retenir pour pouvoir le voir encore. La renonciation volontaire au droit de toucher quelqu’un est un immense effroi. À cet instant, l’instant de son ventre, je comprends. Ma plus grande peur, c’est l’irréversible. Puis Lucas prend ses affaires, et il sort. En ajoutant simplement:
« Je suis désolé pour ta lèvre. Mets le truc que je t’ai filé la dernière fois, tu sais, la Bétadine, c’est bien. Un peu le soir et puis… Mais bon, tu verras bien. »
Il s’interrompt. Il vient de se souvenir, lui aussi, que le devenir de mon corps ne lui importait plus puisqu’il réintégrait son altérité, puisque mon corps se distinguait définitivement du sien. Lucas n’aurait désormais aucune idée de l’état de ma lèvre, plus jamais, il ne saurait tout simplement plus ma lèvre, mon poids, mon bronzage en été, la longueur de mes cheveux, c’est-à-dire que ces éléments ne feraient plus partie des choses du monde qu’il lui serait donné de connaître, et c’est l’immensité de cette pensée qui arrête sa parole.
Alors il s’en va, sidéré par les choses que l’on provoque sans le vouloir, par la pente glissante que les humains empruntent volontiers par inconséquence, par ennui surtout, avant de vouloir faire demi-tour, il s’en va parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. C’est très simple, trop simple. C’est vif comme un couperet et très lent en même temps, sa démarche dansante qu’on ne peut plus rattraper, son écharpe qui ondule cinq minutes dans le froid comme le pavillon d’un bateau sur le point de couler. Il largue nos amarres. Je le regarde tanguer, il tourne au coin de la rue. Le silence, et plus rien.
Les arbres m’observent de haut, et je ne sais pas s’ils agitent leurs branches avec compassion ou condescendance. Je pense, en les voyant, à une autre de mes disputes avec Lucas, il y a longtemps, à la terrasse d’un café. Une vraie engueulade, l’une de celles où l’on croit sans y croire vraiment qu’on va se séparer, où on le fait croire à l’autre en tout cas, pour faire levier, parce qu’il est insupportable mais qu’on peut encore le supporter et qu’il ne faut surtout pas qu’il le sache si on veut le voir changer.
Ce jour-là, j’avais levé la tête vers le terre-plein arboré qui faisait face à la terrasse où nous nous disputions pour m’abstraire du conflit, m’abandonnant contre le dossier de mon siège en rotin, dépité, pour regarder au-delà de Lucas, ailleurs, où il ne pouvait pas m’atteindre. Désespéré, je ne savais plus à quelle branche nous raccrocher. Je ne savais pas, surtout, si nous formions encore une entité commune. Mes yeux s’étaient posés sur les platanes qui ombrageaient le terre-plein et la promenade qui faisait face au restaurant, surplombant sa terrasse. À leur vue, une pensée, dont la force de réassurance insoupçonnée me sidère encore à présent, m’a envahi d’un seul coup, immédiatement verbalisée, les mots tracés dans l’air : il y aura toujours des arbres.
Quoi qu’il se passe, si nous nous séparons, si notre couple s’arrête, entraînant avec lui la fin de tout ce dont il est le support, le confort, les repères partagés, les amitiés dont on ne sait plus tracer les frontières de propriété, la bulle protectrice qui atténue, adoucit, ce qui entre dans notre champ, et augmente, solidifie ce qui en sort, de telle sorte que notre force et notre potentiel de prise sur le monde en sont décuplés, de telle sorte que nous sommes, subjectivement, invincibles, et que cette croyance n’est pas sans effet sur le réel ; si tout cela implose pour laisser place à la solitude blanche, au désapprentissage du corps de l’autre, aux choses tues faute de ne plus pouvoir les dire à personne, à la morsure de la déception, banale mais toujours cruelle, d’une fin supplémentaire, de n’avoir encore pas su être extraordinaire, ce n’est pas grave, puisqu’il y aura toujours des arbres. Se dire cela, cela signifie : dans six mois, dans dix ans, quand j’aurai à nouveau échoué et pleuré d’avoir échoué, quand j’assisterai, en grande partie impuissant, à la répétition de nos erreurs d’humains, je lèverai la tête, et les arbres seront toujours là. Ces arbres ne rendaient pas service à Lucas, mais ils me faisaient du bien à moi. En minimisant ce que nous vivions, ils me rappelaient que la vie, ma vie, était plus grande que le cadre de notre relation, qu’elle était aussi grande en définitive que des arbres. Ils dédramatisaient calmement, absolument, la dispute que nous vivions, et ses suites possibles. Depuis, je crois qu’une relation sereine, dans laquelle rien n’est exagéré, du moins pas jusqu’au point d’en souffrir, est une relation qui s’épanouit à l’ombre des platanes, dans la conscience tranquille du fait qu’il y aura toujours des arbres.
À présent que la fin véritable est là, et non plus seulement l’illusion de cette fin, cette pensée n’a plus la même force de réassurance. Je suis désespéré, et tout seul. Avec l’acier et le sel.
Je me réveille dans la nuit, je suis agité. Mon oreiller est trempé de sueur. Malade comme un chien, j’expie ma fièvre de Lucas. Mes rêves sont trop confus pour que je m’en souvienne, mais je les sais désagréables. Comme pendant un bad trip, ou comme on souffre d’une mauvaise grippe, je me vois me relever par mouvements saccadés, boire un verre d’eau, envoyer un texto. C’est toujours dans ma tête. Je roule sur le dos, mon lit est vide. J’étends les bras, mon lit est immense. Un lit deux places, quelle blague. Je veux mon lit d’enfant dans lequel on ne tenait à deux qu’en quinconce. Je veux Lucas, dans ce lit-là, le piquant de ses cuisses, les coups de ses reins, le rire de ses lèvres. Quand on se réveillait la nuit, qu’on se souriait sans dire un mot, encore perdus dans le brouillard de nos rêves, et qu’on se rendormait simplement. Parfois, il posait sa main sur mon ventre, paume bien à plat. Il la laissait là toute la nuit, et au matin je devais repousser très doucement son bras pour me lever.
Je regarde mon smartphone posé sur la table de chevet. Pas de nouveau message. L’appareil a la décence de ne pas l’énoncer explicitement. Une torture en creux est quand même une torture : une carapace vide n’est pas moins triste qu’une tortue nue. L’absence d’icône clignotante devient mon tourment suprême.
Quand on ne dormait pas ensemble, il arrivait souvent qu’au cours de la nuit, ou le matin, je découvre des SMS de Lucas reçus pendant mon sommeil. Des mots d’amour, des mots crus. Des pensées et des pollutions nocturnes. J’ouvre les derniers messages de ma boîte de réception. Les siens sont marqués du pseudo Lucachou dont il s’est affublé tout seul : téléphone en main, il s’était renommé fièrement. J’avais vaguement tenté de récupérer mon portable. Il avait déclamé, dans une bouffée de sa cigarette :
« Quoi, c’est pas parce qu’on est pédés qu’on a pas le droit d’être cons nous aussi. »
Il avait souri et reposé le téléphone d’un geste péremptoire. Je n’avais pas changé le pseudo.
« Con » pour dire niais, doux, amoureux, Lucas l’était souvent. Les derniers messages oscillent entre franche vulgarité et tendresse à peine assumée : « Prépare ton petit cul… » et « J’arrive mon amour. J’ai des croissants. » Je suis traversé par sa phrase préférée : « Il n’existe pas de chose si grave dans un couple que des croissants ne puissent réparer. » Il me la disait chaque fois qu’il en avait l’occasion, à chaque dispute, à chaque boulangerie, il l’écrivait dans les marges de ses cahiers, il avait dû lire ça quelque part. Je suis d’accord cette nuit, Lucas. Croissants ou sodomie, comme tu voudras.
Je me lève, marche un peu dans l’appartement. J’ai chaud et j’ai froid. Je grelotte, mais je n’ai rien d’autre que mes propres bras à enrouler autour de moi. Dans les manuels de biologie, les gibbons ne souffrent pas. L’appartement n’est pas très grand, j’en ai vite fait le tour, c’est pareil pour mon corps. Mes bras me semblent démesurés.
Je tourne dans le salon, laisse traîner la main sur le mur en brique un peu râpeux. J’entre dans la kitchenette, qu’on dit fonctionnelle pour cacher qu’elle est glaciale et exiguë, fais claquer mes pieds nus sur les carreaux comme si j’étais mon enfance à la piscine. Je reviens dans la chambre, vois double devant l’odieux lit double et ses draps en bataille.
Je finis un reste de vodka qui traîne dans le frigo. On fait ça dans les histoires. Je croyais que ce serait agréable, ce n’est même pas apaisant. Je distingue encore tout beaucoup trop nettement : le dessin, d’une précision chirurgicale, de la fin. Il est étonnant de parvenir à visualiser le tracé d’une inexistence. Les murs de l’appartement sont tapissés d’encéphalogrammes plats, le mien, toujours le même, répété à l’infini. Ça ne fonctionne pas : il en faut au moins deux pour constater le trépas. Je fume un peu. Je fume beaucoup. Je disparais dans la fumée, dans les vapeurs passées de ce que j’ai aimé. Assis sur mon sofa, nu, nu et tout seul, je fume comme un cliché. Je fume jusqu’à ce que Lucas devienne aussi inconsistant que mon tas de cendres. Je balaie celles-ci, et je le balaie lui. Sa perfection inconsciente, sa beauté incandescente. Je ne peux plus faire autrement que de comprendre que je l’ai perdu, alors j’essaie, en regardant fixement mes murs blancs. »

Extraits
« C’était moche, au début. J’avais envie de t’arracher les yeux, mais c’était pas le pire. Ta trahison, c’était rien. Toi, t’étais rien. Les autres, c’est jamais rien d’important. Que d’autres ego qui viennent flatter le nôtre, et parfois le contrarier jusqu’à ce que ça compresse les tempes et que ça brûle les joues. Non, le pire, c’était la solitude. On n’imagine pas à quel point c’est effrayant, la solitude, avant de l’avoir vécue. Je veux dire vraiment vécue.»
Elle marque une pause, les yeux dans le vague. Elle voit des choses que je devine. Parce que je les connais moi aussi. Je les ai connues avant elle, avant Lucas, je les connais maintenant. Nous les connaissons tous, et personne ne veut les voir. » p. 75

« La mort a ceci de terrible entre autres choses, toutes également déplaisantes qu’elle crée des représentations nouvelles, devenant ainsi paradoxalement, malgré sa toute-puissance létale, source de naissance. Je suis épouvanté de voir que certaines personnes qui ne connaissaient pas Lucas avant sa mort s’en font désormais une idée très précise. Il a plus d’existence pour elles mort que vivant. Il est plus vivant mort que vivant. Il est plus vivant mort que vivant. Cette pensée tourne et tourne encore, comme un serpent qui se mord la queue, je la ressasse jusqu’à ce qu’elle fasse sens, et ce n’est jamais le cas, alors j’y pense encore.
C’est une hydre dont on coupe la tête, et il en repousse trois. Plus vivant maintenant qu’il est mort. Cela me glace. J’ai des insomnies quand je pense aux garçons et aux filles, je ne sais pas pourquoi ce sont surtout des filles, qui se passionnent pour Lucas à tel point qu’en l’évoquant, le décrivant, en prétendant parler en son nom, elles perpétuent une existence qui n’est plus rien d’autre que virtuelle. » p. 86

À propos de l’auteur
SAINT-MAUR_Agathe_©FrancescaMantovani

Agathe Saint-Maur © Photo Francesca Mantovani

Agathe Saint-Maur est née en 1994. Elle a grandi à Besançon. Aujourd’hui elle vit et travaille à Paris. De sel et de fumée est son premier roman (Source: Éditions Gallimard)

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Dans les yeux du ciel

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En deux mots:
Nour est prostituée, fille de prostituée et entend offrir à sa propre fille un autre avenir. Alors que la révolution gronde dans le pays, sa situation va devenir de plus en plus précaire. Comment parviendra-t-elle à s’en sortir, entre la dictature et les islamistes.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Dans les yeux de ma mère

Dans son second roman, Rachid Benzine explore le printemps arabe à travers le regard d’une prostituée. Louvoyant entre dictature et islamistes, Nour va essayer d’offrir un avenir à sa fille Selma.

A première vue, rien de commun entre Ainsi parlait ma mère, qui marquait les débuts dans le roman de Rachid Benzine et dressait le portrait sensible de sa mère et cet autre portrait de femme, une prostituée, dans ce second roman intitulé Dans les yeux du ciel. Mais à y regarder de plus près, on y trouvera bien des points communs, à commencer par le courage de ces deux femmes, leur force de caractère et leur lucidité. «Je m’appelle Nour. Chez moi, on est prostituée de mère en fille. Enfin, depuis deux générations. Pas de quoi se vanter d’un savoir-faire ancestral. Mais ça laisse des marques. Sur le corps. Sur la peau. En dedans, quelque part.»
Tout au long du récit, le lecteur est invité suivre son quotidien, à explorer ces marques que le plus vieux métier du monde lui laisse, à comprendre les risques encourus dans un pays soumis à la dictature, puis aux islamistes. Avec Nour, on va ressentir cette amertume «qui donne envie de gerber. D’en finir. Comme ça, d’un claquement de doigts. Disparaître. Un dernier vol plané du haut d’un minaret. Sous les roues d’un char. N’être plus que de la bouillie. Une flaque de chair, de merde, de sang.»
Car la violence est omniprésente, soulignée par un style cru, vrai, direct, ne laissant guère place aux fioritures. Nour a pris soin de situer son studio loin de chez elle pour que personne ne se doute de ses activités. Mais, à l’image des clients qui s’y succèdent, la mise à nu est permanente, nous proposant ainsi un miroir à peine déformé de la société. Il y a là les postes-clé d’un pouvoir qui vacille et les tenants du changement. Une dictature qui s’accroche à ses privilèges, une révolution arabe qui gronde et enfle. Des tensions qui vont rendre la vie de Nour de plus en plus difficile. Outre ses «trois purgations: les conseils beauté des chaînes arabes pour me vider la tête; la prière pour me purger l’âme; la lecture pour ne pas crever. La plupart du temps, des essais philosophiques ou sociologiques. J’en lis chaque phrase comme si toute ma vie en dépendait.» elle va trouver un soutien auprès de Slimane, un homosexuel qui va lui apporter toute son affection. Mais qu’elle va pourtant trahir parce qu’il s’est rapproché de l’un de ses clients. Roué de coups, Slimane va alors s’engager dans la bataille pour un changement de régime, animant notamment un blog vidéo sur le soulèvement «Pour que chacune et chacun ait le courage d’être. Pour dire la liberté aussi. Celle des mœurs. Celle de la pensée surtout.»
On le voit, Rachis Benzine a construit son roman autour d’épisodes qui offrent au lecteur plusieurs niveaux de réflexion. Commençons par la place de la femme, brimée et avilie, harcelée en permanence et prisonnière de mœurs machistes qui rendent tout déplacement dangereux, y compris dans les défilés qui réclament davantage de liberté. Le niveau politique est du reste tout aussi passionnant. L’aspiration du peuple à sortir d’un système corrompu qui tente de contrôler les faits et gestes de la population à l’aide d’espions va finir par gagner, mais à quel prix? L’auteur, lucide, montre qu’il ne suffit pas d’abolir un régime pour gagner, que les lendemains de victoire peuvent aussi être très douloureux. La religion et la façon dont l’islam est dévoyé pour en faire un instrument d’oppression est aussi parfaitement analysé ici, montrant notamment combien les homosexuels ont de la peine à se faire accepter dans une telle société.
Disons aussi un mot du niveau économique. Entre la morale et la nécessité de nourrir sa famille, on voit bien que la prostitution constitue pour des familles entières un moyen de survivre. Pour Nour, c’est aussi le moyen de payer des études de sa fille, de sortir de cette spirale infernale.
Un roman fort et dense, un constat lucide qui sonne aussi comme un avertissement. Intelligent et salutaire!

Dans les yeux du ciel
Rachid Benzine
Éditions du Seuil
Roman
170 p., 17 €
EAN 9782021433272
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule dans un pays arabe qui n’est explicitement pas nommé.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est le temps des révolutions. Une femme interpelle le monde. Elle incarne le corps du monde arabe. En elle sont inscrits tous les combats, toutes les mémoires douloureuses, toutes les espérances, toutes les avancées et tous les reculs des sociétés.
Plongée lumineuse dans l’univers d’une prostituée qui se raconte, récit d’une femme emportée par les tourments de la grande Histoire, Dans les yeux du ciel pose une question fondamentale : toute révolution mène-t-elle à la liberté ? Et qu’est-ce finalement qu’une révolution réussie ? Un roman puissant, politique, nécessaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Franceinfo (Sorya Khaldoun)
Le 360 (Tahar Ben Jelloun)
Actualitté 
algeriecultures.com
Le Point Afrique (Fouzia Marouf)
Le Matin d’Algérie (Tawfiq Belfadel)
Zibeline (Chris Bourgue)
Blog Culture 31
Blog Sur la route de Jostein 

Rachid Benzine présente son roman Dans les yeux du ciel © Production Théâtre contemporain

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Il n’y a pas de Roméo sous ma fenêtre. Je ne suis pas Juliette.
Sous ma fenêtre, il y a des milliers de personnes descendues dans la rue pour protester. Aujourd’hui, c’est aussi hier. Depuis des semaines la même chanson. De nouvelles journées, de nouvelles tueries. La troisième immolation du mois. Au prix où est l’essence, se suicider n’est pas donné. Cette fois, un journaliste. L’autre fois, un marchand de poisson. Avant, un étudiant. Demain, une adolescente violée, abandonnée par sa famille. Tous à l’image de notre société.
Pourtant j’aime tant mon pays. Ses gens. Grandiloquents, perdus dans leurs certitudes, ignorants mais généreux jusqu’à l’oubli de leurs propres désirs. Un pays, ses gens. Meurtris. Meurtris mais vivants. Et d’autant plus vivants désormais que c’est la révolution. La nôtre. Celle de tous les espoirs.
Chacun a le sien. Son rêve. Sa soif. Qui pousse à croire. En demain.
Et au milieu de tout ça, moi.
Je m’appelle Nour. Chez moi, on est prostituée de mère en fille. Enfin, depuis deux générations. Pas de quoi se vanter d’un savoir-faire ancestral. Mais ça laisse des marques. Sur le corps. Sur la peau. En dedans, quelque part. Quelque chose que certains nomment l’« âme ». Peut-être que c’est ça. Je ne sais pas trop. En tout cas, une amertume, quand tu y penses, qui te donne envie de gerber. D’en finir. Comme ça, d’un claquement de doigts. Disparaître. Un dernier vol plané du haut d’un minaret. Sous les roues d’un char. N’être plus que de la bouillie. Une flaque de chair, de merde, de sang. S’imaginer comme ça. Une image toujours plus dégueulasse que celle que vous renvoient ceux qui vous croisent. Parce que l’image que vous avez de vous-même, vous ne pouvez pas la dissimuler. Le maquillage peut tromper. On ne trompe pas soi-même. Avec ou sans fond de teint, avec ou sans rouge à lèvres, avec ou sans fard, notre miroir intérieur reflète exactement qui nous sommes. Ni l’hypocrisie ni les flatteries ne s’y reflètent.
J’ai hérité de la chute de reins de ma mère. De son port altier, de sa démarche dansante. Je ne sais pas si elle aurait pu faire autre chose que pute. Princesse, peut-être. Personne ne lui a jamais offert de pantoufles de vair. Seulement des bas. Des jarretelles. Des bustiers. Des caracos. Des jarretières. Des strings. Des corsets. Pour l’humilier. Chaque jour davantage.
On se retournait sur son passage. Les hommes, pour l’insulter.
Les femmes, pour la maudire. Les hommes, par désir. Les femmes, par jalousie. Un corps de femme, même le plus beau du monde, c’est toujours une forteresse assiégée. Qu’il soit contraint dans un vêtement à la pudeur pathologique ou révélé par un déshabillé suggestif. Les hommes l’ont réduit à cela. Une prison qui enferme nos désirs, nos passions, notre fragilité. Celle qui enferme notre intelligence, notre sensibilité, notre créativité. Qui enferme notre honte. Si souvent.
Ma mère a été dès sa naissance frappée d’une double peine : être belle et être pauvre. Et tout ça dans un pays lui-même frappé d’une double malédiction : être pauvre et être colonisé. Ça transforme un avenir en destin. Un destin tout tracé. Certains disent par Dieu. D’autres par Satan. Plus trivialement, par l’Histoire, les bouleversements économiques ou sociaux. Ça a l’air compliqué mais ça se résume à cette mécanique : pas d’argent ; pas de relations ; pas de piston… Ne reste que les clients. Des clients qui te promettent un job. Un vrai. Où tu n’auras pas à détourner le regard. Où tu pourras t’observer dans une glace sans t’excommunier. Pour ma mère, les promesses de petits boulots s’arrêtaient à l’entretien d’embauche. Une main perverse cherchant dans sa culotte. La renvoyant invariablement à l’activité sordide qui lui faisait gagner son pain. Qui m’a nourrie, pendant toutes ces années.
Mais ma mère avait un projet qui lui maintenait la tête hors de l’eau. Moi. Sa fille. Et un objectif unique : « Ma fille ne sera jamais une pute. » Mais elle n’aura pas eu le temps de transformer mon destin en avenir. Elle a pourtant fait de son mieux en louant ses services à deux générations de militaires. Elle n’a lésiné ni sur les heures supplémentaires ni sur les fantasmes qu’on lui imposait. Pourvu qu’elle puisse me nourrir, payer mon éducation dans une école privée, si modeste soit-elle. Qui me promettait une autre vie.
Ma mère était une pute de garnison. Ce n’est pas une expression. C’est ce qu’elle était. Il n’existe aucune caserne sans bordel. « Une bonne place », estimait-elle. De petits gains par client mais toute une caserne de clients. Un logement morne mais propre. Et un service sanitaire assuré par l’État.
Les premières au front, les collègues de ma mère, bien plus âgées, ne savaient même plus si elles baisaient des Français ou des Anglais. Baisées pour baisées, peu importait le drapeau. Par bataillons entiers, armés ras la gueule, ces glorieux soldats étaient censés nous apporter leur civilisation libératrice et clinquante. Ces filles, ces femmes, ces dames n’auront connu que la sueur avide et le goût âcre des perversités des uns et des autres. Pour elles, l’époque de la colonisation ou les années twist, ce fut du pareil au même.
Puis les uniformes ont changé. Pas leurs manières. Toujours violents, toujours arrogants. Ma mère a fait son entrée sur scène alors qu’elle n’était qu’une campagnarde. Violée par son premier patron, elle n’a dû son salut qu’à la main tendue de ces travailleuses. C’est elles qui lui ont appris le métier. Elles qui l’ont introduite à la garnison. Ma mère acceptait tout des brutes de notre armée devenue nationale. Pourvu qu’elle puisse payer mon école. Le twist a cédé la place au disco. Le disco à la house, la house à la techno. Ma mère, elle, ne dansait pas. Elle était la piste de danse. C’est comme ça qu’elle m’a eue. Y a toujours un petit bonus si tu acceptes de baiser sans capote. C’est pas sans risque… Mais tout ça, pour elle, ce n’était rien. Rien d’autre que sa vie. Plus tard, j’ai appris que Nietzsche avait écrit : « L’âme n’est qu’une partie du corps. » Pourquoi pas ? Ce type n’a dû connaître que des putes avant de mourir de la syphilis… À moins que ce ne soit une légende. C’est Slimane qui m’en a parlé. Slimane, c’est mon amoureux.
Ma mère, c’est pas la syphilis qui l’a tuée. Mais ses grossesses. Surtout, ses avortements. C’est moi qui les exécutais. La première fois, j’avais huit ans. Elle m’a expliqué comment remuer les aiguilles à tricoter dans son bas-ventre pour tuer un petit frère ou une petite sœur qu’elle n’aurait pu nourrir. Mes mains malhabiles, tremblantes. La peur. Ses hurlements. Le sang coulant entre ses jambes. Enfin, elle m’a prise dans ses bras et j’ai pleuré longuement contre sa poitrine brûlante. »

Extraits
« J’ai recours à trois purgations: les conseils beauté des chaînes arabes pour me vider la tête; la prière pour me purger l’âme; la lecture pour ne pas crever. La plupart du temps, des essais philosophiques ou sociologiques. J’en lis chaque phrase comme si toute ma vie en dépendait.» p. 76

« Et puis il me raconte la révolution. Maintenant qu’on lui a arraché Amine, il est motivé comme jamais pour un changement total de régime et de société. Il a décidé de se lancer lui aussi dans la bataille. D’animer un blog vidéo sur le soulèvement. De donner ses plus beaux mots à l’insurrection, au désordre, à la subversion. Pour que chacune et chacun ait le courage d’être. Pour dire la liberté aussi. Celle des mœurs. Celle de la pensée surtout. Il y croit, à sa révolution. Mais tout cela me fait peur. Slimane a eu des nouvelles d’Amine par l’une de ses sœurs. Il va bien. Ses parents l’ont fait tabasser. Ils l’ont humilié. Puis ils lui ont pardonné. Cet égarement de jeunesse sera à mettre au compte d’un passé désormais révolu. Il va bientôt se marier. Les parents de la fiancée sont d’accord. Elle, on ne lui demande pas davantage son avis.» p. 91

« Je viens de prendre un immeuble de cent étages sur la tête. Mon enfant a vieilli de dix ans en cinq minutes. J’ai quitté une petite fille ce matin, je retrouve une adolescente. Une adolescente affranchie sur mon métier, celui de la mère de sa mère. Qui découvre les hommes. Qui fume. Qui sèche les cours et va risquer sa vie dans des manifs contre le pouvoir. Tout ce que j’ai construit vole en éclats. Je paie au prix fort mon silence.
– On fait rien de mal, maman. Et de toi, j’en ai parlé à personne. Je te jure. Je sais ce que les autres penseraient…
J’ai les yeux humides, la gorge sèche. Selma prend ma main et se serre contre moi. Je voudrais lui arracher la langue. J’ai juste la force de lui dire «Je t’aime». Mais j’ai aussi besoin de savoir.» p. 130

À propos de l’auteur
Rachid Benzine est enseignant, islamologue et chercheur associé au Fonds Ricœur, auteur de nombreux essais dont le dernier est un dialogue avec Delphine Horvilleur, Des mille et une façons d’être juif ou musulman. Sa pièce Lettres à Nour a été mise en scène avec succès dans plusieurs pays. Après Ainsi parlait ma mère, il signe avec Dans les yeux du ciel un roman d’une rare humanité. (Source : Éditions du Seuil)

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La famille Martin

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En deux mots:
En panne d’inspiration, un écrivain décide de raconter la vie de la première personne qu’il va rencontrer. Ce sera Madeleine Tricot. La vieille dame va accepter son offre et entraîner avec elle la famille de sa fille et son amour de jeunesse. Mais elle va surtout bouleverser toutes leurs vies, y compris celle du romancier.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Est-il raisonnable d’accueillir un écrivain chez soi?

L’écrivain imaginé par David Foenkinos dans son nouveau roman, La famille Martin, entend conjurer son manque d’inspiration en racontant la vie de la première personne qui va croiser son chemin.

L’écrivain en panne d’inspiration a déjà bien alimenté la littérature et le cinéma, mais la variante que nous propose David Foenkinos en est sans doute la plus jubilatoire, car elle se double ici d’une sorte de mode d’emploi pour romancier. L’ironie du sort – mais peut-il en aller autrement avec l’auteur du mystère Henri Pick – fait que c’est précisément en travaillant sur un roman consacré aux ateliers d’écriture que survient cette panne.
Au lieu de se morfondre, l’auteur se fie à l’adage qui veut que la réalité dépasse souvent la fiction et décide de raconter la vie de la première personne qu’il rencontrera. Il s’agit en l’occurrence d’une vieille dame rentrant chez elle après avoir fait ses courses et qui accepte cette proposition incongrue, après avoir déposé ses surgelés dans le congélateur.
En prenant le café, il va apprendre que Madeleine Tricot est veuve, mère de deux filles, Valérie et Stéphanie. L’une trop présente – elle vient la voir tous les jours – et l’autre très absente, puisqu’elle s’est exilée aux États-Unis. Madeleine a travaillé comme couturière chez Chanel, son mari a fait toute sa carrière à la RATP. Rien de bien passionnant me direz-vous.
Sauf si le romancier maîtrise à la perfection les techniques narratives, à commencer par celle «que les anglo-saxons appellent le cliffhanger» et qui consiste à créer une tension en livrant au lecteur un élément nouveau, une partie de l’intrigue à résoudre.
L’arrivée de Valérie va nous en donner un premier exemple. La fille de Madeleine va conditionner le projet de l’écrivain à l’intégration de sa propre famille dans l’œuvre à paraître.
Voilà qui va ouvrir de nouvelles perspectives avec l’arrivée de quatre nouveaux personnages, les membres de la famille Martin. Valérie est prof d’histoire-géo dans un collège de Villejuif, une profession qui ne l’enthousiasme plus guère. Pour son mari Patrick, les choses sont encore pires. S’il a connu une belle ascension professionnelle au sein de la compagnie d’assurances qui l’emploie, l’arrivée d’un nouveau directeur aux méthodes tyranniques le déstabilise au plus haut point. Il est du reste convoqué pour un entretien qui pourrait fort bien s’accompagner d’un licenciement. Le tableau est complété par leurs deux enfants, Lola 17 ans, très secrète et qui n’a guère envie de se retrouver prisonnière dans un livre et Jérémie, 15 ans, «prototype de l’adolescent endormi et indolent».
Après avoir dîné chez les Martin et fait la connaissance du quatuor, le narrateur change de stratégie et propose des entretiens en tête-à-tête. Qui vont lui donner matière à enrichir son roman. Madeleine lui avoue un amour de jeunesse et veut entraîner l’écrivain avec elle aux États-Unis pour le retrouver. Valérie lui avoue qu’elle a l’intention de quitter son mari. Et voici du coup l’observateur pris dans un dilemme. «J’étais disposé à vanter les qualités de Patrick auprès de sa femme, à plaider les circonstances atténuantes. Mais était-ce mon rôle? Je voulais écrire un livre, pas devenir une sorte d’entremetteur. Mais en m’immisçant ainsi dans la vie d’une famille, je me retrouvais au carrefour de tous ses problèmes. J’avais une vision d’ensemble, le spectateur d’un orchestre dissonant.» Ouvrons à ce propos une parenthèse pour souligner combien est délectable cette contribution au débat sur l’autofiction, sur le droit de jouer avec la vérité et la réalité des faits, sur le droit du romancier à faire son miel des histoires des autres.
Malicieux, David Foenkinos va pousser le bouchon encore un peu plus loin, en devenant le jouet de ses personnages. Patrick lui avoue qu’il aime toujours Valérie et n’imagine pas sa vie sans elle. Jérémie lui demande de l’aider à rédiger son devoir de français portant sur La ballade des pendus de François Villon et Lola aimerait qu’il s’assure des sentiments de Clément à son égard. L’aime-t-il vraiment ou veut-il juste ajouter la jeune fille à son tableau de chasse? J’allais oublier la confirmation via Facebook que Yves n’a pas oublié Madeleine.
Devant son ordinateur, voici l’écrivain confronté à un nouveau problème. Il lui faut laisser les histoires aller à leur terme avant de pouvoir en faire un roman. Alors il s’essaie à des digressions en nous proposant des anecdotes sur la vie de Karl Lagerfeld que Madeleine a côtoyé, en rédigeant des résumés des épisodes précédents, en cherchant dans ses lectures quelques citations propres à éclairer son projet. Voici Cioran déclarant «Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie» ou encore Pirandello soulignant «La vie est pleine d’absurdités qui peuvent avoir l’effronterie de na pas paraître vraisemblables. Savez-vous pourquoi? Parce que ces absurdités sont vraies».
Et dans ce savoureux jeu de la vérité qui va finir par lui revenir comme un boomerang en pleine figure, il pourra se référer à Albert Cohen en constatant que «chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte.»

La famille Martin
David Foenkinos
Éditions Gallimard
Roman
240 p., 19,50 €
EAN 9782072913068
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi les États-Unis avec Boston et Los Angeles.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’avais du mal à écrire ; je tournais en rond. Mes personnages me procuraient un vertige d’ennui. J’ai pensé que n’importe quel récit réel aurait plus d’intérêt. Je pouvais descendre dans la rue, arrêter la première personne venue, lui demander de m’offrir quelques éléments biographiques, et j’étais à peu près certain que cela me motiverait davantage qu’une nouvelle invention. C’est ainsi que les choses ont commencé. Je me suis vraiment dit : tu descends dans la rue, tu abordes la première personne que tu vois, et elle sera le sujet de ton livre.»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Agathe The Book 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« J’avais du mal à écrire ; je tournais en rond. Pendant des années, j’avais imaginé de nombreuses histoires, ne puisant que rarement dans la réalité. Je travaillais alors sur un roman autour des ateliers d’écriture. L’intrigue se déroulait lors d’un week-end consacré aux mots. Mais les mots, je ne les avais pas. Mes personnages m’intéressaient si peu, me procuraient un vertige d’ennui. J’ai pensé que n’importe quel récit réel aurait plus d’intérêt. N’importe quelle existence qui ne soit pas de la fiction. Fréquemment, lors de séances de dédicaces, des lecteurs venaient me voir pour me dire : « Vous devriez raconter ma vie. Elle est incroyable ! » C’était sûrement vrai. Je pouvais descendre dans la rue, arrêter la première personne venue, lui demander de m’offrir quelques éléments biographiques, et j’étais à peu près certain que cela me motiverait davantage qu’une nouvelle invention. C’est ainsi que les choses ont commencé. Je me suis vraiment dit : tu descends dans la rue, tu abordes la première personne que tu vois, et elle sera le sujet de ton livre.
2
En bas de chez moi, il y a une agence de voyages ; je passe chaque jour devant cet étrange bureau plongé dans la pénombre. L’une des employées sort souvent fumer devant la boutique, et demeure quasiment immobile en regardant son téléphone. Il m’est arrivé de me demander à quoi elle pouvait penser ; je crois bien que les inconnus aussi ont une vie. Je suis donc sorti de chez moi en me disant : si elle est là en train de fumer, elle sera l’héroïne de mon roman.
Mais l’inconnue n’était pas là. À une volute près, je serais devenu son biographe. À quelques mètres, je vis alors une femme âgée en train de traverser la rue, tirant un chariot violet. Mon regard fut happé. Cette femme ne le savait pas encore, mais elle venait d’entrer dans le territoire romanesque. Elle venait de devenir le sujet principal de mon nouveau livre (si elle acceptait ma proposition, bien sûr). J’aurais pu attendre d’être inspiré ou attiré davantage par une autre personne. Mais non, il fallait que ce soit la première personne vue. Il n’y avait aucune alternative. J’espérais que ce hasard organisé me mènerait à une histoire palpitante, ou vers un de ces destins qui permettent de comprendre certains enjeux essentiels de la vie. À vrai dire, j’attendais tout de cette femme.
3
Je me suis approché, m’excusant de la déranger. Je m’étais exprimé avec la politesse mielleuse de ceux qui veulent vous vendre quelque chose. Elle a ralenti le pas, surprise sûrement d’être ainsi abordée. J’ai expliqué que j’habitais dans le quartier, que j’étais écrivain. Quand on arrête une personne qui marche, il faut aller à l’essentiel. On dit souvent que les personnes âgées sont méfiantes, mais elle m’a immédiatement adressé un grand sourire. Je me suis senti suffisamment en confiance pour lui exposer mon projet :
« Voilà… J’aimerais écrire un livre sur vous.
— Pardon ?
— C’est vrai que ça peut paraître un peu étrange… Mais c’est une sorte de défi que je me suis lancé. J’habite juste ici, dis-je en désignant mon immeuble. Je vous passe les détails, mais je me suis dit que je voulais écrire sur la première personne que je croiserais.
— Je ne comprends pas.
— Est-ce qu’on pourrait prendre un café maintenant pour que je vous expose la situation ?
— Maintenant ?
— Oui.
— Je ne peux pas. Je dois remonter chez moi. J’ai des choses à mettre au congélateur.
— Ah oui, je comprends », répondis-je en me demandant si ces premières répliques ne prenaient pas un tour absolument pathétique. Je m’étais senti excité par mon intuition, mais voilà que j’en étais déjà à écrire sur la nécessité de ne pas recongeler des produits décongelés. Quelques années après avoir obtenu le prix Renaudot, je sentais le frisson du déclin me parcourir le dos.
Je lui ai proposé de l’attendre au café, au bout de la rue, mais elle a préféré que je l’accompagne. En me demandant de la suivre, elle m’offrait d’emblée sa confiance. À sa place, je n’aurais jamais laissé un écrivain entrer chez moi aussi facilement. Surtout un écrivain en manque d’inspiration.

4
Quelques minutes plus tard, j’étais assis tout seul dans son salon. Elle s’affairait dans la cuisine. De manière totalement inattendue, une vive émotion me traversa. Mes deux grands-mères étaient mortes depuis de nombreuses années ; cela faisait si longtemps que je ne m’étais pas ainsi retrouvé dans le décor de la vieillesse. Il y avait tellement de points communs : la toile cirée, l’horloge bruyante, les cadres dorés entourant les visages des petits-enfants. Le cœur serré, je me souvins de mes visites. On ne se disait rien, mais j’aimais nos conversations.
Mon héroïne est revenue avec un plateau sur lequel étaient disposés une tasse et des petits gâteaux. Elle n’a pas pensé à se servir quoi que ce soit. Pour la rassurer, j’ai évoqué ma carrière en quelques mots, mais elle ne semblait pas inquiète. L’idée que j’aurais pu être un homme dangereux, un imposteur ou un manipulateur ne lui avait pas effleuré l’esprit. Plus tard, je lui ai demandé ce qui m’avait valu cet excès de confiance. « Vous avez une tête d’écrivain », avait-elle répondu, me laissant un peu perplexe. Pour moi, la plupart des écrivains ont l’air libidineux ou dépressifs. Parfois les deux. Je possédais donc, pour cette femme, la tête de mon emploi.
J’étais si impatient de découvrir mon nouveau sujet de roman. Qui était-elle ? Avant toute chose, il me fallait son nom de famille :
« Tricot, annonça-t-elle.
— Tricot, comme un tricot ?
— Oui voilà, c’est ça.
— Et votre prénom ?
— Madeleine. »
Ainsi, j’étais en présence de Madeleine Tricot. Un nom qui me laissa dubitatif pendant quelques secondes. Jamais je n’aurais pu l’inventer. Il m’est arrivé de passer des semaines à chercher le nom ou le prénom d’un personnage, résolument persuadé de l’influence d’une sonorité sur un destin. Cela m’aidait même à comprendre certains tempéraments. Une Nathalie ne pouvait pas se comporter comme une Sabine. Je pesais le pour et le contre de chaque appellation. Et voilà que, sans tergiverser, je me retrouvais avec Madeleine Tricot. C’est l’avantage de la réalité : on gagne du temps.
En revanche, il y a un désavantage de taille : le manque d’alternative. J’avais déjà écrit un roman sur une grand-mère et les problématiques de la vieillesse. Allais-je à nouveau être soumis à ce thème ? Cela ne m’excitait pas vraiment, mais je devais accepter toutes les conséquences de mon projet. Quel intérêt, si je commençais à biaiser avec la réalité ? Après réflexion, j’ai songé que ce n’était pas un hasard si j’avais fait la rencontre de Madeleine : avec leur sujet de prédilection, les écrivains ont un rapport proche de la condamnation à perpétuité1.

5
Madeleine habitait le quartier depuis quarante-deux ans. Je l’avais peut-être déjà croisée, ici ou là, mais son visage ne me disait rien. Cela dit, j’étais encore relativement nouveau dans le coin, mais j’aimais arpenter les rues pendant des heures pour réfléchir. Je faisais partie de ceux pour qui l’écriture s’apparente à une forme d’annexion d’un territoire.
Madeleine devait connaître les histoires de bien des habitants du quartier. Elle avait dû voir des enfants grandir et des voisins mourir ; elle devait savoir derrière quel nouveau commerce se cachait une librairie disparue. Il y a sûrement un plaisir à passer une vie entière dans le même périmètre. Ce qui m’apparaissait comme une prison géographique était un monde de repères, d’évidences, de protections. Mon goût immodéré pour la fuite me poussait souvent à déménager (j’étais également du genre à ne jamais ôter mon manteau dans un restaurant). À vrai dire, j’aimais m’éloigner du décor de mes souvenirs, contrairement à Madeleine qui devait chaque jour marcher sur les traces de son passé. Quand elle passait devant l’école de ses filles, elle les revoyait peut-être courir vers elle, se jetant à son cou en criant « maman ! ».
Si nous n’étions pas encore dans l’intime, notre discussion avait démarré avec une grande fluidité. Au bout de quelques minutes, nous avions tous deux, me semble-t-il, oublié le contexte de notre rencontre. Cela confirme une évidence : les gens aiment parler d’eux. Un être humain est un condensé d’autofiction. Je sentais Madeleine illuminée à l’idée que l’on puisse s’intéresser à elle. Par quoi allions-nous commencer ? Je ne voulais surtout pas l’orienter dans la hiérarchie de ses souvenirs. Elle finit par me demander :
« Je dois vous parler de mon enfance, d’abord ?
— Si vous voulez. Mais vous n’êtes pas obligée. On peut commencer par d’autres périodes de votre vie.
— … »
Elle parut un peu perdue. Il était préférable que je la guide dans le dédale du passé. Mais, au moment où j’allais commencer l’entretien, elle tourna la tête vers un petit cadre.
« On pourrait parler de René, mon mari, dit-elle. Il est mort depuis longtemps… Alors ça lui fera plaisir qu’on parle de lui en premier.
— Ah d’accord… », répondis-je en notant au passage qu’en plus des lecteurs vivants, il me faudrait aussi contenter les morts.

6
Madeleine prit alors une grande inspiration, telle une plongeuse en apnée, exactement comme si les souvenirs se cachaient au fond de l’eau. Et le récit débuta. Elle avait rencontré René à la fin des années 60, dans un bal du 14-Juillet se déroulant dans une caserne de pompiers. Avec une amie, elle s’était mis en tête de partir en quête d’un bellâtre avec qui danser. Mais c’était une silhouette plutôt chétive qui s’était approchée d’elle. D’emblée, Madeleine avait été touchée par cet homme, dont elle sentait qu’il n’était pas coutumier d’aborder une inconnue. Ce qui était vrai. Il devait avoir éprouvé quelque chose de rare, dans son corps ou son cœur, pour oser se lancer ainsi.
René lui raconta plus tard les raisons de son trouble. Selon lui, elle ressemblait trait pour trait à l’actrice Michèle Alfa. Tout comme moi, Madeleine ne la connaissait pas. Il faut dire qu’elle n’a pas fait beaucoup de films après la guerre. En découvrant sa photo dans une revue, la jeune femme avait été surprise : la ressemblance était vague. On pouvait parler au mieux d’un air un peu similaire. Mais pour René, Madeleine était quasiment le sosie de cette obscure comédienne. Son émotion prenait source dans une autre dimension. Cela l’avait renvoyé à un épisode terrifiant de son enfance, pendant la guerre. Sa mère faisait partie d’un réseau de résistance. Poursuivie par la milice, elle avait caché son petit garçon dans un cinéma2. La peur au ventre, René s’était comme cramponné aux visages sur l’écran. Celui de Michèle Alfa était devenu une inoubliable puissance protectrice et rassurante. Et voilà que, un peu plus d’une vingtaine d’années plus tard, il retrouvait une de ses expressions dans le regard d’une femme croisée au bal des pompiers. Madeleine lui avait demandé le titre du film. L’aventure est au coin de la rue avait répondu René. J’ai caché ma stupéfaction : il y avait là un étrange clin d’œil à mon projet.
Madeleine avait alors 33 ans. Toutes ses amies étaient déjà mariées et mères de famille. Elle se disait qu’il était peut-être temps pour elle de « se ranger ». Elle précisa qu’elle employait ce mot en référence au livre de Simone de Beauvoir Mémoires d’une jeune fille rangée, paru quelques années plus tôt. Elle ne voulait pas manquer de considération à l’égard de son mari, mais préférait me dire la vérité : à l’époque, elle avait davantage écouté le souffle de la raison que celui de la passion. C’était si plaisant d’être aimée par un homme rassurant et sûr de ce qu’il éprouvait ; si plaisant qu’on pouvait en oublier la vérité de ses propres sentiments. Avec le temps, la délicatesse de René avait triomphé. Il n’y avait plus le moindre doute : Madeleine l’avait aimé. Mais elle n’avait jamais éprouvé pour lui le ravage de son premier amour.
*
Elle s’arrêta un instant, réticente sans doute à l’idée d’évoquer cette histoire qui semblait douloureuse. Certaines souffrances ne cicatrisent jamais, ai-je pensé. J’étais évidemment intrigué par cette allusion à une passion vraisemblablement tragique. Pour mon roman, cela me paraissait être une piste à considérer sérieusement. Elle se confiait déjà si spontanément que je ne voulais pas la brusquer en lui demandant de développer ce qu’elle venait d’esquisser. Elle y reviendrait plus tard. Et si je ne peux dévoiler dès maintenant les éléments que j’apprendrais par la suite, je peux déjà annoncer que cette histoire, par sa nature intense, aura une place déterminante dans le récit.
*
Pour l’instant, restons avec René. Après la rencontre au bal, ils s’étaient promis de se revoir rapidement. Quelques mois plus tard, ils étaient mariés ; et quelques années plus tard, ils étaient parents. Stéphanie était née en 1974, et Valérie en 1975. À cette époque, il était plutôt rare de devenir mère aux alentours de la quarantaine. Madeleine avait repoussé cette échéance surtout pour des raisons professionnelles. Si elle avait pris du plaisir à la maternité, elle avait plutôt mal vécu ses conséquences sur sa carrière. À ses yeux, c’était une injustice envers les femmes imposée par une société d’hommes. « Et mon mari, lui, travaillait de plus en plus. J’étais très souvent seule avec les petites… », dit-elle alors avec ce qui paraissait encore être de l’amertume. Mais il semblait assez vain de faire des reproches à un mort.
René ne s’était sûrement pas rendu compte de la frustration de sa femme. Il était fier de son parcours à la RATP. De simple conducteur de métro, il avait fini sa carrière à l’un des plus hauts postes à responsabilités de la Régie. C’était une seconde famille pour lui, si bien que la retraite tomba comme un couperet. Madeleine s’était trouvée face à un époux totalement désemparé. « Il n’a pas supporté de ne rien faire », répéta-t-elle trois fois, de plus en plus doucement. Cela faisait déjà vingt ans qu’il était parti, mais notre conversation offrait au passé l’éclat d’une émotion toute récente. René se levait le matin tel un combattant sans guerre. Sa femme le poussait à reprendre des études, à exercer quelque activité de bénévolat, mais il déclinait toute proposition. À vrai dire, il avait été profondément meurtri par cette façon dont tous ses anciens collègues s’étaient progressivement détournés de lui. Il s’était rendu compte de l’absolue vacuité des relations qu’il avait nouées, et tout lui paraissait absurde désormais.
Un cancer du côlon avait accompagné cette déchéance ; une façon de pouvoir mettre un mot sur un état diffus. Le jour de son enterrement, à peine un an après sa retraite, de nombreux cadres et employés de la RATP étaient venus. Madeleine les avait regardés un par un, sans rien dire. Certains prononcèrent quelques mots lors de la cérémonie, on vanta un homme droit et chaleureux, mais il n’était plus là pour entendre ces témoignages tardifs d’une amitié indélébile. Sa femme trouva leur attitude franchement pathétique, mais ne dit rien. Elle se laissa plutôt aller au souvenir de ce qu’il y avait eu de doux entre eux, cette forme d’entente paisible. Ils avaient accompli tant de choses ensemble, avaient éprouvé des joies et des peines, et tout était fini à présent.
Madeleine avait parlé de René d’une manière si vivante (on aurait presque pu croire qu’il allait nous rejoindre dans le salon). C’était à mes yeux la plus belle des postérités ; continuer à exister dans un cœur. Je me suis demandé comment on pouvait survivre à l’amour d’une vie. Passer quarante ou cinquante ans avec une personne, avoir parfois le sentiment qu’elle est votre reflet dans le miroir, et puis un jour il n’y a plus rien. On doit avancer sa main pour toucher du vent, ressentir d’étranges mouvements dans le lit, ou prononcer des mots qui se transforment en conversation orpheline. On ne vit pas seul mais avec une absence.

7
Madeleine finit par me dire : « On pourra peut-être aller lui rendre visite au cimetière ? » J’ai poliment esquivé, prétextant que je ne me sentais pas légitime (chacun ses excuses). Je ne voulais surtout pas me laisser embarquer dans l’écriture d’un roman qui servirait d’arrosoir pour les fleurs d’une tombe. Je préférais me consacrer aux vivants. J’en ai profité pour évoquer ses filles. Le prénom de Stéphanie a immédiatement provoqué un malaise. Je ne pouvais pas interroger Madeleine frontalement ; je devais être patient, certain que je parviendrais bientôt à éclaircir toutes les zones d’ombre.
Stéphanie était partie vivre à Boston, après avoir rencontré un Américain. On pouvait presque penser, en écoutant Madeleine, que sa fille aurait épousé n’importe quel homme pourvu qu’il ne fût pas français. D’ailleurs, elle ne semblait pas savoir grand-chose de cet Américain. Les rares fois où Madeleine l’avait vu, il avait toujours été incroyablement souriant. Mais selon elle, ce sourire était comme une fissure sur un mur, on ne voyait que ça, si bien qu’on oubliait le mur, et la maison autour. Il travaillait dans une banque, mais Stéphanie ne rentrait jamais dans le détail. Elle échangeait avec sa mère par Skype, et cela désespérait Madeleine d’entretenir ce type de conversation virtuelle avec sa fille et ses deux petites-filles. C’était tout de même compliqué pour les serrer dans ses bras. Et puis, il y avait autre chose : la langue. Elle ne comprenait pas pourquoi Stéphanie ne parlait pas français avec ses enfants. Madeleine entendait ainsi à travers l’écran de l’ordinateur des « Hello Mamie » et des « Happy Birthday Mamie » le jour de son anniversaire. C’était comme une barrière supplémentaire que sa fille construisait.
Heureusement, Valérie habitait le quartier et passait la voir presque tous les jours. Madeleine se mit à sourire : « Il y en a une que je ne vois jamais, et l’autre que je vois un peu trop ! » Même si ce n’était pas hilarant, je considérai comme une bonne nouvelle le fait que mon héroïne soit dotée d’un peu d’humour ou d’autodérision. Mais je trouvais admirable qu’une femme de mon âge passe si souvent voir sa mère, et s’enquérir de ses besoins. Valérie devait être le genre de personne sur qui l’on peut compter, qui devait « prendre sur elle », comme on dit communément pour évoquer ces vies truffées de contraintes familiales et d’abnégation permanente. Simple supposition, d’autant que Madeleine préféra ne pas s’étendre plus longuement sur ses filles. J’avais clairement ressenti une séparation entre les deux sœurs. J’apprendrais plus tard qu’elles ne se parlaient plus, et les raisons d’un conflit qui remontait à de nombreuses années.

1. Certes, en sortant dans le 17e arrondissement de Paris à 10 heures du matin, j’avais peu de chances de tomber sur une go-go danseuse.
2. Cette histoire me rappela le réalisateur Claude Lelouch, qui a souvent raconté que sa propre mère le laissait des journées entières dans les salles obscures pendant l’Occupation, et qu’ainsi était née sa vocation.

Extrait
« Il observa son dessert un court instant sans rien dire; dam ses yeux, je vis que cela le mettait en joie. Oui, grâce une île, je voyais quelque chose s’allumer en lui pour la première fois depuis le début de notre conversation. Quand on en vient à trouver du réconfort dans un dessert, les choses vont effectivement mal. Il semblait perdu comme un enfant, plus vraiment à même de prendre des décisions d’adulte. Cet homme que j‘avais jugé trop vite était touchant. Il se sentait perdu professionnellement, et cela rejaillissait forcément sur sa vie de couple. Valérie avait tenu des propos si durs à son égard. Était-elle tout à fait lucide? J ’étais disposé à vanter les qualités de Patrick auprès de sa femme, à plaider les circonstances atténuantes. mais était-ce mon rôle? Je voulais écrire un livre, pas devenir une sorte d’entremetteur. Mais en m’immisçant ainsi dans la vie d’une famille, je me retrouvais au carrefour de tous ses problèmes. J ’avais une vision d’ensemble; le spectateur d’un orchestre dissonant.
Certes, leur couple était en crise. Mais, soyons honnête. qui n’est pas en crise? La vie est une suite de crises. Qu’elles soient individuelles (adolescence, quarantaine, existentielle) ou collectives (financière, morale, sanitaire). Et je passe sur les manifestations du corps (le foie ou les nerfs, par exemple). Le monde occidental a fait de la crise un slogan tout-terrain. Au fond cela renvoie à la solitude absolue de chacun. Je pense si souvent à cette célèbre phrase d’Albert Cohen: «Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. » Espérons au moins que cette île soit flottante. » p. 102

À propos de l’auteur
topelement.jpgDavid Foenkinos © Photo Francesca Mantovani

Né le 28 octobre 1974 à Paris, David Foenkinos est un romancier, dramaturge, scénariste et réalisateur français. À 16 ans, il est victime d’une infection de la plèvre, une maladie cardiaque rarissime pour un adolescent. Opéré d’urgence, il passe plusieurs mois à l’hôpital. Il étudie les lettres à la Sorbonne et parallèlement la musique dans une école de jazz, ce qui l’amène au métier de professeur de guitare. Après avoir vainement essayé de monter un groupe de musique, il décide de se tourner vers l’écriture. Après une poignée de manuscrits ratés, il trouve son style, publie son premier roman Inversion de l’idiotie: de l’influence de deux Polonais, refusé par tous les éditeurs contactés sauf Gallimard qui le publie en 2002, avec lequel il obtient le prix François-Mauriac.
Le Potentiel érotique de ma Femme lui assura un certain succès commercial et le prix Roger Nimier en 2004. À la rentrée littéraire 2007, il publie Qui se souvient de David Foenkinos? où il questionne justement l’arrêt brutal de sa notoriété et la chute de ses ventes. Il obtient le Prix du jury Jean Giono.
En 2009, il publie La Délicatesse, qui constitue le véritable tournant de sa carrière. Le livre est encensé par la critique et se retrouve sur toutes les listes des grands prix littéraires: Renaudot, Goncourt, Fémina, Médicis et Interallié. Il obtiendra au total dix prix et deviendra un phénomène de vente avec l’édition Folio, qui dépassera le million d’exemplaires. Le livre est ensuite traduit dans le monde entier.
En 2014, il publie Charlotte, dans lequel il rend un hommage personnel à l’artiste Charlotte Salomon, assassinée en 1943 à Auschwitz et qui obtient le prix Renaudot et le prix Goncourt des lycéens. En 2015, une version illustrée d’une cinquantaine de gouaches de Charlotte Salomon et d’une dizaine de photographies représentant Charlotte et ses proches est éditée chez Gallimard.
En 2016, il change de ton et revient avec un roman satirique bâti comme un polar littéraire, intitulé Le Mystère Henri Pick. Suivront Vers la beauté (2018), Deux sœurs (2019) et La famille Martin (2020). Quatre de ses romans ont été adaptés au cinéma et il coréalise actuellement un nouveau film avec son frère Stéphane: Les fantasmes. Il a aussi écrit les scénarios de Jalouse, Lola et ses frères et Mon inconnue. (Source: Babelio / Wikipédia)

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Le Palais des orties

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En deux mots:
Le jour où Fred débarque à la ferme de Nora et Simon, c’est le soulagement. Car la culture et la transformation des orties nécessite de la main d’œuvre. Mais la jeunesse et la beauté insolente de la nouvelle venue va faire des ravages.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La jeune fille qui a bousculé nos vies

En racontant dans Le palais des orties le bouleversement des sens provoqué par l’arrivée d’une bénévole dans une famille d’agriculteurs, Marie Nimier nous livre une réflexion aussi surprenante qu’incandescente sur la passion amoureuse.

Le travail est difficile à la ferme de Nora et de Simon. À 13 ans, leur fils Noé n’est pas d’un grand secours et à 17 ans leur fille Anaïs, qui ne rentre que le week-end, ne peut guère les soutenir dans leur projet de cultiver, de transformer et de vendre les orties sous différentes préparations. Avec leurs moyens limités, ils pensent toutefois avoir trouvé une solution en accueillant une woofeuse, autrement dit une personne membre du World-Wide Opportunities on Organic Farms, un réseau de bénévoles qui mettent leurs bras à disposition des agriculteurs en échange du gîte et du couvert.
La jeune fille qui se présente, avec 24h d’avance sur la date convenue, s’appelle Frederica ou plus simplement Fred. Et si certains côtés de sa personnalité dérangent Nora, elle ne peut guère faire la fine bouche. D’autant que Cheese et Rimbaud, les chien et chat du domaine, semblent déjà l’avoir adoptée. Tout comme le feront les enfants, les voisins et les habitants qui croiseront son chemin. En fait, personne ne semble résister à la belle jeune fille.
Mais comme elle se met au travail avec ardeur, ce serait même plutôt un avantage. «Malgré ses mains fines et ses ongles longs, Fred travaillait comme elle marchait, régulièrement, avec obstination. Elle ne voulait jamais s’arrêter, même pour boire un verre d’eau, il fallait qu’elle finisse, qu’elle aille jusqu’au bout de sa mission.»
Au fil des jours, la greffe semble prendre, chacun se découvrant un peu plus, même si les histoires de Fred pouvaient donner l’impression «qu’elle réinventait sa vie selon les jours, l’humeur ou les circonstances.»
Un soir, après le dîner, Frederica a fait la démonstration qu’elle savait «cracher le chocolat», c’est-à-dire, enflammer la poudre de chocolat à la manière d’une cracheuse de feu. «C’est à ce moment-là, ce moment très exactement où le nuage s’était transformé en flamme, que je compris ce qui était en train de se jouer dans cette maison. En moins d’une semaine, Fred avait conquis tout le monde. Et les animaux. Et les lieux. Et les hommes. Chacun, et je m’inclus dans ce chacun, guettait les signes de son attention. Chacun voulait être préféré, chacun était heureux quand il était regardé, mais cette joie se doublait d’une sourde inquiétude – chacun était jaloux, chacun dépossédé quand Fred s’éloignait. Cette jeune fille sortie de nulle part avait changé la donne.»
Urticante comme les orties, l’action va alors devenir piquante. La prise de risque est assumée, les rendez-vous secrets s’enchaînent, la passion bouscule toutes les certitudes. Au point de ne plus avoir les mots pour dire combien elle est jouissive. «Il me semble inouï qu’il n’y ait qu’un seul verbe et bien peu d’expressions pour désigner le sommet du plaisir, alors qu’il en existe plus de trente dans la vallée pour désigner la pluie. Il y a pourtant autant de différences entre un crachin et une averse qu’entre un orgasme et un autre orgasme.»
Marie Nimier emprunte les voies défendues avec jubilation, faisant de ce Palais des Orties un symbole des choix assumés, de l’émancipation, de la liberté qui s’affranchit des diktats de la société la plus bien-pensante. C’est cru, c’est bon et ça fait un bien fou!

Le Palais des Orties
Marie Nimier
Éditions Gallimard
Roman
272 pages, 19,50 €
EAN: 9782072901294
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, dans un endroit qui n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quelque part en France, une campagne modeste, un peu défigurée. Au fond d’une vallée, à quelques kilomètres d’un village, des hangars recouverts de tôles mangées par la rouille, une ferme où tout serait à reconstruire.
Autour, des champs d’orties. Nora et Simon vivent là avec leurs deux enfants. Ce n’est au départ ni un choix ni un rêve. Ils gagnent leur vie avec une plante que tout le monde arrache. L’ambiance est gaie, plutôt. On se serre les coudes. On est loin du bon vieux temps, loin des exploitations à grande échelle, loin de l’agriculture bio et raisonnée. C’est la débrouille. Et puis, un jour, arrive une jeune fille avec son sac à dos. Frederica. Fred fait du woofing. Contre le gîte et le couvert, elle offre ses bras.
Le Palais des Orties est un roman d’amour et de métamorphoses, le récit d’une passion brûlante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com https://www.lecteurs.com/livre/le-palais-des-orties/5424458
RTS (Vertigo – Pierre Philippe Cadert & Melissa Härtel)
Blog Sur le route de Jostein
Blog Sans connivence 

INCIPIT (Le premier chapitre du livre)
« Il faut imaginer une campagne modeste, légèrement défigurée, sans exagération. Au fond de la vallée, notre vallée, s’élèvent des bâtiments entourés d’orties. Il ne s’agit pas d’une ferme abandonnée. Les orties, c’est nous qui les avons plantées.
Les orties, c’était mon idée.
Vue du ciel, la maison principale, celle que j’habite avec Simon et nos deux enfants, Anaïs et Noé, respectivement dix-sept et treize ans, semble petite comparée aux constructions alentour. Les granges sont recouvertes de tôles plates ou ondulées. Certaines, tapissées d’une mousse épaisse, donnent envie d’être un oiseau pour y plonger le bec. D’autres, mangées par la rouille, se transforment au fil des années en dentelles si fines qu’on se demande comment elles tiennent au vent.
Et ce jour-là, il y a du vent. Un vent d’ouest qui apporte la pluie. L’histoire commence un jeudi. Elle commence au printemps, le 28 mars très exactement. Je suis en train de trier les cagettes entassées près de l’ancien fenil quand apparaît un bruit du côté de la route, comme une contraction de paupière dans le paysage, ce qu’on appelle, je crois, une impatience. À mesure que je l’écoute, le bruit prend corps, se répétant à intervalles réguliers, sans que je puisse savoir s’il est effectivement plus fort ou si c’est moi qui l’entends mieux. La sonnette d’un vélo ? Des bouteilles qui s’entrechoquent ? Une clochette au cou d’un animal ?
Je m’avance, cherchant à voir au-delà des draps qui sèchent sur le fil. Rien. Je monte sur le tracteur pour élargir mon champ de vision. Je m’attends à trouver une chèvre égarée près du bras mort de la rivière, ce n’est pas plus compliqué que ça, une chèvre ou un mouton, me dis-je pour me rassurer, même s’il ne reste plus l’ombre d’un troupeau dans la région, et qu’il n’y a aucune raison objective de s’inquiéter. Pourtant oui, à cet instant, mon cœur se met à battre plus vite, et plus vite encore quand le bruit s’interrompt. Le silence s’étire pendant quelques secondes, je reste suspendue, en équilibre sur le marchepied. J’ai l’impression que quelqu’un m’observe.
Je me retourne : quelqu’un m’observe.
*
Une jeune fille se tient au milieu du chemin.
Une jeune fille, noyée dans le vert cru des champs d’orties.
Une jeune fille au teint mat venue d’on ne sait où, lunettes de soleil, sac à dos, turban bigarré recouvrant ses cheveux. Blouson et short en jean délavé, sans ourlet le short, un peu court pour la saison, découvrant des jambes nues que Cheese flaire avec insistance. Cheese, c’est le chien, un bâtard noir et blanc aux pattes solides. Depuis que nous l’avons adopté, il exprime sa reconnaissance en gardant la ferme, mais ce jour-là il n’a pas aboyé.
Je siffle entre mes dents.
Cheese dresse une oreille tout en continuant à tourner autour de la jeune fille comme s’il allait lui pisser dessus, il renifle ses baskets, remonte aux chevilles. Elle ne semble pas s’en apercevoir, son attention est ailleurs. Elle tire une feuille de la poche extérieure de son sac, la déplie soigneusement, l’observe plus qu’elle ne la lit. Quand elle a bien promené ses yeux sur la surface de la page, elle se remet en route vers la maison, toujours suivie du chien qui remue l’air de sa queue. Arrivée près du puits, elle s’arrête encore. Campée sur ses jambes et le buste dressé, elle enlève son turban en le tirant lentement vers l’arrière comme on enlève une perruque ou un masque de silicone, une de ces enveloppes souples qui modifient la nature des traits. Son visage se métamorphose.
La bouche grandit, le menton s’allonge.
Tombant jusqu’aux lunettes, une masse épaisse de petites boucles efface le front haut et bombé. Les épaules paraissent moins carrées, le corps plus fin comparé au volume de la chevelure. La jeune fille me fait un signe de la main. Sa voix est grave, légèrement poudrée.
— Je cherche, dit-elle, le Palais des Orties. Je cherche (un coup d’œil sur son papier) Nora Philippe et Simon Carpentier. Et Anaïs. Et Noé.
— C’est ici. Tu es Fred ?
La jeune fille acquiesce.
— Tu es en avance, non ? Tu devais arriver demain…
*
Je n’ai pas bonne mémoire. Quand j’étais petite, mes parents se moquaient souvent de ma distraction. Une vraie planche à savon, disaient-ils. Tu pourrais au moins essayer de te concentrer. Je me concentrais, sans résultat. Quand on sent qu’on dérange, on ne s’accroche à rien ou plutôt, en vous, rien ne s’accroche – c’est à ce prix que l’enfance devient supportable. Je dois vivre avec ça, avec ma tête en l’air. Il m’arrive souvent de confondre les visages et d’oublier les dates, mais cet instant où la jeune fille débarque chez nous, le jeudi 28 mars très exactement, alors que les premières fleurs du prunier sont sur le point d’éclore, reste gravé dans ma mémoire avec une précision qui m’étonne moi-même. L’arrivée de Fred marque le début d’un cycle nouveau. Une page se tourne. Il devient important de se souvenir.

Fred dégage une bretelle de son sac à dos en grimaçant. Nous avons prévu de la loger dans la caravane stationnée près de la rivière, mais rien n’est prêt, je n’ai pas encore apporté les draps ni enlevé les toiles d’araignées. Le tintement reprend. Je baisse les yeux. Fred porte autour de la cheville droite un bracelet indien avec des perles et un grelot.
— Ça ne te gêne pas ce bruit quand tu marches ?
Elle secoue la tête en signe de négation. Ses boucles suivent son mouvement avec un temps de retard, puis se remettent en place sur le front.
— Nous sommes jeudi aujourd’hui. Tu devais bien arriver vendredi, ou c’est moi qui déraille ?
Je ne sais pas pourquoi je l’ai tutoyée d’emblée. J’aurais préféré la vouvoyer, mais il me semble difficile de changer en cours de route, Fred aurait pris ça pour de la méfiance, et ce n’est pas un sentiment de méfiance qui m’habite, pas encore un sentiment de méfiance. Je suis simplement dérangée dans mes plans. Et à la ferme, les plans, on s’y tient.
— C’est quoi ton nom, Fred, Freddy ? Frédérique ? Il s’agit de ton vrai prénom ou c’est un surnom ? Pourquoi tu ne me réponds pas…
La jeune fille se dandine d’un pied sur l’autre et le grelot sonne. Dès qu’elle s’immobilise, le chien écrase sa truffe au creux de son genou, comme s’il cherchait à débusquer une bestiole cachée sous la peau.
— Tu comprends quand je te parle ?
Fred réajuste la lanière de son sac, m’adresse de nouveau un signe de la main, fait volte-face et repart sans un mot d’explication vers la route goudronnée avec son petit bruit de pestiférée.
Qu’elle s’en aille, je me dis. Trop belle pour travailler dans les orties.
Je reprends mon rangement. Avant le retour de Simon, je dois finir de dégager les cagettes qui se sont entassées entre le fenil et la citerne d’eau de pluie. À leur place s’élèvera bientôt le nouveau séchoir.
*
Comment était-elle venue de la gare ? En stop ? Ça marche encore le stop ? Évidemment, je ne pouvais pas la laisser repartir toute seule dans la campagne avec ses jambes à l’air et son gros sac à dos. Pour des raisons de sécurité, par solidarité, mais aussi et surtout, il faut bien le reconnaître, par pur intérêt personnel. Nous avions besoin de quelqu’un à la ferme, quelqu’un de gratuit s’entend, pour travailler dans les champs, à la cuisine, et récolter les premières orties, celles des soupes, des pestos et des jus primeurs. Nous n’avions pas les moyens de renvoyer une bénévole sous prétexte qu’elle était arrivée vingt-quatre heures en avance et que ses chevilles étaient plus fines que les pattes du chien.
— Cheese ! Cheese !
J’appelai, je sifflai encore, sans résultat. Noé pointa son nez à la fenêtre de sa chambre.
— Qu’est-ce qu’il y a maman ?
— C’est la woofeuse, j’ai aboyé. Elle est arrivée.
J’écrasai une cagette d’un coup de talon et, abandonnant mes gants sur le siège du tracteur, courus derrière la jeune fille. »

Extraits
« Et la tâche avait été accomplie. Malgré ses mains fines et ses ongles longs, Fred travaillait comme elle marchait, régulièrement, avec obstination. Elle ne voulait jamais s’arrêter, même pour boire un verre d’eau, il fallait qu’elle finisse, qu’elle aille jusqu’au bout de sa mission. Ses gestes étaient rythmés par de légers sifflements, toujours le même refrain, le même enchaînement de notes. » p. 54

« C’est à ce moment-là, ce moment très exactement où le nuage s’était transformé en flamme, que je compris ce qui était en train de se jouer dans cette maison. En moins d’une semaine, Fred avait conquis tout le monde. Et les animaux. Et les lieux. Et les hommes. Chacun, et je m’inclus dans ce chacun, guettait les signes de son attention. Chacun voulait être préféré, chacun était heureux quand il était regardé, mais cette joie se doublait d’une sourde inquiétude – chacun était jaloux, chacun dépossédé quand Fred s’éloignait. Cette jeune fille sortie de nulle part avait changé la donne. Les doutes concernant la viabilité de l’entreprise s’estompaient, le Palais des Orties s’habituait à son nom, on y croyait à nouveau, car il s’agissait bien d’y croire ou de ne pas y croire, depuis le début nous le savions: la ferme est une question de foi. Cette confiance retrouvée rejaillissait sur nos corps. On ne mangeait plus la même chose, on se mettait au lit plus tard et le matin, pour compenser, on se levait plus tôt. Nous faisions des efforts qui ne nous coûtaient rien. On ne s’habillait plus de la même façon, et si je continuais à porter mon tablier pour travailler en cuisine, je laissais souvent la partie haute retomber sur la poche du bas.
Après le dîner, on prenait le temps de sortir dans la cour, c’était inédit. Nous regardions les étoiles en silence. Parfois un index se tendait vers une constellation. Une bouche nommait, et voilà que pour couronner le tout, on crachait du feu dans la nuit. » p. 65

« Frederica reprend ses caresses et soudain, sans prévenir, plonge son index droit dans mon sexe, puis le gauche, et voilà que les deux doigts se frottent l’un contre l‘autre, dos à dos, comme un grillon champêtre frotte ses élytres. Petites ailes dures qui provoquent grand bruit. Petites ailes qui font monter au ciel, le plaisir surgit par surprise, je retiens ma respiration. Je ne veux pas y aller, je veux que ça dure, que la sensation s’éternise. La jouissance me submerge, une jouissance profonde, bouleversante, comme je n’en ai jamais connu. Il me semble inouï qu’il n’y ait qu’un seul verbe et bien peu d’expressions pour désigner le sommet du plaisir, alors qu’il en existe plus de trente dans la vallée pour désigner la pluie. Il y a pourtant autant de différences entre un crachin et une averse qu’entre un orgasme et un autre orgasme. Il y a les jouissances rapides, les timorées, les explosives, et celles qui rebondissent, qui s’étirent pour soudain s’interrompre, comme si rien ne s’était passé. Celles qui mouillent et celles qui assèchent. Celles qui viennent des chevilles, des poignets, et celles qui arrivent par-derrière, en cascade. » p. 165-165

À propos de l’auteur
NIMIER_Marie_©RadioFrance_Eric_Fougere
Marie Nimier © Photo Radio France, Éric Fougère

Marie Nimier est l’autrice de quatorze romans aux Éditions Gallimard parmi lesquels La Reine du silence (« Folio » no 4315), prix Médicis, Je suis un homme (« Folio » no 5732), La plage (« Folio » no 6333) et Les confidences. (Source : Éditions Gallimard)

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La petite dernière

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En deux mots:
Fatima cherche à se définir. Est-elle d’abord une française d’origine algérienne vivant en banlieue? Est-elle d’abord une musulmane essayant de se soumettre aux principes du coran? Mais peut-elle aussi être lesbienne dans ce cas?

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Je m’appelle Fatima et je suis… je suis…

Fatima Daas est La petite dernière d’une famille franco-algérienne. Avec ce premier roman, elle dresse le portrait d’une génération qui se cherche une identité, confrontée à des choix contradictoires.

«Je m’appelle Fatima. Je porte le prénom d’un personnage symbolique de l’islam». La vie de Fatima est semblable à celle de milliers d’autres jeunes de banlieue. Née au sein d’une famille d’immigrés, elle va très vite se déchirer entre la rigueur d’une éducation « traditionnelle », qui veut qu’un père assoie son autorité sur ses filles à coups de ceinture et le goût du rap, entre les préceptes rigoureux de l’islam qui en font vite une « pécheresse » et son envie de sentir les lèvres d’une fille sur sa bouche, entre des études qui vont la mener à l’université et des profs qui doutent qu’elle ait pu réussir par elle-même.
Fatima, au fil de courts chapitres, va nous raconter les épisodes saillants de sa vie. Née à Saint-Germain-en-Laye, elle vit avec ses deux autres sœurs et ses parents dans un petit appartement. En guise de chambre, elles se partagent le salon dans lequel leur père doit passer lorsqu’il rentre avec cette forte odeur et sa mauvaise humeur. Et si le conseil de sa mère, se taire, n’est pas suivi, alors sa violence s’abat sur elles. Souvent, c’est Dounia, la sœur aînée, qui encaisse les coups, ou Hanane, la cadette. Il est vrai que Fatima à un lourd fardeau à porter. À deux ans, on lui a diagnostiqué de l’asthme. Une maladie sévère, chronique et invisible qui lui vaut de fréquents séjours à l’hôpital et un traitement à vie.
À huit ans la famille s’installe à Clichy-sur-Bois, une « ville de musulmans » où elle est musulmane, où elle fait le ramadan, où elle développe son sentiment d’appartenance à la communauté.
À 12 ans, lors d’un voyage scolaire à Budapest, elle ressent une émotion particulière en compagnie de son amie Lola, lorsque par jeu cette dernière l’embrasse sur la bouche. Mais elle choisit de se murer dans le silence. « J’écris des histoires plutôt que de vivre la mienne ». La suite de sa scolarité sera plutôt sans histoires, installée dans son rôle de garçon manqué qui parle fort et n’hésite pas à se faire respecter à coups de poings ou à insulter les professeurs.
À 17 ans, elle consulte une psychologue. Suivront quatre années de thérapie et une lassitude de plus en plus difficile à supporter, tout comme les longs trajets jusqu’à l’université. Alors, elle décide d’arrêter. Elle interrompt ses études. Elle écrit.
À 25 ans, elle rencontre Nina Gonzales. C’est sa période « polyamoureuse », puisqu’elle a parallèlement une relation avec Cassandra, 22 ans, et Gabrielle, 35 ans. Mais c’est aussi l’heure de faire des choix, de s’imaginer un avenir.
Fatima Daas a trouvé la forme qui convient à sa quête, commençant chaque chapitre par une tentative de se définir et montrant par la même occasion combien cette définition est partielle, parfois partiale. Elle met aussi le doigt sur un problème très actuel que l’on pourrait résumer par les difficultés de l’intégration, par la peine à se construire une identité. Sauf, si l’on considère qu’elle a trouvé sa famille. Après Marguerite Duras et Annie Ernaux, la petite dernière pose une première pierre. On attend la suite.

La petite dernière
Fatima Daas
Éditions Noir sur blanc
Premier roman
192 p., 16 €
EAN 9782882506504
Paru le 20/08/2020

Où?
À Paris et en banlieue, à Saint-Germain-en-Laye, Clichy-sous-Bois, Aulnay-sous-Bois, Le Raincy. On y évoque aussi un voyage à Budapest.

Quand?
L’action se situe tout au long des trente dernières années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je m’appelle Fatima Daas. Je suis la mazoziya, la petite dernière. Celle à laquelle on ne s’est pas préparé. Française d’origine algérienne. Musulmane pratiquante. Clichoise qui passe plus de trois heures par jour dans les transports. Une touriste. Une banlieusarde qui observe les comportements parisiens. Je suis une menteuse, une pécheresse. Adolescente, je suis une élève instable. Adulte, je suis hyper-inadaptée. J’écris des histoires pour éviter de vivre la mienne. J’ai fait quatre ans de thérapie. C’est ma plus longue relation. L’amour, c’était tabou à la maison, les marques de tendresse, la sexualité aussi. Je me croyais polyamoureuse. Lorsque Nina a débarqué dans ma vie, je ne savais plus du tout ce dont j’avais besoin et ce qu’il me manquait. Je m’appelle Fatima Daas. Je ne sais pas si je porte bien mon prénom.
«Le monologue de Fatima Daas se construit par fragments, comme si elle updatait Barthes et Mauriac pour Clichy-sous-Bois. Elle creuse un portrait, tel un sculpteur patient et attentif… ou tel un démineur, conscient que chaque mot pourrait tout faire exploser, et qu’on doit les choisir avec un soin infini. Ici l’écriture cherche à inventer l’impossible : comment tout concilier, comment respirer dans la honte, comment danser dans une impasse jusqu’à ouvrir une porte là où se dressait un mur. Ici, l’écriture triomphe en faisant profil bas, sans chercher à faire trop de bruit, dans un élan de tendresse inouïe pour les siens, et c’est par la délicatesse de son style que Fatima Daas ouvre sa brèche.» Virginie Despentes

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Livres Hebdo (Alexiane Guchereau) 
France Culture (Le réveil culturel – Tewfik Hakem) 
En attendant Nadeau (Pierre Benetti) 
Blog Christlbouquine 
Blog Le boudoir de Nath 


Bande-annonce du livre La Petite dernière, premier roman de Fatima Daas © Production Éditions Noir sur blanc

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Je m’appelle Fatima.
Je porte le nom d’un personnage symbolique en islam.
Je porte un nom auquel il faut rendre honneur.
Un nom qu’il ne faut pas « salir », comme on dit chez moi.
Chez moi, salir, c’est déshonorer. Wassekh, en arabe algérien.
On dit darja, darija, pour dire dialecte.

Wassekh: salir, foutre la merde, noircir.
C’est comme «se rapprocher» en français, c’est polysémique.

Ma mère utilisait le même mot pour me dire que j’avais sali mes vêtements, le même mot quand elle rentrait à la maison et qu’elle trouvait son Royaume en mauvais état.

Son Royaume: la cuisine.
Là où l’on ne pouvait pas mettre les pieds ni la main.

Ma mère détestait que les choses ne soient pas remises à leur place.
Il y avait des codes dans la cuisine, comme partout ailleurs, il fallait les connaître, les respecter et les suivre.
Si l’on n’en était pas capable, on devait se tenir à l’écart du Royaume.

Parmi les phrases que ma mère répétait souvent, il y avait celle-ci : Makènch li ghawèn, fi hadi dar, izzèdolèk.
Ça sonnait comme une punchline à mon oreille.
«Il n’y a personne pour t’aider dans cette maison, mais on t’en rajoute.»

En tordant mes orteils dans mes chaussettes hautes, je rétorquais souvent la même chose.
– Il faut me le dire si tu as besoin d’aide, je ne suis pas voyante, je ne peux pas le deviner.
À quoi ma mère répondait du tac au tac qu’elle n’avait pas besoin de « notre » aide. Elle prenait bien soin de dire « notre », une manière de rendre son reproche collectif, d’éviter que je ne le prenne personnellement, que je ne me sente attaquée.

Ma mère a commencé à cuisiner à l’âge de quatorze ans.
D’abord, des choses qu’elle nomme sahline : faciles.
Du couscous, de la tchouktchouka, du djouwèz, des tajines d’agneau aux pruneaux, des tajines de poulet aux olives.

À quatorze ans, je ne savais pas faire mon lit.
À vingt ans, je ne savais pas repasser une chemise.
À vingt-huit ans, je ne savais pas faire de pâtes au beurre.

Je n’aimais pas me retrouver dans la cuisine, sauf pour manger.
J’aimais bien manger, mais pas n’importe quoi.
Ma mère cuisinait pour toute la famille.
Elle élaborait des menus en fonction de nos caprices.
Je refusais la viande, j’avais du poisson ; mon père ne pouvait pas faire sans, son assiette n’en manquait pas.
Si Dounia, ma grande sœur, avait envie de frites plutôt que d’un repas traditionnel, elle l’obtenait.

D’aussi loin que je me souvienne, je vois ma mère dans la cuisine, les mains abîmées par le froid, les joues en creux, en train de dessiner un bonhomme avec du ketchup sur mes pâtes, décorer le dessert, préparer le thé, ranger les poêles dans le four.
Il ne me reste qu’une seule image : nos pieds sous la table, la tête dans notre assiette.
Ma mère aux fourneaux, la dernière à s’installer.
Le Royaume de Kamar Daas, ce n’était pas mon espace.
Je m’appelle Fatima Daas.
Je porte le nom d’une Clichoise qui voyage de l’autre côté du périph pour poursuivre ses études.
C’est à la gare du Raincy-Villemomble que j’attrape le journal Direct Matin avant de prendre le train de huit heures trente-trois. Je lèche mon doigt pour faire défiler les pages efficacement. Page 31, en grand titre : Se détendre.
En bas de la météo, je trouve mon horoscope.
Je lis, sur le quai, mon horoscope de la journée et celui de la semaine.

Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort (Sigmund Freud).

Votre climat astral : Ne vous minez pas si vous ne pouvez pas rendre service à tous ceux qui vous le demandent, pensez à vous ! Réfléchissez avant de vous lancer dans des projets de grande ampleur, ne confondez pas votre optimisme avec forme olympique.

TRAVAIL : Il faudra prendre des décisions énergiques. Votre réalisme sera largement votre meilleur atout aujourd’hui.
AMOUR : Si vous êtes en couple, faites attention de ne pas décourager votre conjoint par vos demandes excessives. Si vous êtes seule, vous pourrez rêver au prince charmant, mais ne vous attendez pas à le croiser au coin de la rue.

Je parcours ensuite les malheurs du monde en essayant de renoncer au désir d’observer les personnes dans le train.

Pas un jour ne passe sans que des passagers refusent d’avancer dans les couloirs. Le matin, je répète la même formule pas magique : « Pouvez-vous avancer, s’il vous plaît ? Il y a des personnes qui souhaitent aller au travail, comme vous. »
En fin de journée, je change de ton.
Je supprime volontairement les marques de politesse.

Ces passagers qui n’avancent pas dans les couloirs sont les mêmes qui s’apprêtent à descendre aux deux prochaines stations : à Bondy ou à Noisy-le-Sec.
Leur astuce : rester postés près des portes de sortie pour ne pas rater leur arrêt.
Dans le bus, je veille à ce que la femme avec son enfant, la femme enceinte, la femme âgée ait une place.
Je porte mon attention exclusivement sur les femmes.
Je me sens obligée de jouer à la justicière, de défendre les autres, de parler à leur place, de porter leurs paroles, de les rassurer, de les sauver.

Je n’ai sauvé personne, ni Nina ni ma mère.
Ni même ma propre personne.
Nina avait raison.
C’est malsain de vouloir sauver le monde.
Je m’appelle Fatima Daas.
Je porte le nom d’une Clichoise qui voyage de l’autre côté du périph pour poursuivre ses études.
C’est à la gare du Raincy-Villemomble que j’attrape le journal Direct Matin avant de prendre le train de huit heures trente-trois. Je lèche mon doigt pour faire défiler les pages efficacement. Page 31, en grand titre : Se détendre.
En bas de la météo, je trouve mon horoscope.
Je lis, sur le quai, mon horoscope de la journée et celui de la semaine.

Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort (Sigmund Freud).

Votre climat astral : Ne vous minez pas si vous ne pouvez pas rendre service à tous ceux qui vous le demandent, pensez à vous ! Réfléchissez avant de vous lancer dans des projets de grande ampleur, ne confondez pas votre optimisme avec forme olympique.

TRAVAIL : Il faudra prendre des décisions énergiques. Votre réalisme sera largement votre meilleur atout aujourd’hui.
AMOUR : Si vous êtes en couple, faites attention de ne pas décourager votre conjoint par vos demandes excessives. Si vous êtes seule, vous pourrez rêver au prince charmant, mais ne vous attendez pas à le croiser au coin de la rue.

Je parcours ensuite les malheurs du monde en essayant de renoncer au désir d’observer les personnes dans le train.

Pas un jour ne passe sans que des passagers refusent d’avancer dans les couloirs. Le matin, je répète la même formule pas magique : « Pouvez-vous avancer, s’il vous plaît ? Il y a des personnes qui souhaitent aller au travail, comme vous. »
En fin de journée, je change de ton.
Je supprime volontairement les marques de politesse.

Ces passagers qui n’avancent pas dans les couloirs sont les mêmes qui s’apprêtent à descendre aux deux prochaines stations : à Bondy ou à Noisy-le-Sec.
Leur astuce : rester postés près des portes de sortie pour ne pas rater leur arrêt.
Je m’appelle Fatima Daas.
Je porte le nom d’une Clichoise qui voyage de l’autre côté du périph pour poursuivre ses études.
C’est à la gare du Raincy-Villemomble que j’attrape le journal Direct Matin avant de prendre le train de huit heures trente-trois. Je lèche mon doigt pour faire défiler les pages efficacement. Page 31, en grand titre : Se détendre.
En bas de la météo, je trouve mon horoscope.
Je lis, sur le quai, mon horoscope de la journée et celui de la semaine.

Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort (Sigmund Freud).

Votre climat astral : Ne vous minez pas si vous ne pouvez pas rendre service à tous ceux qui vous le demandent, pensez à vous ! Réfléchissez avant de vous lancer dans des projets de grande ampleur, ne confondez pas votre optimisme avec forme olympique.

TRAVAIL : Il faudra prendre des décisions énergiques. Votre réalisme sera largement votre meilleur atout aujourd’hui.
AMOUR : Si vous êtes en couple, faites attention de ne pas décourager votre conjoint par vos demandes excessives. Si vous êtes seule, vous pourrez rêver au prince charmant, mais ne vous attendez pas à le croiser au coin de la rue.

Je parcours ensuite les malheurs du monde en essayant de renoncer au désir d’observer les personnes dans le train.

Pas un jour ne passe sans que des passagers refusent d’avancer dans les couloirs. Le matin, je répète la même formule pas magique : « Pouvez-vous avancer, s’il vous plaît ? Il y a des personnes qui souhaitent aller au travail, comme vous. »
En fin de journée, je change de ton.
Je supprime volontairement les marques de politesse.

Ces passagers qui n’avancent pas dans les couloirs sont les mêmes qui s’apprêtent à descendre aux deux prochaines stations : à Bondy ou à Noisy-le-Sec.
Leur astuce : rester postés près des portes de sortie pour ne pas rater leur arrêt.
Dans le bus, je veille à ce que la femme avec son enfant, la femme enceinte, la femme âgée ait une place.
Je porte mon attention exclusivement sur les femmes.
Je me sens obligée de jouer à la justicière, de défendre les autres, de parler à leur place, de porter leurs paroles, de les rassurer, de les sauver.

Je n’ai sauvé personne, ni Nina ni ma mère.
Ni même ma propre personne.
Nina avait raison.
C’est malsain de vouloir sauver le monde. »

Extrait
« Je m’appelle Fatima Daas.
Je suis française d’origine algérienne.
Mes parents et mes sœurs sont nés en Algérie.
Je suis née en France.
Mon père disait souvent que les mots c’est «du cinéma», il n’y a que les actes qui comptent.
Il disait smata, qui signifie insister jusqu’à provoquer le dégoût, quand il voyait à la télé deux personnes se dire «Je t’aime». (…)
Quand mes sœurs arrivaient à convaincre notre père de nous laisser regarder Charmed à la télé (parce qu’il n’y en avait qu’une de télévision, qui se trouvait dans la chambre de mes parents), il suffisait que la main d’un homme frôle celle d’une femme pour que mon père dise khmaj et change de chaîne illico presto.
Khmaj, ça veut dire pourriture. » p. 101

À propos de l’auteur
DAAS_Fatima_©Olivier_RollerFatima Daas © Photo Olivier Roller

Fatima Daas est née en 1995 à Saint-Germain en Laye, de parents venus d’Algérie. Elle grandit à Clichy-sous-Bois dans le 93 entourée d’une famille nombreuse. Au collège, elle se rebelle, revendique le droit d’exprimer ses idées et écrit ses premiers textes. Elle se définit comme une féministe intersectionnelle. La Petite Dernière est son premier roman. (Source: Livres Hebdo)

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L’été en poche (8): Oublier Klara

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En 2 mots:
Iouri revient à Mourmansk 23 ans après, au chevet d’un père mal-aimé qui va mourir. L’occasion d’en apprendre davantage sur Klara, la mère qui a été arrêtée alors qu’il n’était qu’en enfant et qu’il ne plus jamais revue. Commence alors une exploration sur trois générations, pleine de bruit et de fureur.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Oublier Klara
Isabelle Autissier
Le livre de Poche
Roman
312 p., 20 €
EAN 9782253934400
Paru le 10/06/2020

Les premières lignes
« IOURI
Retour à Mourmansk
C’était l’heure sublime.
Iouri n’avait pas demandé une place au hublot, mais l’avion était loin d’être plein et il s’y était glissé. Il savait qu’il serait incapable de lire ou de se concentrer sur quoi que ce soit. Mieux valait regarder le paysage qui agissait comme une hypnose apaisante. Huit mille mètres sous lui s’étendait un blanc sans fin, à peine tranché, çà et là, d’une route sombre, dont on ne pouvait dire où elle conduisait. Les lacs gelés renvoyaient un éclat bleuté, la forêt alignait ses troncs bruns qui n’avaient pas retenu la neige. Ailleurs, blanc, blanc, blanc.
Alors que le soleil tangentait l’horizon, le rose et le pourpre s’imposèrent. La neige semblait flamber. La couleur du ciel allait du jaune orangé à l’ouest au noir à l’est. Il aurait voulu être dans le poste de pilotage pour embrasser l’ensemble de ce lavis et savourer ces minutes. Ses souvenirs d’un tel panorama dataient de près de trente ans, sur un chalutier de fer, quelque part loin au nord. Depuis, l’éclairage urbain lui avait toujours masqué l’arrivée de la nuit. Il sentait que ce spectacle était fait pour lui seul, pour l’aider à retisser les liens avec ce passé qu’il s’apprêtait à affronter.
La gloire des couleurs ne dura que quelques minutes, puis tout sombra dans le sépia, et enfin le noir prit possession de l’espace. Seule une lueur, sur la gauche de l’appareil, signalait leur destination.
– Mesdames et messieurs, nous allons prochainement atterrir à Mourmansk, veuillez regagner vos sièges…
En entendant l’annonce standardisée de l’hôtesse, Iouri perçut ce vieux serrement au niveau du plexus qu’il n’avait plus éprouvé depuis longtemps. Voilà. On y était. Plus d’échappatoire. Depuis qu’il avait pris la décision de revenir, quelques jours plus tôt, il avait évité de penser aux conséquences. En route, il s’était appliqué à se laisser bercer par l’irréalité de ces voyages longs-courriers : foules d’aéroports, queues, cafés insipides, films à la chaîne qui vous laissent comateux et rendent indistinctes les heures du jour ou de la nuit. Il avait toujours comparé la position du voyageur intercontinental à une régression fœtale. Ce qui, aujourd’hui, s’appliquait parfaitement à son cas.
En sortant de l’aéroport, il repéra le coin des « brouettes », les taxis clandestins, grâce aux hommes emmitouflés qui hélaient discrètement les voyageurs. Il avait largement de quoi se payer un vrai taxi mais eut pitié de ces types qui faisaient le planton dans la nuit, espérant quelques roubles.
– Business, Sir ? S’enquit le chauffeur.
Il avait dû repérer la qualité de la valise. La conversation était un passage obligé dans une brouette et un peu de sympathie pouvait rapporter un pourboire. Iouri répondit en russe.
– Oui, inspection de la sécurité de la Route du Nord.
Pourquoi mentait-il ? Parce qu’il était trop long ou trop douloureux d’expliquer qu’il arrivait d’Ithaca, État de New York, pour assister, vraisemblablement, à la mort de son père. Il aurait fallu raconter qu’il n’avait pas mis les pieds en Russie depuis 1994, vingt-trois ans auparavant, et qu’il s’en était enfui en se jurant que c’était pour toujours.
La vieille Mercedes taillait la route, ses phares perçant à peine une purée de microcristaux de glace. Ils quittèrent la forêt, la neige devint noire. La poussière de charbon ! Iouri avait oublié que Mourmansk baignait dans son nuage de polluants, dont celui-ci n’était que le plus visible.
La ville surgit, déserte à cette heure. Il nota le nouveau pont sur la baie de Kola et le quartier neuf qui scintillait sur la berge opposée. Le chauffeur le déposa à l’hôtel Gubernskiy, non sans lui avoir laissé son portable pour une autre fois ou s’il cherchait un endroit pour s’amuser un peu.
Un passeport américain, même avec un patronyme dénonçant l’origine russe, faisait encore son petit effet à Mourmansk. On s’empressa de lui ouvrir une chambre fleurant le désinfectant, mais confortable : lit XXL, écran géant. Avec son couvre-pieds à fleurs et son tableau de chasse au cerf, il aurait pu se croire dans un recoin du Wisconsin ou de l’Alabama.
Il dîna rapidement dans une salle à manger d’un kitsch à pleurer où ne traînaient que trois hommes d’affaires silencieux, et s’abattit dans le grand fauteuil en simili-cuir de sa chambre. Il était temps de sortir de la léthargie du voyage.

L’avis de… Gilles Martin-Chauffier (Paris-Match)
« Isabelle Autissier fait de ce roman un chemin de croix à mi-chemin entre Soljenitsyne et Robinson Crusoé. Un vrai roman d’aventures. Rien d’une lecture d’été pour le bord de mer. Juste un grand livre. »

Vidéo


Isabelle Autissier présente Oublier Klara. © Production Hachette France

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Les étrangers

DELOME_les-etrangers
   RL_automne-2019

 

En deux mots:
Au baptême de sa petite-fille, la narrateur se souvient de son parcours, de ce père absent et de cette mère qui l’a toujours considéré comme une charge. Un manque d’amour qui va l’entraîner sur des chemins de traverse dominés par la rancœur.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le roman de la honte et du dégoût

Les étrangers dont il est question dans ce roman sont les propres parents de l’auteur, né d’une «erreur» et rejeté par une mère qui préfèrera «vivre sa vie». Comment dès lors se construire une identité…

Le narrateur de ce roman sans compromis vient assister au baptême de Françoise, sa petite fille. Son fils a eu la malencontreuse idée de la prénommer comme sa mère. Une mère honnie à tel point qu’il a failli ne pas se rendre à l’invitation et qu’il se fait le plus discret possible durant la cérémonie. Des sentiments dont le lecteur peut sentir la violence dès les premières lignes: «Ma mère était gouine et je ne souhaite pas à mon pire ennemi d’endurer mon adolescence auprès d’Elle. Longtemps les deux mots qui m’ont le mieux évoqué cette femme ont été honte et dégoût.» Et alors que se déroule la cérémonie religieuse, les souvenirs vont émerger. Ceux de ces années cinquante-soixante, quand les Français «avaient follement besoin de s’amuser et s’étourdir en société. Les salles de spectacle en général, et les cabarets en particulier, étaient très fréquentées. Il y en avait pour tous les goûts et toutes les bourses. Répandues à travers Paris.»
C’est plus précisément du côté de Pigalle que ses parents vont se rencontrer et que vont se jouer les destins des membres de la famille et de leurs amis, amants, maîtresses, compagnons de route. C’est du reste Loulou, l’une des figures de ce monde de la nuit qui va lui raconter comment s’est faite la rencontre entre Paul et Françoise, ses futurs parents, et combien sa naissance n’aura pas été souhaitée. En fait, Loulou servait de rabatteur pour un riche industriel, M. Limonade, et avait convié Françoise et Bruno à les suivre pour une partie fine durant laquelle chacun caressait un dessein propre assez éloigné des fantasmes de l’autre. C’est d’ailleurs autant pour éviter Loulou ou M. Limonade que Françoise et Bruno vont se retrouver en couple, même si Françoise est lesbienne. D’ailleurs très vite chacun va mener une double vie, entre trafics et petits boulots, entre prostitution ou protection d’un partenaire fortuné. Françoise va choisir de suivre Monique, de vingt ans son aînée, et laisser quelques illusions et son fils sur le bord de la route. On comprend sa rancœur: «Lorsqu’on s’est retrouvé confronté au dégoût viscéral de soi durant son enfance; c’est un peu comme une langue maternelle qu’on vous aurait inculquée de force dans votre âme meurtrie.»
Didier Delome, après avoir raconté ses années de galère dans La dèche, son premier roman que l’on peut considérer comme le premier volet de cette histoire, ne se retrouve pas mieux loti dans ce second volume. Enfant non désiré puis rejeté, il va toutefois trouver dans la culture sa planche de salut: «Cela se manifestait, entre autres, par un inextinguible goût pour la lecture. Qui ne m’a d’ailleurs plus jamais quitté. Un point commun incontestable avec ma mère pourtant exécrée.» N’y voyez toutefois pas une bibliothérapie, il s’agit bien davantage ici d’une planche de salut, de celle qui empêche de plonger dans la dépression et le suicide que l’on sent très présents dans ce récit impitoyable où la noirceur recouvre les paillettes et où la haine recouvre la liberté sexuelle. Même si on peut lire entre les lignes une envie de réhabilitation.

Les étrangers
Didier Delome
Éditions le dilettante
Roman
256 p., 18 €
EAN 9782842639860
Paru le 21/08/2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris et en banlieue.

Quand?
L’action se situe de la fin des années cinquante à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans ce deuxième roman, Didier Delome raconte son enfance et sa mère.
«Jamais nous n’aurions dû nous croiser ma mère et moi. Loulou a raison. J’aurais mieux fait de la fréquenter avant ma naissance. Peut-être aurais-je su ainsi l’apprécier à sa juste valeur, sans tous ces a priori détestables qu’ont forgés en moi nos six années de promiscuité forcée. Mais n’est-il pas un peu tard à mon âge pour réécrire notre histoire? Malgré ma certitude que la littérature possède ce génie faramineux de cicatriser les plaies du passé et consoler de ce qui aurait pu être et n’a pas été. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com 
Actualitté (Nicolas Gary)
La Grande Parade (Valérie Morice)
Blog Bib HLM 
Blog Mes impressions de lecture 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Ma mère était gouine et je ne souhaite pas à mon pire ennemi d’endurer mon adolescence auprès d’Elle. Longtemps les deux mots qui m’ont le mieux évoqué cette femme ont été honte et dégoût. Avant qu’un autre vocable ne s’immisce à leur place, curiosité. Revenons à la honte. Honte d’Elle. Honte d’être issu d’Elle. Ensuite le dégoût. Dégoût d’Elle. Physiquement d’Elle. Puis au fil de ma longue existence d’adulte, beaucoup plus tard, la curiosité. Car j’ai mis un temps fou, après l’avoir fuie si loin et haïe autant, pour réaliser qu’en définitive je ne la connaissais guère et savais bien peu de chose sur Elle. Mais commençons par le début.
Ils sont tous là. Ceux que je reconnais et les autres – que je n’ai jamais vus ou dont je ne me souviens plus mais qui ont sûrement entendu parler de moi un jour ou l’autre – lors de cette cérémonie de baptême dans l’église imposante et sombre que je connais bien, même si je n’y étais pas revenu depuis un bail. La plupart des insignes membres des familles respectives des parents subjugués par le rituel en train de s’accomplir autour de leur progéniture enrubannée d’une fine pellicule de dentelle immaculée. Quant à moi, je me tiens en retrait de ce public de fidèles aguerris et agglutinés que je surveille acagnardé dans la pénombre derrière une mince colonne vertigineuse, à l’abri de toute curiosité intempestive.
L’ambiance générale est recueillie et plutôt distinguée. Il fallait s’y attendre au sein de ce cloaque bourgeois et catholique. Mon regard s’attarde sur Antoine. À son tour revenu d’Amérique. Et marié avec une Française. À l’inverse de moi ayant dû jadis épouser une Américaine. Sa mère. Bien obligé si je voulais alors obtenir ma carte verte. Le sésame afin de demeurer aux USA. À l’origine ce mariage n’était pas destiné à durer. Même si j’avais joué le jeu du mari modèle vis-à-vis des services si tatillons de l’immigration US. Au point d’ailleurs de produire ensemble ces deux magnifiques bambins. Antoine et son frère, Pascal, son cadet d’un an. Tous deux élevés par leur admirable mère. Sur la côte Est. Tandis que je m’installais seul à l’Ouest. En Californie. Sans jamais néanmoins couper les ponts entre nous après notre divorce à l’amiable. Et je dois dire qu’elle s’est toujours montrée à la hauteur pour éduquer sans moi nos deux adorables garçons. En vraie mère juive. Cent pour cent juive mais athée. Ou plus exactement : non pratiquante. En tout cas ni Antoine ni Pascal n’ont été baptisés à mon initiative. Pas plus d’ailleurs qu’ils n’ont fait leur bar-mitsvah. Je ne me souviens même plus s’ils ont été circoncis. Et j’avoue ne jamais avoir eu l’occasion de le vérifier de visu. Mais ils doivent l’être comme la majorité des petits Américains. Du fait d’un diktat hygiénique local et non pas d’une barbare hoirie. Peu importe, j’ignore pourquoi Antoine, mon aîné, a ainsi décidé sur le tard de se convertir au catholicisme en sacrifiant au rituel du baptême juste avant de venir s’installer en France. À Paris. Sans doute afin de mieux nous retrouver tous les deux. Comme si cette conversion récente pouvait nous aider à nous rapprocher. Ou me plaire. Sous prétexte que de mon côté nous sommes de très ancienne obédience chrétienne, et que j’ai moi-même été baptisé après ma naissance, puis dûment envoyé suivre mes cours de catéchisme avant d’effectuer en grande pompe ma communion solennelle. Ici même. À Saint-Jean de Montmartre. À une époque où je vivais à côté d’ici. Chez ma mère qui n’en avait rien à cirer de la religion mais avait suivi les traditions par principe en organisant une petite fête à l’issue de cette cérémonie à laquelle elle avait convié une partie de notre parentèle. Ceux qu’elle acceptait encore de côtoyer à l’occasion de rarissimes raouts familiaux. Malgré des apparences trompeuses, je me demande si ma mère n’a pas toujours été snob. À la question iconoclaste qui me taraude l’esprit en l’imaginant invitée ici-même en bonne et due forme : serait-elle alors venue? Nous aurait-elle gratifiés de sa présence endimanchée ? Je suis bien obligé de répondre : pourquoi pas ?! Surtout si Antoine s’était chargé en personne de la convier, insistant sur l’importance de sa présence parmi eux. Les mêmes arguments déployés avec moi pour me convaincre d’assister à cette mascarade, alors que nous ne nous fréquentons plus depuis des lustres. Naturellement j’ai refusé. Et je ne sais pas pourquoi à la dernière minute j’ai décidé de passer pour entrevoir à quoi tout ce cirque ressemblerait. À la dérobée. Sans me montrer ni participer en quoi que ce soit à des retrouvailles parentales factices. Hors de question de me prêter à leurs simagrées. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours affiché une sainte horreur pour cette notion même de famille et toutes les obligations afférentes colportées avec. Sauf lorsque j’étais enfant chez mes grands-parents. Le temps béni où choyé et heureux je n’habitais pas déjà chez Elle. Françoise G. Ma mère. Puisqu’il faut enfin la nommer.
Plus j’y repense et plus cela me turlupine. Comment se fait-il, par quelle opération du Saint-Esprit, que, parmi tous les fichus prénoms féminins de la terre, Antoine – ou sa bonne femme bigote mais je n’y crois pas une seconde – ait ainsi pu choisir d’appeler sa môme Françoise?
Pour m’emmerder. Forcément. Alors là chapeau! Voilà pourquoi il m’a convoqué dans cette nef immense et si terne. Afin de s’assurer que je recevrais son satané faire-part avec ces deux ignobles prénoms gravés dessus. Il a poussé le vice jusqu’à lui attribuer en deuxième prénom Yvonne, qui était aussi celui de ma mère. N’est-ce pas là une preuve irréfutable de son esprit retors? Je ne vois guère d’autre explication plausible.
Affublé de tels prénoms – aussi désuets et laids – ce bébé me répugne. Et si par une folie inimaginable j’avais accepté d’être son parrain, j’aurais été capable de le laisser choir exprès par terre devant le bénitier. Et encore heureux si je ne l’avais pas balancé ensuite contre le mur pour l’y écraser comme un vulgaire cafard avant de le piétiner avec allégresse. Je devrais avoir honte et frémir d’horreur en émettant pareilles pensées. Ma propre petite-fille. Quel gâchis. Amen. Ah! j’oubliais de préciser qu’une fois qu’il est venu s’installer en France, à Paris – comme par hasard –, en outre je découvre qu’Antoine habite ce quartier. Les Abbesses. Où j’ai moi-même passé mon adolescence après le décès de mon grand-père maternel chargé de m’élever au sein de sa nouvelle famille recomposée, dans une charmante banlieue résidentielle. La Varenne-Saint-Hilaire où je me suis d’ailleurs installé dès mon retour. Préférant les abords si délicieux et coquets de la Marne plutôt que ces quartiers bobos de la rive gauche où j’ai toujours vécu adulte, lors de mes passages en France. Lui a emménagé à Montmartre, à deux pas de la place des Abbesses, dans le haut de l’avenue Junot – pardi! Il en a les moyens ; ce que je ne lui reproche pas, tant mieux pour lui – mais de là à choisir précisément cette église : Saint-Jean de Montmartre, où je venais jadis passer au patronage mes jeudis et dimanches, et les jours fériés et petites vacances, sous l’égide de monsieur l’Abbé – encore un drôle de zig celui-là! –, je dis qu’il pousse le bouchon un peu loin. »

Extraits
« La vie nocturne parisienne, après-guerre, jusqu’à la fin des années cinquante, et même au début des années soixante, battait son plein de manière trépidante. Les gens sortaient le plus possible. La télévision ne les avait pas encore alpagués pour les maintenir calfeutrés chez eux. Ils avaient follement besoin de s’amuser et s’étourdir en société. Les salles de spectacle en général, et les cabarets en particulier, étaient très fréquentées. Il y en avait pour tous les goûts et toutes les bourses. Répandues à travers Paris. Y compris dans les beaux quartiers. Et de Montmartre à Montparnasse. Mais Pigalle et ses alentours concentraient une bonne partie des établissements noctambules un peu coquins exhibant à la fois des filles nues et disposant d’hôtesses accortes chargées de faire danser, et surtout consommer, la clientèle masculine. Parisienne, provinciale, voire cosmopolite, ainsi que tous les michetons en maraude venus s’aventurer seuls ou en groupes, et même parfois en couple, y compris mariés, accourus de toutes parts pour s’encanailler dans le quartier réputé le plus chaud de la capitale. »

« Très tôt, l’art et la culture m’ont aussi empêché durant cette sinistre période de cohabitation forcée de trop désespérer de ma vie. Une soif de connaissances s’est mise à enfler en moi pour me protéger de son insatiable curiosité et m’aider à patienter jusqu’à ce que je gagne enfin mon ticket pour la liberté. Cela se manifestait, entre autres, par un inextinguible goût pour la lecture. Qui ne m’a d’ailleurs plus jamais quitté. Un point commun incontestable avec ma mère pourtant exécrée. » p.203

« Lorsqu’on s’est retrouvé confronté au dégoût viscéral de soi durant son enfance; c’est un peu comme une langue maternelle qu’on vous aurait inculquée de force dans votre âme meurtrie. Alors baptiser ainsi sa fille unique Françoise, de la part de mon fils Antoine, c’est comme s’il épelait à tue-tête dans mes oreilles ma pire exécration. Ma mère m’a dégoûté des autres. Physiquement des autres. Et, plusieurs décennies après son décès, j’en souffre encore. Comment ne pas lui en vouloir? » p. 252

À propos de l’auteur
Né en 1953 en France, Didier Delome a fréquenté les cinq continents, aimé l’Amérique, et rencontré tout le monde. Il a publié deux romans aux éditions Le Dilettante, Jours de dèche (2018) et Les étrangers (2019). (Source: Éditions Le Dilettante)

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