Les Contemplées

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En deux mots
Arrêtée par la police, la narratrice est incarcérée à la Manouba, la prison pour femmes de Tunis. C’est pour elle le début d’un calvaire, les conditions de détention étant très difficiles. Mais c’est aussi la découverte d’un monde où l’humanité et la dignité parviennent à se faire une place dans cette cellule surpeuplée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Derrière les murs de la Manouba

Pauline Hillier a fait partie des Femen. C’est lors d’une action de protestation en 2013 qu’elle a été arrêtée et incarcérée dans la prison de femmes de Tunis, la Manouba. Une expérience qu’elle relate dans ce roman bouleversant.

Quand on se retrouve isolée du monde, dans une cellule surpeuplée et proche de l’insalubrité, alors la moindre petite attention est bonne à prendre. Pour la narratrice, brutalement jetée dans cet univers carcéral, la possibilité de conserver un livre est une bénédiction. Cet exemplaire des Contemplations de Victor Hugo va très vite devenir un viatique lui permettant de ne pas sombrer. Mieux, c’est dans les marges et dans les espaces encore vierges qu’elle pourra prendre des notes, raconter son vécu et rassembler la matière de ce qui deviendra Les Contemplées en hommage à l’auteur des Misérables.
Si ce n’est qu’en toute fin de volume que Pauline Hillier expliquera ce qui l’a conduite dans cette cellule en 2013, on sent bien qu’elle n’a rien oublié de son séjour, des premières minutes à celles de sa libération. Il faut dire que cette expérience ne peut que marquer fortement ceux qui la subissent. La violence y est omniprésente, d’abord assénée par ceux qui sont censés faire respecter la loi, les gardiens et le personnel administratif jusqu’à la directrice qui n’a pas trouvée meilleur moyen pour se hisser au rang de ses collègues masculins que d’être encore plus sévère et plus tyrannique qu’eux. Elle fait de sa «machine carcérale» un concentré d’inhumanité et encourage les gardiennes à la sévérité, pour ne pas dire la brutalité. On comprend alors la détresse de la Française jetée dans une cellule qui répond à ses propres règles, avec des détenues plus ou moins dangereuses et dont elle ne comprend pas la langue. Les policiers l’avaient du reste prévenue, c’est bien l’enfer qui l’attend.
Mais la peur n’est pas la meilleure conseillère. Pour pouvoir tenir, elle se rend bien compte qu’elle doit faire profil bas et essayer de se fondre dans la masse, voire à se trouver des alliées.
Mais c’est presque par hasard qu’elle va trouver le moyen de gagner sa place et même de jouir d’un statut particulier. En prenant la main d’une codétenue et en lui expliquant ses lignes de vie, elle va s’improviser chiromancienne. Ce faisant, elle fait rentrer de l’humanité – voire de la sensualité – dans ce monde où le libre-arbitre et la force font loi. Prendre la main d’une prisonnière n’est alors plus un geste anodin, mais le début d’une histoire. De confidence en confidence, on va voir se déployer les histoires individuelles, découvrir Hafida, Samira, Fazia, Boutheina et les autres. Alors, il n’est plus question de crimes et délits, mais de solidarité et de sororité. Alors on soutient une femme enceinte, on compatit à la tragique histoire de cette femme violée que son père tout comme la police préfère ne pas croire et qui va finir incarcérée, accusée du meurtre de son agresseur. Ou encore de cette autre détenue, coupable de ne pas avoir été en mesure de donner un héritier mâle à son mari. Miroir inversé d’une société qui a érigé le patriarcat en système absolu que le dévoiement de la religion accentue encore, La Manouba devient alors le creuset d’un combat souterrain, d’une humanité qui défie la violence. Alors un carré de chocolat, un bout de savon, un pas de danse, quelques secondes passées sous la douche ou encore quelques pas en plein air deviennent les symboles de la résilience, du refus de l’obscurantisme.
Si le récit de Pauline Hillier est aussi bouleversant, c’est parce qu’il donne à cette tranche d’autobiographie une valeur universelle. En entrant avec elle dans cette prison et en partageant son quotidien, c’est bien contre l’injustice et l’absolu d’un pouvoir dévoyé que l’on s’élève. Avec la force d’un Midnight express féminin, l’ex-militante Femen trouve dans l’écriture le moyen de poursuivre un combat qui, s’il est loin d’être gagné, fera bouger les lignes ou, au moins soutenir ces femmes détenues qui retrouvent ici un visage. Car, comme l’écrivait justement Victor Hugo dans les Contemplations…
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;
Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.

Les Contemplées
Pauline Hillier
Éditions La Manufacture de livres
Roman
204 p., 18,90 euros
EAN 9782358879415
Paru le 8/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans une prison de Tunis. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule en 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’issue d’une manifestation à Tunis, une jeune française est arrêtée et conduite à La Manouba, la prison pour femmes. Entre ces murs, c’est un nouvel ordre du monde qu’elle découvre, des règles qui lui sont dictées dans une langue qu’elle ne comprend pas. Au sein du Pavillon D, cellule qu’elle partage avec vingt-huit codétenues, elle n’a pu garder avec elle qu’un livre, Les Contemplations de Victor Hugo. Des poèmes pour se rattacher à quelque chose, une fenêtre pour s’enfuir. Mais bientôt, dans les marges de ce livre, la jeune femme commence à écrire une autre histoire. Celle des tueuses, des voleuses, des victimes d’erreurs judiciaires qui partagent son quotidien, lui offrent leurs regards, leurs sourires et lui apprennent à rester digne quoi qu’il arrive.
Vibrant d’humanité, Les Contemplées, roman autobiographique enflammé, nous livre l’incroyable portrait d’un groupe de femmes unies face à l’injustice des hommes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le JDD (Karine Lajon)
France Culture (Le cours de l’histoire)
Blog Ju lit les mots
Blog Vagabondage autour de soi
Blog de Christophe Gelé
Blog de Philippe Poisson
Blog Médiapart (Hedy Belhassine)


Pauline Hillier présente son roman Les Contemplées à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Il est vingt heures, le soleil se couche sur Tunis. Dans la voiture, un flic me met en garde : là où je vais ça ne va pas être facile, il va falloir rester sur mes gardes et me méfier de tout le monde. Je ne sais pas où l’on me conduit, personne ne m’a expliqué. Des gens ont parlé en arabe autour de moi toute la journée, des officiers de police ont passé des coups de fil, d’autres m’ont observée gravement pendant de longues minutes avant de pousser de grands soupirs, une avocate a fait un passage éclair, toute en sueur, l’air affolé, une pile de dossiers sous le bras et des lunettes de soleil sur la tête, m’assurant qu’elle ferait tout son possible pour me sortir de là, mais personne ne m’a exposé le programme. Ça a eu l’air de leur sembler évident. Pourtant, plus les heures passent et plus rien pour moi ne l’est. Mon cerveau colle en vrac des images sur les mots que le flic prononce : « Il y a des tueuses. Il faut faire attention. Il ne faut pas leur faire confiance. Elles te dépouilleront, elles te frapperont, ou même pire. Il y a des folles là-bas. » Je serre les dents. Je sais qu’il veut me faire peur. Il guette ma réaction dans le rétroviseur mais j’évite soigneusement son regard. Je ne veux pas lui donner satisfaction. Je joue la fille qui en a vu d’autres, moi qui en ai vu si peu pourtant. Je scrute le paysage par la fenêtre en essayant de recueillir un maximum d’informations. Les rues défilent dans la pénombre. Des automobilistes, des motards et des piétons sont emportés par leurs trajets quotidiens, l’air concentré ou absent. Quelques arbres sans feuilles et recouverts de poussière tremblent au passage des camions. Un chien errant lève la patte contre un tronc puis repart en trottinant. Devant une épicerie une bande de pigeons a pris d’assaut un sac de semoule éventré, un homme sort les bras en l’air pour les chasser. Nous poursuivons notre course. Les passants se font plus rares. Je guette les panneaux pour tenter de localiser l’endroit où nous allons, mais la plupart sont en arabe. Les rues se ressemblent et la ville devient vite un labyrinthe dans lequel le chauffeur semble tourner volontairement en rond pour me perdre. Comme si je n’étais pas déjà assez paumée.
Voilà des heures qu’on me trimballe d’un endroit à l’autre. Mes poignets menottés passent de mains en mains, les mains me traînent de lieu en lieu. On me crie des choses en arabe sans prendre la peine de les traduire. On tire sur ma laisse comme sur celle d’un animal apeuré. La pénombre est partout à présent, elle enveloppe les silhouettes, se répand dans les rues, entre dans la voiture, m’écrase contre le siège en cuir, pénètre ma gorge et mes oreilles, me gagne tout entière. Après des kilomètres de façades, la voiture de police ralentit enfin, passe sous un imposant fronton et s’engouffre dans un couloir sombre. « Bienvenue à la Geôle », me lâche le conducteur dans un rire moqueur. Un frisson me saisit tandis que la voiture s’enfonce dans la gueule béante du monstre. Les portes se referment sur moi en un boucan sinistre, grilles qui s’entrechoquent, gonds rouillés qui grincent, lourdes chaînes qu’on attache. Cette fois ça y est, le système carcéral vient de m’engloutir. Il n’a fait qu’une bouchée de moi. Je déglutis en même temps que lui, une énorme boule dans ma gorge.
Le flic gare la voiture mais je n’ai plus franchement envie d’en sortir. Il descend, ouvre ma portière et m’attrape par le coude. La suite du trajet se fait à pied. Toujours menottée, je suis escortée par deux officiers le long d’un chemin en terre battue. J’en profite pour repérer un peu les lieux. Un imposant mur d’enceinte surplombé de fils barbelés nous coupe du monde. Au bout du chemin, la silhouette lugubre d’un bâtiment en béton se détache. Sur la droite, une cour grillagée enferme plusieurs dizaines d’hommes, jeunes pour la plupart, pieds nus dans la poussière. Ils s’agglutinent le long du grillage pour lorgner la curiosité qui débarque, cherchent mon regard sans toutefois oser m’interpeller. Des gardiens les surveillent de loin d’un œil menaçant, matraque à la ceinture. De l’autre côté sur ma gauche, un groupe patiente en file indienne devant un homme accroupi qui leur distribue de la nourriture. Une louche de bouillie rouge jetée dans un cul de bouteille en plastique, et au suivant. Mon estomac se noue à l’idée de prendre ici mon prochain repas. Mais je n’ai pas le temps d’y penser davantage car les policiers me poussent dans le dos pour que j’accélère le pas. Nous parvenons jusqu’à l’entrée du bâtiment, grimpons les trois marches en ciment du perron puis pénétrons à l’intérieur. Un halo verdâtre enveloppe la pièce. Verts les murs, vert le sol, verts les meubles, verts les gens, vert l’air qu’on respire. Je deviens verte moi aussi, sitôt entrée, saisie à la gorge par une puissante odeur d’égouts et de corps sales. Un épais comptoir de bois traverse le hall principal. Massif, on le croirait taillé d’un seul bloc, tout comme l’homme au guichet avec lequel mon escorte entame la discussion. Ce père fouettard doit bien faire dans les cent kilos. Derrière lui les longues étagères en bois sont vides, si ce n’est l’épaisse couche de poussière ocre qui recouvre les planches. Le seul objet que je remarque est un énorme registre. On me place dos au mur et on m’ordonne de ne pas bouger. Le temps passe. Des gardiens, en pantalon noir et chemise beige, matraques, menottes et clés à la ceinture, déambulent d’un couloir à l’autre. Ils sont gras, suants et effrayants. La seule femme de la bande ne détonne pas, bien que sa démarche boiteuse et son regard bigleux lui donnent un côté cartoon assez comique. Elle s’approche de moi, caresse une mèche de mes cheveux, et m’assène un gros sourire dégueulasse encore plus glaçant qu’un mauvais regard, avant que des détenus l’interpellent du fond du couloir. Elle repart en claudiquant comme une oie, les pieds en dedans et le pas saccadé. Je me penche discrètement pour essayer de voir les cellules, à gauche, puis à droite, sans parvenir à distinguer grand-chose hormis des enfilades de barreaux à la peinture écaillée. À intervalles réguliers des colonnes de détenus passent devant moi. Ils ont des mines patibulaires : menaçantes, hébétées ou brisées de fatigue. Ils sont sales, débraillés, pieds nus et beaucoup d’entre eux ont des cicatrices ou des plaies récentes sur le visage. Il y a des adolescents aussi. Slumdogs misérables qui passent et repassent une serpillière ou un balai à la main. Ils servent de larbins aux gardiens qui les sifflent et leur gueulent des ordres. Ils obéissent, tête penchée, comme de pauvres petits forçats. Sur le sol je remarque à plusieurs endroits des taches de sang frais. Des scénarios sordides me passent par la tête. Je me concentre pour ne pas paniquer et pour parer à toutes les éventualités. Au milieu de ma gueule déconfite deux pupilles s’allument, noires et brillantes. Mes poings se serrent, mes muscles se tendent, pour la première fois de ma vie je me prépare à me battre. Mes mains sont prêtes à taper n’importe où, n’importe comment, à s’agiter dans les airs, à se balancer de gauche à droite, comme elles le pourront. J’ai la sensation assez nouvelle de devoir défendre ma peau. Je ne sais pas du tout comment m’y prendre mais je taperai dans le tas s’il le faut. Pourtant pour l’heure il n’y a guère que mes pensées angoissées et quelques mouches opiniâtres qui m’assaillent. Est-ce que je perds déjà la boule ? Prisonnière depuis quelques heures et déjà en roue libre. La vraie bagarre a en fait lieu à l’intérieur de mon crâne, la peur et la raison se livrent un terrible round. Au loin j’entends des voix de femmes qui appellent. De temps en temps un gardien répond à leurs demandes, ici de l’eau, là du feu. Je suis terrorisée à l’idée de me retrouver en cellule avec elles. Je les imagine aussi effrayantes que leurs alter ego masculins. Je ne veux pas passer la nuit avec elles. Je préférerais encore être mise à l’isolement. Je veux parler à un avocat, à l’ambassade, à quelqu’un qui pourrait répondre à mes questions, m’expliquer ce qui m’arrive. Je suis tombée au fond d’un puits mais aucune mission sauvetage ne semble se mettre en branle pour me tirer de là.
Même les deux flics qui m’ont accompagnée me faussent compagnie. La paperasse remplie ils prennent congé du tenancier sans même me jeter un regard. Ils redescendent l’allée centrale, remontent dans leur voiture, repassent sous le fronton, roulent dans les rues de la ville, arrivent au commissariat, garent leur voiture, montent les escaliers, dévissent leur casquette, se recoiffent avec leurs mains, retirent leur uniforme, remettent au clou leurs menottes, allument une cigarette et rentrent à la maison. Je voudrais qu’ils m’emmènent. À la maison. Je voudrais être sur le canapé lovée entre leurs femmes et eux pendant que le repas mijote. À la maison. Je voudrais enfiler leur pyjama et me coucher dans leur lit douillet. À la maison. Je voudrais être n’importe où mais pas ici. Je ne veux pas rester. Je me sens comme une enfant abandonnée un premier jour d’école. Une école de film d’horreur. Le bureau du maître en face de moi est énorme, son cahier d’appel démesuré, et moi toute petite, de plus en plus petite, et déjà mise au coin. Mais au pied du mur il n’y a pas de trou de souris par lequel m’enfuir. L’ogresse boiteuse revient vers moi. Elle attrape mes poignets sans ménagement et les libère de leurs menottes. Puis ses doigts de géante se referment autour de mon biceps et elle me tire vers elle. Ça y est, elle m’emporte dans son antre pour me dévorer. Je panique, les battements de mon cœur s’accélèrent, mon ventre se tord, je suis à deux doigts de crier à l’aide. Mais finalement rien ne se passe, à peine quelques mètres plus loin elle dégaine son trousseau de clefs, ouvre une grille et me pousse à l’intérieur. Je découvre mon auberge pour la nuit. Elle est déjà pleine à craquer. Ici je ne sais pas si c’est bon signe. Dès que je pénètre dans la pièce les mises en garde menaçantes du flic remontent à la surface : « Des tueuses. Des folles. Te dépouilleront. Te frapperont. Ou même pire. » C’est quoi pire ? Elles ne peuvent quand même pas me tuer ? Elles n’ont pas le droit. Et de qui dois-je me méfier au juste ? Des gardiennes ? Des détenues ? Des jeunes ? Des vieilles ? De celles qui sourient ou de celles qui restent dans leur coin ? De celles qui ont l’air sûres d’elles ou des discrètes ? Je les dévisage une à une pour tenter de repérer les tueuses, les psychopathes, les violeuses, les mangeuses de bébés. Mille horreurs me passent par la tête. Des images confuses sur la prison me reviennent en mémoire. J’essaye de me souvenir, ça pourrait servir. Je me remémore ce film, l’histoire d’une Américaine emprisonnée à tort pour trafic de drogues. Est-ce qu’on la frappait et la dépouillait ? Est-ce qu’on la violait ? Est-ce que de vieilles détenues la tripotaient sous la douche ? Je ne me souviens plus. Je suis épuisée. Je voudrais dormir mais que m’arrivera-t-il si je ferme les yeux ? Alors je reste à l’affût, le doigt sur la détente. Quelque chose s’est enclenché à l’intérieur de moi. Couteau aux dents, je suis prête à l’affrontement. À l’intérieur de mon crâne un petit coach s’agite. Il fait les cent pas et essaye de se montrer rassurant : « Ça va aller ma grande, tu sais te battre. S’il faut te défendre tu le feras, tu en es capable. Ne montre pas que tu as peur. Elles ne sont pas plus fortes que toi. Tu sais comment frapper. Aux endroits stratégiques, tu te souviens ? Mais si ! On avait fait un cours de self-défense. Tu vas te souvenir, fais un effort ça va revenir. Le nez, oui c’est bien ! Par en dessous voilà. Et le menton ? Par au-dessus bravo ! Des coups nets et précis pour leur montrer que tu sais y faire. Tiens-toi prête. Elles vont voir à qui elles ont affaire. Tu n’as pas peur d’elles, tu n’as peur de rien ! » Je m’accroupis en vitesse contre le premier mur que je trouve histoire de me faire oublier. Le petit coach dans ma tête continue son speech « C’est un genre de Koh-Lanta tu vois. Sans plage ni cocotiers d’accord, mais l’objectif est le même : boire, manger, faire les bonnes alliances, gagner des épreuves de survie et des jeux de conforts, vivre quoi. Tout va se jouer très vite, il faut mettre en place ta stratégie ». Je suis tellement absorbée dans ces pensées survivalistes que je ne prête pas attention à l’autre petit coach, le raisonnable, celui qui pense que le flic a sûrement dit ça pour me faire peur, celui qui passe sa main fraîche sur mon front brûlant pour me calmer et qui chuchote à mon oreille « ne tombe pas dans la parano, respire profondément, essaye de dormir un peu ». Je l’entends mais je ne l’écoute plus depuis longtemps. Les pensionnaires ont pourtant l’air plus misérable que dangereux. Leurs visages sont fermés mais elles n’ont pas de balafres sur les joues. Leurs vêtements sont sales et froissés, leurs cheveux emmêlés, et toutes semblent exténuées. La boiteuse bigleuse me jette une bouteille d’eau, une couverture et un tapis de sol puis referme la grille. La pièce doit faire dans les vingt mètres carrés. C’est une boîte vide et nue, refermée par un mur de barreaux. Où que je sois dans la pièce je peux voir et être vue par le gardien au comptoir ce qui me rassure beaucoup. Je suppose qu’il me protégera en cas d’attaque. Ou plutôt j’espère, que la violence ne viendra pas de lui, d’eux tous qui rôdent dans les couloirs et me reluquent à chacun de leur passage, l’œil lubrique et affamé.
Nous sommes une bonne trentaine dans la cellule, des vieilles, des jeunes et même un bébé d’à peine un an qui titube en chaussettes sur les tapis. La puanteur y est insoutenable. Un mélange de pisse, de merde, de sueur et de crasse. Dans ce pot-pourri je ne parviens même plus à identifier la nature et l’origine des effluves. Je ne saurais dire si l’odeur de pisse qui me pique le nez vient des toilettes à ma gauche, de la paillasse sous moi, des jupes de la petite vieille qui tremblote à ma droite, ou du pyjama souillé du bébé. Pauvre petit gosse. Est-ce qu’il se souviendra de sa détention juvénile ? Est-ce que ces visages désolés imprégneront sa mémoire ? Est-ce qu’il sait qu’il est enfermé ? Est-ce qu’il comprend que tout ça n’est pas normal ? Combien sont-elles dans cette pièce qui, comme lui, n’ont rien à faire là ?
J’ai pu voir lors de mon passage au commissariat comme on jetait sans façon les prévenues en prison. Je n’avais pourtant rien d’une criminelle. Mais pourquoi se fatiguer ? En attendant de savoir, allez hop tout le monde au cachot. Même les vieilles, même les adolescentes, même les mères, même les petits gosses en pyjama. Alors on les souille les pyjamas. Dans cette saleté ambiante à quoi bon se retenir ? D’ailleurs je me souillerais bien moi aussi. Qu’est-ce que ça changerait ? Je refuse d’aller aux toilettes, des latrines sommaires dans un coin de la pièce, à peine dissimulées par un muret à mi-hauteur et sans autre système d’évacuation qu’un broc en plastique. J’ai peur de ce que j’y verrais, peur des cafards, peur des merdes, peur des cafards sur les merdes. Mais leur odeur est partout sur moi, sur ma peau, sur mes cheveux, dans mes vêtements et dans ma bouche. Je ferme ma veste jusqu’en haut et coince mes mains dans mes manches, je rentre à l’intérieur de moi-même comme un escargot dans sa coquille puis je me roule en boule sur mon tapis et remonte mon coude sous ma joue. La nuit est tombée, il fait frais à présent. Une vieille sanglote en secouant la tête et en déclamant des vers misérables. Est-ce qu’elle prie ? Est-ce qu’elle se lamente sur ce qui lui est arrivé ? Je voudrais la consoler. Non, ça n’est pas vrai, je voudrais qu’elle arrête de pleurer, je voudrais qu’elle se taise, je voudrais qu’elles la ferment toutes, je voudrais le silence, je voudrais qu’elles dorment, je voudrais être la seule éveillée dans la pièce, je voudrais la vision rassurante d’une masse ronflante et inoffensive. Je me méfie surtout des plus jeunes et ne les quitte pas des yeux. Elles ont formé un petit cercle et font tourner des cigarettes, en en allumant toujours une avant que l’autre ne s’éteigne, de sorte que le feu ne se perde jamais. Elles ne m’ont adressé la parole que pour m’en demander. Elles se moquent pas mal du reste, de qui je suis, de comment je vais. Elles seraient curieuses à la rigueur de savoir ce qui m’a conduite dans ce trou, mais elles sont trop fourbues de froid et de tristesse pour trouver, en français, les mots pour m’interroger. J’observe leurs mains aux ongles sales attraper la cigarette, la porter à leur bouche et la passer à leur voisine. Quels tours de passe-passe ces mains ont-elles joué ? Quels sont leurs talents cachés ? Savent-elles voler, frapper ou tuer ? Savent-elles crocheter les serrures? Faire disparaître des cadavres ? Qui sont ces femmes dont je partage la chambre et la peine ? »

Extraits
« En tailleur sur mon lit, je me lance pour commencer un petit inventaire des objets en ma possession. Des pantoufles, une chemise à fleurs, un pantalon XXL, deux culottes, un soutien-gorge déchiré sans baleines, une brosse à dents, une assiette, un stylo et un livre de voyage. J’étale tous mes biens devant moi, comme après une séance de shopping. Ça n’est pas Byzance, mais c’est mon trésor. Je comprends toutefois que quelques objets fondamentaux vont vite me faire défaut, comme des couverts, du papier toilette, du savon ou du dentifrice. J’ai pu observer ce matin que mes codétenues étaient bien équipées, brosses à cheveux, gel douche, shampoing, serviettes de toilettes, vêtements propres, c’est qu’il doit bien y avoir des solutions pour se procurer du matériel. » p. 40

« Toutes voulaient que je vienne m’asseoir près d’elles sur un seau, au pied d’une couchette ou en haut d’un lit superposé, pour une séance particulière, souvent généreusement rémunérée en cigarettes, morceaux de chocolat ou poignées de «glibettes», des graines de tournesol blanches et délicieusement salées, que les détenues achètent par sachets avec leurs coupons de cantine et grignotent à n’importe quelle heure de la journée. À tous les étages, les rideaux se tiraient pour assister au spectacle. La moindre de mes déclarations provoquait des cris, des rires, des interpellations bruyantes à travers la pièce ou des youyous. Si la Cabrane n’avait pas mis un terme aux festivités, je crois qu’elles auraient duré toute la nuit. » p. 53

« La Cabrane ne m’a plus adressé la parole depuis notre partie de dominos pourtant dans les jours qui suivent je vois mon quotidien s’améliorer comme par magie. Dès le lendemain matin, je comprends que le vent a tourné. » p. 85

« Je suis autorisée à aller pour la première fois à la promenade, un véritable événement dans un quotidien d’enfermement. La cour carrelée de cinquante mètres carrés n’est pas franchement propice à la randonnée mais j’en profite pour faire quelques longueurs entre les lignes de linge qui sèche. J’ai vraiment besoin de me dégourdir les jambes. Après des jours de confinement dans des pièces exiguës, allongée sur ma couchette la plupart du temps, les effets de l’immobilisme commencent à se faire sentir. Mes muscles sont ankylosés comme après un long voyage en train. La récréation ne dure qu’une dizaine de minutes mais chacune d’entre elles est savourée jusqu’à la dernière seconde. Rassérénée d’avoir pu prendre un peu l’air, revoir le ciel et sentir le vent sur ma peau, je supporte mieux le reste de la journée. Je l’occupe comme je peux, entre tâches quotidiennes, lecture et bavardages. Les filles me racontent leurs vies, me montrent des photos de leurs enfants, m’informent sur l’avancement de leur procès. Elles poursuivent mon éducation aussi, sur les mœurs de la prison, ses codes, son vocabulaire, ses lignes rouges et ses zones grises. Elles me racontent les couleurs de leurs campagnes, les odeurs de leurs jardins, le goût de leur cuisine, me vantent les beautés de leurs régions, des tapis de Kairouan aux poteries de Nabeul. Elles m’imprègnent de leur culture, me parlent leur langue et me l’apprennent. En immersion dans cet univers je fais rapidement des progrès et parviens de mieux en mieux à communiquer. Je glisse d’un bout à l’autre de la cellule, me faufile entre les lits, et deviens peu à peu louve parmi les louves, membre adoptée du pack. » p. 88

« À présent, mes vingt-sept codétenues ne me rendent plus visite qu’en des apparitions fugaces de fantômes. Certains jours je crois apercevoir la silhouette cambrée de Souad qui traverse la rue, le visage radieux d’Hafida derrière une poussette, le sourire éclatant de Fuite en terrasse d’un café, ou les mains tannées de Boutheina dans le métro, égrenant un chapelet. Dès que je les touche elles disparaissent, comme des bulles de savon. La nuit, les fantômes envahissent mes rêves. Je ferme les yeux et je suis de retour à la Manouba, mais mes camarades m’en veulent et refusent de m’adresser la parole. D’autres fois elles prennent les traits de nourrissons hurlant dans des petits berceaux de fer alignés dans une cave, ou de membres de ma famille (ma mère et ma sœur la plupart du temps) tambourinant contre une porte dont je n’ai pas la clé. Cependant, abstraction faite de ces visions éphémères dont je ne parle à personne, je me targue de m’être réconciliée avec cette période marquante de mon passé, et de l’avoir, comme on dit, « digérée »». p. 168

« J’ai écrit ce livre, pour que tout ne disparaisse pas à jamais sous la poussière. Le temps de quelques pages j’ai voulu faire exister celles qui avaient été injustement oubliées. Ce roman d’adieu est pour elles. Aux femmes de la Manouba. À toutes les prisonnières. Aux rejetées. Aux rebues. Aux innocentes. Aux coupables. À mes sœurs du Pavillon D, pour qui je n’ai pas eu le temps d’apprendre à dire au revoir. Besslama. » p. 180

À propos de l’auteur
HILLIER_Pauline_©Vincent_LoisonPauline Hillier © Photo Vincent Loison

Pauline Hillier est née en Vendée et écrit depuis l’adolescence. Après des études de gestion culturelle à Bordeaux et une expatriation à Barcelone, elle écrit son premier roman, À vivre couché, paru en 2014 aux éditions Onlit. Membre du mouvement international FEMEN de 2012 à 2018, elle participe à de nombreuses actions, en France comme à l’étranger. En 2013 elle est arrêtée à Tunis suite à une manifestation pour la libération d’une militante tunisienne. Son roman Les Contemplées lui a été inspiré par son séjour en prison. (Source: La manufacture de livres)

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Ana

BORIE_Ana

  RL_Hiver_2022

En deux mots
Clotilde se retrouve enceinte après un viol. Retrouvant son agresseur sur le quai du métro, elle le repousse. L’accident qui cause sa mort vaudra à la jeune fille trois ans de prison durant lesquelles elle mettra au monde sous X une fille nommée Ana. Commence alors une nouvelle histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ana, née sous X

Le nouveau roman de Cathy Borie raconte l’histoire d’une jeune fille enceinte après un viol qui va se retrouver incarcérée après le décès de l’agresseur et de sa fille Ana, qu’elle va abandonner à sa naissance.

L’histoire aurait pu être belle, elle va pourtant se transformer en cauchemar. Lorsque Clotilde rencontre Louis à la bibliothèque universitaire, elle le trouve beau et séduisant et il ne faut que quelques jours pour un premier rendez-vous. Une attirance réciproque qui va les mener dans une chambre d’hôtel dès leur seconde soirée ensemble et à… un viol. Malgré les non répétés de Clotilde, le jeune homme la prend sauvagement avant de s’endormir paisiblement.
Le traumatisme est tel qu’elle n’ose plus sortir. Fort heureusement son amie Sophie va lui permettre d’émerger à nouveau. Mais quand, sur le quai du métro, elle recroise Louis, elle ne peut supporter qu’il l’interpelle. D’autant qu’elle a appris qu’elle était enceinte. L’altercation va se terminer tragiquement, Louis étant happé par le métro et succombera à ses blessures.
Clotilde est hospitalisée puis conduite en maison d’arrêt. Dans l’attente de son jugement, elle prend la décision d’accoucher sous X et d’abandonner son enfant, une fille qu’elle ne verra que quelques minutes et qu’elle appellera Ana. De retour dans sa cellule, elle fait une tentative de suicide après avoir laissé un mot. «J’ai l’impression d’avoir raté des bifurcations sur mon chemin, commis des erreurs d’aiguillage, mais tout est tellement flou maintenant, la nuit des images se télescopent, Louis battant des bras et disparaissant dans un fracas diabolique, le bébé Ana aperçu tel un ange qui vole au-dessus de ma vie juste quelques instants, et ma mère, maman, je te rejoins, je fais comme toi, c’est toi qui m’as montré la voie, je comprends seulement aujourd’hui ton geste.» Avec l’aide du directeur qui la pousse à reprendre ses études et lui offre un travail à la bibliothèque, elle va reprendre goût à la vie et préparer sa sortie. Après deux années passées avec son père à Brive-la-Gaillarde, elle va retrouver Paris. Fin de la première partie.
Car la romancière a du souffle. Dans une seconde partie, elle va retracer le parcours d’Ana, sa vie d’orpheline, ses difficultés à se construire, ses multiples galères, mais aussi ses espoirs et ses rêves, dont celui de retrouver sa mère avec laquelle elle partage, sans le savoir, l’amour de la littérature.
Il n’est du reste pas très difficile d’affirmer que cet amour est aussi partagé par Cathy Borie elle-même qui, outre le résumé et les citations des ouvrages que découvrent ses protagonistes a eu la belle idée de sonner à chacun de ses chapitres un titre de livre, formant ainsi une sorte de guide de lecture (voir ci-dessous).
La troisième partie, vous l’aurez compris, sera celle des retrouvailles, mais je vous laisse au plaisir de découvrir par vous-même cet épisode d’intense émotion. En revanche, il me semble intéressant de souligner le parcours éditorial de Cathy Borie et de son manuscrit, car il apporte de l’eau au moulin à ceux qui comme moi entendent défendre le travail des éditeurs. Une première version de son livre est en effet parue en autoédition chez Librinova en avril 2020. Cette nouvelle édition corrigée et parée d’une nouvelle couverture bénéficie du soutien de L’Echelle du Temps, le nom trouvé par Tohubohu et RD pour leurs ouvrages désormais coédités.

Bibliographie
(Titres des chapitres, qui sont autant d’invitations à la lecture)
La femme gelée
Rien ne s’oppose à la nuit
Stupeurs et tremblements
Le bruit et la fureur
Voyage au bout de la nuit
La confusion des sentiments
L’écume des jours
Bonjour tristesse
Vies minuscules
Les illusions perdues
Le diable au corps
Tendre est la nuit
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur
Orgueil et Préjugés
Frère d’âme
Les mots et les choses
Au revoir là-haut
Les rêveurs
La promesse de l’aube
Un peu de soleil dans l’eau froide
Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part

Ana
Cathy Borie
Éditions L’Échelle du temps
Roman
288 p., 18 €
EAN 9782376222347
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et dans la région, à Nanterre, Saint-Germain-en-Laye et Versailles avant une parenthèse à Brive-la-Gaillarde

Quand?
L’action se déroule du milieu des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir, Clotilde succombe au charme sombre de Louis. La nuit d’amour se transforme en une relation non consentie. Suspectée de l’avoir poussée sous une rame de métro, Clotilde est condamnée à 4 ans de prison. De cette seule nuit d’amour subie, naîtra en prison une petite fille. Ana, abandonnée sous X.
Ana refusant avec colère l’adoption, allant de famille d’accueil en famille d’accueil, personnalité attirante et incompréhensible jusqu’au jour où à 16 ans elle s’enfuit de son foyer. C’est l’errance dans les rues de Paris, la découverte des violences de la nuit : le squat, la drogue, les risques de viol, l’alcoolisme, la prostitution. Un texte où les émotions l’emportent, où la question du consentement est posée. Un livre aussi sur le destin. Une vie peut changer en un instant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Little Pretty Books
Blog Julie les Mots

Les premières pages du livre
La femme gelée
Au début, elle eut seulement conscience de la beauté du corps de Louis penché au-dessus d’elle. Cette peau d’ambre brun. Ces muscles denses qui jouaient sous la surface de sa chair élastique. Son souffle de cannelle. Et la douceur de ses mains qui glissaient, tels des poissons, sur sa peau à elle. Le beau Louis qu’elle avait tant admiré, dont elle avait guetté les regards et les sourires, comme ceux d’un dieu inaccessible. Il était là, son visage d’ange sombre à quelques centimètres de sa bouche, si proche, elle pouvait s’emplir les narines de son odeur, toucher son cou avec sa langue, planter les dents dans son épaule.
Et puis, peu à peu, elle éprouva une impression bizarre, une sorte de décalage, d’abord infime, entre ses propres gestes, sa lenteur, le désir qui montait progressivement, et son rythme à lui, son empressement soudain, une sorte de brutalité sèche qui dans un premier temps la heurta, lui faisant oublier par intermittence la sensation de plaisir, et qui se transforma progressivement en une dureté presque méchante, une démonstration de puissance qui la sidéra.
Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne se décidât à réagir. Après ce trop long moment d’inertie, elle commença à le repousser doucement, tout en chuchotant un « non » qu’elle répéta à de nombreuses reprises, mais que manifestement il n’entendait pas. Les yeux maintenant grands ouverts, elle essaya de comprendre ce qu’il faisait, elle prononça tout haut son prénom, mais on aurait dit que Louis n’était plus là, qu’ils ne faisaient plus partie du même monde… Clotilde n’éprouvait plus que la violence de ce corps superbe, les angles durs, la fureur, tandis que lui était sourd, qu’il était aveugle. Les « non » de Clotilde se perdaient dans ses halètements frénétiques, et plus il se déchaînait, moins elle luttait, tout combat semblant inutile. Il lui faisait mal et elle avait seulement envie que cela finît. Elle continuait simplement à dire non pendant qu’il la forçait, que, sans écouter ses protestations il se frayait un passage là où tout était redevenu étroit, elle sentait son corps à elle se figer au fur et à mesure que celui de Louis se débridait, jusqu’à ce que finalement tout en elle fût glacé, atone, paralysé, anéanti.
Elle ne saura jamais si cette scène avait duré cinq minutes ou une heure. Quand il s’écroula sur elle, une éternité prit fin, et un autre monde la remplaça, figé et froid. Toujours immobile, Clotilde ne remua pas immédiatement quand il se renversa sur le dos, les yeux clos, un ronflement de bien-être s’échappant de ses lèvres entrouvertes. Son cœur cognait fort dans sa poitrine, si fort qu’elle craignait que ce bruit seul suffît à le réveiller. Et qu’il recommençât. Quand elle fut sûre qu’il dormait profondément, elle se leva, gelée, enfila son jean et son pull qui traînaient à terre, retrouva ses bottines un peu plus loin, récupéra son sac, son blouson de cuir, ouvrit la porte sans bruit et se faufila dans l’escalier.
Dans la rue, elle s’autorisa la première vraie et profonde respiration depuis de longues minutes. Elle aspira l’air, le froid, le silence, et le souvenir de celle qu’elle était quelques heures auparavant. Il faisait nuit. Quelques voitures passaient encore, leurs phares se reflétant sur la chaussée mouillée de la rue de Paris. Clotilde n’avait aucune idée de l’heure. Elle essaya de deviner en déchiffrant la grosse horloge de la poste, mais elle s’aperçut qu’elle pleurait et qu’elle ne parvenait pas à faire cesser le flot de larmes qui la submergeait. De toute façon, elle se fichait bien de la position des aiguilles sur le cadran. Elle accéléra le pas et s’engagea dans la rue de Poissy, réprimant les spasmes qui secouaient son ventre, finit en courant les deux cents mètres qui la séparaient de son immeuble, rata trois fois de suite avec la grosse clé la serrure de la porte cochère, s’engouffra dans l’escalier de bois où ses talons claquèrent telles des rafales de mitraillette, et réussit à déverrouiller du premier coup la porte de son appartement. À peine eut-elle refermé le verrou qu’elle se précipita au fond de la pièce et se jeta sur son lit, laissant exploser sa colère et ses larmes comme on vomit, hoquetant et s’étouffant à moitié, le poing replié contre sa bouche pour pouvoir y enfoncer les dents et étouffer le cri qu’elle sentait monter en elle, sirène hurlante qui prenait naissance au plus profond d’elle-même, hurlement sauvage qui semblait dévaster des espaces d’elle qu’elle ne connaissait pas encore.
Ce fut l’épuisement qui fit cesser les sanglots. Clotilde essuya d’un revers de main morve et larmes, mais ne bougea pas. Engourdie, le corps douloureux, elle se laissa dériver sans penser. Plusieurs fois, elle crut qu’elle allait s’endormir, mais un soubresaut la secouait soudain et empêchait le sommeil. Pour chasser les images qui l’assaillaient, elle se força à se souvenir de Louis avant : comment elle l’avait rencontré, les mots échangés, les moments partagés avant l’irruption ce soir d’un monstre inconnu dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence sous le masque doré et doux de cet homme aux yeux caramel.

Clotilde avait croisé Louis pour la première fois à la bibliothèque de l’université. Elle s’était installée près d’une des fenêtres, dans l’axe de l’arche de la Défense qu’on apercevait au loin, avait sorti son matériel et s’était aussitôt plongée dans ses livres et ses notes, parfaitement concentrée. Il y avait peu d’étudiants aux tables alentour et Clotilde en était ravie, cela lui éviterait de se laisser distraire par un visage ou un murmure, par le titre d’un livre ou les chuchotements bavards qui ne manquaient jamais de se produire dès que la fréquentation devenait trop importante.
Elle planchait depuis plus d’une heure quand une silhouette s’interposa entre elle et la fenêtre, projetant une ombre sur la feuille où elle prenait des notes. Désorientée, elle demeura quelques secondes le stylo en l’air, puis leva la tête vers l’intrus : comme il se tenait à contre-jour, elle ne remarqua tout d’abord de lui que sa haute taille et ses cheveux crépus auréolant un visage resté flou.
— Excuse-moi de te déranger, je cherche un livre que je ne trouve pas, je venais juste voir si tu l’avais emprunté…
Le prétexte était tellement énorme que Clotilde ne put s’empêcher de sourire. Elle pensa même : « Mais qui c’est ce gros lourd ? ». Et puis elle rougit en voyant enfin le beau visage de celui qui venait de s’adresser à elle, d’une voix à la fois suave et rocailleuse. Sans dire un mot, elle lui désigna les couvertures des ouvrages éparpillés sur sa table de travail, et l’observa pendant qu’il déchiffrait les titres. Il secoua la tête avec un air déçu. Il n’y avait pas ce qu’il cherchait. Il s’excusa de l’avoir interrompue, puis montra l’étiquette collée sur son agenda et lança :
— Clotilde ? C’est original, comme prénom !
Décidément, il n’était pas à une banalité près ! Malgré son agacement, elle lui sourit une seconde fois, mais ne trouvant rien à dire, elle finit par lancer d’une petite voix qu’elle jugea ridicule.
— Tu veux quoi exactement ?
— Aucune importance ! Je crois que je ne réussirai pas à travailler aujourd’hui, de toute façon. Je vais me prendre un café, je t’en apporte un ?
Il s’éloigna sans attendre sa réponse. Elle hochait encore la tête pour acquiescer qu’il était déjà à l’autre bout de la salle, jetant ses pièces dans la fente du distributeur. Quand il se retourna, un gobelet dans chaque main, elle fit mine de se replonger dans ses notes, le laissant traverser l’espace à grandes enjambées, surveillant sa progression derrière le rideau de ses cheveux.
— Et voilà, un café pour Miss Clotilde ! lança-t-il en posant le gobelet plein à côté d’elle. Dans le même geste, il saisit le dossier de la chaise voisine et s’assit, repoussant légèrement les livres qui le gênaient.
Vaincue, Clotilde lâcha son stylo, prit le café pour se donner une contenance et le remercia.
Pourquoi l’intimidait-il à ce point ? Elle n’avait jamais été très à l’aise dans ce genre de situation, mais aujourd’hui elle battait des records de nunucherie, et elle n’aurait pas été étonnée s’il avait fini par la planter là.
— Je te fais peur ? demanda-t-il comme s’il avait lu dans ses pensées.
Cela fit réagir Clotilde instantanément, elle le regarda droit dans les yeux et secoua vi¬gou¬reu¬sement la tête, pareille à une gamine qu’on surprend en train de voler des bonbons et qui nie en bloc la bouche pleine.
— Non, pas du tout, mais je… j’étais concentrée sur mon travail, je ne suis pas très sociable dans ces cas-là…
On aurait dit qu’il était sur le point de se mettre en colère : ses yeux dorés la détaillaient sans indulgence, elle voyait un muscle se contracter au niveau de sa mâchoire, et un autre rouler sur son avant-bras à travers son tee-shirt. Puis brus-quement un immense sourire révéla un éclair de dents blanches sur sa peau sombre, ce qui lui donna une figure innocente de petit garçon. Il tendit la main à Clotilde :
— Je m’appelle Louis.
Elle n’avait plus travaillé ce jour-là.
Louis avait bu son café, lui avait posé des questions, avait souri, fini par lui demander son numéro de téléphone, et bien sûr elle le lui avait donné. Une fois Louis parti, elle s’était sentie à la fois excitée et pleine d’hésitations, son enthousiasme lui paraissant injustifié et un peu naïf…
Elle ignorait d’où il venait et s’ils se reverraient un jour. Elle décida que ça n’avait pas d’importance, rassembla ses affaires qu’elle enfourna dans sa besace, quitta la BU et regagna le quai pour attraper son train.
Pendant plusieurs jours il ne se passa rien. Rien que ses cours de psycho, ses trajets en RER entre Nanterre et Saint-Germain-en-Laye, ses soirées à lire ou à potasser ses notes, ses papotages au téléphone avec Sophie. Elle oublia complètement Louis. Cela se fit tout seul, sans efforts, comme si une partie de son cerveau tentait de la protéger contre des illusions stupides, des rêves qu’elle avait déjà conçus à plusieurs reprises, et qui, chaque fois, avaient abouti à une réalité décevante. Les histoires d’amour ne fonctionnaient pas pour elle. La fusion avec l’autre, la confiance totale, la rencontre des âmes, ça ne marchait pas. Il ne lui restait de ses quelques tentatives que des prénoms et une amertume qui la clouait au sol dès qu’il s’agissait d’envisager un contact avec un homme susceptible de lui plaire.
Quand le téléphone sonna un soir, assez tard, elle commençait à piquer du nez sur Le Carnet d’or de Doris Lessing, et elle songea aussitôt à Louis : elle revit d’un bloc sa silhouette, sa peau fauve, les lignes de sa bouche, la couleur brûlée de son regard, et elle fixa l’appareil sans bouger pendant de longues secondes. La sonnerie s’arrêta, pour reprendre presque tout de suite, et cette fois elle décrocha sans réfléchir.
— Clotilde ?
— Oui.
— C’est Louis. Je te dérange on dirait ?
— Non. Je… J’étais sous la douche.
— Je croyais que tu dormais. Il poursuivit sans attendre :
— Tu vois qui je suis ?
— Bien sûr ! (Avec quelle précipitation elle avait dit ça, comme si elle se sentait fautive.)
À l’autre bout du fil, il y eut un silence : on aurait dit qu’il doutait de sa réponse. Alors elle reprit précipitamment, empressée à prouver sa bonne foi :
— On s’est rencontrés à la bibliothèque, tu m’as offert un café, et je t’ai donné mon numéro.
Elle entendit un sourire dans sa voix quand il répondit.
— O.K. Je voulais te proposer de faire un truc ensemble, demain soir si tu es libre.
Clotilde se retint de demander à quel « truc » il pensait, mais elle répondit :
— Demain ? Oui, je pense que oui. Vers quelle heure ?
— Comme tu veux.
Elle essayait de réfléchir à toute vitesse, mais les rouages de son cerveau semblaient pris dans de la glu, rien ne s’enchaînait logiquement.
— Clotilde, tu es toujours là ?
— Oui, oui, bien sûr.
— Tu n’as pas envie qu’on se voie ?
— Si, évidemment.
La conversation fut hachée et laborieuse, mais ils finirent par tomber d’accord sur un lieu et un horaire pour le lendemain soir. Clotilde sortit de cet échange tremblante et en sueur, elle ouvrit à nouveau son roman mais le referma sans en avoir lu une ligne. Assise dans le noir, elle se repassa en boucle le temps passé avec Louis à la Bibliothèque Universitaire, se remémorant les sensations et les mots, les regards et les signes impalpables qu’elle avait cru déceler, soudain envahie de doutes et d’incertitudes. Avait-elle été perturbée par d’autres détails, déjà oubliés, ou seulement par cette sensualité diffuse que le jeune homme dégageait et qui l’avait troublée plus qu’elle ne le pensait ?

Ils se retrouvèrent le lendemain à vingt heures devant la gare Saint-Lazare.
Lorsqu’elle déboucha rue de Rome ce soir-là, elle fut tout de suite happée par la présence de Louis, et elle saisit aussitôt pourquoi il l’avait tant impressionnée : comparé à elle, c’était une sorte de géant, on ne voyait que lui, et son regard de feu ne faisait que renforcer cette aura qui s’imposait à la foule alentour. L’effet s’avérait encore plus évident ici au milieu de la cohue que dans le paysage blanc de la bibliothèque, on aurait dit un Massaï surgi de la brousse. Elle ne savait pas pourquoi cette image lui venait en tête. Ce fut une étrange soirée. Il l’invita à dîner dans un minuscule restaurant où les tables se trouvaient collées les unes aux autres et où le niveau sonore empêchait toute discussion suivie, mais ça ne paraissait pas être un inconvénient pour lui. Ils échangèrent néanmoins quelques mots, essentiellement à propos du menu (des spécialités antillaises qui favorisèrent amplement leur consommation de vin après celle du punch offert en apéritif). Pour le reste, ils durent hausser la voix pour couvrir la musique, ce qui limitait les sujets de conversation à des banalités. À plusieurs reprises, Clotilde sentit sur elle le regard du jeune homme, mais quelque chose la retenait d’y répondre.
Ils quittèrent tard leur table, le service avait été assez lent, et Louis avait parlé plutôt lon¬guement avec le patron qu’il connaissait manifestement assez bien. Ils marchèrent au hasard dans les rues. Les effets de l’alcool avaient considérablement atténué le trouble de Clotilde, qui se sentait d’humeur à prendre les choses plus légèrement ; aussi quand Louis passa son bras autour de ses épaules, elle n’eut aucun mouvement de recul. Il lui lança :
— On dirait que tu es tendue, non ?
Elle eut un petit rire qu’elle trouva niais, mais réussit à répondre d’une voix presque assurée :
— Non, je ne crois pas. J’ai un peu trop bu, c’est tout.
— Tu as peur que j’en profite ?
Elle leva les yeux vers lui, étonnée ; toutefois, elle hocha la tête sans rien ajouter. Elle se laissa guider sans vraiment faire attention aux rues qu’ils empruntaient, prenant cependant quelques points de repère, le jardin des Tuileries, puis l’opéra, veillant à ne pas trop s’éloigner de la gare, quand Louis proposa :
— On va chez moi ?
Clotilde se figea. Elle avait évidemment envisagé cette question. Louis s’était arrêté et la fixait avec un sourire.
— Non, Louis, pas ce soir. Je… j’ai besoin de…
Elle bafouillait. Il ne l’aidait pas. On aurait dit qu’il prenait même un certain plaisir à l’observer se débattre et tenter de justifier son peu d’empressement. Il la tenait à bout de bras, une main posée sur son épaule, et l’autre jouant avec une mèche de ses cheveux qu’il enroulait et déroulait entre ses doigts. Elle finit par saisir doucement ces doigts qui lui frôlaient la joue.
— J’ai besoin de plus de temps. De te connaître un peu plus.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Rien de particulier, enfin, on a à peine parlé, je ne sais pas ce que tu fais, où tu vis, ce que tu aimes.
— Et ça changerait quoi, que tu saches tout ça ?
Troublée, Clotilde haussa une épaule, tandis que le jeune homme lui relevait doucement le menton pour la regarder en face, certain que son pouvoir résidait bien au fond de ses prunelles aux lueurs dorées, qu’il allait la convaincre avec cette arme-là. Pour faire bonne mesure, il se pencha vers son visage et l’embrassa. Ce fut un long baiser très intime, auquel elle ne s’attendait pas et qu’elle ne put s’empêcher de prolonger, les mains agrippées à la veste de Louis et le corps mou, cotonneux, vidé de sa substance. Ce fut lui qui se détacha, et sans marquer aucune pause il enchaîna :
— J’ai vingt-cinq ans, je suis formateur en informatique, je vis à Paris dans le 8e, et j’aime la cuisine antillaise. Tu te sens mieux ?
Elle réussit à lui sourire, tout en reculant doucement.
— Oui, un peu.
— Mais ?
— Mais quoi ?
— Tu t’éloignes, tu recules, donc ça ne change rien pour toi, ce que je viens de dire.
— Si, s’obstina-t-elle, si ça change, mais pas assez pour que… Elle ne parvint pas à terminer sa phrase.
— Je ne te plais pas ? Si c’est le cas, dis-le-moi franchement… Tu n’aimes pas les Blacks, c’est ça ?
Elle s’arrêta net, ahurie : de toute évidence, il ne plaisantait pas, son visage tressaillait et il avait légèrement avancé la tête, comme un boxeur qui attend les coups et qui se prépare déjà à riposter.
— Louis, ne dis pas n’importe quoi. Si tu ne me plaisais pas, je ne serais pas ici, avec toi, je ne t’aurais pas laissé me toucher. Il me faut juste du temps, s’il te plaît.
La tension retomba d’un coup. Il s’approcha de nouveau de Clotilde, lui effleura la joue, et posa très doucement sa bouche sur la sienne.
— Bonne nuit, alors.
Puis il lui tourna le dos, et il partit.

Plusieurs jours passèrent avant qu’il ne se manifestât. Clotilde n’avait ni songé à lui demander son numéro de téléphone, ni eu l’occasion de le faire d’ailleurs. Elle fut soudain certaine qu’il ne la rappellerait jamais. Peut-être était-ce mieux ainsi, elle n’avait rien à attendre de cette relation. Elle se reprocha aussitôt de dramatiser et d’être aussi pusillanime.
Une nouvelle fois, ce fut lui qui téléphona. Encore enveloppée dans le coton doux de ses rêves dont les images s’effilochaient de seconde en seconde, Clotilde buvait un thé matinal avant de se préparer pour la fac tout en observant le ciel criblé de nuages. Surprise, elle sursauta à la sonnerie du téléphone. Elle prononça « allo » d’une voix encore enrouée de sommeil.
— C’est Louis.
Il n’attendit pas sa réaction.
— Tu es libre, ce soir ?
— Je ne sais pas, je me réveille juste, je dois regarder mon agenda. Son rire sonore la fit cligner des paupières, comme une gifle.
— Tu dois regarder ton agenda pour savoir si tu as envie de me voir ce soir ?
— Non, ce n’est pas ça…
— Alors ?
— Alors c’est bon, je n’ai rien de prévu.
Troublée, Clotilde faisait maintenant les cent pas entre le lit et la fenêtre, complètement réveillée, son bol de thé dans une main.
— Tu vis bien à Saint-Germain-en-Laye ?
— Oui, pourquoi ?
— C’est moi qui vais me déplacer, aujourd’hui… Tu m’attends à la sortie du RER vers vingt heures ?
Toute la journée, Clotilde retourna dans sa tête ce rendez-vous du soir. Sans doute dîneraient-ils quelque part en ville, elle connaissait même un très bon restaurant créole qui plairait à Louis, mais après ? Elle n’avait aucune envie qu’ils finissent la soirée chez elle. Elle se sentait piégée, il n’était pas question que quelqu’un entre dans son univers, pas encore, pas tout de suite, elle n’était pas prête. Elle imaginait déjà comment les choses s’enchaîneraient, elle envisagea différentes stratégies pour éviter cette intrusion : « j’ai une colocataire, il y a une coupure d’eau, ça ne se passe jamais chez moi le premier soir », et elle entendait par avance les moqueries du jeune homme.
Et puis rien ne se déroula comme elle l’avait prévu.
Quand il sortit de la station, il la prit dans ses bras et la laissa le conduire au Bon Mangé, où ils furent placés à une table un peu isolée, éclairée à la bougie. Ils burent le traditionnel cocktail maison, et pendant tout le repas Louis sourit, lui posa des questions, raconta des moments de son enfance. Sous la table, ses genoux parfois enserraient ceux de Clotilde, il laissait doucement le désir monter, il la fixait avec ce qui ressemblait à de la tendresse.
Après le repas, ils marchèrent un peu dans les rues désertes, Clotilde s’habituait peu à peu à l’idée qu’ils allaient passer la nuit chez elle. Ses craintes semblaient s’être apaisées, lorsque Louis la guida soudain avec détermination vers une petite rue du centre-ville.
— Où tu m’emmènes ?
— J’ai loué une chambre d’hôtel.
Elle crut d’abord qu’il plaisantait, mais ils parvinrent très vite devant un petit hôtel de la rue des Joueries. Louis entra d’un pas décidé dans le minuscule hall d’accueil, demanda sa clé, régla la note, pendant qu’elle attendait à deux pas derrière lui, rouge de confusion.
Une chambre d’hôtel, alors qu’il savait qu’elle vivait à deux pas d’ici, quelle drôle d’idée !
Dans la chambre, sa surprise donna un avantage à Louis. Il ôta à la hâte le couvre-lit à grosses fleurs rouges et enlaça Clotilde avant de la coucher sur les draps. Tout se passa d’abord avec beaucoup de douceur, les gestes souples du jeune homme chorégraphiaient un ballet lent et harmonieux, les vêtements volèrent autour d’eux, Clotilde se sentait méduse se mouvant dans des eaux tièdes, leurs corps trouvaient leur rythme et se rencontraient légèrement, et des voiles commençaient à se déchirer avec délicatesse.
Et puis tout se dérégla. Plus rien n’eut de sens. Le chaos succéda à l’harmonie, elle perdit pied, il lui fit mal et elle eut seulement envie que cela finît.

Rien ne s’oppose à la nuit
Les jours suivants, Clotilde ressassa. Elle enroula et déroula le film des dizaines, des centaines de fois. À plusieurs reprises, le téléphone sonna, mais elle n’y répondit jamais, ne cherchant même pas à s’assurer de l’identité de la personne à l’autre bout du fil. Ses cours restaient étalés sur la table qui faisait aussi office de bureau, et elle les repoussait juste assez pour pouvoir y poser un bol de thé ou de soupe. Elle ne retourna pas à la fac, redoutant d’y croiser Louis. Elle demeura même plusieurs jours sans sortir, se contentant de piocher dans ses maigres réserves : boîtes de sardines, biscottes, riz, purée Mousseline. De toute façon, elle n’avait pas faim.
Les jours passèrent. Un soir, elle décida de noter noir sur blanc ce qui avait eu lieu dans cet hôtel : peut-être que l’écriture des faits chasserait l’obsession, peut-être qu’elle s’apercevrait que finalement ce n’était pas si grave. Elle tremblait quand elle s’empara du stylo et du carnet – un journal qu’elle avait tenu des mois auparavant et abandonné depuis – et elle eut beaucoup de mal à tracer les premiers mots, recroquevillée au fond du fauteuil défoncé qu’elle avait récupéré dans une brocante.
« Au début tout allait bien. Après tout j’avais envie de lui. Et je le trouvais beau. Désirable. Lui aussi me désirait. Je l’ai senti quand il m’a couchée sur le lit qu’il a commencé à me déshabiller je sentais son empressement et je pensais que c’était son désir qui le guidait, je le trouvais encore beau et doux j’aimais sa peau et ses muscles et ses yeux, je m’abandonnais ça ne m’était pas arrivé depuis si longtemps mais maintenant je sais que je n’aurais pas dû pas aussi vite j’ai complètement baissé ma garde c’est là que tout a dérapé il est devenu brutal et je n’étais pas prête il a tout accéléré et je ne voulais pas j’ai essayé de lui dire ce que disent les filles en général quand le type est trop pressé attends un peu pas tout de suite caresse-moi encore mais il ne répondait rien et n’écoutait rien comme si la violence le submergeait il était beaucoup plus fort que moi et j’ai dit non non non je l’ai dit de plus en plus fort et je crois que j’ai commencé à pleurer mais il s’en fichait complètement il me faisait mal avec ses coudes et ses genoux il me tenait les bras au-dessus de la tête d’une seule main je sentais les barreaux du lit contre ma tête et de l’autre main il m’écartait les cuisses et quand il m’a pénétrée j’ai lâché prise que faire d’autre c’était trop tard il s’en est donné à cœur joie je me sentais molle et envahie ses coups de reins me secouaient et son souffle dans mon cou me glaçait j’étais comme absente et ça a duré mais je ne sais pas combien de temps trop longtemps. Et puis il a joui et est resté quelques secondes immobile avant de s’allonger à côté de moi. Il s’est endormi. »
Quelques jours après cette autoconfession, on frappa à sa porte. Couchée sous la couette, encore en pyjama malgré l’heure tardive, Clotilde ne bougea pas, tétanisée. On recommença et en même temps une voix lui parvint :
— Clotilde, c’est moi, Sophie ! Ouvre !
Dès que le verrou fut tiré et la porte entrouverte, Sophie s’engouffra dans la pièce et observa son amie avec attention :
— Mais qu’est-ce qui se passe ? J’ai appelé des dizaines de fois, j’étais inquiète ! Et puis quelle tête tu as ! Tu es malade ?
Comme d’habitude, Sophie reprenait à peine sa respiration entre chaque phrase, et ses émotions se lisaient à travers ses mots comme les images d’un livre, sans filtre, brutes, à vif. Secouée par cette intrusion, Clotilde, qui se terrait chez elle dans le silence et la semi-obscurité depuis des jours, sentit les larmes déborder de ses yeux et noyer son visage. Cette fois, sans une parole, Sophie la prit dans ses bras et l’étreignit. Les sanglots remontèrent en flots vers la gorge de Clotilde, qui les laissa la submerger, s’agrippant à Sophie qui tangua sous le choc. Au bout de quelques minutes, elle se détacha du corps de son amie, et recula jusqu’au fauteuil en s’essuyant les yeux.
— Pardon.
— Non, c’est moi qui suis désolée de ne pas être venue plus tôt.
Sophie s’approcha de Clotilde et lui caressa la joue.
— Je nous fais un thé. Tu racontes.
Clotilde hésita : que dire ? que garder pour elle ? Que comprendrait Sophie pour qui les aventures s’enchaînaient aussi légèrement et harmonieusement que des perles sur un collier ? Sophie qui butinait en agitant ses ailes chatoyantes, Sophie pareille à un elfe gracieux et désinvolte, qui compensait le sérieux de ses études (elle était en khâgne) par une approche insouciante de la vie quotidienne en général, et des relations amoureuses en particulier. Pendant que son amie officiait dans le coin cuisine – théière, eau bouillante¬, feuilles de thé vert, tasses en porcelaine sur le petit plateau de bois – Clotilde récitait mentalement des phrases, mais elle ne parvenait à en choisir aucune qui ressemblât à ce qu’elle avait vécu.
Enfin, Sophie s’assit près d’elle, déposa le plateau sur la table basse, et effleura le genou de Clotilde d’une main qui ne pesait pas plus qu’une plume. Elle ne dit rien, mais Clotilde réussit à souffler :
— J’ai couché avec Louis.
Sophie attendit la suite, qui ne vint pas. Il sembla à Clotilde qu’elle entendait les rouages du cerveau de son amie se mettre en marche. Celle-ci finit par dire, à voix très basse :
— Et alors ?
Clotilde tourna vers elle un regard noyé.
— C’était… horrible !
— Horrible ?
Après un long soupir, Clotilde porta la tasse brûlante à ses lèvres et, concentrée sur le trajet du liquide à l’intérieur de son corps, avala une gorgée de thé comme un baume qui aurait peut-être le pouvoir de cicatriser ses blessures intimes. Près d’elle, Sophie se taisait, débarrassée pour une fois de ses oripeaux de clown, muette, attentive, le visage entièrement tendu vers son amie. Ce fut ce silence et cette douceur qui persuadèrent Clotilde de lui parler, de jeter les mots comme ils venaient, comme elle les avait éparpillés sur son journal auparavant, sans aucune logique, juste pour se délivrer des images qui troublaient ses jours et ses nuits.
Elle ne raconta pas à Sophie ce qu’elle savait déjà, leur rencontre à la BU, les coups de téléphone et le premier dîner, mais insista sur le miel du regard de Louis, sur ses propres hésitations et les frissons qu’il faisait naître chez elle. Puis elle en vint à leur deuxième soirée, l’arrivée à l’hôtel et les gestes doux qui deviennent durs, le désir qui se transforme en exigence, l’empressement qui dégénère, et l’autre qui est sourd, l’autre qui force et s’entête, qui s’enfonce et qui blesse, seul dans son monde de chair anonyme, seul avec ses armes d’homme, oublieux de celle qui dit non, qui pleure et qui en omet de résister tant sa surprise la terrasse. Il entre où il veut comme un voleur et ça le fait jouir, il jouit quand même, ou bien il jouit à cause de ça.
Après tout, elle avait eu envie de faire l’amour avec lui, il lui plaisait, elle l’avait suivi et elle n’avait eu que ce qu’elle méritait. L’avait-elle allumé ? Était-elle coupable d’avoir provoqué cet incendie dans le corps de Louis : comment ensuite refuser de l’éteindre ? Comment refuser à un homme ce qu’on a semblé lui promettre ? De quel droit l’en priver ? C’était elle, la responsable.
— C’est un viol, dit pourtant Sophie.

Dans la tête de Clotilde, le mot déclencha un raisonnement soudain évident : il était inutile qu’elle aille déclarer ce qui lui était arrivé ou qu’elle porte plainte. Aucun policier ne recevrait son témoignage comme celui d’une victime. « Il vous a proposé de vous emmener à l’hôtel et vous l’avez suivi ? Vous pensiez qu’il allait vous lire un conte ? Que vous alliez jouer aux cartes ? ». Elle imagina parfaitement les sarcasmes des hommes qui se tiendraient derrière leur bureau, elle voyait leur air ironique, elle entendait leurs propos moqueurs. On va dans une chambre d’hôtel avec un homme, il vous baise, quoi de plus normal ? C’est le prix de la liberté sexuelle, non ?
Sophie comprit aussitôt le désarroi de Clotilde. Elle sentit même dans son corps les flux qui d’un coup s’inversaient – le désir qui se tarit, le poids soudain de cet homme couché sur elle, sa chair compacte qui heurte chaque parcelle de peau tendre et qui n’éveille plus rien que la peur. Elle sentit l’écœurement qui gagne, les mains qui envahissent et ne caressent plus, becs agressifs d’oiseaux affamés, le cœur qui s’affole et l’immense solitude qui se répand partout autour. Elle sentit cette résignation qui peu à peu se répand de l’esprit vers le corps. Le corps vide.
Sophie comprit que son amie avait bien été vaincue, mais que personne ne pourrait constater les traces de sa défaite. Il n’y avait rien à faire, rien à dire, rien à raconter. Toujours sans un mot, elle la prit dans ses bras, lui caressa les cheveux, essuya doucement l’eau sur ses joues et son menton. Elle essaya juste de la remettre dans son corps.

Pendant quelques jours, Sophie resta chez Clotilde. Elle ne la quittait que pour se rendre en cours, ce qui laissait déjà beaucoup de temps pour la solitude. Clotilde passait le plus clair de ses journées sous la couette, mais elle n’était plus aussi malheureuse, Sophie avait réveillé par sa présence une flamme de vie, et même une sorte de colère saine : elle rêvait parfois que Louis se tenait contre une cabane en bois, en pleine forêt, et qu’elle lui lançait des poignards qui s’enfonçaient partout dans son corps, d’où jaillissaient des fontaines de sang bien rouge qui la faisaient rire. D’un rire tonitruant.
Mais ce rire aussi lui fut enfoncé dans la gorge.

Un soir où elle buvait un verre de vin en compagnie de Sophie – c’était leur dernière soirée ensemble, Sophie avait prévu de rentrer chez elle dès le lendemain – Clotilde avala soudain une grande gorgée de bordeaux, comme pour se donner du courage, et elle lança tout de go :
— Je crois que la situation est pire que prévu.
Sophie ne comprit pas ce qu’elle voulait dire. Elle crut qu’elle redoutait de se retrouver seule après son départ.
— Ne pense pas à demain, profitons de ce moment, lui dit-elle en faisant tinter son verre contre celui de Clotilde. À nous !
— Non, ce n’est pas à demain que je pense… Je pense à beaucoup plus loin…
Le silence lourd, leurs mains en arrêt au-dessus de la table basse, le vin grenat qui brillait sous la lampe.
— Je suis enceinte.
— Tu… tu es sûre ? bafouilla Sophie en sursautant, ce qui projeta quelques gouttes de vin sur son jean, à hauteur des cuisses. Cette tache sembla soudain fasciner Clotilde, qui ne quittait plus des yeux le vin imbibant peu à peu le tissu, le rouge devenant de plus en plus sombre.
— J’ai fait un test cet après-midi, annonça-t-elle d’une voix blanche, le regard fixant toujours la tâche. J’avais un retard de règles, ça ne m’arrive jamais.
Sophie eut envie de gémir, au lieu de quoi elle avala d’un trait ce qui restait de vin dans son verre et s’en resservit un autre, à ras bord. En face d’elle, Clotilde buvait à petites gorgées, le visage sans expression. Pour la secouer, pour rompre le silence, Sophie posa une question stupide mais inévitable :
— Tu vas faire quoi ?
— Tu veux dire : est-ce que je vais avorter ?
Sophie approuva de la tête. Mais la seule réponse de Clotilde fut un haussement d’épaules désemparé. Le vert de ses yeux paraissait soudain terni. Il manquait à ses gestes leur éclat habituel, celui qu’ils avaient conservé ces derniers jours, même dans l’abattement et la colère.
— Tu peux encore réfléchir, c’est tout récent, tenta Sophie pour la rassurer un peu. Inutile de te précipiter.
De toute évidence, Clotilde était incapable de prendre une décision dans l’instant. Ce nouveau coup du sort la clouait au sol, comme si le destin ou les dieux avaient décrété de lui faire payer jusqu’au bout son inconséquence. À moins que, tout simplement, on cherche à lui faire comprendre que toutes ses illusions n’étaient justement que cela, des illusions, des mirages, de jolies images faites pour être feuilletées dans les livres de contes ? Un peu brusquement, elle demanda :
— Si je me fais avorter, tu m’accompagneras ?
— Bien sûr. Tu es décidée ?
— Je ne sais pas.

Quand Sophie quitta son amie le lendemain matin, elle eut l’impression que la nuit lui avait fait du bien. Elle n’avait plus son air hagard, et une énergie nouvelle se dégageait de ses mouvements, si bien que Sophie eut moins de scrupules à rassembler ses affaires et à la laisser de nouveau seule.
— On s’appelle tous les soirs, d’accord ?
— Oui, promis.
— Et si tu as un coup de blues, tu me fais signe et j’arrive.
— O.K.
— Il y a dans le frigo de quoi tenir quelques jours, et de toute façon je reviens vite, avant la fin de la semaine.
Ce fut Clotilde qui la poussa dehors, avant de l’étreindre une fois sur le palier en lui murmurant à l’oreille un merci ému.
Maintenant, l’important était ailleurs, une partie dans sa mémoire et l’autre au creux de son corps, cachée, secrète, informe, minuscule. Impossible de ne pas les mettre en lien. Le dur avec le tendre. Le violent avec le fragile. Rejeter l’un impliquait forcément de se débarrasser de l’autre, comment discuter ça ? Comment voir les choses autrement ? Ce qui aurait pu être une joie, un éclat de vie, ne deviendrait qu’un épouvantable fardeau… Un ogre allait la dévorer de l’intérieur après que son créateur l’eût malmenée, blessée, humiliée.
Les jours suivants se fondirent en un magma grisâtre, juste ponctué par les coups de téléphone réguliers de Sophie, qui prenait de ses nouvelles chaque soir, comme promis, et par les croix qu’elle traçait dans son calepin pour se convaincre que le temps passait et qu’elle avait une décision à prendre, une échéance à respecter.
Clotilde en revanche ne parvenait pas à raisonner : elle n’avait pas avancé d’un pouce depuis le départ de son amie. Le temps passait, et chaque minute ajoutait une couche de confusion à la précédente, une poussière mentale qui recouvrait tout, et au travers de laquelle Clotilde se propulsait comme dans les rêves, engluée, lourde, collée au sol par ses hésitations et ses peurs. Comme il ne se passait rien, elle demeurait confinée dans cet état étrange, posée sur le rebord de la vie, ne sachant quel dieu invoquer pour que le monde bougeât, pour qu’au moins une parcelle d’elle-même se déplaçât et entraînât avec elle d’imperceptibles changements qui en déclencheraient d’autres, et que peut-être une avalanche l’emportât enfin dans ses tourbillons blancs… »

Extrait
« Voilà, je retourne demain dans ma cellule. Je suis soulagée. Je vais enfin retrouver un peu de paix, j’ai juste mal pour mon père qui ne mérite pas de souffrir une nouvelle fois de la perte de quelqu’un qu’il aime, mais il a bien vu que ma vie s’était arrêtée depuis des semaines. J’ai l’impression d’avoir raté des bifurcations sur mon chemin, commis des erreurs d’aiguillage, mais tout est tellement flou maintenant, la nuit des images se télescopent, Louis battant des bras et disparaissant dans un fracas diabolique, le bébé Ana aperçu tel un ange qui vole au-dessus de ma vie juste quelques instants, et ma mère, maman, je te rejoins, je fais comme toi, c’est toi qui m’as montré la voie, je comprends seulement aujourd’hui ton geste, même si ma douleur n’a rien de commun avec la tienne, je suis tes traces, je plonge avec toi dans les limbes de l’oubli, comme j’ai hâte, attends-moi, s’il te plaît, j’arrive… » p. 75

À propos de l’auteur
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Cathy Borie © Photo DR

Après avoir été institutrice, professeur des écoles, Cathy Borie se consacre maintenant à l’écriture. Après Dans la chair des anges (Carnets Nord, 2018) et Mille jours sauvages (éditions de la Rémanence, 2021) sélectionné pour le Prix des auteurs inconnus, elle publie Ana en 2022, après une première version autoéditée en 2020. Elle a également publié des contes pour enfants, des nouvelles, des recueils de témoignages, une pièce de théâtre. (Source: Éditions L’Échelle du Temps)

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Hors des murs

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En deux mots
Marianne est incarcérée pour un homicide. Elle proclame son innocence, mais les jours passent. À la suite d’un malaise, on constate qu’elle est enceinte et va choisir de garder l’enfant. Commence alors un parcours à l’issue très incertaine pour la mère et l’enfant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma fille, née derrière les barreaux

Laurie Cohen raconte le combat d’une femme incarcérée pour meurtre alors qu’elle est enceinte. Une plongée dans l’univers carcéral accompagnée d’une touchante histoire d’amour, mais aussi un cri de révolte. Fort émouvant.

«Je m’appelle Marianne. Je suis née dans une petite région lointaine de l’Ouest américain, mais j’ai grandi dans une ferme aux alentours de Vichy, et finalement j’ai été mutée à Paris, et comme je ne supporte pas la ville, j’ai pris une maison à Gif-sur-Yvette. Mes parents adoraient la campagne française. Ils sont morts tous les deux. D’un accident de voiture.» C’est depuis sa cellule de prison que Marianne adresse cette lettre à un inconnu. La jeune femme qui vient d’être incarcérée clame son innocence, mais personne ne l’écoute. Elle doit désormais s’adapter au milieu carcéral et à ses codétenues, «une rousse et une Black aux cheveux frisés et une petite métisse avec un air enfantin.» Entre indifférence, sororité et animosité, elle cherche ses marques. Avant de s’effondrer, victime d’un malaise. Le médecin va alors lui annoncer qu’elle est enceinte et qu’elle peut choisir de garder l’enfant, mais qu’il lui sera retiré au bout de 18 mois. Oubliant cette terrible échéance, elle entend conserver cette graine infime qui répand la vie dans son corps, ce cœur qui doucement se met à battre. «J’aime l’inventer. L’imaginer. Chaque jour, il grandit, évolue, se forme. Envie de croire que l’univers m’a donné ce bébé pour trouver la paix. Qu’il me l’a offert pour me rendre plus sereine, me donner la force de me battre. Tout recommencer.» Si l’on oublie une bagarre avec une codétenue qui voulait la rouer de coups et lui faire perdre le fruit de ses entrailles, c’est assez sereinement qu’elle a attendu l’échéance, entre les promenades, les soins, l’atelier et la bibliothèque où elle peut emprunter des ouvrages de puériculture, mais aussi Gatsby le Magnifique ou Le joueur d’échecs de Stefan Zweig.
Transférée dans le quartier des mères, elle va donner naissance à une petite fille. «Je vois ses petits yeux cobalt et ses mains minuscules. Elle gémit doucement. J’ai tout oublié. Le personnel. La prison. Ma vie de merde. Il n’y a plus qu’elle. Ce petit bout d’amour. Je glisse à son oreille :
— Je suis là, mon cœur, c’est maman.
Et sa main attrape mon pouce.»
Avec beaucoup de sensibilité et un sens aigu de la formule – La prison est un dédale existentiel. La sérénade de la condition humaine – Laurie Cohen raconte le quotidien de la mère incarcérée. Entre la peur de ne plus voir sa fille, l’insoutenable attente du procès et le dossier de demande de sortie avec bracelet électronique, on est saisi par le manque d’humanité d’une justice qui par définition est aveugle. Un premier roman parfaitement maîtrisé et qui, sans jamais tomber dans le pathos, souligne les lacunes d’un système, voire ses contradictions.

Hors des murs
Laurie Cohen
Éditions Plon
Roman
352 p., 18 €
EAN 9782259306324
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé principalement dans une maison d’arrêt en France, sans plus de précision. En revanche, on y évoque Paris, Vichy et Gif-sur-Yvette ainsi que des voyages à l’étranger, à New York, dans le New Jersey et dans l’Ouest américain ainsi qu’en Thaïlande et à Tokyo.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Guetter la forêt déserte chaque matin. Et le ciel qui passe du bleu délavé au rose lavande. L’âme qui s’apaise. Avoir l’enfant contre mon ventre et ne plus penser à rien. Oublier les murs gris.»
On pense toujours que ça nʼarrive quʼaux autres. Mais tout peut basculer en une fraction de seconde. Un jour cʼest le bonheur parfait et le lendemain tout sʼécroule. Marianne menait une vie tranquille avec son mari David, loin du bruit de la ville, dans la forêt. Aujourd’hui, elle se retrouve menottée, dépossédée, enfermée. Elle clame son innocence mais personne ne lʼécoute. Criminelle aux yeux de tous. Dans cette prison, elle attend son jugement, celui qui scellera son destin.
Alors que le procès tarde à arriver, le médecin lui annonce quʼelle est enceinte. Marianne doit décider : interrompre sa grossesse ou mettre au monde en prison le bébé de celui qu’elle aimait et qui n’est plus. Les âmes tourmentées qu’elle rencontrera entre ces murs et au-delà l’aideront à tenir… mais jusqu’à quand ?
Laurie Cohen décrit avec force et sensibilité le quotidien dans une prison pour femmes, sans manichéisme aucun. Un premier roman sur le pouvoir de la maternité dans un contexte extrême et sans pitié.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Cité Radio (Guillaume Colombat s’entretient avec Laurie Cohen)
Afrique Économie (Nadège Koffi s’entretient avec Laurie Cohen)

Les premières pages du livre
« Quand j’ai traversé la cour de la maison d’arrêt, j’ai guetté le ciel. Ce trou de bleu entre les murs de pierre. Les barbelés tordus. Le silence. Le vent. Une brise légère qui faisait clapoter les tee-shirts suspendus à quelques fenêtres brisées. Les silhouettes perdues, derrière les barreaux, qui déambulaient, me dévisageaient. Un matin de mai. Le soleil sur mes joues. Comme pour la dernière fois.

Des barbelés militaires à lames, partout. Ça me rappelait les champs interminables et les vaches immobiles dans la brume.

Et puis, j’ai traversé ce long couloir. On m’a ordonné de me déshabiller. On m’a fouillée intégralement. De la tête aux pieds. Nue. Une femme en uniforme. Froide. Distante. Un robot. L’humiliation profonde.

La surveillante m’a demandé de lui donner mes affaires une par une pour les palper. Elle a même inspecté le fond de mes chaussures et m’a dit d’ébouriffer mes cheveux.

Ses questions banales, sans doute pour me mettre à l’aise, auxquelles j’étais incapable de répondre.

À la fin, on m’a octroyé des vêtements abandonnés, repêchés au Secours catholique. Je me sens désormais comme étrangère à moi-même.

On m’a installée dans une geôle de trois mètres carrés, à côté du greffe. J’attends. Je ne peux pas m’asseoir. J’ai les jambes molles. Ils vérifient mon titre de détention. Bientôt, on va m’attribuer un numéro d’écrou.

Détention provisoire. Un mandat de dépôt d’un an. C’est ce qui est écrit sur ma fiche. Pourtant, selon mon avocat, je pourrais écoper de douze. Douze ans alors que je suis innocente.

Les conversations alentour se brouillent. J’ai la nausée. Silhouettes nébuleuses. Coupée du monde. Je n’existe plus. Je vais me fondre à l’entité d’un groupe. Adhérer, obéir, suivre. Une énorme fourmilière. À l’abri de tous les regards.

L’agent du greffe relève mon identité : nom, prénom, date de naissance. Son collègue rédige la fiche. Un numéro d’écrou par ordre d’arrivée : 392 657. Je déteste le 7. Ils enregistrent la date et l’heure de l’écrou. Je tends mon index gauche. Une empreinte. La mémoire d’un ordinateur. Mon nom figure désormais dans le grand registre à côté du greffe. On vérifie tout : durée des mandats, fin des peines, demandes de mises en liberté…

Il faut renoncer à toutes ses affaires. Noter cinq numéros et oublier l’existence de son téléphone portable. Et se séparer de l’écharpe bleue à carreaux de Charlène, de la montre de Mathilde, du collier d’Olivier.

En échange, on me remet un euro pour appeler mon avocat, un imprimé de demande d’accès au téléphone, et un bon de cantine pour acheter quelques aliments, magazines et produits d’hygiène au sein de l’établissement.

Je répète constamment :

— Je suis innocente !

Mais on ignore mes mots.

On me demande plutôt si j’ai un régime alimentaire. Ça me rappelle quand on prend l’avion.

Dans ma notice individuelle, le magistrat ne prescrit aucun examen psychiatrique ou médical d’urgence.

Visite à l’infirmerie. Une prise de sang. Cinq tubes remplis et étiquetés.

L’odeur de la Javel afflue à mes narines. Quelqu’un a gratté le sol pour effacer les traces de saleté. Bientôt, je rejoindrai ma cellule.

Envie de fumer une clope. Embraser le bâtonnet blanc. Me poser devant une fenêtre un jour de pluie. Regarder l’eau qui décampe dans les rigoles et s’engouffre dans le fond des bouches d’égout. La pluie qui ruisselle sur les trottoirs, purge le ciel et le bitume. De temps en temps, les halos des phares qui balayent les routes et rasent les flaques d’eau. Le silence. Ça m’apaise.

Je ne sais plus pourquoi je suis là. Mal au cœur. La nausée. Oublier. Le clic de la gâchette. La balle qui perfore férocement son corps. Le sang opaque qui ruisselle dans la boue. Je cours. Sans m’arrêter. Du sang partout. Se souvenir.

J’aimerais revenir en arrière. Effleurer sa joue. L’embrasser. Mordre ses lèvres avec avidité. Humer longuement son odeur. Poser ma tête sur sa poitrine pour écouter battre son cœur. Qu’il me serre fort. À m’étouffer. Ses doigts entre mes cheveux. Un réflexe.

Je voudrais lui dire de me prendre. Sentir son corps et ce tressaillement inépuisable. Une marée bouillonnante.

J’attends de rejoindre ma cellule. Je ne sais pas combien de temps je vais passer ici. On m’a dit un an de provisoire avec prolongations possibles.

Mon avocat garantit que, dans ce genre de cas, le procès se fait souvent après deux ans.

On te rafle du temps sur terre. Et parfois même, tu crèves entre ces murs. Tu crèves comme un chien, et tout le monde te zappe.

Je venais de planter des tomates dans le jardin. On aurait pu faire des salades avec de la mozzarella et du gaspacho pour les soirs d’été. Lucie a une recette originale avec du jaune d’œuf, et beaucoup de basilic.

Ici, le vert s’efface derrière le gris.

L’odeur des arbres se fond dans la pisse et la Javel.

Vivre barricadé. Croupir dans une cellule.

J’ai toujours eu peur du quotidien. La routine bien huilée.

Être dans une cage, en dehors du monde.

Un froid polaire. J’entends la ronde des surveillantes. Leurs rires. J’ai peur. Je tremble. Des images déferlent.

Un coup de feu. Une bête abattue. Son sourire. Son regard. Sa voix.

Pas de lumière dans ma cellule, mais des ombres qui déambulent sous la porte.

Des murs cireux et écaillés.

Le lit est dur, métallique, avec un sommier et un matelas usés. Je me relève. Je souffle sur mes mains, puis sur mes doigts de pied.

Les coups de feu. Le corps abattu. Son profil dans la pénombre. Et moi, qui ne bouge pas. Tout à coup, ce silence. Juste le vent. Le vent dans les arbres, et la pluie.

Des bavures de sang dans la boue. L’eau qui estompe les traces.

Moi qui ne bouge pas, encore.

On me remet une trousse de toilette avec le nécessaire d’hygiène corporelle : rouleau de papier WC, savonnette, shampoing, brosse à dents, tube de dentifrice, serviette de toilette et gant, crème à raser et rasoirs jetables.

Dans un large cabas en plastique, on m’a glissé des « cadeaux » : vaisselle, draps, serviettes, couverture…

Impersonnel. On devient un numéro. Une bagnarde parmi les autres.

On nous le rappelle en permanence, qu’on n’est rien, qu’on appartient désormais à l’État.

Les habits, l’hygiène, la nourriture… Le moindre détail est régulé.

Prendre ma première douche en prison. De fines cloisons qui laissent entrevoir le corps de chacune.

Tout le monde me regarde.

Elles m’inspectent de la tête aux pieds.

Derrière l’une des cloisons, une fille aux cheveux roses a un corps qui me semble parfait. Deux seins pointus. Des fesses rebondies. Un ventre plat. L’eau coule le long de sa chair. Des perles d’eau scintillent sur sa peau blanche, dans la lueur blafarde des néons.

Quand j’ai terminé, on m’escorte. Je vagabonde entre les couloirs déserts, en passant des grilles et des sas. Entre mes bras, je porte des draps, quelques feuilles et un stylo. Écrire.

Écrire quoi ?

La surveillante ouvre ma cellule avec une clef. Douze mètres carrés. Mes colocataires sont absentes. Trois lits vides, le calme. Presque aucune clarté.

Elle scelle la porte. Immobile. Je débusque un lit métallique, une table, une chaise, une vieille ampoule vissée au plafond dont les fils se dispersent, un lavabo, des WC, un bidet, et une fenêtre donnant sur une grande cour, trois étages plus bas.

Les murs sont constellés de photographies d’étrangers et de gravures de noms, d’insultes, de dessins abstraits ou enfantins. Un étrange musée. Des souvenirs pour passer le temps, pour exister.

À travers l’œilleton, la surveillante m’épie. Le moindre mouvement. La moindre parole. Révolue, l’intimité.

Ma bague de fiançailles miroite dans la faible lueur du jour. Un solitaire. Le seul bijou qu’on m’ait autorisée à garder. On m’a dérobé le reste. Dans une grande valise noire. Entreposée au-dessus d’une étagère colossale, enveloppée de poussière.

David avait demandé ma main en plein Times Square, à New York, l’été dernier. Il faisait si chaud que j’avais le cou et les cuisses trempés sous mon minishort en denim. Il s’était mis à genoux et une foule nous avait encerclés – les images s’étaient imprimées dans la lentille d’un cameraman. Autour de nous, des centaines d’immenses écrans lumineux nous inondaient de publicités inutiles. J’avais hurlé de joie et de surprise. Après une balade au milieu des théâtres, music-halls, salles de spectacle et mégastores, on avait fini la soirée en sous-vêtements sur un rooftop, dans une piscine éclairée, une tequila à la main.

Le reste du voyage, on l’avait passé à voir des expositions artistiques et des boutiques vintage à Soho, à faire des traversées en bateau pour aller à Brooklyn ou au New Jersey, à prendre des photos du haut de Top of the Rock, à manger des glaces dans des barques de Central Park, et des soupes de nouilles dans Chinatown.

Perdre la notion du temps. Chaque seconde est une éternité.

J’ai entendu des bribes de paroles entre surveillantes. Une femme s’est pendue. Comme elle n’avait pas de famille, ses documents personnels ont été remis aux archives départementales. Une autre a avalé des lames de rasoir. Et sa colocataire s’est tailladé les veines. Elle a filé aux urgences.

Échapper à la folie.

J’ai tout donné. La sensation de me fondre dans le décor. Être un courant d’air. Glacé, insignifiant.

On a le droit d’aménager sa cellule.

Je conteste. S’accommoder, c’est accepter.

On m’a cité le règlement intérieur et les interdictions avant d’entrer : obstruer l’œilleton, étendre le linge, déposer des objets sur la fenêtre, allumer un feu, transformer les installations électriques…

Des barreaux. Un espace dans une quasi-pénombre. On ne distingue plus trop le ciel.

Il me manque, le ciel.

Je m’allonge sur mon lit. Abrupt. Ça heurte le dos. Position fœtale. Les yeux fermés. Les larmes qui coulent sans bruit. Le noir. Ne plus rien voir. Fuir. Vers l’inconscient.

J’ai pu garder sa chemise. La chemise de David. Elle garde encore un peu de son odeur. Je la serre contre moi. Comme si c’était lui.

Sous mon oreiller, j’ai aussi glissé la seule photo qu’il restait dans ma poche ce jour-là, ce baiser échangé de nous deux sous la neige en combinaisons de ski fluorescentes, un matin de février à Valmorel.

Ce jour-là, on avait pris la plus haute remontée mécanique, et arrivés en haut on ne voyait plus rien. Une nappe de brouillard. On a suivi un moniteur de ski en chasse-neige pour redescendre et, quand on a atteint le téléphérique, David a réalisé qu’il avait perdu son pass de ski à cause de sa poche grande ouverte. On a fouillé dans la neige et nos mains se sont gelées.

On a soufflé dessus pour effacer la douleur et le froid. Et puis, finalement, le mec qui gérait le téléphérique nous a laissés passer.

Dans la cabine, juste lui et moi, on en a profité pour s’embrasser. Il a même ouvert un peu ma combinaison pour effleurer mes seins sous ma polaire. J’ai encore le souvenir de ses mains glacées.

Et, sur mes lèvres, le parfum du chocolat chaud qu’on avait bu d’une traite en bas des pistes chez le fameux Jimbo Lolo.

Sur le sol en pierre, il y avait un mélange d’eau, de boue, de givre et de neige écrasée. En se levant pour aller aux toilettes, David a failli glisser. Il a attrapé la main d’une serveuse pour ne pas tomber, puis il m’a regardée avec gêne. Et, à cet instant, je me suis demandé si le rouge de ses joues était dû au froid ou à la honte.

On ne peut pas ouvrir la porte de notre cellule comme bon nous semble. On doit attendre les heures de promenade, et les activités. C’est quelqu’un d’autre qui décide du timing. En attendant, on parle aux murs. Certaines deviennent folles. Voilà ce qu’on est, en prison : des putains d’assistés. Chaque fois que j’ai la gorge serrée, je repense aux champs de blé à l’aube, imbibés d’or.

De temps à autre, j’entends même les oiseaux. Je les entends vraiment.

J’aimais broyer des fruits pour en faire des confitures. Des prunes dans un petit bol avec un pilon. Un peu d’eau au fond de la casserole et du sucre roux pour caraméliser. J’attendais que ça chauffe, puis j’incorporais les fruits. En tournant la spatule, je lâchais rarement le feu des yeux. Épier les flammes. Les petites bleues qui dégringolaient au hasard. Écouter le crépitement, les fruits qui fondent, sentir l’arôme sucré des prunes qui se mélangent au caramel. Patience. Ce qui me faisait tenir, c’était d’imaginer le goût des fruits sur ma langue, et les exclamations de joie de mes invités. De mettre un peu de bonheur dans ces pots en verre que j’entassais dans le placard.

La portière qui claque. Les champs déserts. L’averse. Les lueurs blafardes. La plainte aiguë de la sirène. Mon corps qui racle, de droite à gauche. Mes mains menottées. Mon regard apathique. Les marées de nuages. La route goudronnée. Puis les murs ratatinés et les fenêtres étriquées.

Je déchire le plastique qui recouvre mon « kit sanitaire » et déplie les draps blancs qui puent la lessive bon marché.

Je les étale, aux quatre coins du matelas, qui me semble ridiculement petit. Puis, je fais pareil pour l’unique oreiller qu’on m’a donné.

Ensuite, je pose la brosse à dents sur une petite étagère à côté du lit, le gel douche, le shampoing, le rouleau de papier WC.

En même temps, je pleure. Des petites larmes salées qui s’échappent de mes yeux. Je ne peux pas le croire. Je vais rester ici. À l’extérieur du monde. Dehors, tout va se métamorphoser. Les gens, la rue, les quartiers, les pancartes, les journaux, le climat, les espèces animales, les maladies, les vaccins, les livres, les films, et peut-être même les planètes dans l’univers. Et moi, je serai à côté. Décalée.

Je me brosse les dents. L’eau coule. Je passe une éponge sur mon visage et je m’allonge.

La cellule est vide.

Ma main glisse sur ma poitrine, effleure les contours de mes seins, puis mon ventre, mon nombril, et elle continue de déraper vers mes jambes, dans mon pantalon, les cuisses, et mon sexe, sous ma culotte. Mon sexe humide. Mes doigts s’agitent. Je respire fort. Je pense à lui. Ses lèvres sur mon cou. Sa main droite qui saisit mes cheveux et tire d’un coup vif, entraînant ma tête vers l’arrière. Sa main gauche qui agrippe la mienne, et la bloque, sur les barreaux du lit, et la vigueur de ses assauts, sauvages, intuitifs, sans la moindre hésitation.

Comment vais-je tenir des années sans sentir un homme, sans la frénésie des mains sur mon corps, la dureté d’un sexe heurtant ma chair, l’ébranlement et l’exaltation d’un instant ?

Comment pourrais-je encore me sentir femme, ici ?

Je me relâche. Un soupir. La sueur entre mes jambes et sur mon front. Mais le vide demeure. Et son corps ne réchauffe plus le lit, ne calme plus mes angoisses. Je suis seule.

Avant, la nuit, il m’étreignait fort, tout contre lui, ma tête contre son torse, comme une enfant. Il effleurait mes cheveux, embrassait doucement mon front, mes joues, ma nuque. Je m’endormais au rythme des battements de son cœur, étouffée par la chaleur de ses bras.

À travers les barreaux dans les ténèbres, la ligne évasive d’une lune ronde, pleine, argentée.

Elle me surveille.

À l’extérieur de la cellule, la lumière s’allume. Un bruit de porte qui claque. Les tintements d’un trousseau de clefs. Je sursaute. Ma main émerge immédiatement de mon pantalon. Des bruits de pas. Le silence.

Jamais tranquille, même quelques secondes.

S’évader. Je m’endors. Tout s’efface.

À mon réveil, mes codétenues sont rentrées. Une rousse et une Black aux cheveux frisés, en face de moi. Et, au-dessus de mon lit, une petite métisse avec un air enfantin.

Celle aux cheveux frisés demande mon prénom, puis me raconte des bribes de son quotidien ici. Elle me dit qu’elle s’appelle Moka et qu’elle attend toujours son procès depuis deux ans.

Je ne sais plus si elle me parle à moi, ou si elle récite pour elle-même, épuisée.

Elle me raconte, quand elle travaille à l’atelier. C’est son meilleur moment de la journée. Ça l’empêche de penser. Et elle se sent utile.

Elle fabrique des berlingots et des coussinets de soie, garnis de billes parfumées. Et songe à toutes ces personnes qui logent les petits sacs au fond des armoires. Tout à coup, une odeur délicieuse embaume leur intérieur, suggérant parfois le lilas, l’hibiscus, la lavande, la rose ou le coquelicot. Elle adore les couleurs vives. Ça lui prodigue un peu de baume au cœur. Ça évoque l’Orient, elle qui vient de l’île de Karabane, au Sénégal.

Elle déploie habilement l’étoffe, coupe un morceau de tissu avec le matériel approprié, en relevant les mesures au millimètre près, puis elle plonge sa main dans les billes qui roulent délicatement entre ses doigts, et en sélectionne dix, pas une de plus, qu’elle étale au creux du tissu. Enfin, elle rabat le tout comme une petite hotte, coupe un morceau de ruban, et le noue au sommet du triangle.

Quand on l’aperçoit, on n’imaginerait pas tant de douceur. Elle a des épaules carrées et un regard impénétrable.

Sa mémoire défile comme un diaporama : bancs de sable, cocotiers, marécages, mangroves, et bunuk, un vin de palme. Son père était pêcheur en pirogue. Il utilisait des nasses ou des filets. Et sa mère cueillait des huîtres sur les racines des palétuviers à la saison sèche. Ils parlaient le wolof, et le diola.

Je ne réponds rien. Je l’écoute. Je souris. La deuxième détenue, Sibylle, femme d’une trentaine d’années, les cheveux roux en bataille, de grands yeux bleus, se réveille et s’étire en bâillant. Elle déloge un carnet et un crayon, cachés sous ses couvertures, et tourne énergiquement les pages pour retrouver un croquis, d’une femme nue, qu’elle reprend tranquillement. Son trait est vif, assuré, professionnel. Elle fait abstraction de tout le reste, même des barreaux. Son procès est cette semaine, après un an et demi de provisoire.

Comme Moka, elle a sa routine. Elle ne lutte plus contre rien.

Poupon, ma troisième codétenue, ma voisine du dessus, qu’on surnomme ainsi, parce qu’elle est petite, les joues très rondes, et qu’elle ressemble à une poupée de porcelaine, s’approche de moi. Elle a la peau tannée et les cheveux frisés, des yeux marron immenses qui dévorent son visage.

Elle me tend un dessin avec un arbre, une maison, quatre bonshommes et un soleil. Ça me fait sourire. Un vrai sourire que je n’avais pas eu depuis longtemps. Je tente de lui parler mais elle ne répond pas, peut-être intimidée ou muette. Elle se contente de hocher la tête.

On a enfermé mon corps, mais pas ma pensée. Qui vagabonde, inépuisable.

Envie de hurler mon innocence au monde entier.

On ne peut pas sortir comme on veut. Alors, on attend les heures de sortie.

Parfois, on rêve de retourner en cellule, pour s’isoler, et rêver. Ne plus se confronter au regard, à la vie des autres, à l’image des murs immenses et des barbelés. La cellule devient une échappatoire.

On effectue une promenade quotidienne d’une heure à l’air libre. On en profite pour avaler plusieurs litres d’oxygène, étudier le moindre centimètre carré du ciel, les nuages, l’herbe et les quelques arbres alentour.

Des micros, des haut-parleurs, des écrans et des caméras qui vont de droite à gauche et de haut en bas encerclent la cour goudronnée. Pourtant, la tension est tellement palpable par moments qu’on peut assister à de nombreuses scènes de violence.

Alors, il faut fuir, se mettre à l’écart et rester impassible.

Quand je les regarde, j’ai l’impression d’être au milieu d’une cage de fauves. Pendant les heures de promenade, tout devient permis.

Menaces, violences, trafics de stupéfiants, jets de projectiles, racket. L’explosion de toutes les frustrations.

On est toujours en attente, comme dans un village isolé en haute montagne, du petit événement qui troublera la journée.

Toujours le lever du soleil, le crépuscule et une nouvelle routine, mais pas d’avenir.

Pas d’objectif. La seule chose qui compte, c’est tenir. Survivre.

La tempête. L’orage. Ses chaussures pleines de boue. Et les coups de feu.

J’aimerais m’envoler. Transportée. Légère. Abandonner. Oublier.

Je sais qu’autour de la prison, un peu plus loin, on peut sillonner de profondes vallées, des champs, des prairies parsemées de boutons d’or, de marguerites.

Là-bas, des perdrix construisent des nids, des faons courent entre les chênes, des canards dérivent sur les lacs, des libellules vrombissent entre les roseaux, et des écureuils se cachent dans l’écorce des arbres.

Les herbes poussent dans le sens qu’elles désirent. L’eau peut creuser des trous.

Ici, le gazon est taillé parfaitement, aussi droit que les murs qui ornent son périmètre.

Retour en cellule. Personne. J’ai acheté une soupe de nouilles en cantine. Le système d’épicerie en détention. On garde un peu de crédit sur une carte, d’un compte relié à l’extérieur. On remplit un bon avec la liste des articles, puis on se fait livrer quelques jours plus tard. Et quand on travaille dans les ateliers, ou que l’on fait le ménage, ça nous rétribue. Les sommes sont ridicules, mais ça permet de conserver un minimum d’autonomie.

Les minuscules pâtes se noient dans le bol en plastique. Posée sur mon lit, tournée vers la fenêtre, je déguste tranquillement. Le bouillon chaud coule dans ma gorge. Coriandre, piment doux, curry, coco. Je ferme les yeux un instant.

Cinq ans plus tôt, en Thaïlande. La jungle. Le vert à perte de vue. Les serpents colorés enroulés au sommet des troncs. Les radeaux de bambou qui descendent sur la rivière Kwai Noi. On dérive. Le courant nous emporte. Au hasard des chemins sauvages. Mon visage brûle au soleil. Mes joues sont rouges. Mais je suis bien.

Je savonne mes couverts au-dessus du lavabo. Dans le miroir, mon visage blême et des cernes creusent mes yeux. La prison ancre déjà de nouvelles rides.

La détention, c’est blessant. Ça blesse de plein de façons possibles, et c’est réel.

Ce n’est pas juste une attente très longue, c’est douloureux. Les gens n’imaginent pas.

L’entendre, ce n’est pas comme le vivre.

L’enfermement est physique, mais aussi mental.

Je me sens dégradée.

Frustration d’autonomie. De relations sociales. Privation de liberté.

Je ne m’imaginais pas si courageuse. Je ne pensais pas survivre.

Ici, personne n’a une histoire simple.

Ici, l’humain se révèle.

Certaines personnes font des conneries parce qu’elles se cherchent, comme des ados.

Je suis prise de nausées. Je vacille. Je m’assois sur mon lit. La tête entre mes mains. Je tremble. J’ai froid. Chaud. Je ne sais plus. La bouche sèche. Des bruits de pas.

Je me lève. Le décor se trouble un peu puis tout devient flou. J’approche de la porte. Je frappe quelques coups.

— S’il vous plaît ! Ouvrez ! Ouvrez !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je me sens mal…

Silence.

La chaleur me monte à la tête. Un vertige. Ça bourdonne dans mes oreilles. Les lignes des murs se confondent. J’ai l’impression de mourir. Et puis tout devient brusquement noir.

Quand je me réveille, je suis à l’UCSA, l’unité de consultation et soins ambulatoires de la prison. C’est comme un hôpital miniature et des portes qui mènent vers chaque unité : dentiste, kiné, ophtalmo… Des tons pastel sur les murs, entre l’orange et l’ocre.

Dans le cabinet, l’infirmière s’approche :

— Bonjour, pouvez-vous tendre votre bras et serrer le poing ?

Je m’exécute.

Une infirmière évalue ma tension en compressant le brassard sur mon poignet et en pressant plusieurs fois la petite pompe. Lorsqu’elle relâche la pression, l’aiguille sur le baromètre s’affole et je sens d’un seul coup l’afflux de sang après une brève coupure.

— Pourquoi suis-je ici ?
— Vous avez perdu connaissance, et votre tension est basse. Nous devons faire des tests pour vérifier votre état de santé.
— C’est grave ?
— Je ne sais pas.

Sans me regarder, elle range tout son matériel et prend des notes sur un petit carnet, qu’elle range ensuite dans sa blouse, puis se lève et quitte ma chambre.

Un robot. Sans émotions. Elle a probablement lu ma fiche.

Je bâille. J’ai la gorge sèche. Soif. L’infirmière revient, avec un dossier en main.

Elle fronce les sourcils, contrariée.

— Nous avons les résultats de vos examens sanguins.
— Et alors ?

Un instant de silence.

— Vous êtes enceinte.
— QUOI ?
— De sept semaines.
— Je…

Je bloque. Je ne sais pas quoi répondre. Je la fixe droit dans les yeux.

Un vertige.

— Désirez-vous le garder ?
— Je…

Aucun son ne sort de ma bouche. J’essaye d’enregistrer l’information. De réaliser l’impact du mot qu’elle vient de prononcer. Je repasse en boucle la phrase dans ma tête. Enceinte. Sept semaines.

Elle me regarde, agacée. Elle perd patience.

— Je vous laisse réfléchir. Reposez-vous.

Elle repart, froide, impassible.

J’entends le bruit de ses pas. Ses pas au loin. Et puis plus rien.

Moi, je fixe toujours le mur. Enceinte.

Sept semaines.

On dit qu’on le sait déjà, qu’on a un pressentiment.

C’est une sorte de sixième sens féminin.

Je n’ai rien ressenti, et mon ventre est encore tout plat.

Rien.

Ou alors… ? Non.

Je ne sais pas.

Pourquoi maintenant ? Pourquoi là ?

Sans lui. Dans un endroit sinistre. Fichée criminelle.

J’ai besoin de temps.

Je prends une carafe d’eau. Je me sers un verre.

Je m’hydrate.

Et la pensée m’effleure que j’hydrate le bébé en même temps.

Ce petit amas de cellules qui grandit doucement tout au fond de mon ventre. Moi je stagne, et lui il prend forme.

Son petit cœur, son corps, son cerveau, ses organes un par un, ses membres, et même ses pensées.

Tout cela va bientôt se concrétiser.

Être mère.

Dans ma vie d’avant je n’étais pas sûre de le vouloir vraiment. Un jour j’en avais envie, et l’autre non.

Là, tout de suite, j’ai peur. J’ignore tout de lui. Ou d’elle. Ce qu’il est. Ce qu’il va devenir. Et, en fait, je n’y crois pas vraiment. Ce n’est pas possible. Il faut que je le voie. Est-ce que je peux être mère ? Être à la hauteur ? Quelle vie pourrais-je lui offrir ? Dehors, il n’y a personne pour l’accueillir.

Est-ce qu’il aurait voulu le garder ? Le garder, l’aimer, l’instruire.

Au fond de moi, je sais.

— Alors, vous faites quoi ? demande encore l’infirmière.

Le silence. Il faut donner une réponse.

— Je le garde.
— Vous êtes sûre ?

Droit dans les yeux. Sans ciller. Sans trembler.

— Oui.

Elle repart. Elle ne répond rien. Elle doit probablement penser que c’est irresponsable. Garder un enfant en prison. Ça n’a pas de sens. C’est égoïste.

Lorsque j’étais petite, ma mère me disait que la grossesse était le moment le plus important dans la vie d’une femme. À vrai dire, elle disait même que c’était cet instant qui faisait de nous une femme en tant que telle. Une femme qui peut concevoir. Une mère. Ça engendrait de grandes responsabilités, et un sentiment de fierté. Le don incroyable de porter un enfant dans son ventre et de l’aider à venir au monde.

Et moi, j’avais peur.

Mais parfois j’idéalisais. Un foyer épanoui. Des enfants qui hurlaient au réveil en sautant sur notre lit. La joie qui débordait dans un rayon de soleil à l’aurore.

Je le ferai seule.

Je serai maman.

Je regarde un tableau accroché sur le mur. Une prairie et quelques fleurs. Un cheval qui galope.

Je me souviens d’Ivoire, un gris tacheté avec une belle crinière dans l’étable de Lucien. Lorsque je l’approchais, il s’agitait. Il m’attendait. Il hennissait et frottait sa tête contre ma joue, doucement. Lucien ouvrait la barrière. Je restais un temps à caresser sa croupe, ses hanches, son encolure, puis Lucien m’aidait à monter.

Je partais en pleine nature. Ivoire était sauvage, libre. Instinctif. Il frappait la terre avec vigueur, et je ressentais en lui la joie, la rage même, de retrouver la terre et la forêt.

Le médecin a un sourire doux. Je l’aime bien. Il s’approche de moi, suivi de l’infirmière, toujours impassible. Il se pose sur une chaise à proximité de la mienne :

— Votre tension est basse.
— C’est-à-dire ?
— Ne vous inquiétez pas. Probablement la fatigue. Ouvrez votre chemise, je vais examiner votre poitrine.

Il approche doucement ses mains et palpe avec sa paume le contour de mes seins.

Ça me fait tout drôle qu’un homme me touche. J’admire ses traits. Son visage est creusé de légères rides. Je regarde ses sourcils harmonieux, sa bouche. J’ai chaud. Entre les jambes. Dans mon corps. Une pulsion. Sa blouse. J’imagine. Que j’ouvre les boutons de sa chemise. Qu’il m’embrasse en harponnant mes lèvres, fait tomber son pantalon et me prend, sans autre précaution, jambes béantes, faisant chanceler le lit.

— Vous pesez combien ?
— Cinquante kilos.
— Votre âge ?
— Trente-quatre ans.
— Vous fumez ?
— De temps en temps.
— Il faudra arrêter.
— D’accord.
— Avez-vous des antécédents médicaux ?
— Non.
— Avez-vous toujours une menstruation normale ?
— Non, je n’ai pas eu mes règles ce mois-ci. Sauf une petite tache de sang.
— OK. Dans quelques semaines, nous ferons une première échographie, si vous êtes d’accord.
— Oui.
— Ces clichés permettront de déterminer le développement futur de votre enfant et son terme approximatif. Mais aussi de détecter une éventuelle anomalie.
— Une anomalie ?
— Une malformation, ou maladie génétique…
— Il n’aura rien de tout ça.
— On ne peut pas savoir.
— Moi, je sais.
— D’accord. On peut faire des tests.
— Quels tests ?
— Des tests sanguins, comme l’HT 21, pour dépister la trisomie 21.
— N’importe quoi !
— C’est recommandé. C’est votre première grossesse ?
— Oui.

Il me regarde. Il doit penser que c’est original d’avoir une première grossesse en prison. Mais je n’ai rien programmé. Enfant, on imagine à quoi ressemblera notre vie. Et dans la réalité c’est très différent.

— Je vais vous faire un examen vaginal.
— C’est obligé ?
— Oui. C’est important. Posez vos jambes en hauteur, sur ceci.

Il me désigne deux bordures en fer de chaque côté du lit.

Je m’exécute, dévoilant mon intimité. Malgré la gêne, cela fait monter encore mon excitation.

Il met des gants, approche sa main, écarte les lèvres de mon vagin pour l’inspecter en détail.

Je sens que je mouille. C’est ridicule mais incontrôlable.

Il prend ensuite une spatule et fait des prélèvements internes, puis remplit deux flacons distincts, et il rabat ma robe de chambre.

Il pose le matériel sur un chariot, ôte les gants et relève la tête.

— OK, tout est parfait. Pouvez-vous vous lever ?

Je m’exécute.

Le sol est froid.

— Penchez votre corps lentement vers l’avant.

Je me penche. Le médecin inspecte alors ma colonne vertébrale.

— Merci. Relevez-vous doucement je vais regarder également vos jambes pour détecter d’éventuelles varices ou œdèmes.

Passé cette étape, il remplit un dossier, rapidement, avec un trait maladroit, au stylo bleu. Puis se lève et me sourit gentiment :

— Ne vous inquiétez pas, on prendra soin de vous et du bébé. On se revoit dans quelques semaines, d’accord ? On va vous donner des conseils pour les nausées et autres désagréments. Vous allez avoir souvent envie d’uriner, les seins qui vont gonfler et picoter, une aréole autour du mamelon plus foncée, des lignes bleues et roses sous la peau, envie de grignoter… Tout cela est parfaitement normal. Je transmets aussi les papiers nécessaires à votre sécurité sociale.
— Merci.

Le médecin me fait un clin d’œil et part. »

Extraits
« Mais pour moi il existe déjà. Cette graine infime qui répand la vie dans mon corps. Et ce cœur qui doucement se met à battre.
J’aime l’inventer. L’imaginer.
Chaque jour, il grandit, évolue, se forme.
Envie de croire que l’univers m’a donné ce bébé pour trouver la paix. Qu’il me l’a offert pour me rendre plus sereine, me donner la force de me battre. Tout recommencer. » p. 66

« Cher Inconnu,
Je ne sais pas quoi te dire. Peut-être parce qu’on ne se connaît pas. Mais c’est le principe quand on fait connaissance, non? Je m’appelle Marianne. Je suis née dans une petite région lointaine de l’Ouest américain, mais j’ai grandi dans une ferme aux alentours de Vichy, et finalement j’ai été mutée à Paris, et comme je ne supporte pas la ville, j’ai pris une maison à Gif-sur-Yvette.
Mes parents adoraient la campagne française. Ils sont morts tous les deux. D’un accident de voiture. Je n’ai jamais passé mon permis, du coup. J’ai particulièrement peur des routes de montagne et des petits chemins sans aucune lumière. D’ailleurs je n’aime pas le noir. Ça fait ressortir en moi des névroses les plus profondes. Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça. » p. 77-78

« La prison est un dédale existentiel. La sérénade de la condition humaine. » p. 102

« Ici, tout n’est que misère: cris, pleurs, folie, maladies, cauchemars, tentations, racisme, trahisons, insultes, coups, provocations, conflits, humiliations, maux de tête, abandons, oublis, fouilles, poussées suicidaires, illusions, menottes, colères, infantilisations, jugements. » p. 122

« Je vois ses petits yeux cobalt et ses mains minuscules. Elle gémit doucement. J’ai tout oublié. Le personnel. La prison. Ma vie de merde. Il n’y a plus qu’elle. Ce petit bout d’amour. Je glisse à son oreille:
— Je suis là, mon cœur, c’est maman.
Et sa main attrape mon pouce.
On continue de s’occuper de moi mais je ne me rends plus compte de rien. Je fixe ma fille. Un volcan de tendresse. » p. 163

« Je m’assois de nouveau sur mon lit et la fixe, tétanisée. Je réalise la responsabilité qui m’engage désormais vis-à-vis de ce petit être. Ma responsabilité de l’accompagner à chaque étape au fil des mois et des années, de prendre soin d’elle, sans l’étouffer, ni l’oublier. Les premiers mois sont les plus sensibles. Ses organes, son corps. Tout est fragile, infime.
Vais-je être à la hauteur?
Vivre en permanence dans l’angoisse? » p. 175

À propos de l’auteur
COHEN_laurie_DRLaurie Cohen © Photo DR

Laurie Cohen est écrivaine, photographe et cinéaste. Elle est entrée en littérature par la poésie et a remporté plusieurs prix, dont le prix du Lion’s Club d’Enghien-Les-Bains à l’âge de quatorze ans. Elle a écrit une trentaine d’albums jeunesse et un roman Young adult (finaliste du Prix Izzo des lycéens en 2014). Elle continue en parallèle de l’écriture son activité cinématographique, elle a notamment réalisé un court-métrage, Coulisses, en 2016 (sélectionné au festival de Cannes). Hors des murs est son premier roman. (Source: Éditions Plon)

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La femme d’après

FRIEDMANN_la_femme_dapres  RL_Hiver_2022

En deux mots
En rentrant à son hôtel en pleine nuit, la narratrice est agressée par quatre jeunes hommes. Elle va pourtant réussir à leur échapper, même si elle reste très choquée. D’autant qu’elle va découvrir que durant la même nuit une jeune femme a été assassinée tout près de son itinéraire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Échapper à un prédateur n’évite pas le traumatisme

Arnaud Friedmann se met dans la peau d’une femme agressée la nuit à Montpellier en rentrant à son hôtel. Un épisode traumatisant qui va faire basculer sa vie. La femme d’après ne sera plus jamais la même qu’avant.

En 1986, quelques jours avant la catastrophe de Tchernobyl, la narratrice a eu une brève liaison avec Jacques. Vingt ans après, cette mère célibataire revient à Montpellier pour le retrouver. Peu après minuit, alors qu’elle regagne son hôtel, elle est interpellée par quatre jeunes hommes qui lui expliquent qu’elle ne devrait pas sortir ainsi seule. Si les phares d’une voiture qui passe poussent les jeunes à fuir, le choc est violent, le traumatisme entier. D’autant qu’elle apprend un peu plus tard qu’une jeune fille de 20 à 23 ans a été agressée durant cette même nuit avant d’être assassinée non loin de là où elle marchait. Elle se torture l’esprit, cherche une explication, croit comprendre qu’elle était trop vieille aux yeux des quatre jeunes hommes. La demi-journée qu’elle va passer à la plage avec Jacques ne lui mettront pas de baume au cœur, bien au contraire. Ces retrouvailles ne sont pas celles espérées. Elle décide alors de regagner Besançon où l’attendent ses deux filles.
Mais au kiosque de la gare, c’est le choc. À la une du Midi-Libre cette Une «L’assassin a avoué» accompagnée d’une photo de son agresseur. Elle défaille.
Quand elle revient à elle, son TGV est déjà parti. Elle décide alors de regagner son hôtel et de prolonger son séjour d’une semaine supplémentaire. Mais elle ne retrouvera l’apaisement ni dans les bras de Jacques, ni en regagnant la Franche-Comté. Peut-être aussi parce que ni sa mère ni ses filles ne lui prêtent une oreille attentive.
Un an plus tard, après avoir reçu l’autorisation de rendre visite à l’assassin dans sa prison de Villeneuve-lès-Maguelone, elle revient séjourner à Montpellier. Elle pense alors qu’affronter cet homme pourra l’aider à comprendre.
Arnaud Friedmann réussit à parfaitement mettre en scène le traumatisme subi et sa transformation en un trouble obsessionnel qui va finir par emporter la raison de cette femme dans un épilogue glaçant. En la suivant au fil de ses séjours montpelliérains, on voit son esprit dériver vers un besoin incessant de rejouer la scène de l’agression, de l’analyser sans cesse, d’essayer de trouver des réponses à ses interrogations. Et comme elle ne peut les obtenir, elle va finir par sombrer. Une trajectoire que l’auteur restitue dans son implacable logique, dans sa troublante et terrifiante vérité.

La femme d’après
Arnaud Friedmann
La Manufacture des livres
Roman
208 p., 18,90 €
EAN 9782358878203
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Montpellier et Villeneuve-lès-Maguelone. On y évoque aussi Besançon et Paris.

Quand?
L’action se déroule en 2009, 2010 et 2011, avec des réminiscences à 1986.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans la nuit, elle regagne son hôtel après ce dîner avec un amour de jeunesse, retrouvé vingt ans plus tard. Elle se sent légère, grisée par la promesse de cette nouvelle aventure. Mais quatre hommes s’arrêtent soudain devant elle. Des mots échangés, une insulte, un regard qui refuse de se baisser. Ils repartent. On pourrait dire que rien ne s’est passé et pourtant demeure en elle une angoisse sourde. Son trouble grandit quand le corps d’une jeune fille est retrouvé le lendemain dans le même quartier. Pourquoi se sent elle coupable de cette mort ? Qu’y a-t-il en elle qui dissuade ? Pourquoi lui trotte dans la tête le soupçon indigne de n’avoir pas été assez désirable ?
La Femme d’après nous conte la mécanique implacable d’une agression qui aux yeux de tous passera inaperçue. En écho à cette scène, avec finesse et sensibilité, Arnaud Friedmann explore les blessures et les désirs qui marquent la vie d’une femme tandis que le temps passe.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)
Blog Aude bouquine

Les premières pages du livre
Montpellier
6 au 10 août 2009
Il y a l’air tiède du milieu de la nuit, quelques moteurs en écho, le bourdonnement des télévisions à l’intérieur des immeubles, puis soudain, des voix. Je ne m’y attendais pas. Je pensais avoir le trajet pour moi. J’avais fantasmé ce retour solitaire jusqu’à la voiture, dix minutes pour infuser la soirée, ses promesses. Il n’y a pas loin, de l’appartement au parking, le quartier est excentré ; cubes neufs, habitations cossues ; malgré l’été je n’avais pas prévu ça : croiser des gens.
Je ne ressens pas d’appréhension. Juste le dépit d’autres silhouettes que la mienne dans les rues, et l’ennui des politesses auxquelles il faudra se soumettre.
Ils s’approchent, ils parlent fort. Je les entends, même si je ne distingue pas les mots. Ils ont l’accent d’ici, du Sud, ou de plus au sud ; des voix d’hommes jeunes. Je souris. Je revois la silhouette de Jacques à côté de la mienne sur le balcon, nos corps animés par la même attraction que vingt ans plus tôt, les gestes vigilants qui étaient les nôtres pour trinquer et nous dévoiler sans l’urgence des premières fois.
Ils avancent vers moi sans le savoir, sans savoir qu’à la prochaine intersection ils me croiseront, moi que leur jeunesse attendrit. Leurs voix s’imposent à la nuit, des promesses les attendent, plus entières que les miennes, moins sereines. Je m’ouvre à eux avant de les avoir vus, malgré mon envie d’avoir la ville pour moi seule.
Depuis combien d’années ne me suis-je pas sentie légère à cause d’un homme ? Du commencement possible d’une histoire – de sa répétition dans le cas présent ?
Maintenant, je les vois. Ils m’ont vue, eux aussi. Ils cessent de parler, continuent d’avancer dans ma direction. Une angoisse, d’un coup. Elle chasse mes rêves de romance répétée avec Jacques, m’assène que je ne devrais pas être là, à marcher dans les rues de Montpellier le visage allumé d’un espoir anachronique, avec mes rêves de promenades dans la nuit pareilles à celles de mon adolescence.
Ils sont quatre, trois derrière, un qui se tient devant, qui met le cap sur moi comme si je n’existais pas. Ou que si, justement. Comme si j’existais trop.
– C’est pas prudent de se balader toute seule, comme ça, la nuit, madame.
Derrière, les comparses ne ricanent pas. Je me serais attendue à ce qu’ils ricanent, ça aurait correspondu à mes codes, j’aurais identifié l’agression, au moins reconnu ça, ça m’aurait tranquillisée.
Celui qui se tient devant est tout près de moi. Les autres à quelques pas, indistincts. Je sens l’odeur de son haleine, un relent de chewing-gum à la menthe, décalé. C’est ce qui m’affole le plus, de reconnaître dans sa bouche les effluves de mes premières amours, de Jacques à la sortie de notre premier cinéma ensemble, il y a un peu plus de vingt ans. Opening Night.
– T’as entendu ce que j’ai dit ? C’est pas prudent, ce que tu fais.
L’affiche du film rechigne à s’estomper, derrière la vitre sale de la rue Gambetta. L’obtuse pâleur de Gena Rowlands et la force qui se dégageait d’elle. Je t’imagine comme elle, plus tard, m’avait chuchoté Jacques pendant qu’on s’approchait de la caisse ; je l’avais mal pris.
Le silence me contraint à regarder celui qui vient de parler, le silence et l’immobilité soudaine de notre décor. Aucun de ses traits n’adhère à ma mémoire. Je me concentre sur sa voix, y déniche des intonations qui pourraient plaire aux filles s’il les modulait différemment, à la manière d’un acteur américain. Les autres continuent de se taire. Je n’avais pas l’impression, avant d’apparaître dans leur champ de vision, que leur conversation rendait un son grégaire. L’idée me traverse, je me hais pour cette idée, l’idée me traverse que je ne devrais pas être là, pas avoir traversé la France pour retrouver Jacques vingt ans après notre séparation, me mettre en travers du chemin de ces types, les contraindre à m’agresser. À laisser leur chef rouler ces mots menaçants, jouer la partition attendue.
Au moins j’aurais dû rester chez Jacques jusqu’à la fin de la nuit, accomplir ce que j’étais venue chercher, plutôt que m’offrir cette liberté dans les rues, le film de la soirée dansant dans la tête jusqu’au parking, jusqu’à l’hôtel. La possibilité de croire que j’avais encore le pouvoir d’en rester là, rentrer chez moi, juste l’avoir revu et désiré autant qu’il y a vingt ans.
– Tu me réponds, connasse ?
J’enregistre qu’il ne m’a pas traitée de salope. J’en tire un courage inouï, déplacé, une absence de peur absolue. Salope, oui, l’histoire aurait été différente. Les comparses aussi sont déçus. Il n’y pas de temps à perdre pour garder l’avantage.
– Je me promène.
– Toute seule ?
Il va ajouter quelque chose. La phrase est déjà prête, elle contient le mot qui déclenchera ce qui est écrit, qui scellera mon destin. Je le refuse. J’improvise une réponse pour que le mot ne soit pas dit, qu’il me reste une chance d’atteindre la voiture, de ne pas finir en fait divers.
– Vous êtes de Montpellier ?
Ça le déstabilise. Le mot n’est pas sorti. Je prends mon sac le paquet de cigarettes entamé avec Jacques, lui en tends une. Pas aux autres.
– Je fume pas.
Je range mon paquet, comme si ça ne se faisait pas, de s’en griller une devant un non-fumeur. Même si le non-fumeur est l’agresseur. Je l’ai énoncé, mentalement : l’agresseur. Ça devient réel, du coup, la situation. Plus de place pour Opening Night, les souvenirs d’il y a vingt ans, la douceur de la nuit, le bras de Jacques autour de mes épaules quand on avait quitté la salle de cinéma. Le passage qui nous ramenait à la rue Gambetta, la vitre battue de quelques gouttes devant laquelle nous étions restés enlacés, une dizaine de minutes, à fixer l’affiche comme pour prolonger les impressions du film. Le même regard tout à l’heure quand j’ai quitté son appartement.
Quatre types, dont un à moins d’un mètre de moi ; des paroles menaçantes. La suite, je la connais. C’est comme si on me l’avait racontée, la scène que je vais vivre, exactement, l’absence d’issue. Pourtant, il n’y a pas de peur, juste le sprint de mon cerveau pour dénicher des phrases qui pourraient me sauver.
– Je viens de Besançon. J’ai deux filles.
Je cherche dans mon sac, mes mains ne tremblent pas. J’aurais eu les mêmes gestes pour une amie perdue de vue croisée à la sortie d’un hypermarché. La grande est mon portrait craché, du moins c’est ce que tout le monde prétend. Moi je suis incapable de trouver des ressemblances aux visages. Du porte-monnaie j’extrais les photos de Zoé et de Clara. Clara, mon portrait craché, paraît-il. Je tends les clichés en direction du type, bras replié. Ne pas le toucher, surtout ne pas le toucher.
Il chasse l’air devant les images, ne me touche pas non plus. Il n’est pas passé loin de ma main. S’il l’avait frôlée, la suite se serait enclenchée, la suite à laquelle je ne vais pas parvenir à échapper, ou peut-être que si, sûrement que si, j’ai l’espoir imbécile d’y échapper, pas pour retrouver la douceur de ma rêverie sur Jacques, ni même le souvenir de mes filles. Non, juste mes pas comme avant ; juste mes pas sans la menace d’inconnus, dans le milieu de la nuit montpelliéraine, la possibilité de me remémorer une soirée d’il y a vingt ans, l’attente dans la file d’un cinéma de province avant la découverte de ce qui deviendrait mon film préféré, la bouche de Jacques. Le lendemain la télévision tournait en boucle sur trois syllabes, Tchernobyl, mon père monologuait pour rassurer la famille, une exagération de journalistes, ça n’aura pas de conséquences pour nous. Je pensais aux baisers de Jacques. Des mots nouveaux survolaient la table : radio¬activité, fission, réacteur, tandis que j’échouais à me rappeler la forme de son nez, les dimensions de son front, l’épaisseur de ses lèvres.
– Je m’en fous, de tes filles.
– Pas moi.
Pas moi, j’ai dit. J’ai envie de pleurer tout à coup. Il faut congédier Zoé et Clara, ce soir je ne peux compter que sur moi. Parler, pour qu’il ne me traite pas de salope, ou de pute, pour que ne s’enclenche pas ce à quoi il aspire, ce que guettent ses trois comparses en arc de cercle. Parler comme mon père devant sa télévision pour conjurer une inquiétude confuse.
– Vas-y, te laisse pas embrouiller.
Le meneur fait un geste, l’autre se tait. Il me regarde, je comprends que j’ai gagné, pas un muscle de mon visage ne l’indique, toute ma concentration monte à mes yeux, pour les vider de toute expression, ne pas les détourner de lui et dans le même temps lui dénier tout prétexte de conflit, d’étincelle.
– Pourquoi t’as parlé de tes gosses ?
Il sait aussi qu’il a perdu. Il gagne du temps, pour les trois autres, derrière. Je manque de hausser les épaules, la sueur me saisit le dos, la nuque, hausser les épaules, non, surtout pas.
– L’aînée a dix ans. Zoé. La plus petite sept. Clara.
– T’as pas de mari ?
Il pourrait ajouter la phrase qui contiendrait le mot, celui qui déclencherait le scénario. Je me grise du risque de lui en laisser la possibilité. L’emballement que ça me procure, tout proche du sentiment que j’avais en sortant de chez Jacques.
L’âge réel de mes filles, je ne peux pas l’avouer. Dix ans et sept ans, c’est doux, ça se dépose comme un baume sur les violences prêtes à surgir. L’âge qu’elles ont sur les photos dans mon porte-monnaie.
Non, je réponds.
C’est lui qui hausse les épaules. Je me dis qu’il voit ce que ça fait. Ça ne m’apporte aucun sentiment de victoire, ni de vengeance.
– Tu devrais pas te balader toute seule, la nuit.
À nouveau, il me fixe dans les yeux. L’odeur de menthe passe, mêlée à celle des arbres sous lesquels on s’est arrêtés. Il y a les phares d’une voiture, à la perpendiculaire du boulevard, dans notre direction.
– On se casse.
– Mais…
– On se casse, j’ai dit.
Ils se cassent.
Je les laisse passer à côté de moi, les quatre, je ne me retourne pas, je ne frissonne pas quand ils me frôlent. Les phares de la voiture s’approchent, je compte qu’il leur faudra cinq secondes pour être à ma hauteur, j’enclenche le compte à rebours, un effort incroyable pour maîtriser chaque pore de mon visage. »

À propos de l’auteur
FRIEDMANN_Arnaud_©jc-polienArnaud Friedmann © Photo JC Polien

Arnaud Friedmann est né en 1973 à Besançon. Après des études de Lettres et d’Histoire, il a travaillé dans la fonction publique et dirigé une structure liée à l’emploi dans les Vosges. Il est également propriétaire associé de la librairie Les Sandales d’Empédocle de Besançon. La femme d’après est son septième roman. (Source: La Manufacture des livres)

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Le complexe de la sorcière

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  RL2020

En deux mots:
Quand une simple curiosité vire à la question existentielle. La narratrice s’intéresse aux sorcières et à l’heure histoire, mais plus elle avance dans ses recherches et plus elle se rend compte que le sujet la touche au plus profond d’elle-même. Ne serait-elle pas aussi une sorcière?

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Une sorcière en analyse

Dans ce roman, Isabelle Sorente raconte comment elle s’est passionnée pour les sorcières, leur histoire et leur statut. Des recherches qui vont heurter sa propre histoire et la pousser vers les secrets de famille.

Il n’est pas rare, en parlant avec les écrivains, de voir combien ils restent habités de leur histoire, combien ils continuent à cheminer avec leurs personnages, même bien après la parution de leur roman. C’est un semblable cheminement que raconte Isabelle Sorente, qui va littéralement être happée par son sujet au point de n’en plus dormir la nuit, au point qu’il va occuper toutes ses journées jusqu’à tourner à l’obsession. Tout commence par la vision d’une femme qui subit un interrogatoire et qu’elle a envie d’écrire. Une vision qui va réapparaître après une conversation avec son amie Sarah. Dès lors, le sujet ne va plus la lâcher, même s’il semble aussi la fuir: «J’ai commencé à me documenter, commandé des livres d’histoire. Pourtant rien ne se passe comme pour la construction d’un personnage. Je n’imagine rien d’elle, rien d’autre que ses yeux ouverts dans l’ombre, je n’ai toujours aucun nom ni aucun lieu, même si l’époque se précise un peu. Les seules scènes qui m’apparaissent sont des souvenirs. Souvenirs d’enfance, d’adolescence, de jeunesse, souvenirs que la sorcière semble évoquer, les rappelant à ma mémoire bien qu’ils n’aient rien à voir avec le destin de ces femmes accusées par leurs voisins, ces femmes questionnées avant d’être bannies, noyées ou brûlées vives».
Le roman qui se construit sous nos yeux va dès lors prendre trois directions, toutes aussi passionnantes les unes que les autres. Il y a d’abord le sujet en lui-même, qui intrigue autant qu’il fascine et dont on va découvrir, au fil des lectures d’Isabelle Sorente, toutes les facettes, à commencer par son aspect presque exclusivement féminin, même si des hommes furent aussi brûlés comme sorciers. «C’est cette réalité que traduit l’expression chasse aux sorcières. On ne dit pas chasse aux sorciers. Il existe une expression dans la langue française où le masculin ne l’emporte pas, c’est la chasse aux sorcières. C’est étrange, quand on y pense.» Une chasse qui va s’industrialiser avec le développement de l’imprimerie. En 1487 paraît le Malleus Maleficarum de Heinrich Krämer et Jakob Sprenger «premier best-seller de l’époque moderne» et véritable appel au crime largement diffusé. Durant les siècles qui suivent des dizaines de milliers de femmes vont été arrêtées, accusées, torturées et exécutées. Le panorama proposé et les affaires retracées en montrent le côté systématique ainsi que le cruauté.
Il n’est dès lors pas étonnant que ces recherches finissent par la hanter. Et c’est là le second aspect du roman, l’implication personnelle de la romancière qui veut comprendre pourquoi elle est si sensible à cette question, pourquoi elle sent dans son propre corps les souffrances et la douleur de ces femmes. Elle va alors se confier à ses amies proches Sarah et Claire, avec lesquelles elle partage ce sentiment que ce qu’elle vit fait partie intégrante de son travail: «L’intégrité, l’éveil, l’amour, les mots peuvent varier mais ce qui ne varie pas, c’est l’importance centrale de cette recherche dans nos vies». Les séances d’analyse avec le Docteur Georges constituent le second volet de cette introspection qui nourrit le roman. Les souvenirs d’enfance, l’histoire familiale, les relations avec ses père et mère s’éclairent au moment où elle croise le chemin des sorcières, «Toutes celles qui cherchaient la vérité. Et même les femmes ordinaires qui voulaient juste la dire».
Autrement dit, Isabelle Sorente prend conscience qu’elle est une sorcière d’aujourd’hui. Et c’est peut-être cette troisième direction prise par ce roman très riche qui est la plus fascinante. Car elle permet de comprendre combien ces femmes restent dangereuses parce que différentes, combien leur combat reste actuel face aux mâles dominants et pourquoi elles restent victimes d’un ostracisme violent. Et à l’inverse d’intégrer une communauté, d’agréger toutes celles qui entendent s’émanciper des règles officielles. Doris Lessing, Christa Wolf, Ingeborg Bachmann vont ainsi cheminer avec Isabelle Sorente. Avec elles, la peur va peut-être pouvoir changer de camp et ouvrir le champ des possibles…

Le complexe de la sorcière
Isabelle Sorente
Éditions JC Lattès
Roman
300 p., 20 €
EAN 9782709666268
Paru le 8/01/2020

Ce qu’en dit l’éditeur
« Les histoires que je lis sont celles de femmes accusées d’avoir passé un pacte avec le diable parce qu’un veau est tombé malade. Les histoires que je lis sont celles de femmes qui soignent alors qu’elles n’ont pas le droit d’exercer la médecine, celles de femmes soupçonnées de faire tomber la grêle ou de recracher une hostie à la sortie de la messe. Et moi, je revois le cartable que m’a acheté ma mère pour la rentrée de sixième, un beau cartable en cuir, alors que j’aurais voulu l’un de ces sacs en toile que les autres gosses portent sur une seule épaule, avec une désinvolture dont il me semble déjà que je ne serai jamais capable. Je revois mon père tenant ma mère par la taille un soir d’été, je le revois nous dire, à mon frère et à moi, ce soir, c’est le quatorze juillet, ça vous dirait d’aller voir le feu d’artifice? Cette contraction du temps qui se met à résonner, cet afflux de souvenirs que j’avais d’abord pris pour un phénomène passager, non seulement ne s’arrête pas, mais est en train de s’amplifier. »
En trois siècles, en Europe, plusieurs dizaines de milliers de femmes ont été accusées, emprisonnées ou exécutées. C’est l’empreinte psychique des chasses aux sorcières, et avec elle, celle des secrets de famille, que l’auteure explore dans ce roman envoûtant sur la transmission et nos souvenirs impensables, magiques, enfouis.

«Roman-enquête dans l’histoire et l’imagerie de la sorcellerie, récit intime d’une adolescence douloureuse. Le complexe de la sorcière se révèle d’une grande finesse.» Transfuge

«Ce livre est foisonnant et passionnant. Je mets au défi chaque lectrice et lecteur de ne pas être profondément bouleversé par ce texte.» Psychologies Magazine

«Un livre remarquable d’authenticité et ensorcelant de vérité dévoilée.» La règle du jeu

Les critiques
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Isabelle Sorente présente Le complexe de la sorcière © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« PREMIÈRE VISION
C’est une scène terrible, une scène d’interrogatoire. Je ne vois pas la couleur de ses cheveux, juste ses yeux liquides, transparents, immenses. Un homme se tient devant elle. La question qu’il lui pose est toujours la même, et ce n’est pas une question. C’est un ordre. «Dis-le. Dis que tu es une sorcière.» Comme dans un cauchemar, je devine, à l’arrière-plan, l’éclat du métal, les formes inquiétantes d’instruments chauffés à blanc. Pourquoi se trouve-t-elle ici? Qui l’a accusée? Est-ce qu’elle prie? Est-ce qu’elle espère encore, évalue ses chances, se prépare à nier? Ou bien est-il trop tard? Que va-t-elle lui dire? Et quel est son nom? Qui est-elle?
La première apparition de la sorcière date du mois de juin deux-mille-dix-sept. Pourquoi à ce moment-là, je n’en ai aucune idée. Je sais juste que la scène m’apparaît et qu’il faut l’écrire. Elle ne fait que quelques lignes et je n’ai pas la moindre idée d’un début d’histoire. Je ne me vois pas écrire un roman historique, je n’ai que cette scène d’interrogatoire. Je ne sais pas où elle se passe, ni quand, je ne sais pas qui est cette femme, ni pourquoi on lui pose ces questions. Je sais qu’une chose impensable est sur le point d’arriver dans l’angle d’une cellule, une chose qui a une importance indescriptible. Mon imagination ne va pas plus loin. À part la scène elle-même, je ne vois rien. Sauf des murs sombres, des reflets de métal, le décor n’apparaît pas. L’histoire non plus. Au bout d’un mois, je décide d’oublier cette image et de passer à autre chose. Un peu comme on décide d’oublier une rencontre troublante parce qu’on n’a reçu ni coup de fil, ni proposition de rendez-vous, ni rien. Alors on se dit qu’on s’est fait des idées. Que la fascination n’était pas réciproque.
Deux semaines plus tard, je dîne avec Sarah qui a une bonne nouvelle à m’annoncer. Elle vient d’avoir les résultats du concours de l’enseignement, elle est admise, son rêve de devenir professeure va se réaliser. Je suis presque aussi émue qu’elle, Sarah rêve d’enseigner depuis que je la connais. Je me souviens même d’une fois, c’était il y a vingt ans, nous commencions à travailler, où elle m’avait dit les larmes aux yeux que cette vie que nous nous apprêtions à mener, ces responsabilités qu’elle s’apprêtait à prendre, tout cela était bien loin de la vie simple dont elle rêvait. Sarah et moi sommes devenues amies alors que nous terminions nos études. En apparence, on ne se ressemblait pas. Sarah faisait partie de ces filles populaires que les autres élisent comme déléguée ou trésorière, j’étais plutôt timide et je restais à l’écart des groupes. Sans doute avons-nous reconnu en l’autre un sentiment de décalage que nous nous efforcions, chacune à notre façon, de dissimuler. Sarah et moi avions partagé l’espoir naïf que nos études, ou peut-être le simple fait de devenir adultes, résoudraient les nombreuses questions que nous nous posions sur le sens de la vie. Nous commencions à comprendre, avec une certaine angoisse, que ce ne serait pas le cas. L’autre chose que nous avions en commun, c’étaient nos origines métissées. Le père de Sarah était ivoirien, ma mère sicilienne avait grandi à Tunis. Nos parents s’étaient séparés quand nous avions à peu près le même âge, ni sa mère ni la mienne ne s’étaient remariées. Tout cela nous rapprochait.
Aujourd’hui que sa fille, dont je suis la marraine, a presque l’âge que nous avions lorsque nous nous sommes rencontrées, je sais que c’est autre chose que nous avons en commun : Sarah et moi, nous cherchons. Nous cherchons, mettons, une forme de vérité. C’est de cela dont nous parlons chaque fois que nous sommes ensemble, de cet enjeu, de ce désir, même si le mot spirituel nous fait l’effet d’un vêtement trop grand pour nous et que nous l’employons peu, nous parlons de cette recherche chaque fois que nous nous retrouvons. Sarah fait partie d’une sangha bouddhiste sans être bouddhiste, même si elle a pris l’habitude de partir en retraite chaque année. J’ai longtemps pratiqué le zen. Mais ce qui nous rapproche le plus, elle et moi, c’est le sentiment que tout ce que nous vivons fait partie de notre recherche.
À partir de la rentrée, le salaire de Sarah va diminuer. Elle m’explique qu’elle a mis de l’argent de côté, la veille, elle a rassuré sa fille qui s’inquiétait. Elle lui a promis que ça ne changerait rien pour elle, qu’elle partirait comme prévu étudier un an à l’étranger. Et ce matin, elle a franchi pour la première fois la porte du collège où elle enseignera le français à la rentrée. Je sais reconnaître un rêve qui s’accomplit. Sarah rayonne, ses yeux brillent, elle a l’air d’une jeune fille, je suis admirative, peut-être un peu jalouse. J’aimerais avoir quelque chose d’équivalent à raconter, quelque chose qui représente le même saut d’intégrité. Et la première chose qui me vient à l’esprit, c’est la vision de la sorcière. Je la lui raconte, ce soir-là, un peu comme on raconte un rêve significatif qu’on n’a pas encore réussi à interpréter.
L’image me revient à l’esprit dans les jours qui suivent. Les hommes à l’arrière-plan, ceux que j’imaginais comme d’inquiétantes présences près d’instruments chauffés à blanc, les hommes à l’arrière-plan ont disparu, comme celui qui la questionnait. La femme est seule, silhouette réfugiée dans un angle obscur, jusqu’au prochain interrogatoire. Mais chaque fois que je tente d’aller au-delà de cette solitude, de me représenter ce qui se passe dehors, l’histoire de cette femme ou des détails aussi simples que le pays où elle habite, l’époque où elle vit, mon imagination s’arrête net comme si elle refusait d’inventer quoi que ce soit. La seule chose que je vois avec clarté, sans avoir le sentiment de trahir la vérité que déjà cette image représente pour moi, la seule chose que je vois avec clarté, ce sont ses yeux. Des yeux ouverts dans l’ombre, des yeux presque transparents, soit parce qu’ils sont bleus, soit parce que justement j’ignore tout de leur couleur. C’est tout. Pour un début d’histoire, ce n’est pas grand-chose.
Pour finir de camper le décor auquel se superpose une image venue d’ailleurs, c’est un appartement au deuxième étage, un couloir encombré de cartons. Au début de l’été, Frédéric et moi venons d’emménager ensemble. C’est à la fois une vieille et une nouvelle histoire, puisque nous avons vécu quinze ans dans des appartements séparés, avant de nous séparer pour de bon. Nous nous sommes retrouvés deux ans plus tard, et avons décidé d’emménager dans un lieu que nous choisirions ensemble pour commencer une vie nouvelle. J’avoue que j’appréhendais un peu cette cohabitation. Mais je dois bien constater au bout de trois mois que nous sommes heureux, apaisés comme on peut l’être lorsqu’on connaît quelqu’un depuis longtemps, et qu’il se produit ce petit miracle de le découvrir de nouveau. Quant à la solitude, je n’y ai pas renoncé. La pièce où je travaille est au fond de l’appartement, il me suffit de fermer la porte, et si cela ne suffisait pas, je sais que je trouverai le moyen de m’isoler lorsque le besoin s’en fera sentir. J’ai quand même eu un petit pincement au cœur le jour où j’ai annulé le contrat d’électricité de mon ancien appartement. Mais enfin, pour l’instant, je dois dire que tout se passe bien. Frédéric me dit souvent qu’il apprécie de vivre avec moi, moi aussi je le lui dis. C’est l’avantage de vieillir. On n’hésite plus à dire ce qui va mal, mais on apprend aussi à dire ce qui va bien.
Elle a le crâne rasé. La longueur de ses cheveux, leur couleur, la façon dont ils sont relevés ou emmêlés, tout cela ne fait pas partie de l’image. On leur rasait le crâne avant de procéder à l’interrogatoire. On leur rasait aussi toutes les parties du corps, pour que les juges soient sûrs qu’elles ne puissent pas cacher, dans un recoin intime de leur anatomie, un nom inscrit sur un papier plié, une poche cousue contenant une formule, un pauvre maléfice qui les protégerait de la douleur au moment de la question. Je dis elles, alors que je devrais dire ils. Des hommes aussi furent brûlés comme sorciers. Mais la grande majorité d’entre «elles» furent des femmes. C’est cette réalité que traduit l’expression chasse aux sorcières. On ne dit pas chasse aux sorciers. Il existe une expression dans la langue française où le masculin ne l’emporte pas, c’est la chasse aux sorcières. C’est étrange, quand on y pense.
Avant le début de l’été, il devient évident que la sorcière me hante. J’ai commencé à me documenter, commandé des livres d’histoire. Pourtant rien ne se passe comme pour la construction d’un personnage. Je n’imagine rien d’elle, rien d’autre que ses yeux ouverts dans l’ombre, je n’ai toujours aucun nom ni aucun lieu, même si l’époque se précise un peu. Les seules scènes qui m’apparaissent sont des souvenirs. Souvenirs d’enfance, d’adolescence, de jeunesse, souvenirs que la sorcière semble évoquer, les rappelant à ma mémoire bien qu’ils n’aient rien à voir avec le destin de ces femmes accusées par leurs voisins, ces femmes questionnées avant d’être bannies, noyées ou brûlées vives.
PREMIERS VOYAGES DANS LE TEMPS
Les livres d’histoire sont apparus sur mon bureau, presque aussi vite que la sorcière dans mon esprit. Dès le début de l’été, j’accumule plus d’une quinzaine d’ouvrages. Certains sont des classiques comme La Sorcière de Michelet ou une Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge de Henry Charles Lea. D’autres ont été plus difficiles à trouver soit qu’ils n’aient pas été réédités, soit qu’ils n’intéressent que les spécialistes. Au début, je leur trouve à chacun une place sur ma table de travail. Un autre mois passe et je dois acheter une étagère rien que pour eux. Je m’assois désormais à mon bureau entourée de titres comme Sorcières !, Le Sabbat des sorcières, La sorcière et l’Occident, Caliban et la sorcière, Sorcières, sages-femmes et infirmières, Les derniers bûchers, un village de Flandre et ses sorcières sous Louis XIV, Inquisition et sorcellerie en Suisse romande, le registre Ac 29 des archives cantonales vaudoises, De la chrétienté romaine à la réforme en Dauphiné, sans oublier le fameux Malleus Maleficarum ou Marteau des sorcières, ce traité de démonologie aussi volumineux qu’un dictionnaire où les inquisiteurs Heinrich Krämer et Jakob Sprenger énumèrent les crimes commis par les sorcières, et les façons les plus efficaces de les questionner. Le fait que la plupart de ces livres soient difficiles à obtenir, que certains m’aient été prêtés ou soient devenus quasiment introuvables, me donne envie d’en prendre soin. Alors à la fin de l’été, j’achète encore de nouvelles étagères pour ranger les ouvrages qui continuent à s’accumuler sur ma table. Ce sont des étagères en bois blanc que j’ai trouvées dans une boutique juste à côté de chez moi. Le gars était d’accord pour venir les monter, trois coups de perceuse et c’était réglé. La sorcière a maintenant sa place. Je n’ose pas dire son autel, mais une trentaine de livres de toutes tailles, dont certains très volumineux, une trentaine de livres dont les titres contiennent presque tous le mot « sorcière », c’est quand même l’effet que ça fait.
Celui d’une présence.
Voilà comment je commence à passer mes soirées auprès d’elle, et bientôt une partie de mes nuits, plongée dans les livres d’histoire. Au début, ça ressemble à un travail d’enquête classique. Je me lève après le dîner et je vais lire l’un des livres posés sur l’étagère. Une ou deux heures plus tard, je rejoins Frédéric dans la chambre. Et puis très vite, quelque chose change. Il y a la femme au crâne rasé, il y a ses yeux limpides, démesurés. Mais chaque fois que je me plonge dans un livre d’histoire pour en savoir un peu plus sur elle – imaginer l’endroit où elle aurait pu vivre, le crime qu’elle aurait pu commettre – chaque fois que je tourne les pages, en même temps que la scène que je m’efforce de faire apparaître, en même temps que le décor des chasses, ce sont des images du passé, mon passé, qui me reviennent à l’esprit. Comme si la lecture attentive d’ouvrages historiques, dont je dois avouer que certains sont assez trapus pour une non spécialiste, produisait une sorte de télescopage du temps. »
J’imagine, par exemple, un hiver glacial où le gel brûle les récoltes et le blé devient noir, j’imagine les regards jetés à une femme qui vit à l’écart des autres (Bamberg, 1627).
Ou bien j’imagine une fille prostrée, après avoir été promenée nue sous les huées (Brescia, 1486).
Mais à ces scènes que les livres d’histoire évoquent en termes détachés et prudents, comme « les grandes chasses aux sorcières de Westphalie survinrent après des hivers particulièrement rudes » ou « l’Italie fut le pays le plus tolérant d’Europe à l’égard des magiciennes, le bannissement et les châtiments corporels y étaient en général préférés à la peine capitale », à ces scènes s’en superposent d’autres, qui n’ont rien à voir avec les phrases que je lis.

Extraits
« Résultat de mes premières investigations : le froid, le gel qui détruit les récoltes, la rudesse du climat ajoutée aux guerres et aux épidémies, tout cela fait partie du contexte de persécution des sorcières. Au nord de l’Europe, les grandes chasses se déclenchèrent souvent après des vagues de froid. Alors plus il faisait froid, plus on brûlait de femmes ? Pas tout à fait. Mais plus les conditions extérieures apparaissaient défavorables, incompréhensibles ou terrifiantes, plus il y avait de chances pour qu’on accuse une femme de les avoir provoquées, attirées, souhaitées, en jetant un sort à la communauté. Et qu’on brûle la bonne femme, et quelques autres dans la foulée. Au Sud, il semblerait que les condamnations aient été moins rudes. Mais je suis partagée entre l’agacement et l’effroi quand je lis que ces punitions se « limitaient » à des châtiments corporels ou à des peines de bannissement. Bien sûr que si on remet les choses dans leur contexte, la fille qui se faisait fouetter et cracher dessus avait plus de chance que celle à qui on broyait les genoux avant de l’asseoir sur une chaise de fer chauffée à blanc. Il n’en reste pas moins que les femmes qui survivaient à une humiliation de ce genre, comme celles qui en étaient les témoins, ne devaient jamais guérir d’un sentiment de terreur. »

« Le Malleus Maleficarum de Heinrich Krämer et Jakob Sprenger est le premier best-seller de l’époque moderne, le livre qui va transformer la vision des décideurs laïques et religieux en matière de sorcellerie. Rédigé d’une façon méthodique, il voit le jour en même temps que l’imprimerie. Un propos efficace, une diffusion sans précédent, ainsi les historiens expliquent son succès. À ces causes rationnelles, j’ai toutefois envie d’ajouter un ingrédient plus sombre : c’est l’humiliation. Le Malleus Maleficarum a été inspiré par un ressentiment mortel. Krämer et Sprenger, ses auteurs, ne sont pas des inquisiteurs ordinaires, ils ne se contentent pas de traquer les hérétiques. Ce sont d’infatigables tueurs de femmes. Deux ans avant la rédaction de leur grand-œuvre, en 1484, ils ont chassé les sorcières de la ville de Ravensburg, arrêtant, condamnant et brûlant une cinquantaine de ses habitantes. L’année suivante, Krämer décide de s’attaquer aux sorcières d’Innsbruck. Mais il rencontre la résistance inattendue de l’évêque qui, non content de faire libérer toutes les prisonnières de la ville, en chasse l’inquisiteur après l’avoir traité de gâteux. C’est à la suite de cet affront que Heinrich Krämer s’attaque à la rédaction du Malleus Maleficarum avec l’appui de Sprenger. L’appel au crime d’un ego mortifié s’apprête à être amplifié sur plusieurs centaines de pages, en plusieurs milliers d’exemplaires, pour la première fois de l’histoire. Ce ne sera pas la dernière. »

À propos de l’auteur
Isabelle Sorente est notamment l’auteure de La Faille et du magnifique 180 jours, basé sur une enquête de plusieurs mois dans les élevages industriels, qui ont tous deux reçu un très bel accueil du public. Avec Le complexe de la sorcière, paru en janvier 2020, c’est l’empreinte psychique des chasses aux sorcières qu’elle reconstitue dans un récit envoûtant. Isabelle Sorente tient aussi une chronique sur France Inter et collabore avec Philosophie Magazine. (Source: Éditions JC Lattès)

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Laissez-nous la nuit

CLAVIERE_laissez-nous-la-nuit

  RL2020  Logo_premier_roman

En deux mots:
Quand la police sonne à sa porte, Max Nedelec ne peut imaginer qu’il finira sa journée en prison. Ce patron d’imprimerie va être victime d’une justice aveugle que ni son avocat, ni sa fille ne pourront arrêter. Il va lui falloir patienter en cellule, dans un univers régi par ses propres règles.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

À propos de la justice des hommes

Saluons la performance de Pauline Clavière qui, pour ses débuts de romancière, a réussi une chronique sensible et documentée sur un sujet délicat, les dédales de la justice et l’univers carcéral.

Tous ceux qui ont déjà eu affaire à la justice le savent, cette institution fonctionne avec des règles qui sont très peu compréhensibles par les simples justiciables et toutes les tentatives faites pour en simplifier le fonctionnement sont jusque-là restées vaines. Sans doute par manque de moyens, mais encore davantage par réflexe corporatiste. En refermant le premier roman de Pauline Clavière, me revient à l’esprit le conseil d’un collègue journaliste, spécialisé dans les affaires judiciaires: «avec la justice, la meilleure chose à faire, c’est de l’éviter autant que possible.»
C’est sans aucun doute ce qu’aurait aimé faire Max Nedelec, le personnage principal de cette histoire aussi terrifiante que plausible.
Seulement voilà, la machine s’est mise en route à son insu. Et quand la police vient frapper à sa porte, il est déjà trop tard. L’imprimerie qu’il dirige et porte à bout de bras a dû faire face à de gros problèmes de trésorerie et, en 2004, il a été condamné avec sursis pour faux en écriture et usage de faux, après avoir falsifié un bordereau. S’il se trouve aujourd’hui devant le tribunal, c’est parce qu’en janvier 2015 une nouvelle condamnation pour facture impayée le frappe et que cette seconde condamnation met fin à son sursis. Max n’a pourtant jamais entendu parler de cette facture, pas davantage que de la révocation de son sursis. Quant à la justice, elle ne trouve pas la trace du paiement des 30000 euros d’amende payés en 2004.
Ajoutez, pour faire bonne mesure, que l’avocat commis d’office pour défendre Max, entend le persuader qu’il vaut mieux ne pas braquer la magistrate qui instruit son dossier en contestant sa version. «Faites-moi confiance, on n’en parle pas, sans preuve du règlement c’est pire.»
Aussi incroyable que cela puisse paraître, voilà qu’en quelques minutes le glaive de la justice aveugle tranche: Max va goûter à sa première nuit en prison. Et si cette perspective l’angoisse, il se dit que l’on va très vite se rendre compte qu’il s’agit d’une erreur, qu’il n’a rien à faire là et que sa fille trouvera le moyen de la faire sortir une fois prouvée sa bonne foi.
Voilà le moment de rappeler à tous ceux qui n’ont pas eu la (mal)chance d’aller en justice que le temps judiciaire n’a rien à voir avec l’urgence, ni même avec ce qu’une victime est censée attendre comme «juste». Les procédures, le traitement des dossiers, l’encombrement du tribunal font que très souvent il faut attendre des semaines et des mois. «Les jours défilent, impalpables, interminables.»
Le roman bascule alors dans la chronique pénitentiaire, dans une destruction qui quotidien dans des bâtiments vétustes où la surpopulation carcérale provoque un regain de violence, de maladies, d’angoisses. Après «Bambi», qui partage ses premiers jours de cellule et va être victime de règlements de compte et se retrouver salement amoché, il change de compagnon de cellule. Marcos pourrait presque être un ami. Aussi, quand on lui trouve un cancer, il va tenter de tout faire pour qu’il puisse être hospitalisé. Inutile de rappeler ici combien l’inhumanité est présente dans l’univers carcéral, les différents rapports des ONG mais aussi les jugements de la Cour européenne des Droits de l’homme sont là pour en témoigner. Et tandis que sa fille s’escrime à le faire sortir de son cachot, Max va pouvoir ne dépeindre par le menu les règles qui s’appliquent dans un univers où la loi du plus fort, du plus riche, et celle du meilleur réseau s’applique.
C’est une descente aux enfers éclairante que nous propose Pauline Clavière. On imagine du reste que la chroniqueuse de «C L’Hebdo» n’aurait aucun mal à rassembler des archives montrant qu’en prison malheureusement rien n’a changé durant les dernières décennies. «Laissez-nous la nuit» est, à cet égard, aussi un moyen de prendre date.

Laissez-nous la nuit
Pauline Clavière
Éditions Grasset
Premier roman
624 p., 22,90 €
EAN 9782246822127
Paru le 8/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans une prison de la région parisienne.

Quand?
L’action se situe de nos jours, à compter de 2004.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le destin donne parfois d’étranges rendez-vous. Pour Max Nedelec, la cinquantaine, patron d’une imprimerie en difficulté, tout bascule un matin d’avril, quand des policiers viennent sonner à sa porte. C’est le printemps, une douce lumière embrasse son jardin.
Un bordereau perdu, des dettes non honorées, beaucoup de malchance et un peu de triche. La justice frappe, impitoyable. Max Nedelec quitte le tribunal et ne rentrera pas chez lui. Vingt-quatre mois de prison ferme: il s’enfonce dans la nuit.
Là-bas, le bruit des grilles qui s’ouvrent et se ferment marquent les heures; là-bas, on vit à deux dans 9m2; là-bas, les hommes changent de nom et se déforment : il y a Marcos, une montagne au cœur tendre avec qui Max partage sa cellule; Sarko, inquiétant maître qui règne sur la promenade…; le Serbe qui trafique et corrompt tout ; Bambi, le jeune syrien sous la coupe des puissants; le trio indomptable qui s’est fait baptiser «la bête»; et tous celles et ceux qui traversent cet univers parallèle, Françoise, la médecin, les gardiens, l’aumônier puni et le directeur.
Dans la nuit se révèlent les âmes: ce premier roman d’une incroyable maitrise nous plonge dans les arcanes d’un monde inversé, avec ses lois propres. Mais il y a aussi une lumière, une tendresse, des passions: un livre saisi entre deux portes, une messe aux lourds trafics, un jeune cousin devenu avocat, Mélodie la petite fille grandie d’un coup, le souvenir doux de l’ancienne passion… Bienvenue aux âmes perdues et retrouvées.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu Provence (Camille Payan)
Le JDD (Laetitia Favro)
La Grande Parade (Félix Brun)
ELLE (Patrick Williams)
Blog Va plutôt jouer dehors! 
Blog La nuit sera mots
Blog de Sophie Songe 


Pauline Clavière présente Laissez-nous la nuit © Production Éditions Grasset


L’interview «Toute première fois» avec Pauline Clavière © Production Hachette France

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Acte I
Le printemps
Les rayons du soleil filtrent à travers les branches du vieux cèdre.
C’est émouvant le printemps.
Les merles ont pris leurs quartiers. La femelle, sur la branche la plus basse, tente d’échapper aux ardeurs du mâle. Je les distingue à la nervosité du second. Il est pressé, brutal, elle reste calme, résiste sans s’épuiser. Elle sait que le siège sera long. Des millions d’années de traque, ça laisse des traces dans la génétique, elle connaît toutes les feintes, toutes les astuces qui lui permettront d’éloigner son prétendant, de le faire patienter ou, en cas d’aversion insurmontable, de l’éconduire.
La nature est ainsi : injuste, capricieuse, irrévocable.
Sous la lumière, la robe de la femelle se pare d’une teinte noirâtre aux reflets émeraude. Je comprends mieux l’insistance de ce benêt.
Elle est belle à faire pâlir.
Avril touche à sa fin, la pelouse a bien verdi, les hortensias ont revêtu leur couleur d’été rose pâle pour certains, fuchsia pour d’autres. Ça sent encore la peinture fraîche du portillon qui vient d’être repeint dans un gris qui se voulait provençal. Pas un bruit, tout semble vierge.
Encore quelques pas et je serai coincé dans cette voiture de flic entre les quatre colosses, flingue à la ceinture.
Ce n’est pas possible. Un malentendu…
Il ne se passera rien de tel ce matin.
Laure m’a appelé hier soir, elle voudrait que l’on se revoie. Elle voudrait parler.
Plutôt bon signe.
Des mois qu’elle refusait mes appels téléphoniques.
L’herbe mouille le bout de mes chaussures, je n’ai pas eu le temps de boucler correctement mes lacets, le nœud se délie. Je me baisse pour le refaire, j’ai toujours détesté les lacets défaits.
Voilà… Encore un instant…
En me redressant un faisceau perce mon iris. Quand je recouvre la vue, je lève la tête et là, sous le ciel bleu, perlé de nuages, la fenêtre de madame Poinot avec, au centre, comme un point impeccablement placé au milieu d’une perspective, sa tête ronde perchée, en équilibre, sur son cou tendu. Je perçois son petit œil plissé de myope, luttant pour distinguer les formes bleues qui piétinent sa pelouse, parlent fort, regardent partout, sans retenue, sans éducation, comme si cet immeuble était leur propriété.
Ils forment une ronde resserrée autour de ce pauvre Nedelec.
Je savais qu’il était louche ! Voilà ce qu’elle va raconter. Sa journée sera éreintante, il va falloir rapporter les moindres détails, ne rien oublier des uniformes, des armes à la ceinture qui, pour ajouter à la gravité de son rapport, seront sans doute dégainées à un moment, comme ça, pour marquer l’occasion. Ne pas oublier non plus le poing ferme qui s’est abattu sur la porte quand le bouton de la sonnette semblait ne pas satisfaire aux impatiences policières, la voix forte, grave et claire qui ordonne, claironne: Vous êtes en état d’arrestation.
C’était quelques minutes plus tôt à 7 h 30 précises.
Inutile que je vous passe les menottes, monsieur Nedelec ?
Inutile.
On vous conduit au commissariat, vous passerez devant le procureur en fin d’après-midi.
Mais avant de rapporter cela, avant d’en arriver à formuler cette suite de mots cinématographique, ces mots de fiction qu’on entend d’habitude dans la bouche des autres, madame Poinot n’oubliera rien de la surprise totale qui marqua mon visage, de l’étonnement qui précéda mes protestations, mon incompréhension. Elle digressera à loisir, sur l’accablement qui frappa ma silhouette, sur la fermeté du visage du policier qui me faisait face et sur les voix qui se disputèrent, cinq minutes durant, la cour silencieuse de la résidence bourgeoise des Goélettes. Elle dira tout de mon air tour à tour surpris, incrédule, outré, rebelle puis résolu.
Même un peu plus.
Du spectacle inédit, elle n’omettrait pas un détail. Elle prendrait soin, comme il se doit, d’avoir pour moi quelques gentillesses, quelques tendresses, depuis qu’elle me fréquente!
Mais ces états d’âme céderaient vite la place à une lucidité retrouvée.
Elle savait bien que mon entreprise battait de l’aile. Elle était tombée, par hasard, en faisant le pavé du hall, sur des courriers du Trésor public qui m’étaient adressés et pire, des tribunaux ! Elle s’étonnait que je puisse continuer d’assumer le loyer exorbitant de l’appartement le plus prisé des Goélettes.
D’autant que ma dernière compagne, qui n’aimait rien tant qu’exhiber ostensiblement ses sacs Chanel, ne devait pas participer au remboursement de mes dettes.
C’était quoi son nom à celle-là déjà ? Celle qui travaille pour le ministère ? Enfin travaille… Targieu? Tardieu!
Depuis son départ, il y a quelques mois de cela, elle dirait novembre, je semblais en bonne forme et plutôt serein, ce qui ne manquait pas d’ajouter du drame au retournement soudain de situation auquel elle avait eu le malheur d’assister. Quel désastre, de voir un homme, plus tout jeune, l’air hagard, observer naïvement les oiseaux et refaire son lacet comme un môme, tandis qu’on l’escortait vers la voiture de police. Voiture qui, pour attester encore de la gravité de la chose, se serait transformée en un fourgon grillagé.
À ce moment-là, madame Poinot lâcherait un « pourvu que cela soit un malentendu, pourvu que oui, il nous revienne vite ! » dans une intonation parfaitement maîtrisée qui ne trahirait rien de sa pensée intime :
«Pourvu que ce nouveau riche ne s’en sorte pas à si bon compte.
Qu’il y ait une justice!»
Puis madame Poinot s’en irait glaner d’autres inspirations en arrosant les bourgeons naissants, en attendant qu’une nouvelle charrette lui laisse l’occasion de dérouler une version encore augmentée. Et la journée passerait ainsi, inattendue, donc palpitante.
Le plus gros des trois presse le pas.
Dans trois jours, le mois de mai, les balades sur le lac tous les dimanches et Beckett qui court comme un damné dans les allées.
Beckett.
Heureusement qu’il n’a pas assisté à cette mascarade. Il aime trop les grasses matinées pour ça. Il n’aime pas que l’on me bouscule, il aurait pu déraper. Les carlins ne sont pas méchants, mais si on touche à leur confort, ils vous provoquent en duel. Il faudra que je prévienne Mélo de venir prendre les boîtes au saumon. Il adore ça le saumon.
Normal pour un Breton.
Une main dans mon dos me courbe pour entrer dans le vaisseau, le plus gros des bleus se poste à côté de moi sur la banquette arrière.
Pas de chance. »

Extraits
« J’en aurai des choses à raconter à Mélo.
Faudrait l’appeler.
Monsieur? Je peux prévenir ma fille?
C’est prévu, monsieur. On va passer à la fouille, on va l’appeler. Nous. Après.
Tenez, donnez-moi votre mobile d’ailleurs, on va le garder avec nous. Et écrivez son numéro ici.
Je ne le connais pas.
Le type me dévisage, incrédule.
Je ne le connais pas par cœur. Il faudrait que je puisse rallumer mon téléphone pour regarder dans le répertoire.
C’est pas possible ça monsieur, ce n’est pas comme ça que ça se passe, fait le flic occupé à remplir des formulaires.
Mais je ne connais pas son numéro par cœur.
Vous en connaissez d’autres?
Non.
Il me scrute maintenant, embarrassé.
Je vous donne le code, vous regardez? Et vous l’appelez.
J’improvise, coopératif.
Oui, donnez.
3105. C’est sa date de naissance.
Le gros me regarde de ses yeux enfoncés au-dessus de ses joues proéminentes. Ça doit lui faire comme deux énormes montagnes devant les yeux où qu’il soit.
Une équipe vient d’entrer avec un clochard qui parle aux oiseaux. Il pue.
Le pauvre n’a plus de dents, plus de cheveux, plus de bouteille, plus de main gauche, plus rien. On lui a tout pris.
Au troisième essai, les pulpes potelées déverrouillent le clavier.
Vous allez dans Répertoire là. Vous allez à M, c’est Mélo. Comme Mélodie.
Monsieur, ne bougez pas, restez où vous êtes, braille le flic, beaucoup trop fort.
Je l’ai vexé. »

« Entrez, vous attendrez là qu’on vienne vous chercher pour aller au tribunal.
Je m’avance. Le temps de faire un tour d’horizon, la porte claque.
Un cachot.
Je ne pense pas que ça ait beaucoup changé en cinq mille ans, cette cellule est plus humide qu’une grotte. Pas d’air, pas de lumière. Un trou. Une décharge électrique vient secouer mon crâne et me flanque un vertige. 56 ans, je n’ai rien à faire là.
J’ai faim.
Je m’assieds sur le banc en ciment, vue sur les chiottes, la porte et quatre murs, parfaitement opaques. Va pas falloir que ça dure de trop. Mais ça peut pas durer, je n’ai rien fait de grave. Une boîte, faut que ça tourne quoi ! C’est normal. J’espère que Mélo va penser à appeler un avocat. Puis, elle ne peut pas garder Beckett demain, elle a le mariage de sa copine. Elle y va avec ce Loïc. Je me demande quelle tête il a son Loïc, quatre mois et je n’ai toujours pas vu le bout de son nez. Quand je pense au temps qu’il fait dehors. Une belle journée de printemps, passée là, enfermé…
Il est mort, il est mort le soleil…
Faut qu’on me sorte de là. Je vais lui dire au procureur. Ça n’a aucun sens. »

À propos de l’auteur
Pauline Clavière est journaliste et chroniqueuse pour l’émission « C L’Hebdo » (France 5). Laissez-nous la nuit est son premier roman. (Source: Éditions Grasset)

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Trois fois la fin du monde

DIVRY_Trois_fois_la_fin_du_monde

En deux mots:
Joseph Kamal est entraîné par son frère dans un braquage qui tourne mal. Il finit en prison. C’est sa première «fin du monde». Un accident nucléaire va provoquer un exil de masse. C’est sa seconde «fin du monde». Pour retrouver un semblant de liberté, il va lui falloir vivre dans la zone interdite. C’est sa troisième «fin du monde». Trois parties d’un roman habilement construit qui confirme le talent de Sophie Divry.

Sélection Prix du Roman Fnac 2018

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Robinson Crusoé à la française

En jetant un repris de justice dans une zone contaminée par un accident nucléaire, Sophie Divry nous livre une version trash de Robinson Crusoé et sans doute l’un de ses romans les plus aboutis.

Trois fois la fin du monde aurait aussi pu s’intituler trois expériences ultimes, de celles qui laissent des traces indélébiles et pour lesquelles l’auteur de La Condition pavillonnaire et de Quand le diable sortit de la salle de bain retrouve son terrain de prédilection, celui des moments de crise qui obligent à faire des choix, peut-être pas toujours conscients.
Comme il se doit, tout commence très mal. Tonio entraîne son frère Joseph dans un braquage qui vire au drame. Son frère est tué et Joseph arrêté. Le jeune va alors très vite être confronté à la condition détentionnaire, aux règles qui régissent la vie dans les centres de détention et qu’il va devoir assimiler très vite. Car cette première «fin du monde» ne laisse guère la place à la fantaisie. En dehors ou avec la complicité des matons, il faut apprendre à survivre sans confort, nourriture, sommeil, calme et affection, mais surtout à une hiérarchie brutale et à une promiscuité répugnante. «Je me demande pourquoi mon frère ne m’a jamais dit un seul mot sur ses années de prison. Ça me serait utile aujourd’hui. Mais il est vrai que je n’étais pas censé m’y retrouver. C’était lui le voyou de la famille, pas moi.»
À la sidération du néo-détenu vient s’ajouter celle du lecteur qui découvre la loi des caïds, la violence aveugle et les châtiments qui n’ont rien à voir avec une quelconque justice. Avec Joseph Kamal, il se rend compte de l’abomination que peut représenter un séjour carcéral en France aujourd’hui. Et sous la plume de Sophie Divry s’éclairent subitement bien des questions. Les statistiques sur les taux de récidive ou sur la dimension criminogène de nos prisons s’incarnent ici. Avec de tels traitements, comment ne pas sombrer… ne pas être habité par la haine. « Ce n’est plus une haine étroite et médiocre, celle des premières humiliations, non, c’est une haine comme une drogue dure. Elle fait jaillir dans le cerveau des consolations fantastiques. Elle caresse l’ego. Elle transforme l’humiliation en désir de cruauté et l’orgueil en mépris des autres. Je ne hais plus seulement les matons, je hais aussi cette engeance de damnés qui croupit là, encline à la soumission, complice des guet-apens. Dans cette cellule étroite, sans matelas, mes pensées-haine se répercutent d’un mur à l’autre. Je m’y adonne avec plaisir, suivant de longues fantaisies mentales où moi seul, brûlant la prison, reçois le pouvoir de vie ou de mort sur les détenus et les gardiens, les faisant tour à tour pendre, brûler vif, empaler. Parfois la rêverie s’arrête brusquement, mon cœur plonge dans une fosse de chagrin à la pensée de mon frère. Je comprends pourquoi Tonio ne m’a jamais dit un mot sur ce qu’il a vécu ici. »
Aux idées noires vient pourtant se substituer une seconde «fin du monde» tout aussi dramatique : une catastrophe nucléaire. On peut imaginer le vent de panique face aux radiations et on comprend que tout le monde cherche à fuir. Une chance que Joseph ne va pas laisser passer, quitte à tuer à son tour. Un meurtre avec un arrière-goût de vengeance.
Vient alors la partie du livre qui m’a le plus intéressé. Joseph choisit de s’installer dans la zone interdite pour échapper à la police.
Quelque part en France, il rejoue Robinson Crusoé sans Vendredi à ses côtés.
« Toute sa vie, il a été éduqué, habillé, noté, discipliné, employé, insulté, encavé, battu – par les autres. Maintenant, les autres, ils sont morts ou ils ont fui. Il est seul sur le causse. » Il est libre mais seul.
Avec un sens de la tension dramatique, qui avait déjà fait merveille dans Quand le diable sortit de la salle de bain, Sophie Divry va alors creuser dans la tête de Joseph Kamal et nous livrer les pensées d’un homme qui, pour l’avoir déjà perdu, va chercher encore un toujours un sens à sa vie. Magistral!

Trois fois la fin du monde
Sophie Divry
Les éditions Noir sur Blanc / Notabilia
Roman
235 p., 16 €
EAN : 9782882505286
Paru le 23 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris puis en Province dans une région qui n’est pas précisément définie

Quand?
L’action se situe dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après un braquage avec son frère qui se termine mal, Joseph Kamal est jeté en prison. Gardes et détenus rivalisent de brutalité, le jeune homme doit courber la tête et s’adapter. Il voudrait que ce cauchemar s’arrête. Une explosion nucléaire lui permet d’échapper à cet enfer. Joseph se cache dans la zone interdite. Poussé par un désir de solitude absolue, il s’installe dans une ferme désertée. Là, le temps s’arrête, il se construit une nouvelle vie avec un mouton et un chat, au cœur d’une nature qui le fascine.
Trois fois la fin du monde est une expérience de pensée, une ode envoûtante à la nature, l’histoire revisitée d’un Robinson Crusoé plongé jusqu’à la folie dans son îlot mental. L’écriture d’une force poétique remarquable, une tension permanente et une justesse psychologique saisissante rendent ce roman crépusculaire impressionnant de maîtrise.
« Au bout d’un temps infini, le greffier dit que c’est bon, tout est en règle, que la fouille est terminée. Il ôte ses gants et les jette avec répugnance dans une corbeille. Je peux enfin cacher ma nudité. Mais je ne rhabille plus le même homme qu’une heure auparavant. »

Les critiques
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Sophie Divry présente Trois fois la fin du monde © Production Les Éditions Noir sur Blanc

Les premières pages du livre
« Ils ont tué mon frère. Ils l’ont tué devant la bijouterie parce qu’il portait une arme et qu’il leur tirait dessus. Ils n’ont pas fait les sommations réglementaires, j’ai répété ça pendant toute la garde à vue. Vous n’avez pas fait les trois sommations, salopards, crevards, assassins. Les flics ne me touchent pas, à quoi bon, ils savent que je vais en prendre pour vingt ans pour complicité. Moi j’attendais dans la voiture volée. Quand j’ai vu la bleusaille, il était trop tard pour démarrer, ils se sont jetés sur moi, m’ont plaqué à terre. C’est de là que j’ai vu la scène, rien de pire ne pouvait m’arriver: Tonio tué sous mes yeux. Mais pourquoi ce con a-t-il fait feu ? Il était mon dernier lien, ma dernière famille. Notre mère est morte quand on avait vingt ans, on n’a jamais eu de père. Tonio assassiné, je suis désormais seul sur la terre, je n’ai plus d’amis, tous se sont détournés de moi, ni d’amantes, j’étais à ce moment-là célibataire, je n’ai plus qu’un immense chagrin qui me déchire, me révolte. J’en veux à mort aux flics, je m’en veux à moi aussi. J’aurais dû empêcher Tonio de faire cette connerie. J’étais sûr que ce braquage était une mauvaise idée, qu’il allait à sa perte. Mais comment est-il fait celui qui laisserait perdre son frère sans prendre le risque de se perdre avec lui? En ces temps-là, il y avait des frères, on se rendait des services et il y avait des hommes pour vous punir. Voilà pourquoi je me retrouve un soir devant la porte de la prison de F.
C’est le mois de juin, il fait chaud à l’intérieur du fourgon de police. Les précédentes nuits ont été si affreuses que je me suis assoupi durant le trajet. L’arrêt du moteur me réveille. La première chose que j’aperçois quand les flics m’extraient de la voiture, c’est une porte noire encastrée dans un mur d’enceinte de vingt mètres de haut, un mur tout en béton. Un des deux flics m’enlève les entraves que j’ai aux pieds. L’autre appuie sur l’hygiaphone. Une caméra de surveillance cligne au-dessus de nous Le métal de la porte renvoie la chaleur de cette fin de journée. Mes yeux sont douloureux, j’ai trop pleuré les nuits précédentes. Derrière nous, il y a des champs jaunes et secs, je remarque qu’ils viennent d’être moissonnés. Encore un centre de détention établi loin des villes, posé au milieu de champs plats et mornes, sans reliefs saillants où poser le regard. À quelques centaines de mètres, je vois une rangée de pavillons minables, sans doute construits là pour loger des gardiens, à l’écart eux aussi de toute société. Le soleil se couche entre ces maisons. Mais je ne peux pas contempler plus longtemps. La porte noire s’est ouverte, une main grise en sort, attrape la chaînette reliée à mes menottes et me tire de l’autre côté du seuil. On avance vers une seconde enceinte à peine moins haute que la première et surmontée de barbelés. Je marche sans rien dire. Au-dessus de nous, un filet de sécurité découpe le ciel en petits carrés. Le portier me fait franchir ce second mur par un portail grillagé. Au passage, je croise son regard, affreusement vide. À présent c’est une cour triangulaire, bitumée, qui semble servir de cour de livraison. Devant nous un bâtiment délabré de quatre étages dont les fenêtres sont dépourvues de barreaux. C’est sans doute le bâtiment administratif du complexe pénitentiaire. »

Extraits
« Et je sens que règne ici un continent de règles et de termes qu’en tant que primaire j’ai intérêt à assimiler au plus vite. Je repense à Tonio, je me demande pourquoi mon frère ne m’a jamais dit un seul mot sur ses années de prison. Ça me serait utile aujourd’hui. Mais il est vrai que je n’étais pas censé m’y retrouver. C’était lui le voyou de la famille, pas moi. »

« Je suis en manque de tout : confort, nourriture, sommeil, calme, affection. La promiscuité est répugnante. Ce que je suis en train de vivre me sidère tellement, je me dis ce n’est pas possible, on va me sortir de là, c’est une blague, un cauchemar, ce scandale va cesser. Les gens du Dehors ne savent pas, l’apprendront, vont faire quelque chose. Une pareille abomination ne peut pas se passer dans mon pays. »

« J’analyse le piège dans lequel je suis tombé. Et cela m’ouvre des perspectives qui, tout en m’effarant, renforcent ma haine. Ce n’est plus une haine étroite et médiocre, celle des premières humiliations, non, c’est une haine comme une drogue dure. Elle fait jaillir dans le cerveau des consolations fantastiques. Elle caresse l’ego. Elle transforme l’humiliation en désir de cruauté et l’orgueil en mépris des autres. Je ne hais plus seulement les matons, je hais aussi cette engeance de damnés qui croupit là, encline à la soumission, complice des guet-apens. Dans cette cellule étroite, sans matelas, mes pensées-haine se répercutent d’un mur à l’autre. Je m’y adonne avec plaisir, suivant de longues fantaisies mentales où moi seul, brûlant la prison, reçois le pouvoir de vie ou de mort sur les détenus et les gardiens, les faisant tour à tour pendre, brûler vif, empaler. Parfois la rêverie s’arrête brusquement, mon cœur plonge dans une fosse de chagrin à la pensée de mon frère. Je comprends pourquoi Tonio ne m’a jamais dit un mot sur ce qu’il a vécu ici. »

À propos de l’auteur
Sophie Divry est née en 1979 à Montpellier et vit actuellement à Lyon. Elle a publié cinq romans – La cote 400; Journal d’un recommencement; La Condition pavillonnaire; Quand le diable sortit de la salle de bain et Trois fois la fin du monde ainsi qu’un essai, Rouvrir le roman. (Source: Les éditions Noir sur Blanc)

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